TROISIÈME SECTION
AFFAIRE FRUMKIN c. RUSSIE
(Requête no 74568/12)
ARRÊT
[Extraits]
STRASBOURG
5 janvier 2016
DÉFINITIF
06/06/2016
Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention.
En l’affaire Frumkin c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
George Nicolaou,
Helen Keller,
Johannes Silvis,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 74568/12) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Yevgeniy Vladimirovitch Frumkin (« le requérant »), a saisi la Cour le 9 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par des avocats de Memorial Human Rights Centre et de European Human Rights Advocacy Centre (EHRAC), organisations non gouvernementales implantées à Moscou et Londres. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
3. Dans sa requête, le requérant se disait victime d’une violation de ses droits à la liberté de réunion pacifique, à la liberté d’expression et à la liberté. Par ailleurs, il soutenait que la procédure administrative suivie devant les juridictions internes n’avait pas respecté les garanties d’un procès équitable.
4. La requête a été communiquée au Gouvernement le 28 août 2014.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1962 et réside à Moscou.
6. Le 6 mai 2012, le requérant fut arrêté lors de la dispersion d’un rassemblement politique qui se tenait à Moscou place Bolotnaïa. Il fut retenu dans un commissariat pendant au moins trente-six heures dans le cadre d’une procédure administrative à l’issue de laquelle il fut reconnu coupable de désobéissance à des ordres légitimes de la police – infraction réprimée par l’article 19.3 du code des infractions administratives – et condamné à quinze jours de détention administrative. Les informations fournies par les parties sur les conditions du déroulement du rassemblement public et de sa dispersion sont reproduites dans la partie A, la situation personnelle du requérant est exposée dans la partie B ci-dessous.
A. Le rassemblement public du 6 mai 2012
1. L’organisation du rassemblement
7. Le 23 avril 2012, cinq personnes (M. I. Bakirov, M. S. Davidis, Mme Y. Lukyanova, Mme N. Mityushkina et M. S. Udaltsov) déposèrent un avis de manifestation à la mairie de Moscou. La manifestation, qui devait réunir quelque 5 000 participants, devait débuter à 16 heures le 6 mai 2012 et partir de la place Trioumfalnaïa pour se poursuivre place Manejnaïa par un rassemblement qui devait se terminer à 20 heures. Elle visait à « protester contre les irrégularités et les fraudes ayant entaché les élections à la Douma, ainsi que l’élection du président de la Fédération de Russie et exiger des élections libres, le respect des droits de l’homme, de l’état de droit et des obligations internationales contractées par la Fédération de Russie ».
8. Le 26 avril 2012, le chef du service régional de sécurité de Moscou, M. A. Mayorov, informa les organisateurs de la manifestation qu’en raison des préparatifs de la parade du Jour de la victoire, qui devait se dérouler le 9 mai 2012, le parcours qu’ils avaient proposé ne pouvait être retenu. Il les invita à défiler entre la rue Loujniki et le quai Frounzenskaïa.
9. Le 27 avril 2012, les organisateurs rejetèrent cette proposition et réclamèrent un autre parcours. Pour eux, le défilé devait partir de la place Kaloujskaïa à 16 heures, descendre la rue Bolchaïa Iakimanka et la rue Bolchaïa Polianka, et se clôturer place Bolotnaïa par un rassemblement qui finirait à 19 h 30. Ils indiquèrent qu’environ 5 000 personnes participeraient à la manifestation.
10. Le 3 mai 2012, le service régional de sécurité de Moscou approuva le parcours proposé après avoir pris acte du dépôt, par les organisateurs, d’un programme détaillé de la manifestation envisagée.
11. Le même jour, le service régional de sécurité de Moscou informa le chef de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, M. V. Kolokoltsev, qu’un autre groupe d’organisateurs avait déposé un avis pour une autre manifestation – un rassemblement place Manejnaïa, que les autorités moscovites avaient rejeté. Précisant que les organisateurs avaient déclaré qu’ils avaient l’intention de braver l’interdiction de manifester, qu’ils occuperaient la place du 6 au 10 mai 2012 et qu’ils étaient prêts à résister à la police si nécessaire, il demanda à la direction du ministère de l’Intérieur d’assurer le maintien de l’ordre public à Moscou.
12. Le 4 mai 2012, à 20 heures, le premier adjoint au chef du service régional de sécurité de Moscou, M. V. Oleynik, tint avec les organisateurs de la manifestation place Bolotnaïa une réunion de travail consacrée notamment aux questions de sécurité, à laquelle participa également le chef adjoint de la sous-direction de l’ordre public de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le colonel de police D. Deynichenko. Au cours de cette réunion, les organisateurs de la manifestation annoncèrent que les 5 000 manifestants initialement prévus pourraient en réalité être beaucoup plus nombreux. Ils furent avertis qu’aucun dépassement du nombre de manifestants ne serait toléré. Selon le requérant, les organisateurs et les autorités convinrent lors de cette réunion que le temps manquait pour effectuer la reconnaissance du terrain qui se serait imposée en d’autres circonstances, et qu’il fallait en conséquence reconduire l’organisation du rassemblement et le dispositif de sécurité qui avaient été arrêtés pour la manifestation précédente, organisée le 4 février 2012 par le même groupe de militants de l’opposition. Ce jour-là, le cortège avait descendu la rue Iakimanka et s’était terminé par un rassemblement tenu place Bolotnaïa. Le site du rassemblement comprenait le parc de la place Bolotnaïa (dénommé « parc Repine » dans certains documents) et le quai Bolotnaïa.
13. Le même jour, l’adjoint au maire de Moscou, M. A. Gorbenko, demanda au préfet du district Tsentralnyï d’aider les organisateurs à maintenir l’ordre et la sécurité publics pendant le déroulement de la manifestation. Il ordonna au service régional de sécurité de Moscou d’informer les organisateurs que leur avis de manifestation avait été accepté et de surveiller le déroulement de cet événement. D’autres services administratifs furent chargés d’assurer le nettoyage de la voie publique, ainsi que la circulation et d’envoyer des ambulances sur le site du rassemblement.
14. Le 5 mai 2012, le service régional de sécurité de Moscou demanda au parquet de Moscou d’avertir les organisateurs que le nombre annoncé de manifestants ne devait pas être dépassé et qu’il leur était interdit d’installer des tentes de camping à l’endroit du rassemblement, comme ils en auraient manifesté l’intention au cours de la réunion de travail. Il indiqua également que, selon des informations recueillies sur Internet, les manifestants entendaient se rendre place Manejnaïa après le rassemblement. Le même jour, le parquet du district Tsentralnyï délivra les avertissements requis à deux des organisateurs, MM. Davidis et Udaltsov.
15. Le même jour, la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou publia sur son site Internet des renseignements officiels sur la manifestation du 6 mai 2012, notamment une carte des lieux où figuraient le parcours du cortège et les restrictions de circulation, ainsi qu’un plan d’accès à la place Bolotnaïa. Cette carte délimitait le site réservé au rassemblement, lequel incluait le parc de la place Bolotnaïa, qu’il fallait traverser pour accéder à la place.
16. Le même jour, le chef de la police de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le major général de police V. Golovanov, approuva un plan de maintien de l’ordre public à Moscou pour la journée du 6 mai 2012 (« le plan de sécurité »). Il s’agissait d’un document interne de quatre-vingt-dix-neuf pages qui ne fut pas divulgué au public et aux organisateurs. Il prévoyait des mesures de sécurité applicables dans le centre de Moscou et établissait un quartier général opérationnel pour leur mise en œuvre en vue de la manifestation autorisée qui devait se dérouler place Bolotnaïa et des rassemblements publics non autorisés que d’autres groupes d’opposants étaient soupçonnés de vouloir organiser.
17. Trente-deux officiers supérieurs de la police, parmi lesquels figuraient huit majors généraux et deux commandants militaires, ainsi qu’un responsable des secours d’urgence, furent affectés à l’état-major opérationnel, dirigé par le chef adjoint de la police de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le major général de police V. Kozlov. Le chef du centre des opérations spéciales de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le major général de police V. Khaustov, et le chef adjoint de la sous-direction de l’ordre public de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le colonel de police Deynichenko, furent nommés chefs adjoints de l’état-major opérationnel.
18. Le plan de sécurité confiait le maintien de l’ordre dans les zones de sécurité définies, ainsi que la prévention des rassemblements interdits et des attentats terroristes à un corps antiémeute composé de 8 094 agents de police et des forces armées. Les agents de police chargés d’assurer les opérations de bouclage et de prévention des émeutes selon un plan d’action structuré et détaillé qui avait été remis à chaque unité opérationnelle formaient le contingent le plus nombreux. En outre, une unité de 785 policiers affectés à des postes opérationnels dans le centre-ville et chargés d’appréhender les contrevenants, de les conduire dans les commissariats et de dresser des procès-verbaux de contravention administrative avait été mise sur pied. Ces policiers avaient notamment reçu instruction de préparer des modèles de procès-verbal de contravention administrative et d’en conserver au moins quarante exemplaires dans chaque commissariat. Le plan de sécurité prévoyait également le déploiement d’une unité de 350 policiers ayant mission d’intercepter et d’appréhender les organisateurs et instigateurs de rassemblements non autorisés. Les policiers en question devaient porter des tenues de protection complètes et être armés de matraques. Chaque unité était chargée d’assurer une communication radio efficace au sein de la chaîne de commandement et avait reçu ordre d’emporter des haut-parleurs, des détecteurs de métaux, des menottes, des extincteurs et des pinces coupantes dans les véhicules de police.
19. Le plan de sécurité prévoyait d’affecter au maintien de l’ordre des voitures et des cars de police, des véhicules et du matériel de surveillance et d’interception, des équipes cynophiles, des équipements de secours et de lutte contre l’incendie, des ambulances et un hélicoptère et il décrivait en détail leur déploiement. Il mettait sur pied une unité de réserve composée de 1 815 agents équipés de grenades aérosol (Дрейф), de grenades aveuglantes (Заря‑2), de grenades assourdissantes (Факел et Факел-C), d’un lance-grenades portatif de calibre 40 mm (Гвоздь 6Г‑30), d’un lance-grenades portatif de calibre 43 mm (ГМ-94), de pistolets sans canon (ПБ-4СП) avec des balles en caoutchouc de calibre 23 mm et des cartouches propulsives, ainsi que de fusils (KC-23). Enfin, il y était indiqué que deux véhicules équipés d’un canon à eau devraient se tenir prêts à intervenir contre les contrevenants récalcitrants.
20. Toutes les unités avaient reçu l’ordre de faire preuve de vigilance et de rigueur dans la détection et l’élimination des menaces pour la sécurité et d’adopter un comportement poli et diplomate à l’égard des citoyens en établissant avec eux un dialogue respectueux de la loi sans répondre à leurs éventuelles provocations. En cas de rassemblement non autorisé, elles avaient instruction de lancer un avertissement par haut-parleurs, d’arrêter les manifestants les plus actifs et de réaliser un enregistrement vidéo de leur intervention. Les chefs de police avaient été invités à placer au sein de la foule des agents en civil chargés de surveiller les menaces de violences et d’attentats terroristes et de prendre des mesures, le cas échéant, pour prévenir et atténuer les dommages causés et en poursuivre les auteurs.
21. Le chef de la direction du ministère de l’Intérieur pour le district Tsentralnyï de Moscou, le major général de police V. Paukov, fut notamment chargé de préparer, avec les organisateurs de la manifestation, le texte de l’annonce à faire au public en cas de dégradation de la situation. Le chef de l’unité de communication avec la presse de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le lieutenant-colonel Y. Alekseyeva, était responsable de la communication avec la presse. Le chef de l’unité de liaison avec la société civile de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le colonel V. Biryukov, était pour sa part chargé « de la coordination avec les représentants des organisations publiques, ainsi que de la coordination et de la circulation de l’information au sein des autres services de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou ».
22. Les unités chargées de la police du cortège et du rassemblement appartenaient à la « zone no 8 » (comprenant la place Kaloujskaïa, la place Bolotnaïa et le secteur adjacent). Cette zone se trouvait sous le commandement du chef de la police antiémeute de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, le colonel de police P. Smirnov, qui avait pour adjoints neuf autres officiers supérieurs de police (les colonels de police P. Saprykin, Y. Zdorenko, A. Kuznetsov, V. Yermakov, A. Kasatkin, A. Dvoynos, le lieutenant-colonel A. Tsukernik, le capitaine de police R. Bautdinov et le lieutenant-colonel D. Bystrikov).
23. Les unités de la zone no 8 comptaient 2 400 agents de la police antiémeute, dont 1 158 étaient en service place Bolotnaïa. Ces derniers avaient ordre de fouiller les manifestants pour les empêcher d’apporter des tentes de camping sur le site du rassemblement et d’éviter qu’ils ne bloquent l’accès au pont Bolchoï Kamennyï en les canalisant vers le quai Bolotnaïa, où devait se tenir le rassemblement. Ils avaient également instruction de boucler le parc attenant à la place Bolotnaïa et d’installer, au seul point d’accès au quai Bolotnaïa depuis le pont Malyï Kamennyï, quatorze portiques détecteurs de métaux qui devaient être enlevés juste avant que le défilé n’atteigne le lieu du rassemblement. Les organisateurs et les techniciens bénéficiaient d’une dérogation qui leur permettait d’accéder à l’arrière de la scène en franchissant deux autres portiques détecteurs de métaux. D’autres dispositions avaient été prises pour l’accès des représentants de la presse.
24. Enfin, les responsables de la zone no 8, en particulier les colonels de police Smirnov et Saprykin, avaient reçu ordre de rencontrer personnellement les organisateurs au début du rassemblement pour leur rappeler leurs devoirs et leur faire signer un document par lequel ils devaient s’engager à veiller à ce que la manifestation se déroule dans le respect de la loi et dans de bonnes conditions de sécurité, à s’abstenir de tout appel au renversement par la force de l’ordre constitutionnel et de tout discours de haine ou d’incitation à la violence ou à la guerre et à demeurer sur les lieux du rassemblement jusqu’à la fin de celui-ci et le départ des participants. Les instructions données aux organisateurs et la signature de ce document devaient faire l’objet d’un enregistrement vidéo.
2. La dispersion du rassemblement place Bolotnaïa
25. Le 6 mai 2012, vers 13 h 30, les organisateurs furent autorisés à accéder à la place Bolotnaïa pour installer la scène et le matériel de sonorisation. La police fouilla les véhicules qui transportaient le matériel et saisit trois tentes qui y étaient dissimulées. Elle arrêta plusieurs personnes soupçonnées d’avoir apporté ces tentes, ce qui retarda l’installation du matériel. Pendant ce laps de temps, les organisateurs qui installaient la scène et les meneurs du cortège communiquèrent de manière intermittente.
26. Au début du défilé, le colonel de police A. Makhonin rencontra les organisateurs place Kaloujskaïa pour résoudre les problèmes d’organisation qui se présenteraient et leur faire signer un engagement de veiller au maintien de l’ordre public pendant la manifestation. Il demanda expressément à M. Udaltsov de s’assurer qu’aucune tente ne serait installée sur la place Bolotnaïa et de veiller à ce que les participants respectent les limites spatiales et temporelles assignées au rassemblement. Les organisateurs assurèrent qu’ils respecteraient ces instructions et signèrent un engagement en ce sens.
27. Le cortège partit de la place Kaloujskaïa à 16 h 30. Il descendit la rue Iakimanka dans le calme et sans encombre. S’il est constant que les manifestants étaient plus nombreux que prévu, leur nombre exact donna lieu à des évaluations divergentes. Les autorités dénombrèrent 8 000 manifestants, les organisateurs estimant pour leur part qu’il y avait eu environ 25 000 participants. Les médias avancèrent différentes estimations, pour certaines largement supérieures à celles des autorités et des organisateurs.
28. Vers 17 heures, alors que le défilé était sur le point d’atteindre la place Bolotnaïa, les personnes qui en avaient pris la tête découvrirent que la configuration du site réservé au rassemblement et la position du cordon policier ne correspondaient pas à leurs attentes. Contrairement aux dispositions prises le 4 février 2012, le parc de la place Bolotnaïa avait été exclu du site du rassemblement, qui était circonscrit au quai Bolotnaïa. Un cordon de policiers antiémeute en tenue de protection complète interdisait l’accès au parc et bouclait tout le périmètre du site du rassemblement, canalisant les manifestants vers le quai Bolotnaïa. Une série de détecteurs de métaux avaient été installés en bas du quai, au point d’accès du site du rassemblement. Entre-temps, la scène avait été installée à l’extrémité du quai Bolotnaïa, et un attroupement considérable s’était déjà formé en face d’elle.
29. Confrontés au cordon de police et à l’impossibilité d’accéder au parc, les meneurs du cortège – MM. Udaltsov, A. Navalnyy, B. Nemtsov et I. Yashin – firent halte et demandèrent aux policiers de laisser les manifestants entrer dans le parc. Ils ont indiqué qu’ils avaient été décontenancés par ces mesures inattendues et que, refusant de se laisser détourner vers le quai Bolotnaïa, ils avaient demandé à des policiers de faire reculer le cordon afin de laisser aux manifestants un espace suffisant pour passer et se réunir en vue du rassemblement. Pour leur part, les autorités ont déclaré que les manifestants n’avaient pas l’intention de se diriger vers le lieu du rassemblement et qu’ils s’étaient arrêtés pour rompre le cordon afin de se diriger vers le pont Bolchoï Kamennyï et de gagner le Kremlin, ou pour inciter la foule à créer des troubles. Il est constant que les policiers responsables du cordon n’ont pas discuté avec les manifestants et qu’aucun officier supérieur ne fut délégué pour engager des négociations. Après avoir essayé pendant une quinzaine de minutes de dialoguer avec les policiers responsables du cordon, les quatre leaders de la manifestation annoncèrent à 17 h 16 qu’ils entamaient un « sit-in » et s’assirent par terre. Ceux qui les suivaient s’arrêtèrent, sauf certains d’entre eux qui les dépassèrent et poursuivirent leur chemin vers la scène. Les initiateurs du sit-in exhortèrent les autres manifestants à suivre leur exemple et à s’assoir, mais rares furent ceux de leur entourage à s’exécuter (seules vingt à cinquante personnes au total participèrent au sit-in).
30. Entre 17 h 20 et 17 h 45, deux députés de la Douma, MM. G. Gudkov et D. Gudkov, contactèrent des officiers supérieurs – dont l’identité demeure inconnue – pour négocier un assouplissement des mesures de restriction, demandant que le cordon fût reculé derrière le parc conformément aux attentes des organisateurs. Au même moment, à la demande du colonel de police Biryukov, l’ombudsman de la Fédération de Russie, M. V. Lukin, essayait de convaincre les organisateurs de continuer à défiler et de se diriger vers le site du rassemblement quai Bolotnaïa, où la scène avait été installée. Durant ce laps de temps, aucun officier supérieur de la police ou représentant des autorités municipales ne se rendit sur le lieu du sit-in de protestation et il n’y eut aucune communication directe entre les autorités et les initiateurs du sit-in.
31. À 17 h 40, l’un des participants au rassemblement annonça depuis la scène que les leaders de la manifestation appelaient les manifestants à appuyer leur action protestataire. Certains de ceux qui attendaient devant la scène retournèrent vers le pont Malyï Kamennyï, les uns pour soutenir le sit-in de protestation, les autres pour quitter le rassemblement. L’espace situé devant la scène se vida presque entièrement de ses occupants.
32. À 17 h 43, les médias annoncèrent que M. Udaltsov réclamait l’attribution d’un temps d’antenne aux manifestants sur les principales chaînes de télévision russes, l’annulation de l’investiture de M. Poutine à la présidence et l’organisation de nouvelles élections.
33. À 17 h 50, alors qu’un attroupement gênant pour la circulation s’était formé autour du sit-in de protestation, les leaders y mirent un terme et se dirigèrent vers la scène, suivis par la foule.
34. À 17 h 55, les médias annoncèrent que les autorités policières considéraient le sit-in comme une forme d’incitation à provoquer des troubles de grande ampleur et qu’elles envisageaient d’en poursuivre les initiateurs.
35. Au même moment, un tumulte se produisit près du cordon de police, à l’emplacement laissé libre par le sit-in, causant la rupture du cordon en plusieurs endroits. Une centaine de personnes envahirent l’espace ainsi ouvert à l’extérieur du cordon, qui fut rétabli quelques secondes plus tard par la police et renforcé par un nouveau contingent de policiers antiémeute. Certaines d’entre elles furent appréhendées, d’autres repoussées à l’intérieur du cordon, d’autres encore s’attardèrent à l’extérieur du cordon ou se dirigèrent vers le parc. Le cordon policier commença à repousser la foule vers le secteur autorisé, avançant de plusieurs mètres en la contraignant à se resserrer.
36. À 18 heures, le colonel de police Makhonin demanda à Mme Mityushkina d’annoncer depuis la scène la clôture du rassemblement. L’intéressée s’exécuta, mais il semble que la plupart des manifestants et des journalistes qui se trouvaient sur les lieux pour retransmettre les événements n’aient pas entendu son annonce, dont il n’est pas fait état dans l’enregistrement des séquences télévisées produit par les parties.
37. Au même moment, le cordon policier qui venait de se reformer fut visé par un cocktail Molotov lancé depuis la foule massée à un angle du pont Malyï Kamennyï. Le projectile s’écrasa à l’extérieur du cordon et enflamma le pantalon d’un passant auquel la police porta rapidement secours en éteignant le feu.
38. À 18 h 15, au même endroit du pont Malyï Kamennyï, les policiers antiémeute chargèrent les manifestants dans le but de disperser la foule. Courant en rangs serrés, ils divisèrent la foule, arrêtèrent un certain nombre d’individus, en affrontèrent d’autres, et formèrent de nouveaux cordons pour isoler des parties de la foule. Certains manifestants s’emparèrent de barrières métalliques qu’ils alignèrent pour résister aux policiers et leur lancèrent divers projectiles en scandant « honte ! » et d’autres slogans, essayant de ramener vers eux ceux d’entre eux qui se faisaient appréhender par la police. Les policiers eurent recours à des techniques de combat et firent usage de leurs matraques.
39. À 18 h 20, M. Udaltsov monta sur la scène installée à l’extrémité opposée de la place pour s’adresser aux participants au rassemblement, qui étaient à ce moment-là nombreux devant la scène. Toutefois, on découvrit que le matériel de sonorisation avait été débranché. Se saisissant d’un mégaphone, M. Udaltsov se mit à crier :
« Chers amis ! Malheureusement, nous avons un problème de sonorisation, mais nous allons poursuivre notre action et l’arrestation de nos camarades ne nous fera pas partir, car un président illégitime sera couronné demain. Nous allons entamer une action de protestation illimitée. Êtes-vous d’accord ? Nous ne partirons pas tant que nos camarades ne seront pas libérés, tant que la cérémonie d’investiture ne sera pas annulée et tant que nous n’aurons pas obtenu un temps d’antenne sur les grandes chaînes de télévision. Êtes-vous d’accord ? Nous sommes le pouvoir ! Chers amis, nous ne sommes pas descendus dans la rue en décembre [2011] et en mars [2012] pour nous accommoder d’élections volées, (...) ni pour voir le chef des escrocs et des voleurs s’assoir sur le trône. Aujourd’hui, nous n’avons pas le choix : soit nous restons ici, soit nous abandonnons le pays aux escrocs et aux voleurs pour six années de plus. Je crois que nous ne devons pas partir aujourd’hui. Nous ne partirons pas ! »
40. À 18 h 21, M. Udaltsov fut arrêté et emmené par des policiers. M. Navalnyy subit le même sort lorsqu’il tenta de monter sur la scène en empruntant l’escalier. Alors qu’il était évacué par la police, il se retourna vers la foule et cria « que personne ne parte ! ».
41. À 18 h 25, la police arrêta M. Nemtsov, qui avait lui aussi essayé de s’adresser aux manifestants depuis la scène.
42. Entre-temps, au niveau du pont Malyï Kamennyï, les policiers avaient continué à disperser la foule, commençant à refouler plusieurs groupes de manifestants du site du rassemblement. À l’aide de mégaphones, ils avaient ordonné aux manifestants de quitter les lieux et de se diriger vers la station de métro. Les opérations de dispersion se poursuivirent pendant au moins une heure, jusqu’à évacuation complète du site du rassemblement.
3. Les rapports sur les événements du 6 mai 2012 et l’enquête ouverte pour « troubles de grande ampleur »
43. Le 6 mai 2012, le colonel de police Deynichenko établit un rapport résumant les mesures de sécurité qui avaient été mises en œuvre à Moscou ce jour-là. Le rapport indiquait que le cortège, qui regroupait quelque 8 000 personnes, s’était mis en route à 16 h 15 en direction de la place Bolotnaïa. Il énumérait les groupes et organisations représentés en précisant leurs effectifs respectifs et mentionnait le nombre et la couleur de leurs bannières, ainsi que le nombre et le contenu de leurs banderoles. Il poursuivait ainsi :
« (...) à 17 h 04, les manifestants organisés en cortège (...) se présentèrent devant le [cordon] et exprimèrent leur intention de se rendre directement au pont Bolchoï Kamennyï pour [le traverser] et gagner la place Borovitskaïa. La police (...) leur donna l’ordre de se diriger vers le site du rassemblement place Bolotnaïa. Toutefois, les meneurs du cortège – [MM. Udaltsov, Nemtsov et Navalnyy] – (...) appelèrent par haut-parleur les manifestants à rester où ils étaient et s’assirent par terre, en compagnie d’une trentaine de manifestants. Un autre groupe d’une vingtaine de personnes les imita, répondant à leurs exhortations. La police (...) les mit en garde à plusieurs reprises contre la tenue d’un rassemblement public non autorisé et leur enjoignit de se diriger vers le lieu du rassemblement ou de partir. En outre, deux députés de la Douma, MM. Gennady Gudkov et Dmitry Gudkov, l’ombudsman de la Fédération de Russie, M. Vladimir Lukin, et un membre de la Chambre civique, Nikolaï Svanidze, s’adressèrent aux intéressés, mais ceux-ci les ignorèrent et continuèrent à scander des slogans (...) De 17 h 58 à 19 heures, un certain nombre d’individus essayèrent de rompre le cordon sur le pont Malyï Kamennyï et sur le quai Bolotnaïa, lançant des bouteilles de verre vides, des morceaux de macadam et des barrières métalliques amovibles sur la police. De 17 à 18 heures, de la musique fut diffusée sur la scène (...) À 17 h 20 (...) un député de la Douma de la région de Vologda exhorta les manifestants à se rendre au pont Malyï Kamennyï pour soutenir les participants au sit-in (...) À 18 heures, l’une des organisatrices, Mme Mityushkina (...), annonça depuis la scène la clôture du rassemblement. À 18 h 20, M. Udaltsov monta sur la scène et appela la foule à entamer une action de protestation illimitée.
À 19 heures, une vingtaine d’individus, dont Mme Mityushkina (...), essayèrent d’installer trois tentes de camping monoplaces sur le quai Bolotnaïa.
(...)
Entre 18 et 21 heures, il fut procédé aux opérations requises pour refouler le public du pont Malyï Kamennyï, du quai Bolotnaïa et de la rue Bolotnaïa et arrêter les individus les plus récalcitrants (...), opérations au cours desquelles vingt-huit policiers et militaires [furent blessés] plus ou moins gravement, quatre d’entre eux ayant dû être hospitalisés.
Au total, 656 personnes furent placées en détention à Moscou à des fins de prévention des désordres et des manifestations non autorisées (...)
(...)
Au total, 12 759 membres des forces de l’ordre furent affectés au maintien de l’ordre et de la sécurité à Moscou, dont 7 609 agents de police, 100 agents de la circulation, 4 650 militaires et 400 membres des brigades de volontaires.
Les mesures prises par la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou ont permis d’assurer pleinement le maintien de l’ordre et de la sécurité publics, et d’éviter toute situation d’urgence. »
44. Le même jour, la commission d’enquête de la Fédération de Russie ouvrit une enquête pénale pour troubles de grande ampleur et violences contre la police (articles 212 § 2 et 318 § 1 du code pénal).
45. Le 28 mai 2012, une autre enquête fut ouverte pour organisation de troubles de grande ampleur (article 212 § 1 du code pénal). Le même jour, ces deux procédures furent jointes.
46. Le 22 juin 2012, la commission d’enquête constitua un groupe de vingt-sept enquêteurs auquel elle donna mission d’instruire le volet pénal des événements du 6 mai 2012.
47. À une date non précisée, deux défenseurs des droits de l’homme saisirent la commission d’enquête d’une demande tendant à l’ouverture d’une enquête pénale sur le comportement de la police pendant les événements en question. Dans leur demande, ils se plaignaient notamment de l’annulation d’un rassemblement public autorisé. À une autre date, également non précisée, quarante-quatre défenseurs des droits de l’homme et membres d’organisations non gouvernementales saisirent la commission d’enquête, l’appelant à modérer la répression contre les personnes arrêtées et poursuivies à la suite des événements du 6 mai 2012 et niant que des troubles de grande ampleur se fussent produits place Bolotnaïa.
48. La commission d’enquête interrogea la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou au sujet de la publication des cartes du rassemblement du 6 mai 2012. Elle obtint la réponse suivante :
« (...) le 5 mai 2012, la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou publia sur son site Internet (...) une note sur « le maintien de l’ordre public à Moscou dans le cadre de la manifestation du 6 mai ». La note en question comportait une carte des restrictions de circulation, des renseignements sur le parcours de la manifestation, des informations sur le site du rassemblement socio-politique qui devait réunir un grand nombre de participants et sur les mesures de sécurité, et elle contenait une mise en garde contre tout agissement illégal lors de la manifestation.
La publication de cette note, décidée par le chef de l’unité de liaison avec les médias de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, visait à assurer la sécurité des citoyens et des représentants des médias qui prévoyaient de participer à la manifestation.
La note contenait des schémas représentant le parcours approximatif du [cortège] et le lieu prévu pour le rassemblement – « la place Bolotnaïa » – indiqué dans le « plan de maintien de l’ordre public à Moscou pour la journée du 6 mai 2012 ».
Le 4 mai 2012, des représentants [des organisateurs et de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou] discutèrent des préparatifs du défilé (...), du positionnement des détecteurs de métaux, de l’installation de la scène et d’autres questions d’organisation au cours d’une réunion de travail qui se tint dans les locaux du service régional de sécurité de Moscou.
Après cette réunion (...), la [direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou] établit un [plan de sécurité] accompagné d’une carte qui prévoyait que le parc de la place Bolotnaïa serait clôturé par des barrières métalliques [et] que les participants au rassemblement se verraient réserver la chaussée du quai Bolotnaïa.
Le parcours de la manifestation et le lieu du rassemblement ayant été arrêtés par les parties à 21 heures lors de cette réunion du 4 mai 2012, le [plan de sécurité] et les cartes de sécurité durent être établis dans un délai extrêmement court (dans la nuit du 4 au 5 mai 2012 et dans la journée du 5 mai 2012) avant d’être entérinés, le 5 mai 2012, par des hauts fonctionnaires de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou.
Le [plan de sécurité] et les cartes élaborés par la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou ne furent pas soumis aux organisateurs. Ces documents, qui étaient réservés à un usage interne et qui ne furent donc pas publiés, précisaient les positions des forces de police (...) et fixaient leurs tâches. »
49. À une date non précisée, huit organisations non gouvernementales internationales de premier plan constituèrent une commission internationale d’experts chargée d’analyser les événements survenus place Bolotnaïa le 6 mai 2012 (« la commission d’experts »). Composée de six experts internationaux, elle avait pour mission d’établir les faits en toute indépendance et de porter une appréciation juridique sur les conditions dans lesquelles la manifestation avait été dispersée place Bolotnaïa. En 2013, elle rédigea un rapport de cinquante-trois pages où elle exposait la chronologie des événements du 6 mai 2012 et en donnait une évaluation. Dans ce rapport, la commission énumérait les sources sur lesquelles elle s’était fondée de la façon suivante :
« Le travail de la commission s’appuie :
– sur des éléments de preuve issus de l’enquête officielle, sur des rapports et des déclarations émanant des autorités compétentes et sur des informations officielles en rapport avec l’affaire ;
– sur des renseignements tirés d’enquêtes publiques et sur des observations recueillies par des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et d’autres personnes ; et
– sur des rapports d’observateurs et de journalistes, sur des dépositions de témoins et sur des enregistrements vidéo.
(...)
La commission a élaboré un questionnaire qu’elle a adressé à la municipalité de Moscou, à la commission d’enquête de la Fédération de Russie, aux autorités de police de Moscou, à l’ombudsman de la Fédération de Russie et aux organisateurs de la manifestation pour établir un panorama objectif et exhaustif des événements. Malheureusement, elle n’a pas reçu de réponse de la part de la municipalité, des autorités de police et de la commission d’enquête. En conséquence, l’analyse figurant dans le présent rapport est fondée sur des informations émanant de sources ouvertes, notamment des éléments fournis par les organisateurs de la manifestation, par des observateurs, par des organisations non gouvernementales et par des rapports d’enquête publique, ainsi que sur des renseignements obtenus auprès des avocats qui sont intervenus dans « l’affaire Bolotnaïa ». Il s’agit notamment de déclarations de témoins oculaires, de vidéos filmées par les médias ou par des particuliers, ainsi que de documents et d’informations publics en rapport avec le dossier pénal de l’affaire Bolotnaïa. Les experts ont analysé plus de cinquante heures d’enregistrements vidéo et deux cents documents portant sur les événements survenus place Bolotnaïa. En outre, ils ont rencontré des organisateurs, des participants, ainsi que des observateurs de la manifestation et ils ont assisté à plusieurs audiences tenues dans l’affaire Bolotnaïa. »
50. En ce qui concerne l’organisation du rassemblement du 6 mai 2012, la commission d’experts s’exprima ainsi :
« (...) le service régional de sécurité de Moscou annonça le 4 mai [2012] que la manifestation suivrait un parcours analogue à celui de la manifestation du 4 février 2012. Les manifestants devaient se regrouper place Kaloujskaïa, prendre la route à 16 heures en suivant la rue Bolchaïa Iakimanka et la rue Bolchaïa Polianka, puis se rassembler place Bolotnaïa avant de se disperser à 19 h 30. L’autorisation officielle fut notifiée le 4 mai 2012, deux jours seulement avant la date de la manifestation.
Le même jour, la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou publia sur son site Internet un plan montrant que toute la place Bolotnaïa – y compris les jardins publics – serait ouverte aux manifestants, et que le pont Bolchoï Kamennyï serait interdit aux véhicules mais accessible aux piétons. Ce dispositif était identique à celui que les autorités avaient mis en œuvre pour les deux rassemblements précédemment tenus place Bolotnaïa le 10 décembre 2011 et le 4 février 2012.
(...)
Dans la soirée du 5 mai [2012], la police boucla le parc de la place Bolotnaïa, mesure qui, selon le responsable de la sécurité du site – le colonel Yury Zdorenko, visait à « empêcher les manifestants de dresser un campement et de [commettre] d’autres actes [illégaux] ». Les autorités, qui avaient reçu des informations [donnant à penser] que les manifestants pourraient essayer d’installer un campement de protestation sur le site, avaient décidé de circonscrire le rassemblement au quai Bolotnaïa, laissant aux participants une zone beaucoup plus restreinte que le secteur initialement prévu.
(...)
Pourtant, les organisateurs ne furent pas informés par la police des changements apportés à l’organisation de la manifestation. Ils ne les découvrirent qu’en arrivant sur le site dans l’après-midi du 6 mai [2012].
Aucun communiqué écrit annonçant la présence à la manifestation d’un représentant spécial des autorités municipales ne fut émis par le conseil municipal et aucun ordre spécifique d’affectation d’un représentant spécial de la direction du ministère de l’Intérieur auprès de la manifestation ne fut donné par le chef de cet organisme, M. Vladimir Kolokoltsev.
(...)
Les organisateurs avaient demandé un créneau de douze heures pour installer la scène et le matériel de sonorisation nécessaires à la tenue du rassemblement. Toutefois, le matin du 6 mai [2012], les autorités ne leur accordèrent qu’un délai de six heures avant l’arrivée des autres participants. En outre, à 13 h 30, la police interdit aux véhicules transportant le matériel de scène d’accéder au site jusqu’à ce qu’ils aient été fouillés. Quelques tentes ayant été découvertes lors de la fouille, les autorités procédèrent à un certain nombre d’arrestations. À 14 h 50, la police autorisa enfin le camion qui transportait le matériel de scène à accéder à la place Bolotnaïa, soixante-dix minutes seulement avant l’heure prévue pour le départ du cortège. »
51. S’agissant de la dispersion du rassemblement, la commission d’experts exposa ce qui suit :
« Alors que le cortège approchait de la place Bolotnaïa, les manifestants découvrirent qu’un cordon de police bloquait l’accès à la plus grande partie de la place, ne leur laissant qu’une bande étroite le long du quai pour tenir leur rassemblement. Un triple cordon de policiers avait été positionné sur le pont Bolchoï Kamennyï, empêchant tout mouvement vers le Kremlin. Le premier cordon, placé près de la jonction du pont Malyï Kamennyï avec le quai Bolotnaïa, était composé d’élèves de l’école de police et d’agents du service de garde et de patrouille qui ne portaient pas d’équipement de protection. Il était suivi de deux rangées d’OMON [policiers antiémeute], d’une ligne de patrouilleurs volontaires (дружинники), et d’un autre cordon d’OMON. Des canons à eau avaient été placés entre le deuxième et le troisième cordon.
[Le rapport reproduisait deux photos permettant de comparer le cordon policier mis en place le 4 février 2012, constitué d’une maigre rangée de policiers sans équipement de protection, à celui du 6 mai 2012, composé de plusieurs cordons de policiers antiémeute en tenue de protection complète appuyés par des véhicules lourds.]
Les cordons de police bloquant la route vers le Kremlin créaient un goulet qui ralentissait tellement la progression du cortège que celui-ci était pratiquement à l’arrêt lorsque des manifestants tentèrent de traverser le pont. De surcroît, à la sortie du pont Loujkov, les manifestants étaient obligés de franchir un deuxième ensemble de détecteurs de métaux constitué de quatorze portiques seulement, ce qui freinait considérablement la circulation.
(...)
Vers 17 h 15, le cortège était presque entièrement arrêté. Certains des meneurs du cortège, notamment Sergey Udaltsov, Alexey Navalnyy et Ilya Yashin, exhortèrent les manifestants à s’assoir sur la route devant le cinéma Udarnik – qui faisait face au cordon policier – pour protester [contre] les obstacles mis à la progression du cortège et exiger l’accès au site initialement réservé au rassemblement place Bolotnaïa. De cinquante à deux cents personnes se joignirent au sit-in de protestation. Insistant sur le caractère pacifique de cette action protestataire, les leaders de la manifestation appelèrent les participants à garder le calme. Ils scandaient « nous ne partirons pas » et « la police avec le peuple ». Les leaders essayèrent de s’adresser à la foule à l’aide de haut-parleurs, mais les personnes placées derrière le sit-in ne pouvaient ni entendre ni voir les événements se dérouler. Le sit-in ne bloquait pas entièrement la route, mais il gênait la circulation de ceux qui approchaient des rangs de la police et du goulet causé par le cordon de police, si bien que la foule devenait de plus en plus dense à mesure que les manifestants affluaient de la rue Bolchaïa Iakimanka.
(...)
À 17 h 42, le chef de [la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou] fit paraître le communiqué suivant :
« Les organisateurs du rassemblement et d’autres participants refusent de se rendre au lieu prévu pour le rassemblement (place Bolotnaïa). Ils se sont arrêtés sur la route, près du théâtre Udarnik. Certains d’entre eux se sont assis par terre, bloquant la progression du cortège. Bien que la police les ait sommés à plusieurs reprises de se diriger vers le site du rassemblement, ils restent sur place, créant un risque réel d’encombrement potentiellement dangereux pour les participants. Une commission d’enquête a été dépêchée sur les lieux pour consigner les actes d’incitation à troubler gravement l’ordre public et se prononcer par la suite sur l’opportunité d’engager des poursuites pénales. »
Vraisemblablement lassés d’attendre debout, quelques manifestants commencèrent à quitter les lieux. Certains d’entre eux essayèrent de franchir le cordon de police, mais les policiers refusèrent de les laisser passer, leur ordonnant de rebrousser chemin à travers la foule en direction de la rue Bolchaïa Polianka, bien que cela fût pratiquement impossible.
La police utilisait des haut-parleurs pour indiquer aux manifestants le site du rassemblement, leur demandant de se diriger directement vers la place Bolotnaïa sans s’arrêter sur le pont, bien que la plus grande partie de la place leur fût interdite. Elle les avertit que toutes les activités qui se dérouleraient sur le pont pourraient être déclarées illégales. Transmises par un matériel de sonorisation défaillant, ces instructions ne furent entendues que des manifestants qui se trouvaient à proximité de la police, demeurant inaudibles pour la majorité d’entre eux.
(...)
Confrontés aux premières difficultés, les manifestants qui tentaient de traverser le pont Malyï Kamennyï essayèrent à plusieurs reprises de négocier avec la police pour obtenir un déplacement des cordons qui leur aurait permis d’accéder à la place Bolotnaïa.
Vers 17 h 30, M. Dmitry Oreshkin, membre du Conseil présidentiel des droits de l’homme, et M. Gennady Gudkov, député, essayèrent d’engager un dialogue avec les autorités de police, sans recevoir de réponse de leur part. Peu après la rupture du cordon policier provoquée à 18 h 20 par des manifestants, un groupe de défenseurs des droits de l’homme s’entretint avec le chef du service de presse [de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou], le colonel Biryukov. À 19 heures, le député Ilya Ponomarev tenta de parlementer avec les autorités pour mettre fin aux affrontements violents qui avaient éclaté sur le quai, en vain.
Bon nombre des organisateurs de la manifestation ont déclaré qu’ils avaient essayé d’entrer en contact avec la police tout au long de la journée pour assurer le déroulement pacifique de la manifestation.
Déclaration de Nadezhda Mityushkina : « J’ai essayé de trouver les responsables du ministère de [l’Intérieur] pour résoudre les problèmes d’organisation, en vain. Je savais qui contacter si nous avions besoin d’aide en cas de difficulté... Ce n’est que vers 18 heures ou 18 h 30 qu’un policier est venu à ma rencontre. L’ayant rencontré lors de précédentes manifestations, je savais qu’il était l’officier supérieur responsable de la communication avec les organisateurs (...) et il m’a dit que les autorités avaient suspendu la manifestation. Il m’a demandé d’annoncer depuis la scène, en ma qualité d’organisatrice, que la manifestation était terminée, ce que j’ai fait après notre conversation. »
Déclaration d’Igor Bakirov : « Un policier en uniforme de colonel m’a rencontré, une fois seulement, et je lui ai montré les documents [prouvant] que j’étais l’un des organisateurs de la manifestation. Par la suite, lorsque des heurts avec la police se sont produits, je n’ai trouvé personne avec qui communiquer et coopérer. »
Déclaration de Sergey Davidis : « Personnellement, je n’ai pas rencontré ni eu le temps de contacter les autorités au sujet des barrières installées autour du site du rassemblement. J’ai supposé que d’autres organisateurs avaient déjà discuté de cette question avec les autorités ou étaient en train d’en discuter à ce moment-là. Il n’y avait personne à contacter et rien à discuter, je ne voyais que les agents de l’OMON qui manifestaient un comportement agressif et qui n’étaient pas disposés à dialoguer. »
(...)
À 17 h 55, alors que les manifestants essayaient de se frayer un chemin à travers l’espace étroit ménagé entre le cordon de police et le quai pour gagner la place Bolotnaïa, le cordon de police avança de deux pas, comprimant encore la foule, qui réagit en repoussant les forces de l’ordre. Le cordon de police se rompit en plusieurs endroits et plusieurs dizaines de personnes se retrouvèrent dans l’espace libre situé derrière lui. Il est impossible de savoir si le cordon avait cédé sous l’effet d’une action délibérée de certaines parties de la foule ou de la simple pression exercée par le nombre considérable de manifestants.
Il y avait des jeunes hommes parmi ceux qui avaient franchi le cordon, mais aussi bon nombre de personnes plus âgées et d’individus qui ne ressemblaient pas à des casseurs. Les personnes qui avaient franchi le cordon ne manifestèrent aucun signe d’agressivité et prirent la direction de l’entrée [du parc de la place] Bolotnaïa, où devait se tenir le rassemblement.
La rupture du cordon de police suscita des réactions très diverses parmi les manifestants. Certains d’entre eux essayèrent de quitter les lieux, d’autres incitèrent la foule à enfoncer les rangs des policiers, d’autres encore tentèrent de l’empêcher de [piétiner] ceux qui participaient au sit-in de protestation. La pression et la tension s’accroissant, ces derniers se relevèrent de crainte d’être piétinés. La confusion était à son comble, les gens ne savaient pas au juste ce qui se passait.
(...)
Juste après la rupture du cordon, survenue vers 18 heures, un cocktail Molotov lancé depuis la foule s’écrasa derrière les rangs de la police et enflamma le pantalon d’un (...) manifestant de soixante-quatorze ans qui était passé derrière le cordon. Les policiers éteignirent le feu avec des extincteurs. Ce fut le seul incident de ce genre enregistré au cours de la journée (...)
(...)
Peu après la rupture du cordon, les autorités commencèrent à appréhender ceux qui l’avaient franchi et à les conduire vers des zones de rétention spéciales. Les policiers arrêtèrent également certains manifestants qui se trouvaient en tête de la manifestation mais qui n’avaient pas essayé de rompre le cordon. Il leur fallut environ quatre minutes pour rétablir entièrement le cordon. (...)
(...)
À 18 h 10, Sergey Udaltsov, Alexey Navalnyy et Boris Nemtsov se frayèrent un chemin depuis le cinéma Udarnik vers la scène installée sur le quai, entraînant derrière eux de nombreuses personnes. Le cordon policier qui bloquait l’accès à la scène les autorisa à passer. Alors qu’ils s’apprêtaient à ouvrir le meeting, la police intervint. (...)
(...) Par la suite, des agents de l’OMON appréhendèrent Sergey Udaltsov sur la scène, puis Boris Nemtsov et Alexey Navalnyy. Vers 18 h 50, les organisateurs commencèrent à démonter la scène.
(...)
Au cours des deux heures qui s’écoulèrent entre 18 et 20 heures, la manifestation oscilla entre deux stades. La plupart du temps, les manifestants et la police se faisaient face dans un calme relatif. Cependant, ces périodes de calme étaient entrecoupées de poussées de la police qui faisaient reculer la foule sans autre but apparent que de la fractionner, mais qui avaient surtout pour effet d’accroître la tension et d’inciter certains manifestants à repousser la police. Il existe peu d’indices permettant d’imputer aux manifestants l’origine des violences. Il semblerait plutôt que la foule n’ait fait preuve d’agressivité qu’en réaction à l’avancée des forces de l’ordre.
Durant ces affrontements, certains manifestants lancèrent des objets sur les policiers, qui firent abondamment usage de leurs matraques. Les manifestants répliquèrent par des jets de bouteilles en plastique, de chaussures et de parapluies (...)
Vers 18 h 20, la police annonça l’interruption du rassemblement et ordonna aux manifestants de se disperser. Elle diffusa par haut-parleurs le message suivant : « Chers concitoyens, ne troublez pas l’ordre public, faute de quoi nous devrons faire usage de la force, conformément à la loi ! Veuillez quitter les lieux sans vous arrêter et prendre la direction du métro. » Toutefois, les haut-parleurs utilisés par la police n’étaient pas suffisamment puissants pour que la majorité de la foule puisse entendre cet avertissement. Il est possible que seules les personnes qui se trouvaient à proximité des haut-parleurs aient eu connaissance de l’ordre de dispersion.
Les ordres lancés par la police étaient quelque peu confus puisqu’au même moment (...) le chef du service de presse [de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou], le colonel Biryukov, indiquait à un groupe de défenseurs des droits de l’homme – parmi lesquels figuraient Vladimir Lukin, Dmitry Oreshkin, Victor Davydov et Nikolaï Svanidze – que les manifestants pouvaient continuer à se diriger vers la place Bolotnaïa pour participer au rassemblement.
(...)
Vers 18 h 30, la foule massée à l’angle du pont Malyï Kamennyï et du quai fut séparée en deux. Les manifestants qui se trouvaient sur le pont furent refoulés vers la rue Bolchaïa Polianka et ceux qui étaient attroupés sur le quai furent coupés des ponts Bolchoï et Malyï Kamennyï.
(...)
Vers 18 h 54, le cordon de police qui barrait la bordure du quai près du pont Loujkov fut levé de façon à laisser les manifestants circuler librement sur le quai Bolotnaïa. Une quinzaine de minutes plus tard, quelque deux cents policiers en tenue de protection qui avaient formé un cordon au niveau du pont Loujkov commencèrent à refouler les manifestants vers la rue Lavrouchinskiï (qui part de la place Bolotnaïa et aboutit à la station de métro Tretiakovskaïa). Au même moment, la police entreprit de faire refluer la foule depuis le pont Loujkov vers le cinéma Udarnik le long du quai Bolotnaïa. Ceux qui étaient restés sur le pont s’accrochèrent les uns aux autres pour opposer une résistance passive à la police, mais celle-ci continua à avancer, dispersa la foule et commença à arrêter des manifestants.
(...)
Vers 19 h 47 (...) les autorités ménagèrent un couloir pour permettre aux manifestants de quitter le secteur de Bolotnaïa.
(...)
À 19 h 53, un groupe d’agents de l’OMON surgit des buissons des jardins de Bolotnaïa et sépara les manifestants demeurés sur place en deux groupes. Ceux du premier groupe purent se diriger vers le pont Malyï Kamennyï, mais ceux qui se trouvaient de l’autre côté furent totalement bloqués entre les rangs de la police.
(...)
À 20 h 08, les derniers groupes de manifestants quittèrent lentement le quai en suivant un couloir formé par les policiers. La police commença aussi à faire circuler les personnes qui se trouvaient sur le quai Kadachevskaïa, de l’autre côté du canal Obvodnoï. Certaines d’entre elles furent appréhendées, les autres furent refoulées le long de la rue Bolchaïa Polianka, en direction de la rue Lavrouchinskiï.
Entre 21 et 22 heures, près de 2 000 manifestants défilèrent dans la rue Bolchaïa Ordynka en scandant des slogans (...) et les agents de l’OMON commencèrent à procéder à des arrestations et à disperser énergiquement le cortège. »
52. Le 20 mars 2013, la section Zamoskvoretskiï de la commission d’enquête rejeta dix plaintes individuelles et deux demandes officielles de renseignement sur l’affaire déposées respectivement par M. I. Ponomarev, député de la Douma, et M. A. Babushkin, président de la Commission publique de surveillance de Moscou. Dans leurs plaintes et demandes de renseignement, les intéressés alléguaient que la police avait enfreint la loi en dispersant le rassemblement dans la journée du 6 mai 2012, notamment en ce qu’elle avait fait un usage excessif de la force et qu’elle avait procédé à des arrestations arbitraires. La commission d’enquête interrogea l’un des dix plaignants et quatre officiers de police – dont des commandants d’escadrille et de régiment – qui avaient fait partie du cordon de police bouclant la place Bolotnaïa. Ces derniers déclarèrent notamment qu’ils avaient ordre de garantir la sécurité publique, ainsi que d’identifier et d’arrêter les fauteurs de troubles les plus actifs, indiquant que seules les personnes qui avaient refusé d’obtempérer aux injonctions de la police avaient été arrêtées et que le recours à la force n’avait pas été injustifié. Ils ajoutèrent que la police avait employé des manœuvres de combat et des matraques lors de ses interventions, mais qu’elle n’avait pas eu recours à des gaz lacrymogènes ou à d’autres moyens de contrainte exceptionnels. Le commandant d’escadrille S. expliqua qu’il avait été affecté au secteur jouxtant la scène, qu’il n’y avait pas eu d’incidents ou de troubles dans ce secteur et que personne n’y avait été arrêté. La décision de la commission indiquait que treize autres enquêtes internes avaient été menées à la suite de plaintes individuelles et de signalements médicaux, que les allégations de violences avaient été déclarées non fondées dans six de ces affaires et que le comportement de la police avait été jugé régulier dans les sept autres. En ce qui concerne le fond des griefs dont elle était saisie, la commission d’enquête s’exprima ainsi :
« (...) après avoir traversé le pont Malyï Kamennyï, les meneurs du cortège firent halte. Bon nombre de manifestants les dépassèrent, se dirigeant vers la place Bolotnaïa pour atteindre la scène (...) Alors que les participants au cortège occupaient déjà la quasi-totalité du quai Bolotnaïa, qui était borné d’un côté par un cordon de police et de l’autre par la scène, les organisateurs de la manifestation s’étaient arrêtés quelque part entre le pont Malyï Kamennyï, la place Bolotnaïa, [le parc] et le cinéma Udarnik (...)
À ce moment-là, les organisateurs demandèrent à la police de les laisser circuler vers le Kremlin. La police leur répondit qu’elle ne laisserait personne se diriger vers le Kremlin, étant donné que la manifestation avait été autorisée place Bolotnaïa, où une scène avait été spécialement installée à cette fin, et leur ordonna de s’y rendre. Les organisateurs décidèrent d’appeler à la tenue d’un sit-in pour protester contre ce refus et exhortèrent les personnes présentes à désobéir aux ordres légitimes de la police. Par la suite, les participants au rassemblement se regroupèrent devant le cinéma Udarnik, où ils tentèrent peu après de rompre le cordon de police, ce que [les policiers] ne purent empêcher. La police réagit en arrêtant les individus les plus activement impliqués dans la rupture du cordon, les enferma dans un fourgon de police et les conduisit vers des commissariats de Moscou. Après avoir mis fin aux affrontements et appréhendé les fauteurs de troubles les plus actifs, la police dispersa en douceur les autres manifestants. Dès le début du sit-in de protestation, elle avait lancé un appel aux participants par haut-parleurs leur demandant de se diriger vers la scène et de ne pas se livrer à des provocations ou à des actes illégaux. Ces demandes n’eurent aucun effet, ce qui indique [clairement] que la rupture du cordon de police avait été préméditée. Les policiers dispersèrent le sit-in en agissant ensemble de manière coordonnée, sans recourir à la force ou à des moyens de contrainte spéciaux. En revanche, les agents chargés d’appréhender les contrevenants durent employer la force et des moyens de contrainte spéciaux, en tant que de besoin, contre les individus récalcitrants.
Plus tard, la police employa de nouveau la force et des moyens de contrainte spéciaux pour circonscrire les heurts localisés qui avaient éclaté aux alentours du pont Malyï Kamennyï et à un angle [du parc]. Toutes les personnes arrêtées place Bolotnaïa furent conduites dans des commissariats (...) Par la suite, des procès-verbaux d’infraction administrative furent transmis à des juges de paix pour examen au fond.
(...)
L’article 42 du code pénal dispose que les actes des agents publics rattachables à l’exercice de leurs fonctions officielles qui ont porté atteinte à un intérêt protégé par la loi ne peuvent constituer une infraction pénale s’ils ont été accomplis en vertu d’un ordre ou d’une consigne impératifs.
(...)
Après avoir appelé à la tenue d’un sit-in de protestation (...) [les organisateurs] provoquèrent des troubles de grande ampleur au cours desquels les manifestants lancèrent divers projectiles sur les policiers, blessant certains d’entre eux. La situation ayant dégénéré, les policiers arrêtèrent les fauteurs de troubles en faisant un usage justifié de la force et en employant des moyens de contrainte spéciaux contre ceux qui résistaient.
(...)
Au vu de ce qui précède, il n’y a pas lieu d’ouvrir une procédure pénale contre les policiers (...), aucune infraction n’étant constituée. »
53. Le 24 mai 2013, la première procédure pénale ouverte contre douze personnes soupçonnées d’avoir gravement perturbé l’ordre public (« la première affaire Bolotnaïa ») fut portée devant le tribunal du district Zamoskvoretskiï de Moscou pour examen au fond des accusations dirigées contre les intéressés.
54. Le 2 décembre 2013, M. Navalnyy témoigna devant le tribunal. Il déclara notamment ce qui suit :
« Nous, les organisateurs politiques et officiels de la manifestation, avions tous une idée claire de son déroulement (...) et la mairie de Moscou avait confirmé que la manifestation serait identique à celle du 4 février 2012. La place Bolotnaïa est l’un des endroits où se tiennent habituellement les divers événements organisés par l’opposition. Nous avions une connaissance précise du parcours prévu, du lieu où serait installée la scène et de l’organisation de la manifestation. Nous étions venus participer à une manifestation plutôt classique, habituelle, dont le déroulement était bien connu de tous (...) deux jours avant, des cartes où figuraient le site du rassemblement et le parcours du cortège avaient été publiées sur le site Internet [d’actualités] officiel RiaNovosti, où elles se trouvent encore. Le site Internet [de la police] « Petrovka, 38 » avait aussi publié une carte, qui s’y trouve encore. Pour nous, les organisateurs, mais aussi pour les manifestants, la direction à prendre était claire (...) à l’approche du point de rassemblement (...) nous avons constaté que la configuration du site était très différente de celle qui figurait sur la carte montrant l’endroit où les gens étaient censés se rassembler sur la place. Elle différait fondamentalement du dispositif représenté sur la carte du 4 février [2012], et surtout de celui arrêté en accord avec la mairie de Moscou, qui avait été publié sur les sites Internet RiaNovosti et « Petrovka, 38 » (...) et qui prévoyait que les manifestants se rassembleraient sur le quai et la place Bolotnaïa. Or, à notre arrivée, nous avons vu que le parc de la place Bolotnaïa, qui occupe environ 80 % de la place, était fermé et entouré par un cordon (...) qui ne correspondait pas aux indications [de la carte], raison pour laquelle le cortège a fait halte. J’ai attendu, en compagnie des autres organisateurs et des manifestants qui affluaient, que cette difficulté soit réglée, que la police démantèle ce cordon positionné là par erreur et que les autorités policières nous expliquent pourquoi des changements avaient été apportés et pourquoi le rassemblement ne se déroulait pas comme convenu (...) J’avais déjà organisé [un certain nombre de manifestations] avant celle-là. Quelqu’un avait dû emporter la carte et y modifier le lieu du rassemblement. Cela n’était pratiquement jamais arrivé auparavant (...) pour montrer par l’exemple que nous n’irions nulle part, nous nous sommes assis par terre (...) le premier rang du cordon [de police], composé de conscrits d’une vingtaine d’années, s’est rompu sous la pression d’un millier de personnes, c’était inévitable. La situation est dès lors devenue incontrôlable : des policiers se déplaçaient avec des mégaphones, essayant de s’adresser à la foule sans pouvoir se faire entendre, tandis que des militants en faisaient autant, sans plus de succès. Aucun représentant des autorités n’était présent sur les lieux. Et [il était] impossible de savoir qui commandait. Cette situation a abouti à la rupture du cordon de police, débordé par la foule qui s’est répandue dans l’espace dégagé (...) J’ai ensuite essayé de me frayer un chemin jusqu’à la scène pour m’adresser à l’assemblée par haut-parleur et lui expliquer ce qui se passait, sans savoir que la police avait déjà débranché le matériel de sonorisation.
[Question au témoin] Quelqu’un a-t-il essayé de négocier avec les participants au sit-in de protestation ?
– Nous avons tenté tout ce qui était possible au regard des circonstances (...) nous avons tous fait halte pour savoir où étaient les représentants de la mairie et de la direction du ministère de l’Intérieur. Nous avons interrogé tous les [hauts] responsables de la police à ce sujet, mais ils se sont contentés de hausser les épaules. Personne ne comprenait ce qui se passait. Les députés de la Douma qui étaient parmi nous ont proposé leurs bons offices, mais (...) ils nous ont informés que personne n’était disposé à nous rencontrer. Nous avons aperçu au loin des policiers qui paraissaient être des officiers supérieurs (...), mais il nous était impossible de les approcher (...) et nous ne pouvions pas davantage parvenir au commandement [de la police]. Personne n’est venu à notre rencontre. Nous voulions tous négocier, mais il n’y avait personne avec qui négocier.
(...) Lors de mon incarcération dans le centre de détention, j’ai porté plainte pour entrave à une manifestation publique pacifique. Dans cette plainte dirigée contre la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, j’ai expliqué les raisons pour lesquelles je pensais que de nombreux éléments démontraient que les agents de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou avaient délibérément provoqué la panique dans la foule, de façon à pouvoir alléguer plus tard qu’il y avait eu des troubles de grande ampleur. »
55. Le même jour, M. Davidis témoigna dans la première affaire Bolotnaïa. Il déclara notamment ce qui suit :
« Les négociations avec [la mairie] ont été très difficiles pour cette manifestation (...) J’avais participé à l’organisation de la plupart des manifestations depuis le 25 décembre 2011. Il avait toujours été possible de respecter les délais, de trouver un compromis, [mais pas cette fois]. (...) L’autorisation écrite nous a été notifiée le 4 mai 2012 [seulement]. La réunion de travail s’est tenue le même jour (...) En temps normal, tout est réglé cinq jours au plus tard avant la date de la manifestation. Mais cette fois, nous n’avons eu guère plus de vingt-quatre heures. Nous n’avons même pas été autorisés à conduire les véhicules transportant la scène sur la place avant 13 heures [le 6 mai 2012]. Les conditions qui nous ont été imposées étaient très difficiles (...) nous n’avons eu que trois heures pour installer la scène (...) Lors de la réunion de travail, nous avons discuté sur des points techniques, mais les manifestations antérieures avaient toujours été précédées d’une reconnaissance du terrain par les représentants respectifs des organisateurs et de la police (...), qui avaient visité les lieux, effectué le parcours et déterminé l’emplacement des barrières, de la scène et des toilettes afin d’éviter tout malentendu quant au déroulement des événements. Mais cette fois, étant donné que la réunion de travail était prévue pour le 4 [mai 2012] et que la manifestation devait se dérouler le 6 [mai 2012], nous savions déjà lors de cette réunion que nous n’aurions pas le temps de reconnaître le terrain. C’est pourquoi nous avons retenu la proposition de M. Deynichenko, qui consistait à organiser la manifestation sur le modèle de celle du 4 février [2012]. Nous avons donc opté pour un cortège qui devait partir de la place Kaloujskaïa et se terminer par un rassemblement place Bolotnaïa, à cette différence près que la scène serait cette fois installée un peu plus près du parc de la place Bolotnaïa, dans un angle de ce parc, parce que nous pensions au départ que la manifestation regrouperait 5 000 participants. Nous avions l’impression que les gens étaient déçus, quelque peu déprimés, et que la participation serait faible. Lorsque nous avons compris qu’il y aurait davantage de participants que prévu, j’en ai informé M. Oleynik [le premier adjoint au chef du service régional de sécurité], qui nous a déclaré qu’il ne pouvait l’accepter. Mais il était clair que nous ne pouvions rien y faire, et nous l’avons averti que les participants seraient beaucoup plus nombreux (...) Lorsque nous avons appelé M. Deynichenko le lendemain, il nous a répondu qu’il avait reçu une carte établie par la direction du ministère de l’Intérieur, et que M. Udaltsov pourrait venir dans la journée pour voir s’il fallait éclaircir tel ou tel point. Au cours de la journée, M. Deynichenko a reporté la réunion à plusieurs reprises, puis il n’a plus répondu à nos appels téléphoniques. Il n’a donc pas été possible d’examiner la carte et d’en discuter.
[Question au témoin] La fermeture du parc avait-elle été évoquée lors de la réunion de travail, ou plus tard ?
– Non, bien sûr que non. La manifestation du 4 février [2012] avait été organisée de manière à ce que le rassemblement se déroule sur la place Bolotnaïa, qui comprend le parc et le quai Bolotnaïa. Nous sommes partis du principe que les manifestants (...) se dirigeraient vers le parc [comme auparavant]. Nous avons convenu que tout serait identique à [la fois précédente], sauf la position de la scène, qui devait être avancée de vingt mètres, cela a été expressément mentionné. Nous nous sommes basés sur cette hypothèse.
[Question au témoin] Avec quelles personnes avez-vous convenu de reconduire à l’identique le positionnement des forces de sécurité ? [Quel est] leur nom ?
– Nous en avons parlé lors de la grande réunion de travail tenue dans le bureau de M. Oleynik et en présence de celui-ci. Lorsque nous avons compris que nous n’aurions pas le temps d’effectuer une reconnaissance du terrain, M. Deynichenko nous a proposé de suivre le même parcours que celui de la manifestation précédente, puisque nous l’avions déjà emprunté.
(...)
(...) Nadezhda Mityushkina m’a téléphoné à plusieurs reprises pour m’informer qu’elle avait des difficultés à acheminer le matériel (...) et qu’elle n’avait pu rencontrer aucun responsable. D’habitude, c’est le représentant de la police qui est responsable de la manifestation, pour le cortège d’une part et le rassemblement d’autre part. Alors que je me dirigeais vers le secteur réservé au cortège et avant même que je ne franchisse les portiques détecteurs de métaux, j’ai été appelé par le colonel Makhonin, qui est habituellement chargé des manifestations. Nous nous sommes rencontrés. Je lui ai remis un engagement écrit de ne pas enfreindre la loi (...) Je lui ai dit que [deux membres de l’organisation] avaient été arrêtés [non loin de la scène] (...) il m’a promis de les relâcher (...)
[Question au témoin] Quels ont été les propos exacts du colonel Makhonin ? La fixation des lieux réservés au défilé et au rassemblement a-t-elle été filmée ?
– Non, nous n’en avons pas parlé (...)
(...) à la sortie [du pont Malyï Kamennyï], le cortège a fait halte (...) un certain nombre de personnes se sont assises par terre (...) après avoir exigé, à juste titre, qu’on leur laisse plus d’espace. Je n’ai pas pu me frayer un chemin jusque-là. J’ai appris que les deux [députés de la Douma] menaient des négociations, et j’ai pensé qu’ils parviendraient à régler ce problème (...) à un certain moment, Mme Mityushkina m’a téléphoné pour me dire que la police exigeait l’arrêt de la manifestation. Je lui ai expliqué (...) que si la police considérait qu’il y avait eu des infractions, elle devait nous laisser le temps d’y remédier, mais qu’elle ne pouvait mettre immédiatement fin à la manifestation. J’ai téléphoné à M. Udaltsov (...) pour lui dire que nous arrivions et qu’[il ne fallait] rien arrêter. Mais lorsque je suis arrivé à l’intersection, le sit-in de protestation était déjà terminé. Ceux qui l’avaient organisé et [d’autres] personnes essayaient de s’approcher de la scène (...)
(...)
La carte publiée sur le site Internet officiel [de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville] de Moscou fixait la limite [du site du rassemblement] à l’extrémité du parc et non à proximité de celui-ci, conformément à ce qui avait été convenu et à l’image de ce qui avait été arrêté pour la manifestation du 4 février 2012 (...) tous les accords passés ont été violés.
[Question au témoin] Au cours de la réunion de travail du 4 [mai 2012] ou au début de [la manifestation], la direction du ministère de l’Intérieur vous a-t-elle enjoint de vous abstenir de vous livrer à des provocations et de fomenter des troubles à l’ordre public ou d’installer un campement ?
– Non, nous n’avons pas abordé ces sujets avec la police.
(...)
[Question au témoin] Le port d’un badge facilite-t-il en principe le dialogue avec la police ?
– Non, cela ne change rien. J’ai téléphoné moi-même à M. Deynichenko pour lui demander de prendre des mesures. Nous n’avons eu aucun dialogue avec la police. Les policiers n’ont pas répondu à nos appels téléphoniques. [Je] n’ai pas réussi à trouver un responsable de la police.
(...)
[Question au témoin] À quel moment, selon les règles applicables, (...) les organisateurs et la municipalité doivent-ils désigner leurs coordinateurs ?
– La loi ne le dit pas expressément (...) nous n’avons reçu aucun document de [la mairie de Moscou] et de la direction du ministère de l’Intérieur. Nous n’avons pas été informés de l’identité du responsable.
[Question au témoin] Voulez-vous dire que vous ne connaissiez pas le nom des responsables au début de la manifestation et au cours de celle-ci ?
– Nous ne connaissions que le colonel Makhonin, qui était responsable du cortège.
(...)
[Question au témoin] Lorsque la situation d’urgence est survenue, qui avez-vous essayé de contacter à la direction du ministère de l’Intérieur (...) ?
– À ce moment-là, j’avais renoncé à essayer de contacter quelqu’un. J’avais appris que [les deux députés de la Douma] menaient des négociations. J’ai appelé M. Udaltsov pour l’informer que les autorités tentaient de mettre fin au rassemblement, mais il m’a répondu qu’ils se dirigeaient vers la scène et qu’ils avaient levé le sit-in de protestation.
(...)
[Question au témoin] Pourquoi la police a-t-elle annoncé l’interdiction de la manifestation ?
– La raison pour laquelle cette décision a été prise m’échappe. La police a elle-même entravé le déroulement de la manifestation, avant d’y mettre un terme de son propre chef (...)
(...)
[Question au témoin] L’interruption [de la manifestation] s’expliquait-elle par la tenue du sit-in de protestation ?
– Oui, d’après ce que m’en a dit Mme Mityushkina.
[Question au témoin] Comment la police a-t-elle transmis ses ordres ? Par haut-parleur ?
– Il ne me semble pas que ces ordres aient fait l’objet d’une [annonce] générale. Ils se sont plutôt traduits par le recours à la force. Mais certaines consignes ont été données à l’aide de mégaphones, il n’y avait pas d’autres moyens. »
56. Le 5 décembre 2013, M. Nemtsov témoigna dans la première affaire Bolotnaïa, déclarant ce qui suit :
« (...) Je n’ai pas participé à l’organisation de la manifestation, mais je savais exactement dans quelles conditions elle avait été autorisée. Une carte où figuraient l’emplacement [du cordon de] police et les points d’accès avait été publiée sur le site Internet de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou. Sur cette carte, qui avait été rendue publique, le parc de la place Bolotnaïa était accessible, alors qu’il était fermé en réalité. De plus, dans un communiqué public que nous avions diffusé sur Internet et qui avait été repris par les médias, nous avions annoncé que le parcours serait exactement identique à celui du 4 février 2012 (...) lors de la manifestation autorisée qui s’était déroulée ce jour-là (...) la place [Bolotnaïa] était entièrement accessible et il n’y avait pas de cordon de police sur le pont Bolchoï Kamennyï (...) Nous avions pu atteindre la place sans difficulté, il n’y avait eu aucune échauffourée (...) nous étions sûrs qu’il en irait de même le 6 mai 2012 (...), mais la police nous a dupés en bloquant la place Bolotnaïa et en ne nous laissant qu’un passage très étroit. Lorsque nous avons compris qu’il serait difficile de franchir ce goulet, nous nous sommes arrêtés et, pour montrer à la police que nous n’allions pas fondre sur le Kremlin et le pont [Bolchoï] Kamennyï, nous nous sommes assis par terre (...) M. Gudkov [député de la Douma] (...) a proposé de servir d’intermédiaire dans les négociations entre les manifestants et la police (...) nous avons attendu, tout était calme (...) M. Gudkov a essayé à plusieurs reprises d’entamer des négociations, en vain. Il était clair que (...) la foule était sur le point de céder à la panique. Nous nous sommes levés. Et de terribles affrontement ont commencé (...) Je me suis dirigé [vers la scène] (...) et quand j’y suis arrivé, j’ai été témoin d’une scène qui n’est pas habituelle dans une manifestation autorisée. Tous les microphones avaient été coupés, et MM. Navalnyy et Udaltsov ont été arrêtés sous mes yeux. La police ne se comporte jamais ainsi dans les manifestations autorisées. J’ai pris un mégaphone pour m’adresser à la foule, mais je n’ai pas parlé longtemps. Au bout de quelques minutes, j’ai été appréhendé par la police. (...)
[Question au témoin] À votre avis, pour quelles raisons la police était-elle, selon vos propres termes, particulièrement agressive ?
– La manifestation avait lieu la veille de l’investiture de M. Poutine. La police avait évidemment reçu des ordres très stricts, et elle avait une peur paranoïaque d’un nouveau « Maïdan ». La déloyauté dont elle a fait preuve en rompant l’accord et en bouclant la place prouve qu’elle avait reçu des ordres politiques. J’ai été particulièrement surpris du comportement de l’adjoint au maire, M. Gorbenko, qui était l’interlocuteur de M. Gudkov dans les négociations. C’est un homme raisonnable, mais il avait l’air d’un zombie, il refusait de négocier avec M. Gudkov. C’était étrange (...) il ne voulait pas parler comme un être humain.
[Question au témoin] Saviez-vous qu’il était envisagé d’installer des tentes ou de rompre le cordon de police ?
– Non, je ne le savais pas à ce moment-là.
(...)
Nous avons simplement exigé que [les autorités] respectent ce qui avait été convenu avec [les organisateurs]. »
57. Le 18 décembre 2013, Mme N. Mirza, directrice du secrétariat de l’ombudsman, témoigna dans la première affaire Bolotnaïa. Elle fit notamment les déclarations suivantes :
« (...) [le 6 mai 2012], j’étais présente en qualité d’observatrice (...) contrairement aux dispositions habituellement prises pour les manifestations se déroulant place Bolotnaïa, le parc était [ce jour-là] bouclé par un cordon (...) alors que nous franchissions les portiques détecteurs de métaux (...) M. Biryukov nous a appelés pour nous demander de revenir immédiatement (...) vers le pont Malyï Kamennyï (...) parce que [des manifestants] s’étaient assis par terre (...) [L’ombudsman] a essayé de les convaincre de se relever et d’aller encadrer le rassemblement (...) à ce moment-là, le [deuxième] cordon de la police antiémeute, qui était positionné entre le pont Bolchoï Kamennyï et le pont Malyï Kamennyï, s’est apparemment rapproché de la foule, accroissant la pression des deux côtés (...) J’ai essayé de quitter la zone encombrée (...) en montrant mon badge d’observateur (...), mais les policiers antiémeute ne m’ont pas écoutée, ils ont ri un peu et ont continué à pousser la foule, sans autre réaction. J’étais un peu surprise, car nous étions présents à la demande de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou.
(...)
Le dispositif de défense à plusieurs niveaux qui était déployé sortait de l’ordinaire. Le pont Bolchoï Kamennyï était bouclé comme en temps de guerre, sans nécessité à notre avis (...) nous avons vu des individus masqués parmi les manifestants, ce que nous avons signalé à la police [parce que] c’était insolite. L’état d’esprit de la direction du ministère de l’Intérieur et de la police antiémeute était aussi inhabituel. L’un des chefs de la police de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, M. Biryukov, m’a dit entre autres qu’il ne pouvait rien faire, qu’il n’était pas responsable de la police antiémeute, et que celle-ci rendait compte à la police [fédérale], ce qui nous a paru étonnant. En parlant avec l’adjoint au maire (...) j’ai vu combien il était contrarié ; sa seule présence sur les lieux était en soi [exceptionnelle].
(...)
M. Biryukov, de la direction du ministère de l’Intérieur, m’a dit plus tard que [certains manifestants s’étaient assis par terre] parce que le passage avait été réduit, ce qui était effectivement le cas, je peux le confirmer, je l’ai vu, il était beaucoup plus étroit que d’habitude et il y avait des portiques détecteurs de métaux qui n’étaient pas censés se trouver là.
(...)
M. Biryukov était le responsable désigné par la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou – j’en suis absolument sûre parce qu’il est toujours responsable de ce genre de manifestations. Son nom et son numéro de téléphone étaient inscrits sur nos badges afin qu’il puisse être contacté pour répondre aux questions ou donner des éclaircissements en cas de besoin. Mais [j’ai des doutes] en ce qui concerne le [représentant de la mairie].
[Question au témoin] Vous avez donné des explications au sujet du cordon. Comment expliquez-vous qu’il n’ait pas été possible, par exemple, de le faire [reculer] pour éviter un affrontement ?
– M. Biryukov est une personne très constructive qui connaît son travail, mais il n’a pas pu nous expliquer pourquoi il n’avait pas prise sur la police antiémeute.
(...) [l’adjoint au maire] m’a dit qu’il ne pouvait rien faire, il me l’a dit personnellement. La rupture du cordon s’est produite à ce moment-là. Je me suis frayé un chemin à travers [une brèche] avec [l’ombudsman], les membres de mon équipe et quelques autres personnes (...)
[Question au témoin] Lorsque vous vous trouviez au niveau du cordon, avez-vous reçu des informations ? Vous avez peut-être été informée de l’arrêt officiel de la manifestation par la police ?
– Non.
(...) Après la rupture du cordon et le début des arrestations, la police nous a lancé des ordres de dispersion par mégaphone, annonçant que le rassemblement était terminé, je l’ai entendu. »
58. Le 23 décembre 2013, M. N. Svanidze, membre de la Chambre civique de la Fédération de Russie, témoigna dans la première affaire Bolotnaïa. Les passages pertinents de sa déposition se lisent ainsi :
« (...) [le 6 mai 2012] j’étais présent sur les lieux en qualité d’observateur (...) [lorsque] la foule a convergé vers l’étroit goulet ménagé sur le quai (...) un encombrement s’est formé. Des dizaines de personnes se sont assises par terre, le cordon se resserrant autour d’elles (...) « Pourquoi n’ouvrent-ils pas le passage ? » ai‑je demandé, mais Viktor Aleksandrovitch [Biryukov] a tourné la tête et n’a pas répondu lorsque nous lui avons dit qu’il fallait libérer le passage. J’ai compris qu’il était vain de m’adresser à lui, car ce n’était pas lui qui commandait.
(...)
[Question au témoin] [L’ombudsman] ou quelqu’un d’autre a-t-il essayé d’obtenir l’élargissement du passage ?
– Nous n’avons rien pu faire. Nous l’avons demandé, [Mme Mirza] l’a demandé, de même que [l’ombudsman] me semble-t-il, en vain. Le passage n’a pas été élargi.
(...)
[Question au témoin] Y a-t-il eu des appels à faire mouvement vers le Kremlin ?
– Non.
(...)
[Question au témoin] Pendant que vous manifestiez, saviez-vous à quel endroit devait se tenir le rassemblement ?
– Oui, j’étais sûr qu’il [se tiendrait] sur la place Bolotnaïa et dans le parc y attenant. »
59. Le même jour, M. Vasilyev, membre du personnel du cabinet de l’ombudsman, témoigna dans la première affaire Bolotnaïa. Il déclara notamment ce qui suit :
« (...) [le 6 mai 2012], j’étais présent en qualité d’observateur (...) nous nous étions réunis ce jour-là dans le centre de presse de la direction du ministère de l’Intérieur, où on nous a donné des cartes, des instructions sur la conduite à tenir et la liste des observateurs publics (...)
(...) l’ombudsman a demandé [aux manifestants qui étaient assis par terre] pourquoi ils ne se dirigeaient pas vers le site du rassemblement. Je n’ai pas pu entendre leur réponse, mais ils se sont relevés et sont repartis, puis il y a eu un encombrement (...) [l’ombudsman] s’est mis en quête de l’officier responsable du cordon. [Le chef du service de presse], M. Biryukov, était présent. L’ombudsman l’a invité à « faire reculer le cordon pour permettre aux gens de passer », [mais] M. Biryukov lui a répondu qu’il n’en avait pas le pouvoir. [L’ombudsman] lui a demandé qui avait ce pouvoir, ce à quoi il a répondu « je l’ignore ». À ce moment-là, la police a commencé à diviser la foule (...) »
60. Le 21 février 2014, le tribunal du district Zamoskvoretskiï de Moscou rendit une décision dans la première affaire Bolotnaïa. Il déclara huit des prévenus coupables d’avoir pris part à des troubles de grande ampleur et à des actes de violence envers des policiers lors du rassemblement public du 6 mai 2012. Il les condamna à des peines allant de deux ans et demi à quatre ans d’emprisonnement ; l’un d’entre eux bénéficia d’une libération conditionnelle. Trois autres accusés avaient auparavant été graciés en vertu de la loi d’amnistie et les poursuites dirigées contre un autre furent disjointes de la procédure principale.
61. Le 22 mai 2014, la section Zamoskvoretskiï de la commission d’enquête rejeta cinq plaintes introduites par des personnes qui alléguaient avoir été blessées le 6 mai 2012, parce que la police avait fait un usage excessif de la force. Ces plaintes, qui faisaient initialement partie de l’enquête pénale ouverte pour troubles de grande ampleur, furent par la suite disjointes de cette enquête. Celle-ci donna lieu à des confrontations entre ceux qui avaient introduit ces plaintes (en qualité d’accusés dans la procédure pénale) et les policiers accusés de violence (en qualité de victimes dans la procédure pénale). Le passage pertinent de cette décision se lit ainsi :
« (...) Pour juguler les tentatives de rupture du cordon de police, les policiers agirent ensemble de manière coordonnée, sans recourir à la force ou à des moyens de contrainte spéciaux. En revanche, les agents chargés d’appréhender les contrevenants durent employer la force et des moyens de contrainte spéciaux, en tant que de besoin, [pour venir à bout] des individus récalcitrants.
Après le retour au calme dans les rangs des protestataires, qui s’étaient quelque peu clairsemés, les policiers commencèrent à resserrer le cordon, incitant ainsi les citoyens à se diriger vers la scène. Au même moment, les nombreux manifestants qui refusaient de prendre cette direction entreprirent de refluer vers la rue Bolchaïa Iakimanka. Ils furent eux aussi accompagnés par la police.
Par la suite, dans le secteur du pont Malyï Kamennyï et à un angle du parc [de la place Bolotnaïa], des heurts éclatèrent entre des provocateurs, des personnes qui appelaient à la désobéissance et des personnes qui faisaient preuve de désobéissance. Pour appréhender ces personnes, la police eut recours à la force parce qu’elles résistaient. Dans certains cas, elle employa aussi des moyens de contrainte spéciaux pour arrêter les meneurs les plus actifs. (...)
(...)
(...) Eu égard à la tournure prise par les événements, l’usage de la force physique par la police pour appréhender les individus impliqués dans ces troubles de grande ampleur et l’emploi de moyens de contrainte spéciaux à l’encontre de ceux qui tentaient de résister étaient justifiés. »
62. Le 20 juin 2014, le tribunal municipal de Moscou confirma le jugement du 21 février 2014, réduisant légèrement les peines d’emprisonnement infligées à deux des condamnés.
63. Le 24 juillet 2014, il jugea MM. Udaltsov et Razvozzhayev coupables d’avoir fomenté des troubles de grande ampleur le 6 mai 2012. Les passages pertinents de son jugement se lisent ainsi :
« Le témoin Deynichenko a déclaré qu’il avait participé le 4 mai 2012 à une réunion de travail au service régional de sécurité de Moscou (...) un projet de plan de sécurité a été établi à la suite de cette réunion, et toutes les questions relatives à l’organisation du cortège et du rassemblement, au parcours de la manifestation, à l’installation de la scène, à l’accès au site du rassemblement, au positionnement des barrières et à la sortie de la scène ont été réglées avec les organisateurs ; les [organisateurs] ont approuvé toutes les mesures prises. La question de l’utilisation du parc de la place Bolotnaïa n’a pas été soulevée, parce que le nombre de participants avait été chiffré à 5 000 et que la partie accessible de la place et le quai pouvaient accueillir plus de 20 000 personnes, ce que [les organisateurs] savaient d’avance. Le positionnement du cordon depuis le pont Malyï Kamennyï jusqu’au parc de la place Bolotnaïa avait été discuté avec les organisateurs, qui en connaissaient donc l’existence. La position du cordon figurait sur le [plan de sécurité], document à usage interne auquel seule la police avait accès. En cas d’urgence, l’état-major opérationnel était habilité à modifier les positions des forces de l’ordre. Les organisateurs n’ont pas insisté pour effectuer une reconnaissance du terrain, opération dont l’initiative leur revenait et qu’ils n’ont pas demandée parce qu’ils connaissaient le parcours (...) et le site du rassemblement. (...) [Le témoin Deynichenko] a appris qu’au début du cortège, les organisateurs de la manifestation – au nombre desquels figurait M. Udaltsov, s’étaient concertés pour faire halte et tenter de rompre le cordon dans le but de se diriger vers le pont Bolchoï Kamennyï au lieu de bifurquer vers le lieu du rassemblement.
(...)
(...) le témoin N. Sharapov a déclaré que M. Udaltsov connaissait le parcours du défilé et qu’il n’a pas posé de question sur l’ouverture du parc de la place Bolotnaïa. En outre, le parc est une réserve naturelle aux chemins étroits (...) dont l’accès avait été ouvert une seule fois, à titre exceptionnel, le 4 février 2012 [à une manifestation publique] qui devait réunir beaucoup plus de 5 000 participants, et de surcroît en hiver, en période de neige. La manifestation du 6 mai 2012 ne bénéficiait pas de ce régime dérogatoire.
(...)
(...) le service de sécurité municipal de Moscou (...) a indiqué que le site réservé au rassemblement quai Bolotnaïa pouvait accueillir 26 660 personnes (...)
(...)
Les organisateurs de la manifestation présents à la réunion de travail du 4 mai 2012 ont confirmé qu’aucune carte du parcours de la manifestation ou du positionnement des forces de police n’y avait été présentée, que ces questions n’y avaient pas été explicitement abordées (...) et qu’aucune carte ne leur avait été soumise.
(...)
(...) le tribunal conclut que les autorités et les organisateurs n’ont pas établi de carte officielle et considère que [la carte publiée] était en réalité fondée sur un entretien que M. Udaltsov avait eu avec des journalistes (...)
(...)
Force est donc de constater que la carte produite par la défense ne revêt aucun caractère officiel, que son origine est inconnue et donc sujette à caution, et qu’elle ne reflète pas le véritable parcours de la manifestation et le positionnement des forces de police le 6 mai 2012.
Le témoin M. Makhonin a déclaré avoir reçu le [plan de sécurité] le 5 mai 2012 (...) Avant le début du défilé, il a personnellement rencontré certains des organisateurs de la manifestation, à savoir M. Udaltsov, Mme Mityushkina [et] M. Davidis, lors d’un rendez-vous qui a eu lieu en présence des représentants des médias et qui a fait l’objet d’un enregistrement vidéo. À cette occasion, il leur a détaillé l’organisation du rassemblement et du cortège, leur a enjoint de veiller à ce que la manifestation ne trouble pas l’ordre public et a insisté auprès d’eux pour qu’ils l’informent de toute tentative de provocation en appelant le numéro de téléphone qui leur avait été donné. La police ayant reçu de sources confidentielles des informations selon lesquelles certains manifestants projetaient de se rendre au Kremlin pour y provoquer des troubles de grande ampleur, M. Makhonin a interrogé M. Udaltsov à ce sujet, obtenant de la part de celui-ci l’assurance que la manifestation se déroulerait sans heurts et que les manifestants n’avaient pas l’intention de se diriger vers le Kremlin (...) à l’arrivée de [M. Makhonin] place Bolotnaïa, des troubles de grande ampleur s’y produisaient déjà (...) Dès le début des troubles, il a essayé de joindre M. Udaltsov au téléphone, sans obtenir de réponse. M. Udaltsov ne lui a pas téléphoné (...) Les autres organisateurs ne lui ont pas demandé de faire déplacer le cordon. Eu égard à la situation, Mme Mityushkina a annoncé la fin de la manifestation à la demande de M. Makhonin et la police a ouvert d’autres passages pour les manifestants qui voulaient quitter les lieux. En outre, l’annonce de la fin du rassemblement a été rediffusée par les haut-parleurs de la police (...)
(...) le témoin Y. Zdorenko (...) a indiqué que (...) il s’était rendu place Bolotnaïa le 5 mai 2012 vers 21 heures et qu’il avait effectué une fouille des lieux, y compris du parc, parce qu’il avait reçu [de sources confidentielles] des informations selon lesquelles l’installation d’un campement se préparait. Le parc était bouclé et gardé (...) et l’état-major opérationnel était habilité, en tant que de besoin, à étendre considérablement le site alloué au rassemblement en empiétant sur le parc [de la place Bolotnaïa]. Toutefois, cette mesure n’a pas été nécessaire, puisqu’il qu’il n’y avait pas plus de 2 500 à 3 000 personnes place Bolotnaïa (...) [les autres étant immobilisées au niveau du] pont Malyï Kamennyï.
(...)
Le témoin A. Zharkov a déclaré que (...) il avait vu un inconnu dissimuler quatre tentes de camping dans des poubelles pendant le montage de la scène.
(...)
Le témoin M. Volondina a révélé que (...) avant le départ du cortège, la police avait reçu de sources confidentielles des informations selon lesquelles les organisateurs de la manifestation avaient l’intention d’encercler le Kremlin en se tenant les mains pour empêcher l’investiture du président russe.
Le témoin M. Zubarev a indiqué que (...) il avait réalisé l’enregistrement vidéo [officiel] (...) de la rencontre au cours de laquelle l’officier de police Makhonin (...) avait expliqué aux organisateurs le déroulement de la manifestation (...) et leur avait lancé un avertissement (...) tout en invitant M. Udaltsov à l’informer de toute tentative de provocation, ce à quoi M. Udaltsov avait répondu que les manifestants respecteraient la loi et qu’il avait demandé à la police d’empêcher les individus indésirables de se joindre à la manifestation (...)
Le témoin Y. Vanyukhin a déclaré que le 6 mai 2012 (...) vers 18 heures, M. Udaltsov avait dit aux personnes de son entourage en se dirigeant vers la scène que l’installation d’un campement se préparait (...)
(...) Mme Mirza a déclaré que (...) l’officier de police Biryukov lui avait demandé, ainsi qu’à [l’ombudsman], de se rendre au pont Malyï Kamennyï, parce que certains manifestants – dont MM. Nemtsov et Udaltsov – n’avaient pas immédiatement bifurqué à droite en direction de la scène, mais avaient au contraire poursuivi leur route droit vers le cordon avant d’entamer un sit-in de protestation sous prétexte que l’accès au parc de la place Bolotnaïa était interdit et que celui-ci était bouclé par un cordon (...) [L’ombudsman] a essayé de parler aux manifestants qui étaient assis par terre, mais ceux-ci l’ont ignoré, ne lui ont pas répondu et ne se sont pas relevés.
Le témoin Babushkin a signalé que (...) la police avait annoncé par haut-parleur que la manifestation était terminée et qu’elle avait ordonné aux citoyens de quitter les lieux après le début des premiers affrontements avec les manifestants.
Le témoin Ponomarev a déclaré que (...) le cordon de police n’avait pas été placé de la même façon que [celui] qui avait été mis en place le 4 février 2012 pour une manifestation similaire (...) et qu’il avait proposé à M. Udaltsov de le déplacer en faisant reculer la police de quelques pas afin d’élargir l’accès à la place Bolotnaïa, mais que M. Udaltsov lui avait répondu qu’il y réfléchirait une fois que les manifestants auraient atteint le cordon (...) il savait que M. Gudkov négociait avec la police pour obtenir le déplacement du cordon, qui avait été renforcé entre-temps par la police antiémeute.
(...) les témoins Yashin et Nemtsov ont affirmé que (...) l’installation d’un campement de tentes en marge de la manifestation n’avait pas été évoquée lors de la réunion du comité de pilotage (...) et que, pendant que [MM. G. Gudkov et D. Gudkov] négociaient avec la police (...), la foule avait grossi, la police s’était brusquement avancée, les manifestants avaient résisté et le cordon s’était rompu (...)
Le témoin G. Gudkov [député de la Douma] a déclaré que (...) à la demande des organisateurs, qui lui avaient dit qu’ils n’iraient nulle part et qu’ils resteraient assis jusqu’à ce que la police recule le cordon et ouvre l’accès au parc de la place Bolotnaïa, il avait entamé des négociations avec la police à ce sujet. Il a indiqué avoir réussi à convaincre les agents de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou de faire reculer le cordon, sous réserve que les organisateurs qui avaient déposé l’avis [de manifestation] signent les documents nécessaires. Toutefois, ceux qui avaient appelé au sit-in – notamment M. Udaltsov – avaient refusé de se relever pour se rendre dans les bureaux de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou, bien qu’ils y eussent été invités à plusieurs reprises par [M. Gudkov] (...)
(...) le témoin D. Gudkov [député de la Douma] a déclaré qu’il avait (...) réussi avec M. G. Gudkov à négocier avec la police (...) un accord prévoyant le recul du cordon positionné au niveau du pont Malyï Kamennyï et l’ouverture du parc lorsque plusieurs jeunes hommes en sweat-shirt à capuche qui se trouvaient parmi les manifestants avaient commencé à bousculer certains d’entre eux vers le cordon, provoquant une réaction [opposée] jusqu’à ce que le cordon se rompe et que la [police] commence à procéder à des arrestations, après quoi des troubles de grande ampleur avaient éclaté.
(...)
(...) le tribunal [rejette] les témoignages selon lesquels la police avait pris l’initiative de faire mouvement vers les manifestants qui étaient pacifiquement assis par terre, provoquant ainsi la rupture du cordon (...) [il estime] que ce sont les manifestants, et non la police (...), qui ont commencé à se presser contre le cordon, causant parmi la foule un mouvement de panique qui a conduit à la rupture du cordon et aux troubles de grande ampleur qui se sont produits par la suite.
(...)
Le tribunal retient le témoignage de M. Davidis selon lequel (...) Mme Mityushkina, qui était responsable de la scène, l’avait informé vers 18 heures que la police lui avait demandé d’annoncer la fin de la manifestation en sa qualité d’organisatrice. M. Davidis a indiqué qu’il avait téléphoné à M. Udaltsov pour l’en informer, [et que celui-ci] lui avait répondu qu’ils se relevaient et qu’ils se dirigeaient vers la scène (...) M. Davidis a également déclaré qu’il avait été informé le 6 mai 2012 que [certains] manifestants avaient emmené des tentes place Bolotnaïa, mais que M. Udaltsov ne lui avait pas dit qu’il faudrait installer des tentes au cours de la manifestation.
(...)
Le tribunal retient également le témoignage de M. Bakirov (...), l’un des organisateurs [officiels], selon lequel personne ne lui avait parlé de l’installation de tentes pendant la manifestation.
(...)
[Le tribunal a examiné] l’enregistrement vidéo (...) d’une conversation entre MM. Makhonin et Udaltsov au cours de laquelle ce dernier avait assuré à son interlocuteur que les organisateurs s’engageaient à conduire la manifestation conformément aux termes de l’autorisation, à ne pas demander aux manifestants de stationner place Bolotnaïa et à rester en contact avec la police en cas de difficultés.
(...)
(...) [le tribunal a aussi examiné un enregistrement vidéo] d’une autre conversation au cours de laquelle MM. Makhonin et Udaltsov avaient discuté de questions d’ordre pratique, notamment de la position des portiques détecteurs de métaux que M. Makhonin avait montrée à M. Udaltsov, avant de convenir d’une nouvelle rencontre à 15 heures (...) et de s’échanger leurs numéros de téléphone respectifs (...)
(...)
[Les expertes N. et M.] ont précisé que la place Bolotnaïa était délimitée par le canal Vodootvodnyï, la rue Serafimovitch, le quai Sofiïskaïa et le passage Faleïevskiï, que le [parc] en faisait partie, qu’il était toujours bouclé par un cordon lors des manifestations tenues place Bolotnaïa et qu’il n’était pas utilisé pour l’accès du public.
Ces propos se trouvent pleinement corroborés par la réponse donnée le 27 juillet 2012 par le chef du district Iakimanka de Moscou et par la carte où figurent les limites de la place Bolotnaïa.
(...)
[Le tribunal conclut] que le sit-in (...) s’est tenu dans un endroit situé hors de la zone allouée à la manifestation par les autorités de Moscou (...)
(...)
Le fait de fomenter des troubles de grande ampleur peut consister à inciter la foule à accomplir certains actes ou à contrôler son comportement de façon à l’induire à commettre des infractions ou à multiplier les revendications auprès des autorités. Ce délit peut prendre différentes formes, comme le fait de préparer et de planifier les actes précités, de constituer des groupuscules chargés de provoquer et d’attiser des troubles de grande ampleur, d’inciter autrui à se livrer à de tels troubles par des pétitions, des mots d’ordre, des appels et des déclarations de nature à exciter la foule et à la pousser à la révolte, d’influencer le comportement du public en distribuant des tracts, en s’adressant aux médias ou en organisant des rassemblements ou des désordres de toutes sortes, de planifier les activités de la foule en fonction de l’état d’esprit des personnes et de leurs doléances, ou d’appeler directement la foule à commettre des troubles.
(...) l’infraction est constituée dès lors que l’un au moins des actes énumérés à l’article 212 § 1 du code pénal a été accompli (...)
(...) l’infraction pénale d’organisation de troubles de grande ampleur est constituée dès lors que des actes d’organisation ont été accomplis, qu’ils aient eu ou non des conséquences dommageables.
(...)
Il n’y a pas lieu de considérer que la fermeture de l’accès au parc de la place Bolotnaïa et le positionnement, au pied du pont Malyï Kamennyï, du cordon de police destiné à canaliser les manifestants constituent une provocation (...), car ces mesures visaient uniquement à les orienter sans empêcher l’accès au site du rassemblement place Bolotnaïa.
(...) le cordon (...) a dû être renforcé compte tenu de la situation (...) pour empêcher sa rupture (...) mais [il] n’a pas fait mouvement vers les manifestants.
Il est donc amplement démontré que les troubles de grande ampleur organisés par M. Udaltsov [et par d’autres] (...) ont perturbé l’ordre et la paix publics dans un lieu public pendant une manifestation publique, qu’ils ont mis en danger de nombreuses personnes, dont des citoyens qui étaient venus exercer leur droit constitutionnel de défiler ensemble et de se rassembler pacifiquement, et qu’ils ont provoqué autour de la place Bolotnaïa des tensions psychologiques considérables qui ont conduit à des violences contre la police (...) et à des dégâts matériels (...) »
64. Le tribunal municipal de Moscou condamna MM. Udaltsov et Razvozzhayev à une peine de quatre ans et demi d’emprisonnement. Le 18 mars 2015, la Cour suprême de la Fédération de Russie confirma le jugement du 24 juillet 2014 tout en le réformant sur certains points.
65. Le 18 août 2014, une autre « affaire Bolotnaïa » fut tranchée par le tribunal du district Zamoskvoretskiï de Moscou. Celui-ci déclara quatre personnes coupables d’avoir pris part à des troubles de grande ampleur et d’avoir commis des actes de violence contre des agents de police lors de la manifestation du 6 mai 2012. Il les condamna à des peines allant de deux ans et demi à trois ans et demi d’emprisonnement, accordant à l’une d’entre elles le bénéfice de la libération conditionnelle. Ce jugement fut confirmé par le tribunal municipal de Moscou le 27 novembre 2014.
B. L’arrestation du requérant, sa détention et sa condamnation pour une infraction administrative
66. Le 6 mai 2012, le requérant arriva place Bolotnaïa vers 18 heures pour participer au rassemblement, s’installant devant la scène située sur le quai Bolotnaïa, dans la zone réservée au rassemblement.
67. Le requérant expose que malgré la confusion générale, la situation était calme entre 18 et 19 heures dans le secteur où il se trouvait. Il affirme qu’il n’a pas entendu l’annonce de la clôture du rassemblement et que, malgré les ordres de dispersion lancés au mégaphone par la police, le tumulte général l’a empêché de quitter immédiatement les lieux, raison pour laquelle il était resté dans la zone allouée au rassemblement jusqu’à 19 heures, moment où il avait été arrêté – arbitrairement selon lui – par la police qui dispersait la manifestation. Il assure n’avoir reçu aucun avertissement ni aucun ordre avant son arrestation. Il indique qu’après l’avoir appréhendé, la police l’a embarqué dans un fourgon policier où il est resté enfermé une heure avant que celui-ci ne quitte la place Bolotnaïa en direction d’un commissariat. Il avance qu’au moment de son arrestation, la place Bolotnaïa était libre de toute circulation, car celle-ci était encore interrompue.
68. Le Gouvernement soutient pour sa part que le requérant a été arrêté place Bolotnaïa à 20 h 30, parce qu’il faisait obstruction à la circulation et qu’il bravait les ordres de dispersion lancés par la police.
69. À 21 h 30, le requérant fut conduit au commissariat du district Krasnoselskiï de Moscou, où un agent de permanence dressa un procès-verbal d’infraction administrative (протокол об административном правонарушении) fondé sur un rapport (рапорт) établi par l’agent Y., qui était semble-t-il l’auteur de l’arrestation du requérant. Ce rapport portait la mention manuscrite suivante :
« Je [Y.] déclare avoir arrêté M. Frumkin le 6 mai 2012 vers 21 h 30, au 5/16 de la place Bolotnaïa, avec l’assistance du lieutenant de police [A.]. »
70. Le reste du rapport consistait en un formulaire où était indiqué ce qui suit :
« (...) alors qu’il se trouvait parmi un groupe de citoyens participant à un rassemblement autorisé, il a traversé la route, faisant obstruction à la circulation. [Il] a ignoré les nombreux avertissements des policiers qui lui demandaient de quitter la route (...), désobéissant ainsi à un ordre légitime donné par la police dans l’exercice de ses fonctions officielles de maintien de l’ordre et de la sécurité publics. Ce faisant, il s’est rendu coupable de l’infraction réprimée par l’article 19.3 § 1 du code des infractions administratives. »
71. Le texte du procès-verbal d’infraction administrative était identique, à ceci près qu’il indiquait que l’arrestation du requérant avait eu lieu à 20 h 30. Le requérant fut inculpé d’obstruction à la circulation et de désobéissance à des ordres légitimes de la police, infraction réprimée par l’article 19.3 du code des infractions administratives. Il fut placé en détention administrative en application de l’article 27.3 du code des infractions administratives (протокол об административном задержании). La rubrique consacrée aux « motifs » de l’ordonnance de placement en détention fut laissée vide.
72. Le 7 mai 2012, le requérant fut conduit au tribunal à 14 heures, mais son cas ne fut pas examiné. Il fut reconduit à 23 h 55 dans sa cellule du commissariat du district Krasnoselskiï, après avoir passé la journée dans un fourgon de transfèrement sans eau ni nourriture. Il fit l’objet d’une nouvelle ordonnance de détention dans laquelle il était indiqué qu’il était détenu « aux fins de l’établissement des documents administratifs ».
73. Le 8 mai 2012, à 8 heures, le requérant fut présenté au juge de paix de la centième circonscription du district Iakimanka, qui examina les accusations portées contre lui. Il sollicita le report de l’audience, alléguant que sa détention l’avait rendu inapte à comparaître, et demanda la tenue d’un procès public, ainsi que l’audition de deux agents de police en qualité de témoins. Ces demandes furent rejetées pour accélérer la procédure. Une autre demande d’audition de plusieurs témoins oculaires fut partiellement accueillie. Trois témoins cités par la défense furent entendus.
74. Se fondant sur le rapport établi par l’agent de police Y., le juge de paix établit que le requérant avait cheminé le long de la route place Bolotnaïa le 6 mai 2012 à 20 h 30 en bloquant la circulation et qu’il avait désobéi à des ordres légitimes de la police lui enjoignant de quitter la route. Il considéra que les dépositions de deux témoins oculaires d’où il ressortait que la police n’avait adressé aucun ordre ou avertissement au requérant avant de l’arrêter n’étaient pas fiables et les écarta de la procédure. Il déclara le requérant coupable de désobéissance à des ordres légitimes de la police et le condamna à quinze jours de détention administrative sur le fondement de l’article 19.3 du code des infractions administratives.
75. Le 11 mai 2012, le tribunal du district Zamoskvoretskiï de Moscou examina le recours dont le requérant l’avait saisi. À la demande de l’intéressé, il entendit Mme S. en qualité de témoin. Celle-ci déclara que le 6 mai 2012, elle était en train de chercher son fils lorsqu’elle avait vu le requérant dans un fourgon de police à 19 h 46 et qu’elle s’était arrêtée pour lui parler. Elle ajouta qu’elle était présente sur la place Bolotnaïa ce soir-là à 21 h 03, que celle-ci était entièrement bouclée et que la circulation n’avait pas été rétablie. Le moyen du requérant tiré de la contradiction existant entre le rapport et le procès-verbal de police quant à l’heure de son arrestation fut rejeté par le tribunal, qui estima que ces documents devaient être interprétés comme fixant l’heure de l’arrestation de l’intéressé à 20 h 30 et celle de son placement en détention au commissariat à 21 h 30. Le tribunal écarta l’enregistrement vidéo produit par le requérant, au motif que la date et l’heure de l’incident n’y figuraient pas, et jugea que la culpabilité de l’intéressé était établie par d’autres preuves. Il confirma le jugement rendu en première instance.
76. Le 11 janvier 2013, le vice-président du tribunal municipal de Moscou réexamina la condamnation administrative du requérant dans le cadre d’une procédure de supervision et confirma les décisions judiciaires précédemment rendues.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
77. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale sur les rassemblements, réunions, manifestations, défilés et piquets protestataires (loi no 54-FZ du 19 juin 2004 – « la loi sur les réunions publiques ») applicables à l’époque des faits se lisaient ainsi :
Article 7
Notification des manifestations publiques
« L’organisateur d’une manifestation publique (autre qu’un rassemblement ou un piquet individuel) doit en notifier la tenue par écrit à l’autorité exécutive du sujet [entité constituante] de la Fédération de Russie ou aux autorités municipales concernées quinze jours au plus tôt et dix jours au plus tard avant la date prévue de la manifestation. (...) »
Article 8
Lieu de déroulement des manifestations publiques
« Les manifestations publiques peuvent se tenir en tout lieu adapté pour autant qu’elles ne créent pas de risque d’effondrement des bâtiments ou des structures ou d’autres risques pour la sécurité des participants. (...) »
Article 12
Obligations de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie
ou des autorités municipales concernées
« 1. À réception de la notification de la tenue d’une manifestation publique, l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou les autorités municipales concernées :
(...)
iii) désignent, en fonction de la forme de la manifestation et du nombre de participants, un représentant habilité ayant mission d’aider les organisateurs de la manifestation à veiller à ce que celle-ci se déroule dans le respect de la loi. La décision écrite portant nomination officielle de ce représentant est notifiée aux organisateurs avant la date prévue de la manifestation ;
iv) informent les organisateurs de la manifestation publique de la capacité d’accueil maximale du site (lieu) où la manifestation doit se dérouler ;
v) veillent, dans le cadre de leur compétence et conjointement avec les organisateurs de la manifestation publique et le représentant désigné par le ministère de l’Intérieur, au maintien de l’ordre public et à la sécurité des citoyens lors du déroulement de la manifestation et, si nécessaire, apportent à ces derniers une aide médicale d’urgence ;
(...)
2. Si le libellé de la notification de la tenue d’une manifestation et d’autres informations donnent à penser que les objectifs de celle-ci et les conditions de son déroulement sont incompatibles avec la Constitution de la Fédération de Russie et/ou qu’ils violent des interdictions découlant des dispositions de la législation de la Fédération de Russie en matière d’infractions administratives ou pénales, l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou les autorités municipales concernées doivent immédiatement adresser aux organisateurs de la manifestation une mise en garde écrite et motivée les avertissant que le non-respect ou la violation de ces dispositions sont susceptibles d’engager leur responsabilité et celle d’autres participants. »
Article 13
Droits et obligations du représentant de l’autorité exécutive du sujet
de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées
« 1. Le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées peut :
i) enjoindre aux organisateurs de la manifestation publique de respecter les conditions mises à son autorisation ;
ii) interrompre ou arrêter la manifestation en application de la procédure et conformément aux motifs prévus par la présente loi fédérale.
2. Le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées doit :
i) être présent sur le site de la manifestation ;
ii) aider les organisateurs de la manifestation à en assurer le déroulement ;
iii) assurer le maintien de l’ordre public conjointement avec les organisateurs de la manifestation et le représentant désigné par le ministère de l’Intérieur, et garantir la sécurité des citoyens, ainsi que le respect de la loi pendant le déroulement de la manifestation. »
Article 14
Droits et obligations du représentant
désigné par le ministère de l’Intérieur
« 1. Sur proposition du représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées, le chef de la direction du ministère de l’Intérieur responsable du site (lieu) où la manifestation doit se dérouler désigne un représentant ayant mission d’aider les organisateurs de la manifestation à maintenir l’ordre et à assurer la sécurité des citoyens. Ce représentant est officiellement désigné par une décision écrite du chef de la direction du ministère de l’Intérieur.
2. Le représentant désigné par le ministère de l’Intérieur peut :
i) enjoindre aux organisateurs de la manifestation d’annoncer au public l’interruption de l’accès au site de la manifestation et prendre lui-même les mesures requises pour empêcher le public d’y accéder en cas de dépassement de la capacité d’accueil maximale du site (lieu) en question ;
ii) enjoindre aux organisateurs de la manifestation et aux manifestants de respecter les conditions mises à son autorisation ;
iii) à la demande des organisateurs de la manifestation, expulser les manifestants qui désobéiraient à leurs ordres légitimes.
3. Le représentant désigné par le ministère de l’Intérieur doit :
i) faciliter le déroulement de la manifestation ;
ii) assurer le maintien de l’ordre public conjointement avec les organisateurs de la manifestation et le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées, et garantir la sécurité des citoyens, ainsi que le respect de la loi pendant le déroulement de la manifestation. »
Article 15
Motifs et procédure de suspension d’une manifestation publique
« 1. Si, au cours d’une manifestation publique, un trouble à l’ordre public n’entraînant pas de risque pour la vie ou la santé des participants survient par la faute de certains d’entre eux, le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées peut enjoindre aux organisateurs de la manifestation d’y remédier, seuls ou conjointement avec le représentant désigné par le ministère de l’Intérieur.
2. En cas de manquement par les organisateurs à l’obligation mentionnée au premier paragraphe du présent article, le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées peut suspendre la manifestation pour la durée fixée par lui en vue de remédier au trouble constaté. Après le rétablissement de l’ordre, la manifestation publique pourra se poursuivre dans les conditions arrêtées par les organisateurs et les représentants compétents.
3. Si l’ordre n’a pas été rétabli dans le délai fixé par le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées, la manifestation sera interrompue dans les conditions prévues par l’article 17 de la présente loi fédérale. »
Article 16
Motifs d’interruption d’une manifestation publique
« Une manifestation publique peut être interrompue :
i) si elle expose la vie ou la santé du public ou les biens des personnes physiques ou morales à un risque réel ;
ii) si ses participants commettent des infractions et si ses organisateurs violent délibérément les dispositions de la présente loi fédérale relatives aux conditions de déroulement des manifestations ;
(...) »
Article 17
Procédure d’interruption d’une manifestation publique
« 1. S’il a été décidé d’interrompre une manifestation publique, le représentant de l’autorité exécutive du sujet de la Fédération de Russie ou des autorités municipales concernées :
i) enjoint aux organisateurs de la manifestation d’y mettre fin en leur communiquant les motifs pour lesquels son interruption a été ordonnée et leur notifie sa décision par écrit dans un délai de vingt-quatre heures ;
ii) impartit aux organisateurs un délai pour exécuter la décision d’interruption de la manifestation ;
iii) en cas de refus des organisateurs d’obtempérer à la décision d’interruption de la manifestation, s’adresse directement aux manifestants et leur accorde un délai supplémentaire pour respecter cette décision.
2. En cas de non-respect de la décision d’interruption de la manifestation, la police prend toutes les mesures requises pour interrompre la manifestation, dans le respect de la législation de la Fédération de Russie.
3. La procédure d’interruption d’une manifestation prévue au premier paragraphe du présent article ne s’applique pas en cas de troubles de grande ampleur, d’émeutes, d’incendie volontaire ou d’autres situations d’urgence. En pareils cas, la manifestation est interrompue dans les conditions prévues par la législation de la Fédération de Russie.
(...) »
78. Les dispositions pertinentes du code pénal de la Fédération de Russie sont ainsi libellées :
Article 212
Troubles de grande ampleur
« 1. L’organisation de troubles de grande ampleur accompagnés de violence, d’émeute, d’incendie volontaire, de destruction de biens, d’utilisation d’armes à feu, d’explosifs ou d’engins explosifs, et de résistance armée aux agents publics est punie d’une peine de quatre à dix ans de privation de liberté.
2. La participation à des troubles de grande ampleur tels que définis au premier paragraphe du présent article est punie d’une peine de trois à huit ans de privation de liberté.
3. L’incitation à commettre des troubles de grande ampleur tels que définis au premier paragraphe du présent article ou à y participer et l’incitation à la violence contre les citoyens sont punies d’une peine de restriction de liberté d’une durée maximale de deux ans ou d’une peine de travaux d’intérêt général d’une durée maximale de deux ans ou d’une peine de privation de liberté d’une durée maximale de deux ans. »
Article 318
Recours à la violence contre un agent public
« 1. Le recours à la violence, qui ne met en danger ni la vie ni la santé, ou la menace de recours à la violence contre un agent public ou ses proches dans le cadre de l’exercice par celui-ci de ses fonctions, est puni d’une amende pouvant atteindre 200 000 roubles russes (RUB) ou dix-huit fois le salaire mensuel de la personne condamnée, ou d’une peine de travaux d’intérêt général d’une durée maximale de cinq ans (...) ou d’une peine de privation de liberté d’une durée maximale de cinq ans (...) »
79. Les dispositions pertinentes du code des infractions administratives du 30 décembre 2001 applicables à l’époque des faits se lisaient ainsi :
Article 19.3
Refus d’obéir à un ordre légitime d’un agent de police (...)
« Le refus d’obéir à un ordre ou à une demande légitimes formulés par un agent de police (...) dans l’exercice de ses fonctions officielles de maintien de l’ordre et de la sécurité publics, ou l’entrave à l’exercice par celui-ci de ses fonctions officielles est puni d’une amende allant de 500 à 1 000 RUB ou d’une détention administrative d’une durée maximale de quinze jours.
(...) »
Article 20.2
Infractions à la procédure applicable à l’organisation et à la tenue de rassemblements, de réunions, de manifestations, de défilés ou de piquets publics
« 1. Les infractions à la procédure applicable à l’organisation et à la tenue de rassemblements, de réunions, de manifestations, de défilés ou de piquets publics sont punies d’une amende administrative allant de dix à vingt fois le salaire minimum, dont devront s’acquitter les organisateurs.
2. Les infractions à la procédure applicable à l’organisation et à la tenue de rassemblements, de réunions, de manifestations, de défilés ou de piquets publics sont punies d’une amende administrative de 1 000 à 2 000 RUB pour les organisateurs, et de 500 à 1 000 RUB pour les participants. »
Article 27.2
Escorte de personnes
« 1. Lorsqu’un procès-verbal d’infraction administrative dont l’établissement est obligatoire ne peut être dressé sur le lieu de constatation de l’infraction, l’escorte ou le transfert forcé de la personne mise en cause aux fins de l’établissement du procès-verbal doit être effectué :
i) par la police (...)
(...)
2. L’escorte doit être effectuée aussi rapidement que possible.
3. Le déroulement de l’escorte doit être consigné dans un rapport d’escorte, un procès-verbal d’infraction administrative ou un procès-verbal de détention administrative. Si la personne escortée le demande, une copie du rapport d’escorte lui sera remise. »
Article 27.3
Détention administrative
« 1. à titre exceptionnel, une personne peut se voir infliger une mesure de détention administrative ou une mesure de restriction de liberté temporaire lorsque pareille mesure est nécessaire pour examiner promptement et adéquatement une allégation d’infraction administrative ou garantir l’exécution d’une peine imposée par un jugement statuant sur une infraction administrative. (...)
(...)
3. Si la personne détenue le demande, sa famille, le service administratif de son lieu de travail ou d’études ou son avocat seront informés du lieu où elle est incarcérée.
(...)
5. Les droits et obligations de la personne détenue au titre du présent code doivent lui être expliqués et il doit en être fait mention au procès-verbal d’arrestation administrative. »
Article 27.4
Rapport de détention administrative
« 1. La détention administrative donne lieu à l’établissement d’un rapport (...)
2. (...) Si la personne détenue le demande, une copie du rapport de détention administrative lui sera remise. »
Article 27.5
Durée de la détention administrative
« 1. La durée de la détention administrative ne peut excéder trois heures, sauf dans les cas prévus aux paragraphes 2 et 3 du présent article.
2. Les personnes visées par une procédure administrative portant sur des infractions liées au franchissement illégal de la frontière russe (...) peuvent être maintenues en détention administrative pour une durée maximale de quarante-huit heures.
3. Les personnes visées par une procédure administrative portant sur des infractions passibles, entre autres sanctions administratives, d’une détention administrative, peuvent être maintenues en détention administrative pour une durée maximale de quarante-huit heures.
4. La détention administrative commence à partir du moment où [la personne] placée sous escorte policière en application de l’article 27.2 est conduite [au commissariat de police] ou, s’agissant d’une personne en état d’ébriété, à partir du moment où elle est dégrisée. »
III. DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
80. Les passages pertinents des lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique adoptées par la Commission de Venise à sa 83e session plénière (Venise, 4 juin 2010) sont ainsi libellés (notes de bas de page omises) :
« Section A – Lignes directrices relatives à la liberté de réunion pacifique
1. Liberté de réunion pacifique
(...)
Seules les réunions pacifiques sont protégées
Une réunion doit être réputée pacifique dès lors que ses organisateurs professent des intentions pacifiques et que la réunion se tient de manière non violente. L’adjectif « pacifique » devrait être interprété comme incluant des comportements susceptibles d’indisposer ou d’offenser des tiers voire de gêner, d’entraver ou d’empêcher les activités d’une partie de la population.
(...)
5. Mise en œuvre de la législation relative à la liberté de réunion pacifique
5.1 Planification de l’événement à l’avance avec les responsables des services de maintien de l’ordre
Chaque fois que cela est possible – et notamment en cas de préparation d’une grande réunion ou d’une réunion portant sur un sujet controversé –, il est recommandé à l’organisateur de discuter avec les responsables des services de maintien de l’ordre des mesures de sécurité et de sûreté publiques qu’il conviendrait de mettre en place avant l’événement. Ces discussions peuvent notamment porter sur le déploiement de forces de police, la mise en place d’un service d’ordre, et les préoccupations visant spécifiquement les opérations éventuelles de maintien de l’ordre.
(...)
5.3 Approche fondée sur les droits de l’homme en matière de maintien de l’ordre au cours des réunions
Le maintien de l’ordre au cours des réunions doit être guidé par des principes pertinents en matière de protection des droits de l’homme – à savoir la légalité, la nécessité, la proportionnalité et la non-discrimination – et respecter les normes pertinentes en vigueur. En particulier, l’État a l’obligation positive de prendre des mesures raisonnables et appropriées pour permettre la tenue de réunions pacifiques sans que les participants aux dites réunions craignent pour leur sécurité physique. Les responsables des forces de l’ordre doivent également protéger les participants à une réunion pacifique contre toute personne ou groupe (y compris des agents provocateurs et des contre-manifestants) essayant de perturber ou d’empêcher la tenue de cet événement par divers moyens.
5.4 Recours à la négociation et/ou à la médiation pour réduire les tensions
En cas d’interruption ou d’un autre incident pendant le déroulement d’une réunion, la négociation ou un dialogue supervisé par un médiateur peuvent constituer un moyen approprié d’arriver à une solution acceptable. Ce dialogue – même s’il n’est pas toujours couronné de succès – peut contribuer à empêcher l’escalade de la tension, l’imposition de restrictions arbitraires superflues ou le recours à la force.
(...)
Section B – Notes explicatives
(...)
15. (...) Aux fins des présentes lignes directrices, le terme réunion désigne la présence intentionnelle et temporaire de plusieurs individus qui souhaitent exprimer un point de vue commun dans un espace public.
(...)
18. La question de savoir à quel moment une réunion ne peut plus être considérée comme une présence temporaire (c’est-à-dire l’instant où elle dépasse le degré de tolérance que les autorités sont présumées accorder à toute réunion pacifique) doit être examinée à la lumière des circonstances de chaque espèce. (...) Lorsqu’une réunion ne gêne pas (ou gêne très peu) des tiers, les autorités devraient adopter un critère temporal nettement moins rigide (...) [L]e terme « temporaire » ne devrait pas exclure l’érection de camps de protestation ou d’autres constructions non permanentes.
(...)
Réunions « pacifiques » et « non pacifiques »
25. Réunions « pacifiques » : seule la réunion « pacifique » est protégée par le droit à la liberté de réunion. (...)
26. L’adjectif « pacifique » doit être interprété comme applicable aux conduites susceptibles d’agacer ou d’offenser des personnes opposées aux idées ou revendications que la réunion est censée promouvoir et même aux conduites qui gênent, perturbent voire empêchent les activités de tiers. Ainsi, les réunions employant des formes de résistance purement passives devraient être qualifiées de « pacifiques » (...)
(...)
28. À supposer que ce critère fondamental lié au caractère pacifique soit rempli, il crée pour les autorités des obligations positives découlant de la protection du droit à la liberté de réunion pacifique (...) Il convient de noter que les réunions remplissant ce critère initial (c’est-à-dire méritant à première vue une protection) peuvent encore faire l’objet de restrictions pour des motifs légitimes tenant notamment à l’ordre public (...)
(...)
Légalité
(...)
38. Au nom de la sécurité juridique, toutes les restrictions préalables doivent être formulées par écrit et communiquées à l’organisateur de l’événement dans un délai raisonnable (voir, plus bas, le paragraphe 135). En outre, les autorités compétentes doivent veiller à ce que toute restriction imposée pendant un événement soit parfaitement conforme à la loi et compatible avec la jurisprudence établie. Enfin, l’imposition, après une réunion, de sanctions et de peines n’étant pas prévues par la loi est interdite.
(...)
Restrictions fondées sur le contenu
(...)
95. La question de savoir si une conduite constitue une incitation intentionnelle à la violence doit être inévitablement examinée sur la base des circonstances de l’espèce. Certaines difficultés se font jour lorsque le message concerne une activité illicite ou peut être interprété comme incitant des tiers à commettre des actes non violents, mais illicites. Le fait d’exprimer son soutien à des actes illicites peut, souvent, être distingué d’une conduite incitant au désordre et ne devrait donc pas faire l’objet de restrictions au nom de l’ordre public. Là encore, le critère essentiel doit être l’existence d’une menace imminente de violence.
96. (...) le recours à un tel discours par les participants à une réunion ne justifie pas nécessairement en lui-même la dispersion et les membres des forces de l’ordre devraient prendre des mesures (comme l’arrestation) uniquement à l’encontre des individus impliqués (soit pendant, soit après l’événement).
(...)
Restrictions imposées pendant une réunion
108. Le rôle de la police ou des autres services de maintien de l’ordre pendant une réunion consiste souvent à appliquer des restrictions préalables imposées par écrit par l’organe de réglementation. Aucune restriction supplémentaire ne devrait être imposée par les membres des forces de l’ordre, sauf si pareille mesure s’avère absolument nécessaire à la lumière de l’évolution démontrable des circonstances. Il arrive parfois, cependant, que la situation sur le terrain se détériore (les participants, par exemple, peuvent commencer à devenir violents ou à proférer des menaces de violence imminente) et les autorités peuvent se retrouver contraintes d’imposer des mesures supplémentaires pour garantir la protection adéquate d’autres intérêts pertinents. De même que des raisons doivent pouvoir être invoquées pour démontrer la nécessité de restrictions préalables, toute restriction imposée pendant une réunion doit également être rigoureusement justifiée. Un simple soupçon ne suffit pas et les motifs invoqués doivent être à la fois pertinents et suffisants. Dans de telles circonstances, il est bon que d’autres autorités civiles (comme le bureau du médiateur) jouent un rôle de supervision de l’opération de maintien de l’ordre et que les policiers soient tenus de rendre compte à un organe indépendant. De plus (...), l’octroi aux membres des forces de l’ordre d’un pouvoir d’appréciation excessivement large peut aller à l’encontre du principe de légalité compte tenu des risques d’arbitraire. La détention de participants pendant une réunion (au motif qu’ils commettent une infraction administrative, pénale ou autre) ne devrait intervenir qu’au-delà d’un certain seuil, en raison du droit à la liberté et à la sécurité dont jouit chaque personne et du fait que les ingérences dans la liberté de réunion sont perçues comme plus ou moins graves selon le moment où elles interviennent. La détention devrait intervenir seulement dans les situations les plus pressantes et à condition que le fait de ne pas recourir à cette mesure se traduirait par la commission de graves infractions pénales.
(...)
Procédures de prise de décision et de recours
132. L’autorité de réglementation (...) devrait évaluer de manière équitable et objective toutes les informations disponibles en vue de déterminer si les organisateurs d’une réunion notifiée et les personnes y assistant sont susceptibles de tenir une assemblée de manière pacifique, ainsi que l’impact probable de ladite réunion sur les droits et libertés des autres parties prenantes ne participant pas à l’événement. Dans ce contexte, il peut être nécessaire de faciliter les réunions entre l’organisateur de l’événement et les autres parties intéressées.
133. L’autorité de réglementation devrait également veiller à ce que toute préoccupation pertinente soulevée soit communiquée à l’organisateur de l’événement et à ce que ce dernier se voit offrir la possibilité de l’apaiser éventuellement. Cette approche est surtout importante lorsque ces préoccupations risquent d’être invoquées plus tard comme motif de restriction. Communiquer ces informations à l’organisateur lui permet de les apaiser et, par conséquent, de réduire les risques de désordre ainsi que de contribuer à une relation de coopération plutôt que de confrontation entre l’intéressé et les autorités.
134. Les organisateurs de la réunion, l’autorité de réglementation compétente, les membres des forces de l’ordre et les autres parties dont les droits pourraient être affectés par une réunion devraient déployer tous les efforts possibles pour parvenir à un accord mutuel sur l’heure, le lieu et les modalités de la réunion. Si, cependant, aucun accord n’est possible et aucune solution évidente ne se dégage, la négociation ou le dialogue par l’intermédiaire d’un médiateur peuvent contribuer à l’élaboration d’un compromis mutuellement acceptable avant la date notifiée de la réunion. Un dialogue véritable entre les parties concernées permet souvent d’arriver à une issue plus satisfaisante pour tous les acteurs concernés qu’un recours formel à la loi. La facilitation des négociations et du dialogue mené par l’intermédiaire d’un médiateur devrait, au nom de l’efficacité, revenir à des individus ou à des organisations n’ayant pas de lien avec les services de l’État ou l’organisateur. La présence des avocats des parties peut également favoriser les discussions entre l’organisateur de la réunion et les autorités. Ce dialogue débouche généralement sur de meilleurs résultats dès qu’il a été entamé à un stade aussi précoce que possible et qu’une relation de confiance a été instaurée entre les parties. Même s’il n’accouche pas toujours d’un accord, il constitue un outil préventif et contribue à éviter l’escalade du conflit ou bien l’imposition de restrictions arbitraires ou superflues.
135. Toute restriction à une réunion doit être communiquée par écrit à l’organisateur de l’événement accompagnée d’une brève explication de son motif (étant entendu que cette explication doit être conforme à des motifs prévus par les instruments de protection des droits de l’homme, tels qu’ils sont interprétés par les juridictions compétentes). Il appartient à l’autorité de réglementation d’apporter la preuve que les restrictions imposées sont raisonnables compte tenu des circonstances. Ces décisions doivent être également communiquées à l’organisateur dans un délai raisonnable, c’est-à-dire suffisamment à l’avance pour permettre à l’intéressé d’introduire un recours devant une Cour ou un tribunal indépendant avant la date notifiée.
136. L’autorité de réglementation devrait publier ses décisions de manière à ce que le public ait accès à des informations fiables concernant les événements tenus dans des lieux publics. Elle peut notamment procéder en publiant ses décisions sur un site Web réservé à cet usage.
(...)
6. Maintien de l’ordre pendant les réunions publiques
(...)
147. Les gouvernements doivent faire en sorte que les personnels des services de maintien de l’ordre reçoivent une formation adéquate concernant le maintien de l’ordre pendant les réunions publiques. Cette formation devrait préparer ces fonctionnaires à agir de façon à éviter l’escalade de la violence et à réduire les conflits ; elle devrait inclure un volet « comportemental » (négociation, médiation, etc.). (...)
(...)
149. Les services de maintien de l’ordre devraient adopter une démarche proactive dans leurs rapports avec les organisateurs de réunions : [l]e personnel compétent devrait s’efforcer d’envoyer des messages clairs tenant compte de l’importance du public prévu et réduisant les risques d’escalade du conflit. En outre, les manifestants devraient disposer du nom de leur contact au sein de la police de manière à pouvoir communiquer avec l’intéressé avant ou pendant la réunion. Les coordonnées de l’intéressé devraient être largement diffusées.
150. L’opération de maintien de l’ordre devrait être caractérisée par une politique basée sur « l’absence de surprise » : [l]es policiers devraient permettre aux membres de la foule de réagir individuellement à la situation à laquelle ils sont confrontés, y compris aux avertissements ou aux directives qui leur sont donnés.
(...)
157. Recours à la médiation ou la négociation pour réduire les tensions pendant une réunion : [l]orsqu’une impasse ou un différend affecte la tenue d’une réunion, la négociation ou le dialogue par l’intermédiaire d’un médiateur peuvent être des moyens appropriés de recherche d’un compromis acceptable. (...)
(...)
159. Les membres des forces de l’ordre devraient distinguer entre les participants pacifiques et non pacifiques : [n]i des incidents isolés de violence sporadique ni des actes violents commis par certains participants au cours d’une manifestation ne sauraient intrinsèquement constituer un motif suffisant pour imposer de sévères restrictions aux personnes participant pacifiquement à une réunion. Les membres des forces de l’ordre devraient donc éviter de traiter une foule comme une masse homogène lorsqu’ils procèdent à des arrestations ou, en dernier ressort, dispersent une réunion par la force. (...)
(...)
164. Maintien de l’ordre dans le cadre d’une réunion pacifique s’étant transformée en réunion non pacifique : [l]es réunions pacifiques peuvent perdre leur caractère pacifique et, par conséquent, l’avantage de la protection qui leur est accordée en vertu du droit relatif aux droits de l’homme (...) L’ordre de dispersion d’une telle réunion émanant des autorités peut donc s’analyser en une réaction proportionnée. Cependant, le recours à la violence par un faible nombre de participants à une réunion (y compris le recours à des mots d’ordre incitant à la violence) ne transforme pas automatiquement un événement par ailleurs pacifique en un événement non pacifique, de sorte que toute intervention devrait viser à s’occuper des individus concernés plutôt qu’à disperser l’ensemble des participants.
165. Dispersion d’une réunion : [t]ant que les réunions demeurent pacifiques, elles ne devraient pas être dispersées par les responsables des forces de l’ordre. En fait, l’ordre de dispersion d’une manifestation ne devrait être donné par les autorités qu’en dernier recours, conformément à des règles fixées à l’avance et inspirées des normes internationales. Ces règles ne devraient pas être fixées par la législation, mais énoncées dans le cadre de lignes directrices relatives à la mise en œuvre de la législation ; en effet la loi devrait exiger l’adoption de lignes directrices de ce type. Ces dernières devraient préciser les circonstances méritant un ordre de dispersion et l’autorité habilitée à ordonner une telle mesure (par exemple conférer ce pouvoir uniquement aux officiers de police d’un certain rang).
166. La dispersion ne devrait intervenir que si les forces de l’ordre ont pris toutes les mesures raisonnables pour faciliter et protéger les participants à la réunion (notamment en neutralisant les spectateurs hostiles proférant des menaces), et uniquement en cas de risque immédiat de violence.
167. Les autorités devraient donc s’abstenir de donner un ordre de dispersion de réunion lorsque seul un faible nombre de participants agit de manière violente. Dans ce cas, il conviendrait de prendre des mesures visant uniquement les individus concernés. De même, à supposer que des agents provocateurs infiltrent une réunion par ailleurs pacifique, les autorités devraient prendre des mesures appropriées pour extraire les intéressés plutôt que dissoudre la réunion ou la déclarer illégale (...)
168. Si la dispersion est réputée nécessaire, l’organisateur de la réunion et les participants doivent être clairement informés oralement avant la moindre intervention des forces de l’ordre. Les participants devraient également bénéficier d’un délai raisonnable pour se disperser volontairement. Ce n’est que si les participants s’abstiennent de se disperser que les responsables des forces de l’ordre pourront intervenir plus avant. (...) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
81. Le requérant se dit victime d’une violation de son droit de réunion pacifique. Il se plaint notamment des mesures de sécurité, selon lui perturbatrices, mises en œuvre sur le site du rassemblement place Bolotnaïa, de la clôture prématurée de ce rassemblement, ainsi que de son arrestation et de sa condamnation ultérieure pour une infraction administrative. Il invoque l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
A. Sur la recevabilité
82. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) Le Gouvernement
83. Le Gouvernement soutient que les autorités ont pris des mesures légales et raisonnables pour organiser la manifestation publique du 6 mai 2012, tant pendant le déroulement de celle-ci que lorsqu’il leur a fallu apprécier la nécessité et choisir les moyens de la disperser après qu’elle eut perdu son caractère pacifique. Il indique que les autorités de Moscou et les organisateurs de la manifestation en avaient arrêté les modalités en communiquant par écrit et en se rencontrant personnellement lors de la réunion de travail du 4 mai 2012, mais que la police soupçonnait les manifestants d’avoir l’intention de violer les termes de l’accord et que le parquet avait adressé aux organisateurs une mise en garde à ce sujet le 5 mai 2012. Il ajoute que la police avait élaboré un plan de sécurité détaillé prévoyant les mesures de sécurité nécessaires (paragraphes 16 et suivants ci-dessus).
84. Par ailleurs, le Gouvernement avance que les troubles survenus place Bolotnaïa se sont produits lorsque certains des organisateurs et des manifestants ont refusé de suivre le plan convenu et ont tenté de défiler hors du parcours autorisé. Selon lui, les individus en question ont ignoré les instructions de la police leur enjoignant de se diriger vers le lieu prévu pour le rassemblement quai Bolotnaïa, dont l’accès leur était pourtant ouvert, et ils se sont assis par terre, provoquant des heurts et des troubles. Deux députés de la Douma, l’ombudsman de la Fédération de Russie et un membre de la Chambre civique de la Fédération de Russie auraient appuyé les demandes de la police et tenté de convaincre les manifestants de suivre l’itinéraire prévu, en vain. Par la suite, à 18 heures, l’une des organisatrices aurait annoncé l’arrêt anticipé du rassemblement à la demande de la police. Entre 17 h 58 et 19 heures, des manifestants auraient tenté de rompre le cordon de police et auraient lancé divers projectiles sur les policiers. Entre 18 et 21 heures, la police aurait peu à peu forcé les manifestants à partir, tout en arrêtant les plus récalcitrants d’entre eux. L’intervention de la police aurait été justifiée par le fait que le rassemblement avait cessé d’être « pacifique » au sens de l’article 11 de la Convention. La force employée par la police pour disperser les manifestants n’aurait pas été excessive, celle-ci n’ayant utilisé que des matraques – et non des gaz lacrymogènes ou des bombes fumigènes – et n’ayant visé que les fauteurs de troubles les plus agressifs.
85. En outre, les événements litigieux auraient fait l’objet d’une enquête interne de grande envergure qui aurait donné lieu à des poursuites contre les organisateurs et à leur condamnation pénale pour troubles de grande ampleur (paragraphe 63 ci-dessus), ainsi qu’à la condamnation de plusieurs autres personnes pour actes de violence contre la police (paragraphes 53-60 et 65 ci-dessus). Par ailleurs, les autorités auraient refusé à deux reprises d’ouvrir une enquête pénale sur des allégations de violences policières (paragraphes 52 et 61 ci-dessus). De manière générale, les autorités d’enquête et les instances judiciaires nationales auraient correctement établi et minutieusement examiné les faits litigieux.
86. En l’espèce, le requérant aurait encouru des sanctions du fait de son refus d’obéir aux ordres de la police lui enjoignant de quitter le site du rassemblement autorisé à la fin de celui-ci. Il aurait été arrêté à 20 h 30 et conduit au commissariat, où il aurait été placé en détention en attendant l’issue de la procédure administrative dirigée contre lui. À l’issue de cette procédure, il aurait été condamné pour refus d’obéir à un ordre légitime de la police, infraction réprimée par l’article 19.3 du code des infractions administratives.
87. Le requérant aurait été inculpé pour un acte de désobéissance bien précis commis après la dispersion du rassemblement, et en tout cas après l’expiration du délai imparti aux manifestants, et non en raison de son opposition à la décision d’interruption anticipée du rassemblement. Il n’aurait pas subi d’ingérence dans l’exercice de son droit de réunion pacifique et, en tout état de cause, sa condamnation à une peine de quinze jours de détention ne saurait passer pour disproportionnée, l’intéressé ayant déjà été condamné pour une infraction analogue.
88. En conséquence, les mesures générales appliquées à l’ensemble du rassemblement et les mesures individuelles prises à l’encontre du requérant seraient justifiées au regard de l’article 11 § 2 de la Convention. Elles seraient conformes au droit interne, nécessaires à la fois « à la défense de l’ordre et à la prévention du crime » et « à la protection des droits et libertés d’autrui », et seraient demeurées strictement proportionnées.
b) Le requérant
89. Le requérant soutient qu’on l’a empêché de participer à un rassemblement public autorisé. Il avance en premier lieu que les mesures brutales de contrôle de la foule appliquées par les autorités avaient créé des tensions entre les manifestants et la police, lesquelles avaient conduit à des heurts isolés qui avaient servi de prétexte à la police pour interrompre et disperser le rassemblement. Il affirme en second lieu que l’interruption du rassemblement n’avait pas été clairement annoncée et qu’en raison de la confusion générale, il était resté sur le site du rassemblement jusqu’à son arrestation. Il nie avoir commis l’acte de désobéissance qui lui a été reproché.
90. S’agissant des mesures générales, le requérant avance d’abord que les restrictions établies dans le plan de sécurité ne visaient pas à assurer le déroulement pacifique du rassemblement, mais à le gêner avant de l’annuler. Il plaide ensuite que les autorités avaient unilatéralement modifié l’organisation du rassemblement initialement prévue, sans en informer les organisateurs ni le public. Selon lui, la réduction de la zone allouée au rassemblement n’avait d’autre but que d’empêcher l’installation de tentes dans le parc, mais, au lieu de contribuer à la prévention des désordres, cette mesure avait créé un goulet d’étranglement à l’entrée du site du rassemblement et causé des tensions qui avaient conduit quelques manifestants, dont les organisateurs de la manifestation, à entamer un sit-in spontané. Par ailleurs, les autorités n’auraient pris aucune initiative pour communiquer avec les organisateurs et faciliter une coopération sereine alors que la tension montait.
91. En outre, l’interruption du rassemblement et l’ordre de dispersion n’auraient pas été efficacement portés à la connaissance des manifestants par les autorités. Le requérant n’aurait pas eu connaissance de la décision des autorités de mettre fin au rassemblement et celle-ci n’aurait pas été évidente pour lui, car il n’avait vu aucun affrontement. Selon le droit interne, la police aurait d’abord dû suspendre la manifestation pour donner aux organisateurs le temps de remédier à d’éventuelles irrégularités, avant de l’interrompre si nécessaire. En tout état de cause, en dépit de nombreux heurts entre les manifestants et la police, le rassemblement n’aurait jamais perdu son caractère pacifique. Il n’y aurait pas eu d’affrontements devant la scène, dans le secteur alloué au rassemblement. La réaction de la police, globalement incohérente et disproportionnée, aurait eu pour effet d’aggraver les heurts au lieu de les apaiser. Compte tenu du nombre des effectifs considérables de la police et des moyens de contrôle de la foule très importants déployés sur le site du rassemblement, les autorités auraient pu assurer la poursuite pacifique du rassemblement plutôt que de l’interrompre. Le rapport d’expertise (paragraphes 49 et suivants ci-dessus) en attesterait.
92. S’agissant de son arrestation, le requérant assure qu’il participait pacifiquement à un rassemblement public autorisé. Contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, le requérant indique qu’il a été arrêté à 19 heures – c’est-à-dire avant l’heure prévue pour la fin du rassemblement – pendant que la police évacuait le site du rassemblement après la clôture anticipée de celui-ci, que la police ne lui a adressé aucun avertissement et aucun ordre qu’il aurait pu enfreindre, qu’il ne bloquait pas la circulation, puisque celle-ci était encore interrompue en raison du rassemblement, et qu’il n’a commis aucun acte répréhensible. Il soutient que la police l’a arrêté seulement, parce qu’il était présent sur le site du rassemblement et que son arrestation visait à le dissuader, lui et d’autres, de participer à des rassemblements de militants de l’opposition. Il allègue que les juridictions internes n’ont pas tenu compte de ses arguments et des preuves à décharge produites par lui et qu’elles lui ont infligé la plus sévère des peines possibles. De manière générale, il dénonce l’illégalité de son arrestation et de sa condamnation ultérieure, estimant qu’elles ne poursuivaient pas un but légitime et qu’elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique, contrevenant ainsi à l’article 11 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
93. Le droit à la liberté de réunion pacifique, qui constitue l’un des fondements d’une société démocratique, fait l’objet d’un certain nombre d’exceptions qu’il convient toutefois d’interpréter de manière étroite ; de plus, la nécessité des restrictions doit être établie de façon convaincante. En examinant si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », la Cour a cependant toujours déclaré que les États contractants jouissent d’une marge d’appréciation certaine mais pas illimitée (Barraco c. France, no 31684/05, § 42, 5 mars 2009). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer en dernier ressort sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Osmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001‑X, et Galstyan c. Arménie, no 26986/03, § 114, 15 novembre 2007).
94. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir vérifié qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux », si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 89, 17 juillet 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Barraco, précité, § 42, et Kasparov et autres c. Russie, no 21613/07, § 86, 3 octobre 2013). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Rai et Evans c. Royaume-Uni (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 75, 18 juin 2013 ; voir également Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I).
95. La protection des opinions personnelles et de la liberté de les exprimer, assurée par l’article 10, compte parmi les objectifs de la liberté de réunion telle que la consacre l’article 11. Il faut en toutes circonstances ménager un équilibre entre les impératifs des objectifs légitimes énumérés à l’article 11 § 2 et ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence, des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Ezelin c. France, 26 avril 1991, §§ 37 et 52, série A no 202, Barraco, précité, § 27, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012, et Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014).
96. Les États contractants doivent s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives au droit de réunion pacifique. En outre, ce droit peut engendrer des obligations positives visant à en assurer la jouissance effective (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 36, CEDH 2006‑XIV). S’il incombe aux États contractants d’adopter des mesures raisonnables et appropriées afin d’assurer le déroulement pacifique des manifestations licites et la sécurité de tous les citoyens, ils ne sauraient pour autant les garantir de manière absolue et ils jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à utiliser à cet effet. En la matière, ils assument en vertu de l’article 11 de la Convention une obligation de moyens et non de résultat (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 251, CEDH 2011 ; voir également Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 34, série A no 139, Oya Ataman, précité, § 35, et Protopapa c. Turquie, no 16084/90, § 108, 24 février 2009). Il appartient notamment aux États de prendre des mesures de sécurité préventives afin de garantir le bon déroulement des événements de ce type, par exemple en envoyant des secours d’urgence sur les lieux des manifestations ou en réglementant la circulation de manière à ce qu’elle soit le moins perturbée possible (Oya Ataman, précité, § 39, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, §§ 158-160, CEDH 2015).
97. En outre, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, même illicites, afin que la liberté de réunion telle qu’elle est garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas dépourvue de tout contenu (Oya Ataman, précité, §§ 37 et 39). Les limites de la tolérance que les autorités sont censées manifester à l’égard d’un rassemblement illicite dépendent des circonstances particulières de l’espèce, notamment de la durée et de l’ampleur du trouble à l’ordre public causé par le rassemblement, ainsi que de la question de savoir si ses participants se sont vu offrir une possibilité suffisante d’exprimer leurs opinions (Cisse c. France, no 51346/99, §§ 51‑52, CEDH 2002‑III, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, §§ 42-43, 7 octobre 2008, Navalnyy et Yashin c. Russie, no 76204/11, §§ 63-64, 4 décembre 2014, et Kudrevičius et autres, précité, §§ 155-157 et 176-177).
98. En revanche, des ingérences dans le droit à la liberté de réunion sont en principe justifiées pour la défense de l’ordre et la prévention du crime, ainsi que pour la protection des droits et des libertés d’autrui, lorsque les manifestants se livrent à des actes de violence (Giuliani et Gaggio, précité, § 251). Les garanties de l’article 11 de la Convention ne s’appliquent pas aux rassemblements dont les organisateurs et les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient les fondements de la « société démocratique » (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001‑IX, Organisation macédonienne unie Ilinden et Ivanov c. Bulgarie, no 44079/98, § 99, 20 octobre 2005, Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 80, 21 octobre 2010, Fáber, précité, § 37, et Gün et autres, précité, § 70). La charge de la preuve des intentions violentes des organisateurs d’une manifestation incombe aux autorités (Parti populaire démocrate-chrétien c. Moldova (no 2), no 25196/04, § 23, 2 février 2010).
99. En tout état de cause, une personne ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique en raison d’actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours de la manifestation, dès lors que les intentions ou le comportement de cette personne demeurent pacifiques (Ezelin, précité, § 53, Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004, et Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 155, 12 juin 2014). Même s’il existe un risque réel qu’une manifestation publique soit à l’origine de troubles par suite d’événements échappant au contrôle des organisateurs, cette manifestation ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11, et toute restriction imposée à pareille manifestation doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 103, CEDH 2011).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
100. Le requérant allègue que les mesures prises contre le rassemblement en général et les mesures individuelles prises contre lui ont emporté violation de son droit à la liberté de réunion pacifique. Il affirme que les mesures de contrôle de la foule mises en œuvre par la police place Bolotnaïa ont en réalité eu pour effet de provoquer un affrontement entre les manifestants et la police, et que cet incident a servi de prétexte à la police pour mettre prématurément fin au rassemblement et le disperser. En outre, il reproche aux autorités d’avoir eu dès le départ l’intention de réprimer le rassemblement pour décourager les manifestations publiques et l’opposition politique. Il qualifie d’arbitraires et d’inutiles son arrestation sur les lieux du rassemblement, son placement en détention provisoire et sa condamnation ultérieure pour une infraction administrative.
101. La Cour observe que si le premier volet du grief du requérant porte sur une situation d’ordre général, il est clair que celle-ci a directement affecté la situation personnelle de l’intéressé et ses droits découlant de l’article 11 de la Convention. Le requérant était arrivé sur le site de la manifestation dans l’intention de participer au rassemblement, mais il en a été empêché, car celui-ci a été perturbé, puis annulé, et ses principaux orateurs arrêtés. Ce grief se distingue de celui tiré de l’arrestation et de la détention ultérieures du requérant, également introduit sur le terrain de l’article 11 de la Convention. La Cour examinera séparément ces deux volets du grief du requérant.
i. Obligation d’assurer le déroulement pacifique du rassemblement
102. La Cour observe que si la mise en œuvre de mesures de sécurité dans le cadre d’une manifestation publique constitue une restriction à l’exercice du droit à la liberté de réunion, elle fait aussi partie de l’obligation positive d’assurer le déroulement pacifique de la manifestation et la sécurité des citoyens qui incombe aux autorités (voir la jurisprudence citée au paragraphe 96 ci-dessus). Elle recherchera en premier lieu si les autorités ont pris toutes les mesures raisonnables pour assurer le déroulement pacifique du rassemblement place Bolotnaïa. Elle relève que les parties sont du même avis en ce qui concerne les principales circonstances de la confrontation entre les meneurs de la manifestation et la police au niveau du pont Malyï Kamennyï, confrontation qui a donné lieu à des heurts violents, puis à l’interruption et à la dispersion du rassemblement. Les parties s’accordent sur la chronologie et l’enchaînement des événements tels qu’établis par les juridictions internes, mais elles divergent dans leur appréciation des événements en question, des rapports de causalité qu’ils entretiennent et de leur qualification juridique. Elles sont notamment en désaccord sur la question de savoir si la configuration du site réservé au rassemblement avait été modifiée, si le comportement des autorités avait provoqué – ou à tout le moins aggravé – le début des affrontements et si l’ampleur des troubles justifiait l’interruption du rassemblement et sa dispersion par la police.
103. Selon la version officielle donnée par les autorités, des troubles de grande ampleur s’étaient produits sur la place Bolotnaïa le 6 mai 2012. Le Gouvernement soutient que les meneurs de la manifestation avaient ce jour-là l’intention de conduire le cortège hors du parcours autorisé, d’installer un campement de protestation, et vraisemblablement de tenir un rassemblement non autorisé près du Kremlin. Bloqués par le cordon de police, ces individus auraient appelé à la tenue d’un sit-in et exhorté les manifestants à affronter le cordon de police. Dans ces conditions, la police n’aurait eu d’autre choix que de mettre fin au rassemblement, déjà irrémédiablement compromis, et de maîtriser les fauteurs de troubles les plus violents.
104. Pour leur part, les leaders de la manifestation accusent les autorités de l’avoir organisée de telle manière qu’une confrontation était inévitable, afin de faire passer ce rassemblement pacifique pour un attroupement belliqueux appelant une ferme répression. Ils nient avoir prémédité de s’écarter du lieu réservé au rassemblement, assurant au contraire qu’ils avaient entamé un sit-in pour réagir aux modifications unilatérales de la configuration du rassemblement par la police. Ils affirment que les manifestants s’étaient assis par terre pour essayer d’obtenir le droit de passer par le parc de la place Bolotnaïa, qui faisait selon eux partie du site réservé au rassemblement, mais que les autorités n’ont manifesté aucune intention de négocier – ni même de communiquer – avec eux. Ils imputent la rupture du cordon et les heurts qui se sont ensuivis à l’absence de coopération des autorités. En tout état de cause, le requérant soutient que le rassemblement était resté globalement pacifique en dépit de quelques échauffourées isolées, et qu’il n’y avait aucune raison de l’interrompre ou de le disperser.
105. Les pièces produites en l’espèce montrent que le maintien de l’ordre public à Moscou le 6 mai 2012 avait donné lieu à une opération de sécurité complexe. La Cour observe notamment que le plan de sécurité prévoyait le déploiement, dans l’ensemble de la ville de Moscou, d’un éventail de mesures de sécurité élaborées dont une partie importante était consacrée au rassemblement public de la place Bolotnaïa (paragraphes 16 et suivants ci-dessus). L’ampleur inédite des effectifs et du matériel déployés pour cette manifestation a été relevée dans les reportages dont les parties ont fait état, ainsi que par la commission d’experts et par les témoins entendus dans le cadre de la procédure pénale (paragraphes 51 et 57 ci-dessus).
106. Il est constant que ces mesures de sécurité renforcées s’expliquaient par la crainte de manifestations de rue non autorisées. Les autorités avaient suivi de près les activités des leaders de l’opposition pendant la période précédant le 6 mai 2012, en consultant les sources publiques et en plaçant les intéressés sous surveillance secrète. Elles soupçonnaient les militants de l’opposition de fomenter un soulèvement populaire qui devait commencer par des rassemblements publics illégaux et l’installation de campements, et qui était censé s’inspirer des opérations menées par le mouvement « Occupy » et des manifestations de la place Maïdan en Ukraine (voir les dépositions de MM. Deynichenko, Zdorenko, Makhonin et de Mme Volondina, paragraphe 63 ci-dessus). La police avait décidé d’interdire l’accès au parc de la place Bolotnaïa par crainte que de tels campements n’y soient installés et de circonscrire le rassemblement au quai, où il aurait été difficile de monter des tentes.
107. La Cour note que si l’article 11 de la Convention ne garantit pas le droit d’installer un campement sur le lieu de son choix, pareilles installations temporaires peuvent dans certaines circonstances constituer une forme d’expression politique, et les restrictions qui peuvent y être apportées doivent par conséquent respecter les exigences de l’article 10 § 2 de la Convention (pour d’autres exemples de formes d’expression, voir Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 92, Recueil 1998‑VII, Drieman et autres c. Norvège (déc.), no 33678/96, 4 mai 2000, et Taranenko, précité, §§ 70-71). Elle rappelle en tout état de cause que l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11, lex specialis, et que le grief formulé sur le terrain de l’article 11 doit être examiné sous l’angle de l’article 10 dans les circonstances de l’espèce (Ezelin, précité, §§ 35 et 37). Elle en tiendra compte pour apprécier la proportionnalité des mesures prises par les autorités pour répondre à la menace que représentaient les objectifs inavoués qu’elles attribuaient au rassemblement (paragraphe 139 ci-dessous).
108. Avant de se prononcer sur le rôle que les objectifs non déclarés des organisateurs et des autorités ont pu jouer en l’espèce, la Cour se penchera sur les motifs officiels des décisions prises au stade de l’organisation du rassemblement. À première vue, la décision de fermer le parc au rassemblement n’apparaît pas en soi comme une manœuvre hostile ou sournoise vis-à-vis des organisateurs, car le quai était suffisamment spacieux pour accueillir le rassemblement, même en cas de dépassement important du nombre de manifestants prévu. Selon l’estimation fournie par le service régional de sécurité de Moscou (paragraphe 63 ci-dessus), le quai Bolotnaïa a une capacité d’accueil maximale de 26 000 personnes environ. Il était donc suffisamment vaste pour accueillir les 5 000 manifestants initialement prévus, les 8 000 manifestants officiellement enregistrés par les autorités, et même les 25 000 manifestants revendiqués a posteriori par les organisateurs. Toutefois, les protestations des organisateurs concernaient non seulement l’impossibilité d’accéder au parc, mais aussi et surtout les changements de dernière minute apportés à la configuration du site du rassemblement, qui auraient conduit à un malentendu et à l’interruption de celui-ci.
109. Les organisateurs de la manifestation, les autorités municipales et la police avaient discuté de la configuration du site du rassemblement au cours de la réunion de travail du 4 mai 2012. Les organisateurs soutiennent qu’il avait été expressément convenu, lors de cette réunion, que le parcours et la configuration de la manifestation du 6 mai 2012 seraient calqués sur ceux de la manifestation du 4 février 2012. Leurs témoignages à ce sujet n’ont été ni démentis ni confirmés par les représentants des autorités qui avaient participé à la réunion. Lors de leur audition, MM. Deynichenko et Sharapov ont déclaré que l’inclusion du parc dans le site du rassemblement n’avait pas été discutée ni même demandée. À supposer que ces témoins aient raison et qu’aucun accord exprès ne soit intervenu sur cette question, la Cour estime néanmoins qu’il n’était pas entièrement déraisonnable pour les organisateurs de supposer que le parc était implicitement inclus dans le site en question. En premier lieu, les limites officielles de la place Bolotnaïa englobent le parc, comme l’ont confirmé les expertes N. et M., de même que le chef de la municipalité du district Iakimanka de Moscou. En second lieu, le parc faisait partie du site du précédent rassemblement, fait qui a été officiellement reconnu, en particulier par le témoignage de M. Sharapov (voir les témoignages de tous les témoins susmentionnés, reproduits au paragraphe 63 ci-dessus).
110. Il est constant qu’aucune carte n’a été établie au cours de la réunion de travail et que, faute de temps, aucune reconnaissance du terrain n’a été effectuée. Après la réunion de travail, la police a mis au point le plan de sécurité et établi sa propre carte, où le parc était exclu du site du rassemblement. On ne sait pas au juste si cette carte reflétait ce que la police avait retenu des discussions tenues lors de la réunion de travail, ou si la police a ultérieurement décidé de fermer le parc en raison du nombre de manifestants attendus et des difficultés de maintien de l’ordre public qui pouvaient se poser. Quoi qu’il en soit, le plan de sécurité et la carte utilisés par les forces de police étaient des documents à usage interne qui n’ont pas été communiqués aux organisateurs (voir la réponse de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou à la commission d’enquête, paragraphe 48 ci-dessus, et le jugement rendu par le tribunal municipal de Moscou dans l’affaire de MM. Udaltsov et Razvozzhayev, paragraphe 63 ci-dessus).
111. Parallèlement, une autre carte du site du rassemblement, qui incluait le parc, avait été publiée sur le site Internet officiel de la police. Si cette carte ne provenait pas de sources officielles, comme l’a établi le tribunal municipal de Moscou, et si elle était fondée sur les informations fournies par les organisateurs et non par les services de la police, il n’en demeure pas moins que sa publication par l’unité de presse de la police impliquait de la part de celle-ci une certaine forme d’approbation (paragraphes 48 et 63 ci-dessus). En outre, le fait que cette carte ait été publiée au moins vingt-quatre heures avant le début du rassemblement aurait dû permettre aux autorités responsables de la sécurité du rassemblement de déceler d’éventuelles erreurs et d’en informer les organisateurs et le public. Eu égard à la haute priorité attribuée à la police de la manifestation et à la vigilance avec laquelle les forces de l’ordre ont suivi toutes les informations concernant les activités protestataires, il est peu probable que la carte initialement publiée ait par inadvertance échappé à leur attention.
112. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il avait été convenu de manière au moins tacite, sinon expresse, que le parc de la place Bolotnaïa ferait partie du site du rassemblement prévu le 6 mai 2012.
113. Gardant cette conclusion à l’esprit, la Cour en vient maintenant à l’interprétation à donner au sit-in tenu au niveau du pont Malyï Kamennyï, autre point litigieux. Elle examinera tour à tour les motifs de ce sit-in, la mesure dans laquelle il a perturbé le rassemblement et le comportement des autorités face à cette situation.
114. La Cour observe que le sit-in a fait l’objet de deux explications divergentes devant les juridictions internes. Les leaders de la manifestation et les manifestants ont soutenu qu’ils avaient entamé un sit-in pour réagir à la modification inattendue de la configuration des lieux du rassemblement et tenter d’obtenir l’autorisation de passer par le parc. Dans leur principe, ces explications sont cohérentes avec le constat opéré par la Cour selon lequel le cordon de police n’était pas positionné là où l’attendaient les organisateurs du rassemblement (paragraphe 112 ci-dessus).
115. Toutefois, certains fonctionnaires de police ont affirmé que les leaders du sit-in avaient exigé que la police les laisse emprunter le pont Bolchoï Kamennyï en direction du Kremlin, et qu’il s’agissait là d’un ultimatum inacceptable (voir le rapport de M. Deynichenko du 6 mai 2012, paragraphe 43 ci-dessus, et son témoignage, paragraphe 63 ci-dessus, ainsi que la décision de la commission d’enquête du 20 mars 2013, paragraphe 52 ci-dessus). Aucun témoin autre que ces policiers n’ayant entendu formuler pareille exigence, il est impossible de savoir si elle a réellement été exprimée. D’ailleurs, plusieurs témoins sans lien avec les parties au litige ont confirmé que les leaders du sit-in avaient demandé à la police de faire reculer le cordon pour leur permettre d’accéder au parc. Les observateurs indépendants du bureau de l’ombudsman, qui avaient pris part aux négociations, ont expliqué que les manifestants avaient réagi au rétrécissement du passage en demandant qu’il soit élargi, et ils ont déclaré que l’officier de police à qui l’ombudsman avait transmis cette demande était le colonel Biryukov (voir les témoignages de Mme Mirza et de M. Vasilyev, paragraphes 57 et 59 ci-dessus). De même, l’observateur du rassemblement désigné par la Chambre civique de la Fédération de Russie a indiqué que les manifestants n’avaient jamais demandé l’ouverture du passage vers le Kremlin (voir le témoignage de M. Svanidze, paragraphe 58 ci-dessus). Les deux députés de la Douma, MM. G. Gudkov et D. Gudkov, qui avaient aussi essayé de régler le conflit par la médiation, ont fourni des témoignages similaires, précisant que les leaders du sit-in avaient insisté auprès de la police pour qu’elle fasse reculer le cordon et qu’elle les laisse accéder au parc.
116. Au vu de ces éléments de preuve, la Cour considère que les leaders du sit-in ont demandé l’ouverture du parc au rassemblement et qu’ils ont porté cette demande à la connaissance de la police.
117. S’agissant de la nature du sit-in et l’ampleur des perturbations qu’il avait causées, l’enregistrement vidéo produit par les parties montre que le sit-in avait aggravé l’encombrement de la voie d’accès à la place Bolotnaïa, provoquant confusion et impatience parmi les manifestants désireux de rejoindre le site du rassemblement, ce qui a été confirmé par plusieurs témoins. Toutefois, ces mêmes témoins ont clairement laissé entendre que le sit-in ne regroupait que vingt à cinquante personnes, qu’il était donc resté localisé et qu’il laissait un espace suffisant à ceux qui voulaient passer. S’il ne fait aucun doute que le sit-in est resté strictement pacifique, il a nécessité l’intervention des autorités, qui était d’ailleurs ouvertement réclamée par les organisateurs, car le cordon ne pouvait être déplacé sans que les autorités n’y consentent et qu’elles ne donnent les ordres appropriés. La question se pose donc de savoir si les autorités avaient pris à ce stade toutes les mesures raisonnables pour préserver le caractère pacifique du rassemblement.
118. Dès lors qu’elles ont su que les manifestants exigeaient le recul du cordon, les autorités policières n’avaient d’autre choix que d’accepter cette exigence, de la rejeter ou de rechercher une solution de compromis. Il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quelle était la meilleure stratégie à adopter pour le cordon de police compte tenu de la situation qui se présentait. Les précautions prises par la police pour empêcher l’occupation du parc par un campement ou leur réticence à laisser les manifestants se diriger vers le Kremlin, ou les deux, auraient pu justifier leur refus d’ouvrir l’accès au parc, puisque ceux-ci ne manquaient de toute façon pas d’espace pour tenir leur rassemblement. Mais quelle que fût l’appréciation de la police quant aux mesures les plus appropriées, il était primordial que celle-ci engageât un dialogue avec les leaders du sit-in pour leur faire savoir explicitement, clairement et rapidement ce qu’elle avait décidé.
119. La confrontation au niveau du cordon a duré quarante-cinq à cinquante minutes, laps de temps considérable. Entre 17 heures et 17 h 15, les organisateurs se sont adressés aux agents de police qui formaient le cordon, mais il est apparu qu’il n’y avait parmi ces derniers aucun officier supérieur habilité à discuter de ces questions. Les officiers supérieurs étaient semble-t-il en train de surveiller les événements à quelque distance derrière le cordon. Les négociateurs sont intervenus vers 17 h 15 et les pourparlers ont duré au moins jusqu’à 17 h 45. La police a d’abord décidé de contacter les meneurs de la manifestation par l’intermédiaire de l’ombudsman, qui avait été chargé de leur demander de se relever et de se diriger vers la scène. Après avoir communiqué cette consigne aux organisateurs, l’ombudsman est revenu vers la police pour lui transmettre la demande des manifestants d’ouvrir l’accès au parc. On ne sait pas avec certitude si la police a répondu aux manifestants après ce premier échange et si, le cas échéant, l’ombudsman a réussi à leur faire connaître cette réponse. Simultanément, les deux députés de la Douma – MM. G. Gudkov et D. Gudkov – avaient mené des négociations parallèles qui avaient selon eux débouché sur un accord de principe quant au déplacement du cordon.
120. Il semble que les médiateurs aient pu discuter avec un certain nombre de hauts responsables dans les rangs de la police. L’ombudsman avait pour interlocuteur le colonel Biryukov qui, d’après le plan de sécurité, était ce jour-là responsable de « la coordination avec les représentants des organisations publiques, ainsi que de la coordination et de la circulation de l’information au sein des autres services de la direction du ministère de l’Intérieur pour la ville de Moscou » (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, le colonel Biryukov a indiqué à l’ombudsman qu’il n’était pas habilité à prendre une décision concernant le cordon de police (voir les témoignages de Mme Mirza et de M. Vasilyev, paragraphes 57 et 59 ci-dessus). Les députés G. Gudkov et D. Gudkov se sont apparemment entretenus avec M. Gorbenko, l’adjoint au maire. Ils n’ont pas précisé l’identité de leurs autres interlocuteurs parmi la police, mais ils ont déclaré que leur intervention avait abouti à un résultat différent de celui auquel l’ombudsman était parvenu.
121. Les documents versés au dossier de l’affaire ne précisent pas l’identité du responsable qui avait pris la décision concernant le cordon ni même la nature exacte de la décision en question. D’après le plan de sécurité, le segment du cordon qui était en cause relevait de la zone no 8, laquelle était placée sous le commandement du colonel de police Smirnov et des neuf officiers adjoints qui l’assistaient (dont les noms sont cités au paragraphe 22 ci-dessus). Toutefois, on ne sait pas au juste si le colonel Smirnov avait le pouvoir de négocier avec les organisateurs du rassemblement ou de modifier le positionnement du cordon arrêté dans le plan de sécurité. Le colonel de police Deynichenko assumait le commandement général des opérations de sécurité. Le 4 mai 2012, il avait participé à la réunion de travail et le 6 mai 2012, il avait établi un rapport sur la mise en œuvre du plan de sécurité après le rassemblement. Toutefois, rien n’indique qu’il ait pris part aux négociations avec les leaders du sit-in ou qu’il ait donné des ordres en ce qui concerne le cordon.
122. La Cour note qu’un autre fonctionnaire, le colonel Makhonin, a joué un rôle actif dans la police de la manifestation. Avant le départ du cortège, il avait rencontré les organisateurs de la manifestation pour une dernière mise au point, leur enjoignant de veiller à ce que la manifestation ne trouble pas l’ordre public et leur faisant signer un engagement en ce sens. Il leur avait également indiqué qu’il était la personne à contacter en cas d’urgence et leur avait demandé de lui téléphoner en cas de difficulté à maintenir l’ordre public.
123. On ignore si M. Udaltsov a essayé de téléphoner au colonel Makhonin pendant la confrontation. La Cour n’est pas non plus en mesure de vérifier le témoignage de M. Davidis, qui a déclaré qu’il avait tenté de joindre M. Deynichenko au téléphone. Les juridictions internes ne se sont pas prononcées sur ces questions, et aucune preuve pertinente n’a été produite devant la Cour. Quoi qu’il en soit, les autorités policières ont eu amplement l’occasion de contacter les organisateurs de la manifestation par téléphone et il leur aurait suffi de parcourir quelques mètres pour rencontrer personnellement les participants au sit-in. Pour sa part, M. Makhonin a déclaré qu’il n’avait pas essayé de téléphoner à M. Udaltsov avant d’arriver place Bolotnaïa, où « des troubles de grande ampleur s’y produisaient déjà » (paragraphe 63 ci-dessus). Le premier incident s’étant produit quelques minutes après la fin du sit-in, il y a lieu d’en conclure que M. Makhonin n’a pas téléphoné à M. Udaltsov pendant le sit-in et qu’il n’était pas présent place Bolotnaïa pendant que celui-ci se déroulait. Lorsqu’il a atteint le secteur de la scène, vers 18 heures, M. Makhonin a demandé à Mme Mityushkina de mettre fin au rassemblement (paragraphes 131 et suivants ci-dessous).
124. Il convient de relever que les fonctions officielles de M. Makhonin en ce qui concerne le rassemblement place Bolotnaïa n’ont pas été précisées. Dans le plan de sécurité, son nom ne figure pas parmi ceux des centaines d’agents de police individuellement affectés à diverses missions telles que l’inspection des poubelles, l’arrestation des contrevenants, la réalisation d’enregistrements vidéo et les relations avec la presse. M. Makhonin ne faisait pas non plus partie de l’état-major opérationnel. D’après le plan de sécurité, les colonels Smirnov et Saprykin étaient chargés de rencontrer personnellement les organisateurs avant le début de la manifestation pour leur donner des consignes et de leur faire signer un engagement (paragraphe 24 ci-dessus). Pourtant, cette mission fut accomplie par M. Makhonin.
125. De même, il est surprenant qu’aucun agent chargé de coopérer avec les organisateurs de la manifestation n’ait été désigné dans le plan de sécurité, alors que plusieurs agents y étaient spécialement chargés d’assurer la liaison avec les organisations de la société civile et la presse (paragraphe 21 ci-dessus). Si le colonel Makhonin a en l’occurrence assumé des fonctions opérationnelles vis-à-vis des organisateurs de la manifestation, il est impossible de savoir s’il avait le pouvoir de faire déplacer le cordon ou de négocier avec les leaders du sit-in en l’absence d’information sur les limites de son mandat.
126. La Cour a conclu ci-dessus que les leaders de la manifestation avaient été pris au dépourvu par le fait que le site initialement prévu pour le rassemblement avait été amputé d’une grande partie de sa superficie par le cordon de police positionné au niveau du pont Malyï Kamennyï. Face à cette situation, ils ont entamé un sit-in au lieu de poursuivre leur chemin vers la zone située devant la scène, aggravant ainsi l’encombrement (paragraphes 114 et 117 ci-dessus). La Cour estime que le différend concernant le positionnement du cordon aurait pu être réglé de manière raisonnable si les autorités compétentes avaient jugé bon d’aller à la rencontre des organisateurs de la manifestation pour en discuter. Pareille intervention aurait été de nature à apaiser les tensions causées par la modification inattendue de la configuration du site du rassemblement, à sortir de l’impasse et à éviter le mécontentement que cette situation a suscité chez les manifestants.
127. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’aucun moyen de communication fiable avec les organisateurs n’a été établi par les autorités de police avant la manifestation. Cette lacune est très surprenante eu égard à la minutie dont les autorités ont fait généralement preuve pour organiser un dispositif de sécurité censé répondre aux intentions séditieuses qu’elles prêtaient aux leaders du rassemblement. En outre, les autorités n’ont pas réagi de manière constructive à l’évolution de la situation. Au cours du premier quart d’heure qui a suivi l’arrivée du cortège au pont Malyï Kamennyï, aucun responsable n’a jugé bon de s’adresser aux meneurs du cortège malgré les signes de désarroi que ceux-ci manifestaient face au cordon de police. Finalement, au moment où les intéressés ont entamé le sit-in, les autorités ont chargé l’ombudsman de leur transmettre l’ordre de se relever et de poursuivre leur route, sans répondre à leurs préoccupations. À supposer même que les officiers supérieurs qui se trouvaient derrière le cordon n’aient pas immédiatement compris les revendications des leaders du sit-in, rien ne les empêchait de clarifier immédiatement la situation et de leur donner une réponse précise.
128. Dans ces conditions, la Cour estime que les autorités n’ont pas déployé suffisamment d’efforts pour communiquer avec les organisateurs du rassemblement en vue d’apaiser les tensions causées par la confusion qui régnait sur la question de la configuration du site du rassemblement. Faute pour les autorités d’avoir pris des mesures simples et évidentes dès les prémices de la confrontation, celle-ci a dégénéré et a perturbé un rassemblement jusque-là pacifique.
129. La Cour a déjà mentionné les lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique adoptées par la Commission de Venise, qui recommandent le recours à la négociation ou à la médiation en cas d’interruption ou d’un autre incident pendant le déroulement d’une réunion, instruments susceptibles de contribuer à empêcher l’escalade de la tension (voir la ligne directrice 5.4, paragraphe 80 ci-dessus). Toutefois, elle n’estime pas utile de définir la norme requise au regard des lignes directrices ou d’une autre manière. Elle considère en effet que les autorités ont en l’espèce manqué à tous points de vue aux exigences, même minimales, découlant de leur devoir de communiquer avec les organisateurs du rassemblement, qui constituait un volet essentiel de leur obligation positive d’assurer le déroulement pacifique du rassemblement, de prévenir les troubles et de garantir la sécurité de tous les citoyens concernés.
130. En conséquence, force est de conclure que les autorités ont manqué à leur obligation positive en ce qui concerne le déroulement du rassemblement place Bolotnaïa. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention de ce chef.
ii. La clôture du rassemblement et l’arrestation, la détention et l’inculpation du requérant
131. Le cordon de police ne fut pas déplacé à l’issue des négociations, mais simplement renforcé par la police antiémeute. Les événements qui s’ensuivirent se produisirent simultanément de part et d’autre de la place Bolotnaïa. À 17 h 50, un encombrement se forma au niveau du pont Malyï Kamennyï. À ce moment-là, les manifestants concernés mirent fin à leur sit-in et se dirigèrent vers la scène. À 17 h 55, le cordon se rompit une première fois sous la pression de la foule, mais fut rapidement rétabli sans recours à la force. Dans les minutes qui suivirent, des manifestants parmi la foule commencèrent à lancer des projectiles sur le cordon de police, notamment un cocktail Molotov. Au même moment, à 18 heures, du côté opposé de la place Bolotnaïa, Mme Mityushkina annonça depuis la scène la clôture du rassemblement sur les instructions du colonel Makhonin. Dans le quart d’heure suivant, des heurts se produisirent entre les manifestants et les policiers au niveau du pont Malyï Kamennyï, auxquels la police mit fin à 18 h 15 par une vaste manœuvre de dispersion de la foule attroupée à cet endroit.
132. Le Gouvernement n’a pas précisé si le colonel Makhonin avait décidé de mettre fin au rassemblement de son propre chef ou s’il en avait reçu l’ordre. Par ailleurs, on ne sait pas exactement ce qui a provoqué cette décision, bien que certains témoins aient affirmé que le sit-in en était la cause. Le fait que les autorités aient menacé les leaders du rassemblement de poursuites pénales à 17 h 55 corrobore cette hypothèse (paragraphe 34 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, il est certain que la foule avait grossi à 18 heures, au moment de l’annonce de la clôture du rassemblement, et qu’il y avait eu quelques bousculades et des heurts isolés autour du cordon de police positionné au niveau du pont Malyï Kamennyï, mais non des troubles de grande ampleur ou de graves affrontements.
133. Il ne semble pas que le rassemblement ait été suspendu avant d’être interrompu, comme l’exige l’article 15.3 de la loi sur les réunions publiques. Selon les autorités, il était justifié d’annoncer l’arrêt d’urgence de la manifestation à ce moment-là en vertu de l’article 17.3 de cette loi, qui permet d’écarter la procédure d’interruption en cas de troubles de grande ampleur. La Cour constate qu’indépendamment de la question de savoir si les éléments constitutifs des « troubles de grande ampleur » définis par le droit interne étaient ou non réunis, les tensions étaient restées localisées au niveau du pont Malyï Kamennyï et que le calme régnait sur le reste du site. Les autorités n’ont pas démontré qu’elles avaient tenté d’isoler le secteur livré au tumulte et de cibler les problèmes dans ce secteur précis avant d’annoncer la clôture de l’ensemble du rassemblement, opération qui aurait permis à celui-ci de se poursuivre autour de la scène, où tout se déroulait pacifiquement. La Cour n’est donc pas convaincue que l’interruption du rassemblement qui se tenait place Bolotnaïa était inévitable.
134. Cela étant, à supposer même que la décision de clore le rassemblement ait été prise parce qu’il existait un risque réel et imminent que la violence s’étende et s’intensifie, et que les autorités aient agi dans le cadre de leur marge d’appréciation qui doit leur être reconnue en pareil cas, la décision en question pouvait être mise en œuvre de diverses manières et par différents moyens. Il est impossible de porter une appréciation générale sur le comportement de la police lors de la dispersion du rassemblement place Bolotnaïa compte tenu de la diversité des comportements individuels des manifestants, notamment du point de vue de leur degré d’implication ou de non-implication dans les affrontements et des conséquences très diverses qui en découlaient pour eux. Pour cette raison, la Cour s’abstiendra d’analyser la manière dont la police a dispersé les manifestants au niveau du pont Malyï Kamennyï, question étrangère à l’objet de la présente affaire. Elle examinera les mesures individuelles prises à l’encontre du requérant, tout en tenant compte de la situation générale qui prévalait dans le voisinage immédiat de celui-ci, c’est-à-dire dans la zone située face à la scène, qui faisait partie du site réservé au rassemblement sur le quai Bolotnaïa.
135. Il ressort des observations des parties, corroborées par des enregistrements vidéo et des preuves documentaires, que la zone du site du rassemblement encerclée par le cordon sur le quai Bolotnaïa est demeurée strictement pacifique durant toute la période concernée, même pendant les troubles survenus à l’extérieur de cette zone, au niveau du pont Malyï Kamennyï. Il semble que la zone en question ait été presque déserte pendant le sit-in et que lorsque celui-ci a été levé par les leaders de la manifestation, un certain nombre de manifestants les ont suivis en direction de la scène même si bon nombre d’entre eux avaient déjà quitté le rassemblement.
136. Après l’arrestation de MM. Udaltsov, Navalnyy et Nemtsov à proximité de la scène, de très nombreux manifestants continuèrent à converger dans ce secteur. À l’aide de mégaphones, la police leur ordonna de quitter les lieux, mais beaucoup d’entre eux s’y refusèrent et « s’accrochèrent les uns aux autres pour opposer une résistance passive » (paragraphe 51 ci-dessus). Leur action de protestation revêtant un caractère inoffensif, la police eut recours à leur égard à une force moindre que celle qu’elle avait employée au niveau du pont Malyï Kamennyï, se contentant en général de les repousser fermement vers les sorties et de procéder à des arrestations sélectives.
137. La Cour renvoie aux principes rappelés au paragraphe 99 ci-dessus, qui étendent la protection de l’article 11 aux manifestants pacifiques participant à un rassemblement terni par des actes de violence isolés commis par d’autres. Elle relève que le requérant est demeuré dans le périmètre du site du rassemblement encerclé par le cordon et que son comportement est demeuré à tous points de vue strictement pacifique. En outre, il n’est même pas allégué qu’il ait fait partie des manifestants qui s’étaient bornés à opposer une « résistance passive » à la police.
138. La question de savoir si le requérant a été arrêté avant ou peu après l’expiration du temps initialement imparti au rassemblement prête à controverse entre les parties. La Cour examinera cette question sous l’angle de l’article 6 de la Convention (...) Sur le terrain de l’article 11, il lui suffit d’observer que même si l’intéressé a été arrêté après le temps imparti, les mesures prises après la fin d’un rassemblement relèvent en principe du champ d’application de l’article 11 de la Convention, dès lors qu’il existe un lien entre l’exercice par un requérant de son droit à la liberté de réunion pacifique et les mesures prises contre lui (Ezelin, précité, § 41, et Navalnyy et Yashin, précité, § 52). En conséquence, les garanties de l’article 11 demeuraient applicables au requérant même après la clôture officielle du rassemblement, indépendamment des affrontements survenus au niveau du pont Malyï Kamennyï. Il s’ensuit que toutes les mesures prises en l’occurrence contre l’intéressé devaient être conformes à la loi et qu’elles devaient poursuivre un but légitime et être nécessaires dans une société démocratique au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
139. La Cour n’ignore pas que les autorités ont reconnu que toutes les mesures de sécurité qui avaient été prises, en particulier la répression exercée contre les personnes inculpées d’infractions commises le 6 mai 2012 sur la place Bolotnaïa, étaient motivées par la « crainte d’un nouveau Maïdan ». Le renforcement des mesures de sécurité avait été spécialement conçu pour empêcher l’installation de campements illégaux. Cependant, comme le Gouvernement l’a souligné, la Cour observe que le requérant n’a pas été arrêté et sanctionné pour avoir enfreint les règles applicables aux réunions publiques. Même si la présence de l’intéressé sur le site du rassemblement après la clôture anticipée de celui-ci pouvait passer pour un acte d’opposition à cette mesure, le requérant n’a pas été inculpé de cette infraction. Il ressort des décisions des juridictions internes et des observations du Gouvernement que le requérant a été arrêté, détenu et condamné à quinze jours d’emprisonnement pour entrave à la circulation et désobéissance aux ordres légitimes de la police lui enjoignant de mettre un terme à ses agissements.
140. Dans ces conditions, la sévérité des mesures prises à l’encontre du requérant était totalement dénuée de justification. Celui-ci n’a pas été accusé d’actes de violence ni même de « résistance passive » contre la clôture du rassemblement. Les raisons pour lesquelles il a défilé dans la rue en bloquant la circulation n’ont pas été évoquées dans les décisions des juridictions internes, et ses explications sur le fait qu’il n’y avait pas de circulation et qu’il n’avait tout simplement pas réussi à quitter le site du rassemblement assez rapidement dans la confusion générale n’ont pas été contestées ou rejetées. Dès lors, à supposer même que l’arrestation, la détention provisoire et la peine administrative subies par le requérant aient été conformes au droit national et qu’elles aient poursuivi l’un des buts légitimes énumérés à l’article 11 § 2 de la Convention – vraisemblablement la protection de la sécurité publique en l’occurrence, il n’en demeure pas moins que les mesures prises contre lui étaient en disproportion flagrante avec le but en question. Il n’existait aucun « besoin social impérieux » d’arrêter le requérant, de le conduire au commissariat ni, surtout, de le condamner à une peine d’emprisonnement, même brève.
141. En outre, il convient de souligner que l’arrestation, la détention et la condamnation administrative ultérieure du requérant n’ont pu manquer de le décourager, lui et d’autres, de participer à des rassemblements protestataires et même de s’engager activement dans l’opposition politique. Il ne fait aucun doute que pareilles mesures sont susceptibles de dissuader complètement d’autres militants de l’opposition et le grand public de prendre part à des manifestations et plus généralement à des débats politiques ouverts. L’effet dissuasif de ces sanctions a été décuplé par les nombreuses arrestations effectuées ce jour-là, qui ont fait l’objet d’une large couverture médiatique.
142. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à raison de l’arrestation, de la détention provisoire et de la peine administrative subies par le requérant.
(...)
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
(...)
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à raison du manquement des autorités à leur obligation d’assurer le déroulement pacifique du rassemblement place Bolotnaïa ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à raison de l’arrestation, de la détention provisoire et de la peine administrative subies par le requérant ;
(...)
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident