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29/03/2016 | CEDH | N°001-161899

CEDH | CEDH, AFFAIRE BÉDAT c. SUISSE, 2016, 001-161899


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BÉDAT c. SUISSE

(Requête no 56925/08)

ARRÊT

STRASBOURG

29 mars 2016

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Bédat c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Dean Spielmann,
Josep Casadevall,
Luis López Guerra,
Mark Villiger,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Päivi Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano, r>Julia Laffranque,
Helen Keller,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,
Apr...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BÉDAT c. SUISSE

(Requête no 56925/08)

ARRÊT

STRASBOURG

29 mars 2016

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Bédat c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Mirjana Lazarova Trajkovska, présidente,
Dean Spielmann,
Josep Casadevall,
Luis López Guerra,
Mark Villiger,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Päivi Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 mai 2015 et le 20 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56925/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Arnaud Bédat (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Désigné au début de la procédure devant la Cour par ses initiales, A.B., le requérant a ultérieurement consenti à la divulgation de son identité.

2. Le requérant a été représenté par Mes C. Poncet et D. Hoffmann, avocats à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. Schürmann, de l’Office fédéral de la justice.

3. Le requérant alléguait que sa condamnation à payer une amende pénale pour avoir publié des informations couvertes par le secret de l’instruction avait violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 1er juillet 2014, une chambre de ladite section, composée de Guido Raimondi, Işıl Karakaş, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens et Robert Spano, juges, ainsi que de Abel Campos, greffier adjoint de section, a rendu un arrêt (A.B. c. Suisse, no 56925/08, 1er juillet 2014) par lequel elle déclarait la requête recevable et concluait, par quatre voix contre trois, à la violation de l’article 10 de la Convention. À l’arrêt de chambre était joint le texte de l’opinion dissidente des juges Karakaş, Keller et Lemmens.

Le 29 septembre 2014, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre de l’article 43 de la Convention. Le 17 novembre 2014, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 mai 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.F. Schürmann, chef de l’Unité protection internationale
des droits de l’homme, Office fédéral de la justice,
Département fédéral de la justice et de la police,agent,
MmeD. Steiger Leuba,
MM.F. Galli,
P. Rohner,conseillers ;

– pour le requérant
MM.C. Poncet,
D. Hoffmann,conseils.

La Cour a entendu Me Poncet et M. Schürmann en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par des juges ainsi que Me Hoffmann en ses déclarations.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant est journaliste de profession. Le 15 octobre 2003, il fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré un article intitulé « Drame du Grand‑Pont à Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou ». L’article en question concernait une procédure pénale dirigée contre M.B., un automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Cet incident, qui avait fait trois morts et huit blessés, avait suscité beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse. L’article commençait de la manière suivante :

« Nom : B. Prénom : M. Né le 1er janvier 1966 à Tamanrasset (Algérie), fils de B.B. et de F.I., domicilié à Lausanne, titulaire d’un permis C, époux de M.B. Profession : aide-infirmier. (...) Il est 20h15, ce mardi 8 juillet 2003, dans les locaux austères de la police judiciaire de Lausanne. Six heures après sa tragique course folle sur le Grand-Pont, qui a fait trois morts et huit blessés, le chauffard se retrouve seul, pour la première fois, face à trois enquêteurs. Va-t-il se mettre à table ? En fait, il ne semble pas vraiment comprendre ce qui lui arrive, comme s’il était imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent. L’homme, qui a mis tout Lausanne en émoi, en cette belle journée d’été n’est guère bavard. C’est un Algérien renfermé, introverti, hermétique, voire totalement opaque. Pourtant, les questions fusent. Quelles sont les raisons de cet « accident », écrit assez maladroitement un des policiers, comme si sa conviction était déjà faite. La réponse tient en quatre mots : « Je ne sais pas ». »

9. L’article se poursuivait par un résumé des questions des policiers et du juge d’instruction et des réponses de M.B. Il mentionnait également que M.B. était « inculpé d’assassinat, subsidiairement de meurtre, lésions corporelles graves, mise en danger de la vie d’autrui et violation grave des règles de circulation » et qu’il « ne para[issait] avoir aucun remords ». L’article était accompagné de plusieurs photographies de lettres que M.B. avait adressées au juge d’instruction. Il s’achevait par le paragraphe suivant :

« Du fond de sa prison, M.B. ne cesse désormais d’envoyer des courriers au juge d’instruction (...) : au début de sa détention, il veut qu’on lui rende sa montre, qu’on lui apporte une tasse pour le café, des fruits secs et du chocolat. Le 11 juillet, trois jours après les faits, il demande même à bénéficier de « quelques jours » de liberté provisoire. « J’aimerais bien téléphoner à mon grand frère en Algérie », supplie-t-il encore un peu plus tard. Enfin, le 11 août, il annonce qu’il a pris « une décision définitive » : il a congédié son avocat, Me M.B., par « manque de confiance ». Deux jours plus tard, nouvelle lettre : le juge peut-il lui envoyer « le livre d’ordre d’avocats vaudois », pour qu’il puisse trouver un nouveau défenseur ? Mais avec ces mensonges à répétition, ces omissions, ce mélange de naïveté et d’arrogance, d’amnésie et de douce folie qui caractérisent toutes ses dépositions, [M.]B. ne fait-il finalement pas tout pour se rendre indéfendable ? »

10. L’article comportait également un bref résumé, intitulé « Il a perdu la boule... » qui incluait notamment des déclarations de l’épouse de M.B. et du médecin traitant de celui-ci.

11. Il ressort du dossier que l’article du requérant ne fut pas le seul à être publié sur le drame du Grand-Pont de Lausanne. Les autorités chargées de l’enquête pénale avaient décidé elles-mêmes d’informer la presse de certains aspects de l’enquête, ce qui avait donné lieu notamment à un article paru dans la Tribune de Genève le 14 août 2003.

12. M.B. ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut que l’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M.B. avait photocopié le dossier, dont elle aurait égaré un exemplaire dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire dans lequel était paru l’article litigieux.

13. Par une ordonnance du 23 juin 2004, le juge d’instruction de Lausanne condamna le requérant à un mois de prison avec sursis pendant un an.

14. Sur opposition du requérant, le tribunal de police de Lausanne, par un jugement du 22 septembre 2005, remplaça la condamnation à une peine de prison par une amende de 4 000 francs suisses (CHF) (environ 2 667 euros (EUR)). À l’audience du 13 mai 2015, en réponse à une question de la Cour, le représentant du requérant indiqua que cette somme avait été avancée par l’employeur de son client et que celui-ci entendait la rembourser à l’issue de la procédure devant la Cour. Il confirma par ailleurs que le montant fixé par la juridiction pénale tenait compte des antécédents judiciaires du requérant.

15. Le requérant se pourvut en cassation. Il fut débouté le 30 janvier 2006 par la cour de cassation pénale du canton de Vaud.

16. Le requérant saisit d’un recours de droit public et d’un pourvoi en nullité le Tribunal fédéral, qui les rejeta le 29 avril 2008. La décision fut notifiée au requérant le 9 mai 2008. Les passages pertinents de cette décision sont les suivants :

« 7. En résumé, le recourant fait valoir que sa condamnation pour violation de l’art. 293 CP est contraire au droit fédéral. Il ne conteste pas que les informations qu’il a publiées, puissent relever de l’art. 293 CP. Il soutient en revanche, dans la perspective d’une interprétation des art. 293 et 32 CP à la lumière des principes dégagés de l’art. 10 CEDH par la Cour européenne des droits de l’homme, qu’ayant reçu de bonne foi et sans se les procurer de façon illicite ces informations, il avait, en qualité de journaliste professionnel, le devoir au sens de l’art. 32 CP de les publier en raison de l’intérêt, qu’il qualifie d’évident, de l’affaire dite « du Grand Pont » pour l’opinion publique de Suisse romande.

7.1. Conformément à l’art. 293 CP (Publication de débats officiels secrets), celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni d’une amende (al. 1). La complicité est punissable (al. 2). Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance (al. 3).

Selon la jurisprudence, cette disposition procède d’une conception formelle du secret. Il suffit que les actes, débats ou instructions concernés aient été déclarés secrets par la loi ou une décision de l’autorité, autrement dit, que l’on ait voulu en exclure la publicité, indépendamment de la classification choisie (p. ex « top secret » ou confidentiel). Le secret au sens matériel suppose, en revanche, que son détenteur veuille garder un fait secret, qu’il y ait un intérêt légitime, et que le fait ne soit connu ou accessible qu’à un cercle restreint de personnes (ATF 126 IV 236 consid. 2a, p. 242 et 2c/aa, p. 244). L’entrée en vigueur de l’alinéa 3 de cette disposition, le 1er avril 1998 (RO 1998 852 856; FF 1996 IV 533) n’y a rien changé. Cette règle n’a en effet pas trait à des secrets au sens matériel, mais à des cachotteries inutiles, chicanières ou exorbitantes (ATF 126 IV 236 consid. 2c/bb, p. 246). Pour exclure l’application de cet alinéa 3, le juge doit donc examiner à titre préjudiciel les raisons qui ont présidé à la classification du fait comme secret. Il ne doit cependant le faire qu’avec retenue, sans s’immiscer dans le pouvoir d’appréciation exercé par l’autorité qui a déclaré le fait secret. Il suffit que cette déclaration apparaisse encore soutenable au regard du contenu des actes, de l’instruction ou des débats en cause. Le point de vue des journalistes sur l’intérêt à la publication n’est, pour le surplus, pas pertinent (ATF 126 IV 236 consid. 2d, p. 246). Dans l’arrêt Stoll c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que cette conception formelle du secret n’était pas contraire à l’art. 10 CEDH, dans la mesure où elle n’empêchait pas le Tribunal fédéral de contrôler la compatibilité d’une ingérence avec l’art. 10 CEDH, en procédant, sous l’angle de l’examen de l’art. 293 al. 3 CP, à un contrôle de la justification de la classification d’une information, d’une part, et à une mise en balance des intérêts en jeu, d’autre part (arrêt Stoll c. Suisse [[GC], no 69698/01], §§ 138 et 139, [CEDH 2007-V]).

7.2. En l’espèce, l’infraction reprochée au recourant avait trait à la publication de procès-verbaux d’audition et de correspondances figurant dans le dossier d’une instruction pénale en cours.

Conformément à l’art. 184 du Code de procédure pénale du canton de Vaud (CPP/VD), toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive (al. 1). Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques (al. 2). La loi précise en outre que sont tenus au secret tant les magistrats ou collaborateurs judiciaires (sous réserve de l’hypothèse où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire; art. 185 CPP/VD), que les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins, envers quiconque n’a pas accès au dossier, la révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’étant cependant pas punissable (art. 185a CPP/VD). La loi aménage enfin diverses exceptions. Ainsi, en dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable, lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ou lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public (art. 185b al. 1 CPP/VD).

On se trouve donc dans l’hypothèse où le secret est imposé par la loi et non par une décision d’autorité.

7.3. L’existence d’un tel secret de l’enquête, que connaissent la plupart des procédures pénales cantonales, est en règle générale motivée par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion, ainsi que le danger de disparition et d’altération de moyens de preuve. On ne peut cependant méconnaître non plus les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, et, plus généralement de ses relations et intérêts personnels (Hauser, Schweri et Hartmann, Schweizerisches Strafprozessrecht, 6e éd., 2005, § 52, n. 6, p. 235; Gérard Piquerez, op. cit., § 134, n. 1066, p. 678; le même, Procédure pénale suisse, Manuel, 2e éd., 2007, n. 849, p. 559 s.), ainsi que la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’État, que tend précisément à protéger l’art. 293 CP (ATF 126 IV 236 consid. 2c/aa, p. 245). La Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel but était en soi légitime. Il s’agit de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire selon la terminologie de l’art. 10 § 2 CEDH, qui mentionne en outre notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui (affaire Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 45, [série A no 77] ; affaire Dupuis et autres c. France, [no 1914/02], § 32, 7 juin 2007).

Aussi, dans la mesure où la publication litigieuse portait sur des extraits de procès-verbaux d’audition de l’inculpé et reproduisait certaines correspondances adressées par ce dernier au juge d’instruction, il est soutenable de soumettre ces éléments au secret, soit d’en prohiber l’accès au public, comme l’a fait le législateur cantonal vaudois. Cette conclusion s’impose en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition de l’inculpé, dont il n’est pas admissible qu’ils puissent faire, avant clôture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet d’exégèses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et de l’autorité de jugement. Elle s’impose de la même manière en ce qui concerne les correspondances adressées par l’inculpé au juge d’instruction, qui avaient essentiellement trait à des problèmes pratiques et des critiques envers son conseil (jugement, consid. 4, p. 7). On peut préciser sur ce point qu’il ressort de la publication litigieuse que les autorités cantonales n’ont pas reproduite in extenso dans leurs décisions, mais à laquelle elles se réfèrent et dont le contenu n’est pas discuté, que les problèmes pratiques mentionnés portaient sur des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels (lettres du 11 juillet 2003), de changement de cellule (lettre du 7 août 2003) ou d’autorisation de téléphone (lettre du 6 août 2003). Indépendamment de la garantie de la présomption d’innocence et de ce qui pourrait être déduit dans le procès pénal de telles correspondances sur la personnalité du détenu, ce dernier dont la liberté est restreinte dans une mesure importante même pour des actes de la vie courante relevant de sa sphère privée, voire intime, peut prétendre de l’autorité qui restreint sa liberté qu’elle le protège d’un étalage public des contingences pratiques de sa vie de détenu et de prévenu (cf. art. 13 Cst.).

Il s’ensuit que l’on ne peut, en l’espèce, qualifier de secret de peu d’importance au sens de l’art. 293 al. 3 CP les informations publiées par le recourant en tant qu’elles avaient trait au contenu des procès-verbaux d’audition de l’inculpé et à sa correspondance avec le juge d’instruction. Cela étant, la publication litigieuse réalisait l’état de fait visé par l’art. 293 al. 1 CP.

7.4. Au demeurant, les informations en cause peuvent être qualifiées de secret matériel. Elles n’étaient en effet accessibles qu’à un nombre restreint de personnes (le juge d’instruction et les parties à la procédure). L’autorité d’instruction avait par ailleurs la volonté de les maintenir secrètes et non seulement un intérêt légitime mais l’obligation de le faire, imposée par la loi de procédure pénale cantonale, dont la justification a été rappelée ci-dessus (v. supra consid. 7.3).

7.5. Seule demeure ainsi litigieuse l’existence d’un fait justificatif.

8. En bref, le recourant soutient qu’il avait le devoir de profession (ancien art. 32 CP) en tant que journaliste professionnel de publier les informations en cause en raison de l’intérêt pour l’opinion publique de Suisse romande de l’affaire « du Grand-Pont », qu’il qualifie d’évident. Selon lui, il y aurait lieu, à la lumière de la jurisprudence européenne, de partir de l’idée que la publication est a priori justifiée, sauf s’il existe un besoin social impérieux de maintenir le secret. Sous l’angle de la bonne foi, l’art. 32 devrait être appliqué au journaliste qui n’est pas à l’origine de l’indiscrétion commise par un tiers et qui reçoit des informations sans commettre lui-même d’autre infraction que la violation du secret résultant de la publication. Enfin, la forme de la publication ne constituerait pas un critère pertinent.

8.1. Sur le premier point, la cour cantonale a constaté que si l’accident du 8 juillet 2003, dont les circonstances sont sans nul doute inhabituelles, avait suscité une vive émotion au sein de la population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation aux conséquences mortelles, ce qui ne revêtait pas en soi un intérêt général évident. On ne pouvait à cet égard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance tenante sur l’état de l’enquête (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9).

Il est vrai que l’affaire « du Grand-Pont » a été largement médiatisée (jugement, consid. 4 p. 8, auquel renvoie l’arrêt cantonal [arrêt entrepris, consid. B, p. 2]). Cette seule circonstance, de même que le caractère inhabituel de l’accident, ne suffisent pourtant pas à justifier l’existence d’un intérêt public considérable à la publication des informations confidentielles en question. Sauf à se justifier par lui-même, l’intérêt éveillé dans le public par la médiatisation des faits ne peut en effet constituer un intérêt public à la révélation d’informations classifiées, car il suffirait alors de susciter l’intérêt du public pour un événement pour justifier ensuite la publication d’informations confidentielles permettant d’entretenir cet intérêt. Un tel intérêt public fait en outre manifestement défaut en ce qui concerne les correspondances publiées. On a vu ci-dessus (v. supra consid. 7.3) que ces correspondances ne concernaient quasiment que des critiques émises par l’inculpé à l’adresse de son conseil et des problèmes pratiques tels que des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels, de changement de cellule ou d’autorisation de téléphone. De telles informations n’apportent aucun éclairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant. Elles ressortissent à la sphère privée, voire intime, de la personne détenue préventivement et l’on perçoit mal à quel autre intérêt leur publication pouvait répondre qu’une certaine forme de voyeurisme. Il n’en va pas différemment des démarches entreprises par l’intéressé auprès du juge d’instruction en relation avec le choix de son défenseur. On ne discerne pas non plus, en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition, quelle question politique ou d’intérêt général se serait posée ou aurait mérité d’être débattue sur la place publique et les autorités cantonales ont expressément exclu l’existence d’un traumatisme collectif qui aurait justifié de rassurer la population ou de la renseigner. Cette constatation de fait, que le recourant ne discute pas dans son recours de droit public, lie la cour de céans (art. 277bis PPF). Dans ces conditions, le recourant ne démontre pas en quoi résiderait l’intérêt « évident » pour le public des informations publiées et l’on ne saurait faire grief à la cour cantonale d’avoir retenu qu’un tel intérêt relevait tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine.

8.2. Les deux autres éléments invoqués par le recourant ont trait à son comportement (bonne foi dans l’accès aux informations et forme de la publication).

8.2.1. Il convient tout d’abord de relever que l’art. 293 CP réprime la seule divulgation des informations, indépendamment de la manière dont l’auteur y a eu accès. Par ailleurs, même en application de l’art. 10 CEDH, la Cour européenne n’attache pas une importance déterminante à cette circonstance lorsqu’il s’agit d’examiner si l’intéressé a respecté ses devoirs et responsabilités. Le facteur prépondérant réside plutôt dans le fait qu’il ne pouvait ignorer que la divulgation l’exposait à une sanction (arrêt Stoll, précité, § 144 et arrêt Fressoz et Roire c. France [[GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I]). Ce point est constant en l’espèce (v. supra consid. B).

8.2.2. Quant à la forme de la publication, elle peut en revanche jouer un rôle plus important, sous l’angle de la garantie de la liberté d’expression. La Cour européenne des droits de l’homme, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas – pas plus qu’aux juridictions internes – de se substituer à la presse dans le choix d’une technique de compte rendu, tient néanmoins compte, dans la pesée des intérêts en jeu, du contenu de la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page de la publication ainsi que des titres et sous-titres (sans qu’il importe qu’ils aient été choisis par le journaliste ou sa rédaction) ou encore de la précision des informations (arrêt Stoll, précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149).

En l’espèce, la cour cantonale a jugé que le ton adopté par le recourant dans son article démontrait qu’il n’était pas, comme il le prétend, principalement animé par la volonté d’informer le public sur l’activité étatique que constituait l’enquête pénale. Le titre de l’article (« L’interrogatoire du conducteur fou », « la version du chauffard ») manquait déjà d’objectivité. Il suggérait que l’affaire était déjà jugée pour l’auteur, en ce sens que les morts du Grand-Pont n’étaient pas le fait d’un conducteur ordinaire mais d’« un conducteur fou », d’« un homme imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent », dont le journaliste se demandait en conclusion s’il ne faisait pas tout « pour se rendre indéfendable ». La mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9 s.). La cour cantonale en a conclu que cet élément d’appréciation ne parlait pas en faveur de la prédominance de l’intérêt public à l’information. On ne saurait lui en faire grief.

8.3. Le recourant soutient encore que les procès-verbaux et la correspondance étaient, quoi qu’il en soit, appelés à être évoqués en audience publique ultérieurement. Il en déduit que le maintien de la confidentialité de ces informations ne pouvait ainsi se justifier par un « besoin social impérieux ».

Toutefois, la seule possibilité que le secret qui domine l’instruction pénale puisse être levé dans une phase ultérieure de la procédure, notamment lors des débats qui, dans la règle, sont soumis au principe de la publicité, ne remet pas en cause la justification du secret de l’instruction, dès lors qu’il en va notamment de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision non seulement de l’autorité de jugement mais également de l’autorité d’instruction jusqu’à la clôture de cette phase secrète de la procédure. La publication en cause, loin d’être neutre et complète, comportait du reste des commentaires et des appréciations qui présentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans offrir les possibilités de discussion contradictoire qui sont l’essence même des débats devant l’autorité de jugement.

8.4. Le recourant ne formule enfin expressément aucune critique quant à la quotité de la peine qui lui a été infligée. Il ne remet pas non plus en question le refus d’un délai d’épreuve et de radiation de cette amende (ancien art. 49 ch. 4 en corrélation avec l’ancien art. 106 al. 3 CP) au regard de l’application du droit suisse. Dans la perspective de la pesée de l’intérêt à l’ingérence, on peut se borner à relever que l’amende infligée, dont la quotité tenait compte d’un antécédent en 1998 (condamnation à une amende de 2000 francs avec délai d’épreuve pour la radiation de 2 ans pour contrainte et diffamation) n’excède pas la moitié d’un revenu mensuel que le recourant réalisait au moment des faits (jugement, consid. 1, p. 5) et rien n’indique que sa situation d’indépendant au moment du jugement de première instance ait conduit à une diminution significative de ses revenus. Il convient également de souligner que par 4000 francs le montant de l’amende n’atteint pas le maximum légal prévu par l’ancien art. 106 al. 1 CP (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) et que ce montant maximal, fixé par le législateur il y a plus de trente ans, n’a pas été réévalué avant l’entrée en vigueur de la nouvelle partie générale du Code pénal, qui le fixe dorénavant à 10 000 francs (art. 106 al. 1 CP dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007). La sanction de la contravention reprochée au recourant ne l’a, par ailleurs, pas empêché de s’exprimer puisqu’elle est intervenue après la publication de l’article (cf. arrêt Stoll, précité, § 156). Dans ces conditions, on ne voit pas que compte tenu de la nature de l’infraction retenue (la moins grave dans la classification du code pénal suisse), de la quotité de la sanction et du moment où elle est intervenue, la sanction infligée au recourant puisse être appréhendée comme une sorte de censure.

8.5. Il résulte de ce qui précède que le recourant a divulgué un secret au sens de l’art. 293 al. 1 CP et qu’il ne peut invoquer aucun fait justificatif en sa faveur. La décision entreprise ne viole pas le droit fédéral, interprété à la lumière des dispositions conventionnelles invoquées par le recourant. »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006)

17. Les dispositions pertinentes du code pénal suisse se lisent ainsi :

Article 39 – Arrêts

« 1Les arrêts sont la peine privative de liberté la moins grave. Leur durée est d’un jour au moins et de trois mois au plus.

(...) »

Article 293 – Publication de débats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni des arrêts ou de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »

B. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur à partir du 1er janvier 2007)

18. Les dispositions du code pénal suisse se lisent ainsi :

Article 293 – Publication de débats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »

C. Le code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967

19. Les dispositions du code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 septembre 1967 se lisent ainsi :

Article 166 – Secret

« Les recherches préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à 186 sont applicables par analogie. »

Article 184 – Secret de l’enquête

« 1Toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive.

2Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques. »

Article 185 – Personnes tenues

« Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. »

Article 185a

« 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au dossier.

2La révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. »

Article 185b

« 1En dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’État (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas suivants :

a. lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ;

b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ;

c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public.

2Lorsqu’une conférence de presse est organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y participer.

3Lorsqu’une information inexacte a été transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même voie. »

Article 186 – Sanction

« 1Celui qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protégeant le secret.

2Dans les cas de très peu de gravité, il pourra être exempté de toute peine. (...) »

D. Les directives du Conseil suisse de la presse

20. Les directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le Conseil suisse de la presse se lisent ainsi, en leurs passages pertinents en l’espèce :

Directive 3.8 – Audition lors de reproches graves

« En vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (audiatur et altera pars), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves. Ce faisant, ils doivent décrire avec précision les reproches graves qu’ils comptent publier. Il n’y a pas d’obligation de donner à la partie touchée par des reproches graves la même place, en termes quantitatifs, qu’à la critique la concernant. Mais sa prise de position doit être reproduite de manière loyale dans le même récit médiatique. »

Directive 7.2 – Identification

« Les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à être informé, protection de la vie privée). La mention du nom et/ou le compte rendu identifiant est admissible :

– si la personne concernée apparaît publiquement en rapport avec l’objet de la relation médiatique ou si elle donne son accord à la publication de toute autre manière ;

– si la personne jouit d’une grande notoriété et que la relation médiatique est en rapport avec les causes de sa notoriété ;

– si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte ;

– si la mention du nom est nécessaire pour éviter une confusion préjudiciable à des tiers ;

– si la mention du nom ou le compte rendu identifiant est justifié par ailleurs par un intérêt public prépondérant.

Dans les cas où l’intérêt de protéger la vie privée l’emporte sur l’intérêt du public à une identification, les journalistes ne publient ni le nom, ni d’autres indications qui permettent l’identification d’une personne par des tiers n’appartenant pas à l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informés exclusivement par les médias. »

III. TEXTES EUROPÉENS ET ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ PERTINENTS

A. Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales (adoptée par le Comité des Ministres le 10 juillet 2003)

21. Dans ses passages pertinents, la Recommandation Rec(2003)13 se lit ainsi :

« (...)

Rappelant que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ;

Rappelant que les droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute société démocratique ;

Soulignant l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal ;

Considérant les intérêts éventuellement conflictuels protégés par les articles 6, 8 et 10 de la Convention et la nécessité d’assurer un équilibre entre ces droits au regard des circonstances de chaque cas individuel, en tenant dûment compte du rôle de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme pour garantir le respect des engagements contractés au titre de la Convention ;

(...)

Désireux de promouvoir un débat éclairé sur la protection des droits et intérêts en jeu dans le cadre des reportages effectués par les médias sur les procédures pénales, ainsi que de favoriser de bonnes pratiques à travers l’Europe, tout en assurant l’accès des médias aux procédures pénales ;

(...)

Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres :

1. de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,

2. de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et

3. de les porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des juristes praticiens et des professionnels des médias.

Annexe à la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales

Principe 1 – Information du public par les médias

Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.

Principe 2 – Présomption d’innocence

Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable.

En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé.

(...)

Principe 6 – Information régulière pendant les procédures pénales

Dans le cadre des procédures pénales d’intérêt public ou d’autres procédures pénales attirant particulièrement l’attention du public, les autorités judiciaires et les services de police devraient informer les médias de leurs actes essentiels, sous réserve que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquêtes de police et que cela ne retarde pas ou ne gêne pas les résultats des procédures. Dans le cas des procédures pénales qui se poursuivent pendant une longue période, l’information devrait être fournie régulièrement.

(...)

Principe 8 – Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours

La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »

B. Droit comparé

22. En ce qui concerne la question des sanctions prévues en cas de violation du secret de l’instruction, la Cour dispose d’éléments de droit comparé concernant 30 États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Lettonie, l’ex‑République yougoslave de Macédoine, Lituanie, Luxembourg, Monaco, Moldavie, Pologne, Portugal, République tchèque, Roumanie, Royaume-Uni, Russie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Turquie et Ukraine).

La divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnée en tant que telle dans tous ces États.

23. Dans 23 États membres sur 30, les sanctions ont une portée générale, c’est-à-dire qu’elles peuvent frapper toute personne ayant divulgué des informations couvertes par le secret de l’instruction. Dans les sept États restants (Autriche, Espagne, Lituanie, Luxembourg, Moldova, Roumanie et Ukraine), les sanctions ne visent que les personnes impliquées dans l’enquête pénale.

La majorité de ces 23 États ont opté pour des sanctions de nature pénale, tandis qu’en Estonie, en Fédération de Russie et en République tchèque, la violation du secret de l’instruction n’entraîne que des sanctions administratives.

EN DROIT

24. Le requérant allègue que sa condamnation pénale a entraîné une violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. L’arrêt de la chambre

25. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a conclu à la violation de l’article 10. Elle a d’abord considéré que la condamnation du requérant au paiement d’une amende, à raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans son article, constituait une ingérence dans le droit de l’intéressé à la liberté d’expression et que cette ingérence était prévue par la loi et poursuivait les buts légitimes suivants : empêcher « la divulgation d’informations confidentielles », garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et « la protection de la réputation (et) des droits d’autrui ».

26. La chambre a ensuite estimé qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une procédure judiciaire entamée à la suite d’un incident survenu dans des circonstances exceptionnelles, ayant immédiatement suscité l’intérêt du public et ayant conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait. Dans l’article incriminé, le requérant se penchait sur la personnalité de l’accusé et cherchait à comprendre son mobile, tout en mettant en exergue la manière dont les autorités policières et judiciaires traitaient l’accusé, qui semblait atteint de troubles psychiatriques. Dès lors, la chambre a conclu qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.

27. Cependant, la chambre a noté que le requérant, journaliste expérimenté, ne pouvait ignorer que les pièces entrées en sa possession étaient couvertes par le secret de l’instruction. Dans ces conditions, il était tenu de respecter les dispositions légales applicables en la matière.

28. Concernant la mise en balance des intérêts concurrents, la chambre a remarqué que le Tribunal fédéral s’était borné à constater que la divulgation prématurée tant des procès-verbaux d’audition que de la correspondance adressée au juge par le prévenu portait nécessairement atteinte à la présomption d’innocence et plus largement au droit du prévenu à un procès équitable. Or l’article litigieux n’abordait pas la question de la culpabilité de l’accusé et il avait été publié plus de deux ans avant la première audition de celui-ci sur les faits qui lui étaient reprochés. En outre, l’accusé avait été jugé par des tribunaux composés exclusivement de juges professionnels, à l’exclusion d’un jury populaire, ce qui réduisait également les risques de voir des articles tels que celui de l’espèce affecter l’issue de la procédure judiciaire.

29. Pour autant que le Gouvernement a allégué que la divulgation des documents couverts par le secret de l’instruction constituait une ingérence dans le droit du prévenu au respect de la vie privée, la chambre a estimé que ce dernier disposait de recours en droit suisse pour faire réparer l’atteinte à sa réputation, dont il n’a cependant pas fait usage. Ainsi le second but légitime invoqué par le Gouvernement perdait nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce.

30. S’agissant des critiques du Gouvernement relatives à la forme de l’article incriminé, la chambre a rappelé qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression.

31. Enfin, même si l’amende avait été infligée pour une infraction relevant des « contraventions », et que des sanctions plus lourdes, englobant des peines privatives de liberté, étaient envisagées pour la même infraction, la chambre a considéré qu’en raison de son effet dissuasif non négligeable en l’espèce, l’amende était disproportionnée au but poursuivi.

32. La chambre en a conclu que les motifs invoqués par les autorités nationales étaient pertinents mais pas suffisants pour justifier une telle ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression.

B. Les thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Le requérant

33. Le requérant admet que sa condamnation avait une base légale mais estime qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

34. Il soutient tout d’abord que la publication n’avait pas pour but de divulguer des informations confidentielles mais qu’elle répondait à un intérêt public, à savoir l’exigence d’informer la population sur des faits en relation avec un événement important ayant frappé l’esprit des habitants de Lausanne et de la Suisse romande.

Il considère que ces informations étaient, certes, formellement confidentielles, mais qu’elles n’étaient pas de nature à justifier le maintien du secret.

35. Le requérant indique également que la publication litigieuse n’a pas influencé les investigations en cours ni porté atteinte à la présomption d’innocence à l’égard du prévenu. S’agissant de ce dernier principe, le requérant souligne que, s’il lie les autorités étatiques, il ne saurait empêcher les particuliers de se forger une opinion avant l’issue d’un procès pénal. Il précise que, à l’instar de l’affaire Campos Dâmaso c. Portugal (no 17107/05, § 35, 24 avril 2008), aucun magistrat non professionnel ne pouvait être appelé à trancher cette affaire, qui fut d’ailleurs jugée par un tribunal composé exclusivement de juges professionnels. À cet égard, il considère qu’il ressort du jugement du Tribunal correctionnel du 23 novembre 2005 et de l’arrêt de la Cour de cassation pénale du 26 juin 2006 que l’article litigieux n’a eu aucun impact sur le procès de M.B. Le Tribunal fédéral, dans son arrêt, n’aurait d’ailleurs nullement démontré un tel impact, se bornant à des considérations d’ordre général sur les risques de collusion ou les dangers de disparition ou d’altération des preuves.

En outre, le requérant soutient que même si, au moment de la parution de l’article litigieux, on ne pouvait pas savoir que le procès du prévenu aurait lieu deux ans plus tard, ce qui aurait diminué d’autant plus l’impact potentiel de l’article sur la procédure en cours, il était certain que l’instruction conduisant au procès allait durer de longs mois.

36. En ce qui concerne la question de la protection du droit de M.B. au respect de la vie privée, le requérant rappelle que ce dernier n’avait pas saisi les tribunaux ni fait valoir ses moyens de droit. Selon le requérant, dans ces circonstances, la question de l’obligation positive de l’État de protéger la vie privée du prévenu reste une question théorique, alors que l’examen de la Cour devrait se faire in concreto. Il s’agirait, en l’espèce, d’une mise en balance « virtuelle » entre les droits d’un journaliste concrètement condamné au pénal et les droits d’un prévenu qui n’aurait pas entendu se prévaloir de son droit à la protection de sa vie privée alors qu’il en aurait eu la possibilité.

2. Le Gouvernement

37. Le Gouvernement ne conteste pas qu’il y ait eu ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression, et se réfère au constat de la chambre selon lequel cette ingérence était « prévue par la loi » et visait un « but légitime ».

38. Les arguments du Gouvernement portent essentiellement sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique.

39. Tout d’abord, le Gouvernement observe qu’en l’espèce il n’existait pas de raisons impérieuses d’informer le public permettant au requérant de passer outre le secret de l’instruction. Il se réfère pour cela à un certain nombre d’affaires jugées par la Cour où celle-ci aurait déduit l’existence d’un intérêt public de la notoriété des personnes visées par les procédures pénales en cause. S’appuyant sur l’arrêt Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue c. Belgique (no 64772/01, § 72, 9 novembre 2006), le Gouvernement souligne que le simple fait que les informations publiées puissent satisfaire une certaine curiosité du public ne peut suffire. Le Gouvernement renvoie également à la conclusion énoncée par le Tribunal fédéral dans son arrêt du 28 avril 2008, à savoir que, même si les circonstances de l’accident du Grand-Pont étaient inhabituelles et que le drame avait suscité une vive émotion au sein de la population, cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation.

Le Gouvernement considère ensuite que l’intérêt suscité par la médiatisation de l’affaire ne peut pas constituer en soi un « intérêt public » à la révélation d’informations classifiées. Plus concrètement, il conteste que la publication des lettres du prévenu puisse relever de l’intérêt public car ces lettres n’apportaient aucun éclairage sur les circonstances de l’accident et relevaient de la sphère privée du prévenu.

Le Gouvernement estime aussi que le même constat vaut pour la publication des extraits des procès-verbaux d’interrogatoire.

40. En ce qui concerne la mise en balance des intérêts en cause, le Gouvernement rappelle que le droit du public de recevoir des informations sur les activités judiciaires existe sous réserve que soient respectés les droits d’autrui à la présomption d’innocence, à un procès équitable et à la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention.

À cet égard, il souligne que le principe de subsidiarité sur lequel se fonde le système de la Convention veut que cet exercice de mise en balance incombe en premier lieu aux juridictions nationales, ce qui a été selon lui le cas en l’espèce puisque le Tribunal fédéral a procédé à un examen approfondi de la question.

41. Pour ce qui est du droit du prévenu au respect de la vie privée, le Gouvernement souligne que l’article litigieux comportait une photographie du prévenu en gros plan ainsi que toute une série d’informations strictement personnelles, y compris des éléments tirés des procès‑verbaux d’audition et des déclarations de son épouse et de son médecin traitant, outre, naturellement les lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction et comportant des détails sur sa vie privée en prison.

Le Gouvernement considère par ailleurs que la mise en contexte de l’article et les termes employés montraient la personnalité du prévenu sous un jour éminemment défavorable et indiscret.

Le Gouvernement rappelle que l’article 8 de la Convention implique une obligation positive inhérente à un respect effectif de la vie privée et que cette obligation positive est d’autant plus valable dans le cas de personnes vulnérables, comme un détenu qui semble de surcroît souffrir de troubles psychiques. Se référant à l’arrêt Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 104, CEDH 2012), le Gouvernement indique que les mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 relèvent de la marge d’appréciation des États et que, en l’espèce, l’application de l’article 293 du code pénal suisse constituait une mesure appropriée pour protéger la vie privée du prévenu.

Enfin, le Gouvernement considère que la chambre a éludé la question de la mise en balance entre le droit du requérant à l’exercice de la liberté de la presse et le droit du prévenu à la protection de sa vie privée puisqu’elle s’est limitée à constater que le prévenu n’avait pas intenté d’actions légales tendant à faire protéger ce droit, comme il en aurait eu pourtant la possibilité en droit suisse. Selon le Gouvernement, l’existence de voies de recours dont le prévenu aurait pu se prévaloir n’exonérait pas l’État de son obligation positive. Le Gouvernement ajoute que le prévenu, emprisonné et souffrant de troubles psychiques, n’était probablement pas en mesure d’intenter une action légale afin de défendre ses intérêts.

42. En ce qui concerne la protection de l’enquête en cours et de la présomption d’innocence, le Gouvernement soutient que le fait que l’audience a eu lieu plus de deux ans après la parution de l’article litigieux et la circonstance que le prévenu a été jugé par des magistrats professionnels et non par un jury populaire n’étaient pas connus au moment de la publication. C’est donc selon lui à tort que la chambre a pris ces éléments en compte dans son arrêt.

Par ailleurs, le Gouvernement considère que la Cour ne saurait exiger de lui qu’il apporte la preuve que la divulgation d’informations confidentielles a effectivement et concrètement porté préjudice aux intérêts protégés. Une telle exigence viderait d’une grande partie de son sens le secret de l’instruction.

43. En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction infligée, le Gouvernement souligne que l’amende ne dépassait pas la moitié des revenus mensuels du requérant et a été fixée en tenant notamment compte des antécédents judiciaires du requérant. Il souligne également que ce n’est pas le requérant lui-même mais son employeur qui s’est acquitté du montant de l’amende.

C. L’appréciation de la Cour

1. Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »

44. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a relevé qu’il ne prêtait pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant avait constitué une ingérence dans l’exercice par lui du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

45. Il n’était pas non plus contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir le code pénal suisse et le code de procédure pénale du canton de Vaud.

46. Dans son arrêt (paragraphes 40-41), la chambre a relevé par ailleurs que la mesure incriminée poursuivait des buts légitimes, à savoir empêcher « la divulgation d’informations confidentielles », garantir « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et « la protection de la réputation (et) des droits d’autrui », ce qui n’est pas non plus contesté par les parties.

47. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ces trois points.

2. Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

a) Principes généraux

48. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24), ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007-V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) et Pentikäinen c. Finlande ([GC], no 11882/10, § 87, CEDH 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

49. Par ailleurs, s’agissant du niveau de protection, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 46, CEDH 2007-IV, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012, et Morice, précité, § 125). Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général, ce qui est le cas, notamment, pour des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire, et ce alors même que la procédure judiciaire dont il est question ne serait pas terminée (voir, mutatis mutandis, Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal, no 1529/08, § 47, 29 mars 2011, et Morice, précité, § 125). Une certaine hostilité (E.K. c. Turquie, no 28496/95, §§ 79-80, 7 février 2002, Morice, précité, § 125) et la gravité éventuellement susceptible de caractériser certains propos (Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, § 57, CEDH 2001-III, Morice, précité, § 125) ne font pas disparaître le droit à une protection élevée compte tenu de l’existence d’un sujet d’intérêt général (Paturel c. France, no 54968/00, § 42, 22 décembre 2005, et Morice, précité, § 125).

50. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III, Thoma, précité, §§ 43‑45, et Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).

En effet, la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable. Le concept de journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques (Pentikäinen, précité, § 90, et les affaires qui y sont citées). Dans son arrêt dans l’affaire Pentikäinen, la Cour a souligné que le concept de journalisme responsable englobe aussi la licéité du comportement des journalistes et que le fait qu’un journaliste a enfreint la loi doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable (ibidem).

51. En particulier, on ne saurait considérer que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66) et le droit d’être présumé innocent (ibidem, § 68). Comme la Cour l’a déjà souligné à plusieurs reprises (ibidem, § 66, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 50, Recueil 1997‑V, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, et Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224‑225, 18 avril 2013) :

« les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale ».

52. Par ailleurs, lorsqu’elle est appelée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, la Cour doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de l’article litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de cet article. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley c. Royaume‑Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015). Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover (no 2), précité, § 106, Axel Springer AG, § 87, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, § 91, tous précités).

53. La Cour considère qu’un raisonnement analogue doit s’appliquer dans la mise en balance des droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 § 1.

54. Enfin, la Cour rappelle qu’il convient de tenir compte de l’équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu. Grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager. C’est pourquoi, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (voir, entre autres, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 54, CEDH 2011), en particulier lorsqu’il s’agit de mettre en balance des intérêts privés en conflit.

Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, Palomo Sánchez et autres, précité, § 57, et, dernièrement, Haldimann et autres c. Suisse, no 21830/09, §§ 54 et 55, CEDH 2015).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

55. Dans la présente affaire, le droit du requérant d’informer le public et le droit du public de recevoir des informations se heurtent à des intérêts publics et privés de même importance, protégés par l’interdiction de divulguer des informations couvertes par le secret de l’instruction. Ces intérêts sont : l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, l’effectivité de l’enquête pénale et le droit du prévenu à la présomption d’innocence et à la protection de sa vie privée. À l’instar, mutatis mutandis, de ce qu’elle avait fait dans les arrêts Axel Springer AG (précité, §§ 89-95) ou Stoll (précité, §§ 108-161), la Cour estime nécessaire de préciser les critères devant guider les autorités nationales des États parties à la Convention dans la mise en balance de ces intérêts et donc dans l’appréciation du caractère « nécessaire » de l’ingérence s’agissant des affaires de violation du secret de l’instruction par un journaliste.

Ces critères se dégagent des principes généraux susmentionnés mais également, dans une certaine mesure, du droit des trente États membres du Conseil de l’Europe que la Cour a examiné dans le cadre de la présente requête (paragraphes 22-23 ci-dessus).

i. La manière dont le requérant est entré en possession des informations litigieuses

56. La Cour rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10 § 2 (Stoll, précité, § 141).

57. Dans la présente affaire, il n’a pas été allégué que le requérant se serait procuré les informations litigieuses de manière illicite (paragraphe 12 ci-dessus). Néanmoins, cette circonstance n’est pas nécessairement déterminante dans l’appréciation de la question de savoir s’il a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de la publication de ces informations. Or, comme la chambre l’a relevé à juste titre, le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer le caractère confidentiel des informations qu’il s’apprêtait à publier (ibidem, § 144). D’ailleurs, il n’a à aucun moment contesté que la publication de ces informations pouvait relever de l’article 293 du code pénal suisse, que ce soit devant les juridictions nationales ou devant la Cour (comparer avec Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 24, 7 juin 2007).

ii. La teneur de l’article litigieux

58. La Cour rappelle que la garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises », dans le respect de la déontologie journalistique (Stoll, précité, § 103).

Par ailleurs, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (ibidem, § 146 ; voir aussi Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no 16983/06, § 51, 19 janvier 2010). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Thoma, précité, §§ 45 et 46, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).

59. En l’espèce, la Cour note que, dans son arrêt du 29 avril 2008, le Tribunal fédéral a longuement examiné le contenu de l’article et en a conclu notamment que « [l]a mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence. »

60. Pour sa part, la Cour relève que, même si l’article litigieux n’exprimait aucune position quant au caractère intentionnel de l’acte dont été accusé le prévenu, il traçait néanmoins de ce dernier un portrait très négatif, sur un ton presque moqueur. Les titres utilisés par le requérant – « L’interrogatoire du conducteur fou », « La version du chauffard » et « Il a perdu la boule... » – ainsi que la photo en gros plan du prévenu, publiée en grand format, ne laissent aucun doute quant à l’approche sensationnaliste que le requérant avait entendu donner à son article. Par ailleurs, l’article mettait en exergue la vacuité des déclarations du prévenu et ses contradictions, qualifiées parfois explicitement de « mensonges à répétition », pour en conclure, sur le mode interrogatif, que par « ce mélange de naïveté et d’arrogance », M.B. faisait « tout pour se rendre indéfendable ». La Cour souligne que ces questions faisaient précisément partie de celles que les autorités judiciaires étaient appelées à trancher, tant au stade de l’instruction qu’à celui du jugement.

61. Sur ce point aussi, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de remettre en cause la décision, dûment motivée, du Tribunal fédéral.

iii. La contribution de l’article litigieux à un débat d’intérêt général

62. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a relevé que l’incident qui faisait l’objet de la procédure pénale en cause avait immédiatement suscité l’intérêt du public et conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait.

63. La Cour rappelle avoir déjà jugé que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale et que les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire concernent un sujet d’intérêt général (Morice, précité, § 152).

64. Dans la présente affaire, la Cour admet que le sujet à l’origine de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur le drame du Grand-Pont de Lausanne, relevait de l’intérêt général. Cet incident, tout à fait exceptionnel, avait suscité une très grande émotion au sein de la population et les autorités judiciaires elles-mêmes avaient jugé opportun de tenir la presse et le public informés de certains aspects de l’enquête en cours (paragraphe 11 ci‑dessus).

Toutefois, la question qui se pose est celle de savoir si le contenu de l’article et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction étaient de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (Stoll, précité, § 121 ; voir également Leempoel & S.A. ED. Ciné Revue, précité, § 72) ou simplement à satisfaire la curiosité d’un certain public sur les détails de la vie strictement privée du prévenu (mutatis mutandis, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 65, CEDH 2004‑VI, Société Prisma Presse c. France (déc.), nos 66910/01 et 71612/01, 1er juillet 2003, Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 40, Mosley, précité, § 114).

65. À cet égard, la Cour note qu’après un examen approfondi du contenu de l’article, de la nature des informations qui y étaient contenues et des circonstances entourant l’affaire du Grand-Pont de Lausanne, le Tribunal fédéral, dans un arrêt longuement motivé et qui ne révèle aucune trace d’arbitraire, a considéré que ni la divulgation des procès-verbaux d’audition ni celle des lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction n’avaient apporté un éclairage pertinent pour le débat public et que l’intérêt du public relevait en l’espèce « tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine » (paragraphe 16 ci-dessus).

66. De son côté, le requérant n’a pas démontré en quoi la publication des procès-verbaux d’audition, des déclarations de la femme et du médecin du prévenu, ainsi que des lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie en détention, était de nature à nourrir un éventuel débat public sur l’enquête en cours.

67. Dès lors, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son propre avis à celui du Tribunal fédéral (voir, mutatis mutandis, MGN Limited, §§ 150 et 155, Palomo Sánchez et autres, § 57, et Haldimann et autres, §§ 54 et 55, tous précités), juridiction qui bénéficiait en la matière d’une certaine marge d’appréciation.

iv. L’influence de l’article litigieux sur la conduite de la procédure pénale

68. Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par les article 10 et 6 § 1 méritent a priori un égal respect (paragraphe 53 ci-dessus), la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44). Elle souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part, les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire.

69. En l’espèce, bien que l’article litigieux ne privilégiât pas ouvertement la thèse d’un acte intentionnel, il était néanmoins orienté de manière à tracer du prévenu un portrait très négatif, mettant en exergue certains aspects troublants de sa personnalité et concluant que celui-ci faisait « tout pour se rendre indéfendable » (paragraphe 60 ci-dessus).

Force est de constater que la publication d’un article orienté de telle manière, à un moment où l’instruction était encore ouverte, comportait en soi un risque d’influer d’une manière ou d’une autre sur la suite de la procédure, que ce soit le travail du juge d’instruction, les décisions des représentants du prévenu, les positions des parties civiles ou la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause, indépendamment de la composition d’une telle juridiction.

70. La Grande Chambre considère qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales.

La légalité de ces mesures en droit interne, ainsi que leur compatibilité avec les exigences de la Convention, doivent pouvoir être appréciées au moment où les mesures sont prises et non, comme soutient le requérant, à la lumière de faits ultérieurs révélateurs de l’impact réel de ces publications sur le procès, telle la composition de la formation de jugement (paragraphe 35 ci-dessus).

71. C’est donc à juste titre que le Tribunal fédéral, dans son arrêt du 29 avril 2008, a considéré que les procès-verbaux d’interrogatoire et la correspondance du prévenu avaient fait « l’objet d’exégèses sur la place publique, [hors contexte,] au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et, [plus tard,] de l’autorité de jugement ».

v. L’atteinte à la vie privée du prévenu

72. La Cour rappelle que le droit à la protection de la réputation est un droit qui relève, en tant qu’élément de la vie privée, de l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06 § 40, 21 septembre 2010, et Axel Springer AG, précité, § 83). La notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels l’identification et l’orientation sexuelle, le nom, ou des éléments se rapportant au droit à l’image (S. et Marper c. Royaume‑Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle comprend des informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, et Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). Cependant, pour que l’article 8 entre en ligne de compte, l’attaque à la réputation personnelle doit atteindre un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (Axel Springer AG, précité, § 83).

73. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale, lesquelles peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91, Armonienė c. Lituanie, no 36919/02, § 36, 25 novembre 2008, Von Hannover (no 2), précité, § 98, et Söderman c. Suède [GC], nos 5786/08, § 78, CEDH 2013). Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre les abus de la part de tiers (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002, Von Hannover, précité, § 57, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 35, 15 janvier 2009, et Von Hannover (no 2), précité, § 98).

74. La Cour note que, pour remplir son obligation positive de garantir à une personne les droits tirés de l’article 8, l’État peut être amené à restreindre dans une certaine mesure les droits garantis par l’article 10 à une autre personne. Lors de l’examen de la nécessité de cette restriction dans une société démocratique en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui », la Cour peut ainsi être appelée à vérifier si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui peuvent apparaître en conflit dans certaines affaires, à savoir, d’une part, la liberté d’expression protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée garanti par les dispositions de l’article 8 (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), § 43, MGN Limited, précité, § 142, et Axel Springer AG, § 84, tous précités).

75. Selon le Gouvernement, dans la présente affaire, les autorités suisses avaient une obligation à la fois négative et positive de protéger la vie privée du prévenu. À cet égard, le Gouvernement rappelle à juste titre que les mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 relèvent de la marge d’appréciation des États. Il considère que l’article 293 du code pénal suisse, qui réprime la divulgation d’informations classifiées, remplissait en l’occurrence cette fonction.

76. La Cour a déjà examiné sous l’angle de l’article 8 la question du respect de la vie privée d’un prévenu dans le cadre d’une affaire de violation du secret de l’instruction. Dans l’arrêt Craxi c. Italie (no 2) (no 25337/94, § 73, 17 juillet 2003), elle a considéré que les autorités nationales n’étaient pas seulement soumises à une obligation négative de ne pas divulguer sciemment des informations protégées par l’article 8, mais qu’elles devaient également prendre des mesures afin de protéger efficacement le droit d’un prévenu, notamment au respect de sa correspondance.

Par conséquent, la Cour considère que la procédure pénale diligentée contre le requérant par les autorités cantonales de poursuite s’inscrivait bien dans le cadre de l’obligation positive de protéger la vie privée du prévenu qui incombait à la Suisse en vertu de l’article 8 de la Convention.

Par ailleurs, les informations divulguées par le requérant étaient de nature très personnelle, et même médicale, et incluaient notamment des déclarations du médecin traitant du prévenu (paragraphe 10 ci-dessus), ainsi que des lettres adressées par ce dernier, depuis son lieu de détention, au juge d’instruction chargé de l’affaire. Aux yeux de la Cour, ce type d’information appelait le plus haut degré de protection sous l’angle de l’article 8 ; ce constat est d’autant plus important que le prévenu n’était pas connu du public et que le simple fait qu’il se trouvait au centre d’une enquête pénale, certes pour des faits très graves, n’impliquait pas qu’on l’assimile à un personnage public qui se met volontairement sur le devant de la scène (voir, mutatis mutandis et a contrario, Fressoz et Roire, précité, § 50, et Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009).

77. Dans son arrêt du 1er juillet 2014, la chambre a considéré que la protection de la vie privée du prévenu, et notamment du secret de sa correspondance, pouvait être assurée par des moyens moins attentatoires à la liberté d’expression du requérant qu’une condamnation pénale. Aux yeux de la chambre, pour faire valoir ses droits au titre de l’article 8 de la Convention, le prévenu aurait pu se prévaloir des voies d’action civile dont il disposait en droit suisse.

La Cour considère que l’existence en droit interne de telles voies de recours civiles pour la protection de la vie privée ne dispense pas l’État de son obligation positive, telle qu’elle découle, dans chaque cas, de l’article 8 de la Convention envers tout accusé dans un procès pénal.

78. De toute manière, quant aux circonstances particulières de la présente affaire, il est à noter que, au moment de la publication de l’article litigieux, le prévenu se trouvait en détention, et donc dans une situation de vulnérabilité. Par ailleurs, rien dans le dossier n’indique qu’il était informé de la parution de l’article et de la nature des informations qui y figuraient. Au surplus, il souffrait vraisemblablement de troubles psychiques, ce qui accentuait sa vulnérabilité. Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux autorités cantonales d’avoir considéré que, pour remplir leur obligation positive de protéger le droit de M.B. au respect de sa vie privée, elles ne pouvaient se contenter d’attendre que M.B. eût pris lui‑même l’initiative d’intenter une action civile contre le requérant et d’avoir par conséquent opté pour une démarche active, fût-elle de nature pénale.

vi. La proportionnalité de la sanction prononcée

79. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Stoll, précité, § 153). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (ibidem, § 154).

80. Au demeurant, la Cour note que la divulgation d’informations couvertes par le secret de l’instruction est sanctionnée dans chacun des trente États membres du Conseil de l’Europe dont la législation a été étudiée dans le cadre de la présente affaire (paragraphes 22-23 ci-dessus).

81. Certes, la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale en matière de liberté d’expression (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 54, Recueil 1998‑IV, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998‑VII, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 66, CEDH 1999-VI, et Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 58, CEDH 2011, Morice, précité, § 127). Toutefois, en l’espèce, la Cour considère que le recours à la voie pénale ainsi que la sanction infligée au requérant n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Le requérant fut condamné initialement à un mois de prison avec sursis (paragraphe 14 ci-dessus). Cette peine fut ensuite commuée en une amende de 4 000 CHF, somme qui fut fixée en tenant compte des antécédents judiciaires du requérant et qui ne fut pas déboursée par le requérant lui-même mais avancée par son employeur (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette sanction punissait la violation du secret d’une instruction pénale et protégeait en l’occurrence le bon fonctionnement de la justice ainsi que les droits du prévenu à un procès équitable et au respect de sa vie privée.

Aux yeux de la Cour, dans ces conditions, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risquait d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours.

vii. Conclusion

82. Au vu de ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu avait été valablement effectué par le Tribunal fédéral, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par quinze voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 mars 2016.

Lawrence EarlyMirjana Lazarova Trajkovska
JurisconsultePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente du juge Lopez Guerra ;

– opinion dissidente de la juge Yudkivska.

M.L.T.
T.L.E.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA

(Traduction)

1. À l’instar de la chambre, et contrairement à la Grande Chambre, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

2. Cette affaire présente un grand intérêt. Elle concerne la portée et les limites du droit à la liberté d’expression, droit qui revêt une importance capitale pour le maintien d’« un régime politique véritablement démocratique », selon les termes du préambule à la Convention européenne des droits de l’homme. Elle est également intéressante en ce qu’elle traite des limites de ce droit relativement à la liberté de rendre compte d’une procédure judiciaire en cours, qui peuvent avoir de profondes répercussions juridiques et sociales dans une société démocratique.

3. En résumé, il faut rechercher en l’espèce si les restrictions et la peine imposées au requérant par les autorités internes ont emporté violation du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1. Ces restrictions et cette peine étaient fondées sur les dispositions de l’article 293 du code pénal suisse. Il y a lieu de noter que cet article contient une interdiction générale de publier tout ou partie des actes ou d’une instruction déclarés secrets, sans référence à l’existence éventuelle d’un intérêt public ou privé justifiant pareille interdiction. Il s’agit d’une interdiction inconditionnelle, une seule exception s’appliquant, d’après la loi, « si le secret livré à la publicité est de peu d’importance ».

4. Le droit à la liberté d’expression non seulement protège le domaine d’activité d’un individu mais, selon la jurisprudence de la Cour abondamment citée dans l’arrêt de la Grande Chambre, il constitue également l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. La liberté d’expression n’est pas uniquement un droit subjectif, elle est aussi une garantie objective de la démocratie. En outre, d’après la jurisprudence de la Cour, un aspect particulier de la liberté d’expression, à savoir la liberté de la presse, joue un rôle éminent dans les sociétés démocratiques. Par conséquent, et la jurisprudence de la Cour le souligne d’ailleurs, les garanties dont la presse doit jouir revêtent une importance particulière.

5. En conséquence, lorsque des restrictions sont apportées à la liberté de la presse, les lois les imposant et leur application par les juridictions internes appellent un examen attentif. En ce qui concerne cet examen, la Cour a indiqué que l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place (voir, parmi beaucoup d’autres, Morice c. France [GC], no 29369/10, § 125, 23 avril 2015) à des restrictions à la liberté d’expression s’agissant de questions d’intérêt général.

6. À cet égard, et ainsi que l’énonce le raisonnement de la Grande Chambre (paragraphe 64 du présent arrêt), le sujet de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur le drame du Grand-Pont de Lausanne et l’enquête judiciaire en cours, relevait de l’intérêt général. De plus, les événements à l’origine de cette procédure ont eu un retentissement considérable dans l’opinion publique, non seulement en raison des informations fournies par les médias et par les autorités elles-mêmes, mais essentiellement en raison de leur gravité (trois morts et huit blessés), et de leur lien avec un sujet de préoccupation commun et général dans toutes les sociétés, à savoir les causes et les circonstances des accidents de la circulation.

7. Par ailleurs, le style informel voire familier utilisé par l’auteur des informations n’entre pas en ligne de compte pour déterminer si les événements rapportés relèvent ou non de l’intérêt général. La Cour a déclaré à maintes reprises que la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (paragraphe 58 du présent arrêt).

8. Toute restriction à la liberté d’expression doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Concernant la notion de nécessité, depuis l’arrêt Handyside (c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 88, série A no 24), la Cour a dit à plusieurs reprises que « l’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Dès lors, la question qui se posait en l’espèce était de savoir s’il existait réellement un besoin social impérieux d’infliger une peine au journaliste requérant lorsqu’il a rendu compte d’une question d’intérêt général.

9. La Grande Chambre avance deux motifs à l’appui de ce besoin : la protection de la procédure pénale contre une influence indue et la sauvegarde de la vie privée du prévenu. Toutefois, à la lumière des faits de l’espèce, j’estime que ces motifs ne justifiaient pas réellement de restreindre la liberté d’expression du requérant.

10. Premièrement, en ce qui concerne le risque que l’article du requérant influe d’une manière indue sur la procédure pénale, il y a lieu de noter que les informations publiées ne contenaient aucun élément explicite voire implicite concernant la culpabilité ou l’innocence du prévenu. La Grande Chambre admet en fait que le requérant n’a pas privilégié la thèse d’un acte intentionnel de la part du prévenu (paragraphe 69 du présent arrêt). Le requérant s’était au contraire borné à reproduire les déclarations du prévenu, sans livrer d’observations ou d’avis sur l’issue éventuelle de l’affaire. On a donc peine à comprendre comment l’article du requérant a pu influer sur un jugement futur d’un tribunal.

En outre, l’article du journaliste a été publié environ trois mois après les événements, et bien avant les décisions des juridictions internes. Eu égard au déroulement normal d’une procédure judiciaire, il est tout simplement inconcevable que des informations publiées dans un journal à faible tirage puissent avoir une quelconque influence sur un jugement rendu bien plus tard. En fait, le premier jugement dans l’affaire a été rendu par le tribunal d’arrondissement de Lausanne deux ans et un mois après la publication des informations pour lesquelles le requérant a été condamné. Dès lors, au moment de la publication de l’article, il n’existait aucun risque d’ingérence dans la conduite de la procédure, en particulier compte tenu du fait que le jugement en question devait être rendu par un tribunal composé de juges professionnels qui ne se laisseraient très probablement pas influencer par un article de presse.

11. Deuxièmement, il n’existait aucun besoin social impérieux d’imposer une restriction à la liberté d’expression du requérant aux fins de protéger la vie privée du prévenu.

À cet égard, d’un point de vue procédural, notre Cour a en fait insisté à maintes reprises sur les obligations positives de l’État de protéger la vie privée des individus. Toutefois, en l’espèce, la personne qui aurait subi une ingérence dans sa vie privée du fait de l’article du requérant n’a jamais cherché à défendre son droit à la vie privée en exerçant l’un des recours dont elle disposait en droit interne. Le prévenu n’a laissé entendre à aucun stade qu’il y avait eu une atteinte à sa vie privée. Au contraire, ce sont les autorités publiques qui ont utilisé cette affaire pour appliquer l’interdiction faite par le code pénal suisse de publier des informations concernant une procédure secrète. Il n’y a jamais eu de conflit entre le droit à la liberté d’expression et le droit à la vie privée, le prévenu n’ayant jamais invoqué ce droit.

12. De plus, il existait d’autres moyens, moins préjudiciables à la liberté de la presse, de protéger la vie privée du prévenu. D’ailleurs, l’État a l’obligation de protéger les données privées concernant un accusé durant une procédure judiciaire, essentiellement en empêchant qu’elles soient divulguées à la presse par les actions ou omissions d’agents de l’État ou par des personnes tenues au secret de la procédure.

13. D’un point de vue matériel, même si les informations avaient en fait trait à certains aspects de la vie privée du prévenu, ces aspects (par exemple son état mental) se rapportaient aux questions essentielles d’un événement d’intérêt général. En outre, certaines informations prétendument privées concernant l’accusé, par exemple les lettres du juge relatives aux conditions de la détention provisoire de l’intéressé, n’ont aucun lien avec des questions intimes ou privées.

14. Dès lors, compte tenu de la nature des informations en question et du fait que la personne visée par les informations publiées n’a jamais formé de recours judiciaire pour se plaindre d’une intrusion dans sa vie privée, les autorités publiques n’avaient en l’espèce aucune raison de restreindre la liberté d’expression du journaliste requérant en lui infligeant une peine.

15. En ce qui concerne la proportionnalité de la sanction (4 000 francs suisses), il y a lieu de se pencher sur deux aspects. Premièrement, la peine est loin d’être symbolique, compte tenu du montant élevé de l’amende. En outre, une sanction de cette importance a de toute évidence un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression, suscitant des sentiments de crainte et d’insécurité chez les journalistes quant à leurs publications futures.

16. Certes, ainsi que l’arrêt de la Grande Chambre le souligne (paragraphes 22‑23 du présent arrêt), il n’existe aucune norme européenne en la matière. Dans certains pays, il est interdit aux parties à une affaire et aux agents publics de divulguer, dans le cadre d’une procédure judiciaire, des informations couvertes par le secret. Toutefois, dans ces pays, lorsque des informations secrètes sont divulguées à la presse, l’interdiction et les sanctions ne visent pas les journalistes qui publient ces informations. Cependant, dans d’autres pays, l’interdiction s’étend également aux journalistes, comme c’est le cas en Suisse avec l’article 293 du code pénal, qui, de surcroît, comme je l’ai indiqué plus haut, ne ménage aucune exception en présence de questions présentant un intérêt général impérieux.

Bien entendu, la présente affaire ne traite pas de la compatibilité générale de la Convention avec des dispositions de ce type ou avec l’article 293 du code pénal suisse ; elle concerne plutôt l’application spécifique par les autorités nationales de la loi en vigueur. Comme la chambre l’a souligné au paragraphe 53 de son arrêt, on ne saurait considérer que la conception formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293 du code pénal, a empêché les tribunaux internes, y compris le Tribunal fédéral, d’appliquer et d’interpréter le droit d’une manière compatible avec le droit à la liberté d’expression consacré par la Convention. Ce ne sont pas les dispositions sur le secret telles qu’elles figurent dans le code pénal qui font l’objet de l’arrêt de la Cour, mais c’est leur application spécifique par les autorités suisses dans l’affaire du requérant qui est considérée.

17. Or, bien que la nature de la disposition du code pénal suisse sur le secret ne soit pas le principal objet de la présente affaire, les termes de cette disposition ne sont pas dépourvus de pertinence pour l’appréciation de l’application de la loi par les tribunaux internes, étant donné que le code renferme une interdiction générale concernant la divulgation d’informations relatives à des questions secrètes. En fait, il s’agit là de l’une des raisons qui ont amené la Grande Chambre à conclure à la violation de la Convention.

L’expérience montre qu’il n’est pas rare qu’une procédure judiciaire porte sur des questions qui non seulement présentent un intérêt général mais qui sont aussi directement liées au fonctionnement du régime démocratique et aux responsabilités des détenteurs du pouvoir politique, social ou économique, au sujet desquelles les journalistes ont le droit de rendre compte. Bien que la présente affaire ne se rapporte pas à ce type de questions, étant donné qu’elle a trait à un article spécifique sur une procédure concernant un accident de la circulation, le point qu’elle soulève revêt une dimension plus générale. Une interprétation de l’article 10 de la Convention qui valide expressément ou tacitement des clauses générales et inconditionnelles restreignant des publications concernant une procédure judiciaire serait incompatible avec la défense et la protection effectives de la liberté d’expression, en particulier la liberté de la presse. Indépendamment de la question de l’opportunité de ce type de clauses, je considère qu’il y a lieu de soumettre leur application à un contrôle particulièrement strict afin d’éviter de restreindre des libertés qui sont essentielles pour le fonctionnement d’une société démocratique.

18. En conclusion, j’estime que la Grande Chambre aurait dû suivre l’avis de la chambre et constater une violation de l’article 10 § 1 de la Convention, au motif que les autorités internes ont appliqué une interdiction générale de divulguer des informations, restreignant ainsi la liberté de la presse sur une question d’intérêt général, sans fournir de raisons suffisantes pour justifier que la restriction relevait des limites du droit à la liberté d’expression établies par la Convention.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

« La liberté d’expression et l’équité de la procédure sont deux des principes les plus chers de notre civilisation, et il serait extrêmement difficile d’opérer un choix entre eux. »

Le juge Black dans Bridges v. California[1]

Lorsqu’une affaire qui a fortement divisé la chambre est renvoyée devant la Grande Chambre, cela signifie généralement que des principes importants doivent être clarifiés. La présente affaire a offert la possibilité de nuancer la façon d’aborder la mise en balance, d’une part, de l’intérêt des médias à rendre compte de procès en cours, et, d’autre part, de la protection de la vie privée d’un accusé et des intérêts de la justice. La majorité a décidé que, dans les circonstances particulières de l’espèce, ces derniers intérêts appelaient une plus grande protection.

Certes, l’article 10 est la seule disposition de la Convention qui mentionne les responsabilités du bénéficiaire d’un droit garanti. La majorité s’est appuyée en l’espèce sur la notion de « journalisme responsable », telle que développée dans la jurisprudence de la Cour et résumée récemment dans l’arrêt de Grande Chambre dans l’affaire Pentikäinen c. Finlande[2]. À mon grand regret, je ne puis souscrire ni au raisonnement ni à la conclusion de la majorité.

Le 8 septembre 2013, une tragédie est survenue sur le Grand-Pont de Lausanne, faisant trois morts et huit blessés graves en quelques secondes. Pour une ville relativement petite, il s’agissait d’un incident d’envergure : presque chaque habitant aurait pu connaître les victimes ou leurs proches, ou aurait pu se trouver sur les lieux au moment de l’incident. Le souhait d’une personne de découvrir ce qui était arrivé à ses voisins et pourquoi des citoyens n’avaient pas été protégés a été dédaigneusement qualifié de « curiosité malsaine » par le Tribunal fédéral, qui abondait ainsi dans le sens de George Bernard Shaw, selon lequel « les gens s’intéressent surtout à ce qui ne les concernent pas ».

On a peine à comprendre les motifs pour lesquels le tribunal suisse a dit qu’« [o]n ne pouvait à cet égard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance tenante sur l’état de l’enquête ». Cette position a privé les Lausannois de leur droit à être informés de l’enquête sur un incident qui les avait choqués. À ma grande déception, la majorité souscrit à ce raisonnement.

La Grande Chambre reproche au requérant de n’avoir « pas démontré en quoi la publication des procès-verbaux ou d’audition, des déclarations de la femme et du médecin du prévenu, ainsi que des lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction et qui portaient sur des questions anodines concernant le quotidien de sa vie en détention, était de nature à nourrir un éventuel débat public sur l’enquête en cours » (paragraphe 66 du présent arrêt). Or, c’était précisément, et naturellement, l’état mental de M.B. à l’époque de la commission de l’infraction (et l’appréciation par les autorités de cet état) qui intéressait au plus haut point le grand public. Dès lors, non seulement les déclarations médicales mais également les lettres que le prévenu avait adressées au juge d’instruction et dans lesquelles il revendiquait certains droits et privilèges et les explications des membres de la famille de l’intéressé pouvaient donner au grand public une idée de l’attitude de M.B. à l’égard de l’infraction qu’il avait commise.

Comme la Cour suprême des États-Unis l’a dit dans Sheppard v. Maxwell[3], « la presse ne se contente pas de publier des informations sur des procès mais elle pallie aussi le risque d’une erreur de justice en soumettant la police, les procureurs et la procédure judiciaire à un ample examen et à une large critique par le public ». D’après le juge Brennan, « des informations, une critique et un débat libres et vigoureux sont de nature à contribuer à la compréhension par le public de la prééminence du droit et du fonctionnement de l’ensemble du système de justice pénale, ainsi qu’à l’amélioration de la qualité de ce système en le soumettant aux effets salutaires de l’exposition publique et de l’obligation de rendre compte »[4].

Pour « anodines » que puissent paraître les questions concernant le quotidien de la vie d’un prévenu en détention, la publication d’informations s’y rapportant empêche tout ce qui se passe « à huis clos » de tomber dans l’indifférence ou l’ignorance.

Dans son arrêt de principe Sunday Times c. Royaume-Uni[5], la Cour a exposé sa position sur le rôle de chien de garde de la presse :

« À [la] fonction [des médias] consistant à communiquer [des informations] s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. »

Une ingérence dans la vie privée d’une personne est une conséquence inévitable de ce rôle de chien de garde. Il reste à rechercher si l’ingérence en question n’a pas dépassé des limites acceptables.

Au paragraphe 50 du présent arrêt, la Cour réitère sa jurisprudence selon laquelle la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Il y a lieu de noter que toutes les affaires, à l’exception d’une, se rapportent à cet égard à des procédures civiles dirigées contre les requérants, et que des violations de l’article 10 ont été constatées dans toutes ces affaires à raison du rôle des médias. La seule exception est l’affaire Tourancheau et July c. France[6], dans laquelle la Cour, par une majorité très étroite de quatre voix contre trois, a conclu à la non-violation de l’article 10 à raison de la condamnation des requérants, qui avaient publié des extraits d’actes de procédure pénale avant le procès. Toutefois, dans cette affaire, l’article litigieux renfermait des informations – extraits de déclarations faites par l’un des prévenus à la police et au juge d’instruction et commentaires d’un autre prévenu (qui avait donné une autre version des événements) – qui étaient clairement de nature à entraver la suite de la procédure ; l’auteur de l’article soutenait également que la version de l’un des prévenus était plus fiable, ce qui aurait bien entendu pu influencer le jury.

Il n’y a rien de similaire en l’espèce. La majorité admet que « l’article litigieux ne privilégi[ait] pas ouvertement la thèse d’un acte intentionnel ». Toutefois, elle a estimé qu’« un portrait très négatif » de l’accusé, mettant en exergue « certains aspects troublants de sa personnalité » et concluant que celui-ci faisait« tout pour se rendre indéfendable » (paragraphe 69 du présent arrêt) était de nature à influer de façon négative sur la suite de l’instruction.

Étant dans l’incapacité d’adhérer à cette conclusion, je souscris sans réserve aux déclarations formulées par la Cour suprême des États-Unis dans Sheppard v. Maxwell : « en l’absence de « menace pour l’intégrité de la procédure », nous avons toujours exigé que la presse ait toute liberté, même si nous avons parfois eu à déplorer son sensationnalisme ».

La majorité n’a pas estimé que l’intégrité de l’instruction avait été entamée, c’est-à-dire que la publication des informations avait entravé la suite de la procédure en révélant des informations qui, aux fins d’une enquête adéquate, ne devaient pas être divulguées, par exemple, aux coprévenus ou à des témoins. Elle a en revanche eu recours aux termes suivants, extrêmement vagues : « la publication (...) comportait en soi un risque d’influer d’une manière ou d’une autre sur la suite de la procédure, que ce soit le travail du juge d’instruction, les décisions des représentants du prévenu, les positions des parties civiles ou la sérénité de la juridiction appelée à juger la cause ». À mon avis, un préjudice potentiel non identifié pour l’instruction ne saurait fonder la condamnation d’un journaliste.

En ce qui concerne la violation du droit du prévenu à la protection de sa vie privée, ce qui me frappe en l’espèce c’est le degré de paternalisme dont ont fait preuve les autorités de l’État : faute de plainte pertinente du prévenu ou des membres de sa famille au sujet d’une atteinte à la vie privée, elles ont engagé une procédure pénale contre le requérant pour remplir leurs obligations positives découlant de l’article 8. À cet égard, je n’ai pas pu davantage souscrire à la conclusion de la chambre selon laquelle : « c’est à M.B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privée » (paragraphe 56 de l’arrêt de la chambre).

La Grande Chambre a toutefois souligné qu’on ne voyait pas très bien si M.B. avait même eu connaissance de l’article en question ou s’il s’était senti vulnérable (le fait que son épouse ait également été mentionnée dans l’article mais qu’elle n’ait pas considéré cette mention comme une atteinte est totalement passé sous silence). La majorité est parvenue à une conclusion extraordinaire, élargissant l’étendue des obligations positives incombant à l’État au titre de l’article 8 en déclarant que les autorités « ne pouvaient se contenter d’attendre que M.B. eût pris lui-même l’initiative d’intenter une action civile contre le requérant », et que leur recours à des poursuites pénales pour protéger la vie privée d’une personne qui ne demande pas à être protégée était parfaitement justifié dans les circonstances de l’espèce. Il y a lieu de rappeler que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’obligation positive qui incombe à l’État en vertu de l’article 8 peut s’étendre aux questions touchant à l’effectivité d’une enquête pénale s’agissant d’actes graves qui mettent en jeu des valeurs fondamentales et des aspects essentiels de la vie privée ; en revanche, pour ce qui est des actes interindividuels de moindre gravité, même lorsqu’il y a une atteinte à l’intégrité morale, l’obligation qui incombe à l’État, au titre de l’article 8, n’implique pas toujours l’adoption de dispositions pénales s’il existe des recours civils aptes à fournir une protection suffisante (voir le résumé de la jurisprudence pertinente dans Söderman c. Suède[7].

Non seulement la présente affaire ne portait pas sur l’intégrité physique ou morale de M.B., mais qui plus est le requérant n’a fait sur la vie privée de celui-ci aucune révélation extrêmement intime de nature à justifier des poursuites pénales.

Quant aux obligations positives découlant de l’article 8, la majorité renvoie à l’arrêt Craxi c. Italie[8]. Toutefois, cette affaire concernait les obligations positives d’enquêter sur la manière dont des informations confidentielles avaient été divulguées. En l’espèce aussi les obligations positives auraient exigé une enquête sur la façon dont la fuite s’était produite, mais non l’imposition de sanctions pénales à un journaliste qui avait utilisé cette fuite.

À mon sens, en l’absence d’action civile de la partie lésée, on peut considérer la procédure qui a été engagée comme une réaction excessive des autorités.

Il y a lieu de noter que dans son examen en trois étapes du critère de proportionnalité classique, la Cour doit, après avoir recherché si les moyens de l’ingérence étaient appropriés (Eignung), apprécier la nécessité de l’ingérence (Erforderlichkeit) et vérifier si une mesure moins restrictive aurait pu être mise en œuvre, et procéder ensuite seulement à la mise en balance du but et de l’impact de la mesure (Zumutbarkeit). En l’espèce, le critère ne passe pas la deuxième étape – les autorités n’ont pas vérifié si l’effet recherché pouvait être atteint par une ingérence moins grave qu’une condamnation pénale, c’est-à-dire si d’autres mesures auraient pu atténuer l’effet prétendument indésirable de l’article publié.

Dans Nebraska Press Association v. Stuart, précité, la Cour suprême des États-Unis a abordé le problème de l’imposition de restrictions préalables interdisant à la presse de publier avant le procès des informations telles que l’existence d’aveux d’un accusé ou la teneur de ceux-ci. Appréciant l’ingérence en question, la Cour suprême a reconnu que pour garantir à l’accusé son droit à un procès équitable, les tribunaux pouvaient adopter des mesures moins restrictives, mais que la protection de la liberté de la presse nécessitait, par exemple, de changer le lieu du procès, de donner des instructions non équivoques au jury, d’isoler les jurés, de limiter les déclarations extrajudiciaires des avocats, des parties, des témoins, des auxiliaires de justice, etc. Ces mesures, quels que fussent leur coût ou le temps requis pour leur mise en œuvre, permettaient de réaliser le but visé, à savoir garantir le droit à un procès équitable et protéger le jury contre une influence extérieure, sans porter excessivement atteinte à la liberté de la presse.

Enfin, toute condamnation pénale a inévitablement un « effet dissuasif » et le fait que le requérant n’a jamais purgé sa peine d’emprisonnement de un mois avec sursis, qui a été par la suite commuée en amende, ne modifie en rien cette situation.

En résumé, j’estime que le requérant entendait participer à un débat public sur une question sérieuse d’intérêt général, à savoir une procédure pénale en cours, que les Lausannois souhaitaient suivre non pas pour satisfaire une « curiosité malsaine » mais pour s’assurer que l’infraction ne demeurerait pas impunie. La réponse disproportionnée des autorités, à savoir une condamnation pénale, a emporté violation de l’article 10 de la Convention.

Il y a cent vingt ans environ, l’éminent juriste russe, Ivan Foinitskiy a dit :

« [l]a transparence permet de maintenir un échange de vues constant entre les juges et la société et ainsi la justice entretient un lien avec la réalité. Il est plus important pour les citoyens d’être convaincus que leur tribunal est juste et bon que d’avoir une juridiction qui dit la vérité absolue. Cette confiance du public dans la dignité de la justice est possible à la seule condition que le public ait connaissance de chaque étape de l’activité judiciaire »[9].

Plus d’un siècle plus tard, le Comité des Ministres a souligné que « le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal », sous réserve de certaines limitations[10].

La Cour a toujours considéré que la presse concourait au maintien d’un système judiciaire efficace, ne laissant guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression s’agissant de questions telles que l’intérêt public à une bonne administration de la justice. À mon sens, le présent arrêt constitue un abandon regrettable de cette position adoptée de longue date.

* * *

[1]. 314 US, 252, 260 (1941).

[2]. Pentikäinen c. Finlande [GC], no 11882/10, CEDH 2015.

[3]. 384 US 333 (1966).

[4]. Nebraska Press Association v. Stuart, 427 U.S. 593, (1976)

[5]. Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), § 65, 26 avril 1979, série A no 30.

[6]. Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005.

[7]. Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, §§ 78‑85, CEDH 2013.

[8]. Craxi c. Italie (no 2), no 25337/94, 17 juillet 2003.

[9]. I. Foinitskiy, “The course of criminal proceedings: in 2 volumes”, SPb., 1898, volume 1, pp. 96-97.

[10]. Voir la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, paragraphe 21 du présent arrêt.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-161899
Date de la décision : 29/03/2016
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté de communiquer des informations;Liberté de recevoir des informations)

Parties
Demandeurs : BÉDAT
Défendeurs : SUISSE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PONCET C. ; HOFFMANN D.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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