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12/01/2016 | CEDH | N°001-159912

CEDH | CEDH, AFFAIRE RODRIGUEZ RAVELO c. ESPAGNE, 2016, 001-159912


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RODRIGUEZ RAVELO c. ESPAGNE

(Requête no 48074/10)

ARRÊT

STRASBOURG

12 janvier 2016

DÉFINITIF

12/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Rodriguez Ravelo c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Luis López Guerra,
George Nicolaou,
Helen Keller,
J

ohannes Silvis,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE RODRIGUEZ RAVELO c. ESPAGNE

(Requête no 48074/10)

ARRÊT

STRASBOURG

12 janvier 2016

DÉFINITIF

12/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Rodriguez Ravelo c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Helena Jäderblom, présidente,
Luis López Guerra,
George Nicolaou,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48074/10) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Fernando Rodríguez Ravelo (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. de A. Sanz Gandasegui, avocat de l’État.

3. Le requérant, avocat en exercice, se plaint d’une violation de l’article 10 de la Convention. Il allègue que sa condamnation au pénal pour délit de calomnie, prononcée en raison des expressions employées par lui dans le cadre d’une demande civile présentée par écrit au nom de son client devant le juge de première instance no 13 de Las Palmas, a porté atteinte à son droit au respect de la liberté d’expression.

4. Le 18 octobre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1970 et réside à Puerto del Rosario (Las Palmas).

A. Le contexte de l’affaire

6. Le 4 novembre 1999, Mme F. réclama une partie d’un terrain inclus dans le lot no 951 ou bien dans le lot no 2527 qui appartiendraient à P.

7. Par une décision du 22 janvier 2001 du juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario (révisée ultérieurement à deux reprises en 2004) rendue dans le cadre d’une procédure civile enregistrée sous le no 506/1999, Mme F. se vit reconnaître la propriété du terrain réclamé.

8. Le 22 mai 2001, P. vendit ses propriétés à D.

9. Mme F. demanda que son terrain fût inscrit au registre foncier, inscription qui fut refusée, la propriété acquise n’étant pas suffisamment précise.

10. Le 6 avril 2004, Mme F. présenta une demande « en interprétation » (aclaración) de la décision du 22 janvier 2001 devant le juge no 2 pour qu’il précise que son terrain avait fait partie du lot 951 et que P. (ancien propriétaire) avait été correctement cité, faute de quoi l’inscription ne pouvait pas avoir lieu.

11. Le 12 juillet 2004, le juge no 2 indiqua que le terrain de Mme F. faisait partie du lot no 951 et que les citations à P avaient été faites correctement.

12. Mme F. présenta alors les décisions du 22 janvier 2001 et du 12 juillet 2004 devant le registre foncier et demanda de nouveau l’inscription de son terrain.

13. Le fonctionnaire du registre foncier constata que ni D. - ni P. - n’avaient été cités, et suspendit la procédure d’inscription.

14. Mme F. présenta alors une nouvelle demande en interprétation devant le juge no 2. Le 10 mars 2005, ce dernier informa alors D. de l’existence de la procédure.

15. Le requérant, avocat de la société D. – la partie adverse –, présenta une demande en annulation de la procédure. Cette demande fut déclarée irrecevable par une décision rendue le 14 avril 2004 par le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario (ci-après « le juge de première instance no 2 »). Le recours d’amparo présenté par la suite fut aussi déclaré irrecevable.

16. Entre-temps, le 29 juin 2005, le juge de première instance no 2 avait informé le responsable des services du registre foncier de Puerto del Rosario que l’existence de la procédure no 506/1999 avait été portée à la connaissance de la société D. le 10 mars 2005. Le responsable en question estima toutefois qu’il ne ressortait pas des documents fournis que la société D. avait été correctement citée et entendue dans la procédure, et il suspendit la procédure d’inscription foncière.

17. Le 26 juillet 2005, Mme F. présenta alors un recours contre la décision précitée du responsable des services du registre foncier de Puerto del Rosario. Par une décision du 27 avril 2006, la direction générale des registres et des notaires fit droit à la demande de Mme F. et ordonna audit responsable de procéder à l’inscription du droit de propriété de Mme F. sur le terrain en cause. L’inscription en cause fut alors faite en faveur de Mme F.

18. Le 24 juillet 2006, la société D., représentée par le requérant, présenta devant le juge de première instance no 13 de Las Palmas une demande civile tendant à la déclaration de nullité de la décision du 27 avril 2006 prise par la direction générale des registres et des notaires. Dans cette demande, le requérant indiquait, entre autres, que les faits tels qu’exposés par le juge de première instance no 2 dans sa décision du 22 janvier 2001 (révisée ultérieurement) ne reflétaient pas la réalité. Il contestait aussi, entre autres, la décision du juge de première instance no 2 en ce que ce dernier aurait attribué la propriété du terrain en cause à Mme F. sans en informer en temps utile la société D. – qui était selon lui propriétaire du bien en cause. La teneur de la demande était la suivante :

« La décision [adoptée par le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario le 12 juillet 2004, en interprétation] est radicalement nulle en raison de divers motifs tels que l’inexactitude de son contenu (il est indiqué que la demande de réparation a été formulée dans un délai de deux jours alors qu’en vérité elle a été introduite trois ans, deux mois et quatorze jours après la notification de l’ordonnance), (...) l’inexistence du paragraphe 3 de l’article 202 de la loi hypothécaire [auquel elle fait référence] ou l’affirmation selon laquelle les notifications au titulaire du droit foncier prévues par la loi ont été effectuées alors que ces dernières n’ont jamais eu lieu.

(...)

Le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario a volontairement décidé de fausser la réalité, ayant pour seul objectif de donner une apparence de légalité à ce qui n’était qu’une tentative illégitime d’usurper à [la société] D. une partie du terrain que celle-ci avait préalablement acquis. Le juge n’a pas hésité à mentir en affirmant que la demande avait été présentée dans les délais (..) et que les notifications prévues par la loi hypothécaire avaient été effectuées.

(...) Loin de se contenter de l’interminable succession d’infractions commises dans la procédure, le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario a décidé d’en commettre encore une.

(...) Au vu de la demande, le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario a décidé de faire un pas en avant dans son injustifiable façon de procéder, en rendant une décision dans laquelle, sans aucune honte, elle a décidé de procéder à la notification de l’existence de la procédure [no 506/1999] à [la société] D.

Sur la base du rapport mensonger émis par [le juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario], dans lequel figurent des indications fausses et malintentionnées, la direction générale des registres et des notaires, par une décision du 27 avril 2006, a accueilli le recours présenté [par Mme F.] et ordonné l’inscription au registre foncier du terrain en cause. »

19. Par un jugement du 14 novembre 2006, le juge de première instance no 13 de Las Palmas débouta la société D.

20. Cette dernière, représentée par le requérant, fit appel. Le requérant précisa dans son mémoire qu’il aurait dû porter plainte au pénal contre le juge de première instance no 2 pour délits de prévarication et de faux en écriture mais qu’il avait finalement décidé de présenter une demande civile, ce qui selon lui avait été une grave erreur de sa part étant donné qu’il avait été inculpé pour calomnies (paragraphe 21 ci-dessous). Par un arrêt du 10 octobre 2008, l’Audiencia provincial de Las Palmas, faisant droit à la demande de la société D., déclara nulle la décision du 27 avril 2006 de la direction générale des registres et des notaires et ordonna l’annulation de l’inscription foncière effectuée en application de ladite décision.

B. La procédure pénale objet de la présente requête

21. Entre-temps, le 27 juillet 2006, le juge de première instance no 13 de Las Palmas avait communiqué la demande civile présentée par le requérant le 24 juillet 2006 (paragraphe 18 ci-dessus) au procureur en chef du Tribunal supérieur de justice des îles Canaries. Celui-ci décida d’ouvrir une procédure pénale pour délit présumé de calomnie à l’encontre du requérant.

22. Par un jugement du 28 avril 2008, le juge pénal no 4 de Las Palmas condamna le requérant à une peine d’amende de 30 euros (EUR) par jour pendant neuf mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté dont les modalités étaient les suivantes : le non-versement du montant de l’amende dû pour deux jours, soit 60 EUR, entraînait une privation de liberté d’un jour. Le juge pénal s’exprima dans les termes suivants :

« PREMIÈREMENT.- « (...) Sous cet angle, on n’aurait pas pu critiquer la demande qui, tout en [étant abrupte], mettait en évidence une possible erreur dès le début de la procédure numéro 506/1999 en raison de la confusion entre deux propriétés immatriculées, la numéro 2 527 et la numéro 951 (...), mais ceci est justement le sujet decidendi sur lequel l’organe juridictionnel saisi doit statuer (...). Mais mettre en évidence des prétentions légitimes moyennant des arguments plus ou moins frappants, comme [le requérant] le fait par exemple dans le treizième point de la partie « faits » de sa demande, dans lequel il s’exprime comme suit : « loin de se contenter de l’interminable succession d’infractions commises dans la procédure, le juge de première instance nº 2 de Puerto del Rosario a décidé d’en commettre encore une (...) », est une chose, et employer des expressions qui objectivement portent sérieusement atteinte à l’honneur du juge de première instance nº 2 de Puerto del Rosario et lui imputer au moins deux faits punissables dont nous parlerons par la suite en est une autre. En ce sens, l’avocat, et en même temps accusé, n’a eu aucun embarras à employer des expressions telles que « l’inexactitude de son contenu (...) » ou « le caractère faux lorsqu’elle affirme que » (...) (en se référant au contenu d’une décision judiciaire) ou à affirmer que « le juge de première instance nº 2 de Puerto del Rosario a décidé volontairement de fausser la réalité, ayant pour seul objectif de donner une apparence de légalité à ce qui n’était qu’une tentative illégitime d’usurper à [la société] D. une partie du terrain que celle-ci avait préalablement acquis » [et que la juge] n’a pas hésité à mentir ni « à faire un pas en avant dans son injustifiable façon de procéder, en rendant une décision dans laquelle, sans aucune honte, elle a décidé de procéder à la notification de l’existence de cette procédure à [la société] D. » [Le requérant se réfère aussi] au « rapport fallacieux dressé par [le juge de première instance no 2] contenant des déclarations fausses formulées avec l’intention de nuire ».

(...) ».

DEUXIÈMEMENT.- Quant aux faits caractérisant la conduite de l’accusé, la jurisprudence relative aux conditions requises pour le délit de calomnie est bien établie et exige :

a) L’imputation d’un fait constitutif d’un délit à une personne, ce qui équivaut à attribuer ou imputer à cette personne ou à mettre sur son dos une infraction pénale d’un niveau grave et déshonorant (...).

b) L’imputation doit être fausse, subjectivement inexacte et sans rapport avec la réalité ou bien formulée en connaissance de sa fausseté ; le caractère faux de l’imputation doit être déterminé fondamentalement sur des paramètres subjectifs, selon le critère aujourd’hui dominant de « l’intention effective de nuire », sans oublier la présomption d’innocence.

c) Des imputations générales, vagues ou analogues ne sont pas suffisantes, il faut qu’elles se réfèrent à un fait évident, concret et déterminé, précis dans sa signification et pouvant faire l’objet d’une qualification juridique pénale ; l’imputation doit être dirigée contre une personne concrète et bien individualisée (...). Il ne peut pas s’agir d’un simple soupçon ou d’une faible supposition ; la fausse allégation doit contenir les éléments requis pour la définition du délit imputé, selon la description du type de délit, sans qu’il y ait besoin pour autant d’une qualification juridique de la part de son auteur.

d) Il faut enfin un élément subjectif consistant en l’intention de rendre infâme, de diffamer, de blâmer ou d’offenser [la personne visée par] le délit, la volonté de porter préjudice à l’honneur d’une personne, l’animus infamandi [c’est-à-dire la volonté de diffamer] révélateur de la mauvaise intention consistant en l’attribution à autrui de la commission d’un délit, ayant pour but le discrédit ou la perte de l’estime publique (...)

À la lumière de cette jurisprudence et se tournant vers le cas d’espèce, il n’y a pas de doute que l’accusé impute à la juge la commission d’un délit de faux en écriture, [au motif d’un] récit des faits mensonger, en rapport avec un délit de prévarication ou, à tout le moins, d’imprudence grave.

(...)

Et ces affirmations sont fausses dans la mesure où la décision du 12 juillet 2004, rendue par le juge de première instance no 2 n’a fait que redresser, à la demande de Mme F., des erreurs matérielles contenues dans la décision du 22 janvier 2001 et « ordonner l’annulation de l’inscription contradictoire, qui correspond à la propriété numéro 951 ». (...) Les deux erreurs détectées sont purement matérielles, et donc susceptibles d’être redressées à tout moment, c’est-à-dire [que] la décision du 12 juillet 2004 est cohérente avec la situation de fait établie par la décision précédente, décision qui ne peut pas être attribuée au [juge de première instance no 2] qui s’est trouvé devant une situation (...) déjà jugée, de façon juste ou erronée, trois ans avant que [Mme F.] n’en demande le redressement.

Il se trouve que, dans cette situation juridique [qui n’offrait pas de marge de manœuvre], à partir de la décision de redressement d’erreurs du 12 juillet 2004 et à la suite de l’inscription effectuée par le responsable des services du registre foncier, le juge [de première instance no 2] a pris une série de décisions qui peuvent être discutables ou non, mais qui en tout état de cause ne doivent absolument pas accueillir les insultes et les expressions diffamatoires proférées par écrit dans la demande du requérant. L’avocat aujourd’hui accusé doit savoir que, indépendamment de la question de l’exactitude des décisions (...), lesdites décisions étaient susceptibles de recours moyennant lesquels les vices de procédure auraient dû être [invoqués] (...).

En définitive, avec le chapelet d’expressions versées par l’accusé, qui vont bien au-delà du droit légitime de défense, et tout en oubliant la condition faillible des [êtres] humains (...), [le requérant] a sciemment choisi la voie de l’insulte et de la diffamation, [et ce] sans méconnaître, étant donné ses connaissances juridiques, la portée de ses expressions ni, par conséquent, [le fait que celles-ci pouvaient tomber sous le coup des qualifications] juridiques du faux et de la prévarication (...) ».

23. Le requérant fit appel. Par un arrêt du 19 avril 2010, l’Audiencia provincial de Las Palmas confirma le jugement attaqué. Elle précisa ce qui suit :

« (...) [les expressions utilisées par le requérant], (...) mis à part le discrédit inutile et inopportun à l’égard du juge (...) de première instance nº 2 de Puerto del Rosario, impliquent aussi une attaque directe et injustifiée à l’encontre d’une telle professionnelle du pouvoir judiciaire qui, en ce qui nous intéresse, n’était absolument pas nécessaire, ni pour soutenir juridiquement la prétention civile formulée postérieurement à la conduite d[u juge] dans la procédure (...), ni pour défendre les droits ou intérêts de [la société commerciale représentée par l’avocat] ; sans oublier que la conduite que l’accusé attribue, de manière définitive et opiniâtre au juge en cause, pourrait tomber sous le coup du délit de prévarication (article 446 § 3 du CP), délit qui peut être poursuivi d’office et qui consiste en l’adoption d’une décision injuste qui enfreint une règle [légale] de manière manifeste, constituant une entorse grossière, claire et évidente du droit allant au-delà de la simple décision erronée (et évidemment au-delà de la simple décision contraire aux intérêts de la partie plaignante). La demande qui a donné lieu à la procédure civile contient des imputations de ce genre puisque l’on accuse le juge, sans aucun fondement, d’avoir menti et d’avoir volontairement faussé, dans l’intention de nuire, la réalité au moment de prendre des décisions dans une procédure [portant sur un droit] de propriété, avec le seul but de donner une apparence de légalité à ce que [le requérant] considère comme une tentative illégitime d’usurper à son client une partie de la propriété que celui-ci avait préalablement acquise. Cette imputation d’un délit, malintentionnée, disproportionnée, inutile et injustifiée, va au-delà de la critique légitime que l’on peut faire au sujet des procédures judiciaires et, bien entendu, met en évidence que tous les éléments qui composent le délit de calomnie sont réunis en l’espèce – ce que le juge pénal avait exposé dans le deuxième point de la partie « fondements juridiques » du jugement attaqué. Il ne reste plus qu’à dire, ou plutôt à rappeler, que les décisions adoptées par le juge de Puerto del Rosario (...) peuvent être approuvées ou non, peuvent être mises en cause dans un procès civil postérieur et peuvent même être finalement corrigées lors de ce dernier. Cela ne justifie pas pour autant l’abus commis par l’avocat dans la demande civile, ni l’imputation délictuelle non méritée, insensée et dépourvue de la moindre base factuelle et légale faite à l’encontre de la [juge], qui s’est bornée à s’acquitter de son obligation en agissant conformément à la loi et dans l’étendue de ses fonctions juridictionnelles ».

24. Le requérant saisit le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo sur le fondement des articles 24 (droit à l’équité de la procédure) et 20 § 1 a) et d) (droit au respect de la liberté d’expression) de la Constitution. Par une décision du 28 juin 2010, la haute juridiction rejeta le recours, faute pour le requérant de démontrer que son recours revêtait une « importance constitutionnelle spéciale »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

25. La loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (ci-après « LOPJ »), dans ses parties pertinentes en l’espèce relatives au régime disciplinaire des avocats, dispose ce qui suit :

Article 552

« Lorsque les avocats et avoués, dans les procédures dans lesquelles ils interviennent, manquent aux obligations dont ils doivent s’acquitter en application de [la présente] loi ou des lois de procédure, ils peuvent être sanctionnés selon les dispositions de ce chapitre, pourvu que le fait ne constitue pas un délit »

Article 553

« Les avocats et les avoués sont aussi sanctionnés disciplinairement pour leur conduite procédurale devant les juges et les tribunaux lorsque :

1e) dans leurs plaidoiries, ils manquent de respect (en s’adressant oralement ou par écrit, ou bien de fait) envers les juges et tribunaux, procureurs, avocats, greffiers ou tout intervenant ou toute autre personne ayant un rapport avec le procès (...) ».

Article 554

« 1. Les sanctions pouvant être infligées aux personnes mentionnées dans les deux dispositions précédentes sont :

a) Avertissement.

b) Amende dont le montant maximum sera celui prévu par le code pénal pour les peines infligées aux contraventions.

2. La sanction d’amende sera infligée en fonction de la gravité et des circonstances des faits commis (...) ».

26. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code pénal relatives au délit de calomnie sont libellées comme suit :

Article 205

« Constitue une calomnie le fait d’imputer un délit à autrui en sachant que c’est faux ou en mépris flagrant de la vérité. »

Article 206

« Les calomnies sont punies d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à deux ans ou d’une peine de douze à vingt-quatre mois-amende, si elles sont répandues avec publicité ou, autrement, d’une peine de six à douze mois-amende. »

Article 207

« Celui qui est accusé d’un délit de calomnie est exempté de toute peine s’il prouve [l’exactitude] du fait délictuel qu’il imputait à autrui. »

Article 215

« 1. Nul n’est condamné pour calomnies ou injures si ce n’est sur le fondement d’une plainte déposée par la personne offensée par le délit [imputé] ou par son représentant légal. La procédure est engagée d’office lorsque l’offense est dirigée contre un fonctionnaire public, une autorité ou un de ses agents sur des faits concernant l’exercice de ses fonctions.

2. Nul ne peut former une action pour des calomnies ou des injures proférées lors d’un procès sans l’autorisation préalable du juge ou du tribunal qui connaît ou a connu de la procédure.

3. Le pardon de l’offensé ou, le cas échéant, de son représentant légal éteint l’action pénale, sans préjudice des dispositions de l’article 130 § 1, 5e, alinéa 2 de ce code. »

Article 216

« Dans les délits de calomnie ou d’injure, il est considéré que la réparation du dommage comprend également la publication ou la divulgation du jugement de condamnation, aux frais de la personne condamnée pour ces délits, dans les délais et sous la forme que le juge ou le tribunal estiment comme étant les plus convenables, après audition des deux parties. »

27. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel en la matière prévoit ce qui suit :

Décision 55/2009 du 23 février 2009

« (...) 3. Le grief relatif à la prétendue atteinte au droit à la liberté d’expression doit également être rejeté [art. 20 § 1 a) de la Constitution espagnole (ci-après « la CE »)].

Ce Tribunal a déjà déclaré auparavant que l’exercice de ladite liberté par les avocats des parties, dans le cadre de la procédure judiciaire, « s’entend comme étant une liberté d’expression renforcée dont l’importance constitutionnelle spécifique résulte de sa connexité directe avec l’effectivité d’un autre droit fondamental, le droit à la défense du requérant (article 24 § 2 de la CE). (...) Toutefois, cette caractéristique de la liberté d’expression de l’avocat dans l’exercice de défense de son client doit être appréciée dans le cadre dans lequel elle est mise en œuvre et compte tenu de la finalité justifiant son régime privilégié. [Cette liberté] ne permet néanmoins pas la méconnaissance du respect dû aux autres parties présentes à la procédure et à l’autorité et à l’impartialité du pouvoir judiciaire, que l’article 10 § 2 de la Convention érige en tant que limites explicites à la liberté d’expression (...) ».

Selon cette jurisprudence, afin d’apprécier si les sanctions disciplinaires infligées aux avocats dans l’exercice de leurs fonctions de défense sont conformes au droit à la liberté d’expression, il faut considérer si les expressions utilisées par ces derniers étaient justifiées en raison des exigences de l’exercice du droit de défense, en tenant compte des circonstances de l’espèce, car ces dernières peuvent justifier une plus grande agressivité dans les arguments sans autres limitations que l’insulte et les propos malséants ou discrédit inutiles (...). Comme ce Tribunal l’a déclaré, la libre expression d’un avocat dans l’exercice de la défense de son client, « pourvu que soient exclus l’insulte et les propos malséants », doit être protégée par ce Tribunal lorsque, dans le cadre de [cet exercice], sont émis des affirmations et des jugements de valeur destinés à solliciter des organes judiciaires la protection des citoyens dans l’exercice de leurs droits et intérêts légitimes ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

28. Le requérant dénonce sa condamnation et la peine qui lui a été infligée en ce qu’elles s’analyseraient en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à s’exprimer librement dans le cadre de ses fonctions. Il invoque l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

29. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

30. Le requérant soutient que les expressions pour lesquelles il a été condamné au pénal étaient pertinentes pour la demande civile qu’il avait présentée au nom de son client. Selon lui, ces expressions étaient destinées à être lues par la partie adverse et par le juge chargé de l’affaire et elles n’avaient ni un caractère public ni vocation à être diffusées dans l’opinion publique. Le requérant affirme en outre que les expressions en cause étaient dépourvues de toute imputation au juge de première instance no 2 d’une conduite pénalement répréhensible et qu’elles n’étaient pas offensantes. Il ajoute que, en utilisant ces expressions, il avait pour seule prétention de souligner les manquements qui auraient été commis par ledit juge dans la procédure. Il rappelle que, par un arrêt du 10 octobre 2008, l’Audiencia provincial de Las Palmas a fait droit à la demande qu’il avait présentée au nom de son client et a ordonné l’annulation de l’inscription foncière effectuée en application de la décision du 27 avril 2006 de la direction générale des registres et des notaires (paragraphe 20 ci-dessus). Il estime que sa condamnation au pénal a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

31. Se référant au régime disciplinaire des avocats prévu aux articles 552 et suivants de la LOPJ (paragraphe 25 ci-dessus), le Gouvernement estime que la gravité des expressions utilisées par le requérant dépasse le cadre disciplinaire et que lesdites expressions constituent un délit de calomnie. Il renvoie à cet égard à la jurisprudence reproduite dans l’arrêt du juge pénal no 4 de Las Palmas en date du 28 avril 2008 (paragraphe 22 ci-dessus), ainsi qu’à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel (paragraphe 27 ci-dessus). Il indique, d’une part, que le devoir du juge est d’endurer des critiques plus larges que celles susceptibles d’être adressées à toute autre personne et, d’autre part, que la liberté d’expression des avocats est élargie par rapport à celle du restant des citoyens, « pourvu que soient exclus l’insulte et les propos malséants ».

32. Le Gouvernement fait observer que les expressions en cause ont été formulées par le requérant par écrit, de manière réfléchie, dans le cadre d’une affaire civile concernant la détermination de la propriété d’un bien rural. Il indique que les imputations faites par le requérant à l’encontre du juge de première instance no 2 étaient fausses et effectuées avec l’intention de diffamer et qu’elles allaient au-delà de la simple critique ou de la dénonciation d’éventuelles irrégularités qui seraient survenues au cours de la procédure no 506/1999. Il ajoute qu’elles attribuaient au juge en question la commission de délits tels que le faux et la prévarication et qu’elles avaient été faites de manière gratuite dans le cadre de l’exercice du droit de défense du requérant puisqu’aucun avantage juridique n’aurait pu être procuré au client de ce dernier par ce biais.

33. Le Gouvernement estime que la présente espèce diffère des affaires Kyprianou c. Chypre ([GC], no 73797/01, CEDH 2005‑XIII) et Nikula c. Finlande (no 31611/96, CEDH 2002‑II). Il précise que les expressions utilisées dans la présente cause sont d’une gravité exceptionnelle, qu’elles touchent à l’honneur de la personne concernée et à la fonction accomplie par celle-ci en tant que représentante du pouvoir judiciaire et qu’elles ont été réalisées dans le cadre de l’activité juridictionnelle.

34. Le Gouvernement estime que les organes juridictionnels internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en conflit, et il indique que lesdits organes, en prononçant la condamnation du requérant, ont infligé à ce dernier une simple amende qui ne pouvait impliquer de privation de liberté qu’en cas de non-paiement. Il ajoute que l’intéressé n’a d’ailleurs pas allégué une disproportion par rapport à sa capacité financière et qu’il s’est acquitté de l’amende à laquelle il avait été condamné. Le Gouvernement en conclut qu’en l’espèce les conditions requises par la jurisprudence de la Cour pour estimer légitime et justifiée la limitation du droit à la liberté d’expression du requérant sont réunies.

2. L’appréciation de la Cour

a) Existence d’une ingérence

35. La Cour estime que la condamnation du requérant par les juridictions nationales pour délit de calomnie à l’encontre du juge de première instance no 2 s’analyse en une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, au sens de l’article 10 § 1 de la Convention.

b) Justification de l’ingérence

36. La Cour rappelle qu’une restriction à la liberté d’expression d’une personne emporte violation de l’article 10 de la Convention si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cette disposition (Kyprianou, précité, § 168).

37. En l’espèce, la Cour observe que la condamnation et la peine du requérant étaient « prévues par la loi » et que, en outre, nul ne conteste que l’ingérence poursuivait le but légitime de protéger la réputation et les droits du juge de première instance no 2 de Puerto del Rosario et de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

38. Se pose donc uniquement la question de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression était « nécessaire dans une société démocratique ».

i. Principes généraux

39. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris en l’espèce la teneur des remarques reprochées au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a formulées. Elle doit notamment déterminer si l’ingérence en question était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit être convaincue que les autorités nationales ont appliqué des normes respectant les principes énoncés à l’article 10 et qu’elles se sont en outre fondées sur une évaluation acceptable des faits pertinents (Nikula, précité, § 44).

40. La Cour rappelle que le statut spécifique des avocats les place dans une situation centrale dans l’administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau. En outre, l’action des tribunaux, qui sont garants de la justice et dont la mission est fondamentale dans un État de droit, a besoin de la confiance du public. Eu égard au rôle clé des avocats dans ce domaine, on peut attendre d’eux qu’ils contribuent au bon fonctionnement de la justice et, ainsi, à la confiance du public en celle-ci (Schöpfer c. Suisse, arrêt du 20 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1052-1053, §§ 29-30, et autres références).

41. De plus, la Cour réaffirme que, outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. Si les avocats ont certes aussi le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, leurs critiques ne sauraient franchir certaines limites. À cet égard, il convient de tenir compte du juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public d’être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d’une bonne administration de la justice et la dignité de la profession d’homme de loi. Les autorités nationales jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité d’une ingérence en la matière, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur les normes pertinentes et sur les décisions les appliquant (arrêt Schöpfer précité, pp. 1053-1054, § 33). Toutefois, dans le cas d’espèce, il n’existe pas de circonstances particulières – telles qu’une absence évidente de concordance de vues au sein des États membres quant aux principes en cause ou à la nécessité de tenir compte de la diversité des conceptions morales – qui justifieraient d’accorder aux autorités nationales une large marge d’appréciation (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), arrêt du 26 avril 1979, série A no 30, pp. 35-37, § 59, qui renvoie à Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24 et Nikula, précité, § 46).

ii. Application à la présente espèce des principes énoncés ci-dessus

42. La Cour relève que, en l’espèce, le requérant a été condamné au pénal pour avoir critiqué le juge de première instance no 2 en raison des décisions prises par ce dernier dans le cadre d’une procédure civile au cours de laquelle le requérant défendait les intérêts de son client. Elle note que tant le juge pénal no 4 que l’Audiencia provincial de Las Palmas ont estimé que, par ses propos et sa conduite, le requérant avait montré un irrespect manifeste pour le juge de première instance no 2.

43. La Cour doit rechercher si, au vu des faits de la cause, un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, la nécessité de garantir la protection de l’autorité du pouvoir judiciaire et des droits d’autrui et, d’autre part, la protection de la liberté d’expression du requérant en sa qualité d’avocat.

44. En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions pénales ont condamné le requérant à une peine d’amende de 30 EUR par jour pendant neuf mois, assortie d’une peine de substitution de privation de liberté. Cette amende a été infligée en vertu de l’article 206 du code pénal qui dispose que les calomnies non répandues avec publicité sont punies d’une peine de six à douze mois-amende (paragraphe 26 ci-dessus). Force est de constater qu’il s’agit là d’une peine sévère. La Cour a maintes fois souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté (voir, mutatis mutandis, Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 114, CEDH 2004‑XI). Le caractère relativement modéré des amendes dont le non-versement peut entraîner une privation de liberté ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression. C’est particulièrement vrai s’agissant d’un avocat appelé à assurer la défense effective de son client (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011). D’une manière générale, s’il est légitime que les institutions de l’État soient protégées par les autorités compétentes en leur qualité de garantes de l’ordre public institutionnel, la position dominante que ces institutions occupent commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 127, 23 avril 2015).

45. La liberté d’expression dont jouit un avocat dans le prétoire n’est pas illimitée, et certains intérêts, tels que l’autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit. Néanmoins, même si l’infliction des peines est du ressort des juridictions nationales, la Cour rappelle, que selon sa jurisprudence, ce n’est qu’exceptionnellement qu’une restriction à la liberté d’expression de l’avocat de la défense, même au moyen d’une sanction pénale légère, peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (Nikula, précité, §§ 54-55). Il est inévitable que l’infliction d’une peine d’emprisonnement à un avocat emporte, par sa nature même, un « effet dissuasif », non seulement pour l’avocat concerné, mais aussi pour la profession dans son ensemble (ibidem, § 54). Tout « effet dissuasif » est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre les tribunaux et les avocats dans le cadre d’une bonne administration de la justice (Kyprianou, § 175).

46. La Cour estime que le comportement du requérant apparaît comme étant un manque de respect à l’égard du juge de première instance no 2 et, indirectement, de la justice. En effet, l’intéressé a porté des jugements de valeur à l’encontre de ce juge dans le contexte de la défense de son client, et il a également imputé audit juge des conduites blâmables et même contraires aux devoirs d’un juge – qu’il n’a pas justifiées ni prouvées –, telles que « décid[er] volontairement de fausser la réalité », ne pas « hésit[er] à mentir », émettre un « rapport mensonger ( ... ) dans lequel figurent des indications fausses et malintentionnées » (paragraphe 18 ci‑dessus). Dans un cas comme celui de la présente espèce, l’on ne saurait exclure la possibilité de sanction de ce type de comportement de la part d’un avocat.

47. Néanmoins, la Cour estime que, bien que graves et discourtoises, les expressions employées par l’intéressé n’avaient pas été présentées dans le prétoire proprement dit, et portaient principalement sur la manière dont le juge concerné conduisait l’instance dans le cadre d’une procédure purement civile. Le devoir de l’avocat consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients, ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (Kyprianou, précité, § 175, Morice, précité, § 137). Il appartient en premier lieu aux avocats eux-mêmes, sous réserve du contrôle du juge, d’apprécier la pertinence et l’utilité d’un argument présenté en défense sans se laisser influencer par « l’effet dissuasif » que pourraient revêtir une sanction pénale même relativement légère (Nikula, précité, § 54).

48. La Cour observe que, dans l’ordre juridique espagnol, les avocats peuvent être sanctionnés disciplinairement lorsqu’ils manquent à leurs obligations dans les procédures dans lesquelles ils interviennent, notamment en cas de manque de respect envers les juges et tribunaux (paragraphe 25 ci‑dessus). En l’espèce, le requérant a toutefois été condamné au pénal comme auteur d’un délit de calomnie à l’égard du juge de première instance no 2. La Cour estime que les propos de ce dernier, bien qu’agressifs, étaient présentés dans un contexte de défense des intérêts de son client. Elle note que les expressions employées par le requérant n’ont fait l’objet d’aucune publicité (Schöpfer, précité, § 34). Elles ont été exprimées par écrit, et seuls le juge de première instance no 13 et les parties et ont eu connaissance des expressions litigieuses.

49. Eu égard à ce qui précède, et compte tenu particulièrement de la qualité d’avocat de l’intéressé et de l’existence d’autres sanctions non-pénales prévues par le droit disciplinaire (paragraphes 25 et 31 ci-dessus), la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel la peine infligée au requérant était proportionnée à la gravité de l’infraction commise (paragraphe 34 ci-dessus). Elle considère au contraire que le fait même d’avoir été condamné au pénal, doublé du caractère sévère de la peine infligée au requérant est de nature à produire un « effet dissuasif » sur les avocats dans les situations dans lesquelles il s’agit pour eux de défendre leurs clients (Nikula, précité, § 49 et Morice, précité, § 176). La Cour observe que le requérant a été condamné, en l’espèce, à une peine d’amende assortie d’une peine de substitution de privation de liberté en cas de non-versement du montant de l’amende.

50. Partant, les sanctions pénales, dont notamment celles comportant éventuellement une privation de liberté, limitant la liberté d’expression de l’avocat de la défense, peuvent difficilement trouver de justification. Les juridictions pénales ayant examiné l’affaire n’ont donc pas ménagé un juste équilibre entre la nécessité de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et celle de protéger la liberté d’expression du requérant. Le fait que l’intéressé ait versé le montant de l’amende qui lui avait été infligée et qu’il n’ait pas, par conséquent, purgé de peine privative de liberté (paragraphe 34 ci‑dessus) ne modifie en rien cette conclusion.

51. Dans ces conditions, la Cour considère que la condamnation du requérant, qui impliquait même un risque d’emprisonnent, n’était pas proportionnée au but légitime poursuivi et n’était, dès lors, pas « nécessaire dans une société démocratique ». Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

52. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

53. Le requérant réclame 8 100 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi, précisant que cette somme correspond au montant de l’amende versée par lui à raison de sa condamnation au pénal. Il réclame également 30 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi, notamment en raison de la mention de sa condamnation dans son casier judiciaire, qui le priverait de la possibilité d’accéder à la fonction publique.

54. Le Gouvernement indique que le requérant n’a pas cherché à accéder à la fonction publique, que la somme réclamée est excessive et qu’en tout état de cause un constat de violation suffirait.

55. La Cour constate qu’il existe un lien de causalité entre la violation de l’article 10 de la Convention et le préjudice matériel subi engendré par l’obligation faite au requérant de payer une amende pénale d’un montant de 8 100 EUR. La Cour octroie donc ce montant à l’intéressé.

56. Quant au dommage moral, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, que le constat de violation suffit à remédier au tort que la condamnation, jugée contraire à l’article 10, a pu causer au requérant.

B. Frais et dépens

57. Le requérant demande également 12 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, devant lesquelles il se serait fait partiellement assister par un avocat. Il ne présente pas de notes d’honoraires afférentes auxdites procédures.

58. Le Gouvernement indique que les avocats qui ont représenté le requérant n’ont pas exigé de lui la rétribution de leurs services et que la demande ne remplit pas les conditions requises par l’article 41 de la Convention.

59. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

60. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 8 100 EUR (huit mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation de l’article 10 de la Convention représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges Nicolaou et Silvis.

H.J.
J.S.P.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE NICOLAOU

(Traduction)

Dans le cadre d’une action engagée au civil en 1999, la demanderesse revendiqua la propriété d’un terrain qui était inscrit au nom du défendeur et était inclus soit dans le lot no 951 soit dans le lot no 2527. Par une décision du 22 janvier 2001, la juge no 2 de Puerto del Rosario (« la juge no 2 ») reconnut le droit de la demanderesse mais ne précisa pas, ou pas suffisamment, auquel des deux lots était rattaché le terrain en question. Dans le courant de la même année, le défendeur vendit toutes ses propriétés à un tiers (« la société ») que le requérant allait, en sa qualité d’avocat, représenter ultérieurement dans le cadre d’une procédure judiciaire qui fut ouverte à la suite de certaines évolutions. Ces évolutions sont intervenues en 2004 et 2005, lorsque la demanderesse, souhaitant faire exécuter la décision ci-dessus, tenta d’obtenir l’inscription de la propriété du terrain à son nom. L’autorité compétente n’était pas disposée à agir sans avoir obtenu préalablement auprès de la justice certains éclaircissements, et souhaitait notamment savoir auquel des deux lots le terrain se rattachait et si les parties intéressées avaient été dûment avisées. La demanderesse engagea alors une action aux fins de l’exécution de la décision précitée. La juge no 2 rendit dans cette affaire une série de décisions qui aboutirent en fin de compte, le 27 avril 2006, à l’inscription par l’autorité compétente du terrain au registre foncier, conformément à la décision révisée du tribunal.

Ultérieurement, le 24 juillet 2006, la société, représentée par le requérant, forma une demande civile tendant à l’obtention d’une déclaration de nullité de la décision administrative qui avait conduit à l’inscription du terrain litigieux. Cette affaire fut présentée à un nouveau juge, le juge no 13 de Las Palmas. Pour étayer sa demande, le requérant avança que la juge no 2 avait pris pour fondement et énoncé dans sa décision des faits qui ne reflétaient pas la réalité. Le requérant défendit avec force détails et en des termes frappants différents aspects de la position de son client, en particulier concernant les notifications requises. Tout ce qu’avait écrit jusque-là le requérant a été considéré comme parfaitement légitime par les tribunaux nationaux.

Cependant, comme l’ont montré de manière convaincante les juridictions nationales, le requérant est allé bien plus loin. Il a lancé une attaque personnelle d’une rare violence à l’encontre de la juge no 2, l’accusant explicitement a) d’avoir délibérément déformé la réalité dans le but de priver la société d’une partie de sa propriété ; b) d’avoir menti effrontément en déclarant que la demande avait été présentée dans les délais légaux et c) d’avoir attendu d’être face à la demande de la société pour décider, sans aucune honte, de notifier à cette dernière l’existence de la procédure initiale. Le requérant conclut que c’est sur la seule base du rapport mensonger émis par la juge no 2, dans lequel elle avait délibérément énoncé de fausses informations, que les autorités compétentes ont ordonné l’inscription du terrain en cause au registre foncier.

La demande civile présentée par le requérant pour le compte de la société fut rejetée en première instance mais aboutit en appel. La décision administrative fut donc déclarée nulle et l’ordre d’annuler la nouvelle inscription foncière fut donné.

Alors que la procédure de première instance était pendante, le juge de première instance prit l’initiative de transmettre les documents pertinents au procureur en chef du Tribunal supérieur de justice des îles Canaries et demanda à celui-ci de déterminer s’il y avait matière à poursuivre le requérant. En conséquence, une procédure pénale fut ouverte à l’encontre de celui-ci pour délit présumé de calomnie sur la base des faits qu’il avait imputés par écrit à la juge no 2. Le requérant fut reconnu coupable des charges retenues contre lui et condamné à une peine d’amende de 30 euros (EUR) par jour pendant neuf mois, soit un total de 8100 EUR ou, à défaut, d’une journée de privation de liberté pour deux jours de non-versement du montant de l’amende due, la privation de liberté pouvant ainsi durer au maximum 135 jours en cas de défaut de paiement intégral. Il y a lieu de noter que le requérant a dûment payé ladite amende.

Dans son jugement bien motivé rendu le 28 avril 2008, le tribunal pénal de première instance précisait que si un avocat était effectivement en droit de recourir à des expressions marquantes pour appuyer les arguments qu’il entendait faire valoir, il ne devait pas aller jusqu’à accuser à tort un juge de comportement déshonorant ou pénalement répréhensible. Le tribunal énumérait et analysait ce que le requérant avait présenté comme des erreurs ayant entaché les conclusions qui avaient été énoncées à l’issue de la première procédure civile. Le tribunal soulignait que quelle que fût l’opinion que l’on se fît in fine du bien-fondé des arguments du requérant, celui-ci n’avait nul besoin de recourir à ce type d’expressions insultantes et diffamatoires, employées de mauvaise foi et imputant à la juge no 2 la commission d’un délit de faux en écriture, entre autres. Le requérant avait selon lui délibérément choisi de s’engager dans cette voie alors qu’il était parfaitement conscient de la portée et des conséquences de ce qu’il écrivait à propos de la juge no 2.

Par un arrêt du 19 avril 2010, l’Audiencia provincial de Las Palmas confirma la condamnation du requérant. Corroborant l’avis de la juridiction de première instance, le tribunal observa qu’absolument rien ne justifiait le recours au langage litigieux, lequel était totalement inutile compte tenu des enjeux de la procédure civile. Selon le tribunal, le requérant avait, sans fondement, accusé la juge no 2 d’avoir menti et d’avoir volontairement faussé, dans l’intention de nuire, la réalité au moment de prendre des décisions dans une procédure portant sur un droit de propriété, dans le seul but de donner une apparence de légalité à ce que l’on pouvait considérer comme une tentative illégitime d’usurper une partie de la propriété de la société. L’Audiencia provincial ajouta que cette imputation à la juge no 2 d’un délit, malintentionnée, disproportionnée, inutile et injustifiée, allait au-delà de la critique légitime que l’on pouvait faire au sujet des procédures judiciaires et mettait en évidence que tous les éléments qui composaient le délit de calomnie étaient réunis en l’espèce. En conclusion, le tribunal rappela que, quelle que puisse être l’issue définitive de la procédure civile sur le fond, l’abus commis par le requérant n’était pas justifié. L’imputation d’un délit pénal à l’encontre de la juge no 2 était non méritée, insensée et dépourvue de la moindre base factuelle et légale, puisque la juge no 2 s’était contentée de s’acquitter de ses fonctions et l’avait fait dans le respect la loi et dans les limites de sa compétence. Les parties essentielles du passage pertinent se lisent ainsi :

« (...) [les expressions utilisées par le requérant], (...) mis à part le discrédit inutile et inopportun à l’égard du juge (...) de première instance nº 2 de Puerto del Rosario, impliquent aussi une attaque directe et injustifiée à l’encontre d’une telle professionnelle du pouvoir judiciaire qui, en ce qui nous intéresse, n’était absolument pas nécessaire, ni pour soutenir juridiquement la prétention civile formulée postérieurement à la conduite d[u juge] dans la procédure (...), ni pour défendre les droits ou intérêts de [la société commerciale représentée par l’avocat] ; sans oublier que la conduite que l’accusé attribue, de manière définitive et opiniâtre au juge en cause, pourrait tomber sous le coup du délit de prévarication (article 446 § 3 du CP), délit qui peut être poursuivi d’office et qui consiste en l’adoption d’une décision injuste qui enfreint une règle [légale] de manière manifeste, constituant une entorse grossière, claire et évidente du droit allant au-delà de la simple décision erronée (et évidemment au-delà de la simple décision contraire aux intérêts de la partie plaignante). La demande qui a donné lieu à la procédure civile contient des imputations de ce genre puisque l’on accuse le juge, sans aucun fondement, d’avoir menti et d’avoir volontairement faussé, dans l’intention de nuire, la réalité au moment de prendre des décisions dans une procédure [portant sur un droit] de propriété, avec le seul but de donner une apparence de légalité à ce que [le requérant] considère comme une tentative illégitime d’usurper à son client une partie de la propriété que celui-ci avait préalablement acquise. Cette imputation d’un délit, malintentionnée, disproportionnée, inutile et injustifiée, va au-delà de la critique légitime que l’on peut faire au sujet des procédures judiciaires et, bien entendu, met en évidence que tous les éléments qui composent le délit de calomnie sont réunis en l’espèce – ce que le juge pénal avait exposé dans le deuxième point de la partie « fondements juridiques » du jugement attaqué. Il ne reste plus qu’à dire, ou plutôt à rappeler, que les décisions adoptées par le juge de Puerto del Rosario (...) peuvent être approuvées ou non, peuvent être mises en cause dans un procès civil postérieur et peuvent même être finalement corrigées lors de ce dernier. Cela ne justifie pas pour autant l’abus commis par l’avocat dans la demande civile, ni l’imputation délictuelle non méritée, insensée et dépourvue de la moindre base factuelle et légale faite à l’encontre de la [juge], qui s’est bornée à s’acquitter de son obligation en agissant conformément à la loi et dans l’étendue de ses fonctions juridictionnelles. »

Le requérant n’accepta pas les conclusions des juridictions nationales. Il récusa l’idée selon laquelle il avait proféré des insultes gratuites à l’encontre de la juge en question. Dans ses observations soumises à la Cour, il soutient que tout ce qu’il a écrit dans le cadre de la procédure civile était strictement nécessaire pour la défense des droits de son client et trouvait sa justification en ce qu’il a ainsi exposé les anomalies qui ont ensuite motivé l’annulation de l’inscription foncière, que l’on ne peut pas considérer qu’il a été insultant et que, en réalité, il n’a pas eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou à la dignité de la juge no 2, mais de protéger le tribunal. Voici les passages pertinents de ses observations :

« (...) les expressions employées par le requérant dans le dossier de l’action civile n’y figuraient que dans le seul but de favoriser l’obtention d’une réponse positive aux prétentions de son client – et in fine, ces prétentions furent accueillies – et lesdites affirmations étaient strictement nécessaires dans l’exercice du droit de défendre le client du requérant ; elles étaient justifiées compte tenu des circonstances de l’espèce, et conformes à la réalité des faits. De plus, elles n’ont été exprimées qu’auprès d’un nombre limité de personnes, puisque seules les parties ont eu connaissance des commentaires du requérant (...)

Cependant, en l’espèce, les expressions qui ont été utilisées par le requérant ne peuvent pas être qualifiées d’insultantes, car elles n’ont été employées que dans le but de mettre en évidence les anomalies d’une procédure judiciaire donnée. Et ces anomalies ont ultérieurement motivé l’annulation de la décision qui avait précisément été rendue à l’issue de ladite procédure (...)

L’action civile ne poursuivait pas le but de porter atteinte à l’honneur ou à la dignité de la juge no 2 ; le seul objectif de cette action était d’apporter une protection réelle au tribunal. Et cet objectif a finalement été atteint. Par conséquent, la condamnation du requérant s’analyse en une violation flagrante de l’article 10 de la Convention car elle a non seulement restreint la liberté d’expression en général, mais aussi le droit d’exercer la défense, qui a été injustement entravé. »

À mon avis, rien ne pourrait s’écarter davantage de la vérité. Les explications données par le requérant constituent un déni flagrant de réalité et, selon moi, un véritable affront au bon sens. Elles ne sont pas sans rappeler l’affaire Peruzzi c. Italie (no 39294/09, 30 juin 2015) même si cette affaire était, à mon avis, moins grave que la présente espèce et si le requérant, qui était également un avocat assurant la défense de son client devant un tribunal, a fait un effort particulier pour rétablir quelque peu l’équilibre en se livrant à un éloge enthousiaste du pouvoir judiciaire dans son ensemble. Lui aussi fut reconnu coupable d’une infraction pénale et condamné. L’ancienne quatrième section a conclu à la majorité à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

En l’espèce, l’appréciation de la majorité est plus indulgente que la mienne. La majorité déclare que le comportement du requérant témoigne d’un manque de respect à l’égard de la juge no 2, et indirectement de la justice, et ajoute que le requérant a exprimé des jugements de valeur dans le contexte de la défense des droits de son client, mais que certaines des choses qu’il a écrites n’étaient ni justifiées ni prouvées et qu’en pareil cas on ne saurait exclure la possibilité de sanctionner un avocat. Avec tous le respect que je dois à la majorité, qu’il me soit permis de dire que cette manière de décrire les circonstances me paraît bien trop euphémistique. La partie pertinente de l’arrêt se lit ainsi :

« 46. La Cour estime que le comportement du requérant apparaît comme étant un manque de respect à l’égard du juge de première instance no 2 et, indirectement, de la justice. En effet, l’intéressé a porté des jugements de valeur à l’encontre de ce juge dans le contexte de la défense de son client, et il a également imputé audit juge des conduites blâmables et même contraires aux devoirs d’un juge – qu’il n’a pas justifiées ni prouvées –, telles que « décid[er] volontairement de fausser la réalité », ne pas « hésit[er] à mentir », émettre un « rapport mensonger (...) dans lequel figurent des indications fausses et malintentionnées » (paragraphe 18 ci-dessus). Dans un cas comme celui de la présente espèce, l’on ne saurait exclure la possibilité de sanction de ce type de comportement de la part d’un avocat. »

De plus, au paragraphe 48 de l’arrêt, après avoir observé que le requérant aurait pu être sanctionné disciplinairement plutôt que pénalement, la majorité répète a) ce qui est indiqué au paragraphe 46, à savoir que le requérant a agi dans le contexte de la défense des droits de son client ; et b) ce qui est énoncé au paragraphe 47, à savoir que très peu de personnes ont eu connaissance des expressions employées. Ces deux aspects sont exprimés dans les termes suivants, dans la deuxième moitié du paragraphe 48 :

« 48. (...) La Cour estime que les propos de ce dernier, bien qu’agressifs, étaient présentés dans un contexte de défense des intérêts de son client. Elle note que les expressions employées par le requérant n’ont fait l’objet d’aucune publicité (Schöpfer, précité, § 34). Elles ont été exprimées par écrit, et seuls le juge de première instance no 13 et les parties ont eu connaissance des expressions litigieuses. »

Qu’il me soit tout d’abord permis de m’exprimer brièvement sur les jugements de valeur. Dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 126, 23 avril 2015), la Cour a récemment eu l’occasion de rappeler la distinction qu’elle opère, et qui fait autorité, entre déclarations de fait et jugements de valeur. Le passage pertinent de cet arrêt se lit de la manière suivante :

« 126. En outre, dans les arrêts Lingens (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 46, série A no 10) et Oberschlick (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 63, série A no 204), la Cour a distingué entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10 (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I). Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif (De Haes et Gijsels, précité, § 47, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV, Brasilier c. France, no 71343/01, § 36, 11 avril 2006, et Lindon, Otchakovsky-Laurens et July, précité, § 55). Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos (Brasilier, précité, § 37), étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Paturel, précité, § 37). »

Je ne vois pas du tout comment quoi que ce soit dans les déclarations litigieuses faites par le requérant dans le cadre de la procédure civile pourrait être qualifié de jugement de valeur. Je souscris entièrement à l’appréciation qui en a été faite par les juridictions nationales et aux conclusions auxquelles elles ont abouti, qui à mon avis s’imposaient. Je note à cet égard que même si quoi que ce soit dans les imputations dirigées par le requérant à l’encontre de la juge no 2 pouvait à la rigueur être qualifié de jugement de valeur, celles-ci étaient dépourvues de la moindre base factuelle et légale, comme l’a observé l’Audiencia provincial de Las Palmas (voir le passage pertinent précité, in fine). La majorité ne cite aucun motif précis justifiant qu’elle s’écarte des constats établis par les juridictions nationales. Or la tâche de la Cour en la matière a été définie clairement dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no48876/08, § 100, CEDH 2013), où il est précisé ce qui suit :

« (...) iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

L’approche qui est aujourd’hui retenue par la majorité soulève non seulement la question de la subsidiarité, mais aussi celle du dialogue judiciaire, dialogue auquel nous accordons de plus en plus une importance particulière et qui s’est révélé si utile : voir, à titre indicatif, Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, CEDH 2011), en rapport avec l’affaire Horncastle and Others ([2009] UKSC 14) au Royaume-Uni. Il faut au minimum reconnaître aux juridictions internes le droit de savoir pourquoi leur décision n’a pas été respectée.

La majorité a également constaté que des circonstances atténuantes entraient en ligne de compte dans l’examen de la proportionnalité. Elle estime que bien que les expressions utilisées par le requérant aient été graves et discourtoises, il convient de tenir compte du cadre dans lequel elles ont été employées ainsi que du devoir, incombant à l’avocat, de défendre avec zèle les intérêts de son client. Elle conclut en répétant ce qui a été posé dans l’arrêt Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002-II), à savoir :

« (...) qu’il appartient en premier lieu aux avocats eux-mêmes, sous réserve du contrôle du juge, d’apprécier la pertinence et l’utilité d’un argument présenté en défense sans se laisser influencer par « l’effet dissuasif » que pourraient revêtir une sanction pénale même relativement légère, ou l’obligation de verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé ou de payer les frais. »

Ce qui a été dit dans l’arrêt Nikula (précité) est bien sûr juste et étayé par une abondante jurisprudence ultérieure, à laquelle je souscris sans réserve. Plus récemment, dans l’arrêt Morice (précité, § 137), à propos de la conduite dans le prétoire, la Cour a déclaré :

« 137. S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (Nikula, précité, § 49, et Steur, précité, § 37) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (Nikula, précité, § 54), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (Kyprianou, précité, § 175). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de [l’avocat de la défense] », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (Nikula, précité, §§ 51-52, Foglia, précité, § 95, et Roland Dumas, précité, § 48). »

La majorité avance (dans un passage déjà cité) que les expressions litigieuses n’ont pas été prononcées dans le prétoire. Pour ma part, je n’en sais rien. Ces expressions, qui figuraient dans le mémoire, peuvent avoir ou non été prononcées au cours des débats en audience publique. Je n’ai aucun moyen de le savoir. Je ne dispose d’aucune information autre que la déclaration suivante, faite par le requérant dans ses observations à la Cour, qui ne me semble pas concerner directement ce point et qui n’apporte pas véritablement de réponse. Voici ce qu’il déclare :

« Il est par conséquent évident que les affirmations qui étaient destinées à étayer l’action civile n’ont été formulées ni dans le but de peser sur l’opinion publique libre ni dans l’optique d’être publiées et qu’elles n’ont pas non plus été diffusées à des tiers en vue de susciter un débat public concernant la conduite de la juge en question. La demande civile poursuivait sans l’ombre d’un doute un objectif bien plus limité et précis, puisqu’elle était destinée à justifier devant le juge chargé de l’affaire une demande privée spécifique dont la cohérence et le fondement juridique devaient être contrôlés par un juge, du fait de la structure même du processus judiciaire.

Enfin, il convient de noter que la prétention présentée dans le cadre de la procédure judiciaire reposait tant sur un fondement factuel que sur des considérations juridiques. Cette prétention a ensuite fait l’objet d’un débat contradictoire encadré, mené sous la supervision d’un juge impartial, lequel, après avoir entendu les parties, a mis fin au différend de manière pacifique en déterminant comment la loi devait s’appliquer en l’espèce. En outre, un élément circonstanciel doit être mentionné : en fin de compte, il a été fait droit à l’intégralité de la demande présentée au civil (...) »

Le requérant parle d’un « débat encadré ». J’en déduis donc que les parties se sont exprimées oralement lors de l’audience. Que ce soit en audience publique ou en chambre du conseil, je ne saurais le dire. La majorité déclare spécifiquement (paragraphe 48 de l’arrêt, cité plus haut) que seuls le juge et les parties ont eu connaissance des expressions litigieuses. Je suis dans l’incapacité de souscrire à cette affirmation. Il me semble que l’on peut avancer avec une certaine confiance qu’en plus du juge et des parties, en tout état de cause l’avocat de la partie adverse ainsi que le personnel administratif des deux avocats qui était chargé de préparer ou de déposer les pièces, ainsi que certains membres du greffe du tribunal qui avaient pour tâche de recevoir les pièces et de les placer en lieu sûr ou de dresser le procès-verbal des audiences, ou encore qui sont intervenus à un titre ou un autre en la matière, sont susceptibles d’avoir eu connaissance des contenus en cause. Il ne fait aucun doute qu’ils les auront jugés intéressants, à tout le moins. Le cercle des personnes informées serait ainsi encore relativement restreint, mais dès lors que vous laissez échapper ce type d’information (« le poison », pour reprendre l’expression d’un juge anglais), vous ne pouvez jamais savoir jusqu’où il peut se répandre.

Permettez-moi maintenant, après avoir étudié ce point, de revenir à l’impact des expressions en cause et, plus largement, à la conduite du requérant. Il m’est impossible de me rallier à l’appréciation et à la description que fait la majorité de ladite conduite. La protection contre un « effet dissuasif » potentiel auquel se réfère la majorité, et qui constitue l’un des éléments les plus précieux de notre jurisprudence, n’a de sens que dans le contexte d’une conduite qui reste dans les limites de ce qu’un État libre, démocratique et civilisé peut considérer comme admissible lorsqu’il fait preuve de la plus grande tolérance. La portée de la liberté d’expression ne fait aucun doute. Elle a été rappelée dans l’arrêt Animal Defenders International (précité, § 100) dans les termes caractéristiques suivants :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...) »

Bien que le besoin de restreindre la liberté d’expression doive être établi de manière convaincante, ces restrictions n’en demeurent pas moins importantes. Lorsque l’on définit les limites, il convient de tenir compte, entre autres, du droit à la protection de la réputation d’une personne tel que garanti par l’article 8. Dans l’arrêt Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 87 et 88, 7 février 2012), la Cour explique que :

« 87. (...) l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, par l’éditeur qui a publié le reportage litigieux ou, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet de ce reportage. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 41, 23 juillet 2009 ; Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010 ; et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 111, 10 mai 2011 ; voir aussi le point 11 de la résolution de l’Assemblée parlementaire – paragraphe 51 ci-dessus). Dès lors, la marge d’appréciation devrait être en principe la même dans les deux cas.

88. Si la mise en balance de ces deux droits par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited, précité, §§ 150 et 155, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06 § 57, 12 septembre 2011). »

De plus, pour les besoins de la définition des limites, il est pertinent de rappeler ce qu’a dit la Cour dans l’arrêt Morice (précité, §§ 128-131) à propos de la nécessité de garantir l’autorité du pouvoir judiciaire et de préserver la confiance dans la justice, tout en autorisant des critiques légitimes et proportionnées de nature à permettre de remédier à tout dysfonctionnement du système :

« b) Concernant la garantie de l’autorité du pouvoir judiciaire

128. Les questions concernant le fonctionnement de la justice, institution essentielle à toute société démocratique, relèvent de l’intérêt général. À cet égard, il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Karpetas c. Grèce, no 6086/10, § 68, 30 octobre 2012, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013).

129. L’expression « autorité du pouvoir judiciaire » reflète notamment l’idée que les tribunaux constituent les organes appropriés pour statuer sur les différends juridiques et se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence quant à une accusation en matière pénale, que le public les considère comme tels et que leur aptitude à s’acquitter de cette tâche lui inspire du respect et de la confiance (Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 40, Recueil 1997-V, et Prager et Oberschlick, précité).

130. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer non seulement au justiciable, à commencer, au pénal, par les prévenus (Kyprianou, précité, § 172), mais aussi à l’opinion publique (Kudeshkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni, précité).

131. Il reste qu’en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables dénuées de fondement sérieux, compte tenu de leur appartenance aux institutions fondamentales de l’État, les magistrats peuvent faire, en tant que tels, l’objet de critiques personnelles dans des limites admissibles, et non pas uniquement de façon théorique et générale (July et Sarl Libération, précité, § 74). À ce titre, les limites de la critique admissibles à leur égard, lorsqu’ils agissent dans l’exercice de leurs fonctions officielles, sont plus larges qu’à l’égard de simples particuliers (voir, notamment, July et Sarl Libération, précité). »

Je reviens à l’« effet dissuasif », dont j’ai déjà eu l’occasion de souligner l’importance. Cet effet ne devrait cependant pas servir de prétexte pour couvrir des abus flagrants de la liberté d’expression qui, comme dans la présente affaire, ont porté un rude coup directement à une juge en particulier mais bien sûr aussi, indirectement, au système judiciaire espagnol. On ne peut qu’espérer que la position qui a été adoptée par les juridictions internes en l’espèce produira effectivement un « effet dissuasif » sur des comportements comparables à celui du requérant.

Cette remarque m’amène au dernier point que je dois aborder. Au paragraphe 48 de l’arrêt (cité partiellement ci-dessus), la majorité mentionne la possibilité de sanctionner le requérant par voie disciplinaire. Ensuite, au paragraphe 49, elle déclare qu’elle n’est pas convaincue que la peine qui a été infligée au requérant fût proportionnée à la gravité de l’infraction qui lui était reprochée et fait référence, dans ce même contexte, à l’« effet dissuasif » de la peine. À cet égard, elle attache une importance particulière à la peine de substitution de privation de liberté prévue en cas de non-versement par le requérant du montant de l’amende qui lui a été infligée. Elle ajoute que le fait que celui-ci a payé son amende ne fait aucune différence. Je souscris à cette dernière proposition. Quelques points méritent toutefois d’être précisés. Premièrement, le requérant n’a jamais lui-même soutenu que la peine était en tant que telle excessive ou inappropriée. Il n’a pas contesté devant l’Audiencia provincial le montant de l’amende ou la peine de substitution de privation de liberté, et ces aspects ne font pas partie des griefs formulés par lui devant la Cour. Sans admettre qu’il avait commis une infraction, il a simplement fait valoir que l’on aurait pu tout au plus recourir à une procédure disciplinaire à son égard. Deuxièmement, rien n’indique que l’amende qui lui a été infligée n’était pas proportionnée aux moyens financiers du requérant, et lui-même n’a pas suggéré le contraire. Troisièmement, la majorité part de l’hypothèse que le requérant courait un risque d’emprisonnement, alors que les circonstances indiquent clairement que ce n’était pas le cas. Les questions relatives aux conséquences éventuelles des sanctions ne doivent pas être considérées in abstracto mais sur la base des particularités de chaque cas.

Pour les raisons que je me suis efforcé d’exposer, et avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis la suivre dans son constat d’une violation. À mon avis, on ne saurait adresser le moindre reproche aux juridictions internes, que ce soit pour la condamnation du requérant ou pour la peine qui lui a été infligée. Je conclus donc à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SILVIS

Je suis d’accord avec l’avis de la majorité selon lequel la condamnation pénale du requérant en l’espèce a violé l’article 10 de la Convention. Toutefois, à mon avis, le problème ne réside pas dans un manque de proportionnalité de la peine, contrairement à ce que la majorité a jugé (paragraphe 51). Quand un avocat se permet de calomnier un tiers juge dans une procédure civile, de manière non publique et par écrit, devant un autre juge, ce dernier devrait réagir avec prudence. Il se pourrait que le contexte juridique pose des conditions ou des obligations quant à ce qu’un juge pourrait faire dans un cas comme celui-ci en Espagne ; j’avoue que je n’en sais rien.

En l’espèce, le requérant insiste sur la circonstance qu’il a été condamné pour l’usage des mots choisis par lui, auquel il dit avoir eu recours dans l’intérêt de son client. La distinction qu’il y a lieu de faire serait entre la critique et la calomnie (voir, mutatis mutandis, Kincses c. Hongrie, no 66232/10, §§ 33 et 37, 27 janvier 2015, et voir également Wingerter c. Allemagne (déc.), no 43718/98, 21 mars 2002, et Fuchs c. Allemagne, nos 22922/11 et 64345/11, 27 janvier 2015).

Il s’agit donc d’un cas où l’article 10 de la Convention exige un niveau élevé de protection du droit à la liberté d’expression d’un avocat, ce qui réduit la marge d’appréciation de l’État. La caractéristique de la liberté d’expression de l’avocat dans l’exercice par ce dernier de sa profession en faveur de son client doit être appréciée, de préférence, en prenant le plus possible en considération le cadre dans lequel cette liberté est mise en œuvre et eu égard à la finalité justifiant le régime privilégié l’entourant.

Ainsi, dès lors qu’il existe une forte conviction ou même une quasi‑certitude pour les juges qu’un avocat a dépassé les limites de son droit à la liberté d’expression dans une affaire civile devant un tribunal, il me semble qu’en principe une procédure disciplinaire serait plus appropriée qu’une procédure pénale pour procéder à une première appréciation du comportement de cet avocat. Enfin, je ne voudrais pas exclure que, en l’espèce, les charges pénales de calomnies pouvaient à juste titre être retenues contre l’avocat mis en cause, mais il me semble que le choix du juge de s’adresser directement au procureur sans même essayer de diligenter une procédure disciplinaire devant le barreau pourrait avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression des avocats. Le montant de la peine en l’espèce me semble être un moindre mal.


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-159912
Date de la décision : 12/01/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : RODRIGUEZ RAVELO
Défendeurs : ESPAGNE

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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