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17/11/2015 | CEDH | N°001-158805

CEDH | CEDH, AFFAIRE TANIŞMA c. TURQUIE, 2015, 001-158805


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TANIŞMA c. TURQUIE

(Requête no 32219/05)

ARRÊT

STRASBOURG

17 novembre 2015

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tanışma c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuq

uerque,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,
...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TANIŞMA c. TURQUIE

(Requête no 32219/05)

ARRÊT

STRASBOURG

17 novembre 2015

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tanışma c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32219/05) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet État, MM. Zekeriya Tanışma, Ekrem Tanışma et Necdet Tanışma, et Mme Zekiye Tanışma (« les requérants »), ont saisi la Cour le 19 août 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me H. Aydın, avocat exerçant à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 22 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Le 26 mars 2014, la Chambre a invité les parties à répondre à une question supplémentaire à l’égard de l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1957, en 1978, en 1980 et en 1961, et résident à Ankara. Ils sont respectivement le père, les frères et la mère de Tuncay Tanışma, décédé le 18 avril 2003 alors qu’il effectuait son service militaire à Istanbul.

A. La genèse de l’affaire

5. Tuncay Tanışma se fit inscrire au bureau des appelés de Mamak (Ankara) le 1er novembre 2002.

6. Le 22 novembre 2002, il rejoignit l’unité de formation militaire des nouvelles recrues à Istanbul.

7. Le 28 novembre 2002, il répondit aux soixante-dix questions du formulaire de renseignements destiné aux appelés sans informer les autorités d’un problème autre que le goitre qui aurait affecté sa mère, ses dettes à lui et son amour platonique pour une femme.

8. D’après les éléments du dossier, à une date non précisée Tuncay Tanışma commença son service militaire en tant que caissier aux services sociaux du commandement des académies militaires à Istanbul.

9. Le 8 janvier 2003, la psychologue L.K.M. eut un entretien avec Tuncay Tanışma. Elle conclut que l’appelé n’avait aucun problème psychologique et qu’il était « normal ».

10. Le 16 avril 2003, l’adjudant-chef M.Y. infligea à Tuncay Tanışma des coups et blessures et l’insulta en présence de ses camarades et d’autres sous-officiers et agents civils.

11. Le 18 avril 2003, à 6 h 15, Tuncay Tanışma fut trouvé mort, pendu dans les locaux de la cantine.

B. La procédure pénale concernant le suicide de Tuncay Tanışma

12. Le 18 avril 2003, une commission d’enquête, composée de quatre officiers et d’appelés et présidée par le capitaine H.E. (président des services sociaux), se rendit immédiatement sur place, fit un premier constat, prit des clichés et fit des croquis du lieu de l’incident, dressa le procès-verbal et interdit l’accès aux lieux jusqu’à l’arrivé du procureur militaire.

13. Le même jour, le procureur, accompagné des témoins appelés à identifier le corps et d’experts, recueillit tous les éléments de preuve, identifia Tuncay Tanışma et dressa le procès-verbal de l’examen externe du corps. Il ouvrit ensuite une instruction pénale.

14. Toujours le même jour, une autopsie classique fut pratiquée sur le corps du défunt. Elle permit de conclure qu’il s’agissait d’un suicide par pendaison. Il fut également constaté que la pendaison avait eu lieu dans un laps de temps compris entre huit et trente-six heures avant 15 heures et que l’acte de pendaison avait été accompli alors que Tuncay Tanışma était vivant.

15. Dans le cadre de l’enquête pénale, le procureur entendit des appelés et des sous-officiers. Les passages pertinents en l’espèce des auditions se lisent comme suit :

D.B., appelé : « Je suis un ami proche [de Tuncay]. Il me racontait tous ses soucis. À ma connaissance, il avait des dettes à cause de sa facture de téléphone portable, dont il n’avait payé qu’une partie. C’était son seul souci. Il semble avoir eu des discussions avec sa famille à ce sujet. Je l’ai vu [hier soir] à 23 heures. Je sortais de la salle de bains. Il m’a demandé un rasoir. Je le lui ai donné. Ensuite je ne l’ai plus revu. Je ne sais pas s’il avait une petite amie. Il avait travaillé à l’armée avant de commencer son service militaire. À ma connaissance, il n’est pas parti en congé pendant sa période de formation. Il y a vingt jours, il avait demandé au commandant de la division et au chef de la section une autorisation de congé. Mais, en raison du manque de personnel, il ne l’a pas obtenue. Jusqu’à notre dernière rencontre, il a fait montre d’un caractère joyeux. Il n’a pas subi de mauvais traitements de la part de ses supérieurs ni de ses amis. »

M.E., appelé : « Nous étions bons amis. Je l’ai vu pour la dernière fois [hier soir] à 23 h 30. Il m’a dit qu’il avait un découvert de 35 à 40 millions de livres turques [20 à 23 euros à l’époque des faits] et qu’il allait faire des comptes. Alors, je l’ai laissé seul. À ma connaissance, il n’est pas parti en congé pendant la période de formation, il avait demandé un congé, mais, en raison du manque du personnel, il ne l’a pas obtenu. (...) Il était quelqu’un de joyeux. »

K.K., appelé : « Je suis son meilleur ami. Je travaille à la pâtisserie. [Hier] soir, [Tuncay] est venu à la pâtisserie, après le bain. Il m’a dit qu’il devait faire certains calculs et il y est resté. Je lui ai dit de ne pas y rester, j’ai dit « sinon, tu vas te faire gronder par l’adjudant-chef ». Je lui ai dit que j’allais partir en congé et lui ai demandé ce qu’il en était pour lui. Il m’a dit qu’on ne le laissait pas partir en congé, qu’il en avait marre et qu’il allait déserter. Je lui ai dit en me fâchant que ce serait dommage pour les mois de service militaire déjà effectués. Après, Tuncay est allé aux lavabos et je suis sorti. Quand je suis revenu, il n’y était plus. Je l’ai cherché chez le coiffeur, il n’y était pas. C’est donc comme ça que je l’ai vu pour la dernière fois. À ma connaissance, le bureau d’exécution a fait une saisie chez eux, ses parents ont failli divorcer à cause de cela. Son frère aurait quitté ses parents, il vivrait à Istanbul. Il y a deux ou trois jours, [Tuncay] serait allé voir l’adjudant-chef Muhittin, il se serait adressé à lui en disant « mon adjudant-chef Muhittin », et celui-ci l’aurait frappé. Le conducteur de la [voiture] Kango, l’appelé Firat, aurait été témoin de la scène. [Tuncay] aurait pleuré après cet incident. C’était un type sympathique et souriant. D’après ce que j’ai pu constater, il essayait de garder ses problèmes pour lui, il était du genre à ne pas les montrer aux autres. »

F.A., caporal : « Il y a deux ou trois jours, Tuncay est allé voir l’adjudant-chef Muhittin. Quand il l’a appelé « mon adjudant-chef Muhittin », celui-ci a saisi Tuncay par le cou, il l’a fait se tourner vers lui et lui a donné deux gifles et un coup de pied en disant : « Fils de l’un et de l’autre, je suis l’adjudant-chef du grand État, comment peux-tu t’adresser à moi de cette manière ? » L’adjudant-chef Şerafet, l’adjudant-chef Kemal et l’agente civile Mme Sibel ont aussi assisté à l’incident. D’après ce que j’ai entendu dire, hier l’adjudant-chef Muhittin a appelé Tuncay dans son bureau à cause de certains problèmes au niveau des comptes. Il aurait frappé Tuncay à cause de cela. À ma connaissance, Tuncay avait des problèmes, parce qu’il n’était pas parti en congé après les classes préparatoires. Il aurait demandé un congé, mais l’adjudant-chef Muhittin et l’adjudant-chef Erdal ne le lui auraient pas accordé. Cela ne se serait pas passé qu’une seule fois, il aurait fait la même demande de dix à quinze fois. Mais chaque fois, il aurait eu des réponses négatives. »

K.K., sous-officier, major : « C’est à partir du 1er avril 2003 que Tuncay est passé sous mes ordres. Après cette date, il n’y a eu aucune demande de congé de sa part. S’il avait fait une telle demande, je lui aurais accordé un congé. Chez nous, la procédure de congé se déroule ainsi : d’abord, les demandes de congé sont adressées au chef de la section puis elles nous sont transmises. Et nous, on s’entretient avec le directeur puis la décision est prise. Le chef de section de Tuncay est le sous-officier E.D. J’ai trente-cinq ans d’ancienneté dans le métier. Pendant toute ma vie professionnelle, j’ai bien observé les soldats, et je comprends ce qu’ils font et ce qu’ils ne font pas. Je n’ai vu aucun problème chez Tuncay. Il était joyeux, calme, il exécutait les ordres mot à mot. Maintenant, j’apprends par des appelés qu’il avait des problèmes financiers et familiaux. Je lui ai fait trop confiance. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi il a fait une telle chose. J’ai été choqué quand j’ai appris la nouvelle ce matin. »

E.D., adjudant-chef : « Je suis le chef de la section de la restauration à la présidence des établissements sociaux. Il y a quinze jours, Tuncay est venu me demander un congé en raison de certains problèmes qu’il disait avoir. Je lui ai dit que, vu le manque de personnel, il pourrait partir en congé seulement à la fin du mois. Il n’a pas fait d’autre demande. Il était d’une nature calme et silencieuse, il obéissait aux ordres. Il s’entendait bien avec ses amis. Quand il m’a demandé le congé, il a dit que c’était pour régler des problèmes personnels. En dehors de cela, il n’est jamais venu me faire part de problèmes. Je ne sais pas pourquoi il s’est suicidé. Cela m’a surpris. Je ne pense pas qu’il ait subi des pressions de la part du personnel. (...) Il avait une mission confortable au sein des établissements sociaux. (...) Il est allé voir la psychologue, Mme L., à plusieurs reprises. Mais aucun signe [d’un quelconque problème] n’a été décelé. Si cela avait été le cas, Mme L. nous en aurait fait part. Et cela aurait été indiqué dans les formulaires. »

16. Le 5 septembre 2003, le procureur militaire de Hasdal (Istanbul), estimant qu’il s’agissait d’un suicide, rendit un non-lieu. Il considéra que le suicide avait eu pour cause des problèmes financiers et familiaux et que, d’après le rapport d’autopsie, l’acte de pendaison avait été commis alors que Tuncay Tanışma était vivant. Il indiqua par ailleurs que l’enquête avait révélé que l’adjudant-chef M.Y. avait frappé Tuncay Tanışma et qu’une procédure pour coups et blessures sur la personne d’un subordonné était pendante.

C. La procédure pénale engagée contre l’adjudant-chef M.Y. pour coups et blessures

17. Entre-temps, par un acte d’accusation déposé le 3 juin 2003, le procureur militaire avait, sur le fondement de l’article 117 § 1 du code pénal militaire, inculpé l’adjudant-chef M.Y. pour coups et blessures commis sur la personne d’un subordonné.

18. Lors des audiences devant le tribunal militaire, l’accusé nia avoir frappé Tuncay Tanışma et soutint avoir dit : « Je ne suis pas ton adjudant-chef, je suis l’adjudant-chef de l’État. Va-t’en. »

Certains témoins indiquèrent qu’ils n’avaient pas assisté à la scène, mais qu’ils avaient entendu dire par d’autres que l’adjudant-chef M.Y. avait frappé Tuncay Tanışma.

Les appelés C.D. et F.A. confirmèrent que Tuncay Tanışma avait demandé du papier pour photocopie à M.Y. en appelant celui-ci « mon adjudant-chef » et que M.Y. avait frappé Tuncay Tanışma et l’avait traité de « fils de l’un et de l’autre ».

19. Le 22 octobre 2003, le tribunal militaire, prenant en compte le caractère bénin de la blessure occasionnée ainsi que d’autres circonstances atténuantes, commua en amende la peine prévue à l’article 117 § 1 du code pénal militaire pour coups et blessures commis sur la personne d’un subordonné. L’adjudant-chef M.Y. fut ainsi condamné à une peine d’amende de 57 785 000 anciennes livres turques (soit environ 28 euros (EUR) à l’époque des faits). Le tribunal militaire décida de surseoir à l’exécution de la peine d’amende en application de l’article 6 de loi no 647 sur l’exécution des peines à raison de l’absence de casier judiciaire et de la bonne conduite de l’accusé.

D. La procédure en dommages et intérêts

20. Le 1er juin 2004, les requérants assignèrent le ministère de la Défense nationale devant la Haute Cour administrative militaire (« la Haute Cour ») en vue d’obtenir des dommages et intérêts.

21. Le ministère de la Défense nationale demanda à la Haute Cour de rejeter la demande des requérants, entre autres, pour faute de Tuncay Tanışma du fait de son suicide.

22. Le procureur général près la Haute Cour émit un avis favorable à l’octroi de dommages et intérêts.

23. Par un arrêt du 9 mars 2005, se fondant principalement sur l’ordonnance de non-lieu du 5 septembre 2003 du procureur militaire de Hasdal, la Haute Cour débouta les requérants de leur demande, par trois voix (celles du président – juge militaire – et des deux officiers de carrière) contre deux (celles des deux autres juges militaires). La majorité considérait que la thèse du suicide de Tuncay Tanışma pour cause de problèmes financiers et familiaux était avérée, qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le suicide de l’appelé et le comportement du supérieur hiérarchique qui l’avait frappé deux jours avant l’incident, que le suicide ne découlait pas d’un acte ou d’une décision administrative de nature à engager la responsabilité pour faute de service ou la responsabilité sans cause de l’administration militaire.

Les deux juges militaires qui avaient voté contre le rejet exposaient dans leur opinion dissidente qu’il y avait un lien de causalité entre le traitement infligé par l’adjudant-chef M.Y. et le suicide de Tuncay Tanışma. Ils indiquaient que, selon l’enquête, l’appelé n’avait pas de problème psychologique et qu’il s’était suicidé deux jours après l’infliction de coups par son supérieur. Ils considéraient par ailleurs que l’administration militaire, qui avait estimé qu’il y avait eu faute contributive de l’appelé, avait en quelque sorte implicitement admis sa propre responsabilité.

24. Les intéressés firent un recours en rectification de cet arrêt.

25. Le 4 mai 2005, la Haute Cour rejeta ce recours, confirmant ainsi l’arrêt attaqué en toutes ses dispositions.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal militaire

26. L’article 117 § 1 du code pénal militaire se lit ainsi :

« Quiconque, qu’il soit commandant ou supérieur hiérarchique, brutalise ou frappe volontairement un subordonné (...) est puni d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans. »

B. Le code pénal

27. L’article 454 du code pénal réprime le fait pour une personne d’avoir poussé ou aidé une autre personne à se donner la mort, lorsqu’il y a effectivement eu suicide. D’après la jurisprudence pertinente en l’espèce de la Cour de cassation, l’expression « pousser au suicide » doit s’entendre comme une incitation à commettre l’acte de suicide, une simple provocation ne suffisant pas à remplir ce critère ; de plus, il faut que l’auteur ait agi en vue de faciliter matériellement l’acte de suicide. En tout état de cause, l’acte doit être intentionnel. Les actes de suicide commis à la suite de coups et blessures ou de mauvais traitements infligés par autrui font l’objet d’une jurisprudence quelque peu divergente. Toutefois, il est généralement admis qu’il ne suffit pas d’établir que la victime s’est réellement suicidée à la suite de mauvais traitements infligés par une autre personne ; encore faut-il prouver que cette dernière a agi en toute connaissance de cause et dans le but de pousser au suicide.

C. La loi sur le fonctionnement interne des forces armées turques

28. L’article 17 de la loi no 211 sur le fonctionnement interne des forces armées turques dispose :

« Le supérieur hiérarchique se doit d’inspirer respect et confiance à ses subordonnés. Il doit en permanence surveiller et protéger leur état moral, physique et psychique (...) »

Lue en relation avec, notamment, l’article 13 du règlement portant application de la loi no 211, cette disposition exige que la situation personnelle, l’aptitude et l’état de santé des appelés soient surveillés de près par leurs supérieurs, qui sont responsables de leur bien-être et donc de l’accomplissement de leurs obligations sous les drapeaux dans les meilleures conditions. L’objet et l’étendue des devoirs incombant à ce titre aux supérieurs hiérarchiques varient selon les circonstances dans lesquelles pareils devoirs s’imposent (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, §§ 32 et 33, 7 juin 2005, et Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 53, 20 février 2007).

D. La Constitution

29. Les passages pertinents des dispositions de la Constitution en vigueur à l’époque des faits se lisent comme suit :

Article 9

« Le pouvoir judiciaire est exercé au nom de la nation turque par des tribunaux indépendants. »

Article 138

« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Aucun organe, aucune autorité, aucune instance ni aucun individu ne peut donner d’ordre ou de directive aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ni leur adresser de circulaire ou leur faire des recommandations ou des suggestions. »

Article 139

« Les juges et les procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge fixé par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits prévus par leur statut, pas même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste. (...)

La loi réglemente, eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions de statut des juges militaires, les relations des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dont dépend le tribunal où ils exercent leurs fonctions, l’indépendance des tribunaux et la garantie dont jouissent les juges. La loi détermine en outre les relations des juges militaires avec le commandement militaire dont ils dépendent eu égard aux nécessités de la fonction militaire, du point de vue de leurs fonctions militaires extrajudiciaires. »

Article 157

« La Haute Cour administrative militaire est la juridiction chargée du contrôle juridictionnel en premier et en dernier ressort des litiges résultant des décisions et actes administratifs qui se rapportent tant à des militaires qu’à la fonction militaire, même s’ils émanent d’autorités non militaires. Toutefois, lorsque le litige a trait à l’obligation de service militaire, la qualité de militaire n’est pas requise.

Les membres de la Haute Cour administrative militaire qui sont des juges militaires sont désignés par le Président de la République, après présentation, par le président et les membres de la Cour qui sont également des juges militaires, de trois candidats pour chaque poste à pourvoir, lesquels sont élus au scrutin secret et à la majorité absolue parmi les juges militaires de première classe ; les membres [de la Haute Cour] qui ne sont pas des juges militaires sont désignés par le Président de la République, après présentation, par la présidence de l’état-major général, de trois candidats pour chaque poste à pouvoir, lesquels sont choisis parmi les officiers possédant les grades et qualités fixés par la loi.

La durée maximale du mandat des membres qui ne sont pas des juges militaires est de quatre ans. Les présidents, le Procureur général et les présidents de section de la [Haute] Cour [administrative militaire] sont nommés, selon leur grade et leur ancienneté, parmi les membres qui sont des juges militaires.

L’organisation et le fonctionnement de la Haute Cour, les règles de procédure qui y sont applicables et les questions disciplinaires et de statut de ses membres sont réglementés par la loi dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et dans celui des garanties attachées à la fonction de juge, et conformément aux nécessités de la fonction militaire. »

30. Le dernier alinéa de l’article 157 de la Constitution a été modifié par l’article 21 de la loi no 5982 du 7 mai 2010. La partie de la phrase « conformément aux nécessités de la fonction militaire » a été supprimée dans la nouvelle version. L’alinéa se lit comme suit :

« L’organisation et le fonctionnement de la Haute Cour, les règles de procédure qui y sont applicables et les questions disciplinaires et de statut de ses membres sont réglementés par la loi dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et dans celui des garanties attachées à la fonction de juge. »

E. Les règles législatives et la pratique pertinentes relatives à la Haute Cour administrative militaire

31. Le droit interne pertinent en l’espèce relatif à la Haute Cour est en grande partie décrit dans la décision Yavuz et autres c. Turquie ((déc.), no 29870/96, 25 mai 2000).

Les passages pertinents en l’espèce d’autres dispositions de la loi no 1602 du 4 juillet 1972 sur la Haute Cour se lisent comme suit :

Article premier

« La Haute Cour administrative militaire est une haute cour indépendante établie par la Constitution de la République de Turquie. »

Article 9

« Le président, le procureur général, les présidents des chambres et les membres de la Haute Cour sont nommés, selon le grade et l’ancienneté, par un décret signé par le ministère de la Défense et le Premier ministre, et approuvé par le Président de la République. Les nominations sont publiées au Journal officiel. Le président, le procureur général et les présidents des chambres sont impérativement des juges militaires. »

Article 10

« La durée du mandat des membres [de la Haute Cour] qui ne sont pas des juges militaires ne peut pas excéder quatre ans. »

Article 28

« Le haut conseil de discipline est chargé des enquêtes disciplinaires relatives aux agissements du président, du procureur général, des présidents des chambres et des membres de la Haute Cour qui pourraient être de nature à entacher leur dignité et leur honneur de juge et de militaire, et de nature à compromettre leur dignité personnelle et leur réputation, et il prend à leur encontre, en fonction de la gravité de l’acte en question, l’une des mesures suivantes :

a) un avertissement,

b) un blâme,

c) une invitation à renoncer à leur fonction. »

Article 80

« a) Le président, le procureur général, les présidents des chambres et les membres de la Haute Cour qui sont des juges militaires sont soumis au même régime que le président, le procureur général, les présidents des chambres et les membres de la Cour de cassation militaire en matière de salaire, d’échelon supplémentaire, d’allocation, de promotion et de limite d’âge, de retraite et d’autres droits personnels.

b) Les membres qui ne sont pas des juges militaires sont soumis au même régime que les officiers de même rang en matière de salaire, d’échelon supplémentaire, d’avantages sociaux, d’allocation liée à la fonction, de promotion et de limite d’âge, de retraite et d’autres droits personnels. Toutefois, si, après le cumul des divers revenus découlant des droits susmentionnés, les montants nets des traitements mensuels de ces membres sont inférieurs à ceux des membres qui sont des juges militaires et dont l’ancienneté et le grade sont identiques, la différence leur sera versée sous forme d’indemnité. »

32. La question de l’indépendance et de l’impartialité de la Haute Cour a été examinée par la Cour constitutionnelle à l’occasion de deux recours individuels. Dans ses deux décisions du 16 mai 2013 (no 2013/1134) et du 19 décembre 2013 (no 2012/989), après avoir cité l’article 157 de la Constitution (dans sa nouvelle version, qui ne contient plus la partie de la phrase « conformément aux nécessités de la fonction militaire » depuis la modification de 2010) et l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi que l’arrêt de la Cour de Strasbourg Gürkan c. Turquie (no 10987/10, 3 juillet 2012), la Cour constitutionnelle a constaté que l’indépendance des juges militaires siégeant au sein de la Haute Cour était garantie par la Constitution et les dispositions légales pertinentes, qu’aucun aspect lié à leur nomination et aux modalités de la procédure ne pouvait nuire à leur indépendance, que ces juges n’avaient pas à rendre compte à l’administration de leurs décisions, et que les questions relatives à la discipline étaient examinées et tranchées par le haut conseil de discipline de la Haute Cour.

S’agissant du statut des officiers de carrière, la Cour constitutionnelle s’est référée à la jurisprudence de la Cour dans les affaires Yavuz et autres (décision précitée) et Bek c. Turquie ((déc.), no 23522/05, 20 avril 2010), et elle a fait le constat suivant :

« On ne saurait prétendre que leur indépendance est compromise au seul motif qu’ils sont choisis parmi les trois candidats proposés par l’état-major général. L’autorité ultime pour nommer les membres [de la Haute Cour] qui sont officiers de carrière est détenue par le Président de la République. Dès leur nomination, les membres qui sont des officiers de carrière, tout comme les membres qui sont des juges militaires, bénéficient de la garantie constitutionnelle contre toute ingérence extérieure dans l’exercice de leurs fonctions. Pendant leur mandat [au sein de la Haute Cour], ils ne peuvent pas être révoqués par les organes militaires ou administratifs. Leur indépendance à l’égard de l’exécutif est renforcée par le fait que la durée maximale de leur mandat est de quatre ans, qu’ils continuent à relever du haut conseil de discipline susmentionné en matière disciplinaire et qu’ils ne sont soumis à aucune évaluation par l’exécutif ou par les autorités militaires au cours de leur mandat. »

F. Les règles législatives pertinentes relatives aux juges militaires

33. La loi no 357 relative aux « juges militaires » pose le principe de l’indépendance de la magistrature et reprend les termes des articles 138 et 139 de la Constitution.

34. L’article 16 du même texte prévoit que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République (« décret tripartite »). Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu.

35. L’article 232 du code pénal en vigueur à l’époque des faits incriminait la tentative d’influencer, de donner des ordres ou d’excercer des pressions sur les juges. La peine prévue variait selon les circonstances entre six mois et cinq ans d’emprisonnement. Lorsque l’auteur de l’infraction était un fonctionnaire, la peine devait être assortie d’une interdiction d’exercer toute fonction publique.

36. La même incrimination a été reprise dans l’article 277 du nouveau code pénal qui érige en infraction « la tentative d’influencer les personnes exerçant une fonction judiciaire ».

37. Toutefois, la loi no 357 prévoit la possibilité pour le ministre de la Défense d’ordonner à un procureur militaire qui aurait rendu un non-lieu de traduire le suspect devant le tribunal, qui appréciera l’innocence ou la culpabilité de l’intéressé.

G. La composition des tribunaux militaires

38. L’article 2 de la loi no 353 relative aux tribunaux militaires, tel qu’applicable à l’époque des faits, se lisait ainsi :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de deux magistrats militaires et d’un officier (subay üye, « membre officier »). »

39. Les termes « et d’un officier » ont été annulés par la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, dans une décision du 7 mai 2009, publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009. La Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a jugé incompatible avec l’article 9 de la Constitution le fait qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire.

40. À la suite de cet arrêt, la législation a été modifiée. L’article 2 de la loi no 353 se lit désormais comme suit :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de trois magistrats militaires. »

H. L’appréciation des juges et procureurs militaires

41. Selon l’article 12 de la loi no 357 relative aux « juges militaires » tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et le passage d’échelons des « juges militaires » (aussi bien du siège que du parquet) étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, et notamment de la « fiche d’appréciation professionnelle » (mesleki sicil belgesi) et de la « fiche d’appréciation d’officier » (subay sicil belgesi).

42. Cette disposition prévoyait que, relativement à « la fiche d’appréciation d’officier », les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal.

43. Elle indiquait également que les juges expérimentés étaient les appréciateurs directs des juges qui travaillaient avec eux et que les procureurs étaient les appréciateurs directs de leurs adjoints et substituts.

44. Les compétences qui devaient faire l’objet de la « fiche d’appréciation officier » étaient décrites comme suit :

« 1. L’apparence générale, la situation sociale et la capacité à représenter l’institution ;

2. la conformité aux principes de justice et d’équité ;

3. la conformité et la soumission aux règles de la discipline militaire ;

4. les connaissances professionnelles, les connaissances militaires de base et la culture générale ;

5. l’esprit d’équipe et la capacité à former, à expliquer et à convaincre ;

6. la vitalité, la résistance, la volonté et la persévérance ;

7. les facultés intellectuelles et la capacité à juger et décider ;

8. la capacité à planifier, exécuter, suivre et surveiller les tâches ;

9. la liberté et la créativité ;

10. la capacité à diriger et le leadership. »

45. Par un arrêt du 8 octobre 2009 (no 2006/105 E. et no 2009/142 K.), la Cour constitutionnelle a jugé contraire au principe de l’indépendance des tribunaux (mahkemelerin bağımsızlığı) une partie de ce dispositif et a annulé les dispositions de l’article 12 de la loi no 357 concernant la « fiche d’appréciation officier ».

46. La Cour constitutionnelle avait été saisie par voie d’exception d’inconstitutionnalité par la Haute Cour dans le cadre de trois recours introduits par des magistrats militaires qui contestaient leur appréciation d’officier et en demandaient l’annulation. Les intéressés considéraient que même la simple éventualité qu’un haut gradé pût être tenté d’exercer une influence indue sur les magistrats par le biais de « la fiche d’appréciation officier » portait atteinte à l’apparence d’indépendance que la justice se devait de présenter.

47. La Cour constitutionnelle a relevé que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements. Elle a constaté que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des inquiétudes quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution.

48. Partant, selon la haute juridiction, ce dispositif était contraire à la Constitution et devait être annulé pour autant qu’il concernait les magistrats du siège. La Cour constitutionnelle a en effet estimé qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur la conformité à la Constitution du système d’appréciation des procureurs, étant donné que la réponse à cette question n’était pas utile à la résolution des affaires dont se trouvait saisie la Haute Cour.

49. L’arrêt a été publié au Journal officiel le 8 janvier 2010 et a produit ses effets le même jour.

50. Le 22 avril 2012, l’article 12 de la loi no 357 a été modifié de façon à mettre en conformité avec la Constitution l’appréciation des procureurs militaires.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

51. Les requérants se plaignent d’une atteinte au droit à la vie de leur proche. Ils reprochent aux autorités militaires de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour protéger sa vie. Ils invoquent à cet égard l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

52. Eu égard à la formulation du grief, la Cour examinera celui-ci sous l’article 2 de la Convention.

A. Sur la recevabilité

53. Le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

54. Constatant que le grief des requérants tiré de l’article 2 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

55. Les requérants allèguent que leur proche se trouvait placé sous la responsabilité de l’État quand il a mis fin à sa vie lors de l’accomplissement de ses obligations militaires. Ils se plaignent à cet égard de l’absence de mesures préventives qui auraient pu, selon eux, permettre d’éviter le suicide du jeune homme.

56. Le Gouvernement combat la thèse des requérants et nie toute responsabilité des autorités dans le suicide de Tuncay Tanışma. Il expose d’abord que tout appelé ayant des problèmes psychologiques ou semblant présenter des tendances suicidaires est dispensé d’assurer ses tâches seul, qu’il a un droit à congé et que la communication avec ses proches est facilitée. Il ajoute qu’un supérieur qui a exercé des violences sur un subordonné est puni sur le fondement de l’article 117 § 1 du code pénal militaire et qu’il est interdit à un supérieur de menacer ou d’insulter un appelé. De plus, il indique que le commandant a le devoir de faciliter, par le biais de loisirs communs aux appelés, l’intégration sociale de ceux d’entre eux qui se montreraient renfermés.

Il considère en outre que l’administration militaire a adopté toutes les mesures d’ordre pratique pour assurer la protection effective des appelés et, partant, de Tuncay Tanışma. Il souligne que celui-ci a subi un examen médical et psychologique lors de son intégration dans l’armée, puis lors de son entrée dans l’unité de formation de base et, enfin, lorsqu’il a rejoint son unité principale, et qu’il avait un médecin généraliste et un spécialiste à sa disposition.

Par ailleurs, le Gouvernement indique que, immédiatement après l’incident, le procureur est arrivé sur les lieux, qu’une instruction a été ouverte, que les témoins ont été entendus et qu’une autopsie classique a été effectuée.

À la lumière de tous ces éléments, le Gouvernement soutient que rien ne permet de conclure que les autorités militaires auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel et immédiat que Tuncay Tanışma mît fin à ses jours. Selon le Gouvernement, reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir prévu l’éventualité de l’incident et de ne pas avoir fait davantage pour prévenir celui-ci reviendrait à leur imposer un fardeau excessif eu égard aux éléments des dossiers et à leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

57. S’agissant des principes généraux en la matière, la Cour se réfère à sa jurisprudence bien établie (voir, entre autres, Kılınç et autres, précité, §§ 40-42, Ataman c. Turquie, no 46252/99, §§ 54-56 et §§ 63-65, 27 avril 2006, Salgın c. Turquie, no 46748/99, §§ 76-78, 20 février 2007, Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 55-58, 17 juin 2008, et Ömer Aydın c. Turquie, no 34813/02, §§ 46-48, 25 novembre 2008).

58. S’agissant du volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour rappelle que cette disposition met à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Osman c. Royaume-Uni [GC], 28 octobre 1998, § 115, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII).

59. La Cour rappelle que lorsqu’une personne se trouve sous la responsabilité des autorités, l’article 2 de la Convention met également à la charge de l’État l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger l’individu dont la vie est menacée par ses propres agissements (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89-93, CEDH 2001‑III).

60. La Cour doit dès lors vérifier en l’espèce si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que Tuncay Tanışma se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (Kılınç et autres, précité, § 43, Keenan, précité, §§ 93 et 132, et Abdullah Yılmaz, précité, § 58).

61. Elle rappelle également qu’il ne faut pas perdre de vue l’imprévisibilité du comportement humain lorsqu’il s’agit d’interpréter dans des affaires de ce type l’étendue de l’obligation positive de l’État au regard de la disposition en cause de la Convention (Keenan, précité, § 90).

62. En l’espèce, la Cour observe que rien n’indique que Tuncay Tanışma, avant de rejoindre l’armée, eût souffert de troubles mentaux avérés qui pouvaient laisser présager des tendances suicidaires. Au contraire, tout donne à penser que, jusqu’à la tragédie du 18 avril 2003, Tuncay Tanışma avait eu un comportement normal. Excepté la maladie de sa mère, son amour platonique pour une femme et des dettes, il n’avait signalé aucun problème notable dans le formulaire de renseignements qu’il avait rempli au début de sa formation militaire (paragraphe 7 ci-dessus). De plus, selon les documents versés au dossier par le Gouvernement, la psychologue L.K.M. ayant examiné Tuncay Tanışma le 8 janvier 2003 avait constaté qu’il n’avait aucun problème psychologique et qu’il était « normal » (paragraphe 9 ci-dessus). Les rumeurs selon lesquelles Tuncay Tanışma aurait eu des soucis familiaux, en raison, notamment d’une facture impayée d’un montant compris entre 20 et 23 EUR à l’époque des faits (paragraphe 15 ci-dessus), ne peuvent passer pour des signes avant-coureurs d’un risque imminent de suicide que sa hiérarchie aurait dû percevoir.

63. La Cour estime par ailleurs que les plaignants ne peuvent sérieusement critiquer les résultats de l’enquête en les qualifiant d’insuffisants ou de contradictoires. À cet égard, elle souligne que le niveau d’exigence en matière d’enquête est lié au caractère suspect du décès. Dans la présente affaire, la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause l’établissement des faits auquel les autorités nationales ont procédé et la thèse du suicide à laquelle elles ont donné crédit.

64. Quant aux événements ayant précédé l’incident fatal, force est d’admettre qu’il n’y a aucune commune mesure entre les circonstances de la présente affaire et celles relevées dans l’arrêt Abdullah Yılmaz, précité. Dans cet arrêt, la Cour a conclu à la violation de l’article 2 de la Convention au motif que les autorités compétentes n’avaient pas fait tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger la victime contre les agissements abusifs et répétés de son supérieur (Abdullah Yılmaz, précité, § 70 in fine). En effet, l’appelé s’était donné la mort à la suite d’une succession d’actes irresponsables de son supérieur qui s’était acharné sur lui tout au long de la journée. Les événements avaient débuté tôt le matin et s’étaient poursuivis jusqu’au milieu de l’après-midi. Le supérieur de l’appelé avait eu l’occasion de se rendre compte qu’il y avait un risque de suicide imminent, car l’appelé avait manifesté, dès le matin, un trouble du comportement qui pouvait donner à penser que ses problèmes avaient pris une ampleur excédant largement de simples soucis familiaux (Abdullah Yılmaz, précité, §§ 62-66).

65. De l’avis de la Cour, dans la présente affaire, rien ne laissait présager un tel risque. S’il est vrai que, le jour de l’incident, un problème était survenu entre Tuncay Tanışma et l’adjudant-chef, rien ne laissait apparaître que les tensions en question avaient pris une ampleur allant bien au-delà d’un problème de discipline et d’un manque de professionnalisme du l’adjudant-chef. Reprocher à celui-ci et aux autres supérieurs de Tuncay Tanışma de n’avoir pas su prévoir, à ce stade, l’éventualité d’un suicide reviendrait à leur imposer un fardeau irréaliste et excessif au regard de leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.

66. La Cour note ensuite que, s’il est vrai que l’adjudant-chef a failli à assumer les responsabilités d’un professionnel de l’armée censé protéger l’intégrité physique et psychique des appelés placés sous ses ordres, l’acte litigieux était un acte isolé et imprévisible. À l’instar des juridictions internes, la Cour estime que l’on ne saurait établir un lien de causalité entre le comportement du supérieur hiérarchique de Tuncay Tanışma et le suicide que le jeune homme a commis deux jours plus tard, en l’absence de troubles mentaux sérieux et avérés.

67. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

68. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent également d’un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Haute Cour.

A. Sur la recevabilité

69. Sans soulever aucune exception d’irrecevabilité, le Gouvernement demande à la Cour soit de déclarer ce grief irrecevable soit de conclure qu’il n’y a eu violation d’aucun article de la Convention.

70. La Cour rejette la demande du Gouvernement.

Constatant que le grief des requérants tiré de l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

71. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants allèguent que leur cause n’a pas été jugée par un tribunal indépendant et impartial en raison de la composition de la Haute Cour. Ils présentent à cet égard les arguments suivants :

– selon eux, la Haute Cour est un tribunal qui assurerait, en premier et dernier ressort, le contrôle juridictionnel des litiges résultant des décisions et actes administratifs relatifs tant à des militaires qu’à la fonction militaire ; ses décisions seraient définitives ;

– tous les membres de la Haute Cour seraient des militaires, et deux de ces membres seraient des officiers de carrière dépourvus de formation juridique ;

– selon les requérants, les dispositions, telles que les articles 28 et 80 de la loi no 1602 du 4 juillet 1972, relatives aux enquêtes disciplinaires et aux droits personnels et de promotion des membres de la Haute Cour démontrent que ceux-ci exercent leur fonction sous l’influence de la hiérarchie militaire et administrative, ce qui affecterait l’indépendance et l’impartialité de la Haute Cour ;

– dans leur affaire, le jugement de la Haute Cour les déboutant de leur demande de dommages et intérêts aurait été rendu par trois voix contre deux, et principalement avec les voix des deux officiers de carrière ;

– les officiers de carrière qui auraient ainsi eu un rôle déterminant dans le rejet de leur demande seraient dépendants de l’armée et ne présenteraient pas les garanties d’indépendance et d’impartialité nécessaires pour l’équité d’un procès.

72. Quant au Gouvernement, s’agissant de savoir si la Haute Cour qui a connu de la cause des requérants pouvait passer pour indépendante et impartiale au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, et si, en particulier, les officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour étaient ou non soumis à la discipline militaire et à une appréciation dans le cadre de leurs fonctions et s’ils pouvaient ou non être démis de leur fonction au cours de leur mandat maximum de quatre ans, il expose ce qui suit :

– la Haute Cour serait établie par la Constitution et fonctionnerait en conformité avec les principes de l’indépendance des tribunaux et de l’inamovibilité des juges ; son indépendance et son impartialité seraient garanties par les dispositions constitutionnelles et légales ; la Haute Cour, agissant en tant que tribunal en premier et dernier ressort, assurerait le contrôle juridictionnel des litiges résultant des décisions et actes administratifs relatifs tant à des militaires qu’à la fonction militaire, même lorsque les décisions et actes en cause émanent d’autorités non militaires ;

– disant se référer à la jurisprudence de la Cour en la matière, le Gouvernement est d’avis que la présence d’officiers militaires au sein de la Haute Cour ne porte pas préjudice à l’indépendance de cette juridiction ;

– la question de savoir si la Haute Cour est un tribunal indépendant et impartial aurait été portée devant la Cour constitutionnelle de la République de Turquie à l’occasion d’une requête individuelle ; dans son arrêt du 16 mai 2013, qui aurait tenu compte des décisions de la Cour dans les affaires Yavuz et autres c. Turquie ((déc.), no 29870/96, 25 mai 2000) et Bek c. Turquie ((déc.), no 23522/05, 20 avril 2010), la Cour constitutionnelle aurait conclu que la Haute Cour était un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 de la Convention ; par conséquent, selon le Gouvernement, la Cour constitutionnelle a jugé qu’il n’y avait pas eu de violation du droit à un procès équitable et la requête a été déclarée irrecevable ;

– le mandat des membres de la Haute Cour expirerait en cas de décès, de démission, de départ à la retraite et de décision du haut conseil de discipline ; le Gouvernement indique que, jusqu’à ce jour, aucun membre de la Haute Cour n’a été démis de ses fonctions avant l’expiration de son mandat ;

– les membres de la Haute Cour qui seraient d’anciens officiers de carrière bénéficieraient de la même inamovibilité que les juges ; ils ne seraient pas soumis à la discipline militaire et à une appréciation dans le cadre de leurs fonctions ;

– ils bénéficieraient des mêmes garanties constitutionnelles contre l’ingérence extérieure que les membres qui sont des juges militaires ; pendant leur mandat, ils ne pourraient être révoqués par les organes militaires ou administratifs ; leur indépendance à l’égard de l’exécutif serait renforcée par le fait que la durée maximale de leur mandat serait de quatre ans et qu’ils resteraient soumis au haut conseil de discipline susmentionné en matière disciplinaire.

73. Pour le Gouvernement, la Haute Cour est ainsi un tribunal indépendant et impartial et il n’y a pas eu en l’espèce de violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

74. La Cour rappelle que, pour déterminer si un tribunal peut passer pour « indépendant » – notamment vis-à-vis de l’exécutif et des parties –, elle a égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres, ainsi qu’à l’existence de garanties contre des pressions extérieures (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 55, série A no 43, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 78, série A no 80, Yavuz et autres, décision précitée, et Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 135, 8 janvier 2013).

75. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer, au pénal, par les prévenus (voir, entre autres, Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 48, série A no 154, Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, §§ 38 et 51, série A no 239). Pour se prononcer sur l’existence d’une raison légitime de redouter dans le chef d’une juridiction un défaut d’indépendance ou d’impartialité, le point de vue de l’accusé entre en ligne de compte mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, mutatis mutandis, Hauschildt, précité, § 48, Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil 1998‑III, et Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 71, Recueil 1998‑IV).

76. En outre, la Cour rappelle qu’elle a examiné un grief similaire à celui de la présente espèce dans l’affaire Yavuz et autres (décision précitée) et qu’elle a rejeté la requête pour défaut manifeste de fondement, après avoir conclu que la composition de la Haute Cour était conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Dans cette dernière affaire, les requérants alléguaient que la Haute Cour n’était pas indépendante de l’exécutif et des autorités militaires et que, par conséquent, elle n’était pas un « tribunal indépendant » au sens de l’article 6 § 1. Ils n’avaient pas spécifié davantage leurs objections. Comparant la situation avec celle de l’affaire Incal, précitée, la Cour a souligné que le grief du requérant dans cette affaire avait été formulé d’une façon entièrement différente. La partie pertinente en l’espèce de la décision Yavuz et autres, précitée, se lit comme suit :

« Dans l’arrêt Incal, précité, la question dont la Cour était saisie était celle de savoir si le requérant, un civil accusé d’avoir commis une infraction contre l’État, pouvait nourrir des doutes légitimes quant à l’indépendance et l’impartialité d’un tribunal dans lequel siégeait notamment un militaire (Incal, précité, p. 1573, § 72). Les circonstances de l’espèce sont très différentes puisque ce qui est mis en cause est un système judiciaire mis en place pour statuer sur, entre autres, des demandes civiles formées par des personnels militaires ou par leurs représentants concernant des actes et omissions qui sont imputés au ministère de la Défense. Les considérations qui ont conduit la Cour à conclure à la violation de l’article 6 de la Convention dans son arrêt Incal, précité, font défaut en l’espèce. »

77. Elle rappelle également que, par la suite, dans son arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, 3 juillet 2012), elle a modifié sa jurisprudence concernant l’indépendance et l’impartialité du tribunal pénal militaire.

Dans cette nouvelle affaire, elle a fondé son raisonnement sur la décision que la Cour constitutionnelle avait rendue le 7 mai 2009 et dans laquelle elle avait jugé que les tribunaux pénaux militaires ne pouvaient pas être considérés comme indépendants et impartiaux en raison de la présence, en leur sein, d’officiers militaires nommés au cas par cas par leurs supérieurs hiérarchiques.

À la lumière de cette nouvelle jurisprudence de la Cour constitutionnelle, la Cour a estimé, dans son arrêt Gürkan (précité), que la composition des juridictions pénales militaires ne pouvait pas être considérée comme répondant aux normes de la Convention en raison de la présence des officiers militaires. Par conséquent, elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

78. La Cour constate par ailleurs que la question de l’indépendance et de l’impartialité de la Haute Cour a été examinée par la Cour constitutionnelle à l’occasion de deux recours individuels (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour constitutionnelle n’a décelé aucun problème lié à l’indépendance et l’impartialité de la Haute Cour en raison de la présence en son sein de juges militaires et de celle d’officiers de carrière. En ce qui concerne la question du statut des officiers de carrière, la Cour constitutionnelle a fondé son raisonnement sur les mêmes arguments que ceux de la Cour dans sa décision Yavuz et autres (précitée).

79. En l’espèce, la Cour note tout d’abord que les circonstances ne sont pas exactement les mêmes que celles des trois affaires susmentionnées Incal, Yavuz et autres et Gürkan. Bien que toutes les affaires aient pour objet la présence de juges militaires et/ou d’officiers de carrière dans la composition des tribunaux, elles se distinguent par des aspects particuliers.

80. Avant de se prononcer sur la question de savoir si la Haute Cour était indépendante de l’exécutif et des autorités militaires dans les circonstances de l’espèce, la Cour tient à préciser qu’elle ne saurait suivre le Gouvernement lorsqu’il soutient que la décision Yavuz et autres (précitée) est pertinente pour l’examen de la présente affaire. Outre que, dans l’affaire Yavuz et autres, la Cour ne disposait pas de tous les éléments de fait et de droit quant aux statuts des membres de la Haute Cour, les requérants alléguaient que la Haute Cour n’était pas indépendante de l’exécutif et des autorités militaires et que, par conséquent, elle n’était pas un « tribunal indépendant » au sens de l’article 6 § 1, sans spécifier davantage leurs objections, à la différence de la présente affaire, où les requérants spécifient leurs griefs et exposent en détail les liens des officiers de carrière avec l’administration militaire et les raisons pour lesquelles cela pourrait affecter l’indépendance de la Haute Cour. Par ailleurs, la jurisprudence nationale a, tout comme celle de la Cour, connu une évolution durant les dernières années, notamment quant à la question de la présence des officiers de carrière au sein des tribunaux militaires.

81. Dans la présente affaire, les requérants, proches parents de Tuncay Tanışma qui s’est suicidé alors qu’il effectuait son service militaire, se plaignent d’un manque d’indépendance et d’impartialité de la Haute Cour en raison du statut de ses membres en général, mais plus particulièrement en raison du fait que des officiers de carrière y siègent. Ils dénoncent notamment l’existence de liens organiques des officiers de carrière avec les autorités militaires et expriment leurs doutes quant aux conséquences de ces liens sur l’indépendance et l’impartialité de la Haute Cour.

La Cour relève que, même si l’objet du litige était une action en dommages et intérêts des requérants, la Haute Cour s’est également acquittée de son obligation d’examiner la question de savoir si les autorités militaires avaient une part de responsabilité dans le décès de l’appelé. Les voix de deux officiers de carrière, lesquels étaient soumis au même régime en matière de salaire, d’échelon supplémentaire, d’avantages sociaux, d’allocation liée à la fonction, de promotion et de limite d’âge, de retraite et d’autres droits personnels que leurs collègues militaires, ont eu un poids déterminant dans le rejet de la demande des requérants. La Haute Cour a en effet rejeté, par trois voix contre deux, l’action en dommages et intérêts en se fondant principalement sur l’ordonnance de non-lieu du procureur militaire, sachant que les deux officiers de carrière ont voté en faveur du rejet. La majorité a considéré qu’il n’y avait aucun lien de causalité entre le suicide de l’appelé et le comportement du supérieur hiérarchique qui l’avait frappé deux jours plus tôt, et que le suicide ne découlait pas d’un acte ou d’une décision administrative de nature à engager la responsabilité pour faute de service ou la responsabilité sans cause de l’administration militaire (paragraphes 20 à 25 ci-dessus).

82. S’agissant du grief des requérants concernant le manque de formation juridique des membres de la Haute Cour qui étaient des officiers de carrière, la Cour rappelle que la participation de juges non professionnels dans les tribunaux n’est pas, en tant que telle, contraire à l’article 6 de la Convention : les principes établis par sa jurisprudence relative à l’indépendance et à l’impartialité valent pour les magistrats professionnels comme pour les magistrats non professionnels (Langborger c. Suède, 22 juin 1989, § 32, série A no 155, Fey c. Autriche, 24 février 1993, § 27, série A no 255‑A, Holm c. Suède, 25 novembre 1993, § 30, série A no 279‑A, et Gürkan, précité, § 19).

83. La Cour considère dès lors que l’absence de formation juridique des officiers de carrière siégeant au sein de la Haute Cour n’entrave pas en soi l’indépendance ou l’impartialité de cette juridiction. Néanmoins, elle note que, bien qu’ils soient soumis aux mêmes règles que les membres de la Haute Cour qui sont des juges militaires, ils restent au service de l’armée, qui régit toutes les questions liées à leur rémunération, leurs droits sociaux et leur promotion. Leur nomination est proposée par leurs supérieurs hiérarchiques et ils ne bénéficient pas exactement des mêmes garanties constitutionnelles prévues pour les trois autres membres qui sont des juges militaires. La Cour conclut donc que la Haute Cour qui a jugé la demande des requérants ne peut pas être considérée comme ayant été indépendante et impartiale, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gürkan, précité, § 19).

84. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

85. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

86. Au titre de l’article 41 de la Convention, Mme Zekiye Tanışma et M. Zekeriya Tanışma demandent chacun 20 000 EUR pour préjudice matériel.

Les requérants demandent également 10 000 EUR chacun, soit 40 000 EUR au total, pour préjudice moral.

87. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

88. La Cour rappelle qu’elle a conclu en l’espèce à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne le dommage matériel, elle réitère sa jurisprudence selon laquelle elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel les procédures incriminées auraient abouti si elles avaient respecté la Convention (Blandeau c. France, no 9090/06, § 38, 10 juillet 2008). Par conséquent elle rejette leur demande relative au dommage matériel. Quant au dommage moral, compte tenu de la nature de la violation, la Cour, statuant en équité, accorde 6 000 EUR conjointement aux requérants.

B. Frais et dépens

89. Les requérants demandent également 10 000 EUR pour frais et dépens.

90. Le Gouvernement conteste ces prétentions et invite la Cour à les rejeter.

91. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence bien établie, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Elle rappelle en outre que les frais ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir l’article 60 du règlement de la Cour ; voir aussi, parmi d’autres, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003‑VIII).

92. À la lumière de ce qui précède, la Cour, compte tenu des éléments dont elle dispose et de ses critères de remboursement des frais et dépens, estime raisonnable la somme de 1 000 EUR et l’accorde conjointement aux requérants.

C. Intérêts moratoires

93. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge A. Sajó.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Tout en souscrivant à la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention en l’espèce, je regrette de ne pas pouvoir me rallier au constat de violation de l’article 6 au motif que la Haute Cour administrative militaire n’est pas une juridiction indépendante.

La Cour est parvenue à une conclusion différente dans les affaires Yavuz[1] et Bek[2]. De plus, la Cour constitutionnelle turque, s’appuyant sur ces décisions de la Cour, est parvenue le 16 mai 2013 à la même conclusion que dans ces affaires. Dans le présent arrêt, la Cour se réfère à son arrêt Gürkan[3] qui modifierait le constat émis dans l’affaire Yavuz, au motif que dans l’affaire Gürkan, les officiers militaires étaient nommés au cas par cas (paragraphe 77 de l’arrêt). Ce problème n’est pas soulevé en l’espèce et la Cour s’écarte de ses conclusions dans les affaires Incal[4], Yavuz et Gürkan au motif que les circonstances ne sont pas exactement les mêmes que celles de ces trois affaires (paragraphe 79 de l’arrêt). En outre, par rapport à l’affaire Gürkan, la présente affaire concerne une juridiction administrative et non une juridiction pénale. La Cour dit que dans l’affaire Yavuz elle ne disposait pas de tous les éléments de fait et de droit, les parties ne les ayant pas soumis. Il m’est difficile d’accepter cette considération comme une raison impérieuse justifiant que l’on s’écarte de notre jurisprudence. On conçoit mal que la Cour n’ait pas eu connaissance du texte de la loi dans l’affaire Yavuz et le présent arrêt n’indique pas les lacunes de la décision Yavuz. Étant donné que tous les juges présentent les garanties constitutionnelles d’indépendance, je ne vois aucune raison de m’écarter de la jurisprudence établie.

* * *

[1]. Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 29870/96, 25 mai 2000

[2]. Bek c. Turquie, no 23522/05, 20 avril 2010

[3]. Gürkan c. Turquie, no 10987/10, 3 juillet 2012

[4]. Incal c. Turquie, 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV


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