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05/04/2016 | CEDH | N°001-161957

CEDH | CEDH, AFFAIRE CAZAN c. ROUMANIE, 2016, 001-161957


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CAZAN c. ROUMANIE

(Requête no 30050/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 avril 2016

DÉFINITIF

05/07/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cazan c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Al

buquerque,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en c...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CAZAN c. ROUMANIE

(Requête no 30050/12)

ARRÊT

STRASBOURG

5 avril 2016

DÉFINITIF

05/07/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cazan c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Boštjan M. Zupančič,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Iulia Antoanella Motoc,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30050/12) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ionuţ Cazan (« le requérant »), a saisi la Cour le 8 mai 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue en particulier avoir été insulté et agressé au siège de la police par un policier, alors qu’il représentait, en qualité d’avocat, un client lors d’une enquête pénale ; il se plaint en outre qu’aucune enquête effective n’a été conduite par les autorités compétentes à la suite de sa plainte pénale visant ledit policier.

4. Le 30 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1979 et réside à Constanţa. Il exerce la profession d’avocat.

A. L’incident du 12 juillet 2010

1. La version du requérant

6. Le 12 juillet 2010, le requérant se rendit avec son client S.G. au poste de police de Constanţa, au sujet d’une enquête pénale en cours contre son client. Le requérant souhaitait étudier les pièces versées au dossier et éclaircir certains détails de l’enquête qui était menée par C.P. Le requérant et S.G. furent accueillis dans le bureau de C.P.

7. Le requérant demanda des explications à C.P. au sujet de l’ordonnance d’ouverture des poursuites pénales qu’il avait vue au dossier et qui n’avait pas été notifiée à son client. À ce moment-là, C.P. commença à injurier le requérant, affirmant qu’il n’avait aucun droit de lui poser des questions. Le requérant et S.G. se levèrent et se préparèrent à quitter le bureau de C.P. Ce dernier leur demanda de signer un procès‑verbal par lequel ils déclaraient avoir pris connaissance des poursuites pénales en cours ; le requérant affirme que le procès-verbal indiquait une date antérieure de six mois. Le requérant refusa de signer le document en question et le policier l’injuria à nouveau et le poussa sur une chaise, lui disant qu’il ne les autoriserait pas à quitter le poste de police avant qu’ils aient signé l’acte en question. C.P. téléphona au policier de garde pour lui demander de ne pas les laisser sortir et ferma à clé la porte de son bureau.

8. Le requérant dit alors à C.P. que, s’il ne les laissait pas sortir, il composerait le numéro d’urgence sur son téléphone portable. C.P. voulut lui arracher le téléphone et lui tordit l’annulaire de la main gauche avec laquelle il le tenait. S.G. chercha à son tour à composer le numéro d’urgence sur son propre téléphone portable. C.P. ouvrit alors sa porte, continuant d’injurier le requérant et de le menacer de le poursuivre et de détruire sa carrière. Il déchira le formulaire de pouvoir par lequel S.G. avait donné mandat au requérant pour le représenter devant les organes d’enquête et interdit au requérant de revenir dans son bureau. Le requérant et S.G. furent alors autorisés à quitter le poste de police.

2. La version du Gouvernement

9. Le 12 juillet 2010, à 9 h 20, le requérant et S.G. se rendirent au poste de police. Le policier présent à l’accueil leur demanda de présenter leurs papiers d’identité et consigna leurs données d’identité dans un registre. Ils furent ensuite conduits dans le bureau de C.P. Au moment des faits, C.P. était le commissaire à la tête du bureau d’enquêtes pénales de la police des transports de Constanţa qui était chargé d’enquêter sur les dossiers présentant un certain degré de complexité.

10. Après avoir étudié le dossier de son client, le requérant exprima son mécontentement sur le déroulement de l’enquête pénale et demanda des précisions à C.P., notamment quant à l’ordonnance d’ouverture des poursuites, qui n’aurait pas été notifiée à son client.

11. Se fondant sur un procès-verbal rédigé par C.P. le 12 juillet 2010, le Gouvernement indique que, vers 10 heures, C.P. présenta au requérant et à S.G. un procès-verbal pour signature ; ce procès-verbal comportait des mentions selon lesquelles les intéressés avaient pris connaissance de l’accusation pénale, de la qualification juridique des faits et des droits et obligations prévus par la loi. Le requérant refusa de le signer, dit à S.G. de refuser également et déclara qu’il entendait se plaindre devant le procureur supérieur du fait que S.G. n’avait pas reçu de notification de l’ouverture des poursuites à son encontre.

12. Le requérant et S.G. voulurent quitter le bureau sans signer ledit procès-verbal et C.P. insista pour qu’ils le signent. Il s’assura par téléphone que le policier à l’accueil avait bien consigné la présence du requérant et de S.G. au poste de police. Il tenta à nouveau de les persuader de signer ledit procès‑verbal. C.P. et le requérant firent état chacun de leur intention de porter plainte l’un contre l’autre. C.P. remit au requérant le pouvoir signé par son client et précisa que S.G. allait être convoqué en vue de son audition comme suspect (învinuit).

13. Se fondant sur les informations fournies par la police de Constanţa, le Gouvernement indique que les portes du poste de police n’étaient fermées à clé qu’à la fin de la journée de travail ; en outre, les clés n’étaient pas conservées sur les portes.

14. Enfin, le Gouvernement ajoute que tout au long de sa présence au poste de police, le requérant adopta une attitude irrespectueuse et fit des remarques sur les illégalités prétendument commises par C.P. Ce dernier l’informa de la possibilité de s’en plaindre auprès des autorités compétentes. Après cet échange de propos, le requérant et S.G. quittèrent le bureau de C.P.

B. L’examen médico-légal du requérant

15. Après cet incident, le requérant se rendit au service de médecine légale de Constanța qui l’envoya à l’hôpital de la même ville pour effectuer une radiographie de l’annulaire gauche. Le service d’orthopédie de cet hôpital dressa le jour même un certificat médical dont il ressortait qu’il avait une entorse au doigt en question. À cette occasion, le doigt du requérant fut immobilisé à l’aide d’une attelle plâtrée.

16. Selon le certificat médico-légal délivré le 16 juillet 2010 par le service de médecine légale, le requérant présentait des lésions traumatiques qui avaient pu être causées par la sursollicitation de l’articulation inter phalangienne et qui pouvaient dater du 12 juillet 2010. Il fut en outre recommandé au requérant de poursuivre les soins médicaux pendant cinq à sept jours.

C. La procédure pénale

17. Le 13 juillet 2010, le requérant déposa une plainte pénale à l’encontre de C.P. des chefs de comportement abusif, privation illégale de liberté et outrage. Le 15 juillet 2010, C.P. forma également une plainte pénale contre le requérant pour dénonciation calomnieuse et pour actes de défi des autorités judiciaires (sfidarea organelor judiciare). Les deux plaintes furent renvoyées au parquet près la cour d’appel de Constanța (« le parquet ») qui, le 16 juillet 2010, décida de les joindre.

18. Les 4 août 2010, le requérant fit une déclaration devant la police ; il réitéra sa version des faits.

19. Le 6 août 2010, S.G. fit à son tour une déclaration devant la police. Il déclara que l’attitude de C.P. avait été désagréable, qu’il l’avait empêché de quitter son bureau et avait insisté pour qu’il signe certains documents et qu’il avait répondu de manière impolie aux questions du requérant. Il déclara également que C.P. avait arraché le téléphone de la main du requérant et qu’il les avait menacés. Après l’incident, S.G. avait accompagné le requérant au service de médecine légale parce que sa main gauche lui faisait mal.

20. Le 4 août 2011, le parquet entendit le requérant, qui réitéra sa version des faits.

21. Le 8 août 2011, le parquet entendit C.P. ; il nia avoir agressé le requérant et affirma lui avoir seulement serré la main au début de leur entretien en signe de salutation. Il confirma en outre avoir eu une vive discussion avec le requérant, mais avoir utilisé un langage correct, contrairement au requérant. Il lui avait bloqué l’accès à la porte pour le convaincre de signer le procès-verbal. Il n’avait appelé l’accueil que pour s’assurer que les données d’identité du requérant et de son client avait été consignées et les avait ensuite laissés partir. Pendant ce temps, un autre justiciable avait attendu dans le couloir et avait entendu ce qui se passait dans le bureau ; une fois le requérant parti, il avait fait part à C.P. de sa consternation quant au comportement du requérant.

22. Le 23 août 2011, le parquet rendit une décision de non-lieu au bénéfice de C.P. et du requérant. S’agissant des faits reprochés à C.P., le parquet estima que les éléments constitutifs des infractions dénoncées par le requérant n’étaient pas réunis. Sur plainte du requérant, cette décision fut confirmée le 14 octobre 2011 par le procureur hiérarchiquement supérieur du même parquet.

23. Le 10 octobre 2011, le requérant saisit la cour d’appel de Constanța (« la cour d’appel ») d’une plainte contre les décisions du parquet. Le requérant et C.P. furent entendus à l’audience du 27 octobre 2011.

24. Par une décision définitive du 22 novembre 2011, la cour d’appel rejeta la plainte du requérant. La décision, qui ne fait aucune référence au certificat médico-légal le concernant (paragraphe 16 ci-dessus), est ainsi rédigée dans ses parties pertinentes :

« Après avoir examiné les éléments de preuve versés au dossier, à la lumière des arguments soulevés par la partie demanderesse, des actes et des documents du dossier, la cour [d’appel] constate qu’il n’y a pas d’éléments certains qui conduisent à engager la responsabilité pénale de (...) C.P. du chef des infractions alléguées. »

D. La plainte disciplinaire devant le barreau

25. Entre-temps, à une date non précisée, C.P. avait saisi le barreau de Constanţa d’une plainte disciplinaire contre le requérant relative à l’incident du 12 juillet 2010. Par une décision du 5 octobre 2010, le conseil du barreau rejeta la plainte, au motif que le requérant avait rempli ses obligations professionnelles de manière conforme à la loi et que son comportement n’avait pas engagé sa responsabilité disciplinaire. Par une décision des 19 et 20 février 2011, le conseil de l’Union nationale des Barreaux de Roumanie rejeta la contestation de C.P.

E. Autres développements

26. Le 30 juillet 2010, le parquet près le tribunal de première instance de Mangalia fit droit à la demande du requérant, en sa qualité d’avocat de S.G., en vue de la récusation de C.P. dans le dossier pénal à l’encontre de son client, au motif que le déroulement d’une autre procédure pénale entre le requérant et C.P. (paragraphes 17-24 ci-dessus) était de nature à créer des soupçons quant à l’impartialité des autorités de l’enquête.

27. Entre-temps, puisque l’incident du 12 juillet 2010 avait été révélé dans la presse locale, la police mena une enquête interne. Le 9 août 2010, le policier en charge de l’enquête proposa l’ouverture d’une procédure disciplinaire à l’encontre de C.P. La Cour n’a pas été informée de l’issue de cette procédure.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

28. Les dispositions pertinentes du code pénal et du code de procédure pénale, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, figurent dans l’arrêt Poede c. Roumanie (no 40549/11, §§ 35-36, 15 septembre 2015).

III. INSTRUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

29. Les dispositions pertinentes de la Recommandation Rec(2001)10 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le code européen d’éthique de la police adoptée le 19 septembre 2001 figurent dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 50-51, CEDH 2015). Cette recommandation contient, en outre, les dispositions suivantes :

III. La police et le système de justice pénale

« (...)

10. La police doit respecter le rôle des avocats de la défense dans le processus de justice pénale et, le cas échéant, contribuer à assurer un droit effectif à l’accès à l’assistance juridique, en particulier dans le cas des personnes privées de liberté. »

30. L’exposé des motifs de la Recommandation Rec(2001)10 comporte les précisions suivantes relatives à l’application de l’article 10 de la recommandation :

« L’article 10 souligne que la police doit respecter le rôle de défense des avocats dans le processus de justice pénale. Cela suppose entre autres que la police ne s’ingère pas indûment dans leur travail, ni ne les soumette à aucune forme d’intimidation ou de tracasserie. De plus, la police ne doit pas associer les défenseurs avec leurs clients. Le concours de la police s’agissant du droit des délinquants à l’assistance d’un conseil est particulièrement nécessaire lorsque l’intéressé(e) est privé(e) de sa liberté par la police. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31. Le requérant allègue avoir été soumis à des mauvais traitements par un policier alors qu’il représentait en qualité d’avocat un client lors d’une enquête pénale et se plaint qu’aucune enquête effective n’a été menée par les autorités compétentes à la suite de sa plainte pénale visant ledit policier. Il cite les articles 3, 6, 10, 14 et 17 de la Convention.

La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, constate que ces griefs se confondent et juge approprié de n’examiner les allégations du requérant que sous l’angle de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

32. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Sur le volet substantiel de l’article 3

a) Thèses des parties

33. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point, mais a indiqué qu’il maintenait son grief tel que présenté dans son formulaire de requête.

34. Se référant à l’affaire Klaas c. Allemagne (22 septembre 1993, § 30, série A no 269), le Gouvernement affirme que les allégations du requérant ne sont pas étayées par des éléments de preuve appropriés. Il estime que le requérant n’a pas fait l’objet de mauvais traitements de la part des agents de l’État. Il admet que le requérant et C.P. ont eu une vive discussion et qu’après l’incident, le requérant a fait état de lésions légères à la main gauche ; toutefois, le lien entre les deux événements n’est pas établi. Selon les conclusions du médecin légiste, une possible cause de la lésion était la sursollicitation, ce qui n’impliquait pas nécessairement une agression.

35. À titre subsidiaire, le Gouvernement se réfère aux circonstances particulières de l’espèce, notamment aux conclusions du médecin légiste, à la nature de la lésion subie par le requérant, aux conséquences mineures sur son état de santé et à l’absence d’indices de vulnérabilité particulière de sa part et estime que les lésions subies n’ont pas atteint le seuil minimal de gravité requis pour tomber dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

36. Toujours à titre subsidiaire, il indique que les déclarations des personnes entendues en l’espèce étaient contradictoires et insuffisantes pour établir l’existence d’une infraction ; il insiste sur les contradictions entre la déclaration du requérant et celle de S.G. qui diffèrent sur la description du comportement de C.P. ainsi que sur le fait de savoir si ce dernier a arraché ou non le portable de la main du requérant. À cet égard, le Gouvernement fait remarquer que rien en l’espèce n’indique que le requérant était gaucher alors qu’il avait affirmé avoir pris le téléphone dans sa main gauche. Quant à C.P., il ne pouvait produire aucun témoignage objectif puisqu’il était seul dans son bureau et qu’il n’y avait pas de surveillance vidéo. C.P. avait, d’ailleurs, fait part de ses craintes selon lesquelles le requérant cherchait, par cet incident, à obtenir sa récusation dans le dossier pénal à l’encontre de S.G.

37. Le Gouvernement conclut à l’absence de violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

38. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet matériel de l’article 3 de la Convention, qu’elle a récemment réitérés dans l’arrêt Bouyid (précité, §§ 81-90).

39. La Cour note qu’en l’espèce les versions des parties sont contradictoires au sujet de l’incident du 12 juillet 2010 ; s’il n’est pas contesté que le requérant a subi une entorse de l’annulaire gauche nécessitant entre cinq et sept jours de soins médicaux, les parties divergent sur les causes de cette entorse. Le Gouvernement s’est particulièrement référé à l’absence d’éléments de preuve à l’appui des allégations du requérant (paragraphe 35 ci-dessus).

40. Toutefois, la Cour rappelle avoir réitéré le principe selon lequel la charge de la preuve des faits survenus lorsqu’une personne se trouve entre les mains de la police ou d’une autorité comparable revient aux autorités ; elle a également précisé que ce principe s’applique même si la personne s’y trouve dans un autre contexte que celui de la privation de liberté proprement dite, comme c’est le cas d’une vérification d’identité ou d’un simple interrogatoire (Bouyid, précité, § 84). Elle a également souligné que l’interdiction de l’utilisation de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par le comportement de la personne l’intéressée s’applique lorsque cette dernière est privée de sa liberté ou, plus généralement, se trouve confrontée à des agents des forces de l’ordre (Bouyid, précité, § 88). Alors que, à la différence de l’affaire Bouyid précitée, le requérant en l’espèce s’est présenté de son propre gré au poste de police, la Cour note qu’il s’est confronté à un agent des forces de l’ordre en sa qualité d’avocat d’un client qui cherchait des renseignements sur un dossier pénal ouvert contre lui.

41. À cet égard, la Cour attache une importance particulière au fait que le requérant intervenait en sa qualité d’avocat. Elle rappelle avoir déjà reconnu le statut spécifique des avocats qui, en leur qualité d’intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, occupent une position centrale dans l’administration de la justice (Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 132‑133, 23 avril 2015). Elle a également rappelé que les avocats bénéficient de droits et de privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre ; la Cour a ainsi reconnu aux avocats une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux (Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 46, série A no 285‑A, et Steur c. Pays‑Bas, no 39657/98, § 38, CEDH 2003‑XI). Ces principes doivent s’appliquer à plus forte raison lorsqu’il s’agit de reconnaître aux avocats le droit d’exercer leur profession à l’abri de tout mauvais traitement.

42. La Cour estime qu’il revient ainsi à la police de respecter le rôle des avocats, de ne pas s’immiscer indûment dans leur travail, ni de les soumettre à aucune forme d’intimidation ou de tracasserie (voir aux paragraphes 29 et 30 ci-dessus le paragraphe 10 du code européen d’éthique de la police et son exposé des motifs) et par conséquent, à aucun mauvais traitement. Cette obligation doit d’autant plus s’appliquer pour assurer la protection des avocats, agissant en leur qualité officielle, contre les mauvais traitements.

43. Elle estime donc que le principe réitéré dans l’affaire Bouyid précitée quant à la charge de la preuve survenus au poste de police trouve à s’appliquer en l’espèce et que la charge de la preuve incombait aux autorités.

44. Le requérant a produit, tant devant les autorités nationales que devant la Cour, un certificat médical du 12 juillet 2010 et un certificat médico-légal du 16 juillet 2010 qui attestent qu’il a subi une entorse à l’annulaire gauche nécessitant entre cinq et sept jours de soins médicaux (paragraphes 15 et 16 ci-dessus ; voir, a contrario, Çelik c. Turquie (no 1), no 39324/02, § 33, 20 janvier 2009). Or, le Gouvernement n’a présenté aucun élément susceptible de faire douter du récit que le requérant a constamment présenté, à savoir que le policier lui a tordu l’annulaire de la main gauche dans laquelle il tenait son téléphone portable. En effet, alors que le policier a constamment nié dans le cadre de la procédure interne avoir agressé le requérant, ce dernier a affirmé le contraire avec une constance comparable (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Par ailleurs, dès lors que l’instruction présente des déficiences significatives (paragraphes 58-62 ci-dessous), on ne saurait déduire la véracité de la déclaration du policier du seul fait que l’enquête n’a pas apporté d’élément la contredisant (Bouyid, précité, § 96).

45. Par conséquent, la Cour juge suffisamment établi que le requérant a subi une entorse à l’annulaire de la main gauche alors qu’il se trouvait au poste de police.

46. Elle note ensuite que le Gouvernement soutient que la lésion subie par le requérant n’a pas atteint le seuil minimal de gravité requis pour tomber dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention. Toutefois, la Cour note que la lésion en cause n’était pas superficielle dans la mesure où il lui a été recommandé de poursuivre les soins médicaux pendant cinq à sept jours (paragraphe 16 ci-dessus).

47. Elle tient en outre à relever que le traitement infligé au requérant n’a aucunement été rendu nécessaire par son comportement. À supposer même que le requérant ait fait preuve d’une attitude irrespectueuse envers le policier (paragraphe 14 ci-dessus), rien dans le dossier n’indique, et le Gouvernement ne le suggère d’ailleurs pas, qu’il ait eu un comportement violent rendant nécessaire l’utilisation de la force physique à son encontre.

48. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu traitement dégradant en l’espèce (mutatis mutandis, Bouyid, précité, § 112).

49. Partant, il y a eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention.

2. Sur le volet procédural de l’article 3

a) Thèses des parties

50. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur ce point, mais a indiqué qu’il maintenait son grief tel que présenté dans son formulaire de requête.

51. Se référant à ses observations relatives au volet substantiel de l’article 3, le Gouvernement estime que les allégations du requérant n’étaient pas « défendables » au point d’engendrer une obligation d’enquête à la charge des autorités.

52. À titre subsidiaire, il indique qu’une enquête pénale a bien été ouverte à la suite de la plainte pénale du requérant. Même si l’enquête a été clôturée par un non-lieu, rien ne permet de douter de son bien-fondé. Les autorités ont fait les vérifications nécessaires : elles ont entendu le requérant et son client, ainsi que le policier. En outre, le certificat médico-légal produit par le requérant a été versé au dossier. C’est en se fondant sur ces éléments de preuve que le parquet a conclu qu’ils n’étaient pas suffisants pour établir au-delà de tout doute raisonnable la responsabilité pénale du policier en cause. Cette solution a été confirmée par les juridictions sur contestation du requérant. Le Gouvernement fait remarquer que le requérant, avocat de profession, aurait pu demander aux juridictions un supplément d’enquête, ce qu’il n’a toutefois pas fait.

53. Le Gouvernement estime que à supposer même que le policier ait touché le requérant pour l’empêcher d’appeler le numéro d’urgence, son intention de lui causer une lésion n’était pas établie ; or, selon les dispositions pertinentes du code pénal, l’infraction de comportement abusif requiert l’établissement d’une action intentionnelle. De même, les actes de violence commis par faute (culpă) n’ont pas un caractère pénal si les lésions occasionnées nécessitent moins de dix jours de soins médicaux. Dès lors, la seule possibilité pour le requérant de faire examiner son grief aurait été une action en responsabilité délictuelle fondée sur les dispositions des articles 998-999 de l’ancien code civil, ce qu’il a omis de faire.

54. Enfin, le Gouvernement estime que l’enquête a été menée avec l’indépendance et la célérité requises par la jurisprudence de la Cour en la matière. Il conclut à l’absence de violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

55. La Cour renvoie aux principes généraux applicables quant au volet procédural de l’article 3 de la Convention, qu’elle a récemment réitérés (Bouyid, précité, §§ 114-123).

56. En l’espèce, au vu des éléments présentés devant elle et notamment du certificat médico-légal du requérant, la Cour considère que les allégations de mauvais traitements étaient « défendables » au sens de sa jurisprudence en la matière.

57. La Cour note ensuite qu’une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère « effectif ».

58. La Cour relève que, bien que le requérant et son client aient été entendus en août 2010 (paragraphes 18 et 19 ci-dessus), le policier en cause n’a été entendu qu’en août 2011, c’est-à-dire un an après l’incident (paragraphe 21 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas expliqué ce retard de l’enquête. Elle note ensuite qu’en dehors de ces auditions, aucun autre acte d’enquête n’a été effectué en l’espèce ; à cet égard, elle observe que s’il n’y avait pas de témoins oculaires directs, il y avait quand-même d’autres personnes présentes en même temps que le requérant et S.G. au poste de police, tant parmi les policiers que parmi les justiciables (paragraphes 9 et 21 ci‑dessus). En outre, il n’a pas été procédé à une confrontation entre le requérant et le policier en cause, ni à une audition des médecins ayant consulté ou soigné le requérant. De telles mesures auraient pu contribuer à éclaircir les faits.

59. Qui plus est, il ne ressort pas des décisions rendues en l’espèce que le parquet ou la cour d’appel aient examiné les documents médicaux versés au dossier par le requérant, et en particulier le certificat médico-légal (paragraphe 16 ci-dessus). Par ailleurs, dans sa brève décision du 22 novembre 2011, la cour d’appel n’a pas contesté le fait que l’incident du 12 juillet 2010 s’était déroulé de la manière décrite par le requérant dans sa plainte pénale, mais s’est simplement bornée à constater l’absence d’éléments certains prouvant la thèse de la responsabilité pénale, sans pour autant examiner si cette absence d’éléments de preuve était le résultat des carences de l’enquête.

60. À cet égard et sans mettre en cause le raisonnement du Gouvernement quant à la qualification juridique des faits en l’espèce, et en particulier à l’intention requise pour l’établissement concret d’une infraction en droit pénal roumain (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour note qu’il intervient après les faits et que les autorités nationales, à qui revenait la tâche de mener une enquête effective en l’espèce, n’ont aucunement procédé à un tel raisonnement.

61. Quant à l’argument du Gouvernement tiré de la possibilité pour le requérant de former une action civile en dommages et intérêts (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a déjà constaté que si les autorités pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État en accordant une simple indemnité, sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale absolue de la torture et des traitements inhumains ou dégradants serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (voir, en ce sens, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 119, CEDH 2010, avec les références citées).

62. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant n’a pas bénéficié d’une enquête effective. Elle conclut en conséquence à la violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

63. Le requérant se plaint également d’avoir été séquestré le 12 juillet 2010 dans le bureau de C.P. afin de signer, contre son gré, un procès-verbal dressé par ce dernier ; il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

64. Le Gouvernement conteste cette thèse. Se fondant sur les contradictions entre la déclaration du requérant et celle de son client quant au fait de savoir si C.P. avait fermé à clé la porte de son bureau, ainsi que sur les informations fournies par la police de Constanţa (paragraphe 13 ci‑dessus), il estime que le requérant n’a pas subi une privation de liberté. D’autre part, l’incident en cause n’a pas duré plus de 5-10 minutes, sa courte durée ne justifiant pas les allégations du requérant selon lesquelles il s’est senti privé de liberté.

65. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

66. La Cour rappelle que, pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 de la Convention, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39, et Mogoş c. Roumanie (déc.), no 20420/02, 6 mai 2004). Aussi faut-il fréquemment, pour se prononcer sur l’existence d’une atteinte aux droits protégés par la Convention, s’attacher à cerner la réalité par-delà les apparences et le vocabulaire employé (voir, par exemple, à propos de l’article 5 § 1 de la Convention, Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 38, série A no 50).

67. En l’espèce, la Cour note que les parties donnent aux faits des versions divergentes quant à la question de savoir si C.P. a fermé à clé la porte de son bureau afin d’empêcher le requérant de le quitter (paragraphes 7 et 13 ci‑dessus). À cet égard, elle note que le client du requérant, lorsqu’il a été entendu pendant l’enquête, n’a pas non plus fait mention du fait que C.P. aurait fermé la porte de son bureau à clé (paragraphe 19 ci-dessus).

68. La Cour réaffirme qu’il revient à la police de respecter le rôle des avocats, de ne pas s’immiscer indûment dans leur travail, ni de les soumettre à aucune forme d’intimidation ou de tracasserie (paragraphe 42 ci-dessus). À supposer même que le policier en cause se soit comporté comme le dit le requérant, la Cour note que les parties ne contestent pas la brève durée de la mesure, celle-ci n’ayant pas dépassé plus de dix minutes. Même si elle a conclu qu’il pouvait y avoir privation de liberté lorsque la mesure en cause n’avait été que de brève durée (Foka c. Turquie, no 28940/95, § 75, 24 juin 2008), la Cour estime que, eu égard aux circonstances particulières de l’espèce, le requérant n’a pas été privé de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. En particulier, la Cour attache de l’importance au fait que le requérant s’est rendu de son propre gré au poste de police et a pu le quitter en très peu de temps après l’incident qu’il dénonce (voir, a contrario, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, §§ 94-100, 23 février 2012).

69. La Cour conclut en conséquence qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

71. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

72. Le Gouvernement estime que la somme réclamée par le requérant est excessive eu égard à la jurisprudence de la Cour en la matière.

73. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 11 700 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

74. Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens encourus pendant la procédure.

C. Intérêts moratoires

75. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 11 700 EUR (onze mille sept cents euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Françoise Elens-PassosAndrás Sajó
GreffièrePrésident


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