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26/01/2016 | CEDH | N°001-160092

CEDH | CEDH, AFFAIRE ALPAR c. TURQUIE, 2016, 001-160092


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPAR c. TURQUIE

(Requête no 22643/07)

ARRÊT

STRASBOURG

26 janvier 2016

DÉFINITIF

26/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Alpar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jo

n Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier ...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ALPAR c. TURQUIE

(Requête no 22643/07)

ARRÊT

STRASBOURG

26 janvier 2016

DÉFINITIF

26/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alpar c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Julia Laffranque, présidente,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paul Lemmens,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22643/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Turgut Alpar (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté devant la Cour par Me M. Erbil, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant dénonce en particulier une violation de l’article 3 de la Convention.

4. Le 25 mars 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5. Le requérant est né en 1973 et réside à Istanbul.

1. Genèse de l’affaire

6. Le requérant indique que, le 9 mai 2002, à 3 heures, lui-même et H.B. (à ses dires sa fiancée à la date des événements, son épouse à ce jour) ont été arrêtés par la police pour un contrôle d’identité à la sortie d’un restaurant à Şişli (Istanbul). Selon le requérant, les policiers ont demandé l’identité de la femme qui l’accompagnait. Il leur aurait répondu qu’elle était sa fiancée. Les policiers l’auraient alors traité de menteur, l’auraient insulté et leur auraient demandé de présenter leurs pièces d’identité. Enfin, ils les auraient tous deux emmenés au poste de police où ils les auraient frappés.

7. Le même jour, le requérant et H.B. furent examinés par les médecins de l’hôpital de Şişli Etfal. Le rapport médical correspondant indiquait que le requérant et H.B. présentaient de nombreuses blessures.

8. Selon les tests d’alcoolémie effectués à 7 h 10, le requérant avait 0,22 g/l (gramme par litre de sang) d’alcool dans le sang, alors que H.B. en avait 1,93.

9. Toujours le même jour, les policiers portèrent plainte contre le requérant et H.B. pour outrage à agent. Un des policiers, U.K., indiqua dans sa déposition du même jour que lui-même et ses collègues A.B. et Y.D. s’étaient rendus sur place vers 4 h 45 à la suite d’un appel téléphonique selon lequel un individu essayait de forcer une femme à monter dans une voiture devant l’entrée d’un club à Şişli. Il dit que, arrivés sur les lieux, ils avaient vu un individu tentant de faire monter de force une femme dans une voiture en la maintenant par les épaules et qu’ils s’étaient approchés pour comprendre la situation et intervenir. Il ajouta que le requérant les avait insultés en s’opposant à leur intervention et que, plus ils cherchaient à le calmer, plus il devenait agressif. Il soutint que, pour maîtriser l’intéressé, ils avaient essayé de le calmer en le « prenant dans leurs bras » mais que celui‑ci avait alors essayé d’étrangler Y.D. Il déclara encore que, alors qu’ils tentaient de maîtriser l’homme, qui aurait été ivre, celui-ci avait heurté le pare-chocs de leur véhicule garé le long du trottoir, était tombé par terre et s’était ensuite cogné volontairement contre la carrosserie. Quant à la femme qui accompagnait le requérant, elle aurait elle aussi insulté la police.

10. Dans leurs dépositions du même jour, les policiers A.B. et Y.D. relatèrent les faits de manière similaire. Comme leur collègue, ils déclarèrent que le requérant les avait insultés et menacés, et qu’il avait prétendu avoir des amis haut placés dans l’administration et dans la justice.

11. Selon le rapport établi par le commissaire en chef M.O., le même jour, vers 4 h 45, la police avait été prévenue par téléphone qu’une femme avait été enlevée dans la rue à Şişli (Istanbul). Les policiers se seraient rendus sur place et auraient vu le requérant se disputer avec une femme et la traîner par terre. Les policiers ayant voulu intervenir, le requérant les aurait insultés, il se serait montré agressif, aurait frappé le pare-chocs de la voiture de police garée et puis aurait tenté de s’enfuir. Le commissaire en chef M.O. indiquait en outre que, selon les rapports médicaux établis par l’hôpital de Şişli Etfal, les policiers A.B. et Y.D. avaient été blessés et avaient nécessité une interruption de travail d’un jour.

12. Le 10 mai 2002, le médecin légiste de Şişli établit un rapport médical selon lequel le requérant présentait les blessures suivantes : ecchymoses sur la joue droite, derrière l’oreille gauche, dans la région lombaire gauche, hématome sensible et ecchymose de 1 x 2 cm sur le bras droit, et ecchymose et hématome de 4 x 5 cm sous l’œil droit. Le rapport indiquait en outre que les blessures ne présentaient pas de risque vital pour le requérant et il concluait à une incapacité de travail de dix jours.

13. Le même jour, le médecin légiste de Şişli établit un rapport médical selon lequel H.B. présentait des zones érythémateuses sur la partie postérieure du bras droit, une ecchymose de 2 x 2 cm sur le bras gauche et une ecchymose de 2 x 5 cm sur le bras droit. Il indiquait en outre que les blessures ne présentaient pas de risque vital pour H.B. et il concluait à une incapacité de travail de cinq jours.

2. La procédure pénale engagée à l’encontre du requérant et de H.B.

14. Par un acte d’accusation du 10 mai 2002, le parquet de Şişli engagea une action pénale à l’encontre du requérant et de H.B. pour outrage et insulte à agent. Dans l’acte d’accusation, le parquet réitéra les allégations des policiers en soulignant que ces derniers s’étaient rendus sur place à la suite d’un appel téléphonique, que, arrivés sur les lieux, ils avaient vu que le requérant et une femme se disputaient, que le requérant tentait de faire monter cette femme dans une voiture en la traînant par terre, que lorsqu’ils s’étaient rapprochés pour comprendre la situation et intervenir, le requérant les avait insultés et agressés en s’opposant à leur intervention et que H.B. les avait également insultés.

15. À des dates non précisées, d’abord le tribunal correctionnel de Şişli condamna le requérant et H.B. du chef de résistance à agent public en vue de se sauver (görevli memura kendini kurtarmak için direnmek), et ensuite la Cour de cassation cassa le jugement en ordonnant l’application de la nouvelle loi qui était plus favorable aux prévenus.

16. Par un jugement du 20 septembre 2005, en se conformant à l’arrêt de la Cour de cassation, le tribunal correctionnel de Şişli condamna le requérant et H.B. à une peine d’emprisonnement de deux mois, puis la convertit en une peine d’amende. Le tribunal décida finalement de surseoir à l’exécution de la peine d’amende à raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite des accusés. Dans ses attendus, il constata que les policiers qui étaient en uniforme étaient intervenus parce que le requérant et la femme qui l’accompagnait se battaient, qu’il n’y avait aucune raison de ne pas croire les déclarations des policiers et que les prévenus, dans leurs dépositions, avaient implicitement accepté qu’il y avait eu une altercation entre eux. Il conclut que finalement leur acte devait être qualifié de résistance à agent public en vue de prendre la fuite, mais non pas d’outrage et insulte à agent public.

17. À une date non identifiée, le requérant forma un pourvoi devant la Cour de cassation.

18. Le 29 mai 2007, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.

3. La procédure pénale engagée à l’encontre des policiers

19. Entretemps, le 21 octobre 2003, le requérant avait porté plainte contre les trois policiers en question. Se référant au rapport médical du médecin légiste de Şişli du 10 mai 2002, il soutenait qu’il avait été torturé et insulté par les policiers. Il ajoutait que ceux-ci auraient dû être poursuivis d’office, mais que, depuis l’incident, aucune enquête n’avait été déclenchée à leur encontre.

20. Le 22 octobre 2003, le procureur de la République de Şişli demanda à la direction de la sûreté de Şişli d’identifier les policiers en question et de lui faire parvenir tous les documents concernant l’arrestation du requérant.

21. Le 11 décembre 2003, le procureur de la République de Şişli entendit un des policiers, A.B. Celui-ci soutint que, le jour de l’incident, le requérant frappait une femme et la traînait dans la rue, et que, lorsque les policiers étaient intervenus, il leur avait demandé de ne pas s’en mêler au motif que la femme était sa fiancée. Il indiqua que le requérant et sa fiancée les avaient ensuite insultés. Il précisa que ni lui ni ses collègues ne les avaient frappés et que les blessures que le requérant et la femme qui l’accompagnait présentaient devaient résulter de leur propre querelle.

22. Le 15 décembre 2003, le 26 avril 2004, le 8 septembre 2004 et le 4 juillet 2007, le procureur de la République de Şişli demanda à la direction de la sûreté de Şişli d’entendre les deux autres policiers, Y.D. et U.K., également présents lors de l’incident.

23. Le 27 février 2004, le procureur de la République de Şişli entendit le requérant.

24. Le 27 juillet 2006, la direction de la sûreté de Şişli informa le procureur que Y.D. était décédé en 2004 et que U.K. avait été muté à Bingöl le 23 juin 2003. Le 5 avril 2007, U.K. fut entendu par deux policiers à Bingöl, sur une demande écrite du procureur de la République de Şişli datée du 27 février 2007. Il exposa que, accompagné de ses collègues, il s’était rendu sur place vers 3 heures ; qu’ils avaient demandé au requérant de leur montrer sa pièce d’identité, et ce non pas de manière arbitraire, mais parce qu’il aurait agressé une femme et l’aurait traînée par terre ; que le requérant et la femme en question s’étaient mis à les insulter ; qu’ils avaient finalement dû les appréhender pour outrage et insulte à agent, les faire monter dans le véhicule de police et les emmener au commissariat afin de prendre leurs dépositions.

25. Le 12 janvier 2009, le procureur de la République de Şişli prononça un non-lieu à poursuivre pour insuffisance de preuve. Il précisa qu’en tout état de cause le délai de prescription était écoulé.

26. Le 28 avril 2009, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta l’opposition formée par le requérant.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

27. Invoquant les articles 3, 6 et 13 de la Convention, le requérant allègue qu’il a été victime de violences policières et qu’il a été privé d’une enquête effective à ce sujet. Il dénonce en outre une durée excessive de la procédure.

28. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits), et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 59, 9 juillet 2015), la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous le seul angle de l’article 3 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

29. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

A. Sur les allégations de mauvais traitements

30. Le requérant soutient avoir subi après son arrestation des traitements contraires à l’article 3 de la Convention. À l’appui, il présente un rapport médical établi le 10 mai 2002 par le médecin légiste de Şişli. Il soutient également que les policiers ont utilisé à son encontre une force disproportionnée lors de son arrestation.

31. Le Gouvernement indique que, lors de l’intervention des policiers, le requérant était sous l’empire de l’alcool, qu’il avait continué à brutaliser la femme qui l’accompagnait, qu’il avait également agressé les policiers verbalement et physiquement, qu’ensuite il avait perdu l’équilibre et était tombé par terre et que finalement les policiers avaient dû utiliser la force pour le maîtriser.

32. Par ailleurs, le Gouvernement ne met pas en doute le constat des blessures figurant dans le rapport médical du requérant. Toutefois, selon lui, les blessures en question sont dues aux agissements agressifs de l’intéressé. Disant se référer aux dépositions des policiers, le Gouvernement soutient que c’est le requérant qui avait agressé les policiers qui s’apprêtaient à intervenir et qu’il avait de lui-même cogné le pare-chocs de la voiture de police garée sur le lieu de l’incident. Il serait également possible que H.B., qui se battait avec le requérant, ait causé ses blessures tout en se défendant.

33. La Cour rappelle que des allégations de mauvais traitements doivent être soutenues par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161 in fine, série A no 25, Labita c. Italie [GC], nos 26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010, § 92, et Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, § 82, 28 septembre 2015).

34. La Cour observe que les positions des parties sont opposées quant à l’origine des blessures : pour le Gouvernement, ces blessures avaient pour origine l’altercation qui avait opposé le requérant et sa compagne et les comportements agressifs du requérant lors de l’intervention des policiers; pour le requérant, qui ne se prononce pas sur sa dispute avec sa compagne ni sur ce qui se serait passé au poste de police, les blessures résultaient des violences exercées sur lui par les policiers pendant et après son arrestation.

35. Même si le Gouvernement ne met pas en cause la véracité du rapport médical relatif au requérant et l’existence des blessures qui y sont mentionnées, au vu des divergences existant entre les explications fournies par chacune des parties, la Cour estime ne pas être en mesure, à partir des éléments dont elle dispose, d’affirmer avec un degré suffisant de certitude que les lésions du requérant sont uniquement le résultat de violences qui lui auraient été infligées pendant l’intervention et postérieurement à son arrestation.

36. En effet, la Cour observe d’abord qu’il ressort des tests d’alcoolémie effectués à 7 h 10 du jour de l’incident (paragraphe 8 ci-dessus), des dépositions des policiers (paragraphe 9 ci-dessus), du rapport établi par le commissaire en chef M.O. (paragraphe 11 ci-dessus) et du jugement du tribunal correctionnel de Şişli du 20 septembre 2005, confirmé par l’arrêt de la Cour de cassation du 29 mai 2007, que le requérant et surtout la femme qui l’accompagnait présentaient un taux assez élevé d’alcoolémie et qu’ils avaient une altercation dans la rue avant l’arrivée sur place des policiers, et que le requérant avait montré une certaine résistance lorsque les policiers avaient demandé à vérifier son identité et essayé d’intervenir et de l’arrêter. Elle estime qu’il n’est pas exclu qu’une partie voire l’intégralité des blessures du requérant trouve son explication dans ce contexte.

37. La Cour observe ensuite que le requérant n’a pas présenté suffisamment de détails, ni lors de sa plainte devant les juridictions internes ni devant la Cour, de nature à étayer ses allégations quant au déroulement des faits et aux mauvais traitements qu’il aurait subis après son arrestation et pendant qu’il était au poste de police ; il n’a fait que s’appuyer sur le rapport médical pour ses allégations.

38. Dès lors, un examen des faits de la présente affaire ne fait pas ressortir des éléments permettant à la Cour d’établir que les blessures révélées sur le corps du requérant se soient produites en raison de l’utilisation d’une force disproportionnée à son encontre lors de son arrestation ou après l’arrestation, au poste de police.

39. Il s’ensuit que le grief du requérant tiré du volet matériel de l’article 3 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

B. Sur le caractère effectif des investigations

40. Le requérant soutient qu’il n’a pas bénéficié d’une enquête effective alors qu’il avait été victime de violences policières. Il dénonce en outre une durée excessive de la procédure.

41. Le Gouvernement indique que le requérant a porté plainte contre les policiers environ dix-huit mois après les faits. Il soutient que le procureur de la République a mené une enquête effective, et qu’il a entendu les policiers A.B. et U.K. ainsi que le requérant. Il précise qu’il n’a pas été possible d’interroger le policier Y.D., décédé entre-temps.

Le Gouvernement ajoute qu’il a connaissance de la jurisprudence de la Cour en matière de durée de l’enquête, y compris le procès qui suit l’instruction.

1. Sur la recevabilité

42. La Cour vient de conclure que le grief tiré du volet matériel de l’article 3 est manifestement mal fondé (paragraphe 39, ci-dessus). Cela n’empêche pas que le grief tiré du volet procédural soit déclaré recevable. En effet, même si la commission de mauvais traitements par des agents de l’État n’est pas établie devant la Cour, il demeure possible que le requérant ait soutenu de manière défendable, au moment des faits et au moment de déposer une plainte à cet égard, avoir subi de tels traitements, et qu’eu égard à une telle allégation il y eut une obligation d’enquêter sur les faits (voir, par exemple, Mudayevy c. Russie, no 33105/05, §§ 113 et 114, 8 avril 2010). La Cour estime qu’il en est ainsi en l’espèce. Elle constate par ailleurs que le procureur de la République de Şişli a bien ouvert une enquête suite à la plainte déposée par le requérant. Le grief tiré du volet procédural de l’article 3 ne saurait donc, dans les circonstances de la présente affaire, être déclaré manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

Comme ce grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

43. S’agissant de l’obligation pour les autorités nationales d’ouvrir et de mener une enquête effective, la Cour se réfère aux principes qui se dégagent de sa jurisprudence (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, §§ 316-326, CEDH 2014 (extraits), et Bouyid, précité, §§ 115-123).

44. Ainsi, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Mocanu et autres, précité, § 317, et Bouyid, précité, § 116).

45. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Mocanu et autres, précité, § 318, et Bouyid, précité, § 117).

46. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Mocanu et autres, précité, § 323, et Bouyid, précité, § 121).

47. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Mocanu et autres, précité, § 183, et Bouyid, précité, § 123).

48. En l’espèce, la Cour constate que le procureur de la République a entendu l’un des policiers deux mois après la date de dépôt de la plainte par le requérant, qu’il a découvert environ deux ans et neuf mois après cette date que le deuxième policier était décédé en 2004, et qu’il a entendu le troisième environ trois ans et trois mois après cette date encore. Ensuite, il n’a rendu son ordonnance qu’en 2009, soit près de cinq ans et six mois après le dépôt de la plainte en question.

49. Par ailleurs, la Cour note que le procureur de la République et la cour d’assises ont rejeté la plainte de l’intéressé, et ce sans se livrer à un véritable raisonnement juridique. Elle relève que ces autorités n’ont pas cherché à justifier le degré de la force employée contre le requérant lors de son arrestation et que l’enquête pénale menée en l’espèce n’a pas porté sur les allégations de mauvais traitements du requérant après son arrestation. Le procureur de la République s’est borné à constater une insuffisance des preuves sans fournir aucune explication, ajoutant qu’en tout état de cause le délai de prescription était écoulé.

50. Dès lors, la Cour conclut que les autorités n’ont pas conduit d’enquête effective à la suite de la plainte du requérant. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

52. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

53. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

54. Statuant en équité, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 5 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

55. Le requérant demande également 2 400 EUR pour les frais et dépens qu’il aurait engagés devant la Cour. Il ventile sa demande comme suit : 1 470 EUR pour les honoraires d’avocat et 930 EUR pour les frais postaux, d’assistance et de traduction. À l’appui de sa prétention, il fournit le barème tarifaire du barreau d’Istanbul ainsi qu’une note de frais établie par son représentant pour les frais de traduction, d’assistance et de papeterie.

56. Le Gouvernement estime que cette demande n’est pas justifiée et il invite la Cour à la rejeter.

57. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

58. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief du requérant tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithJulia Laffranque
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-160092
Date de la décision : 26/01/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ALPAR
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ERBIL M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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