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05/11/2015 | CEDH | N°001-158658

CEDH | CEDH, AFFAIRE NAGMETOV c. RUSSIE, 2015, 001-158658


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE NAGMETOV c. RUSSIE

(Requête no 35589/08)

ARRÊT

STRASBOURG

5 novembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 30/03/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nagmetov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexa

ndre Sicilianos,
Erik Møse,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du con...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE NAGMETOV c. RUSSIE

(Requête no 35589/08)

ARRÊT

STRASBOURG

5 novembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 30/03/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nagmetov c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Dmitry Dedov, juges,
et de André Wampach, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 6 et 13 octobre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35589/08) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Yarmet Uzerovich Nagmetov (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 juillet 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me K. Kostromina, avocate à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant alléguait sous l’angle de l’article 2 de la Convention que son fils était mort à la suite de l’usage d’une arme létale contre lui, et qu’il n’y avait pas eu d’enquête effective à ce sujet.

4. Le 13 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1949 et réside à Makhatchkala, en République du Daguestan (Fédération de Russie).

Le décès du fils du requérant

6. Le 25 avril 2006, Murad Nagmetov, le fils du requérant, prit part à un rassemblement public au village de Miskindzha, dans le district Dokuzparinskiy, au Daguestan. Plusieurs centaines de personnes y participèrent et formulèrent des accusations de corruption à l’égard de fonctionnaires locaux. Vers 15 heures, des membres de l’unité mobile spéciale encerclèrent les participants et effectuèrent plusieurs tirs de sommation en l’air.

7. Par la suite, les autorités dispersèrent le rassemblement au moyen d’armes à feu (voir aussi Primov et autres c. Russie, no 17391/06, §§ 15-18, 12 juin 2014). Murad Nagmetov fut touché par une grenade lacrymogène et succomba à ses blessures. Cinq autres personnes furent grièvement blessées et bien d’autres encore subirent des dommages corporels et furent arrêtées.

8. Le même jour, le procureur de la République du Daguestan engagea des poursuites pénales pour meurtre et usage illégal d’armes à feu (articles 105 et 222 du code pénal) et attribua l’affaire à un enquêteur.

9. Un médecin légiste examina la dépouille et procéda à l’extraction des éclats qui avaient causé la mort.

10. Le même jour également, l’enquêteur demanda au service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan d’établir un rapport balistique aux fins de déterminer quels étaient le type de grenade en cause et le genre de fusil ayant servi à la tirer, et si la grenade comportait des stries pouvant permettre d’identifier l’arme.

11. Le 11 mai 2006, l’expert en balistique remit son rapport, dans lequel il concluait comme suit :

« 1. L’expert de police scientifique s’est vu confier pour examen les deux objets suivants : une grenade avec charge spéciale ; un obturateur avec charge spéciale (une cartouche de calibre 23 mm, qui est utilisée avec la carabine de type KS-23 (KS-23M)). Il n’a pas été possible de déterminer la marque précise de la grenade lacrymogène.

2. (...) Il ne serait pas possible d’utiliser l’obturateur sur la coque de la grenade pour identifier l’arme spécifique dont il a été fait usage. Il serait cependant possible d’utiliser l’obturateur séparé pour identifier l’arme employée, si celle-ci était fournie pour examen. »

12. Le 26 juin 2006, l’autorité chargée de l’enquête demanda un nouveau rapport balistique destiné à permettre l’identification du fusil utilisé pour tirer la grenade extraite du corps du fils du requérant. Le 6 juillet 2006, le service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan refusa de procéder à l’examen et allégua l’absence d’« installations ou équipements permettant de faire des tirs d’essai avec des cartouches de 23 mm à gaz spécial ».

13. À une date qui n’a pas été précisée, il fut procédé à la saisie d’un certain nombre de carabines qui avaient été utilisées par des membres de l’unité mobile spéciale le 25 avril 2006.

14. En juillet et en août 2006, l’autorité d’enquête demanda des rapports balistiques auprès du service de police scientifique du ministère de l’Intérieur du Daguestan et d’un autre établissement d’expertise des environs. Ces rapports ne furent pas produits, en raison semble-t-il de l’absence d’installations techniques suffisantes.

15. Le 6 septembre 2006, l’office fédéral de police scientifique du ministère fédéral de la Justice fut prié d’établir un rapport balistique aux fins de déterminer quelle carabine avait fait feu sur la victime. L’autorité d’enquête fournit à l’office les éclats qui avaient été extraits du corps de la victime, ainsi que treize carabines.

16. Le 19 octobre 2006, les autorités décidèrent d’ouvrir un autre dossier pénal relativement à l’accusation d’abus de pouvoir par un agent de l’État ayant causé la mort (article 286 du code pénal). Il ressort de cette décision qu’elle concernait d’autres personnes que le fils du requérant. Elle se lit comme suit :

« Il est établi que des policiers ont fait usage d’armes à feu (...) Des membres de l’unité mobile spéciale ont tiré à l’aide d’armes à feu, utilisant des cartouches de calibre 23 mm, de même que des grenades lacrymogène, agissant ainsi en infraction avec une directive du 5 novembre 1996 et outrepassant leurs attributions (...) Il est interdit de tirer ces projectiles lacrymogènes en direction d’une personne. Ces tirs ont occasionné des blessures à M. N. et à M. A. ».

17. Par la suite, les affaires susmentionnées furent jointes pour faire l’objet d’une enquête commune.

18. Le 8 novembre 2006, l’office fédéral de police scientifique publia un rapport, dont voici des extraits :

« (...) Étant donné que les cartouches en question, de calibre 23 mm, n’ont pas été fournies pour des tirs d’essai, une demande portant sur des cartouches Volna de 23 mm a été faite auprès du service compétent du ministère de l’Intérieur de la Fédération de Russie (...) [Note de bas de page : les cartouches Volna sont utilisées dans le cadre de la formation à l’utilisation des carabines KS-23 et KS-23M. Elles sont semblables à celles qui sont généralement employées avec ces carabines, à cela près qu’elles ne contiennent pas de substance chimique irritante.] (...)

Recherches

(...)

2. (...) Notons que la grenade lacrymogène ne présente pas de stries qui auraient été laissées par la carabine utilisée pour la tirer. Il est possible en effet que la grenade ait été chargée à l’aide de deux obturateurs et de ce fait n’ait pas été en contact avec l’intérieur de la carabine (...)

5. Des tirs d’essai ont été effectués avec les carabines KS-23 et KS-23M soumises pour examen. Ces tirs devaient permettre d’observer les stries laissées sur les obturateurs des grenades tirées avec ces carabines et de les comparer à celles laissées sur l’obturateur de la grenade utilisée contre la victime. Pour les tirs d’essai, j’ai utilisé des cartouches Volna de calibre 23 mm. Elles sont semblables à celles qui ont été fournies pour l’examen (...)

6. (...) En raison des variations obtenues dans les résultats des tirs d’essai, il s’est avéré impossible d’identifier la carabine concernée à partir des stries laissées sur les obturateurs (...), du fait notamment de l’élasticité et de la faible thermorésistance du matériau employé dans les obturateurs (...) »

19. Le 15 novembre 2006, une nouvelle enquête balistique fut demandée auprès de l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité (« l’institut »). Comme précédemment, l’institut se vit confier treize carabines ainsi que les éclats extraits du corps de la victime.

20. Le 26 février 2007, une experte de l’institut rendit un rapport dans lequel elle indiquait qu’il n’était pas possible de déterminer laquelle des carabines examinées avait servi à tirer la cartouche. Elle expliqua que pour ses recherches et tirs d’essai on lui avait fourni des cartouches Volna, alors que les éclats extraits du corps de la victime étaient des morceaux de grenade. Elle précisa que les cartouches Volna et les grenades lacrymogènes avaient des « paramètres géométriques différents et [étaient] composées de matériaux aux caractéristiques distinctes ».

21. Le 26 février 2007, l’autorité d’enquête suspendit l’enquête.

22. Le 30 août 2007, M. Rafik Nagmetov, fils du requérant, engagea une procédure judiciaire pour protester contre l’inaction alléguée de l’autorité d’enquête. Par un jugement du 8 octobre 2007, le tribunal du district Sovetski de Makhatchkala le débouta. Il se prononça ainsi :

« Plus de soixante-dix personnes ont été interrogées au cours de l’enquête. Il a été procédé aux examens nécessaires (sur les plans médical, balistique et criminologique) (...) Toutes les carabines qui avaient été utilisées par les policiers ont été saisies (...) Tous les policiers concernés ont été identifiés (...) Les registres relatifs à la distribution des armes et des munitions ont été étudiés (...) À trois reprises, trois établissements d’expertise différents ont été invités à établir des rapports balistiques. Ces demandes n’ont pas abouti, en raison de l’absence de l’équipement nécessaire (...) Des tentatives ont été faites dans d’autres établissements d’expertise aux fins de l’identification du fusil en cause (...) Ces établissements n’étaient pas équipés pour ce type d’examens balistiques (...) Par la suite, l’office fédéral de police scientifique s’est trouvé dans l’incapacité d’identifier l’arme (...) Une autre demande est pendante auprès de l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité (...) Ainsi, l’autorité d’enquête a mis en œuvre toutes les mesures d’investigation qui étaient possibles en l’absence d’un suspect identifié. »

23. Le 14 janvier 2008, la Cour suprême de la République du Daguestan confirma ce jugement.

24. Le fils du requérant, M. Rafik Nagmetov, demanda également un contrôle juridictionnel de la décision de suspendre l’enquête prise le 26 février 2007. Le 25 juillet 2008, le tribunal de district déclara que la suspension de l’enquête était justifiée. Le 8 septembre 2008, la cour d’appel infirma toutefois ce jugement et ordonna le réexamen de la plainte. Par un jugement du 6 octobre 2008, le tribunal de district accueillit la plainte et considéra que l’autorité d’enquête, du fait qu’elle n’avait pas fourni à l’expert de police scientifique de matériel approprié pour comparaison, n’avait pas pris des « mesures exhaustives destinées à permettre l’identification de l’auteur du tir mortel ».

25. À une date qui n’a pas été précisée, le requérant apprit que les éclats qui avaient été extraits du corps de son fils avaient été perdus.

26. En novembre 2009, il pria les autorités de demander une enquête balistique complémentaire et se plaignit de la perte des éléments en question.

27. Le 16 décembre 2009, l’enquête reprit son cours. Il apparaît que l’autorité d’enquête prit des mesures afin de faire la lumière sur ce qu’il était advenu des éléments de preuve. Ainsi, des armuriers de l’unité mobile spéciale furent interrogés. Par ailleurs, l’enquêteur s’adressa à l’institut et évoqua ses difficultés à interpréter le rapport du 26 février 2007. On ne sait pas clairement quelle réponse fut donnée à cette demande.

28. Selon le Gouvernement, la demande de renseignements au sujet de la perte des éléments de preuve ne produisit aucun résultat particulier, en raison notamment du décès de l’enquêteur chargé de l’affaire et du redéploiement de l’unité d’enquête.

29. Le 16 janvier 2010, l’enquêteur suspendit à nouveau l’enquête.

30. Le 21 février 2011, le procureur par intérim de la République du Daguestan constata que cette décision était illégale et ordonna la reprise de l’enquête. Il s’exprima ainsi :

« Après examen du dossier, je conclus que l’enquête n’a pas épuisé l’ensemble des mesures visant à l’établissement des circonstances du crime, à la collecte des éléments de preuve et à l’identification du fusil qui a causé la mort de la victime (...) Singulièrement, la demande d’enquête balistique adressée à l’institut a été soumise accompagnée de cartouches Volna, au lieu de cartouches du type de celles qui ont provoqué le décès de la victime. Les paramètres géométriques différents de ces cartouches ont empêché les experts d’identifier la carabine employée contre la victime (...)

Après la reprise de l’enquête en décembre 2009, l’enquêteur s’est contenté de demander des renseignements au lieu de fournir des grenades à des fins de recherche comparative (...)

Le rapport d’expertise du 26 février 2007 n’indique pas qu’il était impossible d’identifier le fusil ; la condition préalable aurait été la mise à disposition de cartouches du type concerné.

Les éclats extraits du corps de la victime ont été examinés dans le cadre de l’expertise susmentionnée. L’indisponibilité actuelle de ces éléments n’empêche donc pas de demander un nouveau rapport balistique auprès du même établissement. »

31. Après la reprise de l’enquête, l’enquêteur s’enquit auprès de l’institut de la possibilité de procéder à un examen balistique en l’absence des éclats extraits du corps de la victime. Si l’on ne sait pas clairement quelle fut la réponse de l’institut, il ne semble pas qu’un nouvel examen balistique ait été effectué.

32. Le 17 avril 2011, l’autorité d’enquête suspendit l’enquête. Sa décision se lit comme suit :

« Il ressort des éléments versés au dossier que, le 25 avril 2006, des habitants des villages voisins ainsi que d’autres personnes ont bloqué la route à l’aide de pierres et de bûches (...) En réponse à des ordres légitimes de dispersion donnés par la police, des personnes non identifiées ont jeté des pierres sur les policiers, causant des lésions corporelles diverses à onze d’entre eux. En représailles, les policiers ont fait usage d’armes à feu (...)

Des membres de l’unité mobile spéciale ont tiré vers la foule à l’aide de leurs fusils à pompe, utilisant des cartouches de calibre 23 mm ainsi qu’une grenade lacrymogène. Ce faisant, ils ont enfreint une directive du 5 novembre 1996 (...) et outrepassé leurs attributions. En conséquence, [le fils du requérant] et d’autres personnes ont été blessés par balles (...) et [le fils du requérant] est décédé sur place.

(...)

Il est impossible de demander une autre enquête balistique en l’absence du projectile. Il n’a pas été possible d’identifier la personne qui a tiré sur [le fils du requérant]. »

33. Le requérant ne contesta pas cette décision.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

34. L’article 413 du code de procédure pénale, qui définit les modalités de réouverture des affaires pénales, énonce en ses passages pertinents :

« 1. En cas de faits nouveaux ou nouvellement découverts, les jugements et décisions de justice passés en force de chose jugée peuvent être annulés et la procédure pénale peut être rouverte.

(...)

4. Par faits nouveaux il faut entendre :

(...)

2) une violation d’une disposition de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales commise par une juridiction [de la Fédération de Russie] au cours de l’examen d’une affaire pénale et constatée par la Cour européenne des droits de l’homme, à raison de :

a) l’application d’une loi fédérale allant à l’encontre des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

b) d’autres violations des dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

35. Le requérant allègue que son fils Murad est décédé dans des circonstances révélant un recours illégal et excessif à la force meurtrière. Il soutient par ailleurs qu’il n’y a pas eu d’enquête effective.

36. La Cour examinera le grief ci-dessus sous l’angle de l’article 2 de la Convention, lequel dispose :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Thèses des parties

37. Le Gouvernement reconnaît qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel « en raison d’actes illégaux commis par des agents de la force publique qui ont outrepassé leurs pouvoirs ». Il argue cependant qu’une enquête effective et approfondie a été menée en l’espèce. Le requérant et d’autres personnes se seraient vu reconnaître la qualité de victime lors de l’enquête pénale. Plus de soixante-dix personnes auraient été interrogées en tant que témoins. Un certain nombre de rapports de police scientifique (notamment une expertise médicale et une expertise balistique) auraient été obtenus. Le Gouvernement s’appuie en particulier sur le rapport du 8 novembre 2006, lequel aurait expliqué de manière convaincante qu’il était techniquement impossible d’identifier la carabine utilisée pour tirer la grenade qui a tué le fils du requérant (paragraphe 18 ci‑dessus). Pour sa part, l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité n’aurait pas disposé d’installations techniques suffisantes pour procéder à un examen balistique. Les autorités se seraient renseignées au sujet de la perte des éléments de preuve, mais sans résultat particulier, en raison notamment du décès de l’enquêteur chargé de l’affaire et du redéploiement de l’unité d’enquête. Les autorités d’enquête auraient donc épuisé l’ensemble des mesures raisonnables qui visaient à recueillir des preuves et à identifier l’auteur de l’acte litigieux.

38. Le requérant maintient son grief.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il n’est pas irrecevable pour d’autres motifs, la Cour le déclare recevable.

1. Sur le fond

a) Volet matériel

40. La Cour note que le Gouvernement a reconnu que l’on avait privé Murad Nagmetov de sa vie au mépris des exigences découlant de l’article 2 de la Convention. Il a déclaré notamment, à l’instar des autorités nationales, qu’il était contraire au droit russe de tirer la grenade lacrymogène en question directement vers une personne.

41. La Cour n’aperçoit aucune raison de ne pas souscrire à la déclaration ci‑dessus (voir aussi Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 48, 16 juillet 2013). Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention.

b) Volet procédural

i. Principes généraux

42. Eu égard à leur caractère fondamental, les articles 2 et 3 de la Convention contiennent une obligation procédurale de mener une enquête effective quant aux violations alléguées de ces dispositions en leur volet matériel (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 298, CEDH 2011 (extraits)). D’une manière générale, on peut considérer que pour qu’une enquête sur une allégation d’homicide commis par des agents de l’État soit effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées (ibidem, § 300). Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète. Il en va de l’adhésion de l’opinion publique au monopole de l’État en matière de recours à la force (ibidem, § 300).

43. L’enquête doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances (voir, par exemple, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 87, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I) ainsi que d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999‑III). Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (en ce qui concerne les autopsies voir, entre autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII ; sur la question des témoins voir, entre autres, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 109, CEDH 1999-IV ; pour ce qui est des expertises de police scientifique voir, entre autres, Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000). Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Avşar c. Turquie, no 25657/94, §§ 393-395, CEDH 2001-VII (extraits)).

44. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009). Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Velcea et Mazǎre c. Roumanie, no 64301/01, § 105, 1er décembre 2009).

45. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998-VI, Tanrıkulu, précité, § 109, et Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III). La Cour admet qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 111 et 114, CEDH 2001‑III, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 150, CEDH 2009).

ii. Application des principes en l’espèce

46. Tout d’abord, la Cour note qu’après le décès du fils du requérant une enquête pénale a été ouverte, et ce sans délai (voir, a contrario, Lyapin c. Russie, no 46956/09, §§ 128-133, 24 juillet 2014).

47. Ensuite, la Cour considère que l’argument du requérant concernant, en substance, la partialité alléguée de l’autorité d’enquête ou des experts chargés de l’affaire n’est ni précis ni étayé. En l’espèce, elle n’a pas de raisons de conclure qu’il y avait un lien hiérarchique ou institutionnel entre les personnes chargées de l’enquête et les personnes impliquées (voir, à titre de comparaison, A.A. c. Russie, no 49097/08, § 94, 17 janvier 2012, et Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 107, 30 mai 2013).

48. Troisièmement, quant au caractère sérieux des efforts déployés par les autorités pour identifier la personne qui a causé le décès de la victime, la Cour rappelle que dans les enquêtes sur les homicides les autorités d’enquête disposent généralement de preuves cruciales dès le début des investigations. Le corps de la victime, le lieu du crime, les dépositions des témoins oculaires et le matériel utilisé pour commettre l’infraction, comme les balles et les douilles, sont utiles aux enquêteurs et leur donnent des indices dès les premiers stades de l’enquête (Er et autres c. Turquie, no 23016/04, § 54, 31 juillet 2012). La tâche de la Cour en l’espèce est de déterminer, compte dûment tenu des allégations et arguments spécifiques des parties, si une quelconque déficience de l’enquête a compromis la capacité de celle-ci à permettre l’identification de la personne responsable des blessures et du décès de la victime.

49. Il ressort des éléments disponibles que plus de soixante-dix personnes ont été interrogées au cours de l’enquête, que les policiers concernés ont été identifiés et que les registres d’attribution des armes et des munitions ont été examinés (paragraphe 22 ci‑dessus). Le requérant n’a pas émis de griefs quant à ces mesures d’investigation. La Cour observe qu’en revanche, dans sa requête devant elle, l’intéressé s’est référé principalement à la qualité censément insatisfaisante des rapports d’expertise.

50. Les éléments disponibles montrent aussi que les autorités nationales sont parties de l’hypothèse que le décès de la victime était la conséquence de l’usage d’une arme par un membre de l’unité mobile spéciale et que cet usage avait enfreint les dispositions nationales dès lors qu’il était inapproprié de tirer une grenade lacrymogène directement vers une personne. Dans les circonstances de l’espèce, les autorités ont jugé pertinent de rechercher une éventuelle correspondance entre les éclats extraits du corps du défunt et les carabines détenues par les policiers lors du rassemblement public du 25 avril 2006.

51. Quant au rythme et au sérieux des mesures relatives à cet aspect de l’enquête, il est malaisé de déterminer à quel moment les carabines concernées ont été saisies. La Cour relève en tout cas que le premier expert en balistique a déclaré en mai 2006 qu’il serait possible d’identifier l’arme en cause en utilisant un obturateur séparé, si une telle arme était soumise pour examen (paragraphe 11 ci-dessus). Plus d’un mois après, l’autorité d’enquête a demandé un nouveau rapport balistique au même établissement d’expertise. À ce stade-là cependant, cette demande n’a pu être satisfaite en raison de l’absence d’« installations ou équipements permettant de faire des tirs d’essai avec des cartouches de 23 mm à gaz spécial » (paragraphe 12 ci‑dessus). Ces tests n’ont donc été effectués qu’après août 2006, lorsque l’autorité d’enquête a fourni un certain nombre de carabines aux experts de police scientifique (paragraphe 15 ci-dessus). Il n’est pas contesté que ces armes sont celles qui avaient été utilisées par les membres de l’unité mobile spéciale le 25 avril 2006. Il est toutefois regrettable qu’il ait fallu près de huit mois pour l’adoption de mesures adéquates en vue de la réalisation d’une expertise comparative, fin 2006, puis encore trois mois pour l’obtention d’une réponse de l’institut de police scientifique du Service fédéral de sécurité, en février 2007 (paragraphe 20 ci-dessus).

52. La Cour constate, en sus des délais injustifiés évoqués ci-dessus, que les autorités nationales n’ont pas pris des mesures raisonnables pour protéger les éléments clés du dossier. Elle rappelle à cet égard que pour être effective une enquête doit « pouvoir conduire à » l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des personnes soumises à leur contrôle (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV). Dès lors, la perte des éclats qui avaient été extraits du corps de la victime (paragraphe 25 ci‑dessus) appelait une enquête prompte et approfondie. Dans des circonstances où un agent de l’État avait fait usage d’une arme, il était important de confirmer ou de dissiper tout doute quant à l’éventuelle mauvaise foi d’un fonctionnaire dans le traitement des éléments de preuve. Or, les décisions dont la Cour dispose ne contiennent ni présentation ni appréciation d’informations concernant les conditions dans lesquelles le principal élément de preuve a été perdu (paragraphes 27-28 ci-dessus). La Cour ne s’est pas vu communiquer d’informations convaincantes montrant que les autorités russes auraient pris des mesures suffisantes pour obtenir les preuves relatives aux faits en question et enquêter sur la perte du principal élément de preuve.

53. Le gouvernement défendeur soutient que l’effectivité de l’enquête menée au niveau national n’a pas été amoindrie par la perte des éléments de preuve, dès lors selon lui qu’elle est intervenue alors que les enquêteurs avaient déjà épuisé l’ensemble des mesures raisonnables, y compris l’expertise comparative. Selon le Gouvernement, l’enquête n’a pu être menée à son terme en raison de l’impossibilité objective d’identifier le fusil en cause.

54. La Cour souscrit à l’avis du Gouvernement selon lequel le rapport balistique du 8 novembre 2006 contenait bien une évaluation des éléments pertinents, y compris les éclats extraits du corps de la victime. L’expert a effectué des tirs d’essai avec les carabines et a tenté de comparer les résultats obtenus avec les stries laissées sur les éclats extraits du corps du défunt. Cette mesure visait à établir si l’une des carabines était à l’origine de la blessure mortelle du fils du requérant. L’expert a conclu qu’il était techniquement impossible de déterminer, avec un degré raisonnable de certitude, si l’une des carabines testées avait servi à tirer sur la victime.

55. Il apparaît cependant que l’autorité d’enquête et le parquet n’ont pas été satisfaits du rapport balistique du 8 novembre 2006 (paragraphes 27 et 30 ci-dessus) et que pour cette raison l’institut de police scientifique a été prié de procéder à une nouvelle expertise. En février 2007, l’institut a répondu qu’il n’était pas possible de déterminer quelle carabine avait servi à tirer la cartouche en question. On ne comprend guère pourquoi la nouvelle experte s’est vu fournir pour les essais comparatifs des cartouches Volna et non des grenades du type concerné, et pourquoi elle n’a pu se procurer ces grenades d’office. Le gouvernement défendeur n’a pas étayé l’argument formulé devant la Cour selon lequel l’institut ne disposait pas d’installations techniques suffisantes pour procéder à un examen balistique.

56. Pour sa part, la Cour n’entend pas se fier au rapport du 8 novembre 2006 en ce qui concerne la conclusion qu’il était impossible d’identifier la carabine en cause. On peut raisonnablement déduire de l’explication donnée par l’experte en février 2007 que les cartouches Volna ne convenaient pas pour des tests comparatifs parce que celles-ci et les éclats de grenade extraits du corps de la victime avaient des paramètres géométriques différents et étaient composés de matériaux ayant des caractéristiques distinctes (paragraphe 20 ci-dessus).

57. L’autorité d’enquête n’a pas donné suite aux informations reçues de l’institut et a suspendu l’enquête en février 2007, sans raison valable. Si la juridiction nationale a finalement reconnu en octobre 2008 que l’organe d’enquête avait eu tort de suspendre les investigations et n’avait pas pris des « mesures exhaustives destinées à permettre l’identification de l’auteur du tir mortel » (paragraphe 24 ci‑dessus), c’est seulement en décembre 2009 que les autorités ont repris l’enquête.

58. À cette date, les principaux éléments de preuve avaient déjà été perdus (paragraphe 52 ci-dessus). Or, les procureurs ont considéré qu’une nouvelle expertise demeurait nécessaire et possible (paragraphes 30 et 32 ci‑dessus). Malgré les instructions du parquet, l’autorité d’enquête n’a pas soumis le matériel à une nouvelle expertise. Au lieu de cela, elle s’est bornée à adresser des demandes de renseignements à l’institut, lequel n’y a apparemment pas répondu (paragraphes 27, 30 et 31 ci-dessus).

59. Aucun élément propre à réfuter la conclusion des autorités nationales selon laquelle une nouvelle expertise balistique comparative demeurait nécessaire et possible, malgré la perte des preuves, n’a été fourni à la Cour. On peut considérer que le rapport du 26 février 2007 révèle un important désaccord quant à la méthode suivie dans le rapport du 8 novembre 2006, c’est-à-dire quant au point de savoir s’il convenait d’utiliser des cartouches Volna pour les tirs d’essai comparatifs, comme cela a été fait lors de cette dernière expertise. On pourrait soutenir par implication qu’il subsistait une possibilité qu’un examen comparatif adéquat pût conduire à l’identification du fusil en cause.

60. En outre, force est à la Cour de constater que les décisions officielles portées à sa connaissance, notamment celle de 2011, la plus récente, concernent la suspension de l’enquête. Elles ne contiennent ni exposé ni analyse des éléments de preuve existants, par exemple des déclarations relatives aux faits survenus le 25 avril 2006. Le requérant n’a donc reçu aucune conclusion officielle quant au décès de son fils.

61. Enfin, les éléments dont la Cour dispose n’indiquent pas que des actions disciplinaires ou pénales adéquates aient été engagées contre les responsables qui avaient pour tâche de former et d’encadrer les policiers impliqués dans les faits survenus le 25 avril 2006.

62. L’ensemble des considérations qui précèdent amènent la Cour à conclure que les autorités n’ont pas mis en œuvre toutes les mesures raisonnables et réalisables qui pourraient aider à identifier le tireur et à établir les autres circonstances pertinentes de la cause.

63. Dès lors, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

64. Enfin, le requérant soulève des griefs concernant l’exercice par Murad Nagmetov de ses droits découlant des articles 10 et 11 de la Convention. La Cour estime cependant que le requérant n’a pas qualité pour formuler devant la Cour un grief relatif aux droits susmentionnés de feu Murad Nagmetov (Gakiyev et Gakiyeva c. Russie, no 3179/05, §§ 164-168, 23 avril 2009).

65. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

67. La Cour rappelle qu’en règle générale aucune somme n’est allouée en vertu de l’article 41 de la Convention lorsqu’un requérant n’a pas soumis de demande de satisfaction équitable dans le délai prescrit (voir, entre autres, Lagutin et autres c. Russie, nos 6228/09, 19123/09, 19678/07, 52340/08 et 7451/09, § 128, 24 avril 2014, dans le contexte d’une violation de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal). Tout requérant qui souhaite que la Cour lui accorde une satisfaction équitable doit formuler une demande spécifique à cet effet (article 60 § 1 du règlement de la Cour).

68. Néanmoins, sur le fondement des pouvoirs que lui confère l’article 41 de la Convention, la Cour a déjà jugé équitable d’allouer une somme au titre de la satisfaction équitable pour préjudice moral, alors même que pareille demande n’avait pas été soumise, eu égard par exemple au caractère absolu du droit violé (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 124, 12 octobre 2004, Mayzit c. Russie, no 63378/00, § 88, 20 janvier 2005, Davtian c. Géorgie, no 73241/01, § 71, 27 juillet 2006, Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 62, 18 octobre 2007, Igor Ivanov c. Russie, no 34000/02, §§ 50-51, 7 juin 2007, Tchember c. Russie, no 7188/03, § 77, CEDH 2008, Chudun c. Russie, no 20641/04, § 129, 21 juin 2011, et Borodin c. Russie, no 41867/04, § 166, 6 novembre 2012 ; voir aussi, dans le contexte de l’article 5 de la Convention, Rusu c. Autriche, no 34082/02, § 62, 2 octobre 2008, et Crabtree c. République tchèque, no 41116/04, § 60, 25 février 2010).

69. En l’espèce, la Cour note que le requérant n’a pas soumis de demande de satisfaction équitable pour préjudice moral.

70. Pour autant, la Cour tient à formuler les observations qui suivent. Tout d’abord, elle a constaté une double violation du droit fondamental découlant de l’article 2 de la Convention en raison du recours de la police à des armes à feu, ce qui a causé le décès du fils du requérant, ainsi que des défaillances de l’enquête. Ensuite, bien que le gouvernement défendeur ait reconnu devant elle la violation de l’article 2 sous son volet matériel, aucune somme n’a été allouée à ce titre au niveau national. En outre, il découle des informations dont elle dispose que l’enquête pénale est suspendue depuis 2011, de sorte qu’aucune décision nationale définitive n’a été rendue sur le fond de la plainte pénale du requérant et en ce qui concerne la légalité du recours aux armes en l’espèce (paragraphe 60 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, s’il apparaît qu’après le prononcé de l’arrêt de la Cour l’application de l’article 413 du code de procédure pénale (paragraphe 34 ci‑dessus) pourrait offrir une possibilité de reprise de l’enquête pénale, force est à la Cour d’observer que plus de neuf ans se sont écoulés depuis les faits, ce qui pourrait compromettre toute mesure éventuelle de « réparation », aux fins notamment de remédier aux défaillances de l’enquête.

71. Dans ces conditions, et pour autant que le versement d’une indemnité soit pertinent dans le présent contexte (voir, à titre de comparaison, Kopylov c. Russie, no 3933/04, §§ 127-131, 29 juillet 2010), on ne peut dire avec certitude si le droit national permet de demander une « réparation » adéquate et de l’obtenir dans un délai raisonnable au titre de la double violation de l’article 2 de la Convention, en raison notamment des défaillances de l’enquête (voir, mutatis mutandis, Tararieva c. Russie, no 4353/03, §§ 96-101, CEDH 2006‑XV (extraits), Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 77, CEDH 2006‑III, Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, §§ 98-102, CEDH 2008 (extraits), Denis Vasilyev c. Russie, no 32704/04, § 136, 17 décembre 2009, et Islamova c. Russie, no 5713/11, § 73, 30 avril 2015, dans le contexte de l’article 13 de la Convention ; voir aussi Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 129, CEDH 2006‑IX).

72. La Cour juge que le requérant doit avoir subi une angoisse et une détresse que ne saurait compenser le simple constat d’une violation. Eu égard à ce qui précède, et statuant en équité, la Cour estime opportun et nécessaire, dans les circonstances particulières de la cause, d’allouer au requérant 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt sur cette somme.

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

74. Enfin, il est observé qu’aucune demande pour frais et dépens n’a été déposée par le requérant. Aucune somme n’est donc à allouer à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à M. Yarmet Uzerovich Nagmetov, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 50 000 EUR (cinquante mille euros) pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 5 novembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

André WampachAndrás Sajó
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée concordante du juge Sajó.

A.S.
A.M.W.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SAJÓ

(Traduction)

Cet arrêt vient consolider une jurisprudence qui, dans des cas exceptionnels, alloue une somme au titre de la satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention alors que le requérant n’a pas soumis de demande de satisfaction équitable. À la lumière de l’article 30 de la Convention, et eu égard à l’importance du principe non ultra petita, il eût été plus indiqué de soumettre cette question à la Grande Chambre pour examen.


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-158658
Date de la décision : 05/11/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : NAGMETOV
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KOSTROMINA K.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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