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12/01/2016 | CEDH | N°001-159804

CEDH | CEDH, AFFAIRE MORGOCI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2016, 001-159804


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MORGOCI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 13421/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 janvier 2016

DÉFINITIF

12/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Morgoci c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Gri

ţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en cham...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE MORGOCI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 13421/06)

ARRÊT

STRASBOURG

12 janvier 2016

DÉFINITIF

12/04/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Morgoci c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Julia Laffranque,
Nebojša Vučinić,
Valeriu Griţco,
Ksenija Turković,
Jon Fridrik Kjølbro,
Georges Ravarani, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13421/06) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Constantin Morgoci (« le requérant »), a saisi la Cour le 23 mars 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M. T. Ciorap. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

3. Dans sa requête, le requérant se plaignait en particulier d’une violation des articles 3 et 13 de la Convention.

4. Le 13 août 2010, il décéda. Le 2 novembre 2010, la belle-sœur du requérant, Mme Tamara Morgoci, informa la Cour qu’elle souhaitait maintenir la requête originellement introduite par son beau-frère. Le 17 juin 2013, M. Victor Morgoci, le frère du requérant et l’époux de Mme Tamara Morgoci, exprima également son souhait de poursuivre l’instance devant la Cour.

5. Le 25 octobre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1976.

A. Conditions de détention et mauvais traitements allégués

7. Le 21 janvier 2005, le tribunal de Zelenograd (ville de Moscou), Fédération de Russie, condamna le requérant à quatorze ans d’emprisonnement pour meurtre et vol de voiture.

8. Le 15 juillet 2005, les autorités russes extradèrent le requérant vers la République de Moldova en raison d’une enquête pour meurtre diligentée contre l’intéressé par les autorités moldaves.

9. Dans sa requête, le requérant soutenait qu’il était en bonne santé au moment de son extradition.

10. À son arrivée en République de Moldova, le requérant fut placé dans les locaux de détention provisoire (« l’IDP ») du commissariat général de police de la ville de Chișinău.

11. D’après le requérant, les conditions matérielles de détention dans l’IDP étaient précaires : la cellule était humide, sombre et dépourvue de lit, de matelas, de table, de chaises et de lavabo ; les petits-déjeuners et les dîners n’étaient pas fournis et les promenades quotidiennes étaient de courte durée. De plus, toujours selon le requérant, les policiers l’avaient amené dans leurs bureaux à intervalles réguliers et l’y avaient maltraité pour lui arracher des aveux.

12. Le 19 octobre 2005, le requérant fut transféré dans l’établissement pénitentiaire no 13 de Chișinău. Selon un extrait du 2 juillet 2007 de la fiche médicale du requérant, un médecin avait examiné celui-ci au moment de son transfert dans l’établissement pénitentiaire et avait indiqué que l’intéressé était « pratiquement sain ».

13. D’après le requérant, durant sa détention dans l’établissement pénitentiaire, on avait continué à le conduire à intervalles réguliers dans l’IDP pour l’y maltraiter, et ce malgré ses demandes visant à ce qu’il fût mis un terme à ces transferts.

14. Le 7 février 2006, en signe de protestation, le requérant s’automutila en s’ouvrant le ventre. Les autorités l’hospitalisèrent.

15. Selon une attestation médicale du 6 mars 2006, le requérant présentait des traces d’automutilation et souffrait en outre des conséquences d’un traumatisme crânien et du syndrome d’hypertension intracrânienne compensée. Toujours d’après cette attestation, les médecins avaient diagnostiqué le 2 mars 2006 une tuberculose pulmonaire et avaient mis le requérant sous traitement antituberculeux à partir de cette date.

16. À différentes dates, le requérant se plaignit à diverses autorités de douleurs dans la partie gauche du corps, qui, à ses dires, étaient apparues à la suite des mauvais traitements allégués.

17. Selon une attestation médicale du 29 mars 2006, le requérant souffrait de tuberculose pulmonaire et de parésie (paralysie partielle) du nerf sciatique gauche.

B. Plainte pénale contre les policiers

18. À une date non précisée, le requérant porta plainte devant le parquet pour dénoncer les mauvais traitements qu’il aurait subis au commissariat.

19. Le 24 mars 2006, le procureur en charge de l’affaire adopta une ordonnance de classement sans suite. Il y indiquait qu’un médecin légiste avait examiné le requérant et que celui-ci n’avait constaté aucune lésion corporelle. Le requérant contesta l’ordonnance.

20. Par un non-lieu du 17 juillet 2006, le juge d’instruction du tribunal de Râșcani (Chișinău) confirma le classement sans suite prononcé par le parquet.

C. Procès pénal à l’encontre du requérant

21. Par un jugement du 1er mars 2007, le tribunal de Botanica (Chișinău), estimant que la culpabilité du requérant n’avait pas été prouvée, acquitta l’intéressé des charges de meurtre portées contre lui.

22. Le 22 mai 2007, sur appel du parquet, la cour d’appel de Chișinău confirma le jugement susmentionné.

23. Le 11 novembre 2007, les autorités moldaves extradèrent le requérant vers la Fédération de Russie afin que celui-ci purgeât sa peine d’emprisonnement infligée par la justice russe (paragraphe 7 ci-dessus). Environ deux ans et neuf mois plus tard, l’intéressé décéda en détention (paragraphe 4 ci-dessus).

D. Action civile en dédommagement contre l’État

24. Entre-temps, le 20 septembre 2006, le requérant et quatre autres détenus avaient engagé une action civile contre le ministère des Finances, le parquet général et le ministère des Affaires intérieures. Le requérant demandait notamment réparation, en particulier, des conditions de sa détention dans l’IDP du commissariat général de police de Chișinău, des mauvais traitements qui lui auraient été infligés, de l’absence, à ses dires, d’enquête effective concernant ses allégations de mauvais traitements et de sa contamination en détention par le bacille de la tuberculose.

25. Devant le tribunal, il déclara que, pendant sa détention dans l’IDP du commissariat général de police de Chișinău, les policiers l’avaient maltraité à intervalles réguliers pour lui arracher des aveux. Il précisa qu’ils le forçaient à mettre sa tête dans un coffre-fort et qu’ils tapaient ensuite sur ce coffre avec un lourd objet métallique, au point qu’il en aurait perdu l’ouïe chaque fois pendant plusieurs dizaines de minutes. Il ajouta qu’ils le suspendaient à une barre métallique qu’ils reliaient pendant plusieurs secondes à une source électrique, et que, d’autres jours, ils le frappaient sur la tête avec des bouteilles en plastique remplies d’eau et le menaçaient avec un pistolet en lui ordonnant d’avouer le meurtre dont il était soupçonné. Il affirma également que les cellules dans lesquelles il était détenu au commissariat étaient situées au sous-sol, qu’elles étaient sales, sombres, humides et infestées d’« insectes », qu’il dormait sur des lattes en bois, qu’il n’y avait ni nourriture ni eau potable, qu’il lui était interdit d’avoir du papier, des enveloppes et un stylo et qu’il n’était ainsi pas en mesure de se plaindre aux autorités. Il ajouta encore que, après son transfert dans l’établissement pénitentiaire no 13, il avait été conduit à plusieurs reprises dans les locaux du commissariat et qu’il y avait été maltraité en guise de représailles pour les plaintes qu’il avait adressées aux autorités. Enfin, il déclara que, à la suite de ces mauvais traitements, sa main et son pied gauches étaient restés paralysés.

26. Par un jugement du 4 septembre 2009, le tribunal de Râșcani (Chișinău) accueillit partiellement l’action. Il considérait, d’une part, que les allégations du requérant étaient étayées par des preuves directes et indirectes, et que, d’autre part, il existait un lien logique entre ces allégations et les circonstances de l’affaire, telles qu’elles avaient été établies dans le jugement d’acquittement du requérant. Il estimait que les articles 3, 6 et 13 de la Convention avaient été violés dans le chef du requérant à raison des conditions inhumaines de sa détention dans le commissariat de police, des mauvais traitements qui lui avaient été infligés, de sa contamination par la tuberculose consécutive aux mauvaises conditions de sa détention et de l’absence d’enquête effective concernant ses allégations de mauvais traitements. Il alloua au requérant 2 000 lei moldaves (MDL) (125 euros (EUR) au moment de l’adoption du jugement) pour dommage moral.

27. À des dates non spécifiées, les demandeurs interjetèrent appel. Le 23 septembre 2009, le parquet interjeta également appel.

28. Le 3 mars 2010, la cour d’appel de Chişinău accueillit l’appel du parquet. Elle classa la procédure, considérant que l’action relevait non pas de la compétence de l’instance civile, mais de celle du juge d’instruction.

29. Le 6 juillet 2010, les demandeurs se pourvurent en cassation.

30. Le 13 août 2010, le requérant décéda. Par la suite, l’instance fut reprise par ses héritiers.

31. Dans sa décision du 23 février 2011, la Cour suprême de justice nota que les questions soulevées par l’action de la partie demanderesse étaient différentes de celles qui relevaient de la compétence du juge d’instruction, et que les tribunaux nationaux, y compris elle-même, avaient déjà examiné des affaires semblables et appliqué les lois internes à la lumière des dispositions de la Convention. Partant, elle accueillit le pourvoi, infirma l’arrêt de la cour d’appel du 3 mars 2010 et renvoya l’affaire devant cette instance.

32. Le 7 juin 2011, la cour d’appel de Chişinău rejeta les appels des demandeurs et du parquet et confirma le jugement du tribunal de Râşcani du 4 septembre 2009.

33. Le 26 juin et le 12 août 2011 respectivement, tant les demandeurs que le parquet formèrent un recours.

34. Par une décision définitive du 16 mai 2012, la Cour suprême de justice infirma les décisions des instances inférieures relativement au quantum du préjudice moral. Elle alloua notamment au requérant 15 000 MDL (985 EUR au moment de l’adoption de la décision) à ce titre.

EN DROIT

35. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant alléguait que les policiers lui avaient infligé des mauvais traitements pendant sa détention et qu’il n’y avait pas eu d’enquête effective à cet égard. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, il se plaignait également des conditions de sa détention dans l’IDP du commissariat général de police de Chișinău et de sa contamination par la tuberculose au cours de sa détention. Étant maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime que, en l’espèce, le grief du requérant appelle un examen sur le seul terrain de l’article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

36. Le requérant se plaignait enfin de l’absence d’un recours interne effectif, au sens de l’article 13 de la Convention, susceptible de remédier à la violation de ses droits énoncés à l’article 3 de la Convention. Aux termes de l’article 13 de la Convention :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance (...) »

I. QUANT AU LOCUS STANDI DE MME TAMARA MORGOCI ET DE M. VICTOR MORGOCI

37. Le Gouvernement estime que Mme Tamara Morgoci et M. Victor Morgoci n’ont pas qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance. Il indique que les droits garantis par les articles 3 et 13 de la Convention, dont le requérant tire ses griefs, ont un caractère personnel et non transférable, et que, dès lors, les parents et les proches de celui-ci ne peuvent pas se prétendre victimes des violations alléguées.

38. Mme et M. Morgoci soulignent que la requête a été introduite de son vivant par la victime directe. Ils estiment avoir qualité pour se substituer au requérant au motif qu’ils sont les parents et héritiers de celui-ci et qu’ils ont un intérêt suffisant au maintien de la requête. Ils ajoutent qu’ils ne prétendent pas être les victimes des violations alléguées et que c’est le requérant initial qui demeure la victime.

39. La Cour renvoie aux principes généraux tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans l’arrêt Hristozov et autres c. Bulgarie (nos 47039/11 et 358/12, §§ 71 et 73, CEDH 2012 (extraits), et la jurisprudence y citée). Il en ressort que, dans des cas où un requérant était décédé après l’introduction de la requête, elle a admis qu’un proche parent ou un héritier pouvait en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il avait un intérêt suffisant dans l’affaire. L’héritier d’un requérant décédé peut poursuivre autre chose que des intérêts matériels en déclarant vouloir maintenir la requête. Les affaires portées devant la Cour présentent généralement aussi une dimension morale, et les proches d’un requérant peuvent donc avoir un intérêt légitime à veiller à ce que justice soit rendue, même après le décès du requérant.

40. Dans la présente affaire, la Cour note que le frère et la belle-sœur du requérant ont souhaité poursuivre, après le décès de ce dernier, la procédure que le requérant avait engagée. Elle relève qu’il ne ressort pas avec certitude des éléments de l’affaire que le requérant avait des parents plus proches qui auraient pu se substituer à lui dans la présente instance. Ainsi, la première condition, à savoir des liens de parenté suffisamment étroits, est formellement remplie. La Cour note par ailleurs que le Gouvernement ne conteste nullement l’affirmation de Mme et M. Morgoci selon laquelle ils sont les héritiers du requérant. En tout état de cause, elle ne saurait exclure, au vu des éléments dont elle dispose, la possibilité que les intéressés se sont vu ou se verront reconnaître la qualité d’héritiers, auquel cas une partie au moins des biens du requérant leur reviendrait.

41. La question qui reste à trancher est celle de l’existence d’un intérêt légitime. La Cour relève à ce sujet que, bien que les griefs soulevés par le requérant soient tirés des articles 3 et 13 de la Convention, l’une des questions centrales posées par la présente affaire est celle de savoir si le montant de l’indemnité allouée au requérant par les instances nationales était conforme aux exigences conventionnelles. De surcroît, elle ne saurait perdre de vue la dimension morale de la demande de Mme et M. Morgoci relative au maintien de la requête. En pareilles circonstances, il convient de considérer que Mme et M. Morgoci, en tant que proches parents et héritiers potentiels, ont un intérêt légitime à se substituer au requérant dans la présente procédure (voir, mutatis mutandis, Hristozov, précité, § 74).

42. En conséquence, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi de Mme et M. Morgoci et reconnaît que ceux-ci ont qualité pour se substituer au requérant dans la présente instance.

II. SUR LA RECEVABILITÉ

A. Sur le caractère prématuré du grief tiré de l’article 3 de la Convention

43. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il considère que le grief tiré de l’article 3 de la Convention était prématuré au moment de l’introduction de la requête et estime qu’il doit être déclaré irrecevable.

44. La partie requérante estime avoir épuisé les voies de recours internes.

45. La Cour rappelle qu’elle tolère que le dernier échelon des recours internes soit atteint peu après le dépôt de la requête mais avant qu’elle soit appelée à se prononcer sur la recevabilité de celle-ci (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 91, série A no 13, Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011, et Yelden et autres c. Turquie, no 16850/09, § 40, 3 mai 2012).

46. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a effectivement engagé la procédure civile en réparation contre l’État après le dépôt de la requête devant elle. Cela étant, elle relève que la présente affaire a été communiquée au Gouvernement après l’adoption par la Cour suprême de justice de la décision définitive dans l’affaire du requérant. Dans ces circonstances et compte tenu du fait que, à la date de l’adoption de cette décision définitive par la Cour suprême, elle-même n’avait pas encore été appelée à se prononcer sur la recevabilité du grief tiré de l’article 3 de la Convention, la Cour ne saurait accueillir l’exception du Gouvernement (voir, mutatis mutandis, Ghimp et autres c. République de Moldova, no 32520/09, § 36, 30 octobre 2012, et Gavriliță c. République de Moldova, no 22741/06, § 53, 22 avril 2014). Partant, elle la rejette.

B. Sur la perte de la qualité de victime

47. Le Gouvernement argue que la décision définitive prononcée par la Cour suprême de justice le 16 mai 2012 a fait perdre au requérant sa qualité de victime. Il indique à cet égard que les tribunaux nationaux avaient reconnu l’existence de violations dans le chef du requérant et qu’ils lui avaient octroyé un dédommagement. Selon le Gouvernement, à supposer même que le montant de ce dédommagement n’eût pas été suffisant pour le requérant lui-même, il l’est certainement pour ses héritiers.

48. La partie requérante rétorque que le montant du dédommagement accordé par les juridictions internes est largement inférieur à celui que la Cour aurait alloué pour une violation de l’article 3 de la Convention et que, par conséquent, le requérant n’a pas perdu sa qualité de victime des violations alléguées.

49. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention. Elle réaffirme que le fait de savoir si le requérant a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention (Cocchiarella c. Italie [GC], no 64886/01, §§ 70-72, CEDH 2006‑V).

50. La Cour constate que les griefs du requérant tirés de l’article 3 de la Convention, tels que formulés devant elle, ont été accueillis par les autorités nationales, lesquelles ont donc reconnu la violation de cette disposition dans le chef de l’intéressé. Elle doit à présent se pencher sur la question de savoir si le montant du dédommagement alloué au requérant était approprié. Elle note que la Cour suprême de justice avait accordé à l’intéressé l’équivalent de 985 EUR pour dommage moral et que ce montant est très largement inférieur aux sommes qu’elle a elle-même octroyées dans des affaires semblables contre la République de Moldova (voir, pour des exemples récents, Gasanov c. République de Moldova, no 39441/09, § 60, 18 décembre 2012, Gorea c. République de Moldova, no 6343/11, § 48, 23 juillet 2013, et Gavriliță, précité, § 81).

51. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que le dédommagement octroyé par les tribunaux internes n’a pas fait perdre au requérant sa qualité de victime. Elle rejette dès lors l’exception du Gouvernement.

C. Conclusion

52. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

53. Le requérant soutenait que les policiers l’avaient maltraité dans le commissariat général de police de Chișinău dans le but de lui arracher des aveux. Il reprochait également aux autorités d’avoir refusé d’engager des poursuites pénales à l’encontre des policiers en cause et de ne pas avoir mené une enquête effective. Il alléguait en outre que les conditions de sa détention dans les locaux de ce commissariat étaient inhumaines. Il soutenait enfin que sa contamination par la tuberculose était due aux conditions de sa détention, précaires à ses yeux.

Mme et M. Morgoci indiquent que les tribunaux civils ont intégralement accepté la version des faits de leur proche et qu’ils ont reconnu les violations alléguées.

54. Le Gouvernement estime qu’il n’y pas eu violation de la Convention.

55. La Cour observe en l’espèce que les tribunaux nationaux ont considéré que les droits du requérant garantis par l’article 3 de la Convention avaient été méconnus. Les juridictions internes ont notamment établi que le requérant avait été soumis à des mauvais traitements par des policiers et que l’enquête y relative n’avait pas été effective. Elles ont en outre confirmé que les conditions dans lesquelles le requérant avait été détenu dans les locaux du commissariat général de police de Chișinău étaient inhumaines et que l’intéressé avait été contaminé par la tuberculose à la suite de la détention dans de mauvaises conditions (paragraphes 26, 32 et 34 ci-dessus).

56. La Cour rappelle que, conformément à l’objet et au but sous-jacents à la Convention tels qu’ils se dégagent de l’article 1 de celle-ci, chaque État contractant doit assurer dans son ordre juridique interne la jouissance des droits et libertés garantis. Il est fondamental pour le mécanisme de protection établi par la Convention que les systèmes nationaux eux-mêmes permettent de redresser les violations commises, la Cour exerçant son contrôle dans le respect du principe de subsidiarité (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 103, CEDH 2001‑V). Dans les circonstances particulières de la présente affaire et eu égard notamment aux constats établis par les tribunaux nationaux, la Cour estime qu’elle ne peut s’écarter des conclusions opérées par ces derniers (voir, mutatis mutandis, Ciorap c. Moldova (no 2), no 7481/06, § 22, 20 juillet 2010, et Gavriliță, précité, § 69).

57. La Cour note par ailleurs que les parties ne contestent pas les conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions internes. Elle accepte dès lors les constats de ces dernières, à savoir que le requérant avait fait l’objet de mauvais traitements de la part des policiers et que l’enquête menée par les autorités relativement à ces allégations était ineffective. Elle accepte également le constat opéré par les tribunaux nationaux selon lequel l’intéressé avait été détenu dans des conditions inhumaines dans les locaux du commissariat général de police de Chișinău. Rien ne lui permet non plus de s’écarter des conclusions des instances nationales selon lesquelles le requérant avait contracté la tuberculose par suite des mauvaises conditions de sa détention.

58. La Cour estime donc qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans le chef du requérant.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

59. Le requérant dénonçait également une violation de l’article 13 de la Convention au motif que l’enquête menée par les autorités étatiques sur ses allégations de mauvais traitements n’avait pas satisfait aux exigences conventionnelles.

60. La Cour constate que ce grief est, par essence, le même que celui soumis sous l’angle de l’article 3 de la Convention concernant l’absence d’enquête effective. Eu égard à sa conclusion sous l’angle de l’article 3 (paragraphes 57-58 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 13 de la Convention (voir, entre autres, Colibaba c. Moldova, no 29089/06, § 58, 23 octobre 2007).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

62. Mme et M. Morgoci réclament 30 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral infligé, selon eux, au requérant.

63. Le Gouvernement estime cette somme excessive.

64. La Cour admet que le requérant avait subi un tort moral certain à raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité et tenant compte du dédommagement alloué par les instances internes, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 11 000 EUR à Mme et M. Morgoci pour dommage moral.

B. Frais et dépens

65. La partie requérante demande également 3 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle ne produit aucun document justificatif.

66. Le Gouvernement conteste la réalité et la nécessité des frais allégués.

67. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure menée devant elle.

C. Intérêts moratoires

68. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à Mme Tamara Morgoci et M. Victor Morgoci, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 11 000 EUR (onze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposIșıl Karakaș
Greffier adjointPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-159804
Date de la décision : 12/01/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : MORGOCI
Défendeurs : RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CIORAP T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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