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12/04/2016 | CEDH | N°001-162221

CEDH | CEDH, AFFAIRE R.B. c. HONGRIE, 2016, 001-162221


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE R.B. c. HONGRIE

(Requête no 64602/12)

ARRÊT

(Extraits)

STRASBOURG

12 avril 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire R.B. c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Boštjan M. Zupančič,
No

na Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Apr...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE R.B. c. HONGRIE

(Requête no 64602/12)

ARRÊT

(Extraits)

STRASBOURG

12 avril 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire R.B. c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 64602/12) dirigée contre la Hongrie et dont une ressortissante de cet État, Mme R.B. (« la requérante »), a saisi la Cour le 2 octobre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée par Me Sz. Sánta, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de la Justice.

3. Dans sa requête, Mme R.B., qui estimait avoir fait l’objet d’insultes et de menaces à caractère raciste, reprochait aux autorités de ne pas l’avoir prémunie contre de tels actes et de ne pas avoir mené une enquête effective sur ces faits, en violation de leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, ainsi que de l’article 8 et de l’article 3, pris isolément et combiné avec l’article 14.

4. Le 8 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Le Centre Européen des Droits des Roms, qui avait été autorisé à intervenir dans la procédure écrite, a lui aussi présenté des observations (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1988. Elle réside à Gyöngyöspata, village de 2 800 personnes, dont environ 450 sont, comme elle, d’origine rom.

7. Le 6 mars 2011, le Mouvement pour une Hongrie meilleure (Jobbik Magyarországért Mozgalom), parti politique de droite, organisa une manifestation à Gyöngyöspata. À cette occasion, l’Association civile d’autodéfense pour un avenir meilleur (Szebb Jövőért Polgárőr Egyesület) et deux groupes paramilitaires de droite (Betyársereg et Véderő) organisèrent, du 1er au 16 mars 2011, des marches dans le quartier rom du village.

8. La mobilisation des forces de police autour de ces événements les 6, 9 et 10 mars 2011 fut considérable.

9. Le 10 mars 2011 vers 11 heures, le président de l’organisme local d’autoadministration de la minorité rom, J.F., informa la police que le maire de la commune et lui-même avaient été menacés par des inconnus. Le maire signala les mêmes faits et expliqua que, plus tôt dans la journée, une cinquantaine de membres de la minorité rom avaient dû faire face à une quinzaine de membres de l’Association civile d’autodéfense qui avaient été rejoints par quatre ou cinq inconnus, dont l’un avait une hache et un autre un fouet.

10. Il ressort du dossier que quatre hommes passèrent à proximité de la maison de la requérante, à peu près à la même heure, en hurlant : « Rentrez à l’intérieur, sales tsiganes de merde ! » En réponse, la requérante, en présence de sa fille, et les connaissances avec qui elle se trouvait alors dans son jardin demandèrent aux quatre hommes de partir et leur firent observer qu’il s’agissait de leur village. L’un des hommes persista à les menacer en hurlant qu’il construirait une maison dans le quartier rom « avec leur sang ». Il se dirigea vers le grillage en brandissant une hache en direction de la requérante, mais il fut retenu par un de ses compagnons.

11. Vers 14 heures le même jour, les agents de police K.K. et A.B. interpellèrent et fouillèrent quatre hommes, S.T., F.W., Cs.F. et G.M. Le maire de Gyöngyöspata identifia deux d’entre eux, S.T. et F.W., comme ayant participé à l’incident du matin. Les deux hommes étaient membres de Betyársereg. S.T. déclara à la police qu’il était le chef de l’un des « clans » au sein de l’organisation et expliqua que certains membres de son groupe, au nombre d’environ deux cents, avaient l’intention de se rendre à Gyöngyöspata pour « mettre de l’ordre dans le problème rom » et qu’il était venu « en reconnaissance » dans le village. Plus tard dans la journée, S.T., qui était à ce moment-là en état d’ébriété avancé, fut à nouveau repéré par la police alors qu’une femme de sa connaissance l’entraînait hors du quartier rom. Interrogé par la police, il déclara qu’il voulait seulement jouer au football avec les enfants roms.

12. Le 7 avril 2011, la requérante déposa auprès du service régional de la police du comté de Heves une plainte contre X pour actes de violence contre un membre d’un groupe ethnique, harcèlement et tentative de coups et blessures aggravés. La police ouvrit une enquête pour harcèlement avec violences, infraction punie par l’article 176/A (2) du code pénal.

13. Parallèlement, le parquet du district de Gyöngyös ouvrit une enquête pour harcèlement sur la base des déclarations de J.F., le président de l’organisme local d’autoadministration de la minorité rom.

14. Le 12 avril 2011, la requérante fut entendue en qualité de témoin sur ces événements. Elle déclara que trois hommes et une femme étaient passés à proximité de sa maison et que l’un d’eux, qui brandissait un fouet, avait menacé de construire une maison avec son sang.

15. Les services de police de Gyöngyös, à la demande de l’avocat de la requérante, informèrent celle-ci tout d’abord qu’une procédure pénale avait été ouverte pour harcèlement à la suite de la plainte déposée par J.F., puis que sa plainte avait été jointe à cette procédure.

16. Le 14 juillet 2011, les services de police de Gyöngyös abandonnèrent les poursuites au motif que le harcèlement n’était punissable que s’il visait une personne clairement identifiée et que la responsabilité pénale ne pouvait être établie sur la base de menaces proférées « en général ».

17. Considérant toutefois que le comportement reproché était « asocial », la police ouvrit une procédure pour des délits mineurs.

18. Le 14 septembre 2011, lors d’une audience dans le cadre de cette dernière procédure, S.T. et cinq autres personnes, C.S.F., F.W., G.M., A.B.I. et I.N.I., comparurent devant le tribunal de Gyöngyös pour trouble à l’ordre public.

Les six personnes poursuivies nièrent toutes avoir menacé des membres de la communauté rom.

Entendu en qualité de témoin, J.F. répéta que deux des personnes poursuivies avaient brandi une hache et un fouet et menacé les habitants du quartier rom de les tuer et de peindre leurs maisons avec leur sang.

L.T., le maire de Gyöngyöspata, témoigna que l’une de ces personnes se trouvait à Gyöngyöspata le 10 mars 2011 mais il ne fut pas en mesure d’attester que les menaces proférées étaient dirigées contre les Roms.

Un autre témoin, P.F., indiqua que trois des personnes poursuivies avaient participé à l’incident et que c’était I.N.I. qui avait menacé les habitants du quartier rom.

La requérante, qui fut également entendue en qualité de témoin, affirma que S.T. et F.W. étaient armés et que S.T. avait déclaré qu’il allait « peindre les maisons avec le sang [de la requérante] ».

19. À une date non précisée, cette dernière versa au dossier pénal des extraits de commentaires publiés sur un site Internet de droite dans lesquels S.T. était désigné comme l’homme qui avait « rétabli l’ordre parmi les Roms de Gyöngyöspata grâce à un simple fouet ».

20. Lors d’une autre audience, le 5 octobre 2011, l’avocat de la requérante demanda que la procédure pour délits mineurs soit suspendue parce qu’une procédure pénale contre X était pendante.

21. Le 7 octobre 2011, après que des vices de procédure eurent été reprochés au service régional de police du comté de Heves dans le cadre de l’enquête sur la plainte de J.F., le parquet de Gyöngyös informa la requérante qu’il avait ouvert une procédure distincte pour harcèlement sur la base des allégations formulées dans sa plainte.

22. Dans le cadre de cette procédure, l’avocat de la requérante demanda au parquet de Gyöngyös, le 20 octobre 2011, d’ouvrir une enquête pour « actes de violence contre un membre d’un groupe ethnique », infraction punie par l’article 174/B (1) du code pénal. Il estimait en effet que les menaces proférées contre la requérante avaient été motivées par son origine rom, ce que confirmait la présence au moment des faits de différents groupes paramilitaires qui « inspectaient » le quartier rom dans le but de « réprimer la criminalité tsigane ».

23. Le 3 novembre 2011, le parquet rejeta la demande, considérant qu’à ce stade de la procédure, il n’était pas possible d’établir l’usage de la force, élément matériel de l’infraction d’« actes de violence contre un membre d’un groupe ethnique » telle que définie par l’article 174/B (1) du code pénal dans sa version en vigueur au moment des faits.

Le 28 novembre 2011, la requérante réitéra sa demande, apparemment sans succès.

24. Les autorités chargées de l’enquête établirent l’identité des personnes qui étaient passées à proximité de la maison de la requérante et celle de l’auteur allégué de l’infraction, S.T. Les services de police entendirent également un certain nombre de témoins, dont les connaissances de la requérante qui étaient présentes au moment de l’incident, mais seuls deux d’entre eux firent des déclarations pertinentes pour l’affaire. S.T. refusa de témoigner.

25. Le 2 février 2012, après avoir constaté que S.T. avait refusé de témoigner et que la déposition de I.B. avait permis d’établir l’existence de menaces mais sans préciser si elles avaient été dirigées contre une personne déterminée, les services de police de Gyöngyös conclurent qu’aucun des témoignages ne corroborait les allégations de menaces à l’endroit de la requérante et mirent fin à l’enquête pour harcèlement.

26. La requérante contesta cette décision, arguant que les témoins avaient clairement signalé que S.T. avait proféré des menaces dégradantes, menaces dont il ressortait sans équivoque des circonstances de l’espèce qu’elles étaient dirigées contre elle. Elle reprochait également aux autorités chargées de l’enquête de ne pas avoir entendu S.T. et deux autres personnes soupçonnées des infractions en question.

27. Le 21 mars 2012, le parquet de Gyöngyös confirma la décision du 2 février 2012 au motif que les témoignages n’avaient pas permis d’établir si S.T. était armé au moment des faits, ni si les menaces et insultes qui avaient été proférées avaient été dirigées contre la requérante. Il en conclut que ni le harcèlement ni les « actes de violence contre un membre d’un groupe ethnique » ne pouvaient être établis.

Cette décision, notifiée à la requérante le 2 avril 2012, l’informait également de la possibilité de former une accusation privée substitutive.

28. Le 1er juin 2012, la requérante, agissant en qualité d’accusatrice privée substitutive, saisit le tribunal de Gyöngyös, qui déclara l’action recevable le 13 juin 2012.

29. Le 6 novembre 2012, cette procédure fut classée sans suite après que la requérante eut renoncé, selon elle par peur de représailles, à l’accusation.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

30. Les dispositions pertinentes du code pénal en vigueur au moment des faits étaient ainsi libellées :

Actes de violence contre un membre d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux

Article 174/B

« (1) Quiconque use de la violence contre une personne du fait de l’appartenance de cette dernière à un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou la contraint par la violence ou la menace à faire ou ne pas faire quelque chose ou à tolérer un certain comportement, se rend coupable d’une infraction passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement. »

Harcèlement

Article 176/A

« (1) Quiconque harcèle régulièrement une autre personne, en particulier en la contactant contre son gré, personnellement ou au moyen des réseaux de télécommunication, dans le but de l’intimider ou de troubler sa vie quotidienne de manière arbitraire, se rend coupable d’un délit passible d’une peine pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement, pour autant que le fait ne constitue pas une infraction plus grave. »

31. Le 19 avril 2011, le commissaire parlementaire pour les droits des minorités nationales et ethniques publia un rapport sur les événements qui s’étaient déroulés à Gyöngyöspata en mars 2011. On peut y lire :

« Malgré les différences entre les uniformes portés par les manifestants, la population rom n’a pas été en mesure de déterminer si les insultes avaient été proférées par des membres de l’Association civile d’autodéfense ou par ceux d’un autre groupe (...) Nombre des personnes concernées ont dit que, même s’il y avait une certaine différence de comportement entre les membres de l’Association civile d’autodéfense, ceux de Védegylet et ceux de Betyársereg, leur attitude à tous était ouvertement hostile aux Roms. Cette attitude s’est essentiellement exprimée par le biais de violences verbales : des phrases telles que « Vous allez mourir », « Nous allons faire de vous du savon » ou « Nous peindrons les murs avec votre sang » ont été proférées. Aucune violence physique n’est à déplorer, essentiellement parce que la population Rom n’a pas cédé à la provocation. Plusieurs Roms ont affirmé qu’un membre de Betyársereg avait menacé et attaqué une jeune femme rom en brandissant un fouet et que seule l’intervention des connaissances de ce dernier avait permis d’éviter l’agression. »

Concernant la manifestation organisée par le parti politique le 6 mars 2011, le médiateur observait ce qui suit :

« L’organisateur de l’événement avait fait la déclaration nécessaire auprès des services de police de Gyöngyös le 2 mars 2011. Concernant le but de l’événement, la demande était ainsi libellée : « Nous manifestons dans l’intérêt de la population locale de Gyöngyöspata terrorisée par la population rom locale qui tire ses moyens de subsistance de la criminalité (...) »

Il ressort clairement de cette déclaration que le but de l’événement n’était pas d’offrir une tribune aux membres locaux et nationaux d’un parti politique pour qu’ils puissent s’adresser aux manifestants mais d’« envoyer un message » aux criminels présumés au sein de la population rom. »

Concernant l’attitude des forces de police, le rapport relevait notamment :

« Selon la police, « il n’a pas été possible de limiter les déplacements des membres de l’Association civile d’autodéfense dans le quartier rom car le droit civil à la liberté de circulation ne peut être entravé. Les forces de police et la population locale ont en effet pu constater qu’ils [les membres de l’Association civile d’autodéfense] ne violaient pas la loi ». À mes yeux, la présence menaçante d’un groupe paramilitaire et les marches qu’il a organisées ne sont pas assimilables à des « patrouilles » ni à des actions de surveillance ou de prévention des dangers. La police a donc méconnu la loi.

Les forces de police peuvent être « félicitées » pour avoir empêché, en deux semaines de présence continue, tout acte de violence contre les personnes et les biens et pour avoir limité les agressions au niveau verbal. Je tiens cependant à souligner qu’elles auraient pu faire preuve de « plus de fermeté » pour apaiser les tensions ethniques, malgré les lacunes et les contradictions de la législation en la matière. »

EN DROIT

(...)

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

53. La requérante reproche aux autorités de n’avoir adopté aucune mesure pertinente – notamment pénale – contre les manifestants anti-Roms afin de les dissuader de commettre les actes de harcèlement à caractère raciste qui se sont finalement produits. Elle soutient également que les autorités n’ont pas conduit d’enquête adéquate sur les insultes racistes dont elle se disait victime et qu’elles ont ainsi méconnu les obligations positives qui leur incombaient. Elle invoque l’article 8 de la Convention ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

54. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur le grief de manquement des autorités nationales à mener une enquête effective

(...)

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

67. La requérante reproche aux services répressifs de n’avoir pas prêté attention, lors de leur enquête, au mobile raciste des faits litigieux. Elle indique que, estimant que des préjugés raciaux avaient motivé l’agression dont elle se disait victime, son avocat avait demandé aux services de police de concentrer leur enquête sur les chefs d’actes de violence contre un membre d’un groupe, plutôt que sur les chefs d’actes de harcèlement. Or, selon elle, les services de police ont négligé cet aspect de l’affaire et les preuves à l’appui de ses allégations, notamment l’appartenance de S.T. à une organisation d’extrême-droite, les déclarations de ce dernier à un agent de police et la manière dont l’incident fut décrit sur un site d’information de droite.

68. La requérante plaide également que l’ineffectivité des enquêtes concernant des délits de haine commis contre les membres de groupes minoritaires vulnérables et l’incapacité des autorités à prendre pareils délits au sérieux est un problème structurel dans la pratique des forces de l’ordre en Hongrie.

69. La requérante reproche par ailleurs plusieurs omissions aux autorités d’enquête, en particulier le fait que les services de police ne l’aient pas immédiatement informée que sa plainte avait été jointe à celle déposée par J.F. Elle en conclut que les autorités nationales n’ont pas promptement donné suite à sa plainte et indique, à cet égard, que l’enquête portant sur ses allégations ne fut ouverte que sept mois après l’incident, en octobre 2011. Elle soutient également que les services de police n’ont pas pris en temps utile les mesures nécessaires pour entendre les témoins, qui n’ont été interrogés pour la première fois qu’environ neuf mois après l’incident, ou pour organiser des confrontations entre ces derniers ou avec elle dans le but d’expliquer certaines contradictions dans leurs dépositions.

70. Par ailleurs, la requérante reproche aux autorités nationales d’avoir négligé les éléments qui faisaient apparaître le mobile raciste de l’incident, tels que l’appartenance de l’auteur des faits à une organisation paramilitaire de droite, Betyársereg, les déclarations de ce dernier à la police quant à son intention de « rétablir l’ordre public dans la communauté rom locale » et les commentaires ultérieurs qu’il avait publiés sur un site Internet concernant le rétablissement de « l’ordre parmi les Roms de Gyöngyöspata grâce à un simple fouet ».

71. Le Gouvernement estime que les autorités nationales ont mené une enquête effective sur la plainte de la requérante et se sont ainsi acquittées des obligations positives qui leur incombaient.

72. Il considère que l’enquête pénale sur les agissements de S.T., menée après les rassemblements, était conforme à l’obligation procédurale de l’État d’établir la responsabilité pénale de l’auteur et de faire la lumière sur les mobiles racistes allégués. Il argue qu’en contestant les enquêtes conduites, la requérante ne cherche qu’à obtenir une nouvelle appréciation des preuves recueillies dans ce cadre. Il rappelle qu’il n’appartient pas à la Cour d’interpréter le droit national et trouve donc hors de propos l’argument implicitement avancé par la requérante selon lequel les autorités nationales auraient dû statuer sur la responsabilité pénale de l’accusé en appliquant un critère d’établissement de la preuve moins strict.

73. Concernant les autres insuffisances alléguées de l’enquête, le Gouvernement indique qu’au cours de la procédure pour délits mineurs, une confrontation a été organisée entre la requérante et S.T., confrontation dont le procès-verbal a ensuite été versé au dossier relatif aux accusations de harcèlement. Sur le grief tiré par la requérante de ce que ses témoins n’aient été entendus que tardivement, il estime que cela n’a eu aucune incidence sur l’issue de l’affaire puisqu’aucun d’entre eux n’a déclaré avoir oublié l’incident à cause du laps de temps écoulé.

74. Le Gouvernement explique également qu’à l’époque des faits, les marches paramilitaires de droite étaient un phénomène nouveau et que le législateur n’a pris conscience de leur caractère illégal qu’en 2011, lorsqu’il a adopté la loi no XL portant réforme du code pénal et étendu la définition des actes de violence contre un membre d’un groupe à des comportements provocateurs asociaux de nature à susciter un sentiment de crainte. Il plaide toutefois que la disposition en cause ne peut avoir d’effet rétroactif et qu’elle n’était donc pas applicable à la plainte de la requérante.

75. Le Centre européen pour les droits des Roms insiste pour sa part sur l’« antitsiganisme » dans le cas d’espèce et soutient qu’il y a eu une escalade du discours anti-rom, du racisme et des violences physiques contre les Roms en Hongrie. Il souligne que le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, Amnesty International et l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (« la FRA ») ont tous constaté une tendance vers l’augmentation du nombre d’agressions contre les Roms, notamment des actes de harcèlement, des agressions et des menaces, mais aussi vers la croissance des organisations paramilitaires disposant de tribunes racistes.

76. Le Centre européen pour les droits des Roms décrit également une situation générale de racisme institutionnel contre la minorité Rom au sein des organes de l’État en Hongrie, qui se manifeste par « l’échec des autorités à fournir des services adaptés et professionnels à certaines personnes du fait de leur couleur, de leur culture ou de leur origine ethnique ». Il cite le rapport thématique de la FRA intitulé « Racisme, discrimination, intolérance et extrémisme : tirer les enseignements des événements survenus en Grèce et en Hongrie », qui montre que la législation encadrant les enquêtes et les poursuites concernant les infractions à caractère raciste n’est pas appliquée de manière effective. Il ajoute que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, dans son rapport relatif à sa visite en Hongrie du 1er au 4 juillet 2014, s’est dit préoccupé par l’échec des autorités hongroises à reconnaître les crimes de haine et à y apporter une véritable réponse.

77. Le Centre européen pour les droits des Roms argue enfin qu’il est difficile pour les victimes vulnérables qui allèguent des actes de violence à caractère raciste de prouver au-delà de tout doute raisonnable qu’elles ont fait l’objet d’une discrimination, en particulier lorsqu’elles sont victimes aussi d’un manquement des autorités nationales à mener une enquête effective. Il considère que l’analyse de la Cour sous l’angle de l’article 14 combiné avec le volet procédural des articles 2 ou 3 (voir, par exemple, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005‑VII, et Šečić c. Croatie, no 40116/02, 31 mai 2007) est limitée en ce qu’elle n’aborde pas la question de savoir si le défaut d’enquête effective par les autorités est dû de manière générale à un racisme institutionnel. Il invite donc la Cour à dire que les insuffisances des enquêtes concernant des crimes de haine dans leur ensemble résultent d’une discrimination qui prive les Roms de l’accès aux éléments dont ils ont besoin pour prouver les violations de l’article 14 combiné avec l’article 3 sous son volet procédural.

b) Appréciation de la Cour

78. La notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive. La notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition. Elle peut parfois englober de multiples aspects de l’identité physique et sociale d’un individu. La Cour a admis par le passé que l’identité ethnique d’un individu doit être considérée comme un élément important de sa vie privée (S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008, et Ciubotaru c. Moldova, no 27138/04, § 49, 27 avril 2010). En particulier, à partir d’un certain degré d’enracinement, tout stéréotype négatif concernant un groupe peut agir sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres. En cela, il peut être considéré comme touchant à la vie privée des membres du groupe (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 58, CEDH 2012).

79. La jurisprudence de la Cour n’exclut pas qu’un traitement qui n’est pas suffisamment grave pour relever de l’article 3 puisse néanmoins nuire à l’intégrité physique et morale du requérant au point d’enfreindre l’article 8 sous son volet relatif à la vie privée (Khan c. Allemagne, no 38030/12, § 35, 23 avril 2015, et Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 36, série A no 247‑C).

80. Pour en revenir aux circonstances de l’espèce, la Cour observe que la requérante, qui est d’origine rom, s’est sentie offensée et traumatisée par les rassemblements, hostiles selon elle aux Roms, organisés par différents groupes de droite entre le 1er et le 16 mars 2011 dans le quartier à prédominance rom de Gyöngyöspata, et en particulier par les injures à caractère raciste et la tentative d’agression dont elle a été victime en présence de son enfant le 10 mars 2011. Pour la Cour, le problème principal soulevé par le grief est que les agissements dénoncés, qui se sont produits au cours de rassemblements hostiles aux Roms, ont visé la requérante du fait de son appartenance à une minorité ethnique. Ces agissements ont nécessairement touché la vie privée de la requérante à travers son identité ethnique, au sens de l’article 8 de la Convention.

81. Concernant la thèse, défendue par la requérante, d’un défaut d’effectivité de l’enquête sur les injures à caractère raciste alléguées, la Cour rappelle que si l’article 8 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée, qui peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Tavlı c. Turquie, no 11449/02, § 28, 9 novembre 2006). Par ailleurs, quand des obligations positives inhérentes à l’article 8 se trouvent en cause, les États jouissent d’une large marge d’appréciation pour déterminer, en fonction des besoins et ressources de la communauté et des individus, les mesures à prendre afin d’assurer l’observation de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94).

82. La Cour a pour tâche non pas de se substituer aux autorités hongroises compétentes pour définir le meilleur moyen de protéger les individus contre les atteintes à leur intégrité personnelle, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (Sandra Janković c. Croatie, no 38478/05, § 46, 5 mars 2009).

83. Lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation au regard de l’article 3 de la Convention de prendre toutes les mesures raisonnables pour déterminer s’il existait un mobile raciste et si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont pu jouer aussi un rôle dans les événements (Abdu c. Bulgarie, no 26827/08, § 44, 11 mars 2014, et Šečić, précité, § 66). En outre, la Cour a déjà jugé auparavant sur le terrain de l’article 8 de la Convention que des actes violents consistant, par exemple, à infliger des blessures physiques légères ou à proférer des menaces verbales peuvent imposer aux États d’adopter des mesures positives adéquates dans le cadre de la protection offerte par le droit pénal (Sandra Janković, précité, § 47).

84. La Cour considère donc qu’une obligation similaire peut naître lorsqu’un traitement qui serait motivé par des préjugés n’atteint pas le degré de gravité requis sous l’angle de l’article 3 mais constitue une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée tel que consacré par l’article 8. Tel est le cas lorsqu’une personne soutient de manière défendable qu’elle a subi un harcèlement à caractère raciste, notamment des insultes et des menaces physiques. À cet égard, la Cour souligne que le niveau d’exigence croissant en matière de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique, parallèlement et inéluctablement, une plus grande fermeté dans l’appréciation des atteintes aux valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (voir, mutatis mutandis, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 101, CEDH 1999‑V). En outre, selon la Cour, lorsque des éléments font apparaître une tendance à la violence et à l’intolérance envers une minorité ethnique (paragraphes 75‑76 ci-dessus), les obligations positives qui incombent à l’État requièrent un niveau d’exigence plus élevé dans la réponse apportée aux incidents qui seraient motivés par des préjugés.

85. Il appartient donc à la Cour de rechercher si les autorités hongroises ont, en l’espèce, manqué à leurs obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention et, en particulier, si la mise en œuvre des mécanismes de droit pénal dans le cas d’espèce a été défaillante au point d’emporter violation de ces obligations positives.

86. En l’espèce, la plainte de la requérante pour les injures et menaces que les manifestants auraient proférées à son endroit a été déposée le 7 avril 2011, moins d’un mois après l’incident. La police a alors joint cette plainte à une autre procédure pénale concernant les mêmes événements et ouvert une enquête pour harcèlement. Consécutivement à une demande d’informations de la requérante sur les suites données à sa plainte, une enquête distincte concernant ses allégations a été ouverte le 7 octobre 2011.

87. Dans sa plainte initiale du 7 avril 2011, la requérante s’était déjà dite victime d’une agression à caractère raciste constitutive de harcèlement et de violences contre un membre d’un groupe. Lorsqu’ils ont rouvert l’enquête, les services répressifs ont néanmoins persisté à privilégier la qualification de harcèlement. Dans ses demandes ultérieures du 20 octobre et du 28 novembre 2011 tendant à ce que les autorités élargissent l’enquête à des « violences contre un membre d’un groupe ethnique », la requérante a fourni une description détaillée des évènements et argué que le mobile anti‑rom constituait un élément important dont il appartenait à l’enquête d’établir l’existence. Or ses arguments sont restés lettre morte, le parquet considérant que l’usage de la force, élément matériel de l’infraction alléguée, ne pouvait être établi. Les forces de police se sont donc bornées à apprécier si les menaces de S.T. avaient été dirigées contre la requérante ou proférées « en général », puis ont conclu que, celles-ci n’ayant pas été directement adressées à la requérante, l’infraction de harcèlement n’était pas constituée.

88. Les insultes et actes dénoncés sont le fait d’un membre d’un groupe paramilitaire ouvertement de droite et ils sont survenus au cours d’un rassemblement anti-Roms qui a duré plusieurs jours. Au vu de ces circonstances factuelles, la Cour considère qu’il y avait des motifs de croire que c’était bien en raison de son origine rom que la requérante avait été insultée et menacée par un membre d’un groupe paramilitaire de droite. Il était par conséquent essentiel que les autorités internes compétentes tiennent compte dans leur enquête de ce contexte spécifique et qu’elles adoptent toutes les mesures raisonnables afin de faire la lumière sur la pertinence des mobiles racistes dans cette affaire. La nécessité d’une enquête sérieuse sur les mobiles discriminatoires à l’origine de ces méfaits s’imposait d’autant plus qu’il s’agissait d’un cas non pas isolé mais s’inscrivant dans l’hostilité générale envers la communauté rom à Gyöngyöspata (paragraphe 31 ci‑dessus).

89. Concernant les mécanismes de droit pénal dans l’ordre juridique hongrois, la Cour observe que les articles 174/B (violences contre un membre d’un groupe) et 269 (incitation à la violence contre un groupe) du code pénal, dans leur version en vigueur à l’époque des faits, auraient pu constituer une base juridique appropriée pour ouvrir une enquête pénale sur des allégations de mobile raciste. Or, en l’espèce, les services répressifs ont conclu que l’élément matériel de l’infraction d’actes de violence contre un membre d’un groupe ne pouvait être établi et qu’ils n’étaient donc pas fondés à poursuivre leur enquête. La Cour relève également que la disposition du code pénal relative au harcèlement ne faisait nulle part référence à des mobiles à caractère raciste.

90. Au vu des allégations spécifiques et étayées formulées par la requérante au cours de l’enquête et des circonstances factuelles de l’espèce, les autorités compétentes disposaient d’indices montrant que les violences verbales dirigées contre l’intéressée avaient pu reposer sur un mobile raciste. Or les dispositions légales en vigueur à l’époque des faits ne fournissaient à la requérante aucune voie de droit appropriée pour faire sanctionner les auteurs des insultes mus selon elle par un mobile raciste.

91. La Cour estime que, dans ces conditions, la requérante n’a pas pu bénéficier d’une protection appropriée contre une atteinte à son intégrité et qu’en l’espèce, la mise en œuvre des mécanismes de droit pénal a été défaillante au point d’emporter violation des obligations positives qui incombaient à l’État défendeur en vertu de l’article 8 de la Convention.

(...)

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

103. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

104. La requérante demande 4 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

105. Le Gouvernement trouve cette somme excessive.

106. La Cour considère que la requérante a dû subir un dommage moral à raison de la violation constatée et elle lui accorde la totalité de la somme demandée.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

(...)

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison du caractère inadéquat des enquêtes menées sur les allégations d’insultes à caractère raciste formulées par la requérante ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

(...)

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 12 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Françoise Elens-PassosVincent A. De Gaetano
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

V.D.G.
F.E.P.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

(Traduction)

1. Je ne partage pas l’approche adoptée par la majorité en l’espèce. À mes yeux, l’affaire soulève de sérieuses questions sous l’angle de l’article 3 de la Convention. La discrimination ethnique est un problème des plus préoccupants et le traitement subi par la requérante peut être considéré comme dégradant. Les griefs formulés par elle sur le terrain de l’article 3 auraient donc dû non pas être rejetés pour défaut manifeste de fondement mais examinés sur le fond.

2. Par ailleurs, je ne puis souscrire à la manière dont l’article 8 a été appliqué en l’espèce. En particulier, la majorité rappelle que, comme la Cour l’a déjà dit dans de nombreux arrêts, « la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive ». Cette approche est contestable d’un point de vue méthodologique. Le sens de cette citation n’est pas clair. En effet, le caractère exhaustif ou non exhaustif d’une définition ne peut être apprécié que lorsque celle-ci revêt la forme d’une énumération. Or il existe de nombreuses catégories de définitions. La question est de savoir non pas s’il est possible de définir la « vie privée » de manière exhaustive par une énumération, mais comment préciser correctement cette notion en élaborant une définition qui puisse satisfaire à l’exigence d’adéquation entre le definiens et le definiendum et éviter toute erreur logique telle que, par exemple, un ignotum per ignotum.

3. La prééminence du droit sur le plan international est fondée sur la sécurité juridique. Elle part en particulier du principe que les traités internationaux créent des règles de droit qui s’imposent aux parties. Plus ces règles sont claires et précises, plus il sera aisé aux parties contractantes de prévoir les conséquences de leurs actions et omissions et de s’acquitter de leurs obligations internationales.

Bien évidemment, les traités internationaux peuvent varier considérablement de l’un à l’autre et l’application d’un traité bilatéral soulèvera des difficultés différentes de celles posées par un traité multilatéral. Le premier pourra être plus facilement clarifié ou modifié par une pratique ultérieure concordante des deux parties. Le second ne pourra remplir sa fonction normative que si la portée des obligations qui incombent aux parties contractantes est suffisamment précise et claire. C’est pourquoi les organes internationaux chargés de sa mise en œuvre devraient privilégier la clarté et la précision des notions juridiques qu’il contient plutôt que d’en accentuer la souplesse sémantique. Si une notion employée dans un traité relatif aux droits de l’homme semble vague et large, il revient à l’organe compétent d’en expliciter le sens de manière suffisamment précise. Il ne peut raisonnablement être reproché aux États de ne pas respecter des règles dont l’imprécision aurait été aggravée par les organes conventionnels.

4. Il est vrai que nombre d’universitaires soulignent la difficulté de définir la vie privée, particulièrement dans un contexte d’évolutions sociales rapides partout dans le monde. Dans ces conditions, affirmer au paragraphe 78, dans la motivation, que la vie privée n’est pas susceptible d’une définition exhaustive pourrait laisser penser qu’il est impossible de définir la notion de « vie privée » sur le terrain de la Convention. Je ne partage pas cette idée. En principe, toute notion de droit employée dans un traité international, quand bien même elle est large et vague, revêt un certain sens et elle est susceptible d’être définie. Si l’expression « vie privée » employée dans la Convention ne peut être définie, alors la teneur de la règle de droit consacrée par l’article 8 de la Convention devient incertaine et la force normative de cette disposition conventionnelle est mise en cause. Même à supposer indéfinissable la notion de « vie privée », la Cour devrait fournir des directives aussi précises que possible concernant la teneur et la portée des obligations juridiques imposées aux Hautes Parties contractantes.

Il n’y a aucune bonne raison de ne pas expliciter le sens précis de la notion de « vie privée » sur le terrain de la Convention en en donnant une définition et il existe même des raisons impérieuses de le faire. Tant que la Cour continuera à entretenir l’incertitude sur cette notion, la portée des obligations découlant de l’article 8 restera indéterminée. Même si dans certaines matières relevant de la « vie privée » la jurisprudence suffit à prévoir les décisions futures de la Cour, un vaste domaine demeure dans l’incertitude. Les Hautes Parties Contractantes sont conscientes qu’elles doivent protéger certaines valeurs rattachées à la sphère privée, mais elles n’ont qu’une connaissance limitée de la teneur exacte de leurs obligations et ne peuvent pas prévoir exactement où celles-ci s’arrêtent. Il ne saurait raisonnablement être reproché aux États de ne pas toujours respecter une disposition conventionnelle dont le sens précis resterait, dans une large mesure, inconnu à leurs yeux. Dans ce contexte, constater une violation de l’article 8 provoque une fragmentation du régime de la responsabilité des États pour violation des traités, défini par le droit international.

5. Certains auteurs ont estimé que la vie privée, telle qu’elle est entendue par différentes juridictions, est un faisceau de droits et libertés composites (voir, par exemple, M.-T. Meulders-Klein, « Vie privée, vie familiale et droits de l’homme », Revue internationale de droit comparé, 1992 no 4, p. 771). Cette remarque vaut tout particulièrement pour l’application juridictionnelle de l’article 8, qui est devenu le fondement juridique de droits et libertés extrêmement hétérogènes sans cohésion ni liens logiques. La confusion concernant les notions reflète les vicissitudes de la jurisprudence. La Cour se sert de cette disposition pour combler les lacunes de la Convention et étendre sa protection à des intérêts individuels extrêmement variés qu’elle ne couvrait pas auparavant. L’absence de définition précise de la notion en question laisse à la Cour une très grande liberté d’action. Cette situation n’est toutefois guère acceptable car elle porte atteinte à la sécurité juridique et, plus généralement, à la prééminence du droit sur le plan international. De surcroît, la jurisprudence de la Cour va au-delà des limites acceptables de l’interprétation évolutive des traités et fait de l’application juridictionnelle de la Convention un pouvoir normatif primaire dont la légitimité démocratique est insuffisante. Cette approche a notamment pour conséquence aussi de restreindre la portée du droit à la participation politique au moyen d’élections parlementaires, protégé par l’article 3 du Protocole no 1. C’est ainsi que le juge international est appelé à trancher des questions qui devraient l’être soit au moyen de nouveaux traités, ratifiés avec l’approbation des parlements nationaux démocratiquement élus, soit au moyen d’une législation nationale adoptée par les parlements nationaux (voir le texte de mon opinion dissidente joint à l’arrêt du 12 août 2014 dans l’affaire Firth et autres c. Royaume-Uni, nos 47784/09 et 9 autres).

6. À mes yeux, la notion de « respect de la vie privée » tirée de la Convention sert à désigner un ensemble homogène qui en lui-même est susceptible de définition et qui renvoie à une vision claire et cohérente du droit en question. En tenant compte de la jurisprudence de la Cour et des juridictions nationales, et sans entrer dans une analyse juridique détaillée, il suffit de dire ici, brièvement, que le « respect de la vie privée » peut être entendu comme la protection de l’autonomie et du secret dans les questions personnelles. Cette notion n’englobe pas l’identité ethnique, qui est une question différente. L’identité ethnique est protégée, dans une certaine mesure, par d’autres dispositions de la Convention, en particulier par les articles 3 et 14, mais elle bénéficie surtout d’une protection bien plus forte et efficace dans d’autres traités internationaux.

7. La Cour insiste souvent sur ce que la Convention est un « instrument vivant ». À mon sens, cette expression signifie que les questions juridiques qui naissent sur le terrain de la Convention restent toujours en suspens et peuvent être réexaminées. La nécessaire précision des règles de droit consacrées par la Convention non seulement justifie mais aussi exige que la Cour revoie la définition de la vie privée utilisée dans cet instrument international.


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