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20/10/2015 | CEDH | N°001-158303

CEDH | CEDH, AFFAIRE VASILIAUSKAS c. LITUANIE, 2015, 001-158303


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE VASILIAUSKAS c. LITUANIE

(Requête no 35343/05)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Vasiliauskas c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Işıl Karakaş,
Ineta Ziemele,
Khanlar Hajiyev,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Ann Power-Forde,
Nebojša

Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André Potocki,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Aprè...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE VASILIAUSKAS c. LITUANIE

(Requête no 35343/05)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Vasiliauskas c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Işıl Karakaş,
Ineta Ziemele,
Khanlar Hajiyev,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Ann Power-Forde,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
André Potocki,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 juin 2014 et le 2 juillet 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35343/05) dirigée contre la République de Lituanie et dont un ressortissant de cet État, M. Vytautas Vasiliauskas (« le requérant »), a saisi la Cour le 30 juillet 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté devant la Cour par Me Š. Vilčinskas, avocat à Vilnius. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par Mme Karolina Bubnytė, agent par interim.

3. Le requérant allègue que sa condamnation pour génocide s’analyse en une violation de l’article 7 de la Convention, estimant notamment que les juridictions internes ont adopté une interprétation large de ce crime, qui ne trouve selon lui aucun appui en droit international.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 16 juin 2009, le président de ladite section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

5. Le 17 septembre 2013, une chambre de la deuxième section composée de Guido Raimondi, Danutė Jočienė, Peer Lorenzen, Dragoljub Popović, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić et Paulo Pinto de Albuquerque, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur la recevabilité et le fond de la requête.

8. Des observations ont également été reçues du gouvernement russe, que le président de la Grande Chambre avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 4 juin 2014 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmesK. Bubnytė, du ministère de la Justice, agent par intérim,
L. Urbaitė, du ministère de la Justice,
M.W.A. Schabas, de l’université du Middlesex,conseils ;

– pour le requérant
MeŠ. Vilčinskas,conseil.

La Cour a entendu Mme Bubnytė, M. Schabas et M. Vilčinskas en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Power-Forde, Ziemele, Pinto de Albuquerque, Sajó, Spielmann, Turković et Vučinić.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10. Le requérant est né le 21 octobre 1930 et réside à Tauragė.

A. Résumé du contexte historique de l’affaire

11. Le 23 août 1939, l’Union soviétique (ci-après dénommée « l’URSS ») et l’Allemagne respectivement dirigées par Staline et Hitler conclurent un traité de non-agression (« le Pacte Molotov-Ribbentrop »). Le même jour, elles y adjoignirent un protocole additionnel secret, qui fut modifié le 28 septembre 1939 et le 10 janvier 1940 et selon lequel la Lituanie et d’autres états baltes devaient être incorporés dans la sphère d’influence de l’URSS en cas de future « réorganisation territoriale et politique » des territoires de ces pays, qui étaient alors indépendants. Après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre 1939 et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS commença à exercer une pression considérable sur les gouvernements des états baltes en vue de prendre le contrôle de ces pays conformément au Pacte Molotov-Ribbentrop et à son protocole additionnel.

12. Après que l’URSS eut demandé, au travers d’un ultimatum, l’autorisation de stationner un nombre illimité de soldats soviétiques dans les États baltes, l’armée soviétique envahit la Lituanie le 15 juin 1940. Le gouvernement lituanien fut renversé et un nouveau gouvernement fut formé sous la direction du Parti communiste de l’URSS, le parti unique de ce pays. Le 3 août 1940, l’Union soviétique acheva d’annexer la Lituanie par une loi qui rattachait ce pays à l’URSS et le rebaptisait « République socialiste soviétique de Lituanie » (ci‑après dénommée « la RSSL »). En 1941, cette république fut envahie par les troupes nazies. En juillet 1944, elle repassa sous domination soviétique (Kuolelis et autres c. Lituanie, nos 74357/01 et 2 autres, § 8, 19 février 2008, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 12-13, CEDH 2006‑IV).

13. Un mouvement de partisans d’ampleur nationale s’organisa en Lituanie. Les résistants – armés ou non – avaient pour objectif la libération de la Lituanie et le rétablissement de son indépendance. En 1949, l’ensemble des partisans se regroupèrent pour former le Mouvement de lutte pour la liberté de la Lituanie (Lietuvos laisvės kovos sajūdis – « le LLKS »). Le 16 février 1949, cette organisation adopta une déclaration faisant de son conseil « l’autorité politique suprême de la nation chargée de mener la lutte politique et militaire nationale pour la liberté [aukščiausias tautos politinis organas, vadovaująs politinei ir karinei tautos išsilaisvinimo kovai] ». Le dispositif répressif soviétique, qui se composait du NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, Народный комиссариат внутренних дел), du MGB (ministère de la Sécurité de l’État, Министерство государственной безопасности) et d’autres organismes, tenta de briser la résistance. Ce dispositif fut réorganisé à plusieurs reprises. La plupart de ses officiers et agents étaient des étrangers envoyés en Lituanie depuis l’URSS. Dans les années 1950, les autorités soviétiques parvinrent à éradiquer le mouvement des partisans, à l’exception de quelques unités qui demeurèrent actives jusqu’après 1953, année où les dirigeants du LLKS furent appréhendés et exécutés.

14. La Lituanie redevint indépendante le 11 mars 1990 et fut officiellement reconnue comme telle par l’URSS le 6 septembre 1991. L’armée russe se retira de la Lituanie le 31 août 1993.

B. La carrière du requérant au MGB et sa condamnation pour génocide

1. Le statut du requérant au sein du MGB de la RSSL

15. Le Gouvernement a communiqué à la Cour copie des états de service du requérant conservés aux archives spéciales de Lituanie (Lietuvos ypatingasis archyvas) et correspondant à la période où celui-ci travaillait pour le MGB de la RSSL. Ces documents, rédigés en russe, ont été traduits en lituanien par un traducteur du parquet de la région de Kaunas. Il apparaît que le procureur s’est fondé sur ces pièces pour dresser l’acte d’accusation délivré contre le requérant en 2001 (paragraphe 29 ci-dessous). Les pièces en question contiennent les informations suivantes.

16. De 1950 à 1952, le requérant fut élève à l’école de Vilnius du MGB de la RSSL.

17. Le 8 avril 1952, il fut recruté en tant qu’agent opérationnel (operatyvinis įgaliotinis) adjoint. Le 15 septembre 1952, il devint agent opérationnel de l’unité du district de Šakiai du MGB de la RSSL, puis agent opérationnel principal du MGB à compter du 1er juillet 1953. Par la suite, il continua à occuper ces fonctions au sein du KGB.

18. Le 2 mars 1953, les membres de la section du parti communiste du MGB du district de Šakiai tinrent une réunion dont le compte rendu indique que celle-ci était consacrée à l’examen « des décisions du Comité central de l’URSS et des instructions du MGB de l’URSS et du MGB de la RSSL relatives à l’extermination des éléments nationalistes du district [de Šakiai] ». Il ressort également de ce document qu’un membre du MGB du district de Šakiai avait recommandé « l’élimination immédiate des bandits et du mouvement nationaliste clandestin », que la section régionale du parti communiste avait reçu l’ordre de redoubler d’efforts pour inculquer à la population « la lutte contre les bandits et le mouvement nationaliste clandestin » et que le requérant avait considéré que « l’objectif [de son unité du MGB] consist[ait] à éliminer aussi rapidement que possible les bandits, leurs auxiliaires et leurs relations ».

19. Il ressort du compte rendu de la réunion tenue le 18 septembre 1953 par les membres de la section du parti communiste du MGB du district de Šakiai que le requérant a prononcé à cette occasion un discours sur « la lutte contre le mouvement nationaliste clandestin », dans lequel il indiquait qu’il n’avait pas réussi jusqu’alors à « débusquer tous les membres des groupes nationalistes présents dans le district auquel il [était] affecté » et que « si tous les communistes et les membres de [son] unité [du MGB] [faisaient] leur devoir plus consciencieusement, ils obtiendr[aient] de bons résultats dans la lutte contre le mouvement nationaliste clandestin ».

20. Le 4 novembre 1953, les membres de la section du parti communiste du MGB du district de Šakiai tinrent une réunion au cours de laquelle il fut souligné que le requérant obtenait de bons résultats dans son travail.

21. Le 23 décembre 1953, le requérant devint membre du Parti communiste de l’URSS. Il ressort du procès-verbal de la réunion des membres de la section du parti communiste du MGB du district de Šakiai tenue le même jour que les supérieurs de l’intéressé l’ont présenté comme une personne disciplinée (disciplinuotas), politiquement avertie (politiškai raštingas) et efficiente et qu’ils ont souligné que son adhésion au « glorieux parti communiste » l’obligeait « à renforcer sa conscience politique, à étudier l’histoire du parti communiste à travers les combats menés par celui‑ci contre ses ennemis et à faire preuve d’une vigilance constante ».

22. En 1964, le requérant obtint un diplôme de juriste à l’Institut supérieur Félix Dzerjinski du KGB.

23. De 1967 jusqu’à sa retraite pour raisons de santé en 1975, le requérant occupa les fonctions de chef du service du KGB du district de Jurbarkas.

24. Il ressort des états de service de l’intéressé que celui-ci a été récompensé, décoré ou félicité à vingt-quatre reprises au moins au cours de ses vingt-cinq ans de service au MGB et au KGB, et qu’il a terminé sa carrière au grade de lieutenant-colonel (papulkininkis).

2. L’opération visant à la capture ou à l’élimination des partisans J.A. et A.A.

25. Le 2 janvier 1953, le requérant participa à une opération dirigée contre deux partisans lituaniens, les frères J.A. et A.A., qui se cachaient dans une forêt du district de Šakiai. M.Ž., qui fut par la suite poursuivie pour génocide en même temps que l’intéressé, avait fourni aux autorités soviétiques des informations sur le lieu où les partisans se cachaient. Une opération fut organisée en vue de les capturer ou de les éliminer. Le requérant y prit part, aux côtés de plusieurs soldats. Alors qu’ils étaient sur le point d’être appréhendés, J.A. et A.A. résistèrent et ouvrirent le feu sur les agents du MGB et sur les soldats soviétiques, avant de mourir sous leurs balles.

26. Le même jour, le chef du MGB du district de Šakiai adressa à son supérieur, le chef du MGB de la région de Kaunas, un rapport indiquant que le requérant avait contribué au succès de cette opération, au cours de laquelle « deux bandits [avaient] été éliminés », et qu’il méritait en conséquence des félicitations (užsitarnavo paskatinimą).

27. Le 1er septembre 1953, le chef du MGB du district de Šakiai écrivit au ministre de l’Intérieur de la RSSL pour l’informer que le 2 janvier 1953 le requérant et des agents du MGB avaient éliminé « deux membres d’un groupe nationaliste [J.A. et A.A.] », lui suggérant de récompenser l’intéressé pour cette opération. Il ressort des états de service du requérant que celui-ci a reçu des félicitations et une récompense de 500 roubles le 15 septembre 1953.

28. Le 10 décembre 1971, le président du comité exécutif du district de Šakiai indiqua que, pendant l’après-guerre, les frères J.A. et A.A. avaient appartenu à une « bande armée de nationalistes bourgeois », raison pour laquelle ils avaient été tués en 1953.

3. La condamnation du requérant pour génocide

a) L’acte d’accusation

29. En avril 2001, après que la Lituanie eut recouvré son indépendance, le parquet de la région de Kaunas ouvrit une enquête sur la mort des frères J.A. et A.A. En septembre 2001, le procureur en charge de l’affaire inculpa le requérant et M.Ž. de génocide, crime réprimé par l’article 71 § 2 du code pénal alors en vigueur (paragraphe 52 ci-dessous). Il jugea établi que l’intéressé avait été recruté en tant qu’agent opérationnel du MGB du district de Šakiai (région de Kaunas) à compter du 15 septembre 1951[1], qu’il savait en conséquence que « le MGB de la RSSL avait pour objectif principal d’éliminer physiquement la fraction de la population lituanienne appartenant à un groupe politique particulier [atskira politinė grupė], celui des partisans lituaniens entrés en résistance contre l’occupation soviétique » et qu’« il avait activement contribué à la réalisation de cet objectif en tuant lui-même plusieurs lituaniens membres du groupe politique en question ». Le procureur estima que les états de service (tarnybos kortelė) de l’intéressé et les félicitations que ses supérieurs lui avaient adressées pour la persévérance dont il avait fait preuve dans la mise en œuvre des mesures de recherche et la gestion de l’opération, ainsi que pour sa contribution personnelle à l’arrestation des bandits (pareikšta padėka už atkaklumą pravedant agentūrines-tyrimo priemones, vadovavimą operacijai, asmeninį dalyvavimą sulaikant banditus) démontraient qu’il était coupable. Parmi les éléments de preuve examinés par le procureur figuraient des dépositions de témoins, des comptes rendus de réunions du MGB du district de Šakiai obtenus auprès des archives spéciales lituaniennes (Lietuvos ypatingasis archyvas) et du Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide (Lietuvos gyventojų genocido ir rezistencijos tyrimo centras), des traductions de ces documents mentionnant le requérant et décrivant les tâches dont il avait été chargé en vue de l’élimination des bandits, de leurs auxiliaires et de leurs relations, ainsi que d’autres pièces, notamment des rapports du MGB portant sur J.A. et A.A., les bandits qui avaient été tués.

b) Le jugement du tribunal régional

30. Le 4 février 2004, le tribunal régional de Kaunas jugea qu’il disposait de preuves suffisantes pour déclarer le requérant coupable de génocide. S’appuyant sur des dépositions de témoins, sur des pièces fournies par le Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide, ainsi que sur des déclarations du requérant et de sa coaccusée, M.Ž., il estima établi que J.A. et A.A. avaient appartenu à la 37e unité de partisans du district de Tauras. Il considéra que les renseignements figurant dans le dossier de l’affaire lui permettaient de conclure que les autorités soviétiques avaient cherché à compromettre les frères partisans en diffusant de fausses informations indiquant que ceux-ci avaient déserté leur unité, qu’ils se cachaient seuls et qu’ils avaient perdu depuis lors tout contact avec les partisans. Il qualifia ces accusations de mensongères, relevant que les partisans tels que les frères J.A. et A.A. opéraient en petits groupes pour éviter d’être éliminés par les Soviétiques. Il estima qu’il n’existait aucune preuve crédible susceptible d’infirmer la thèse selon laquelle J.A. et A.A. « étaient membres de la résistance organisée et appartenaient à un groupe politique ». Enfin, il nota qu’un témoin avait indiqué que ces derniers s’étaient cachés dans la forêt pendant trois ou quatre ans et que sa famille leur avait apporté de la nourriture.

31. Par ailleurs, le tribunal constata qu’à partir du 15 septembre 1951 le requérant avait collaboré avec le MGB de la RSSL en qualité d’agent opérationnel et qu’il « savait que ce ministère avait pour principal objectif d’éliminer physiquement un groupe politique particulier, les partisans lituaniens, composante de la population lituanienne ». Le tribunal nota également que les deux frères étaient fichés au MGB comme étant des partisans membres de la résistance clandestine nationale armée (partizanai – nacionalinio ginkluoto pogrindžio dalyviai). Il rejeta la thèse du requérant, qui soutenait qu’il n’avait pas pris une part active à l’opération de capture ou d’élimination des deux partisans au cours de laquelle ceux-ci avaient trouvé la mort, relevant au contraire que le dossier opérationnel du supérieur hiérarchique de l’intéressé indiquait que celui-ci avait lui-même tué l’un des bandits. Il observa en outre qu’après l’opération le requérant avait été admis au parti communiste et qu’il avait été récompensé financièrement, de même que M.Ž. Qui plus est, il nota que ni l’intéressé ni M.Ž. n’avaient nié avoir collaboré à l’opération d’élimination des partisans. Il jugea que l’ensemble des circonstances de la cause lui permettaient de conclure que les deux accusés avaient participé le 2 janvier 1953 « à l’élimination physique (le meurtre) de ressortissants lituaniens membres d’un groupe politique particulier [atskira politinė grupė], à savoir les participants à la résistance contre l’occupant soviétique, et que [le requérant] avait ainsi pris part à un génocide ».

32. Le tribunal régional de Kaunas releva que l’article 3 de la loi du 9 avril 1992 relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne disposait que de tels faits pouvaient donner lieu à des poursuites rétroactives.

33. Il déclara le requérant coupable de génocide sur le fondement de l’article 99 du code pénal (paragraphe 53 ci-dessous) et le condamna à une peine de six ans d’emprisonnement. L’intéressé bénéficia d’une suspension de peine pour raisons de santé.

Pour sa part, M.Ž. fut reconnue coupable de complicité de génocide en vertu du même texte et condamnée à cinq ans d’emprisonnement. Elle bénéficia elle aussi d’une suspension de peine pour raisons de santé.

Par ailleurs, le tribunal accueillit une demande indemnitaire formée par une partie civile, M.B., fille de J.A. et nièce de A.A., mais il réserva la question du montant de l’indemnité à accorder et la renvoya à une procédure civile distincte.

34. Le requérant et M.Ž. firent appel de leur condamnation.

c) L’arrêt de la Cour d’appel

35. Le 21 septembre 2004, la Cour d’appel confirma les condamnations litigieuses, déclarant le jugement conforme à la loi et bien fondé. Elle observa que le tribunal n’avait pas conclu que le requérant avait lui-même tué l’un des partisans, et que l’intéressé avait été condamné au seul motif qu’il avait participé à l’opération d’élimination des partisans pris en leur qualité de représentants d’un groupe politique. Elle nota que l’intéressé avait lui-même reconnu, et que des témoignages et documents le corroboraient, qu’il avait activement collaboré à l’opération en question, qu’il était le responsable de M.Ž. – laquelle avait indiqué aux autorités soviétiques où les partisans se cachaient, qu’il avait pris part avec d’autres agents à l’encerclement de leur bunker, et qu’il était resté avec M.Ž. jusqu’à la fin de l’opération. En ce qui concerne la fixation de la peine, la Cour d’appel nota que le requérant, qui avait été agent opérationnel du MGB du district de Šakiai et avait collaboré volontairement avec les autorités d’occupation (le MGB), « savait parfaitement que cette organisation avait pour objectif d’éliminer les partisans lituaniens, composante de la population lituanienne [tikrai žinojo, kad šios įstaigos tikslas yra Lietuvos partizanų, kaip Lietuvos gyventojų dalies, fiziškas sunaikinimas] ». Elle observa que c’était en connaissance de cause que le requérant avait personnellement pris part, avec d’autres, au meurtre des frères partisans J.A. et A.A. Elle releva que M.Ž., en tant qu’agent du MGB, connaissait elle aussi les objectifs de cette organisation et qu’elle savait que les frères seraient éliminés lorsqu’elle avait fourni au MGB des informations sur le lieu où se trouvaient les partisans et qu’elle lui avait révélé la localisation de leur bunker. La Cour d’appel en conclut que le comportement du requérant et de M.Ž. manifestait une intention spécifique (tiesiogine tyčia). Enfin, elle observa que, lors de son procès, le requérant était demeuré convaincu de la légitimité des mesures prises par les autorités soviétiques contre des partisans lituaniens.

36. Par ailleurs, la Cour d’appel rejeta le moyen du requérant tiré de la non-conformité de la définition du génocide figurant à l’article 99 du code pénal lituanien avec celle donnée par l’article II de la Convention des Nations unies de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide). Elle releva que le tribunal avait conclu que les frères J.A. et A.A. avaient été éliminés en raison de leur appartenance à un « groupe politique ». Tout en concédant que la définition du crime de génocide donnée par l’article 99 du code pénal englobait les groupes sociaux et politiques, et qu’elle était en ce sens plus large que celle figurant dans la Convention sur le génocide, la Cour d’appel estima que l’ajout des groupes en question était « raisonnable et conforme à la réalité ». Elle observa que si la Convention en question ne comportait aucune disposition expresse autorisant une interprétation large de la notion de génocide, elle n’interdisait pas une telle interprétation. Elle indiqua que la notion de génocide avait été étendue dans les codes pénaux d’autres pays. Elle précisa que « l’expression groupe politique dési[gnait] un ensemble de personnes ayant des opinions et des convictions politiques communes, et [que] l’objectif consistant à éliminer physiquement un tel groupe s’analys[ait] également en un génocide en ce qu’il comport[ait] l’intention d’exterminer une partie de la population [politinė grupė – tai žmonės, susiję bendromis politinėmis pažiūromis ir įsitikinimais, ir siekimas tokią grupę fiziškai sunaikinti taip pat reiškia genocidą, nes siekiama sunaikinti dalį žmonių] ». La Cour d’appel poursuivit ainsi :

« L’assimilation des partisans lituaniens, c’est-à-dire les participants à la résistance armée contre la puissance occupante, à un groupe « politique » particulier opérée par le jugement de première instance est par nature relative/conditionnelle et peu précise. Les membres de ce groupe représentaient aussi la nation lituanienne, le groupe national. Les Soviétiques ont perpétré un génocide fondé précisément sur le critère de la nationalité/l’appartenance ethnique de la population ciblée. En conséquence, les partisans lituaniens peuvent non seulement être assimilés à un groupe politique, mais aussi à un groupe national et à un groupe ethnique, lesquels sont mentionnés dans la Convention sur le génocide. »

37. La Cour d’appel rejeta également la thèse du requérant et de M.Ž. selon laquelle les actes qui leur étaient reprochés n’étaient pas constitutifs de génocide, au motif selon eux que les frères J.A. et A.A. n’étaient pas des partisans à l’époque de leur décès et qu’ils ne pouvaient de ce fait passer pour appartenir à un groupe « politique, social ou autre ». Elle s’en expliqua ainsi :

« (...) Dans leur recours, les condamnés V. Vasiliauskas et M.Ž. allèguent aussi que les frères J.A. et A.A. ont collaboré avec les forces d’occupation allemandes pendant la guerre et commis des crimes. Ils ajoutent que J.A. et A.A. avaient déserté leur unité de partisans en 1947 et qu’ils n’avaient gardé aucun contact avec d’autres partisans après leur désertion. Ils en déduisent que J.A. et A.A. ne peuvent être considérés comme appartenant à un quelconque groupe politique, social ou autre et que les mesures prises contre ceux-ci ne peuvent être qualifiées d’actes de génocide. La cour estime avoir rejeté à juste titre ces arguments, qui avaient déjà été examinés dans le jugement de condamnation. V. Vasiliauskas et M.Ž. se sont prévalus du certificat no 1767 délivré le 13 novembre 2001 par le département lituanien des archives. Ce certificat indique que les archives du KGB contiennent un dossier pénal accusant J.A. d’avoir rejoint les rangs du bataillon armé des partisans blancs au moment de l’occupation de la Lituanie par l’Allemagne, d’avoir porté les armes et d’avoir pris part à l’arrestation, à la détention, ainsi qu’à la déportation de membres actifs du parti soviétique et de Juifs. Ce dossier reproche également à J.A. d’avoir mené des actions de propagande antisoviétique et d’avoir proféré des menaces terroristes contre des communistes, infractions réprimées par l’article 581a du code pénal de la République socialiste fédérative soviétique de Russie [crime contre-révolutionnaire et trahison de la patrie]. Le 4 mai 1945, J.A. s’est évadé de prison et a rejoint l’unité de partisans.

S’agissant de A.A., le certificat indique qu’il a servi dans la police allemande pendant l’occupation allemande et qu’il est entré dans la clandestinité en 1944, en rejoignant l’unité des nationalistes armés. Il y est également mentionné que, en 1947, J.A. et A.A. ont quitté cette unité pour partir se cacher seuls, sans garder de contacts avec d’autres partisans, et qu’ils ont été déclarés déserteurs par le commandement de l’unité des partisans de Tauras. L’acte d’accusation du 16 mars 1945 établi par le [MGB] relate les mêmes faits en ce qui concerne J.A., sans préciser les actes dont il était accusé. Après examen, les documents en question ne révèlent aucun indice d’une éventuelle implication des frères dans des crimes contre l’humanité. En outre, les accusations portées contre J.A. donnent plutôt à penser qu’on lui reprochait essentiellement des actes visant les forces d’occupation de [l’URSS] elles-mêmes. Aucun élément du dossier de l’affaire ne fait état de l’implication des frères dans un autre crime. Même les documents du KGB indiquent qu’à partir de 1947 J.A. et A.A. se sont terrés « sans commettre de vols » et qu’ils « n’étaient plus membres d’une organisation [criminelle] ». Une lettre du Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide intitulée « activités de résistance de J.A. et A.A. » mentionne qu’en 1945 les intéressés ont intégré la 37e unité de partisans (...) Il ressort des éléments recueillis par le MGB de Šakiai qu’en 1949 [J.A. et A.A.] appartenaient encore à cette unité (...) Par la suite, ils l’ont quittée et n’ont plus participé à aucune opération aux côtés des partisans.

La Cour estime que les informations recueillies ne permettent pas de conclure que J.A. et A.A. ne pouvaient plus être considérés comme des partisans lituaniens au moment de leur élimination. Le jugement de condamnation précise à juste titre que, pendant la période pertinente, les partisans étaient déjà contraints de combattre en petits groupes pour éviter d’être éliminés. Il ressort des dossiers du MGB eux-mêmes qu’en août 1952 d’autres partisans ont essayé de rencontrer J.A. et A.A. pour former une unité, ce qui a incité le MGB à répandre la rumeur selon laquelle J.A. et A.A. travaillaient pour lui. Le plan du 12 septembre 1952, approuvé par le chef du conseil du MGB du district de Kaunas, démontre qu’une stratégie précise avait été mise au point pour discréditer J.A. et A.A. (...) Le témoin A.S. a déclaré qu’en 1952 elle avait rencontré les partisans J.A. et A.A. et qu’elle leur avait apporté de la nourriture, ajoutant que ceux-ci lui avaient remis une attestation – encore en sa possession – certifiant qu’elle était une sympathisante des partisans.

Le 18 novembre 1992, le parquet général a innocenté J.A. des crimes qui lui étaient reprochés dans l’acte d’accusation de 1945. Il a indiqué que J.A. avait été irrégulièrement détenu d’octobre 1944 à mai 1945. En 1998 et en 2002 respectivement, le Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide a attribué à titre posthume à J.A. et A.A. le titre de combattant volontaire [kario savanorio]. Il ressort clairement d’un rapport du 11 juin 1952, dans lequel le chef du MGB de Kaunas informait le ministre de l’Intérieur de la RSSL des mesures prises pour localiser l’endroit où [J.A. et A.A.] se cachaient et les éliminer, que le MGB lui-même considérait que les intéressés étaient des partisans. En outre, le MGB du district de Šakiai avait été chargé de prendre des mesures pour accélérer l’élimination de [J.A. et de A.A.]. Tous ces éléments démontrent que J.A. et A.A. ont été tués en application de ces plans pour avoir participé à la résistance armée. »

d) L’arrêt de la Cour suprême

38. Le 22 février 2005, la Cour suprême, statuant en cassation, confirma la condamnation du requérant et de M.Ž. En ce qui concerne la notion de génocide, elle s’exprima ainsi :

« Les condamnés soutiennent que la notion de génocide définie à l’article 99 du code pénal est plus étendue que celle donnée à l’article II de la Convention sur le génocide, et qu’elle n’est donc pas conforme aux normes du droit international. Ce moyen doit être rejeté.

Il est vrai que l’article 99 du code pénal définit la notion de génocide de manière plus large [platesnė nusikaltimo sudėtis] que ne le fait l’article II de la Convention [sur le génocide]. D’après l’article 99 du code pénal, la qualification de génocide s’étend aux actes visant à l’élimination physique de tout ou partie des membres d’un groupe social ou politique. L’article II de la Convention ne mentionne pas les groupes en question.

En adhérant à la Convention [sur le génocide], la République de Lituanie s’est engagée à veiller à l’application sur son territoire des règles énoncées dans cet instrument. En conséquence, l’adhésion à la Convention [sur le génocide] oblige la Lituanie à réprimer et à prévenir les actes visant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux. L’adhésion à la Convention [sur le génocide] ne prive pas les États de leur droit de définir et de proscrire les actes constitutifs du crime de génocide [apibrėžti veikas, kurios yra nusikaltimai, ir jas uždrausti]. Cela est d’autant plus vrai que l’article V de cette convention dispose que les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de cette convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. En Lituanie, cette disposition a été mise en œuvre par l’adoption, le 9 avril 1992, de la loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne. La notion de génocide définie à l’article 1 de ce texte correspond à celle qui figure à l’article II de la Convention sur le génocide. Cela étant, lorsque la Lituanie a adhéré à cet instrument, le Parlement lituanien a proclamé, dans l’article 2 de la loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne, que le meurtre, la torture et la déportation de lituaniens pendant les années de l’occupation par l’Allemagne nazie et de l’annexion par l’URSS répondaient aux caractéristiques du crime de génocide tel que défini par les normes pertinentes de droit international. Des modifications apportées en 1998 au code pénal ont défini les éléments du crime de génocide [apibrėžta genocido nusikaltimo sudėtis] en y incluant les actes visant à l’élimination physique de tout ou partie des membres d’un groupe social ou politique. Cette caractéristique du crime de génocide est demeurée dans l’article 99 du code pénal. Il est clair qu’en incluant dans la définition du crime de génocide les actes visant à l’élimination physique de tout ou partie des membres d’un groupe social ou politique, le législateur s’est borné à mettre en œuvre les dispositions de l’article 2 de la loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne. Il s’ensuit que les doutes exprimés par le requérant et M.Ž. quant à l’interprétation de la notion de génocide ne sont pas fondés. »

39. La Cour suprême releva que le requérant et M.Ž. avaient été reconnus coupables de « participation à l’élimination d’une fraction de la population lituanienne appartenant à un groupe politique particulier, à savoir les partisans lituaniens, membres de la résistance au régime d’occupation soviétique [nuteisti už dalyvavimą fiziškai sunaikinant Lietuvos gyventojų dalį, priklausiusią atskirai politinei grupei, t.y. Lietuvos partizanams – pasipriešinimo sovietų okupacinei valdžiai dalyviams] ». Elle rejeta le moyen du requérant et de M.Ž. selon lequel les frères J.A. et A.A. avaient déserté leur unité de partisans et n’appartenaient donc plus au groupe politique des partisans au moment de leur décès. Elle constata que ce moyen avait été soulevé tant en première instance qu’en appel, et qu’il avait été rejeté pour des motifs précis et bien fondés.

40. Enfin, elle nota que, pendant la période de 1944 à 1953, « la résistance nationale armée – la guerre des partisans – combattait les forces et les structures du régime d’occupation soviétique en Lituanie ». Elle souligna en outre que la loi sur le statut juridique des participants à la résistance aux occupations de 1940-1990 (Pasipriešinimo 1940-1990 metų okupacijoms dalyvių teisinio statuso įstatymas), promulguée le 28 novembre 1996, prévoyait que les partisans qui avaient combattu l’occupant se verraient attribuer le titre de combattant volontaire. Relevant que le Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide avait conféré ce titre à J.A. et A.A. en 1998 et en 2001 respectivement et que, conformément à la loi, seuls ceux qui n’avaient pas commis de crime contre l’humanité ou tué de civils pouvaient se voir accorder ce titre, elle en conclut que J.A. et A.A. avaient satisfait à cette condition.

41. La Cour suprême rejeta également le moyen du requérant selon lequel il n’avait commis aucun acte ayant entraîné la mort des deux partisans. À cet égard, elle s’exprima ainsi :

« La juridiction de jugement a conclu que V. Vasiliauskas avait pris part au meurtre des partisans lituaniens J.A. et A.A. en encerclant le bunker avec d’autres agents du MGB et en participant à l’attaque au cours de laquelle J.A. et A.A. furent tués par balle. Le jugement de première instance ne dit pas que V. Vasiliauskas a lui-même tué l’un ou l’autre des partisans, bien qu’il existe des informations en ce sens dans le dossier (voir le rapport établi le 2 janvier 1953 par le chef du MGB du district de Šakiai).

La participation au meurtre de personnes appartenant à un groupe politique figure parmi les éléments matériels [vienas iš nusikaltimo sudėties objektyviosios pusės požymių] du crime de génocide énumérés à l’article 99 du code pénal. L’implication dans le meurtre de membres des groupes définis à l’article 99 vise non seulement la commission des actes entraînant la mort, mais aussi la création des conditions [sudarymas sąlygų] permettant la perpétration d’un meurtre. Il est constant que V. Vasiliauskas, agent du MGB, a participé avec le chef d’une sous-section du MGB à la préparation d’une opération visant à l’élimination de J.A. et A.A. V. Vasiliauskas portait une arme et il était responsable, durant l’opération en question, de l’agent du MGB [M.Ž.] qui avait localisé le bunker des partisans. Il est demeuré aux côtés de celle-ci jusqu’à la fin de l’intervention. Il a reconnu ces faits. Au regard de ces éléments, la Cour d’appel a conclu à juste titre que V. Vasiliauskas avait pris une part active à l’opération visant à l’élimination des partisans J.A. et A.A. S’il n’est pas établi que V. Vasiliauskas ait lui-même tué J.A. ou A.A., les actes qu’il a accomplis pour la préparation de l’opération et pendant le déroulement de celle-ci sont constitutifs de l’élément matériel du crime de génocide tel que défini à l’article 99 du code pénal, à savoir la participation au meurtre de personnes appartenant à un groupe politique.

En outre, les actes incriminés présentent l’élément subjectif du crime de génocide – l’intention spécifique [tiesioginė tyčia] : lorsqu’il les a accomplis, V. Vasiliauskas savait que l’objectif du gouvernement soviétique était d’éliminer tous les partisans lituaniens. Il savait aussi que les frères J.A. et A.A. étaient des partisans, il n’ignorait pas qu’ils seraient tués au cours de l’opération, ou qu’ils seraient arrêtés, torturés, poursuivis pour « trahison envers la patrie » et [probablement] condamnés à mort, et il voulait qu’il en fût ainsi. »

4. L’action civile indemnitaire pour dommage moral

42. Le 20 décembre 2004, M.B. engagea une action civile, réclamant solidairement au requérant et à M.Ž. 200 000 litai lituaniens ((LTL) – soit 58 000 euros (EUR) environ). Elle fit valoir que J.A., l’un des partisans qui avaient été tués, était son père et que l’autre, A.A., était son oncle, précisant qu’elle allait avoir sept ans lors de leur décès, et que la mort de son père avait fait d’elle une orpheline. Elle expliqua que les agissements du requérant avaient porté atteinte à sa réputation et à celle de sa famille, qu’ils leur avaient causé une souffrance psychique considérable, qu’ils les avaient plongés dans un état dépressif et qu’ils les avaient humiliés, ajoutant que ses rapports avec les autres étaient devenus difficiles et qu’elle avait dû se cacher et changer constamment de lieu de résidence. Elle soutint qu’elle continuait à pâtir des conséquences de ce crime, le requérant et M.Ž. refusant toujours de lui révéler le lieu où son père avait été inhumé.

43. Le 9 novembre 2006, le tribunal régional de Kaunas débouta M.B. Relevant que l’État lituanien lui avait déjà versé une indemnité forfaitaire de 20 000 LTL au titre de la réparation due aux familles victimes de l’occupation de 1940-1990 (paragraphe 68 ci-dessous), le tribunal conclut qu’elle avait déjà été indemnisée de la souffrance causée par la perte de ses proches parents.

44. Par un arrêt du 20 juin 2007, la Cour d’appel infirma le jugement du 9 novembre 2006 et condamna le requérant et M.Ž. à verser 150 000 LTL à M.B. en réparation du préjudice causé par leurs agissements. Elle souligna qu’à l’époque de l’occupation de la Lituanie et de la commission par le requérant et M.Ž. de leur crime « contre le combat des partisans lituaniens pour la liberté et l’indépendance de l’État lituanien [nukreipti prieš Lietuvos partizanų kovas už Lietuvos valstybės laisvę ir nepriklausomybę] », il n’était pas possible à M.B. de demander réparation de son préjudice sous le régime soviétique. Elle estima que la perte d’un proche parent et d’un autre membre de sa famille avait causé à M.B. une grande souffrance et une dépression. En outre, elle précisa qu’« il fa[llait] tenir compte du fait que ces actes criminels [avaient] été commis sur une grande échelle et qu’ils visaient en réalité non telle ou telle personne, mais quiconque combattait pour l’indépendance de la Lituanie ». Relevant que le requérant et M.Ž. souffraient de graves problèmes de santé et que de nombreuses années s’étaient écoulées depuis la commission du crime, elle condamna solidairement les deux auteurs de ce crime de génocide à verser 150 000 LTL à M.B. pour préjudice moral.

45. Par un arrêt du 28 février 2011, la Cour suprême statuant en composition élargie confirma l’arrêt de la Cour d’appel, mais ramena à 50 000 LTL (soit 14 500 EUR environ) l’indemnité à verser solidairement (solidariai) par le requérant et M.Ž. Relevant notamment que ces derniers avaient commis le crime de génocide de concert avec des agents du MGB du district de Šakiai de la RSSL et des soldats soviétiques, elle estima qu’ils ne devaient pas se voir imposer une charge disproportionnée. En outre, elle indiqua que « les crimes contre l’humanité se caractéris[ai]ent par le fait qu’ils vis[ai]ent un grand nombre de personnes, les actes perpétrés par leurs auteurs frappant de nombreuses victimes », et qu’il devait en être tenu compte dans la fixation du montant des indemnités à verser à chacune d’entre elles. À cet égard, elle précisa que, dans les affaires où les victimes n’étaient pas toutes connues ou se manifestaient ultérieurement, l’octroi par les tribunaux d’indemnités excessives risquait de compliquer l’exécution des décisions à intervenir.

5. Mesures prises en vue de la réouverture du procès du requérant

46. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 18 mars 2014 (paragraphes 56-63 ci-dessous), le procureur général décida le 10 avril 2014 d’engager la procédure prévue par l’article 444 du code de procédure pénale en raison de la découverte de circonstances nouvelles. Il releva que la juridiction de jugement avait déclaré le requérant et M.Ž. coupables de génocide d’un groupe politique, et que cette décision avait été confirmée en appel et en cassation. Constatant que la Cour constitutionnelle avait conclu dans son arrêt que le fait de poursuivre rétroactivement des actes de génocide perpétrés contre des membres de groupes politiques s’analysait en une violation du principe de l’état de droit, le procureur général estima qu’il fallait rechercher si l’intéressé et M.Ž., sa coaccusée, devaient être déclarés innocents ou coupables de génocide ou, le cas échéant, d’une autre infraction. Un procureur du parquet général fut désigné pour examiner les circonstances nouvellement découvertes.

47. Par une décision définitive du 28 mai 2014, le procureur estima que l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 18 mars 2014 s’analysait en une interprétation d’une norme juridique, non en un fait nouveau (« une autre circonstance » au sens de l’article 444 § 1 (4) du code de procédure pénale). Il en conclut que l’arrêt en question ne pouvait servir de base à l’introduction devant la Cour suprême d’une demande de réouverture du procès du requérant, cette circonstance faisant juridiquement obstacle à la saisine de la Cour suprême.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La restauration de l’indépendance de la Lituanie

48. Le 11 mars 1990, en adoptant la loi portant rétablissement de la Constitution lituanienne du 12 mai 1938, le Conseil suprême remit en vigueur un certain nombre de dispositions fondamentales de la Constitution originelle de la Lituanie, qui était en vigueur avant l’occupation soviétique en 1940, abrogeant ainsi la Constitution soviétique de 1977 et la Constitution de la RSSL de 1978. Le même jour, il adopta la Constitution provisoire – la loi fondamentale provisoire de la République de Lituanie (Laikinasis Pagrindinis Įstatymas), qui exposait les principes constitutionnels de l’État lituanien redevenu indépendant. La loi en question disposait notamment que la Lituanie était une république démocratique souveraine, que le pouvoir de l’État appartenait au peuple et qu’il était exercé par le Conseil suprême, le gouvernement et les tribunaux. En outre, elle précisait que les lois et les actes juridiques antérieurs restaient applicables pour autant qu’ils n’étaient pas incompatibles avec elle. Elle demeura en vigueur jusqu’au 2 novembre 1992. Le 11 février 1991, à la suite du référendum organisé le 9 février 1991, le Conseil suprême promulgua une loi constitutionnelle énonçant que le principe selon lequel « l’état lituanien [était] une république indépendante et démocratique » était une norme constitutionnelle de la République de Lituanie et un principe fondamental de l’État (Kuolelis et autres, précité, §§ 64-65 et 71).

49. Le 29 juillet 1991, la République de Lituanie et la République socialiste fédérative soviétique de Russie (« la RSFSR ») signèrent un traité sur les « fondements des relations entre les États » par lequel elles se reconnurent mutuellement la qualité de sujet indépendant de droit international et d’État souverain. Le préambule de ce traité indique que les événements du passé ont empêché chacun des États signataires d’exercer librement et pleinement sa souveraineté.

B. Le crime de génocide

1. La loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne, les codes pénaux et les instructions de la Cour suprême sur le crime de génocide

50. Sous le régime soviétique et avant 1992, le génocide n’était pas incriminé dans la législation pénale en vigueur en Lituanie – ni dans le code pénal de la RSFSR de 1926 appliqué en Lituanie jusqu’en 1961, ni dans le code pénal de la RSSL de 1961 (paragraphes 70-72 ci-dessous).

51. Le 9 avril 1992, la Lituanie adhéra à la Convention sur le génocide et à la Convention des Nations unies de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Le même jour, la loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne fut adoptée (Įstatymas dėl atsakomybės už Lietuvos gyventojų genocidą). Ses dispositions pertinentes se lisent ainsi :

Article 1

« Est puni d’une peine d’emprisonnement de cinq à dix ans et de la confiscation des biens ou de la peine de mort et de la confiscation des biens le fait, dans le but d’éliminer physiquement tout ou partie d’une population appartenant à un groupe national, ethnique, racial ou religieux, de tuer des membres de ce groupe ou, de manière délibérée, de les torturer, de porter gravement atteinte à leur intégrité physique ou à leur développement psychique, de les soumettre à des conditions de vie de nature à entraîner leur destruction physique totale ou partielle, de procéder à un transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ou d’imposer des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe (génocide). »

Article 2

« Le meurtre, la torture et la déportation de membres de la population lituanienne commis pendant l’occupation et l’annexion de la Lituanie par l’Allemagne nazie ou par l’URSS sont constitutifs du crime de génocide tel que défini par le droit international. »

Article 3

« La loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne est d’application rétroactive. L’action publique dirigée contre les personnes ayant commis l’un quelconque des actes définis par la présente loi avant l’entrée en vigueur de celle-ci est imprescriptible. »

52. Le 21 avril 1998, les articles 2 et 3 de la loi susmentionnée furent abrogés et la répression du génocide fut ultérieurement régie par les articles 49 et 71 du code pénal, dans les termes suivants :

Article 49 § 5
Prescription

« Le crime de génocide est imprescriptible. Les peines prononcées contre les personnes reconnues coupables de génocide ne peuvent être amnistiées. »

Article 71
Génocide

« 1. Est puni d’une peine d’emprisonnement de cinq à vingt ans le fait, dans le but d’éliminer physiquement tout ou partie des membres d’une population appartenant à un groupe national, ethnique, racial ou religieux, de torturer des membres de ce groupe, de porter gravement atteinte à leur intégrité physique ou à leur développement psychique, de les soumettre délibérément à des conditions de vie de nature à entraîner leur destruction physique totale ou partielle, de procéder à un transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ou d’imposer des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.

2. Sont punis d’une peine d’emprisonnement de dix à vingt ans ou de la peine capitale les actes mentionnés au premier paragraphe du présent article s’ils ont entraîné la mort, de même que le fait d’organiser ou de mener des actes mentionnés aux premier et second paragraphes du présent article. »

53. Les dispositions pertinentes du nouveau code pénal en vigueur depuis le 1er mai 2003 et donc applicables au moment de la condamnation du requérant sont ainsi libellées :

Article 3
Application de la loi pénale dans le temps

« 1. Le caractère infractionnel d’un acte et la punissabilité d’une personne sont déterminés par la loi pénale en vigueur au moment de la commission de l’acte incriminé. Le moment de la commission de l’acte incriminé est celui où l’action (ou l’omission) a eu lieu, ou le moment où se produisent les conséquences prévues par la loi pénale, si la survenance de ces conséquences était voulue à un autre moment.

2. Les dispositions qui dépénalisent un acte, prévoient une peine moins sévère ou adoucissent d’une autre manière la situation juridique de l’auteur de l’acte ont un effet rétroactif, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent à quiconque a commis l’acte avant leur entrée en vigueur, y compris aux personnes qui exécutent une peine ou qui ont déjà été condamnées.

3. Les dispositions pénales qui incriminent un acte, prévoient des peines plus sévères ou aggravent d’une autre manière la situation juridique de l’auteur de l’acte en question n’ont pas d’effet rétroactif. Font exception à ce principe les dispositions du présent code qui répriment le génocide (article 99), la soumission de personnes à des traitements interdits par le droit international (article 100), le meurtre de personnes protégées par le droit international humanitaire (article 101), la déportation de la population civile d’un État occupé (article 102), le fait de porter atteinte à l’intégrité physique de personnes protégées par le droit international humanitaire ou de les soumettre à la torture ou à d’autres traitements inhumains (article 103), l’exploitation forcée de civils ou de prisonniers de guerre dans les forces armées ennemies (article 105) et les attaques militaires interdites (article 111).

4. Seuls peuvent être imposés par les tribunaux les sanctions pénales ou correctives ou les traitements médicaux prévus par le droit pénal applicable au moment de l’adoption du jugement. »

Article 95
Prescription des décisions de condamnation

« 8. Sont imprescriptibles les crimes suivants :

1) le génocide (article 99 du présent code) ;

(...) »

Article 99
Génocide

« Est puni d’une peine d’emprisonnement de cinq à vingt ans ou de la réclusion à perpétuité quiconque, dans le but de détruire tout ou partie des membres d’un groupe national, ethnique, racial, religieux, social ou politique, organise le meurtre ou la torture de membres du groupe, des atteintes à leur intégrité physique ou à leur développement psychique, leur déportation ou leur soumission à des situations de nature à entraîner la mort de tout ou partie d’entre eux, ou des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ou le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe, ou dirige de tels actes ou y prend part. »

54. Dans un arrêt rendu le 29 novembre 2010 et portant sur la constitutionnalité de la loi relative à l’indemnisation des dommages causés par l’occupation soviétique, la Cour constitutionnelle s’exprima ainsi :

« Pendant les occupations soviétique et nazie, la démocratie a été bafouée et des crimes ont été commis contre la population de l’État occupé : un génocide a été perpétré. Il va sans dire que les victimes du génocide commis par les collaborateurs des régimes des États occupants pendant les périodes d’occupation ne disposaient d’aucune voie de droit qui leur eût permis de demander réparation aux auteurs de ce génocide. »

55. Le 29 juin 2012, la Cour suprême émit des instructions sur la pratique judiciaire dans les affaires de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Ces instructions soulignent que, en matière d’accusation de génocide, il importe de tenir compte du contexte dans lequel les faits ont été commis, et qu’il est indispensable d’établir que l’accusé a agi dans l’intention d’éliminer tout ou partie des membres d’un groupe particulier. Il y est également indiqué que le génocide est une infraction intentionnelle et que l’intention délictueuse peut se déduire de la collaboration de l’accusé avec des unités spéciales de l’organisation répressive ayant mené des opérations punitives qui visaient notamment les partisans lituaniens en lutte contre le régime d’occupation. Il en ressort enfin que l’appartenance de l’accusé à une organisation répressive vaut preuve de la connaissance par celui-ci des objectifs de l’organisation en question (points 10-11).

2. L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 18 mars 2014

56. En 2011, la Cour constitutionnelle fut saisie par un groupe de membres du Parlement lituanien, ainsi que par des juridictions pénales opérant un renvoi dans cinq affaires pénales. Elle était invitée à se prononcer sur la question de savoir si, eu égard à leur contenu et à leur portée, les articles 3 § 3, 95 § 8 (1) et 99 du code pénal étaient ou non compatibles avec les articles 31 §§ 2 et 4 et 138 § 3 de la Constitution et avec le principe constitutionnel de l’état de droit.

57. L’un des renvois par lesquels la Cour constitutionnelle avait été saisie émanait de la Cour d’appel (demande no 1B-58/2011)[2]. Il ressort de la décision de renvoi, dans laquelle la Cour d’appel demandait des instructions à la Cour constitutionnelle, que le tribunal régional de Kaunas avait reconnu le requérant coupable de génocide le 9 juin 2011 dans une autre affaire qui portait elle aussi sur le génocide de partisans lituaniens. Il y est également indiqué que, dans l’affaire en question, ce tribunal avait établi que le requérant avait servi à compter du 15 septembre 1952 en qualité d’agent opérationnel dans l’organisation de la puissance occupante – le MGB du district de Šakiai, et qu’il « savait que l’objectif principal [de cette organisation] consistait à éliminer physiquement la fraction de la population lituanienne appartenant à un groupe national, ethnique et politique particulier, à savoir les partisans lituaniens ». Il y est précisé que le requérant, agissant de concert avec les commandants du MGB du district de Šakiai de la région de Kaunas dans le but de tuer ou de capturer et de déporter les partisans qui se cachaient dans une maison du district de Šakiai, avait pris part dans la nuit du 23 mars 1953 à une opération au cours de laquelle le partisan J.B. avait été blessé et appréhendé. Il ressort également de la décision de renvoi que le 20 juillet 1953 ce dernier avait été condamné à vingt-cinq ans de privation de liberté par le tribunal militaire du MGB de la région de Vilnius et qu’en août 1953 il avait été déporté de Lituanie vers un camp spécial situé en ex-URSS. Enfin, il est mentionné dans la décision que le tribunal régional de Kaunas avait conclu que, par ses agissements, le requérant avait participé à la déportation de ce partisan de Lituanie vers le territoire de la puissance occupante, contribuant ainsi à la détention illégale de celui-ci dans un camp pénitentiaire (lageryje).

58. Le 18 mars 2014, la Cour constitutionnelle se prononça sur la question de savoir si la définition du crime de génocide donnée par le code pénal lituanien et la possibilité de punir rétroactivement ce crime étaient conformes à la Constitution. Dans son arrêt, elle conclut à la constitutionnalité de l’article 99 du code pénal, disposition énonçant que les actes visant à détruire physiquement tout ou partie des membres d’un groupe national, ethnique, racial, religieux, social ou politique sont qualifiables de génocide. Après avoir examiné le droit international pertinent, notamment la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et celle de la Cour internationale de justice (CIJ), la Cour constitutionnelle estima que, eu égard à leurs particularités historiques, politiques, sociales et culturelles, les états jouissaient d’une certaine latitude pour définir dans leur droit interne le crime de génocide de manière plus large que ne le faisait le droit international. Elle en conclut que les groupes politiques ou sociaux pouvaient être inclus dans la définition du génocide (point 3.7 de l’arrêt, chapitre II, motivation).

59. La Cour constitutionnelle ajouta que certains historiens avaient conclu que les Lituaniens, les Lettons, les Estoniens et d’autres peuples qui vivaient sur le territoire de l’URSS (Allemands, Ukrainiens, Tatars de Crimée, Tchétchènes, Ingouches) étaient réputés appartenir à des nations « indignes de confiance », et que leur nationalité les vouait à être exterminés, notamment par un exil forcé dans des conditions insupportables. Au point 6.3 de son arrêt, la Cour constitutionnelle s’exprima comme suit :

« Ainsi, dans ce contexte juridique international et historique, et eu égard notamment à l’idéologie du régime totalitaire communiste soviétique évoquée ci-dessus – qui a été à l’origine de l’extermination de groupes humains entiers, à l’ampleur de la répression menée par l’URSS contre les habitants de la République de Lituanie, répression qui s’inscrivait dans une politique ciblée consistant à détruire les fondements de la nation civile et à traiter les Lituaniens en peuple « indigne de confiance », les crimes commis par l’occupant soviétique à certaines époques (en 1941, année où l’URSS a commencé à déporter massivement des Lituaniens vers son territoire et à exécuter sans jugement des personnes arrêtées, et en 1944‑1953, période marquée par la répression massive de la lutte des partisans contre l’occupation de la République de Lituanie) pourraient être qualifiés de génocide au sens des normes de droit international universellement reconnues (notamment par la Convention sur le génocide) si l’existence d’un objectif précis de destruction de tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux devait être établie. Comme il a déjà été indiqué, les normes de droit international universellement reconnues qualifient de génocide les actes intentionnels visant à la destruction – pas nécessairement totale mais aussi partielle – d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Lorsque le but visé consiste à détruire une fraction d’un groupe protégé, celle-ci doit être suffisamment importante pour que sa destruction ait un impact sur l’ensemble du groupe. Sont également qualifiables de génocide les actes délibérés visant à la destruction de groupes sociaux ou politiques représentant une partie importante d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux dès lors que cette destruction a un impact sur l’ensemble de ce groupe. Par ailleurs, il a déjà été mentionné qu’un transfert forcé de population pouvait conduire à la destruction physique d’un groupe lorsqu’il était réalisé dans des conditions telles que le groupe concerné ne pouvait plus se reconstituer, en particulier en cas de dispersion de ses membres. En pareil cas, le transfert forcé peut aboutir à la destruction du groupe concerné, puisque celui-ci cesse d’exister en tant que groupe ou du moins sous sa forme originelle. »

Et la Cour constitutionnelle de poursuivre :

« En d’autres termes, il a déjà été indiqué que, au regard des normes de droit international universellement reconnues, des actes commis pendant une période déterminée contre des groupes politiques et sociaux de la population de la République de Lituanie sont qualifiables de génocide dès lors qu’ils visaient – ce qui doit être démontré – à la destruction de groupes représentant une fraction importante de la nation lituanienne et que cette destruction a eu des incidences sur la survie de l’ensemble de la nation lituanienne. Il convient en revanche de relever que l’absence de preuve de l’existence d’un tel but ne ferait pas à elle seule obstacle à la répression d’actes commis contre la population lituanienne (tels que le meurtre, la torture, la déportation, l’enrôlement forcé dans les armées d’un état occupant, les persécutions pour des motifs politiques, nationaux ou religieux) selon le droit de la République de Lituanie et les normes de droit international universellement reconnues. La question de savoir si de tels actes constituent des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre doit être appréciée en fonction des circonstances.

6.4. Dans ce contexte, il y a lieu de noter, comme il a été indiqué ci-dessus, que le préambule de la loi relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne du 9 avril 1992 énonce notamment que la politique de génocide et de crimes contre l’humanité menée contre la population lituanienne a été mise en œuvre pendant les années de l’occupation par l’Allemagne nazie et de l’annexion par l’URSS. En outre, l’article 2 de ladite loi dispose que « [l]e meurtre, la torture et la déportation de membres de la population lituanienne commis pendant l’occupation et l’annexion de la Lituanie par l’Allemagne nazie ou par l’URSS sont constitutifs du crime de génocide tel que défini par le droit international ».

6.5. En résumé, il convient de relever que l’inclusion des groupes sociaux et politiques dans la définition du génocide donnée par l’article 99 du code pénal, que les demandeurs contestent, repose sur un contexte juridique et historique concret, celui des crimes internationaux commis par les puissances occupantes en République de Lituanie. »

60. La Cour constitutionnelle conclut également à la constitutionnalité de l’article 95 du code pénal, selon lequel le génocide – notamment celui de groupes sociaux ou politiques – est imprescriptible. Elle se prononça ainsi, estimant que la Constitution permettait à la loi d’exclure la prescription pour la poursuite des crimes les plus graves, dont le génocide d’un groupe social ou politique faisait partie. Elle observa ensuite que l’article 135 § 1 de la Constitution obligeait la Lituanie à respecter les engagements découlant des normes de droit international universellement reconnues proscrivant les actes tels que le génocide, et que le droit lituanien ne pouvait donc pas édicter des règles moins strictes que celles posées par le droit international. Toutefois, elle jugea que le principe de l’état de droit – et plus particulièrement les principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege – serait violé si le droit pénal lituanien autorisait la punition rétroactive d’un acte incriminé seulement au niveau interne, à savoir, en l’occurrence, le génocide de membres d’un groupe politique ou social. Elle en conclut que la répression rétroactive d’un génocide d’un groupe social ou politique commis avant les modifications apportées au code pénal le 21 avril 1998 serait contraire à la Constitution et au principe de l’état de droit.

61. S’agissant des crimes commis par les régimes totalitaires, notamment celui de l’URSS, la Cour constitutionnelle formula les observations suivantes (point 6.1 de son arrêt, chapitre II, motivation) :

« Par conséquent, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont sans conteste imputables aux régimes communistes totalitaires, notamment à celui de l’URSS, dès lors que les crimes commis contre certains groupes nationaux ou ethniques pendant une certaine période peuvent être considérés comme constitutifs de génocide au sens des normes de droit international universellement reconnues.

À cet égard, il convient de signaler que la commission de crimes par le régime communiste totalitaire de l’URSS est un fait qui a été reconnu par la législation de la Fédération de Russie. Par exemple, le préambule de la loi sur la réhabilitation des peuples victimes de répression du 26 avril 1991 énonce notamment que « le renouveau de la société soviétique (...) a créé un contexte propice à la réhabilitation des peuples victimes de répression, de génocide et de massacre pendant les années du pouvoir soviétique ». » (Voir aussi le paragraphe 74 ci-dessous)

62. En ce qui concerne l’ampleur de la répression soviétique exercée en Lituanie sous le régime soviétique (notamment de 1940-1941 et de 1944-1953), la Cour constitutionnelle précisa notamment :

« 6.2. D’après diverses sources, la République de Lituanie a perdu près d’un cinquième de sa population – en comptant les réfugiés – lors des deux occupations soviétiques. Il ressort des informations fournies par le Centre de recherche lituanien sur la résistance et le génocide que, pendant les périodes d’occupation soviétique (1940-1941 et 1944-1990), 85 000 habitants de la Lituanie au total sont morts ou ont été tués, et que 132 000 environ ont été déportés en Union soviétique (32 000 enfants entre 1945 et 1952). Parmi ceux qui sont morts ou qui ont été tués, 20 000 étaient des participants à la résistance armée contre l’occupation (partisans) ou des sympathisants (données pour la période 1944-1952), quelque 1 100 d’entre eux ont été fusillés ou torturés à mort en juin 1941, lors du retrait des forces armées soviétiques de Lituanie, 35 000 à 37 000 prisonniers politiques ont péri dans des camps spéciaux ou des prisons, et près de 28 000 déportés ont trouvé la mort en exil. La première déportation de masse de citoyens de la République de Lituanie vers la Sibérie, qui a touché 12 000 personnes au total, a commencé le 14 juin 1941. De 1944 à 1946 a eu lieu l’une des plus importantes campagnes de répression jamais menées contre une population civile : jusqu’à 130 000 habitants de la Lituanie ont été arrêtés et incarcérés, 32 000 victimes de la répression ont été transférées dans des camps ou des prisons et quelque 108 400 personnes ont été enrôlées de force dans les troupes soviétiques en 1944-1945. Au total, 186 000 personnes ont été arrêtées et emprisonnées entre 1944 et 1953 au cours de la guerre des partisans contre l’occupant.

Il ressort manifestement de ces données que le régime mis en place par l’occupant soviétique sur le territoire lituanien a perpétré des crimes internationaux pouvant être qualifiés, d’après les normes de droit international universellement reconnues (notamment celles énoncées dans le Statut du Tribunal militaire [international] de Nuremberg), de crimes contre l’humanité (assassinat et extermination de civils, déportation de populations, emprisonnement et persécution de populations pour des motifs politiques ou nationaux) et de crimes de guerre (assassinat et déportation de personnes protégées par le droit international humanitaire, enrôlement de force d’habitants d’un territoire occupé dans l’armée d’un État occupant, etc.).

Il convient de souligner que, selon les recherches conduites par les historiens, les crimes commis contre les habitants de la République de Lituanie s’inscrivaient dans le cadre de la politique ciblée, systématique et totalitaire mise en œuvre par l’URSS. La répression exercée contre les habitants de la Lituanie n’était en aucun cas fortuite et incohérente ; elle était au contraire destinée à éradiquer la base de la nation politique lituanienne, notamment la structure politique et sociale sur laquelle l’État lituanien était fondé. La répression s’abattait sur les plus actifs des groupes sociaux et politiques formés par les habitants de la République de Lituanie, à savoir les participants à la résistance contre l’occupation et leurs sympathisants, les fonctionnaires et responsables de l’État lituanien, les personnalités lituaniennes, les intellectuels, les universitaires, les agriculteurs, les membres du clergé et les membres des familles de ces personnes. La répression exercée par le régime d’occupation visait à exterminer ces personnes, à leur nuire ou à les briser. Celles-ci ont été victimes d’exécutions extrajudiciaires, elles ont été emprisonnées, incarcérées dans des camps spéciaux où elles ont été soumises aux travaux forcés, elles ont été déportées vers l’Union soviétique dans des régions reculées et peu peuplées au climat rigoureux, l’objectif étant de leur imposer à dessein des conditions de vie insupportables qui mettaient en permanence leur vie et leur santé en péril. »

63. En ce qui concerne le rôle des partisans, la Cour constitutionnelle formula les observations suivantes :

« Il convient également de relever que certaines dispositions de la législation lituanienne (...) qualifient la résistance armée et organisée à l’occupation soviétique de légitime défense de l’état lituanien, qu’elles attribuent le titre de combattant volontaire aux participants à la résistance armée et qu’elles reconnaissent leurs grades et distinctions militaires (...) »

Elle fit également état de ce qui suit :

« [à] l’époque de l’occupation, le [Conseil du Mouvement de lutte pour la liberté de la Lituanie était] l’autorité politique suprême de la nation chargée de mener la lutte politique et militaire nationale pour la liberté ».

Elle poursuivit ainsi :

« 7.3. En conséquence, eu égard à ce contexte juridique international et historique, il convient de noter que la qualification à attribuer aux actes perpétrés contre le groupe politique que formaient les participants à la résistance à l’occupation soviétique doit tenir compte de l’importance de ce groupe pour l’ensemble du groupe national concerné (la nation lituanienne), lequel relève de la définition du crime de génocide donnée par les normes de droit international universellement reconnues.

Il a déjà été indiqué que, au regard des normes de droit international universellement reconnues, des actes commis pendant une période déterminée contre certains groupes politiques et sociaux de la population de la République de Lituanie pouvaient être qualifiés de génocide dès lors qu’ils visaient – ce qui doit être démontré – à la destruction de groupes représentant une fraction importante de la nation lituanienne et que cette destruction a eu un impact sur la survie de l’ensemble de la nation lituanienne. Il a également été indiqué, toutefois, que l’absence de preuve de l’existence d’un tel but n’empêchait pas de punir, conformément aux normes de droit international universellement reconnues et au droit de la République de Lituanie, les personnes ayant commis envers la population lituanienne des actes tels que le meurtre, la torture, la déportation, l’enrôlement de force dans les armées d’un état occupant, la persécution pour des motifs politiques, nationaux ou religieux : il faudra apprécier, au vu des circonstances concrètes, si de tels actes s’analysent aussi en des crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre. S’agissant des participants à la résistance armée de la République de Lituanie contre l’occupation soviétique (les partisans), il convient également de relever que l’Union soviétique, qui ne faisait aucun cas des normes de droit international universellement reconnues, ne leur a jamais accordé ni le statut de combattants ou de prisonniers de guerre ni les garanties internationales qui s’y attachent. Il ressort clairement des conclusions des historiens qui ont étudié les documents relatifs aux structures répressives des services des affaires intérieures et de la sûreté soviétiques que celles-ci poursuivaient une politique ciblée d’extermination des « bandits », des « terroristes » et des « nationalistes bourgeois » – qualificatifs qu’elles attribuaient aussi aux partisans lituaniens – qui s’est notamment traduite par la constitution et l’emploi d’escadrons d’« extermination » spéciaux destinés à combattre les partisans lituaniens et leurs sympathisants. »

C. Autres éléments pertinents de droit interne

64. L’article 31 § 4 de la Constitution lituanienne énonce que les peines ne peuvent être prononcées ou appliquées que pour des motifs prévus par la loi. L’article 135 du même texte dispose que la République de Lituanie est guidée par les principes et les normes du droit international universellement reconnus et qu’elle aspire à garantir les droits et libertés fondamentaux des citoyens. L’article 138 § 3 stipule que les traités internationaux ratifiés par le Parlement font partie intégrante de l’ordre juridique lituanien.

65. L’article 11 de la loi sur les traités prévoit que les dispositions des traités ratifiés priment les normes de droit interne qui leur seraient contraires. Le 14 mars 2006, la Cour constitutionnelle a déclaré que l’état lituanien restauré et indépendant avait pour tradition juridique et principe constitutionnel de respecter les obligations internationales volontairement contractées par lui ainsi que les principes de droit international universellement reconnus, notamment le principe pacta sunt servanda. Le 18 mars 2014, elle a jugé que, en vertu du principe en question, les obligations issues des règles de droit international universellement reconnues condamnant les crimes internationaux devaient être exécutées de bonne foi, et qu’il était par conséquent important, au regard de l’affaire constitutionnelle dont elle était saisie (paragraphes 56-63 ci-dessus), de clarifier le contenu des règles en question, notamment celles qui portaient sur le génocide.

66. Le 2 mai 1990, le Conseil suprême adopta la loi sur le rétablissement des droits des personnes victimes de répression pour avoir résisté aux régimes d’occupation, qui dispose notamment que « la résistance des membres de la population lituanienne à l’agression et aux régimes d’occupation ne va à l’encontre ni du droit national ni du droit international » et que « le Conseil suprême de la République de Lituanie considère la lutte des membres de la résistance comme l’expression du droit de la nation à la légitime défense ». D’après la version initiale de cette loi, cette dernière disposition n’était pas applicable aux personnes ayant participé à la commission de génocides, de meurtres et d’actes de torture de la population civile non armée. Dans sa version de 2008, elle exclut également du champ d’application de cette disposition les personnes ayant pris part à des crimes contre l’humanité et à des crimes de guerre. Elle dispose en outre que les informations figurant dans les dossiers des structures répressives des régimes d’occupation ne peuvent pas être considérées comme des éléments de preuve en l’absence d’un complément d’enquête, et que les participants à la résistance armée se voient reconnaître le titre de combattant volontaire de Lituanie (skelbiami Lietuvos kariais savanoriais).

67. Le 23 janvier 1997, le Parlement lituanien adopta la loi sur le statut des participants à la résistance aux occupations de 1940-1990. Il ressort du préambule de la loi en question que, du 15 juin 1940 au 11 mars 1990, l’ensemble du territoire lituanien avait été occupé d’abord par les Allemands, puis par les Soviétiques, que la résistance « nationale » armée (la guerre des partisans lituaniens) avait combattu de 1944 à 1953 contre l’armée d’occupation et le régime soviétiques en Lituanie, et que « le commandement des partisans était l’autorité politique et militaire suprême ». Il y est également précisé que la Déclaration du 16 février 1949 (paragraphe 13 ci-dessus) exprimait « la volonté souveraine de la nation ».

L’article 2 § 1 (4) de la loi accorde le titre de « combattant volontaire » (karys savanoris) aux partisans ayant participé à la résistance armée. La qualification de « partisan » s’applique aux membres des structures organisationnelles de la résistance armée qui avaient prêté un serment et ne l’avaient pas rompu, qui avaient porté les armes, qui avaient vécu dans la clandestinité et qui avaient pris part à des combats sous le commandement de leurs supérieurs.

Le titre de combattant volontaire ne peut être accordé aux personnes qui ont commis des crimes de guerre, qui ont ordonné le meurtre de civils ou qui ont elles-mêmes tué des civils (article 6 § 2 (1) de la loi).

68. Le 6 octobre 1998, le Parlement lituanien adopta la loi sur l’aide publique aux familles des morts pour la résistance à l’occupation de 1940-1990 (Valstybės paramos žuvusių pasipriešinimo 1940-1990 metų okupacijos dalyvių šeimoms įstatymas). En vertu de cette loi, l’État s’engageait à verser une somme forfaitaire de 20 000 LTL aux membres des familles des combattants volontaires (ceux qui avaient participé à la résistance armée) ayant trouvé la mort au combat ou au cours d’une arrestation, ou qui avaient été tués ou avaient péri pendant un interrogatoire, ou qui avaient été condamnés à mort et exécutés (article 2 § 2 (1)).

69. En ce qui concerne la révision des affaires pénales, le code de procédure pénale dispose qu’une instance pénale peut être rouverte en cas d’apparition d’éléments nouveaux qui n’étaient pas connus avant l’adoption du jugement et qui sont susceptibles de démontrer que le condamné n’était pas coupable ou qu’il a pu commettre une infraction moins grave ou plus grave (article 444 § 1 (4)). La requête en révision peut être introduite par le condamné ou le procureur général (article 446 §§ 1-3). Il appartient à la Cour suprême de décider en dernier ressort de rouvrir ou non l’instance. La Cour suprême peut annuler le jugement et renvoyer l’affaire pour un nouvel examen, ou annuler le jugement et abandonner les poursuites, ou encore rejeter la requête en révision (articles 448-449).

D. Éléments pertinents de droit soviétique et de droit russe

70. En 1940, le code pénal de la RSFSR entra en vigueur sur le territoire de la RSSL.

71. Ce code réprimait un certain nombre de crimes contre-révolutionnaires (article 581), qualificatif qui s’appliquait à tout acte visant au renversement, à la subversion ou à l’affaiblissement du pouvoir du gouvernement soviétique. L’article 581a réprimait la trahison de la patrie, qu’il définissait comme tout acte commis par un citoyen soviétique portant atteinte au pouvoir militaire de l’URSS, à la souveraineté nationale de celle-ci ou à l’inviolabilité de son territoire. Ce crime était puni de la peine de mort ou, en cas de circonstances atténuantes, d’une peine de dix ans de privation de liberté et de la confiscation générale des biens. L’homicide volontaire était passible d’une peine maximale de huit ans de privation de liberté. Un homicide volontaire commis par un militaire dans des circonstances particulièrement graves pouvait valoir la peine de mort à son auteur (articles 136-137).

72. Le 26 juin 1961, le Soviet suprême de la RSSL adopta le code pénal de la RSSL, qui remplaça le code pénal de la RSFSR. Ce nouveau code pénal entra en vigueur le 1er septembre 1961. Son article 104 punissait le meurtre d’une peine de trois à douze ans de privation de liberté. Le meurtre aggravé, tel que celui commis sur deux ou plusieurs personnes, était passible d’une peine de huit à quinze ans de privation de liberté, avec ou sans déportation, ou de la peine capitale.

73. Le 24 décembre 1989, le Congrès des députés du peuple de l’URSS adopta une résolution portant sur l’évaluation politique et juridique du traité de non-agression de 1939 entre l’Allemagne et l’URSS. Cette résolution déclarait illégaux, nuls et non avenus le protocole additionnel secret à ce traité, ainsi que d’autres accords secrets conclus avec l’Allemagne, relevant que la répartition de territoires dans les zones d’influence respectives de l’URSS et de l’Allemagne allait à l’encontre de la souveraineté et de l’indépendance de plusieurs pays « tiers », notamment la Lettonie, la Lituanie et l’Estonie. À la suite de cette résolution, le Conseil suprême de la RSSL adopta le 7 février 1990 une décision dénonçant l’incorporation illégale de la Lituanie dans l’URSS en 1940 (Kuolelis et autres, précité, § 10).

74. Le préambule de la loi de la Fédération de Russie sur la réhabilitation des peuples victimes de répression (Закон « О реабилитации репрессированных народов »), adoptée le 26 avril 1991, énonce que « le renouveau de la société soviétique qui s’opère à travers le processus de démocratisation et de formation de l’état de droit que connaît le pays a créé un contexte propice à la réhabilitation des peuples victimes de répression, de génocide et de massacre pendant les années du pouvoir soviétique ». La loi énonce qu’elle a pour but de :

Article 1

« Réhabiliter tous les peuples de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie victimes de répression contre lesquels ont été prises des mesures reconnues comme étant illégales et criminelles. »

Article 2

« Reconnaître la répression exercée sur les peuples (nations, nationalités, groupes ethniques et autres communautés culturelles et ethniques établies de longue date, telles que les Cosaques) qui, en raison de leur nationalité ou de leurs attaches, ont été visés par une politique étatique de massacre et de génocide et qui s’est accompagnée de déplacements forcés, de la suppression d’organisations nationales étatiques, du remodelage de frontières territoriales nationales et de l’instauration d’un régime de terreur et de violence dans les lieux de peuplements spéciaux. »

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET COMPARÉS PERTINENTS

A. Le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (« Statut du TMI ») et les principes de Nuremberg

75. Le Statut du TMI, établi en application de l’Accord de Londres signé le 8 août 1945 par les gouvernements des États-Unis d’Amérique, de la France, du Royaume-Uni et de l’URSS, définit les crimes contre l’humanité de la manière suivante :

Article 6

« (...)

Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînant une responsabilité individuelle :

(...)

c) Les crimes contre l’humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime.

Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis sont responsables de tous les actes accomplis par toutes personnes, en exécution de ce plan. »

76. Cette définition a par la suite été codifiée dans le principe VI des Principes du droit international consacrés par le Statut du TMI et dans le jugement de ce tribunal (« les principes de Nuremberg »), formulés par la Commission du droit international en 1950 en vertu de la Résolution 177 (II) de l’Assemblée générale des Nations unies et confirmés par cette dernière.

En particulier, le premier principe de Nuremberg dispose :

« Tout auteur d’un acte qui constitue un crime de droit international est responsable de ce chef et passible de châtiment. »

Le principe II se lit ainsi :

« Le fait que le droit interne ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l’a commis. »

Le principe IV est ainsi libellé :

« Le fait d’avoir agi sur l’ordre de son gouvernement ou celui d’un supérieur hiérarchique ne dégage pas la responsabilité de l’auteur en droit international, s’il a eu moralement la faculté de choisir. »

Enfin, le principe VI énonce :

« Les crimes énumérés ci-après sont punis en tant que crimes de droit international.

(...)

c) Crimes contre l’humanité :

L’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation ou tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions sont commis à la suite d’un crime contre la paix ou d’un crime de guerre, ou en liaison avec ces crimes. »

B. Résolutions des Nations unies

77. Le passage pertinent de la Résolution 95 (I), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1946, se lit ainsi :

« L’Assemblée générale (...) [c]onfirme les principes de droit international reconnus par le statut de la Cour de Nuremberg, et par l’arrêt de cette Cour ;

(...) »

78. La Résolution 96 (I), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 11 décembre 1946, est ainsi libellée en ses passages pertinents :

« Le génocide est le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers, de même que l’homicide est le refus du droit à l’existence à un individu ; un tel refus bouleverse la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, qui se trouve ainsi privée des apports culturels ou autres de ces groupes, et est contraire à la loi morale ainsi qu’à l’esprit et aux fins des Nations unies.

On a vu perpétrer des crimes de génocide qui ont entièrement ou partiellement détruit des groupements raciaux, religieux, politiques ou autres.

La répression du crime de génocide est une affaire d’intérêt international.

L’Assemblée générale, en conséquence,

Affirme que le génocide est un crime de droit des gens que le monde civilisé condamne, et pour lequel les auteurs principaux et leurs complices, qu’ils soient des personnes privées, des fonctionnaires ou des hommes d’état, doivent être punis, qu’ils agissent pour des raisons raciales, religieuses, politiques ou pour d’autres motifs ;

Invite les états membres à prendre les mesures législatives nécessaires pour prévenir et réprimer ce crime ;

(...) »

C. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Convention sur le génocide)

79. Adoptée le 9 décembre 1948 par un vote unanime des cinquante-six participants à la 179e séance plénière de l’Assemblée générale des Nations unies (Résolution 260 A (III)), la Convention sur le génocide a été signée et ratifiée par l’Union soviétique le 16 décembre 1949 et le 3 mai 1954 respectivement[3]. La République de Lituanie a adhéré à cette convention le 9 avril 1992, après sa restauration et la reconnaissance internationale de son indépendance. La Convention est entrée en vigueur à l’égard de la Lituanie le 1er mai 1996. Ses passages pertinents se lisent ainsi :

« Les Parties contractantes,

Considérant que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies, par sa Résolution 96 (I) en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations unies et que le monde civilisé condamne ;

Reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité ;

Convaincues que, pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux, la coopération internationale est nécessaire ;

Conviennent de ce qui suit :

Article premier

Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.

Article II

Dans la présente Convention le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci‑après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Article III

Seront punis les actes suivants :

a) Le génocide ;

b) L’entente en vue de commettre le génocide ;

c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ;

d) La tentative de génocide ;

e) La complicité dans le génocide.

Article IV

Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers.

Article V

Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III.

Article VI

Les personnes accusées de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront traduites devant les tribunaux compétents de l’État sur le territoire duquel l’acte a été commis, ou devant la Cour criminelle internationale qui sera compétente à l’égard de celles des Parties contractantes qui en auront reconnu la juridiction. »

80. Dans son avis consultatif concernant les réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (CIJ Recueil 1951, p. 15) rendu en 1951, la CIJ, renvoyant à la Résolution 96 (I) de l’Assemblée générale des Nations unies et aux « principes de morale et d’humanité » qui sont à la base de la Convention sur le génocide, a indiqué que les principes sur lesquels celle-ci repose sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel.

81. En 1961, à l’issue de son procès, Adolf Eichmann a été reconnu coupable par le tribunal de district de Jérusalem d’infraction à l’article I a) de la loi no 5710/1950 sur le châtiment des nazis et de leurs collaborateurs (Attorney-General of the Government of Israel v. Adolf Eichmann[4]). La loi en question, s’inspirant de l’article II de la Convention sur le génocide, réprime les crimes commis contre les Juifs. Après avoir cité l’avis consultatif mentionné au paragraphe 80 ci‑dessus, le tribunal de district a conclu qu’il ne faisait aucun doute que le génocide était reconnu pendant la Seconde Guerre mondiale comme étant un crime de droit international ex tunc, et que cette catégorie de crimes relevait en conséquence de la compétence universelle.

82. Par un arrêt du 29 mai 1962, la Cour suprême d’Israël a confirmé le jugement rendu en première instance, y ajoutant ce qui suit :

« (...) Il convient de relever, au cas où la conclusion selon laquelle les principes de Nuremberg font partie du droit coutumier des nations « depuis des temps immémoriaux » serait mise en doute, qu’elle est corroborée par deux documents internationaux : la Résolution [95 (I)] de l’Assemblée générale [des Nations unies] du 11 décembre 1946, qui « [c]onfirm[e] les principes de droit international reconnus par le statut de la Cour de Nuremberg, et par l’arrêt de cette Cour », et la Résolution 96 (I) adoptée le même jour par l’Assemblée générale, dans laquelle celle-ci « affirm[e] que le génocide est un crime de droit des gens » (...)

Qui plus est, à la suite de la Résolution 96 (I) du 11 décembre 1946, l’Assemblée générale [des Nations unies] a adopté à l’unanimité, le 9 décembre 1948, la Convention [de 1948]. L’article premier de ce texte énonce que « [l]es Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre est un crime du droit des gens ».

Comme le tribunal de district l’a montré en s’appuyant sur l’avis consultatif de [la CIJ] du 28 mai 1951, cette clause signifie que les principes inhérents à la Convention – par opposition aux obligations conventionnelles qu’elle contient – « faisaient déjà partie du droit international coutumier au moment où les crimes odieux – les génocides commis par les nazis – qui conduisirent à la résolution des Nations unies et à la rédaction de la Convention furent perpétrés » (paragraphe 21 du jugement).

L’analyse qui précède nous conduit à conclure que les crimes réprimés par la loi de 1950, que nous avons regroupés sous l’intitulé général de « crimes contre l’humanité », doivent aujourd’hui être considérés comme des actes qui sont interdits depuis toujours par le droit international coutumier – des actes « universellement » reconnus comme étant criminels – et qui entraînent une responsabilité pénale individuelle. Dans ces conditions, l’adoption de la loi ne doit pas être considérée, du point de vue du droit international, comme un acte législatif contraire au principe nulla poena ou ayant un effet rétroactif, mais plutôt comme un acte par lequel [le législateur] a donné effet au droit international et aux buts poursuivis par celui-ci (...) »

D. La Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité

83. Les passages pertinents de la Convention des Nations unies sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (26 novembre 1968), ratifiée par la République de Lituanie le 1er février 1996, se lisent ainsi :

Article premier

« Les crimes suivants sont imprescriptibles, quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis :

(...)

b) Les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de guerre ou en temps de paix, tels qu’ils sont définis dans le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg du 8 août 1945 et confirmés par les résolutions 3 (I) et 95 (I) de l’Assemblée générale l’Organisation des Nations unies, en date des 13 février 1946 et 11 décembre 1946, l’éviction par une attaque armée ou l’occupation et les actes inhumains découlant de la politique d’apartheid, ainsi que le crime de génocide, tel qu’il est défini dans la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, même si ces actes ne constituent pas une violation du droit interne du pays où ils ont été commis. »

Article II

« Si l’un quelconque des crimes mentionnés à l’article premier est commis, les dispositions de la présente Convention s’appliqueront aux représentants de l’autorité de l’État et aux particuliers qui y participeraient en tant qu’auteurs ou en tant que complices, ou qui se rendraient coupables d’incitation directe à la perpétration de l’un quelconque de ces crimes, ou qui participeraient à une entente en vue de le commettre, quel que soit son degré d’exécution, ainsi qu’aux représentants de l’autorité de l’État qui toléreraient sa perpétration. »

Article IV

« Les états parties à la présente Convention s’engagent à prendre, conformément à leurs procédures constitutionnelles, toutes mesures législatives ou autres qui seraient nécessaires pour assurer l’imprescriptibilité des crimes visés aux articles premier et II de la présente Convention, tant en ce qui concerne les poursuites qu’en ce qui concerne la peine ; là où une prescription existerait en la matière, en vertu de la loi ou autrement, elle sera abolie. »

E. La Convention de Vienne sur le droit des traités

84. L’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, signée et ratifiée par la République de Lituanie le 23 mai 1969 et le 15 janvier 1992 respectivement, dispose notamment qu’un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer à ses termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

F. Le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« Statut du TPIY »)

85. Les passages pertinents du Statut du TPIY de 1993 se lisent ainsi :

Article 4
Génocide

« 1. Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes ayant commis le génocide, tel qu’il est défini au paragraphe 2 du présent article, ou l’un quelconque des actes énumérés au paragraphe 3 du présent article.

2. Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

(...) »

Article 5
Crimes contre l’humanité

« Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables des crimes suivants lorsqu’ils ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne, et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit :

a) assassinat ;

b) extermination ;

c) réduction en esclavage ;

d) expulsion ;

e) emprisonnement ;

f) torture ;

g) viol ;

h) persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses ;

i) autres actes inhumains. »

G. Le Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (« Statut du TPIR »)

86. Le Statut du TPIR de 1994 est ainsi libellé en ses passages pertinents :

Article 2
Génocide

« (...)

2. Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) Meurtre de membres du groupe ;

b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

H. Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (« Statut de la CPI »)

87. Le Statut de la CPI de 1998, entré en vigueur à l’égard de la Lituanie le 1er août 2003, se lit ainsi en ses passages pertinents :

Article 6
Crime de génocide

« Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

(...) »

I. La Résolution 1096 (1996) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

88. Le 27 juin 1996, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1096 (1996) relative aux mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes, dont le point 7 se lit ainsi :

« L’Assemblée recommande également que les personnes ayant commis des actes criminels sous le régime totalitaire communiste soient jugées et punies conformément au code pénal en vigueur. Si le code pénal prévoit des délais de prescription pour certains crimes, ceux-ci peuvent être prolongés, car il ne s’agit que d’une question de procédure et non de fond. En revanche, il est interdit d’adopter et d’appliquer des lois rétroactives dans le domaine pénal. Par ailleurs, le jugement et la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national sont autorisés dès lors que cette action était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. De plus, dans le cas où une personne a commis un acte contrevenant manifestement aux droits de l’homme, l’argument d’avoir agi sur ordre n’exclut ni l’illégalité ni la culpabilité individuelle. »

J. La Résolution 1481 (2006) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

89. Le 25 janvier 2006, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1481 (2006) sur la nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires. Les passages pertinents de cette résolution sont ainsi libellés :

« 1. L’Assemblée parlementaire renvoie à sa Résolution 1096 (1996) relative aux mesures de démantèlement de l’héritage des anciens régimes totalitaires communistes.

2. Les pouvoirs communistes totalitaires qui étaient en place en Europe centrale et orientale au siècle dernier, et qui existent toujours dans plusieurs pays du monde, sont, sans exception, caractérisés par des violations massives des droits de l’homme. Ces violations, qui variaient selon la culture, le pays et la période historique, incluaient les assassinats et les exécutions, qu’ils soient individuels ou collectifs, les décès dans des camps de concentration, la mort causée par la faim, les déportations, la torture, le travail forcé et d’autres formes de terreur physique collective, les persécutions pour des motifs ethniques ou religieux, les atteintes à la liberté de conscience, de pensée et d’expression, et à la liberté de la presse, et l’absence de pluralisme politique.

3. Les crimes ont été justifiés au nom de la théorie de la lutte des classes et du principe de la dictature du prolétariat. L’interprétation de ces deux principes rendait légitime « l’élimination » des personnes considérées comme nuisibles à la construction d’une société nouvelle et, par conséquent, ennemies des régimes communistes totalitaires. Dans chacun des pays concernés, les victimes étaient en grande partie des nationaux. C’était le cas notamment des populations de l’ex-URSS dont le nombre de victimes dépassa largement celui d’autres nationalités.

(...)

5. La chute des régimes communistes totalitaires d’Europe centrale et orientale n’a pas toujours été suivie d’une enquête internationale sur les crimes qu’ils ont commis. En outre, les auteurs de ces crimes n’ont pas été traduits devant la justice par la communauté internationale, comme cela a été le cas pour les crimes horribles commis par le national-socialisme (nazisme).

6. En conséquence, le grand public est très peu conscient des crimes commis par les régimes communistes totalitaires. Les partis communistes sont légaux et encore actifs dans certains pays, alors qu’ils n’ont parfois même pas pris leurs distances par rapport aux crimes commis dans le passé par des régimes communistes totalitaires. »

K. La Résolution 1723 (2010) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

90. Le 28 avril 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté une résolution relative à la commémoration des victimes de la Grande Famine (Holodomor) en ex-URSS. Cette résolution énonce notamment que « [d]ans l’ex-Union soviétique, le régime totalitaire stalinien a donné lieu à d’épouvantables violations des droits de l’homme qui ont privé des millions de personnes de leur droit à la vie ».

IV. SIGNIFICATION DE L’EXPRESSION « EN PARTIE » EMPLOYÉE DANS L’ARTICLE II DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE : DROIT ET PRATIQUE INTERNATIONAUX ET COMPARÉS PERTINENTS

A. Commentaires

91. Le préambule de la Résolution 96 (I) des Nations unies énonce que l’on a vu perpétrer des crimes de génocide « qui ont entièrement ou partiellement détruit des groupements raciaux, religieux, politiques ou autres ».

Il ressort de l’article II de la Convention sur le génocide que, pour être qualifié de génocide, un acte doit avoir été commis dans l’intention de détruire « en tout ou en partie » un groupe protégé.

92. Le libellé de la Convention sur le génocide ne fournit aucune indication sur ce qui constitue l’intention de détruire « en partie » un groupe. Les travaux préparatoires à cette convention contiennent peu d’informations utiles à la compréhension de la signification que ses rédacteurs entendaient donner à l’expression « en partie ».

93. Certains des premiers commentateurs de la Convention sur le génocide ont considéré que l’expression « en partie » impliquait que la partie en question présentât un caractère substantiel. Pieter Drost a qualifié de génocide toute destruction systématique d’une fraction d’un groupe protégé[5]. Pour Raphael Lemkin, « la Convention ne s’applique qu’aux actes revêtant un caractère massif »[6]. Selon lui, « la destruction en partie doit viser une partie substantielle du groupe et affecter ainsi l’ensemble du groupe ». Les commentateurs ne se sont prononcés ni dans un sens ni dans l’autre sur la question de savoir si la destruction de groupes politiques ou économiques pouvait être qualifiée de destruction partielle d’un groupe national au sens de l’article II.

94. D’après la Commission du droit international (CDI), le crime de génocide se caractérise notamment par l’intention de ses auteurs de détruire une partie quantitativement substantielle du groupe protégé :

« (...) Elle [l’intention] ne doit pas être nécessairement l’anéantissement complet du groupe, dans le monde entier. Néanmoins, le crime de génocide, par sa nature même, implique l’intention de détruire au moins une partie substantielle du groupe visé.[7] »

95. En 1985, dans son étude sur la question de la prévention et de la répression du crime de génocide, Benjamin Whitaker expliquait que la destruction partielle d’un groupe méritait la qualification de génocide lorsqu’elle concernait une partie importante ou substantielle de ce groupe :

« L’expression « en partie » semblerait indiquer un nombre assez élevé par rapport à l’effectif total du groupe, ou encore une fraction importante de ce groupe, telle que ses dirigeants. »

96. Cette interprétation se trouve corroborée par le rapport final de la commission d’experts constituée conformément à la Résolution 780 (1992) du Conseil de sécurité (ONU, documents officiels, S/1994/674) (dans le but d’enquêter sur les violations du droit international humanitaire commises en ex-Yougoslavie – « le rapport de la commission d’experts de 1992 sur la Yougoslavie »). Ce rapport indique notamment que :

« 93. La destruction d’un groupe en tout ou en partie ne signifie pas que le groupe doive être exterminé dans son intégralité. Les mots « en tout ou en partie » ont été insérés dans le texte pour préciser qu’il n’est pas nécessaire que l’acte vise à tuer tous les membres du groupe.

94. Il peut aussi y avoir génocide lorsque tous les dirigeants d’un groupe sont visés. Ceux-ci peuvent être des chefs politiques et administratifs, des chefs religieux, des universitaires et des intellectuels, des industriels, etc. ; que tous soient visés en tant que tels fait naître une forte présomption de génocide, quel que soit le nombre de ceux qui sont effectivement tués. On peut en outre tirer argument du sort réservé au reste du groupe. Les attaques contre les dirigeants doivent être évaluées dans le contexte de ce qui advient au reste du groupe. Si les dirigeants d’un groupe sont exterminés et si, en même temps ou peu après, un nombre relativement élevé de membres du groupe sont tués ou soumis à d’autres atrocités, par exemple expulsés en masse ou forcés de fuir, il faut envisager les diverses violations dans leur ensemble afin d’interpréter les dispositions de la Convention dans un esprit conforme à son but. De même, l’extermination du personnel chargé de l’application des lois et du personnel militaire peut toucher une importante section du groupe en ce sens qu’elle met l’ensemble du groupe hors d’état de se défendre contre des sévices de même ou d’autre nature, en particulier si les chefs sont également éliminés. Par conséquent, l’intention de détruire le tissu d’une société en en exterminant les chefs peut aussi, si elle s’accompagne d’autres actes visant à éliminer un secteur de la société, être considérée comme un génocide. »

B. Jurisprudence du TPIY

97. Dans l’affaire Le procureur c. Radislav Krstić (ICTY-98-33-T, jugement du 2 août 2001, §§ 584-587), la chambre de première instance du TPIY a retracé l’évolution historique de l’interprétation de l’expression « en tout ou en partie » depuis 1948. Le TPIY a développé l’interprétation de l’intention de détruire un groupe « en tout ou en partie » mentionnée dans l’article 4 § 2 de son Statut, disposition calquée sur l’article II de la Convention sur le génocide.

98. Dans l’affaire Le procureur c. Goran Jelisić (ICTY-95-10-T, jugement du 14 décembre 1999), la chambre de première instance du TPIY, s’appuyant sur le projet de code établi par la CDI en 1996 et sur le rapport de la commission d’experts de 1992 sur la Yougoslavie, s’est prononcée ainsi :

« 80. Il est néanmoins admis que la destruction recherchée ne doit pas nécessairement concerner la totalité du groupe, ainsi qu’il ressort d’ailleurs clairement de la lettre de l’article 4 du Statut. La CDI souligne aussi que le but « ne doit pas nécessairement être l’anéantissement complet du groupe, dans le monde entier ». La question dès lors est de déterminer quelle est la proportion du groupe que l’on cherche à détruire et à partir duquel l’acte incriminé pourrait être qualifié de génocide (...)

(...)

82. Il est largement accepté que l’intention de détruire doit viser au moins une partie substantielle du groupe, eu égard au but de la Convention [de Genève] qui est de traiter de crimes de masse (...) L’intention génocidaire peut donc s’exprimer sous deux formes. Elle peut consister à vouloir l’extermination d’un nombre très élevé de membres du groupe. Nous serions alors dans l’hypothèse d’une volonté de destruction massive du groupe. Elle peut aussi consister à rechercher la destruction d’un nombre plus limité de personnes, celles-ci étant sélectionnées en raison de l’impact qu’aurait leur disparition pour la survie du groupe comme tel. Il s’agirait dans cette hypothèse d’une volonté de destruction « sélective » du groupe. (...) »

99. Dans l’affaire Krstić (précitée), la chambre de première instance du TPIY était appelée à trancher la question de savoir si M. Krstić avait commis des actes de génocide lors du massacre perpétré à Srebrenica en 1995. S’agissant de l’expression « en partie », elle s’est exprimée ainsi :

« 590. Il appartient donc à la chambre de première instance d’apprécier ce qu’est la destruction d’un groupe « en partie ». Ce pouvoir discrétionnaire doit cependant être exercé dans le respect de l’objet et du but de la Convention, qui est d’incriminer un comportement précis dirigé contre l’existence de groupes protégés, comme tels. La chambre de première instance est donc d’avis que l’intention de détruire un groupe, fût-ce en partie, implique la volonté de détruire une fraction distincte du groupe, et non une multitude d’individus isolés appartenant au groupe. S’il n’est pas nécessaire que les auteurs d’actes de génocide aient eu l’intention de détruire la totalité du groupe protégé par la Convention, il est en revanche impératif qu’ils aient considéré la partie du groupe qu’ils souhaitaient détruire comme une entité distincte devant être éliminée, comme telle. Ainsi, une campagne aboutissant au massacre, en différents lieux d’une vaste zone géographique, d’un nombre fini de membres d’un groupe protégé pourrait ne pas mériter la qualification de génocide, en dépit du nombre élevé de victimes, parce qu’il n’apparaît pas que les meurtriers aient eu l’intention de s’en prendre à l’existence même du groupe, comme tel. (...) »

100. Dans cette affaire, la défense soutenait notamment que l’Armée des Serbes de Bosnie entendait tuer seulement tous les combattants potentiels pour conjurer toute menace militaire ultérieure. La chambre de première instance a rejeté ce moyen. Pour se prononcer ainsi, elle a examiné conjointement le meurtre de tous les hommes en âge de combattre et le transfert forcé du reste de la population des musulmans de Bosnie de Srebrenica, et elle a considéré que ce transfert indiquait que ce meurtre avait été commis dans l’intention de détruire les membres de ce groupe (Krstić, jugement précité, §§ 594-595, 598 et 634).

101. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 19 avril 2004 dans la même affaire, la chambre d’appel du TPIY a estimé que le terme « partie » ne se réduisait pas à un critère quantitatif :

« 12. Par conséquent, l’intention génocidaire requise par l’article 4 du Statut est présente lorsqu’il s’avère que l’auteur présumé avait l’intention de détruire au moins une partie substantielle du groupe protégé. Un certain nombre de facteurs peuvent entrer en ligne de compte pour déterminer si la partie du groupe visée est suffisamment importante pour que cette condition soit remplie. S’il faut tenir compte au premier chef de l’importance numérique du groupe visé, on ne saurait s’arrêter là. Le nombre de personnes visées doit être considéré dans l’absolu mais aussi par rapport à la taille du groupe dans son ensemble. Il peut être utile de tenir compte non seulement de l’importance numérique de la fraction du groupe visée mais aussi de sa place au sein du groupe tout entier. Si une portion donnée du groupe est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est substantielle au sens de l’article 4 du Statut. »

Au paragraphe 16 de son arrêt, elle a également considéré que

« [l’]élimination de la population musulmane de Srebrenica (...) devait faire prendre conscience à tous les musulmans de Bosnie de leur vulnérabilité et de leur impuissance face aux troupes militaires serbes. Le sort des musulmans de Srebrenica devait être représentatif de celui de l’ensemble des musulmans de Bosnie ».

102. Dans l’affaire Le procureur c. Duško Sikirica et consorts (ICTY-95-8-T, jugement relatif aux requêtes aux fins d’acquittement présentées par la défense, 3 septembre 2001), la chambre de première instance du TPIY s’est exprimée ainsi :

« 65. L’étude des Nations unies sur le génocide définit le terme « en partie » comme impliquant « un nombre assez élevé, par rapport à l’effectif total du groupe, ou encore une fraction importante de ce groupe, telle que ses dirigeants ». Ainsi, s’il n’est pas nécessaire d’anéantir la totalité du groupe, il faut néanmoins établir « l’intention de détruire au moins une partie substantielle du groupe visé ». La chambre estime qu’il convient davantage de parler d’un nombre « assez substantiel », plutôt qu’« assez élevé ». Cette partie de la définition exige la présentation de moyens de preuve attestant de l’intention de détruire un nombre assez substantiel par rapport à la population totale du groupe. D’après cette définition, si ce critère n’est pas rempli, l’élément moral pourra tout de même être établi par la preuve d’une intention de détruire une fraction importante du groupe, telle que ses dirigeants. Si la chambre ne rejette pas cet aspect de la définition, pour lequel ces deux critères sont considérés dans l’alternative, elle pense que dans certaines situations, il sera impossible de déduire l’intention des moyens de preuve concernant chacun de ces critères pris isolément, alors qu’il conviendrait tout à fait de le faire s’ils sont pris dans leur ensemble.

(...)

76. Lorsqu’il n’est pas satisfait au critère quantitatif, l’intention de détruire en partie peut néanmoins être établie s’il existe des éléments de preuve montrant que la destruction porte sur une fraction importante du groupe, telle ses dirigeants.

77. La chambre considère que l’analyse opérée dans Jelisić est concluante : l’intention requise peut être déduite de « la destruction [recherchée] d’un nombre plus limité de personnes, celles-ci étant sélectionnées en raison de l’impact qu’aurait leur disparition pour la survie du groupe comme tel ». Ce qui importe ici, c’est qu’un nombre sélectionné d’individus soit pris pour cible, individus qui, du fait de leurs fonctions spéciales de direction au sein du groupe dans son ensemble, jouent un rôle tellement important que leur victimisation, au sens des alinéas a), b) et c) de l’article 4 (2) du Statut, aurait un impact sur la survie du groupe, en tant que tel. »

103. Dans cette affaire, le procureur avait invité la chambre de première instance à considérer que les musulmans de Bosnie qui avaient activement résisté et défendu leurs villages contre les attaques des Serbes de Bosnie étaient les dirigeants du groupe, en raison de l’impact qu’aurait eu leur disparition sur la survie du groupe entier. La chambre de première instance a rejeté cet argument, pour les motifs suivants :

« 80. (...) très peu d’éléments de preuve ont été produits quant au statut de dirigeants des personnes [en question] (...) Il est établi que parmi les détenus se trouvaient des chauffeurs de taxi, des professeurs d’école, des avocats, des pilotes, des bouchers et des propriétaires de cafés. Mais rien ne permet de les identifier spécifiquement comme des dirigeants de la communauté. En effet, ils ne semblent pas avoir revêtu une importance particulière pour leur communauté, sauf dans la mesure où certains d’entre eux étaient en âge de combattre (...) »

La chambre a rejeté l’argument consistant à traiter comme des dirigeants tous les musulmans de Bosnie qui avaient activement résisté à la prise de leurs villages, estimant qu’« [u]ne telle interprétation de la définition des dirigeants [aurait été] tellement large qu’elle n’aurait plus [eu] de sens » (ibidem, § 81).

104. Dans l’affaire Le procureur c. Zdravko Tolimir (ICTY-05-88/2-T, jugement du 12 décembre 2012), la majorité de la chambre de première instance du TPIY a considéré, au sujet du meurtre de trois dirigeants de l’enclave musulmane de Bosnie de Žepa (le maire de la commune, qui était aussi un chef religieux, le commandant militaire et le chef de l’unité de la protection civile), que « [b]ien que les faits ne concern[ai]ent que trois personnes, celles-ci étaient, compte tenu de la taille de Žepa, les piliers de la direction civile et militaire » (ibidem, § 780). Elle en a conclu que le meurtre de ces dirigeants « était un exemple de destruction délibérée d’un nombre limité de personnes sélectionnées en raison de l’impact qu’aurait leur disparition sur la survie du groupe comme tel » (ibidem, § 782), relevant notamment que l’assassinat de l’un d’entre eux, qui jouissait à cette époque d’un statut spécial en tant que défenseur de la population musulmane de Bosnie de Žepa, avait une portée symbolique pour la survie des musulmans de Bosnie orientale. En l’état de ces constatations, et eu égard également au transfert forcé du reste de la population de Žepa, la majorité de la chambre s’est déclarée convaincue au‑delà de tout doute raisonnable que les forces serbes de Bosnie avaient tué les trois dirigeants de l’enclave de Žepa en étant animées de l’intention génocidaire spécifique de détruire une partie de la population musulmane de Bosnie en tant que telle.

C. Jurisprudence de la CIJ

105. Dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, CIJ Recueil 2007, §§ 198‑201), la CIJ a conclu qu’un génocide avait été commis en Bosnie-Herzégovine pendant le massacre perpétré à Srebrenica en 1995. Pour se prononcer ainsi, elle a examiné les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide, dont elle a tiré les conclusions suivantes :

« 194. Les travaux préparatoires de la Convention confirment qu’il faut utiliser une définition positive. Le génocide ‒ « le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers » ‒ a été opposé à l’homicide ‒ « le refus du droit à l’existence à un individu » ‒ par l’Assemblée générale dans sa Résolution 96 (I) de 1946, mentionnée dans le préambule de la Convention. Les rédacteurs de la Convention se sont aussi attachés à définir de manière positive des groupes se distinguant par des caractéristiques spécifiques pour décider lesquels relèveraient de la Convention et lesquels (les groupes politiques par exemple) seraient exclus du champ d’application de celle-ci. La Cour s’est exprimée dans le même sens en 1951, lorsqu’elle a déclaré que la Convention visait notamment à sauvegarder « l’existence même de certains groupes humains » (Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, CIJ Recueil 1951, p. 23). Pareille interprétation du génocide suppose que le groupe soit identifié de manière positive. Le rejet des propositions visant à faire entrer dans le champ d’application de la Convention les groupes politiques et le génocide culturel démontre également que les rédacteurs s’attachaient à définir de manière positive des groupes présentant des caractéristiques spécifiques, distinctes et bien établies, voire immuables selon certains, ce qui ne saurait être le cas de groupes définis négativement. »

106. Aux paragraphes 198 à 201 de son arrêt, la CIJ a estimé que l’expression « en partie » impliquait en premier lieu que la partie du groupe visé fût substantielle, suivant en cela l’approche retenue par le TPIY et la CDI. Elle a aussi tenu compte du critère des possibilités, entendues comme celles qui s’offrent aux criminels dans les zones dans lesquelles ils exercent leur activité et leur contrôle. Par ailleurs, tout en admettant que le critère qualitatif relatif à la place de la fraction du groupe visée au sein du groupe tout entier, dont la chambre d’appel du TPIY avait fait état au paragraphe 12 de l’arrêt Krstić, précité, constituait un élément d’appréciation utile, la CIJ a formulé les réserves suivantes :

« 200. (...) Pour établir s’il est satisfait à la condition relative au « groupe », le critère du caractère substantiel ne suffit pas toujours, bien qu’il soit un point de départ essentiel. Il s’ensuit, de l’avis de la Cour, que l’approche qualitative n’est pas suffisante. La chambre d’appel dans l’affaire Krstić a exprimé la même idée. »

107. Elle a jugé que des meurtres et des actes à l’origine de graves atteintes à l’intégrité physique ou mentale (des personnes qui étaient sur le point d’être exécutées et de celles qui en avaient été séparées en raison de leur déplacement forcé) avaient été commis à Srebrenica en juillet 1995. Comme la chambre d’appel du TPIY l’avait fait avant elle dans l’affaire Krstić, précitée, la CIJ a considéré que les musulmans de Bosnie de Srebrenica représentaient une « partie » du groupe des musulmans de Bosnie. En outre, elle a fait sienne la conclusion du TPIY selon laquelle « [s]i, par rapport à la population musulmane totale de la Bosnie-Herzégovine à l’époque des faits, ce nombre [était] peu élevé [40 000 personnes], il ne fa[llait] pas se méprendre sur l’importance de la communauté musulmane de Srebrenica » (ibidem, § 296, citant l’arrêt Krstić).

108. Dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, CIJ Recueil 2015), la CIJ s’est exprimée ainsi (références omises) :

« 142. La Cour rappelle que la destruction « en partie » du groupe au sens de l’article II de la Convention doit être appréciée en fonction de plusieurs critères. À cet égard, elle a estimé en 2007 que « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe », et qu’il s’agit d’un critère « déterminant ». Elle a également relevé « qu’il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide, lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone géographique précise » et que, par conséquent, « [l]a zone dans laquelle l’auteur du crime exerce son activité et son contrôle doit être prise en considération ». Il convient également de prendre en compte la place de la partie du groupe qui serait visée au sein du groupe tout entier. En ce qui concerne ce critère, la chambre d’appel du TPIY a précisé dans l’arrêt rendu en l’affaire Krstić que,

« [s]i une portion donnée du groupe est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est substantielle au sens de l’article 4 du Statut [du TPIY, dont le paragraphe 2 reprend pour l’essentiel l’article II de la Convention] ».

La Cour, en 2007, a estimé qu’il revient au juge d’apprécier ces éléments dans chaque espèce. Il en découle que, afin de décider si la partie qui serait visée était substantielle par rapport à l’ensemble du groupe protégé, la Cour tiendra compte de l’élément quantitatif ainsi que de la localisation géographique et de la place occupée par cette partie au sein du groupe. »

En outre, il y a lieu de noter que dans cet arrêt la CIJ a également abordé la question de savoir si le statut des victimes – combattants ou civils – était pertinent pour son appréciation. Elle a estimé :

« 218. La Cour considérera d’abord les allégations concernant les personnes tuées au cours du siège et de la prise de Vukovar. Les Parties ont débattu des questions du nombre de ces victimes, de leur statut et ethnicité, ainsi que des circonstances dans lesquelles elles sont mortes. La Cour n’a pas à trancher toutes ces questions. Elle constate que, s’il subsiste certaines incertitudes sur celles-ci, il est indéniable que l’attaque contre Vukovar ne s’est pas limitée à des objectifs militaires, mais a aussi visé la population civile, composée alors en bonne partie de Croates (de nombreux Serbes ayant fui la ville avant ou lorsque les combats ont éclaté). (...) »

V. AUTRES PRATIQUES PERTINENTES DE JURIDICTIONS INTERNATIONALES

109. Dans le jugement qu’elle a rendu dans l’affaire Le procureur c. Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda (ICTR-96-3-T, 6 décembre 1999), la chambre de première instance du TPIR est parvenue, s’agissant des groupes protégés par l’article II de la Convention sur le génocide, aux conclusions suivantes, qui furent par la suite confirmées dans sa jurisprudence ultérieure :

« Les groupes victimes potentiels du crime de génocide

55. La chambre estime qu’il convient d’examiner quels sont les groupes victimes du génocide à la lumière des dispositions du Statut et de la Convention sur le génocide qui disposent que le génocide vise à « détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».

56. La chambre note que les concepts de nation, d’ethnie, de race et de religion ont fait l’objet de nombreuses recherches et qu’il n’en existe pas, en l’état, de définitions précises et généralement et internationalement acceptées. Chacun de ces concepts doit être apprécié à la lumière d’un contexte politique, social et culturel donné. En outre, la Chambre note que, dans le cadre de l’application de la Convention sur le génocide, l’appartenance à un groupe est par essence une notion plus subjective qu’objective. La victime est perçue par l’auteur du crime de génocide comme appartenant au groupe dont la destruction est visée. La victime peut elle-même, dans certains cas, se considérer appartenir audit groupe.

57. La chambre considère néanmoins que la seule définition subjective n’est pas suffisante pour délimiter les groupes victimes, au sens de la Convention sur le génocide. À la lecture de ces travaux préparatoires, il apparaît que certains groupes, tels les groupes politiques et économiques, ont été écartés des groupes protégés parce que considérés comme des groupes « mouvants », caractérisés par le fait que leurs membres font preuve d’un engagement volontaire individuel. A contrario, cela laisserait à penser que la Convention aurait pour objectif de protéger des groupes caractérisés par leur relative stabilité et permanence.

58. Dès lors, la chambre appréciera au cas par cas si un groupe donné peut être considéré comme protégé du crime de génocide, en tenant compte à la fois des éléments de preuve y relatifs qui lui ont été présentés et du contexte politique, social et culturel, comme indiqué supra. »

110. L’approche exposée ci-dessus a été maintenue et réaffirmée dans des affaires ultérieures tranchées par le TPIR, notamment dans l’affaire Le procureur c. Laurent Semanza (ICTR-97-20-T, jugement du 15 mai 2003, § 317), où la chambre de première instance a conclu que la question de savoir si tel ou tel groupe bénéficiait de la protection accordée par la Convention sur le génocide devait s’apprécier au cas par cas sur la base des caractéristiques objectives du contexte social ou historique considéré et des perceptions subjectives des auteurs présumés des infractions. La chambre a ajouté que c’était au cas par cas qu’il convenait d’apprécier si tel ou tel groupe était protégé, et ce en s’appuyant à la fois sur les critères objectifs et subjectifs. Dans l’affaire Le procureur c. Jean de Dieu Kamuhanda (ICTR-95-54A-T, jugement du 22 janvier 2004, § 630), la chambre de première instance a jugé que, loin d’avoir une définition généralement ou internationalement admise, la notion de groupe devait être appréciée à la lumière d’un contexte politique, social, historique et culturel donné.

111. Dans l’affaire Le procureur c. Zoran Kupreškić et consorts (ICTY‑95‑16‑T, jugement du 14 janvier 2000), où était en cause le meurtre de 116 musulmans perpétré en vue de l’expulsion de la population musulmane d’un village, la chambre de première instance du TPIY est parvenue aux conclusions suivantes en ce qui concerne les crimes contre l’humanité et l’interprétation de l’expression « dirigé contre une population civile » :

« 3. « Dirigé contre une population civile »

547. L’intention semble être de donner une définition large des termes « population » et « civile ». L’objet et le but des principes généraux et des règles du droit humanitaire en donnent une première confirmation. C’est notamment le cas des règles prohibant les crimes contre l’humanité, qui ont pour objectif de protéger les valeurs humaines fondamentales en bannissant les affronts à la dignité humaine. Il serait incompréhensible que seuls les civils, et non les combattants, soient protégés par ces règles (notamment par celle qui interdit les persécutions), puisque l’on peut considérer que ces normes ont un champ et un objet humanitaires plus larges que celles prohibant les crimes de guerre. Tout en étant tenue par la limitation explicite inscrite à l’article 5, la chambre de première instance estime qu’il convient néanmoins d’interpréter le terme « civils » au sens large, et ce, d’autant plus que cette limitation n’est pas conforme au droit international coutumier.

548. La jurisprudence confirme cette thèse. Dans l’affaire Barbie [Cour de cassation française (chambre criminelle), 20 décembre 1985, 78 ILR 125], la Cour de Cassation (se fondant sur le droit international général) a abouti à une conclusion particulièrement pertinente en l’espèce : peuvent être considérés comme crimes contre l’humanité « les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition ». Dans la décision Vukovar (article 61), rendue le 3 avril 1996, une chambre de première instance a estimé que l’on pouvait commettre des crimes contre l’humanité même contre des victimes qui avaient à un moment donné porté les armes.

549. Ainsi la présence dans une population de personnes activement impliquées dans le conflit ne devrait pas empêcher de la qualifier de civile et les personnes activement impliquées dans un mouvement de résistance peuvent recevoir le statut de victimes d’un crime contre l’humanité. »

112. Sur les conditions qui doivent être remplies pour qu’une personne puisse se voir déclarer coupable de génocide, la CIJ s’est exprimée comme suit dans son arrêt Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro (précité, § 293), où elle a cité le paragraphe 37 de l’arrêt rendu par la chambre d’appel du TPIY dans l’affaire Krstić, précitée :

« Les conditions rigoureuses qui doivent être remplies pour que l’on puisse prononcer une déclaration de culpabilité pour génocide témoignent de la gravité de ce crime. Ces conditions – la preuve, difficile à apporter, d’une intention spécifique, et la démonstration que c’était l’ensemble du groupe, ou une partie substantielle de celui-ci, qui était voué à l’extinction – écartent le risque que des déclarations de culpabilité pour génocide soient prononcées à la légère. Cependant, lorsque ces conditions sont remplies, le droit ne doit pas répugner à désigner le crime commis par son nom. (...) »

113. Différentes juridictions internationales ont estimé que l’interdiction du génocide est une norme impérative du droit international (jus cogens). Les précédents incluent les affaires tranchées par la CIJ telles que l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo ((République démocratique du Congo c. Rwanda), arrêt du 3 février 2006, CIJ Recueil 2006, p. 6), Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro (précité, p. 43) et Immunités juridictionnelles de l’État ((Allemagne c. Italie), arrêt du 3 février 2012, CIJ, Recueil 2012, p. 99), ainsi que l’affaire du TPIR Le procureur c. Clément Kayishema et al. (ICTR-95-1-T, arrêt du 21 mai 1999).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

114. Le requérant allègue que sa condamnation pour génocide s’analyse en une violation de l’article 7 de la Convention, estimant que les juridictions lituaniennes ont adopté une interprétation large du crime de génocide, qui ne trouve selon lui aucun appui dans le libellé des dispositions du droit international public relatives à cette infraction. L’article 7 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la règle des six mois

115. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas introduit sa requête dans le délai de six mois à compter de la date de l’adoption de la décision définitive dans son affaire. Il reconnaît que l’enveloppe contenant la requête porte un cachet postal en date du 30 juillet 2005, mais il indique que la Cour n’a reçu la requête que le 29 septembre 2005. Il juge ce retard inexplicable.

116. Pour sa part, l’intéressé affirme avoir adressé sa requête à la Cour en temps utile.

117. La Cour observe que la condamnation du requérant a été confirmée par la Cour suprême le 22 février 2005. Il s’ensuit que le délai de six mois dont l’intéressé disposait pour introduire sa requête devant la Cour en vertu de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention expirait le 22 août 2005. Après examen des pièces produites par l’intéressé, la Cour note que l’enveloppe contenant la requête a été expédiée de Lituanie le 30 juillet 2005, date du cachet de la poste de Tauragė qui y est apposé. Elle constate également que cette enveloppe porte un cachet indiquant qu’elle a été reçue par le greffe de la Cour le 28 septembre 2005, et que le cachet de réception par le greffe du formulaire de requête porte la date du 29 septembre 2005. Tout en reconnaissant que l’acheminement de la requête à la Cour a été quelque peu retardé, la Cour considère que la date d’introduction de la requête est celle du cachet de la poste (Kipritçi c. Turquie, no 14294/04, § 18, 3 juin 2008). En conséquence, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.

2. Sur la demande de radiation de l’affaire du rôle de la Cour formulée par le Gouvernement

118. Dans ses observations sur la recevabilité et le fond de la requête, reçues par la Cour le 11 avril 2014, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur l’apparition en l’espèce de faits nouveaux à la suite de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 18 mars 2014. À cet égard, il indique que le procureur général a estimé que les conclusions de la Cour constitutionnelle pouvaient conduire à s’interroger sur le bien-fondé de la condamnation du requérant pour génocide, et que le procureur a en conséquence décidé, le 10 avril 2014, d’engager une procédure de réexamen de l’affaire. Toutefois, le Gouvernement admet qu’il incombe en dernier ressort à la Cour suprême de se prononcer sur la question de savoir si l’affaire doit être réexaminée (paragraphes 47 et 69 ci-dessus). Renvoyant à l’arrêt Pisano c. Italie ((radiation) [GC], no 36732/97, §§ 40-50, 24 octobre 2002), il avance dans ses observations du 11 avril 2014 que les mesures procédurales prises en vue du réexamen de l’affaire du requérant devraient conduire la Cour à conclure que le différend est en cours de résolution au niveau interne. Dans ces conditions, et conformément au principe de subsidiarité, il invite la Cour à rayer la requête du rôle en application de l’article 37 § 1 b) et c) de la Convention. Il estime qu’aucune raison particulière touchant au respect des droits de l’homme tels que définis dans la Convention n’exige que la Cour poursuive l’examen de la requête en vertu de l’article 37 § 1 in fine de la Convention.

119. Toutefois, la Cour observe que, par une décision définitive du 28 mai 2014, le procureur a décidé de ne pas demander à la Cour suprême de réexaminer l’affaire du requérant (paragraphe 47 ci-dessus). Dans ces conditions, on ne saurait dire que le litige a été résolu ou qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête aux sens de l’article 37 § 1 b) et c) de la Convention.

3. Conclusion

120. Constatant que le grief formulé par le requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

121. Le requérant soutient que l’interprétation large du crime de génocide adoptée par les juridictions lituaniennes ne trouve aucun appui dans le droit international public. Il estime que sa condamnation sur le fondement de l’article 99 du code pénal lituanien revêt un caractère rétroactif et qu’elle emporte par conséquent violation de l’article 7 de la Convention.

122. Il indique que la Lituanie a adopté en 1992 une loi relative à la Convention sur le génocide et que l’article II de cette convention définit le génocide comme la commission d’actes visant à la destruction d’un groupe « national, ethnique, racial ou religieux ». Il ajoute que l’État lituanien a signé cette convention sans réserve. Le requérant estime qu’il était dès lors interdit à la Lituanie d’étendre la notion de génocide en y incluant en 1998 les « groupes sociaux ou politiques ». Selon lui, la loi du 9 avril 1992 relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne a repris la définition exhaustive du crime de génocide, laquelle ne protégerait que quatre groupes bien précis. En outre, lors de la mise en place en 1998 de la Cour pénale internationale (CPI) dans le cadre des Nations unies, les représentants lituaniens auraient plaidé en faveur d’un élargissement de la notion de génocide, mais la définition de ce crime n’aurait pas été modifiée.

123. Par ailleurs, notant que les groupes sociaux ou politiques ont été inclus dans la définition lituanienne du crime de génocide par le biais de modifications apportées au code pénal le 21 avril 1998, le requérant soutient, au regard de l’article 7 de la Convention, que cette incrimination n’était pas applicable à ces deux groupes à une certaine époque, mais qu’elle l’est devenue par la suite, bien que, d’après lui, les faits potentiellement litigieux fussent identiques. Il allègue que l’État lituanien a appliqué la loi pénale rétroactivement en l’espèce, après avoir considéré, entre 1992 et 1998, que ses actes n’étaient pas constitutifs d’un génocide. D’après le requérant, même à admettre que le crime de génocide puisse donner lieu à des poursuites rétroactives, il est difficile de concevoir que la mise en cause de la responsabilité pénale d’une personne pour génocide puisse dépendre du pouvoir de l’État de modifier sa législation ou d’ajouter à l’incrimination du génocide des éléments qui ne concerneraient que la Lituanie. D’ailleurs, la Lituanie elle-même interdirait l’application rétroactive de la loi pénale.

124. En outre, le droit international interdirait aux États de déroger aux traités internationaux signés par eux, à moins que les traités pertinents ne les y autorisent. La Lituanie aurait certes le droit souverain de se doter de ses propres règles, mais ce droit ne serait pas absolu. En premier lieu, l’ensemble de la législation nationale devrait être conforme à la Constitution, laquelle disposerait que les instruments internationaux ratifiés par la Lituanie font partie intégrante du droit national. Or les éléments du droit pénal lituanien posant problème en l’espèce, à savoir les groupes politiques ou sociaux mentionnés dans l’article 99 du code pénal, ne relèveraient pas de l’article II de la Convention sur le génocide et ne trouveraient en conséquence aucun appui dans le droit international, que la Lituanie se serait engagée à respecter.

125. En second lieu, les poursuites pour meurtre de membres de groupes politiques ou sociaux seraient prescrites. Les juridictions lituaniennes auraient interprété la responsabilité pour faits de génocide de manière plus large au regard du droit interne qu’au regard de la Convention sur le génocide et auraient donc enfreint le principe nullum crimen sine lege. Ce point de vue serait aussi celui de la Cour constitutionnelle, qui aurait conclu, dans son arrêt du 18 mars 2014, à l’inconstitutionnalité de poursuites rétroactives pour des faits de génocide d’un groupe politique ou social commis avant l’introduction dans le code pénal des nouvelles dispositions incriminant le génocide de membres de l’un ou l’autre de ces groupes.

126. Par ailleurs, le requérant indique qu’il n’est pas en mesure de contester le vaste exposé du contexte général de l’affaire, d’ordre politique et historique notamment, fourni par le Gouvernement (paragraphe 133 ci-dessous). Il reconnaît qu’il y a eu quelque « 500 000 victimes au sein de la population lituanienne au cours des années 1939-1953 ». Toutefois, il observe que de 1941 à 1944 la Lituanie était occupée par l’Allemagne et que les nazis, avec l’aide de collaborateurs locaux, y ont tué des centaines de milliers de personnes innocentes. Soutenant que les frères J.A. et A.A. ont collaboré avec les nazis, il estime que cette circonstance est pertinente en l’espèce.

127. Sur ce dernier point, le requérant arguë que les juridictions internes ont attribué à tort la qualité de partisans à J.A. et A.A. En effet, ceux-ci auraient volontairement servi dans les forces de police nazies et auraient été soupçonnés d’avoir pris part à la persécution de Juifs et d’autres personnes innocentes. De ce fait, ils auraient été légalement poursuivis par les autorités après l’arrivée des Soviétiques en Lituanie en 1944. En tout état de cause, ils auraient quitté les rangs des partisans des années avant les événements litigieux et n’auraient donc pas été des partisans lors de leur décès en 1953. En conséquence, la thèse selon laquelle ils appartenaient à un groupe politique protégé par l’article 99 du code pénal lituanien ou représentaient un groupe national relevant de l’article II de la Convention sur le génocide ne reposerait sur aucun fondement factuel.

128. En outre, même à admettre, comme les juridictions nationales l’auraient fait, que J.A. et A.A. étaient des partisans membres de la résistance armée au moment de leur décès en 1953, il n’en demeurerait pas moins que leur meurtre ne peut être qualifié de génocide. En effet, cette qualification serait applicable à des actes visant à l’extermination de civils non armés, non à des actes dirigés contre des armées ou des mouvements de libération nationale.

129. Dans ces conditions, le requérant soutient que la Lituanie, en le reconnaissant coupable de génocide, a enfreint le droit international et le droit interne, lesquels n’autoriseraient les États à intenter des poursuites de ce chef que lorsque les victimes du crime appartiennent à un groupe protégé. Il estime, quelle que soit la version des faits retenue – la sienne selon laquelle les frères J.A. et A.A. étaient des criminels poursuivis en tant que tels par les autorités soviétiques, ou celle du Gouvernement les qualifiant de membres de la résistance armée –, que J.A. et A.A. ne peuvent en aucun cas relever d’un groupe protégé.

130. Au vu de ce qui précède, le requérant conclut que sa condamnation pour génocide s’analyse en une violation de l’article 7 § 1 de la Convention. Il ajoute que l’article 7 § 2 ne trouve pas non plus à s’appliquer, soutenant que, faute d’être constitutifs d’un génocide, les actes qui lui étaient reprochés ne peuvent pas être « criminels d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées ».

b) Le Gouvernement

131. Le Gouvernement avance que la connaissance de la politique répressive menée par les Soviétiques en Lituanie revêt une importance capitale pour comprendre la présente affaire. Il affirme que les crimes perpétrés contre la population lituanienne s’inscrivaient dans le cadre d’une politique totalitaire ciblée et systématique conduite par l’URSS. Selon lui, les opérations de répression visant les Lituaniens n’étaient en rien fortuites ou désorganisées : elles auraient eu pour but de détruire l’ancien système social et politique de l’État, qui aurait constitué la base même de la nation lituanienne en tant qu’entité politique. Elles auraient été dirigées contre les groupes politiques et sociaux les plus actifs de la Lituanie, à savoir les membres de la résistance à l’occupation et leurs sympathisants, les fonctionnaires et les responsables de l’État lituanien, les personnalités publiques lituaniennes, les intellectuels et les universitaires, les agriculteurs, les prêtres et les membres des familles de ces personnes.

132. Les partisans lituaniens auraient été des représentants de la nation lituanienne. Leur mouvement aurait tiré sa force de la société elle-même et aurait regroupé des personnes issues de milieux très divers (intellectuels, paysans, enseignants, anciens militaires, etc.). Les partisans n’auraient pas défendu d’idées politiques particulières, si ce n’est qu’il était nécessaire de rétablir l’indépendance de la Lituanie et de chasser les Soviétiques du pays. Ils auraient eu pour signes de ralliement des symboles nationalistes et ils seraient parvenus à résister pendant dix ans dans les conditions particulièrement éprouvantes imposées par les campagnes de répression du régime soviétique grâce à l’important soutien que le peuple lituanien leur aurait apporté. Dans son arrêt du 18 mars 2014, la Cour constitutionnelle aurait souligné l’importance des partisans pour l’ensemble du groupe national, autrement dit pour la nation lituanienne (paragraphe 63 ci-dessus).

133. S’agissant de l’ampleur de la répression exercée en Lituanie, le Gouvernement expose en premier lieu que, entre 1939 – année où le pays comptait 2 925 271 habitants selon l’annuaire statistique lituanien – et 1953, la terreur et la répression politique soviétiques ont causé quelque 500 000 victimes directes (tuées, déportées ou emprisonnées) au sein de la population lituanienne (A. Anušauskas, Demografiniai karo ir okupacijos nuostoliai: okupuotos Lietuvos istorija (Pertes démographiques causées par la guerre et l’occupation : histoire de la Lituanie), Vilnius, Lietuvos gyventojų genocido ir rezistencijos tyrimo centras, 2007, p. 395). Il indique en second lieu que les victimes de la répression soviétique ont déjà été dénombrées dans l’arrêt rendu le 18 mars 2014 par la Cour constitutionnelle (paragraphe 62 ci-dessus), ainsi que dans les conclusions de la Commission internationale pour l’évaluation des crimes des régimes d’occupation nazi et soviétique en Lituanie[8].

134. En ce qui concerne les partisans, environ 20 000 d’entre eux auraient été tués au cours des deux périodes de résistance (1940-1941 et 1944-1953), et un grand nombre de leurs sympathisants auraient été emprisonnés ou déportés en Sibérie. Pour éliminer le mouvement clandestin, l’appareil répressif soviétique aurait eu recours à des mesures radicales : torture des membres de la résistance, déportation de leurs familles, actions de guerre psychologique et de terreur et opérations punitives dirigées contre les membres de la résistance et leurs sympathisants, notamment incendie de leurs villages et exécutions extrajudiciaires. La plupart de ces mesures auraient été manifestement contraires au droit international, à la Constitution de l’URSS et au droit soviétique. La Cour constitutionnelle aurait notamment relevé que l’Union soviétique ne reconnaissait pas aux partisans le statut de combattants ou de prisonniers de guerre et qu’elle ne leur accordait pas les garanties internationales qui s’y attachent.

135. L’URSS aurait eu pour objectif de détruire le mode de vie des Lituaniens et de le remplacer par un nouvel ordre soviétique constitué d’individus sans nationalité ni origine ethnique (homo sovieticus). Le caractère criminel de la politique menée par le pouvoir soviétique et la commission par celui-ci de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’un génocide en Lituanie seraient des faits historiquement établis. À cet égard, le Gouvernement renvoie à la Résolution 1481 (2006) de l’Assemblée parlementaire sur la nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires (paragraphe 89 ci-dessus). Il ajoute que les crimes – notamment de génocide – perpétrés par le régime communiste totalitaire de l’URSS ont été reconnus dans des lois adoptées par la Fédération de Russie elle-même, notamment la loi du 26 avril 1991 sur la réhabilitation des peuples victimes de répression (paragraphe 74 ci-dessus).

136. Sur le point de savoir s’il existait à l’époque pertinente une base légale à la condamnation du requérant, le Gouvernement indique que le code pénal en vigueur en 1953 était celui de la République socialiste fédérative soviétique de Russie et qu’il n’incriminait pas le génocide. Toutefois, il soutient que les actes reprochés à l’intéressé ont constitué une infraction pénale au regard du droit international conventionnel et du droit international coutumier applicables à l’époque des faits. Il ajoute que le génocide était criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées.

137. En ce qui concerne la question particulière de l’applicabilité à l’époque pertinente de la qualification de génocide à des actes commis dans l’intention de détruire un groupe protégé, le Gouvernement renvoie au Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (« Statut du TMI ») institué par l’Accord de Londres du 8 août 1945 qui, selon lui, a confirmé que les crimes les plus haineux engageaient la responsabilité individuelle de leurs auteurs au regard du droit international. En outre, il se réfère à la Résolution 96 (I) adoptée à l’unanimité et sans débat le 11 décembre 1946, indiquant que l’Assemblée générale des Nations unies y affirme que le génocide est un crime au regard du droit international et y souligne qu’« on a vu perpétrer des crimes de génocide qui ont entièrement ou partiellement détruit des groupements raciaux, religieux, politiques ou autres ». Dans ces conditions, il aurait été clair dès décembre 1946 que les persécutions fondées sur des motifs politiques ainsi que la destruction et l’extermination systématiques de groupes politiques étaient criminelles au regard du droit international.

138. D’après le Gouvernement, la non-inclusion des « groupes politiques » dans la liste des groupes protégés établie par la Convention sur le génocide n’est pas déterminante. Les premiers rédacteurs de cette convention auraient considéré que la notion de génocide apparue dans le droit international coutumier était plus large que la définition finalement retenue à l’issue du processus d’élaboration de la Convention, et les travaux préparatoires de cet instrument montreraient que l’exclusion des « groupes politiques » de cette définition résultait d’un compromis politique plutôt que d’un raisonnement juridique.

139. Par ailleurs, les groupes protégés énumérés dans la Convention sur le génocide se recouperaient et seraient interchangeables. Il pourrait par exemple y avoir un chevauchement entre groupes nationaux et groupes religieux, comme les juridictions lituaniennes l’auraient reconnu dans leur interprétation de la notion de génocide. La politique de l’URSS à l’égard des États baltes, considérés comme « indignes de confiance » par les autorités soviétiques, aurait été dirigée contre des groupes politiques et sociaux précisément parce qu’ils auraient constitué la colonne vertébrale des groupes nationaux. Ainsi des meurtres prétendument fondés sur des considérations politiques auraient-ils dissimulé une volonté de génocide national et ethnique.

140. En outre, les modifications apportées à la législation lituanienne en 1998 refléteraient une évolution observée dans la pratique de certains États et dans une partie de la doctrine sur la question du génocide. Bon nombre d’États tels que l’Estonie, la Pologne, la France, la Suisse, la Finlande, la Slovénie, la Roumanie, l’Équateur et le Costa Rica auraient élargi la notion de génocide dans leur ordre interne. Cet élargissement se serait traduit dans la plupart des cas par la prise en compte des groupes sociaux et politiques, mais certains pays (France et Roumanie par exemple) auraient adopté une approche ouverte et globale de la définition de cette notion en y incluant « les groupes déterminés à partir de critères arbitraires ».

141. En l’espèce, le Gouvernement estime qu’il s’agit de déterminer si le requérant pouvait raisonnablement prévoir à l’époque où il a commis les actes incriminés qu’il serait accusé et reconnu coupable d’un crime en application du droit international. D’après lui, l’interprétation du crime de génocide donnée par les juridictions lituaniennes est compatible avec la substance de cette infraction telle que définie à l’époque pertinente. Elle aurait donc été raisonnablement prévisible.

142. Le Gouvernement indique que le requérant a été condamné pour avoir participé à l’élimination de J.A. et de A.A. qui, en tant que partisans, auraient été considérés par les autorités soviétiques – notamment le MGB – comme des « bandits », des « hors-la-loi » ou encore des « nationalistes bourgeois » à exterminer. Le régime soviétique aurait eu pour objectif d’anéantir la culture, la religion, la langue, les convictions politiques et l’identité de la nation lituanienne en vue de la détruire en tant que groupe. En conséquence, ce serait à juste titre que la Cour d’appel aurait conclu que J.A. et A.A. appartenaient non seulement à un groupe politique, comme l’a estimé le tribunal de première instance, mais aussi à deux groupes expressément protégés par la Convention sur le génocide, à savoir un groupe national et un groupe ethnique. D’ailleurs, ce point de vue aurait été confirmé par la Cour suprême et par la Cour constitutionnelle.

143. En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel les frères J.A. et A.A. auraient été exclus de la protection accordée par la Convention sur le génocide en raison de leur appartenance à la résistance armée, le Gouvernement soutient que les notions de crime contre l’humanité et de génocide sont étroitement liées. Il indique que, selon le professeur Antonio Cassese, il est possible de distinguer au moins deux sous-catégories de crimes contre l’humanité au sens des principes de Nuremberg. La première regrouperait les crimes commis contre des civils dans le cadre d’une pratique généralisée et systématique de violations graves des droits humains fondamentaux, la seconde les crimes de persécution dirigés contre un groupe spécifique de personnes, civiles ou militaires, au nom d’une politique ou d’une pratique de discrimination ou de persécution fondée sur des motifs religieux, raciaux, ethniques ou politiques (The Rome Statute of the International Criminal Court: A Commentary, sous la direction de A. Cassese, P. Gaeta et J.R.W.D. Jones, Oxford University Press, Oxford, 2002). Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) aurait fait sienne cette approche, notamment dans l’affaire Le procureur c. Zoran Kupreškić et consorts (paragraphe 111 ci-dessus).

144. S’agissant de la culpabilité subjective du requérant, les juridictions internes auraient constaté que celui-ci avait délibérément intégré le MGB et qu’il ne pouvait ignorer la nature du régime totalitaire et les méthodes employées contre la population lituanienne. L’intéressé aurait donc dû s’attendre à être obligé d’exécuter des ordres illégaux (K.-H.W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, § 74, CEDH 2001‑II). Le principe IV de Nuremberg serait déterminant à cet égard, en ce qu’il disposerait clairement que l’auteur d’un crime qui a agi sur ordre de son gouvernement ou d’un supérieur hiérarchique n’est pas pour autant dégagé de sa responsabilité en droit international dès lors qu’il avait la possibilité de choisir de ne pas le commettre (le Gouvernement se réfère aux décisions Penart c. Estonie (déc.), no 14685/04, 24 janvier 2006, et Kolk et Kislyiy c. Estonie (déc.), nos 23052/04 et 24018/04, CEDH 2006‑I).

145. Enfin, le Gouvernement rejette l’allégation du requérant selon laquelle les victimes, les frères J.A. et A.A., avaient collaboré avec les nazis et que leur exécution avait donc été légitime. Il conteste également l’argument selon lequel les intéressés ne pouvaient plus être considérés comme des partisans au moment où ils ont été éliminés. Il note que les juridictions internes, après avoir soigneusement examiné les moyens en question, les ont rejetés pour défaut de fondement.

146. Au vu de ce qui précède, le Gouvernement conclut que la condamnation du requérant pour génocide avait à l’époque pertinente un fondement en droit international. Il indique que, dans son arrêt du 18 mars 2014, la Cour constitutionnelle a certes conclu que les poursuites rétroactives pour génocide d’un groupe social ou politique en tant que tel étaient illégales, mais qu’elle a également jugé que des actes délibérés visant à la destruction de certains groupes sociaux ou politiques représentant une partie importante d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux pouvaient être qualifiés de génocide au regard des normes du droit international universellement reconnues dès lors que la destruction de ces groupes avait un impact sur la survie de l’ensemble du groupe protégé. Or le requérant aurait délibérément participé à la mise en œuvre de la politique soviétique d’extermination des partisans lituaniens, lesquels auraient constitué une partie importante du groupe national lituanien. Dans ces conditions, il n’y aurait pas eu violation de l’article 7.

2. Le gouvernement russe, tiers intervenant

147. Le tiers intervenant observe que la présente affaire n’est pas la première dans laquelle la Cour est appelée à se prononcer sur la compatibilité avec l’article 7 de la Convention d’une condamnation prononcée dans un État balte, et que les affaires de ce type portent essentiellement sur des poursuites engagées pour des actes qui auraient été commis dans les années 1940-1950, à l’époque où, selon le tiers intervenant, les États en question faisaient partie intégrante de l’URSS (Kolk et Kislyiy, décision précitée, Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, CEDH 2010, et Tess c. Lettonie (déc.), no 19363/05, 4 janvier 2008). En l’espèce, il soutient que pour tenter de donner une « légitimité » à la condamnation du requérant, le Gouvernement recourt à une description historique erronée des « atrocités » que le gouvernement soviétique aurait commises sur le territoire des États baltes. Il ajoute que les observations du Gouvernement regorgent de faits contestables invoqués à l’appui de la thèse sans fondement accusant les autorités soviétiques d’avoir perpétré un « génocide » et des « crimes contre l’humanité » sur le territoire de la République socialiste soviétique de Lituanie (« la RSSL »). Il s’inscrit en faux contre ce qu’il considère être une déformation flagrante de la réalité historique et une intention manifeste des gouvernements baltes de réécrire l’histoire à leur convenance au détriment de personnes dont les activités passées ne correspondraient pas au point de vue officiel des autorités nationales actuelles.

148. D’après le tiers intervenant, la politique et la législation de l’Union soviétique n’ont aucunement visé à la destruction ou à l’élimination de la nation lituanienne, et aucun instrument international de référence ne les a jamais qualifiées de génocidaires. Après le retrait des troupes allemandes du territoire lituanien en 1944, une partie de la population locale aurait refusé de déposer les armes, choisissant au contraire de s’engager sur la voie de la résistance militaire contre l’armée soviétique. La plupart de ces résistants auraient auparavant collaboré avec les nazis. La lutte des forces soviétiques contre les groupes armés illégaux et les poursuites engagées par le gouvernement soviétique de la RSSL, seule autorité internationalement reconnue sur ce territoire après 1945 selon le tiers intervenant, auraient été parfaitement légales. Ni les autorités soviétiques ni le requérant n’auraient eu l’intention spécifique de détruire une composante quelconque de la société lituanienne.

149. Le tiers intervenant est d’avis qu’il est loisible aux autorités nationales d’étendre dans leur droit interne la notion de génocide en y incluant d’autres groupes que ceux déjà protégés par la Convention sur le génocide, mais que le régime juridique des actes dirigés contre ces « nouveaux groupes protégés » ne peut s’affranchir des limitations imposées par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il en déduit que de tels actes ne peuvent constituer un crime qu’à la condition d’avoir été commis après l’introduction de la définition élargie du génocide, sauf dans le cas où ils auraient déjà été punissables en vertu du droit international en vigueur au moment de leur commission. Or les groupes politiques auraient été exclus de la définition retenue dans l’article II de la Convention sur le génocide, définition qui aurait été reprise dans des instruments internationaux ultérieurs.

150. Par ailleurs, le tiers intervenant soutient que le droit international coutumier exclut lui aussi les groupes politiques de la notion de génocide. L’unique mention des groupes politiques dans la Résolution 96 (I) adoptée en 1946 par l’Assemblée générale des Nations unies ne suffirait pas à infirmer cette thèse. À cet égard, le tiers intervenant estime qu’il y a lieu de prendre en considération que Raphael Lemkin, selon lui le juriste père de la notion de génocide, qui aurait été abondamment cité par le Gouvernement, dans ses observations écrites, définissait le « génocide » comme la « destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique » (R. Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe, 1944, p. 79). Rien ne prouverait que les groupes politiques bénéficiaient en 1953 d’une protection spéciale au regard des principes généraux du droit reconnus par les nations civilisées. En outre, les groupes politiques ne seraient pas et n’auraient jamais été reconnus comme une catégorie protégée par la jurisprudence des juridictions internationales.

151. Enfin, quoi qu’en dise le Gouvernement, le tiers intervenant soutient que les éléments constitutifs du crime contre l’humanité ne se retrouvent pas dans les actes reprochés au requérant. Ceux-ci n’auraient pas visé la population civile mais les frères J.A. et A.A., membres d’un groupe armé illégal. Ils n’auraient pas été commis avant ou pendant la guerre, ni à la suite d’un crime défini par la Charte de Nuremberg ou en liaison avec un tel crime. Qui plus est, les autorités nationales de poursuite n’auraient pas retenu ce chef d’accusation contre l’intéressé.

152. En définitive, la cohérence dont feraient preuve depuis longtemps le droit et la pratique internationaux en ce qui concerne la définition du génocide démontrerait l’existence, au sein de la communauté internationale, d’un consensus clair et durable sur l’étendue et le caractère exhaustif de la liste des groupes protégés. Aucune définition de la notion de génocide plus large que celle donnée par la Convention sur le génocide n’aurait jamais été reconnue au plan international. Il n’aurait existé à partir de 1953 aucune disposition juridique suffisamment claire, accessible et prévisible qui eût permis au requérant de raisonnablement s’attendre à voir sa responsabilité engagée à raison de ses actes et de régler sa conduite en conséquence. Dans ces conditions, le tiers intervenant estime que la condamnation et la peine infligées à l’intéressé n’avaient aucune base légale en droit interne ou en droit international.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

153. La Cour rappelle d’abord que la garantie que consacre l’article 7, élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 n’y autorise aucune dérogation même en temps de guerre ou d’autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et les sanctions arbitraires (Kononov, précité, § 185, et Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 77, CEDH 2013).

154. L’article 7 ne se borne donc pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé : il consacre aussi, d’une manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par le droit, qu’il soit national ou international. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux et d’un avis juridique éclairé, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. À cet égard, la Cour a indiqué que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit écrit comme non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l’accessibilité et de la prévisibilité (Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, § 70, CEDH 2008, Kononov, précité, §§ 185 et 196, et Del Río Prada, précité, § 91).

155. La Cour rappelle ensuite que, aussi clair que puisse être le libellé d’une disposition légale, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs, il est solidement établi dans la tradition juridique des États parties à la Convention que la jurisprudence contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (S.W. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 36, série A no 335‑B, C.R. c. Royaume-Uni, 22 novembre 1995, § 34, série A no 335‑C, Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres , § 50, CEDH 2001‑II, K.-H.W. c. Allemagne, précité, § 45, Jorgic c. Allemagne, no 74613/01, § 101, CEDH 2007-III, et Kononov, précité, § 185).

156. Dans l’affaire Jorgic, où s’opposaient deux interprétations possibles du terme « détruire » employé dans la définition du génocide, la Cour a examiné la compatibilité de la condamnation du requérant avec l’article 7 de la Convention au regard de l’interprétation la plus large de ce terme, acceptant qu’il puisse s’entendre de la destruction d’une unité sociale plutôt que de la destruction physique d’un groupe. Elle a jugé qu’une interprétation de la portée d’une infraction qui se trouve être cohérente avec la substance de cette infraction « doit, en principe, être considérée comme prévisible », tout en n’excluant pas que, dans des cas exceptionnels, un requérant puisse se fonder sur une interprétation particulière de la disposition concernée faite par les juridictions internes dans les circonstances de l’espèce. Elle a ensuite examiné le point de savoir si des circonstances particulières appelaient à conclure que le requérant pouvait, au besoin après avoir pris conseil auprès d’un juriste, prévoir que les juridictions internes retiendraient une interprétation plus étroite de la portée du crime de génocide. À cet égard, elle a jugé que, si au moment des faits incriminés, certaines autorités (des organisations internationales, des tribunaux internes et des juridictions internationales, une partie de la doctrine et certains auteurs) défendaient l’interprétation la plus large du crime de génocide tandis que d’autres penchaient pour la plus étroite, M. Jorgic pouvait raisonnablement prévoir, au besoin avec l’aide d’un juriste, que l’interprétation la plus large pourrait être retenue dans son affaire et qu’il risquait en conséquence d’être accusé et reconnu coupable de génocide (Jorgic, précité, §§ 108-114).

157. La portée de la notion de prévisibilité dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre, ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires. La prévisibilité de la loi ne s’oppose pas à ce que la personne concernée soit amenée à recourir à des conseils éclairés pour évaluer, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Il en va spécialement ainsi des professionnels, habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier. Aussi peut-on attendre d’eux qu’ils mettent un soin particulier à évaluer les risques qu’il comporte (Pessino c. France, no 40403/02, § 33, 10 octobre 2006).

158. D’après les principes généraux du droit, on ne peut se fonder, pour justifier un comportement ayant abouti à une condamnation, sur la seule constatation qu’un tel comportement a eu lieu et qu’il a de ce fait formé une pratique. Bien que le requérant n’ait pas expressément soulevé pareil moyen, la Cour estime important de rappeler que, dans l’affaire K.-H.W. c. Allemagne (précitée, § 75), elle a jugé que même un simple soldat ne saurait complètement et aveuglément se référer à des ordres violant de manière flagrante les droits de l’homme sur le plan international et, surtout, le droit à la vie, qui est la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme. Une pratique étatique consistant à tolérer ou à encourager certains actes déclarés criminels par des instruments juridiques nationaux ou internationaux, et le sentiment d’impunité qui en résulte pour leurs auteurs, ne constituent pas un obstacle à ce que ceux-ci soient poursuivis et châtiés (Streletz, Kessler et Krenz, précité, §§ 74 et 77-79).

159. Par ailleurs, dans l’hypothèse d’une substitution de souveraineté étatique à une autre sur un territoire ou d’un changement de régime politique sur le territoire national, il est tout à fait légitime pour un État de droit d’engager des poursuites pénales contre des personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur. De même, on ne saurait reprocher aux juridictions d’un tel État, qui ont succédé à celles existant antérieurement, d’appliquer et d’interpréter les dispositions légales en vigueur à l’époque des faits à la lumière des principes régissant un État de droit (Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 81, et Kononov, précité, § 241). Tout comme les lois et coutumes de la guerre font obligation aux États d’engager des poursuites, l’article 2 de la Convention astreint les États à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, ce qui implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale dissuadant les individus de commettre des atteintes contre la vie des personnes (Kononov, précité, § 241).

160. La Cour réaffirme par ailleurs qu’il ne lui incombe pas normalement de se substituer aux juridictions internes. Elle a pour tâche, aux termes de l’article 19 de la Convention, d’assurer le respect par les États contractants des engagements résultant pour eux de la Convention. Eu égard au caractère subsidiaire du système de la Convention, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 49, et Jorgic, précité, § 102), et si l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales est manifestement arbitraire (Kononov, précité, § 189). Il en va particulièrement ainsi lorsque l’appréciation des juridictions internes porte sur des questions historiques délicates, quoique la Cour puisse admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement (Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 96, CEDH 2006-IV). Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d’accords internationaux (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94, § 54, CEDH 1999‑I, et Korbely, précité, § 72), ou que les juridictions nationales appliquent des principes de droit international (Kononov, précité, § 196).

161. Toutefois, la Cour rappelle qu’elle doit jouir d’un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 7, requiert l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine. L’article 7 § 1 exige de la Cour qu’elle recherche en l’espèce si la condamnation du requérant reposait à l’époque pertinente sur une base légale. En particulier, elle doit s’assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions lituaniennes était en conformité avec l’article 7 de la Convention, peu important à cet égard qu’elle adopte une approche et un raisonnement juridiques différents de ceux développés par celles-ci. L’article 7 deviendrait sans objet si l’on accordait un pouvoir de contrôle moins large à la Cour (ibidem, § 198).

162. En somme, sur le terrain de l’article 7 § 1 de la Convention, la Cour doit rechercher si, au regard du droit international tel qu’il se présentait en 1953, la condamnation du requérant reposait sur une base suffisamment claire (ibidem, § 199). À cet égard, elle doit notamment s’assurer que la condamnation du requérant pour génocide était cohérente avec la substance de cette infraction et raisonnablement prévisible par celui-ci au moment où il a participé, le 2 janvier 1953, à l’opération au cours de laquelle les deux partisans, J.A. et A.A., ont été tués (paragraphe 25 ci-dessus et Jorgic, précité, § 103).

b) Faits pertinents

163. Avant de se pencher sur le fond du grief du requérant, la Cour examinera le désaccord sur les faits qui oppose le Gouvernement et l’intéressé en ce qui concerne l’allégation de celui-ci selon laquelle il n’aurait pas dû être condamné pour génocide de partisans lituaniens pris en tant que groupe dès lors que les frères J.A. et A.A. n’étaient plus des partisans à l’époque de leur mort. Dans le cadre de son procès en Lituanie et dans ses observations devant la Cour, le requérant a allégué que les frères J.A. et A.A. avaient collaboré avec les nazis sous l’occupation allemande – soutenu en cela par le tiers intervenant, et qu’ils n’étaient plus des partisans au moment où l’Union soviétique a rétabli son emprise sur la Lituanie.

164. La Cour relève que les juridictions internes sont parvenues à une conclusion claire sur cette question après un examen attentif de l’ensemble des moyens soulevés devant elles. Elle rappelle, conformément à sa jurisprudence constante, qu’il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes (Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 66, CEDH 2000‑VIII, Donohoe c. Irlande, no 19165/08, § 73, 12 décembre 2013). Elle réaffirme que l’appréciation de la responsabilité pénale d’un requérant incombe en premier lieu aux juridictions internes (Streletz, Kessler et Krenz, précité, § 51, et Kononov, précité, § 187). Elle considère également que, compte tenu de la complexité du travail de reconstitution des faits de la cause plus de cinquante ans après les événements litigieux, les juridictions nationales étaient mieux placées pour apprécier l’ensemble des faits et des preuves disponibles. À cet égard, elle note que la Cour d’appel a examiné attentivement les allégations du requérant. Toutefois, cette juridiction a également tenu compte du contexte historique, des méthodes particulières employées par la résistance à l’époque pertinente et de documents d’archive où figure l’ordre donné par le MGB de diffuser de fausses informations sur les frères J.A. et A.A. en vue de les discréditer et de les couper des autres partisans. À l’issue d’une analyse approfondie de ces éléments, la Cour d’appel a conclu que les allégations de l’intéressé n’étaient pas fondées et elle les a rejetées (paragraphe 37 ci-dessus). Cette conclusion a été confirmée sans réserve par la Cour suprême (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter des conclusions auxquelles les juridictions internes sont parvenues en s’appuyant sur leur connaissance directe du contexte national.

c) Sur la compatibilité avec l’article 7 de la Convention de la condamnation du requérant pour génocide

165. La Cour relève que le crime de génocide a été introduit dans le droit lituanien en 1992 (paragraphe 51 ci-dessus). En 2001, le procureur en charge de l’affaire, se fondant sur l’article 71 § 2 du code pénal lituanien tel que modifié en 1998, inculpa le requérant de génocide de partisans lituaniens pris en leur qualité de représentants d’un groupe politique (paragraphes 29 et 52 ci-dessus). Avant que la juridiction de jugement ne condamne le requérant pour génocide en 2004, un nouveau code pénal était entré en vigueur en Lituanie, si bien que l’intéressé fut reconnu coupable de ce crime en application de l’article 99 du nouveau code. La Cour d’appel et la Cour suprême confirmèrent la condamnation du requérant sur le fondement de cette dernière disposition (paragraphes 33, 36, 38 et 53 ci-dessus).

166. Dans ces conditions, il est clair pour la Cour que le requérant a été condamné en application de dispositions légales qui n’étaient pas en vigueur en 1953, et que ces dispositions ont donc fait l’objet d’une application rétroactive. Celle-ci s’analyse en une violation de l’article 7 de la Convention, sauf s’il est établi que la condamnation de l’intéressé était fondée sur le droit international applicable à l’époque pertinente. De l’avis de la Cour, la condamnation en question doit en conséquence être examinée sous cet angle (voir, a contrario, K.-H.W. c. Allemagne, précité, § 50).

i. Accessibilité

167. La Cour note que l’Union soviétique était partie à l’Accord de Londres instituant le Statut du TMI (Kononov, précité, §§ 116-117). L’article 6 c) du Statut qualifie de crimes contre l’humanité l’extermination, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, y compris les persécutions fondées sur des motifs politiques. Le 11 décembre 1946, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Résolution 96 (I), par laquelle elle condamnait le génocide. La Convention sur le génocide, qui confirme les principes de droit international reconnus par cette résolution, a été approuvée à l’unanimité par l’Assemblée générale le 9 décembre 1948. L’Union soviétique a signé la Convention en question le 16 décembre 1949. Celle-ci est entrée en vigueur le 12 janvier 1951, après le dépôt de vingt instruments de ratification ou d’adhésion. De plus, dans l’avis consultatif qu’elle a rendu en 1951, la Cour internationale de justice (CIJ) a indiqué que les principes sur lesquels repose cette convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel (paragraphe 80 ci-dessus).

168. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le génocide était clairement considéré comme criminel d’après le droit international en 1953. Avant même d’être codifié en 1948 par la Convention sur le génocide, le génocide avait été reconnu comme criminel et condamné comme tel par les Nations unies en 1946. Dans ces conditions, la Cour considère que les instruments de droit international interdisant le génocide étaient suffisamment accessibles au requérant.

ii. Prévisibilité

169. Pour déterminer si l’article 7 a été respecté en l’espèce, la Cour doit rechercher s’il était prévisible, au regard du droit international tel qu’il se présentait en 1953, que l’acte pour lequel le requérant a été condamné pourrait être qualifié de génocide (paragraphe 162 ci-dessus).

α) La définition du crime de génocide en 1953

– L’article II de la Convention sur le génocide

170. La Cour observe d’emblée que la définition du génocide donnée par l’article II de la Convention sur le génocide comporte une liste de quatre groupes protégés : les groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux. Elle constate que cette disposition ne mentionne pas les groupes sociaux ou politiques. Qui plus est, il ressort des travaux préparatoires de la Convention sur le génocide que ses rédacteurs n’ont pas voulu inclure les groupes politiques dans la liste des groupes protégés. Par ailleurs, l’examen des travaux préparatoires de l’article II de la Convention sur le génocide a conduit la CIJ à dire, dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, CIJ Recueil 2007) que les rédacteurs de cette convention « [s’étaient] aussi attachés à définir de manière positive des groupes se distinguant par des caractéristiques spécifiques pour décider lesquels relèveraient de la Convention et lesquels (les groupes politiques par exemple) seraient exclus du champ d’application de celle-ci » (paragraphe 105 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucune raison convaincante de s’écarter de la définition conventionnelle du génocide adoptée en 1948, y compris en ce qui concerne la liste des quatre groupes protégés qu’elle comporte. Elle constate au contraire que tous les instruments de droit international ultérieurs mentionnant le crime de génocide – la Convention de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, le Statut du TPIY de 1993, le Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) de 1994 et, en dernier lieu, le Statut de la CPI de 1998 – le définissent dans des termes similaires, sinon identiques. Elle note en particulier que ces instruments qualifient de génocide des actes commis en vue de détruire des groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux, et que les groupes politiques n’y sont pas évoqués (paragraphes 83 et 85-87 ci-dessus). Elle considère que la décision ultérieure de certains États d’incriminer le génocide de groupes politiques en tant que tels dans leur ordre juridique interne (paragraphes 36 et 38 ci-dessus) ne change rien au fait que cette incrimination ne figure pas dans le texte de la Convention sur le génocide.

– Le droit international coutumier

171. La Cour en arrive à présent à la question de savoir si la définition du génocide donnée par la Convention sur le génocide coexistait avec des règles de droit international coutumier plus larges qui pourraient servir de fondement valable à la condamnation du requérant pour génocide.

172. Il ressort clairement de la conclusion à laquelle la Cour est parvenue quant à l’accessibilité de l’incrimination litigieuse que, en 1953, le génocide était déjà un crime d’après le droit international coutumier (paragraphe 168 ci-dessus). L’acte d’accusation remis en octobre 1945 au TMI de Nuremberg et les conclusions orales formulées devant celui-ci par certains procureurs inculpaient les accusés de génocide, inculpation dont l’importance n’est pas nécessairement affaiblie par le fait que le génocide n’a pas été retenu dans le jugement rendu par cette juridiction. Dans sa Résolution 96 (I) adoptée à l’unanimité et sans débat en décembre 1946, l’Assemblée générale des Nations unies a reconnu l’existence, en droit international, du crime de génocide. Le génocide a été mentionné dans des actes d’accusation ultérieurs et, après les procès de Nuremberg, des condamnations pour crimes à caractère génocidaire ont été prononcées à l’issue de procès instruits conformément à la loi no 10 du Conseil de contrôle allié[9] ainsi que dans les affaires Hoess et Greiser[10], jugées par la Cour suprême polonaise (1946-1948). L’article 1 de la Convention sur le génocide a « confirmé » le caractère criminel du génocide en droit international. La CIJ a par la suite déclaré, en s’appuyant sur la Résolution 96 (I), que les principes sur lesquels repose la Convention sur le génocide sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel (paragraphe 80 ci-dessus).

173. En revanche, la question de savoir si le crime de génocide peut avoir en droit international coutumier une portée différente de celle que lui confère le droit conventionnel – en particulier une portée plus étendue – semble prêter à controverse.

174. Le père du terme « génocide », Raphael Lemkin, en donnait une définition large. Dans un ouvrage écrit en 1944[11], il s’est intéressé aux crimes commis contre des groupes nationaux, mais il a admis que le génocide pouvait s’entendre d’actes visant à l’extermination d’un groupe national par la destruction de ses institutions politiques, de sa culture et de ses moyens d’existence. Par la suite, l’Assemblée générale des Nations unies a appelé dans la Résolution 96 (I) à la préparation d’une Convention sur le génocide en vue de protéger des « groupements raciaux, religieux, politiques ou autres ». Certains auteurs considèrent que cette résolution reflète une règle de jus cogens interdisant le génocide[12] – ce que d’autres contestent[13]. D’autres auteurs encore sont d’avis que la liste des groupes protégés finalement retenue par la Convention sur le génocide est le fruit d’un compromis politique, non d’une réflexion raisonnée fondée sur une distinction d’ordre philosophique ou autre entre certains types de groupes[14]. Par ailleurs, à la fin des années 1940, un certain nombre de commentateurs se sont inquiétés du fait que la non-inclusion des groupes politiques et économiques risquait d’être interprétée comme excluant l’application de la Convention sur le génocide aux actes commis par les autorités soviétiques à l’égard des propriétaires[15], tandis que d’autres ont affirmé que l’exclusion des groupes politiques n’était pas due à des pressions exercées par les Soviétiques[16].

175. Au vu des éléments exposés ci-dessus, la Cour constate qu’il existait à l’époque pertinente des arguments pour considérer que les groupes politiques étaient protégés en 1953 par les règles de droit international coutumier incriminant le génocide. Toutefois, elle observe que des arguments tout aussi puissants s’opposaient à cette thèse à la même époque. En l’état de ces constatations, la Cour rappelle, d’une part, que nonobstant les avis favorables à l’inclusion des groupes politiques dans la notion de génocide, la définition de ce crime codifiée par la Convention sur le génocide revêt une portée plus étroite et, d’autre part, que cette définition a été reprise dans tous les instruments de droit international ultérieurs (paragraphe 170 ci-dessus). Dans ces conditions, elle estime qu’il n’existe pas de base suffisamment solide pour conclure que le droit international coutumier applicable en 1953 incluait les « groupes politiques » parmi ceux relevant de la définition du génocide.

– Interprétations ultérieures de l’expression « en partie » employée dans l’article II de la Convention sur le génocide

176. La Cour en vient ensuite à la thèse du Gouvernement selon laquelle les partisans lituaniens constituaient une « partie » du groupe national, c’est-à-dire un groupe protégé par l’article II de la Convention sur le génocide, en raison de la place qu’ils occupaient au sein de ce groupe. À cet égard, la Cour relève qu’il n’existait en 1953 aucune interprétation judiciaire du génocide dans la jurisprudence des juridictions internationales. Les travaux préparatoires de la Convention sur le génocide ne fournissent que peu d’indications sur la signification que ses rédacteurs entendaient donner à l’expression « en partie ». Les premiers commentateurs de cette convention ont considéré que l’expression « en partie » impliquait que la partie en question fût substantielle (paragraphe 93 ci-dessus). La Convention sur le génocide dispose elle-même que le génocide se caractérise par « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe (...) comme tel », et cette condition relative au caractère substantiel de la partie du groupe visé trouve appui dans la Résolution 96 (I), selon laquelle « [l]e génocide est le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers ». Le TPIY, après avoir rappelé que la Convention sur le génocide avait pour but de traiter de crimes de masse, a observé qu’il est largement accepté que l’intention de détruire devait viser au moins une partie substantielle du groupe (paragraphe 98 ci-dessus). Il a ajouté que les conditions rigoureuses – la preuve, difficile à apporter, d’une intention spécifique, et la démonstration que c’était l’ensemble du groupe, ou une partie substantielle de celui-ci, qui était voué à l’extinction – qui doivent être remplies pour que l’on puisse prononcer une déclaration de culpabilité pour génocide témoignent aussi de la gravité de ce crime (paragraphe 106 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour juge raisonnable de considérer que l’on pouvait prévoir, en 1953, que l’expression « en partie » signifiait que la partie en question devait être substantielle.

177. Cela étant, la Cour ne perd pas de vue les évolutions ultérieures de la jurisprudence internationale concernant le crime de génocide. Un demi‑siècle après la survenance des événements pour lesquels le requérant a été condamné, les affaires de génocide soumises au TPIY, au TPIR et à la CIJ ont conduit ces juridictions à fournir des indications sur l’interprétation à donner à l’expression « en partie ». En particulier, la jurisprudence citée aux paragraphes 97 à 108 ci-dessus indique que la destruction volontaire d’une fraction « distincte » d’un groupe protégé peut être qualifiée de génocide de la totalité du groupe protégé si cette fraction « distincte » est substantielle, c’est-à-dire si elle représente un nombre considérable de membres du groupe en question. Par ailleurs, il ressort de l’interprétation judiciaire de l’expression « en partie » qu’il peut être utile de tenir compte non seulement de l’importance numérique de la fraction du groupe visée mais aussi de sa « place » au sein du groupe protégé. Quoi qu’il en soit, il était impossible au requérant de prévoir à l’époque pertinente que pareille interprétation de l’expression « en partie » pourrait être retenue.

– Conclusion

178. En somme, la Cour estime que le droit conventionnel applicable en 1953 n’incluait pas les « groupes politiques » dans la définition du génocide et qu’il ne peut être établi, avec un degré suffisant de certitude, que le droit international coutumier donnait de ce crime une définition plus large que celle figurant dans l’article II de la Convention sur le génocide.

β) L’interprétation par les juridictions internes des actes du requérant était-elle conforme à la notion de génocide telle qu’elle était comprise en 1953 ?

179. La Cour en arrive à présent à l’interprétation que les juridictions lituaniennes ont donnée au crime de génocide dans l’affaire du requérant. Elle note que la juridiction de jugement a déclaré l’intéressé coupable des faits qui lui étaient reprochés par le procureur, à savoir d’un génocide de partisans lituaniens pris en leur qualité de membres d’un groupe politique particulier (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Jugeant pour sa part que l’identification des partisans lituaniens – c’est-à-dire les membres de la résistance armée à la puissance occupante – à un groupe « politique » particulier sur laquelle reposait la condamnation du requérant était « relative/conditionnelle et peu précise », la Cour d’appel, procédant par substitution de motifs, a considéré que les partisans lituaniens « représentaient aussi la nation lituanienne, [c’est-à-dire le groupe] national » (paragraphes 35 et 36 in fine ci-dessus). Toutefois, elle n’a pas précisé ce qu’elle entendait par « représentants » et n’a donné que peu d’explications historiques ou factuelles sur la manière dont les partisans lituaniens représentaient la nation lituanienne. La Cour suprême ne semble pas non plus avoir analysé la place spécifique des partisans au sein du groupe « national ». Elle a constaté que le requérant avait été reconnu coupable de « participation à l’élimination d’une fraction de la population lituanienne appartenant à un groupe politique particulier », se bornant à relever que, pendant la période de 1944 à 1953, la résistance nationale armée – la guerre des partisans – avait combattu le régime d’occupation soviétique en Lituanie (paragraphes 39-40 ci-dessus).

180. Pour sa part, la Cour constitutionnelle lituanienne a qualifié la résistance armée et organisée à l’occupation soviétique de légitime défense de l’état lituanien, reconnaissant que les partisans avaient mené la lutte politique et militaire de la nation pour la liberté.

181. La Cour admet qu’il est loisible aux autorités internes d’adopter une définition du génocide plus large que celle énoncée par l’article II de la Convention sur le génocide. Toutefois, la latitude dont elles disposent à cet égard n’autorise pas les juridictions internes à prononcer des condamnations rétroactives sur le fondement d’une définition étendue de cette infraction. La Cour a déjà établi que les groupes politiques étaient exclus de la définition du génocide donnée par le droit international tel qu’il se présentait en 1953 (paragraphe 178 ci-dessus). En conséquence, les autorités de poursuite ne pouvaient inculper rétroactivement le requérant de génocide de partisans lituaniens pris en tant que membres d’un groupe politique, et les juridictions lituaniennes ne pouvaient pas non plus le condamner rétroactivement de ce chef (voir aussi l’arrêt de la Cour constitutionnelle, paragraphe 60 ci-dessus). En outre, même à supposer que l’interprétation ultérieurement donnée par les juridictions internationales à l’expression « en partie » fût accessible en 1953, la Cour observe que l’exposé des faits établi par les juridictions pénales internes ne comporte pas de constatation certaine qui lui permettrait de déterminer sur quelle base celles-ci ont conclu que les partisans lituaniens représentaient en 1953 une partie importante du groupe national, c’est-à-dire d’un groupe protégé par l’article II de la Convention sur le génocide. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant, même après avoir pris conseil auprès d’un juriste, ne pouvait pas prévoir à l’époque pertinente que le meurtre de partisans lituaniens pourrait s’analyser en un génocide de citoyens lituaniens ou de personnes d’origine ethnique lituanienne.

182. En outre, la Cour relève que l’article II de la Convention sur le génocide exige que l’auteur ait agi dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe protégé. Les déclarations du requérant à l’époque pertinente font état de mesures dirigées contre les « bandits », le « mouvement nationaliste clandestin » et les « groupes nationalistes » (paragraphes 18-19 ci-dessus). Qui plus est, les objectifs discutés lors des réunions tenues par le MGB en 1953 visaient les groupes en question. De l’avis de la Cour, même si la politique d’extermination menée par le MGB s’étendait « [aux] auxiliaires et [aux] relations » des partisans, l’objectif principal de ce groupe plus large de « nationalistes lituaniens » consistait à rétablir l’indépendance de l’État lituanien (voir, à cet égard, les paragraphes 13, 44 et 67 ci-dessus). D’ailleurs, comme le procureur l’a observé, et comme la Cour d’appel et la Cour de cassation l’ont confirmé, les partisans lituaniens luttaient contre l’occupation soviétique et pour l’indépendance de l’État lituanien (paragraphes 29, 39-40 et 44 ci-dessus). Au vu de ce qui précède, la Cour admet que l’argument du requérant selon lequel ses actes et ceux du MGB visaient à l’extermination des partisans pris en tant que groupe particulier et clairement identifiable se caractérisant par sa résistance armée au pouvoir soviétique n’est pas dénué de poids.

183. La Cour relève en outre que, conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, les termes d’un traité doivent se voir attribuer leur sens ordinaire. Or il n’apparaît pas de manière évidente que le sens ordinaire des termes « national » et « ethnique » employés dans la Convention sur le génocide puisse être étendu au point d’englober des partisans. Aussi la Cour considère-t-elle que la conclusion des juridictions internes selon laquelle les victimes relevaient de la définition du génocide en ce qu’elles représentaient une partie d’un groupe protégé constitue une interprétation par analogie au détriment du requérant, qui a rendu la condamnation de celui-ci imprévisible (Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 52, série A no 260-A, et Korbely, précité, § 70).

184. Sur ce dernier point, la Cour accorde également du poids à l’argument du requérant selon lequel la définition du crime de génocide en droit lituanien non seulement ne trouve aucun appui dans le libellé des dispositions de la Convention sur le génocide, mais a fait l’objet, après que la Lituanie eut recouvré son indépendance, d’un élargissement progressif qui a aggravé la situation de l’intéressé (paragraphes 51-53 et 123 ci-dessus). La Cour observe en effet que la Cour constitutionnelle lituanienne a jugé que des poursuites rétroactives visant un génocide d’un groupe social ou d’un groupe politique commis avant l’inclusion de ces deux groupes dans le code pénal lituanien seraient contraires au principe de l’état de droit et emporteraient violation des obligations internationales de la Lituanie (paragraphe 60 ci-dessus). Elle ne peut souscrire à la thèse de la Cour suprême lituanienne selon laquelle les modifications apportées au code pénal en 1998, qui ont étendu la définition du génocide aux « groupes politiques », peuvent se justifier au regard de l’article V de la Convention sur le génocide. Si cette disposition n’interdit pas l’élargissement de la définition du génocide, elle n’autorise pas pour autant l’application rétroactive d’une définition plus large du génocide (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 93, 17 septembre 2009, et Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 66, CEDH 2013).

185. À l’instar de la CIJ dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, précitée, la Cour considère que les conditions rigoureuses qui doivent être remplies pour que l’on puisse prononcer une déclaration de culpabilité pour génocide témoignent de la gravité de ce crime. Ces conditions – la preuve d’une intention spécifique et la démonstration que c’était l’ensemble du groupe, ou une partie substantielle de celui-ci, qui était voué à l’extinction – écartent le risque que des déclarations de culpabilité pour génocide soient prononcées à la légère (paragraphe 112 ci-dessus). Au vu des arguments exposés par les juridictions lituaniennes en l’espèce, la Cour n’est pas convaincue que la condamnation du requérant pour génocide puisse passer pour être compatible avec la substance de cette infraction telle qu’elle était définie par le droit international à l’époque pertinente et qu’elle ait donc été raisonnablement prévisible par l’intéressé en 1953.

186. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que la condamnation du requérant pour génocide n’était pas prévisible au moment du meurtre des partisans.

γ) La condamnation du requérant est-elle justifiée au regard de l’article 7 § 2 de la Convention ?

187. La Cour note que le Gouvernement avance qu’à l’époque pertinente les actes du requérant étaient criminels d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées et qu’ils relèvent de ce fait des clauses du second paragraphe de l’article 7.

188. La Cour doit rechercher si l’article 7 § 2 est applicable à la condamnation de l’intéressé. Bien qu’elle n’ait appliqué qu’une seule fois l’article 7 § 2 dans le contexte de l’après-guerre et des déportations soviétiques (Penart et Kolk et Kislyiy, décisions précitées), la Grande Chambre a rappelé, dans l’affaire Kononov (précitée, § 186), le caractère singulier et exceptionnel du but poursuivi par cette disposition :

« Enfin, les deux paragraphes de l’article 7 sont liés, et ils doivent faire l’objet d’une interprétation concordante (Tess c. Lettonie (déc.), no 34854/02, 12 décembre 2002). Compte tenu de l’objet de l’affaire et du fait que les lois et coutumes de la guerre telles qu’appliquées avant et pendant la Seconde Guerre mondiale sont invoquées, la Cour juge utile de rappeler qu’il ressort des travaux préparatoires de la Convention que le second paragraphe de l’article 7 a pour but de préciser que cet article n’affecte pas les lois qui, dans les circonstances tout à fait exceptionnelles de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont été adoptées pour réprimer, entre autres, les crimes de guerre ; dès lors, il ne vise aucune condamnation juridique ou morale de ces lois (X. c. Belgique, no 268/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 241). (...) »

189. Cette interprétation restrictive a été confirmée récemment, dans l’arrêt Maktouf et Damjanović (précité, § 72) :

« La Cour ne peut pas non plus souscrire à l’argument du Gouvernement consistant à dire que si, au moment de sa commission, une action était criminelle d’après les « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », au sens de l’article 7 § 2 de la Convention, la règle de la non-rétroactivité des délits et des peines ne trouve pas à s’appliquer. Cet argument ne cadre pas avec les travaux préparatoires, d’où il ressort que l’article 7 § 1 peut être considéré comme exposant la règle générale de la non-rétroactivité et que l’article 7 § 2 n’est qu’une précision contextuelle du volet de cette règle relatif à la responsabilité, ajoutée pour lever tout doute concernant la validité des poursuites engagées après la Seconde Guerre mondiale contre les auteurs d’exactions commises pendant cette guerre (Kononov, précité, § 186). Ainsi, il est clair que les auteurs de la Convention n’avaient pas l’intention de ménager une exception générale à la règle de la non-rétroactivité. La Cour a d’ailleurs dit dans plusieurs affaires que les deux paragraphes de l’article 7 étaient liés et devaient faire l’objet d’une interprétation concordante (voir, par exemple, Tess c. Lettonie (déc.), no 34854/02, 12 décembre 2002, et Kononov, précité, § 186). »

190. Dans ces conditions et eu égard à sa conclusion selon laquelle la condamnation du requérant n’est pas justifiée au regard de l’article 7 § 1 de la Convention (paragraphe 186 ci-dessus), la Cour estime que cette condamnation n’est pas non plus justifiée au regard de l’article 7 § 2.

d) Conclusion de la Cour

191. La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention en l’espèce.

II. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

192. L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

193. Le requérant réclame 60 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

Par ailleurs, il invite la Cour à lui allouer une somme de 53 173 litai lituaniens ((LTL), soit 15 400 EUR environ) pour le dommage matériel qu’il dit avoir subi du fait que les juridictions lituaniennes l’ont condamné à verser une indemnité à M.B. à l’issue de l’action civile qu’elle avait engagée (paragraphe 45 ci-dessus) et à payer les frais de justice exposés par elle. Le requérant a produit des factures attestant qu’il a versé 34 778 LTL (10 072 EUR environ) à M.B.

194. Le Gouvernement estime pour sa part que si la Cour devait conclure en l’espèce à la violation de l’article 7 de la Convention, la somme de 60 000 EUR serait excessive et injustifiée. Il soutient que le requérant a participé au meurtre de deux partisans, que l’intéressé ne l’a pas nié, et qu’il a essayé de porter atteinte à leur mémoire et à la lutte pour l’indépendance en accusant de manière infondée les frères partisans d’avoir commis des crimes contre l’humanité pendant l’occupation nazie.

En ce qui concerne le dommage matériel, considérant que le requérant a été condamné solidairement à payer l’indemnité accordée à M.B., le Gouvernement estime qu’il ne peut réclamer que 26 750 LTL (7 750 EUR environ), somme correspondant à la moitié de la somme allouée à M.B. pour dommage moral – soit 25 000 LTL – plus la moitié des frais de justice exposés par M.B. qui ont été mis à sa charge, soit 1 750 LTL.

195. Tout en estimant que le requérant peut se prévaloir d’un préjudice moral, la Cour considère, eu égard aux circonstances très particulières de la présente affaire, que ce préjudice se trouve suffisamment compensé par le constat de violation de l’article 7 auquel elle est parvenue.

Elle alloue à l’intéressé 10 072 EUR au titre du préjudice matériel.

B. Frais et dépens

196. Le requérant réclame également 8 000 LTL (2 300 EUR environ) au titre des honoraires occasionnés par la préparation des observations que son avocat a présentées devant la Cour. Par ailleurs, il demande 2 000 EUR en remboursement des frais de traduction et des frais postaux exposés par lui pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour.

197. Le Gouvernement juge excessif le montant des honoraires de l’avocat du requérant. Il avance par ailleurs que les justificatifs produits par l’intéressé ne couvrent qu’une partie des frais de traduction dont celui-ci demande le remboursement.

198. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder au requérant la totalité de la somme qu’il réclame, moins les sommes déjà versées dans le cadre du régime d’assistance judiciaire de la Cour (850 EUR). En conséquence, la Cour alloue en définitive à l’intéressé 2 450 EUR au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure suivie devant elle.

C. Intérêts moratoires

199. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Dit, par neuf voix contre huit, qu’il y a eu violation de l’article 7 de la Convention ;

3. Dit, par neuf voix contre huit, que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit, par neuf voix contre huit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. 10 072 EUR (dix mille soixante-douze euros) pour préjudice matériel,

ii. 2 450 EUR (deux mille quatre cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 octobre 2015.

Erik FriberghDean Spielmann
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion dissidente commune aux juges Villiger, Power-Forde, Pinto de Albuquerque et Kūris ;

– opinion dissidente de la juge Ziemele ;

– opinion dissidente commune aux juges Sajó, Vučinić et Turković ;

– opinion dissidente de la juge Power-Forde ;

– opinion dissidente du juge Kūris.

D.S.
E.F.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES VILLIGER, POWER-FORDE, PINTO DE ALBUQUERQUE ET KŪRIS

(Traduction)

1. Nous marquons notre désaccord avec l’appréciation portée par la majorité sur les faits pertinents et le droit applicable en l’espèce. Nous estimons pour notre part qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 dans la présente affaire. Nous considérons que la condamnation du requérant pour génocide était fondée sur le droit international applicable à l’époque pertinente et qu’elle était par conséquent prévisible, pour les raisons exposées ci-après.

Faits pertinents

2. Dans le cadre de son procès en Lituanie et dans ses observations devant la Cour, le requérant a allégué que les frères J.A. et A.A. avaient collaboré avec les nazis sous l’occupation allemande, et qu’ils n’étaient plus des partisans au moment où l’Union soviétique a rétabli son emprise sur la Lituanie. Nous observons que les juridictions internes sont parvenues à une conclusion claire sur cet argument après un examen attentif de l’ensemble des moyens soulevés devant elles. La Cour d’appel a examiné attentivement les allégations du requérant. Elle a également tenu compte du contexte historique, des méthodes particulières employées par la résistance à l’époque pertinente et de documents d’archive où il est indiqué que le MGB (ministère de la Sécurité de l’État) avait pour ordre de diffuser de fausses informations sur les frères J.A. et A.A. en vue de les discréditer et de les couper des autres partisans. En outre, elle a observé que l’un des frères partisans avait été accusé par les autorités soviétiques de crime contre-révolutionnaire sur le fondement de l’article 581a du code pénal de la République socialiste fédérative de Russie (« la RSFSR » – paragraphes 37 et 71 de l’arrêt). À l’issue d’une analyse approfondie de ces éléments, elle a conclu que les allégations de l’intéressé n’étaient pas fondées et elle les a rejetées (paragraphe 37 de l’arrêt). Cette conclusion a été confirmée sans réserve par la Cour suprême (paragraphe 39 de l’arrêt).

3. Nous ne voyons pas de raison de nous écarter des conclusions des juridictions internes. La Cour a maintes fois déclaré que, selon sa jurisprudence constante, il n’entre pas dans ses attributions de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes (voir, parmi beaucoup d’autres, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 66, CEDH 2000‑VIII, et Donohoe c. Irlande, no 19165/08, § 73, 12 décembre 2013). Compte tenu de la complexité du travail de reconstitution des faits de la cause plus de cinquante ans après les événements litigieux, les juridictions nationales étaient mieux placées pour apprécier l’ensemble des faits et des preuves disponibles. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, nous regrettons que la majorité ait rejeté, sans fournir la moindre explication plausible, les conclusions relatives aux faits de l’espèce auxquelles les juridictions internes sont parvenues en s’appuyant sur leur connaissance directe des éléments de preuve.

4. Nous notons en outre qu’un certain nombre d’événements historiques concernant entre autres la description de l’action du gouvernement soviétique dans les États baltes, ainsi que la nature même de la politique soviétique dans la Lituanie occupée – notamment dans les années 1940-1950 – font aujourd’hui l’objet d’une controverse entre le Gouvernement et le tiers intervenant. Il est indiscutable que des atrocités ont été commises envers la population lituanienne dans les années 1940-1950 pour le compte de la puissance occupante, et qu’il ne s’agit pas là d’une interprétation reposant sur une « description historique erronée », comme l’affirme le tiers intervenant (paragraphe 147 de l’arrêt).

Dans le cadre des procédures pénales et civiles dirigées contre le requérant, les juridictions lituaniennes ont analysé des documents d’archive portant sur le contexte historique des activités des partisans (paragraphes 18-19, 37, 41 et 44 de l’arrêt). La Cour constitutionnelle a indiqué le nombre des victimes de l’action des autorités soviétiques en Lituanie (paragraphes 59 et 62 de l’arrêt). Les éléments de fait contestés par le tiers intervenant sont donc précisément ceux qui ont été examinés par les juridictions lituaniennes.

Il est également très important de relever que la Fédération de Russie a elle-même reconnu en 1991 que les peuples placés sous son emprise pendant l’ère soviétique avaient été victimes de répression, notamment de génocide (paragraphe 74 de l’arrêt). L’ampleur de l’action des autorités soviétiques dans les États baltes a déjà été constatée par la Cour dans les décisions Penart c. Estonie ((déc.), no 14685/04, 24 janvier 2006) et Kolk et Kislyiy c. Estonie ((déc.), nos 23052/04 et 24018/04, CEDH 2006‑I), et en dernier lieu dans l’affaire Larionovs et Tess c. Lettonie ((déc.), nos 45520/04 et 19363/05, §§ 11-20 et 114, 25 novembre 2014). Dans ces conditions, nous ne décelons aucun arbitraire dans l’analyse des faits menée par les juridictions lituaniennes et dans les conclusions auxquelles elles sont parvenues.

Le cadre juridique pertinent

5. L’Union soviétique était partie à l’Accord de Londres du 8 août 1945 instituant le Statut du Tribunal militaire international de Nuremberg (Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, §§ 116-117, CEDH 2010). L’article 6 c) du Statut qualifie de crimes contre l’humanité l’extermination, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, y compris les persécutions fondées sur des motifs politiques. Le 11 décembre 1946, l’Assemblée générale des Nations unies a adopté la Résolution 96 (I), par laquelle elle condamnait le génocide. La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (Convention sur le génocide), qui confirme les principes de droit international reconnus par cette résolution, a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée générale le 9 décembre 1948. L’Union soviétique a signé la Convention en question le 16 décembre 1949. Celle-ci est entrée en vigueur le 12 janvier 1951, après le dépôt de vingt instruments de ratification ou d’adhésion. Dans l’avis consultatif concernant les réserves à la Convention sur le génocide qu’elle a rendu en 1951, la Cour internationale de justice (CIJ) a indiqué que les principes sur lesquels repose cette convention sont des principes reconnus par les nations civilisées comme obligeant les États même en dehors de tout lien conventionnel (paragraphe 80 de l’arrêt).

6. Au vu de ce qui précède, nous estimons que le génocide était clairement considéré comme criminel d’après le droit international en 1953. Avant même d’être codifié par la Convention sur le génocide, le génocide avait été reconnu comme criminel et condamné comme tel par les Nations unies en 1946. Dans ces conditions, nous considérons que les instruments de droit international incriminant le génocide étaient suffisamment accessibles au requérant.

Sur la condamnation du requérant pour génocide

7. Le crime de génocide a été introduit dans le droit lituanien en 1992, soit peu après le rétablissement de l’indépendance du pays (paragraphes 48 et 51 de l’arrêt). Le fait que, avant cette date, la législation pénale applicable en Lituanie à l’époque soviétique (d’abord le code pénal russe, puis le code pénal de la République socialiste soviétique de Lituanie – « la RSSL ») n’incriminait même pas les actes de génocide et ne prévoyait aucune responsabilité pénale pour les auteurs de tels actes est significatif. En 2001, le procureur en charge de l’affaire, se fondant sur l’article 71 § 2 du code pénal lituanien tel que modifié en 1998, inculpa le requérant de génocide de partisans lituaniens pris en leur qualité de représentants d’un groupe politique (paragraphes 29 et 52 de l’arrêt).

La révélation des atrocités commises en Lituanie par le régime d’occupation (que seule la chute de ce régime au début des années 1990 a rendue possible) n’étant pas terminée, il ne fait aucun doute que le nombre des victimes de la répression augmentera inévitablement à mesure que de nouvelles preuves apparaîtront. La découverte de faits dissimulés par le régime en place avant le rétablissement de l’indépendance et la collecte des preuves pertinentes demandant inévitablement du temps, il est naturel que les auteurs présumés de ces crimes ne puissent pas être poursuivis pour leur implication personnelle dans de telles atrocités aussitôt après les modifications apportées à la loi, mais seulement quelques années plus tard.

Avant que la juridiction de jugement ne condamne le requérant pour génocide en 2004, un nouveau code pénal était entré en vigueur en Lituanie, si bien que l’intéressé fut reconnu coupable de ce crime en application de l’article 99 du nouveau code. La Cour d’appel et la Cour suprême confirmèrent la condamnation du requérant sur le fondement de cette disposition (paragraphes 33, 36, 38 et 53 de l’arrêt).

8. Dans ces conditions, force est de constater que le requérant a été condamné en application de dispositions légales qui n’étaient pas en vigueur en 1953, et qui surtout ne pouvaient pas l’être à l’époque pertinente puisque la Lituanie était occupée. Ces dispositions ont donc fait l’objet d’une application rétroactive. Celle-ci s’analyse en une violation de l’article 7 de la Convention, sauf s’il est établi que la condamnation de l’intéressé était fondée sur le droit international applicable à l’époque pertinente. À notre avis, la condamnation en question doit en conséquence être examinée sous cet angle.

Le génocide en tant que destruction d’un groupe national

9. La Cour suprême lituanienne a jugé que les actes commis par le requérant étaient constitutifs du crime de génocide et que les dispositions pertinentes du droit interne avaient été promulguées pour donner effet aux clauses de la Convention sur le génocide (paragraphe 38 de l’arrêt). à l’instar des juridictions internes, nous constatons que la Convention sur le génocide ne mentionne pas les groupes sociaux ou politiques. Il s’ensuit que cet instrument ne peut servir de base légale à une condamnation pour génocide d’un groupe purement politique en tant que tel. L’infraction de génocide incriminée par l’article II de la Convention sur le génocide énumère quatre groupes qui sont expressément protégés, à savoir les groupes ethniques, nationaux, raciaux et religieux. Qui plus est, il ressort des travaux préparatoires de cette convention que ses rédacteurs ont clairement décidé – certes dans un esprit de compromis politique – de ne pas inclure les groupes politiques en tant que tels dans la liste des groupes protégés par cet instrument. L’examen des travaux préparatoires de l’article II de la Convention sur le génocide a conduit la CIJ à observer, dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, CIJ Recueil 2007), que les rédacteurs de cette convention « [s’étaient] aussi attachés à définir de manière positive des groupes se distinguant par des caractéristiques spécifiques [bien fondées] pour décider lesquels relèveraient de la Convention et lesquels (les groupes politiques par exemple) seraient exclus du champ d’application de celle-ci » (paragraphe 105 de l’arrêt).

10. La Cour d’appel et la Cour suprême ont considéré que la liste des groupes protégés incluse dans la Convention sur le génocide ne se voulait pas exhaustive, observant que de nombreux pays avaient étendu la définition du génocide dans leurs codes pénaux respectifs (paragraphes 36 et 38 de l’arrêt). La décision ultérieure de certains États d’incriminer le génocide de groupes politiques en tant que tels dans leur ordre juridique interne ne change rien au fait que cette incrimination ne figure pas dans le texte de la Convention sur le génocide. À cet égard, nous relevons que l’un des instruments internationaux contraignants les plus récents traitant du génocide – le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998) – qualifie de génocide des actes commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, et qu’il ne mentionne pas les groupes politiques (paragraphe 87 de l’arrêt).

11. Les juridictions internes ont relevé que les membres du groupe politique visé en l’espèce – les partisans – appartenaient aussi à un groupe protégé par la Convention sur le génocide, à savoir un groupe national (paragraphe 36 de l’arrêt). Certes, les groupes politiques sont exclus de la Convention sur le génocide, mais la Cour ferait preuve d’un formalisme excessif si elle ne voyait dans les partisans que des membres d’un « groupe politique » et si elle s’en tenait là sans examiner la thèse selon laquelle ils appartenaient en même temps à d’autres groupes mentionnés dans l’article II de la Convention sur le génocide. Nous examinerons donc la thèse selon laquelle l’impact que la destruction des partisans lituaniens aurait eu sur la survie de l’ensemble du groupe national ou ethnique – compte tenu de leur importance pour la nation – était l’objectif principal de leur extermination. Si tel est effectivement le cas, le meurtre des partisans s’analyse en un crime prohibé par l’article II de la Convention sur le génocide.

12. Le Gouvernement soutient cette thèse. Il arguë que le fait pour les autorités soviétiques d’avoir ciblé les partisans – et leurs sympathisants – en les qualifiant de « bandits », de « nationalistes bourgeois » ou simplement de « nationalistes » masquait l’objectif fondamental, à savoir la destruction d’un groupe national et/ou ethnique. Il avance en particulier qu’en éliminant les partisans, qui occupaient une place importante dans la population lituanienne, l’URSS s’employait à soviétiser la Lituanie et à l’anéantir en tant que nation, nation que les autorités soviétiques jugeaient « indigne de confiance » (paragraphes 59 et 139 de l’arrêt). Il affirme en outre que les soviétiques avaient pour objectif général de porter un coup fatal aux groupes politiques et sociaux les plus actifs et, par conséquent, à la démographie et à la force de la nation elle-même (paragraphes 131-132, 135 et 139 de l’arrêt).

13. Nous constatons que la Fédération de Russie a elle-même reconnu que des peuples victimes de répression avaient subi un génocide sous le régime soviétique (paragraphe 74 de l’arrêt). De la même manière, l’ l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a déclaré dans sa Résolution no 1481 (2006) que le régime soviétique justifiait ses crimes au nom de la théorie de la lutte des classes et du principe de la dictature du prolétariat, que les victimes étaient présentées comme les ennemies de l’URSS et que, dans chacun des pays concernés, celles-ci étaient en grande partie des nationaux (paragraphe 89 de l’arrêt).

14. Dans l’affaire Le procureur c. Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda (ICTR-96-3-T, 6 décembre 1999) (paragraphe 109 de l’arrêt), le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a conclu qu’il n’existait pas de définition internationalement acceptée des groupes protégés et que ce concept devait être apprécié à la lumière d’un contexte politique, social et culturel donné. La Cour constitutionnelle lituanienne a adopté une position exactement identique. Après avoir rappelé le contexte politique, social et culturel particulier de la présente affaire, elle a exposé l’idéologie du régime communiste totalitaire à l’origine de l’extermination de groupes humains entiers et décrit l’ampleur de la répression exercée par l’URSS contre la population lituanienne. Elle a estimé que le libellé de l’article 2 de la loi sur la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne correspondait aux caractéristiques du crime de génocide tel que défini par les normes de droit international pertinentes. Elle a conclu que l’inclusion des groupes sociaux et politiques dans la définition du génocide donnée par l’article 99 du code pénal reposait sur un « contexte juridique et historique concret », celui des crimes internationaux commis par les puissances occupantes en République de Lituanie à l’époque pertinente (paragraphes 58-59 de l’arrêt).

15. En l’espèce, nous observons que le tribunal de première instance a déclaré le requérant coupable de génocide au motif qu’il avait pris part à une opération visant à capturer ou à éliminer deux partisans lituaniens pris en tant que membres d’un groupe politique. La Cour d’appel a jugé que la motivation ainsi retenue était relative et insuffisamment précise, puisque les partisans représentaient aussi la nation lituanienne, c’est-à-dire le groupe national, groupe protégé par l’article II de la Convention sur le génocide. Cette conclusion de la Cour d’appel confirme que les partisans avaient pour raison d’être de protéger la nation lituanienne contre un régime qui visait à détruire son identité unique et spécifique. La Cour d’appel a jugé que les Soviétiques avaient perpétré un génocide fondé précisément sur le critère de la nationalité/l’appartenance ethnique de la population ciblée, et que ces trois groupes – « politiques », « nationaux et « ethniques » – se recoupaient étroitement (paragraphe 36 de l’arrêt). Ces conclusions n’ont pas été infirmées par la Cour suprême (paragraphes 38-40 de l’arrêt), qui a précisé que, de 1944 à 1953, les partisans avaient incarné la résistance « nationale » au régime d’occupation établi sur le territoire lituanien (paragraphe 40 de l’arrêt). Dans ces conditions, nous accordons du poids à la thèse du Gouvernement selon laquelle le mouvement des partisans n’aurait pas pu résister pendant près de dix ans sans l’appui de la nation lituanienne, c’est‑à-dire du groupe national (paragraphe 132 de l’arrêt).

16. En conséquence, et eu égard aux éléments exposés ci-dessus, nous jugeons pertinente la thèse selon laquelle le meurtre de J.A. et de A.A. a constitué un génocide, puisque ceux-ci, en tant que Lituaniens de souche, ont été pris pour cibles en raison précisément de leur appartenance au mouvement des partisans, dont les membres représentaient aussi une partie importante et symbolique du groupe national et dont la raison d’être consistait à protéger la nation lituanienne de la destruction par le régime soviétique.

Il s’ensuit que la participation volontaire à l’extermination de partisans dont le requérant a été déclaré coupable s’analyse en un acte de génocide fondé sur des motifs ethniques et nationaux, infraction prévue par l’article II de la Convention sur le génocide.

Nous ne pouvons admettre qu’un groupe protégé – en l’occurrence une nation – qui lutte contre la destruction de sa structure même par la mobilisation d’un mouvement de résistance se trouve soudainement réduit, du fait de cet acte de résistance, à un « groupe politique » exclu du champ d’application de la Convention sur le génocide. Pareille interprétation des dispositions de cette convention et de celles de la Convention européenne des droits de l’homme serait formaliste et contraire à l’objet de ces instruments.

Le génocide en tant que destruction partielle d’un groupe

17. L’article II de la Convention sur le génocide définit le génocide comme des « actes commis (...) dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (italique ajouté). Selon l’interprétation retenue par la Cour d’appel, la condamnation du requérant pour génocide était justifiée au regard de cette disposition, puisque les partisans lituaniens constituaient une « partie » du groupe ethnique et national lituanien (paragraphe 36 de l’arrêt).

18. Nous reconnaissons qu’en 1953 – année où les frères partisans J.A. et A.A. ont été tués – il n’existait pas de jurisprudence sur la signification de l’expression « en partie » employée à l’article II de la Convention sur le génocide (paragraphes 91-92 de l’arrêt). Cela s’explique toutefois par le fait que la première condamnation pour génocide n’a été prononcée qu’en 1998 (Le procureur c. Jean-Paul Akayesu, ICTR-96-4-T, jugement du 2 septembre 1998). Le fait qu’il ait fallu du temps pour que la Convention sur le génocide reçoive une interprétation judiciaire ne saurait en soi impliquer qu’aucun génocide n’a été commis avant que celle-ci ne se forme.

Prétendre qu’aucun génocide – hormis l’Holocauste – n’a été commis avant 1998 au motif qu’aucun tribunal n’a constaté avant cette époque l’existence d’un tel crime serait non seulement incohérent sur le plan juridique, mais aussi choquant pour les nombreux groupes nationaux, ethniques, raciaux ou religieux qui, de par le monde, ont été victimes d’une destruction orchestrée par un gouvernement et qui n’ont jamais pu saisir la justice internationale. Nous pensons que la Cour ne doit pas s’enferrer dans ce type de raisonnement formaliste : sa fonction de « conscience de l’Europe » l’y oblige.

19. Il n’est guère étonnant qu’il ait fallu attendre l’ouverture de poursuites pour génocide pour que s’élabore une jurisprudence internationale sur la signification de l’expression « en partie ». Au milieu des années 1990, des études et des rapports internationaux considéraient que la destruction partielle d’un groupe méritait la qualification de génocide lorsqu’elle visait une partie substantielle du groupe entier ou une fraction importante de celui-ci (paragraphes 94-95 de l’arrêt). Il apparaît également que l’intention de détruire le tissu d’une société en en exterminant les chefs, si elle s’accompagne d’autres atrocités telles que des déportations de masse, peut faire naître une forte présomption de génocide, quel que soit le nombre de ceux qui sont effectivement tués. En outre, l’extermination du personnel militaire doit être évaluée dans le contexte de ce qui advient au reste du groupe, mis hors d’état de se défendre contre d’autres sévices (paragraphe 96 de l’arrêt).

20. La portée de l’expression « en partie » a également été interprétée par les juridictions internationales. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a jugé que la destruction recherchée ne devait pas nécessairement concerner la totalité du groupe, et que l’intention de détruire devait viser une partie au moins substantielle de celui-ci. Il a précisé que l’intention génocidaire pouvait consister à vouloir l’extermination d’un nombre très élevé de membres d’un groupe protégé, mais aussi « à rechercher la destruction d’un nombre plus limité de personnes, celles-ci étant sélectionnées en raison de l’impact qu’aurait leur disparition pour la survie du groupe comme tel », et qu’il s’agissait alors d’une volonté de destruction « sélective » du groupe (Le procureur c. Goran Jelisić (ICTY-95-10-T, jugement du 14 décembre 1999) et Le procureur c. Zdravko Tolimir (ICTY-05-88/2-T, jugement du 12 décembre 2012)). Il a ajouté que lorsqu’il n’était pas satisfait au critère quantitatif, l’intention de détruire en partie pouvait néanmoins être établie s’il existait des éléments de preuve montrant que la destruction portait sur une fraction importante du groupe, telle ses dirigeants (Le procureur c. Duško Sikirica et consorts (ICTY-95-8-T, jugement relatif aux requêtes aux fins d’acquittement présentées par la défense, 3 septembre 2001)).

21. Dans le jugement qu’elle a rendu dans l’affaire Le procureur c. Radislav Krstić (ICTY-98-33-T, jugement du 2 août 2001), la chambre de première instance du TPIY a estimé que l’intention de détruire un groupe, fût-ce en partie, impliquait la volonté de détruire une fraction distincte du groupe, et non une multitude d’individus isolés appartenant au groupe. Elle a précisé qu’il était impératif que les auteurs d’actes de génocide aient considéré la partie du groupe qu’ils souhaitaient détruire comme « une entité distincte devant être éliminée, comme telle » et qu’ils aient eu l’intention de s’en prendre à l’existence même du groupe. Elle a ajouté que le meurtre des hommes en âge de porter les armes conjugué au transfert forcé de la population civile avait eu un effet durable sur le groupe entier et qu’il ne pouvait être considéré comme une simple opération d’élimination de la résistance militaire (paragraphes 99-100 de l’arrêt).

22. Pour sa part, la chambre d’appel du TPIY a estimé dans la même affaire que, s’il « fa[llait] tenir compte au premier chef de l’importance numérique du groupe visé, on ne [pouvait] s’arrêter là ». Elle a indiqué qu’il pouvait être utile de tenir compte non seulement de l’importance numérique de la fraction du groupe visée mais aussi de sa « place au sein du groupe tout entier », précisant que si une portion donnée du groupe était « représentative de l’ensemble du groupe », ou « essentielle à sa survie », on pouvait en conclure qu’elle était substantielle au sens de la définition de l’infraction de génocide. Dans le même ordre d’idée, elle a estimé que la fraction du groupe visée pouvait être qualifiée d’importante lorsque son élimination devait « faire prendre conscience » à tous les membres de ce groupe de « leur vulnérabilité et de leur impuissance », le « sort » de la fraction en question devant être « représentatif » de celui de tous les autres membres du groupe (paragraphe 101 de l’arrêt).

23. Dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, précitée, la CIJ a admis que le critère qualitatif – relatif à la place de certains individus au sein du groupe – devait être pris en compte. Toutefois, elle a indiqué que l’approche qualitative n’était pas suffisante et que le premier critère – celui du caractère substantiel – devait se voir accorder la priorité (paragraphe 106 de l’arrêt). En outre, dans un arrêt très récent (affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, CIJ Recueil 2015), elle a jugé que, pour déterminer si la partie visée d’un groupe protégé était substantielle par rapport à l’ensemble de celui-ci, il fallait tenir compte de l’élément quantitatif, de la localisation géographique de la partie visée et de la place de celle-ci au sein du groupe en recherchant notamment si elle était représentative de l’ensemble du groupe ou essentielle à sa survie (paragraphe 108 de l’arrêt).

24. Au regard des considérations qui précèdent et des faits de l’espèce, nous constatons que les juridictions pénales lituaniennes ne se sont pas expressément posé la question de savoir si les partisans lituaniens représentaient une partie substantielle du groupe national, se bornant à les qualifier de « participants à la résistance contre l’occupant soviétique » (paragraphe 31 de l’arrêt). Toutefois, la Cour constitutionnelle a relevé que la législation lituanienne considérait la résistance organisée à l’occupation soviétique comme un acte de légitime défense de la « nation » et les partisans comme les chefs de file de la lutte politique et militaire de la nation pour la liberté. La haute juridiction a également souligné « l’importance de ce groupe pour l’ensemble du groupe national concerné » (paragraphe 63 de l’arrêt).

À cet égard, il importe de relever que la législation lituanienne a reconnu « la lutte des membres de la résistance comme l’expression du droit de la nation à la légitime défense » dès mai 1990, c’est-à-dire aussitôt après la déclaration par la Lituanie du rétablissement de son indépendance (paragraphe 66 de l’arrêt). Il convient également d’observer que la législation lituanienne refuse le titre de partisan (« combattant volontaire ») aux personnes « membres des structures organisationnelles de la résistance armée qui avaient prêté un serment » qu’elles avaient rompu, qui « ont ordonné le meurtre de civils ou qui ont elles-mêmes tué des civils » ou qui « [ont] pris part à des crimes contre l’humanité et à des crimes de guerre » (paragraphes 66-67 de l’arrêt). En outre, la législation lituanienne érigeait les partisans en « autorité politique suprême » de la résistance « nationale » représentant « la volonté souveraine de la nation » (paragraphes 13 et 67 de l’arrêt). Ces positions ont été confirmées en appel et en cassation dans le cadre de procédures tant pénales que civiles (paragraphes 39-40 et 44 de l’arrêt).

Nous estimons que les autorités nationales se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents et qu’elles ne sont pas parvenues à des conclusions arbitraires (voir, mutatis mutandis, Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 69, CEDH 2004‑VI, voir aussi Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 96, CEDH 2006‑IV). En conséquence, nous souscrivons à l’appréciation portée par la Cour constitutionnelle sur le rôle des partisans et nous admettons que, en raison de leur « importance » et de leur caractère « représentatif » (affaires Krstić et Croatie c. Serbie, précitées), les partisans lituaniens pouvaient être considérés comme une « partie importante » du groupe national. À ce propos, nous prenons acte de la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle

« eu égard à ce contexte juridique international et historique, il convient de noter que la qualification à attribuer aux actes perpétrés contre le groupe politique que formaient les participants à la résistance à l’occupation soviétique doit tenir compte de l’importance de ce groupe pour l’ensemble du groupe national concerné (la nation lituanienne), lequel relève de la définition du crime de génocide donnée par les normes de droit international universellement reconnues » (paragraphe 63 de l’arrêt).

25. Nous tenons compte en particulier des énonciations contenues dans les pièces sur lesquelles les juridictions internes se sont fondées, d’où il ressort notamment que le MGB avait exprimé l’intention d’« exterminer » les « éléments nationalistes », c’est-à-dire « les bandits et le mouvement nationaliste clandestin » (paragraphe 18 de l’arrêt). La Cour suprême a conclu que l’élément subjectif du crime de génocide était caractérisé en l’espèce dès lors que le requérant savait que l’objectif du gouvernement soviétique était « d’éliminer tous les partisans lituaniens » (paragraphe 41 in fine de l’arrêt). Dans ces conditions, nous admettons aussi que les partisans lituaniens étaient voués à l’extermination en tant que fraction distincte d’un groupe, et non en tant qu’individus appartenant au groupe en question (Krstić, précité).

26. Nous relevons en outre que quelque 20 000 partisans lituaniens ont été tués en 1940 et en 1944-1953, époque à laquelle la population lituanienne comptait près de trois millions de personnes. Quoique considérable, le nombre de partisans tués exprimé en pourcentage de la population totale de la Lituanie ne paraît pas particulièrement élevé. Toutefois, nous ne saurions ignorer l’ampleur de la répression exercée dans ce pays, qui s’est notamment traduite par des emprisonnements et des déportations de masse de civils. Nous attachons une attention toute particulière au fait que la répression soviétique, comme chacun le sait, s’est aussi abattue sur les familles des partisans, ainsi que sur d’autres personnes proches de ces derniers, qui ont également été emprisonnées, déportées ou tuées. Il faut envisager les diverses mesures dirigées contre un groupe protégé (une nation en l’occurrence) dans leur ensemble afin d’interpréter les dispositions de la Convention sur le génocide dans un esprit conforme à son but (paragraphe 96 de l’arrêt). Le Gouvernement soutient, sans être démenti par le requérant (paragraphes 126 et 133 de l’arrêt), que des milliers de Lituaniens ont été emprisonnés, déportés ou tués en 1940 et dans les années 1944-1953. La répression soviétique a touché un cinquième de la population lituanienne. Nous avons déjà observé que le TPIY, dans l’affaire Krstić, et la CIJ, dans l’affaire Croatie c. Serbie, ont jugé que lorsque le sort de la fraction d’un groupe qui a été éliminée est représentatif de celui des autres membres du groupe, on peut en conclure que la fraction en question est substantielle et qu’elle relève de l’expression « en partie » employée dans l’article II de la Convention sur le génocide (paragraphes 101, 108 de l’arrêt, et paragraphe 24 ci-dessus).

27. En conséquence, et eu égard aux éléments exposés ci-dessus, nous estimons que les partisans lituaniens doivent être considérés comme une partie substantielle du groupe national, groupe protégé par l’article II de la Convention sur le génocide. Dans ces conditions, nous concluons que la Cour d’appel, dont la décision n’a pas été infirmée par la Cour suprême, a donné de l’expression « en partie » employée à l’article II de la Convention sur le génocide une interprétation compatible avec celle qu’elle reçoit en droit international, eu égard au contexte social et politique particulier dans lequel se trouvait la Lituanie à l’époque pertinente.

Il reste à rechercher si une telle interprétation de l’article II de la Convention sur le génocide était prévisible par le requérant en 1953.

Sur la prévisibilité de la condamnation du requérant

28. Les juridictions internes ont établi que l’acte commis par le requérant répondait aux caractéristiques essentielles de l’infraction pénale que sont l’actus reus et le mens rea. Elles ont qualifié le requérant d’agent des autorités répressives soviétiques, lesquelles avaient pour objectif d’éliminer toute résistance et d’exterminer tous les partisans en tant que groupe particulier. Les pièces sur lesquelles le procureur s’est appuyé pour inculper le requérant de génocide prouvent que celui-ci avait fréquenté une école spéciale du MGB pour jeunes recrues de 1950 à 1952 (paragraphe 17 de l’arrêt, voir aussi K.-H.W. c. Allemagne [GC], no 37201/97, §§ 71 et 74, CEDH 2001‑II). En 1952, l’intéressé devint agent opérationnel du MGB du district de Šakiai. Il importe également de relever, en ce qui concerne la personnalité du requérant, que celui-ci était politiquement averti et qu’il obtenait de bons résultats dans son travail (paragraphes 20-21 de l’arrêt).

29. D’après les comptes rendus de réunions tenues par le MGB du district de Šakiai en 1953, cette organisation suivait les instructions du Comité central de l’URSS et du MGB de l’URSS tendant à l’élimination « des bandits et du mouvement nationaliste clandestin », ainsi que de « leurs auxiliaires et leurs relations » (paragraphe 18 de l’arrêt). Le requérant a lui-même formulé un certain nombre de déclarations portant sur « la lutte contre le mouvement nationaliste clandestin » (paragraphe 19 de l’arrêt), qui sont très similaires à celles que la Cour a été appelée à examiner dans une affaire dirigée contre l’Allemagne, où étaient en cause les ordres qui auraient été donnés à des soldats de protéger le mur de Berlin et d’arrêter ou d’anéantir « ceux qui violaient la frontière » (K.-H.W. c. Allemagne, précité, §§ 64-65). Dans l’affaire Le procureur c. Jean de Dieu Kamuhanda, le TPIR a également reconnu qu’il serait difficile de voir les auteurs d’un crime exprimer de manière explicite l’intention qui les habite. Cela étant, il a déclaré que cette intention pouvait être déduite des actes des auteurs du crime, y compris au moyen de preuves circonstancielles. Il a considéré comme indices d’une telle intention « le fait de s’attaquer physiquement au groupe ou à ses biens, l’usage de termes insultants à 1’égard des membres du groupe visé ; les armes utilisées et la gravité des blessures subies par les victimes ; le caractère méthodique de la planification et le caractère systématique du crime » (Le procureur c. Jean de Dieu Kamuhanda, ICTR-95-54A-T, jugement du 22 janvier 2004, § 625).

S’appuyant sur les preuves produites par le procureur, les juridictions d’appel et de cassation ont établi que l’intéressé avait eu l’intention spécifique d’exterminer les partisans lituaniens pris en leur qualité de membres de la population lituanienne. À cet égard, la Cour suprême a relevé que le requérant savait que les frères partisans J.A. et A.A. seraient tués au cours de l’opération du 2 janvier 1953 ou qu’ils seraient arrêtés, torturés, poursuivis pour « trahison envers la patrie » et probablement condamnés à mort, et qu’il voulait qu’il en fût ainsi (paragraphes 29, 35 et 41 in fine de l’arrêt).

En d’autres termes, les juridictions internes ont établi que le meurtre de J.A. et de A.A. s’inscrivait dans une politique étatique visant à éliminer les partisans lituaniens et d’autres groupes sociaux appartenant à la population lituanienne, et que le requérant avait eu l’intention spécifique de tuer les deux frères en exécution de ce plan criminel. Elles ont en outre établi que les meurtres en question avaient été planifiés et commis par le requérant dans ce contexte. Le requérant n’était pas un simple exécutant subalterne, mais un agent opérationnel haut gradé du MGB – puis du KGB – qui a terminé sa carrière au grade de lieutenant-colonel. Il n’était pas un simple complice mais l’auteur principal de ces meurtres, qu’il avait soigneusement préparés et exécutés. Il en a même tiré un profit financier et politique, puisqu’il s’est vu attribuer une somme considérable en récompense de son acte « héroïque » et qu’il a été admis au Parti communiste de l’Union soviétique aussitôt après avoir tué J.A. et A.A.

30. En ce qui concerne la question de savoir si la condamnation du requérant était raisonnablement prévisible, nous ne sommes pas convaincus que celui-ci ne pouvait pas prévoir qu’il risquait d’être inculpé et déclaré coupable de génocide. Dans l’affaire Jorgic c. Allemagne (no 74613/01, CEDH 2007-III), où s’opposaient deux interprétations possibles du terme « détruire » employé dans la définition du crime de génocide, la Cour a examiné la compatibilité de la condamnation du requérant avec l’article 7 de la Convention au regard de l’interprétation la plus large de ce terme. Elle a jugé que, si au moment des faits incriminés, certaines autorités (des organisations internationales, des juridictions et une partie de la doctrine) défendaient l’interprétation la plus large du crime de génocide tandis que d’autres penchaient pour la plus étroite, M. Jorgic pouvait raisonnablement prévoir que l’interprétation la plus large pourrait être retenue dans son affaire et qu’il risquait en conséquence d’être accusé et reconnu coupable de génocide. En l’espèce, si le requérant avait sollicité en 1953 l’avis d’un juriste indépendant en se présentant comme un agent opérationnel du MGB animé de la volonté d’exterminer les membres du mouvement nationaliste clandestin – « les partisans » (paragraphe 18 de l’arrêt) – qui constituaient la partie la plus combative de la nation lituanienne, parce qu’ils tentaient d’en empêcher la destruction par les forces soviétiques, il est probable qu’on lui aurait signalé que ses actes répondaient aux caractéristiques essentielles du crime de génocide tel qu’il était défini à cette époque.

Eu égard au rôle considérable des partisans et à l’importance tant symbolique que réelle qu’ils revêtaient pour la nation lituanienne dans le contexte particulier de l’époque, nous jugeons vraisemblable que l’intéressé pouvait prévoir que sa volonté de détruire une « partie » importante de la nation lituanienne – groupe protégé par la Convention sur le génocide – en application de la politique totalitaire menée par l’URSS risquait de lui valoir d’être accusé et reconnu coupable de génocide. À cet égard, nous confirmons le principe, énoncé dans l’affaire Jorgic, selon lequel une interprétation de la portée d’une infraction qui se trouve être cohérente avec la substance de cette infraction « doit, en principe, être considérée comme prévisible » (Jorgic, précité, § 109).

31. Par ailleurs, nous observons que le requérant n’a été poursuivi ni sur le fondement du code pénal de la RSFSR – introduit en Lituanie aussitôt après l’annexion de celle-ci par l’URSS et son incorporation dans cet État – ni sur le fondement du code pénal de la RSSL, qui incriminaient tous deux le meurtre (paragraphes 71-72 de l’arrêt). La thèse du Gouvernement selon laquelle l’extermination des partisans lituaniens pris en tant que groupe s’inscrivait dans une politique et une pratique étatiques de l’URSS qui se superposaient aux règles du droit écrit à l’époque des faits n’est pas dénuée de poids (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne [GC], nos 34044/96 et 2 autres, §§ 67-68, CEDH 2001‑II). Cela étant, le requérant ne peut invoquer l’existence de cette pratique de l’URSS pour tenter de justifier sa participation à l’extermination des partisans lituaniens. D’après les principes généraux du droit, on ne peut se fonder, pour justifier un comportement ayant abouti à une condamnation, sur la seule constatation qu’un tel comportement a eu lieu et, de ce fait, a formé une pratique (ibidem, § 74). La Cour a déjà jugé que même un simple soldat ne saurait complètement et aveuglément se référer à des ordres violant de manière flagrante non seulement les propres principes légaux de son pays (paragraphe 71 de l’arrêt), mais aussi les droits de l’homme sur le plan international et, surtout, le droit à la vie, qui est la valeur suprême dans l’échelle des droits de l’homme (K.-H.W. c. Allemagne, précité, § 75).

32. Dans ses observations devant la Cour, le requérant émet des doutes sur le point de savoir si les frères J.A. et A.A. pouvaient bénéficier de la protection accordée par l’article II de la Convention sur le génocide, soutenant qu’ils étaient des combattants volontaires au service de la résistance armée, un mouvement d’ampleur nationale doté d’une organisation politique et militaire.

33. Sur ce point, nous observons d’abord que l’article premier de la Convention sur le génocide dispose que le génocide est un crime au regard du droit international, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre. Nous relevons ensuite que la présence dans une population de victimes activement impliquées dans un conflit et ayant porté les armes n’a pas empêché les juridictions internationales de qualifier leur meurtre de crime contre l’humanité (Le procureur c. Zoran Kupreškić et consorts (ICTY-95-16-T, jugement du 14 janvier 2000) et voir, mutatis mutandis, Croatie c. Serbie, précité). Il en va d’autant plus ainsi lorsqu’un génocide est en cause. À cet égard, nous constatons que, dans l’article II de la Convention sur le génocide, le génocide n’est pas défini comme un crime dirigé uniquement contre une population civile. Nous estimons qu’une interprétation de la Convention sur le génocide qui exclurait l’application de celle-ci à ceux qui ont pris les armes pour se défendre ne serait pas conforme à son objectif sous-jacent.

34. Nous rappelons en outre que la Cour constitutionnelle a conclu que les autorités soviétiques considéraient les partisans lituaniens comme des rebelles hors-la-loi et qu’elles ne leur ont jamais accordé le statut de combattants ou de prisonniers de guerre. Au contraire, comme l’a observé la Cour constitutionnelle, les partisans étaient présentés par les autorités soviétiques – notamment le MGB pour lequel le requérant travaillait – comme étant des « bandits », des « terroristes » et des « nationalistes bourgeois ». Des escadrons d’« extermination » avaient été constitués et employés pour combattre les partisans lituaniens et leurs sympathisants (paragraphes 18-19 et 63 de l’arrêt).

35. En conséquence, le fait que les frères J.A. et A.A. étaient des partisans armés visés en raison de leur appartenance à un groupe protégé (la nation) et de la place qu’ils y occupaient ne s’opposait pas à l’inculpation du requérant pour génocide (voir, a contrario et mutatis mutandis, Korbely c. Hongrie [GC], no 9174/02, §§ 86-94, CEDH 2008).

Conclusion

36. à la lumière des considérations qui précèdent, nous estimons que, dans le contexte général des actions massives et systématiques dirigées contre la population lituanienne, la participation du requérant à l’opération du 2 janvier 1953, qui visait à capturer et/ou à tuer les partisans J.A. et A.A. et qui s’inscrivait dans le cadre des opérations menées de 1944 à 1953 par les autorités soviétiques pour éradiquer les partisans lituaniens en tant que composante importante de la nation dans l’intention de détruire la structure de celle-ci, pouvait raisonnablement être considérée comme relevant de l’incrimination de génocide au sens de l’article II de la Convention sur le génocide. En conséquence, l’intéressé pouvait raisonnablement prévoir à l’époque pertinente l’interprétation retenue par les juridictions internes. Partant, nous considérons que les conditions qui devaient être remplies pour que l’on pût reconnaître le requérant coupable d’un génocide étaient réunies en l’espèce. Nous rappelons également que la CIJ a déclaré que, « lorsque ces conditions sont remplies, le droit ne doit pas répugner à désigner le crime commis par son nom » (paragraphe 112 de l’arrêt).

37. Eu égard à la conclusion à laquelle nous sommes parvenus au paragraphe précédent, nous estimons qu’il n’y a pas lieu de rechercher si, comme l’affirme le Gouvernement, la condamnation de l’intéressé était fondée au regard du droit international coutumier.

38. Nous concluons que la condamnation du requérant pour génocide n’a pas emporté violation de l’article 7 § 1 de la Convention. Enfin, les exigences de l’article 7 § 1 ayant été respectées, nous estimons qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 7 § 2 de la Convention (Kononov, précité, § 246).

39. Notre désaccord avec la majorité ne porte pas sur les faits tels qu’ils ont été établis, mais sur leur interprétation. La majorité a admis elle aussi que le requérant avait effectivement commis les faits pour lesquels il a été poursuivi et condamné. Couvert par le régime occupant pendant de longues années, le requérant pouvait nourrir l’espoir de rester à jamais impuni. On a cru un temps que la fin de l’occupation de la Lituanie mettrait un terme à cet espoir. Le présent arrêt le fait renaître. Nous le regrettons.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE ZIEMELE

(Traduction)

1. Je marque mon désaccord avec la position adoptée en l’espèce par la majorité en ce qui concerne tant la conclusion énoncée dans l’arrêt que le raisonnement sur lequel elle s’appuie. Je souscris dans une large mesure aux vues que les juges Villiger, Power-Forde, Pinto de Albuquerque et Kūris ont exposées dans leur opinion dissidente commune. Il me semble qu’il faut en l’espèce garder à l’esprit l’origine de l’interdiction du génocide en droit international, dont je retracerai brièvement les points saillants. Il importe tout autant de comprendre le contexte historique dans lequel s’inscrivaient les opérations d’élimination dirigées contre les partisans nationaux lituaniens à l’époque pertinente. Enfin, je formulerai un certain nombre d’observations sur le rôle qui incombe à la Cour dans ce type d’affaires.

Sur l’interdiction du génocide

2. Pour reprendre les termes de Raphael Lemkin (cité par J. Vervliet, « Raphael Lemkin (1900-1959) and the Genocide Convention of 1948. Brief Biographical and Bibliographical Notes » in H.G. van der Wilt et al. (dir.), The Genocide Convention. The Legacy of 60 Years, Martinus Nijhoff Publishers, 2012, xxvii) :

« [L]e génocide est dirigé contre un groupe national en tant qu’entité et se traduit par des actes qui visent les individus non pour ce qu’ils sont, mais pour leur appartenance à ce groupe (...) Le génocide se déroule en deux phases : la première consiste à détruire le modèle national du groupe opprimé, la seconde à imposer le modèle national de l’oppresseur soit à la population opprimée si celle-ci a été autorisée à demeurer sur le territoire concerné, soit sur le territoire seulement après le déplacement de la population opprimée et la colonisation du territoire par les nationaux du peuple oppresseur. »

3. Pour sa part, William Schabas souligne que la définition du génocide donnée par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (Convention sur le génocide) est largement admise, mais que ses termes reçoivent des interprétations différentes. Observant que bon nombre de législateurs nationaux ont imposé leur point de vue personnel sur cette notion dans leur ordre juridique interne, il en conclut « [en] conséquence, que même du point de vue juridique, on peut dire qu’il existe de nombreuses définitions ou interprétations de la notion de génocide » (W. Schabas, « Genocide and Crimes against Humanity: Clarifying the Relationship », in H.G. van der Wilt et al., op. cit., p. 4). D’ailleurs, la jurisprudence de la Cour elle-même reflète cette réalité, comme en atteste notamment l’affaire Jorgic c. Allemagne (no 74613/01, CEDH 2007‑III), où les juridictions allemandes avaient étendu la définition des actes de génocide. Dans l’affaire Le procureur c. Radoslav Brđanin (ICTY‑99‑36‑T, jugement du 1er septembre 2004, § 682), le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) a déclaré que « [l]es groupes ne sont pas clairement définis dans la Convention sur le génocide, pas plus qu’ailleurs ».

4. Pour la clarté du raisonnement, il importe de ne pas confondre les différents éléments du processus d’élaboration de la Convention sur le génocide. En premier lieu, il faut rappeler que cette convention fut adoptée en réaction aux procédures suivies devant le Tribunal militaire international de Nuremberg et à la limitation qu’elles comportaient, les crimes contre l’humanité ne pouvant donner lieu à des poursuites que s’ils se rapportaient à une période de guerre (voir la Résolution 96 (I), qui renvoie aux génocides perpétrés par le passé, et K. Inkuša, « Mass Deportations of 1949 in Latvia as a Crime Against Humanity », Baltic Yearbook of International Law, volume 9, 2009, p. 83). Les auteurs des crimes les plus haineux pouvant aussi perpétrer des exactions en temps de paix et contre leurs concitoyens, il fallait sortir de cette situation. Tel était l’objectif de la convention interdisant le génocide. En second lieu, tout le débat portant sur la définition du génocide est une autre question que les juridictions internationales et les tribunaux internes continuent à examiner et à approfondir. Bien que la définition du génocide présente de nombreux aspects complexes, les propos de R. Lemkin rapportés au paragraphe 2 ci-dessus reflètent l’essence même de ce crime. La définition du génocide adoptée par la Convention sur le génocide, qui prohibe certains actes « commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national (...) », ne restreint pas la définition que R. Lemkin a donnée de l’essence du génocide et ne la contredit pas.

5. Pour qui a étudié l’élaboration de la Convention sur le génocide, il est évident, comme l’a écrit Matthew Lippman, que « [les] superpuissances avaient le même intérêt à limiter la compétence internationale et universelle en matière de génocide (...) Les deux états ([les] États-Unis d’Amérique et [l’]Union soviétique) se sont surtout opposés à l’extension aux groupes politiques de la protection accordée par la Convention » (M. Lippman, « The Drafting and Development of the 1948 Convention on Genocide and the Politics of International Law », in H.G. van der Wilt, op. cit., pp. 19‑20). La question de la compétence en matière de crime de génocide était d’ailleurs la principale source de réticence des états. Mais cette question ne se pose pas dans la présente affaire. Par ailleurs, le point de savoir si les groupes politiques figurent ou non parmi les groupes protégés a lui aussi été amplement débattu. Il ressort des travaux préparatoires qu’ils n’y figurent pas. Il s’agit là d’un point pertinent en l’espèce, mais non déterminant.

6. En outre, la jurisprudence relative à la notion de génocide est évidemment pertinente en l’espèce par les précisions qu’elle donne sur la portée de la Convention sur le génocide. À cet égard, la Cour internationale de justice (CIJ) et les tribunaux chargés de juger les crimes de guerre ont été appelés à statuer sur d’importantes affaires. Dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, CIJ Recueil 2015, § 139), la CIJ a récapitulé les éléments à prendre en considération aux fins de l’interprétation de la Convention sur le génocide, de la manière suivante (italique ajouté) :

« Le préambule de la Convention sur le génocide souligne que le « génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité » et que les parties contractantes se fixent pour objectif de « libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ». Comme la Cour l’a relevé en 1951 et rappelé en 2007, la Convention vise notamment à sauvegarder « l’existence même de certains groupes humains » (Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, CIJ Recueil 1951, p. 23, et Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, CIJ Recueil 2007 (I), p. 125, par. 194).

La Cour rappelle qu’elle a jugé, en 2007, que l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme tel est spécifique au génocide, et le distingue d’autres crimes qui lui sont apparentés comme les crimes contre l’humanité et la persécution (CIJ Recueil 2007 (I), p. 121-122, par. 187-188).

Dans la mesure où c’est le groupe, en tout ou en partie, qui est l’objet de l’intention génocidaire, la Cour considère qu’une telle intention peut difficilement être établie par la commission d’actes isolés. Elle estime que, en l’absence de preuve directe, il doit exister suffisamment d’actes qui démontrent non seulement l’intention de viser certaines personnes, en raison de leur appartenance à un groupe particulier, mais aussi celle de détruire, en tout ou en partie, le groupe lui-même. »

7. Au paragraphe 142 du même arrêt, la CIJ s’est exprimée comme suit :

« La Cour rappelle que la destruction « en partie » du groupe au sens de l’article II de la Convention doit être appréciée en fonction de plusieurs critères. À cet égard, elle a estimé en 2007 que « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe » (CIJ Recueil 2007 (I), p. 126, par. 198), et qu’il s’agit d’un critère « déterminant » (ibid., p. 127, par. 201). Elle a également relevé « qu’il est largement admis qu’il peut être conclu au génocide, lorsque l’intention est de détruire le groupe dans une zone géographique précise » (ibid., p. 126, par. 199) et que, par conséquent, « [l]a zone dans laquelle l’auteur du crime exerce son activité et son contrôle doit être prise en considération » (ibid., p. 126-127, par. 199). Il convient également de prendre en compte la place de la partie du groupe qui serait visée au sein du groupe tout entier. En ce qui concerne ce critère, la chambre d’appel du TPIY a précisé dans l’arrêt rendu en l’affaire Krstić que,

« [s]i une portion donnée du groupe est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est substantielle au sens de l’article 4 du Statut [du TPIY, dont le paragraphe 2 reprend pour l’essentiel l’article II de la Convention] » (IT-98-33-A, arrêt du 19 avril 2004, par. 12, note de bas de page omise, cité dans CIJ Recueil 2007 (I), p. 127, par. 200). »

8. Elle est allée plus loin, précisant ce qui suit :

« La Cour, en 2007, a estimé qu’il revient au juge d’apprécier ces éléments dans chaque espèce (ibid., p. 127, par. 201). Il en découle que, afin de décider si la partie qui serait visée était substantielle par rapport à l’ensemble du groupe protégé, la Cour tiendra compte de l’élément quantitatif ainsi que de la localisation géographique et de la place occupée par cette partie au sein du groupe. » (ibidem)

9. Dans l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ((Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, CIJ Recueil 2007, § 373), elle a jugé que

« [l]e dolus specialis, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie, doit être établi en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention, elle devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence ».

10. Bien que les arrêts précités portent sur des événements postérieurs au meurtre des deux partisans nationaux lituaniens, lequel s’inscrivait dans la politique soviétique de destruction de la résistance nationale lituanienne, l’interprétation de la Convention sur le génocide par la CIJ n’est pas révolutionnaire. Au contraire, la CIJ s’est efforcée de retracer très soigneusement l’intention des rédacteurs de la Convention, antérieure aux événements survenus en Lituanie. À cet effet, elle a employé les termes qu’elle avait utilisés en 1951 pour trancher certaines questions de principe, et qu’elle a « rappelés » en 2007. Elle a interprété l’article II de la Convention sur le génocide tel qu’adopté en 1948. J’estime que la jurisprudence de la CIJ est la base faisant autorité sur laquelle notre Cour doit s’appuyer en ce qui concerne l’interprétation de la portée et du contenu des notions pertinentes de l’article II.

Sur la destruction des partisans nationaux lituaniens

11. La connaissance du contexte historique dans lequel s’est déroulé le conflit entre les partisans nationaux lituaniens et les forces armées soviétiques à l’issue de la guerre ayant opposé l’Union soviétique et l’Allemagne nazie sur le territoire de la Lituanie et des autres états baltes revêt une importance fondamentale en l’espèce. Certes, cet épisode de l’histoire européenne n’a pas fait couler beaucoup d’encre. Toutefois, le principe d’une bonne administration de la justice commande que la procédure soit organisée de manière à permettre à la Cour d’être bien informée de l’ensemble des éléments pertinents de l’affaire dont elle est saisie. Il en va particulièrement ainsi dans une affaire où la Cour est appelée à prendre note d’un dolus specialis qui, comme la CIJ l’a expliqué, peut découler, dans les cas où l’existence d’un plan clair n’est pas manifeste, de « la preuve indirecte d’une intention génocidaire [obtenue] par voie de déduction » (arrêt Croatie c. Serbie, précité, § 148).

12. Pour le régime d’occupation soviétique, la destruction des partisans nationaux lituaniens, estoniens et lettons était une priorité essentielle à la réalisation de l’objectif d’annexion complète et définitive des états baltes qu’il envisageait. La propagande du gouvernement soviétique qualifiait les partisans nationaux de criminels armés ou de bandits et présentait les opérations d’élimination menées par les Soviétiques comme une réplique à l’usage illégal des armes par des criminels. Dans la terminologie soviétique, il ne s’agissait pas d’une guerre contre une résistance nationale, mais d’une lutte contre des bandes s’inscrivant dans le cadre plus large d’un combat idéologique.

13. La guerre de résistance menée par les partisans nationaux (de 1944 à 1956 approximativement) fut le plus long conflit de l’histoire des états baltes et celui qui rassembla le plus de combattants et de sympathisants. La résistance balte ne reçut aucun soutien extérieur, en raison du climat politique international qui régnait au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait pour objectif de lutter pour l’indépendance et la survie de nations qui venaient de subir les déportations soviétiques de 1941, l’occupation nazie et le retour illégal du pouvoir soviétique qui s’était accompagné d’une nouvelle vague de déportations de masse (Larionovs et Tess c. Lettonie (déc.), nos 45520/04 et 19363/05, 25 novembre 2014). Elle n’avait cependant aucune chance de vaincre, ce qui la rendait encore plus nécessaire à la défense de l’esprit national. La Cour constitutionnelle lituanienne a correctement résumé le but et la nature de la guerre de résistance (paragraphe 63 de l’arrêt). Il est également intéressant de relever que le ministère de la Sécurité de l’état soviétique – le MGB, dont le requérant était membre – faisait référence à la lutte contre les bandits et la « résistance clandestine ». L’assujettissement de la population lituanienne au régime soviétique et à son idéologie passait par l’élimination du nationalisme lituanien. D’après le Gouvernement, « quelque 20 200 partisans furent tués, 142 000 personnes furent envoyées dans des camps de concentration et 118 000 furent déportées ». Les archives lettonnes indiquent quant à elles que, entre 1944 et 1956, « 961 groupes de bandits armés furent éliminés et 10 720 bandits furent arrêtés ou tués » par les structures répressives soviétiques (note d’information du 8 janvier 1957, KGB de la République socialiste soviétique de Lettonie, citée dans H. Strods (dir.), Latvijas nacionālo partizānu karš. Dokumenti un materiāli 1944-1956, Rīga, 1999, p. 587).

14. On trouve dans les archives de nombreuses indications de l’intention de détruire cette partie de la nation lituanienne. Au regard des données statistiques, il est manifeste que les chiffres sont considérables s’agissant de petites nations. L’examen des catégories de Lituaniens visées par le régime soviétique, auquel le Gouvernement a procédé au paragraphe 29 de ses observations, révèle que celles-ci constituaient la colonne vertébrale de la nation lituanienne. À cet égard, il faut rappeler que selon R. Lemkin, l’essence du génocide réside dans la destruction du modèle national du groupe opprimé et dans l’imposition d’un autre modèle national (paragraphe 2 ci-dessus). La jurisprudence de la CIJ n’interprète pas autrement le génocide.

Sur les groupes politiques

15. Dans son raisonnement, la Cour consacre de longs développements à la question de savoir si la portée de la définition du génocide donnée par la Convention sur le génocide englobe ou non les groupes politiques. La réponse qu’elle y apporte au paragraphe 175 est théoriquement correcte. Mais la véritable question posée à la Cour est celle de savoir si les partisans nationaux, compte tenu de leur rôle et de leur importance numérique, constituaient un groupe dont la survie était essentielle à celle de la nation lituanienne. En d’autres termes, la Cour aurait dû opérer une distinction entre, d’une part, une fraction importante d’un groupe national visée pour des raisons politiques, sociales ou en tout cas discriminatoires et, d’autre part, un groupe purement et simplement politique. Rien dans l’histoire de l’interdiction du génocide ne justifie d’exclure du champ d’application de cette notion l’intention de détruire partiellement ou intégralement un groupe (national) pour des raisons politiques ou pour d’autres motifs discriminatoires. La Cour n’a malheureusement pas examiné cette question, cruciale en l’espèce.

16. J’ai souligné que la juridiction compétente pour interpréter la Convention sur le génocide – à savoir la CIJ – l’a fait en analysant les travaux préparatoires à la convention en question. Elle a attribué à la notion de génocide la portée qu’elle avait lors de l’adoption de la Convention sur le génocide. S’il est vrai que la CIJ a été saisie de cette question quelques décennies plus tard, cela ne change rien au fait qu’elle nous a donné une interprétation authentique de la Convention, qui aurait été tout aussi applicable quelques décennies plus tôt. La CIJ n’a pas dit qu’elle se livrait à une interprétation évolutive tenant compte des éléments nouveaux (voir, a contrario, Conséquences juridiques pour les états de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la Résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif du 21 juin 1971, CIJ Recueil 1971, § 53). Au contraire, la preuve de l’existence d’un acte de génocide reste subordonnée à des conditions rigoureuses. Toutefois, la présente affaire démontre que l’application de la loi dans le temps demeure problématique pour la Cour (voir mon opinion concordante dans l’arrêt O’Keeffe c. Irlande ([GC], no 35810/09, CEDH 2014)).

17. En l’espèce, la Cour conclut qu’il était prévisible en 1953 que le génocide impliquait la destruction d’un groupe substantiel ou l’intention de le détruire, mais il n’a pas été précisé que ce qualificatif recouvre non seulement l’importance numérique du groupe visé mais aussi la place qu’il occupe (paragraphe 177 de l’arrêt), critère qualitatif qui n’est apparu que plus tard dans la pratique (voir la section pertinente de l’arrêt). Parmi les décisions internationales prises en compte par la Cour figurent les deux arrêts de principe rendus par la CIJ sur la question de l’interprétation de l’expression « en partie » employée dans la Convention sur le génocide (paragraphe 106 de l’arrêt). Toutefois, il est clair que ces arrêts ne peuvent être lus séparément l’un de l’autre, d’autant que l’arrêt Croatie c. Serbie, précité, renvoie à l’arrêt de 2007 en y apportant des précisions (paragraphes 6-7 ci-dessus). J’émets de sérieuses réserves au sujet de la compatibilité des conclusions auxquelles la Cour parvient aux paragraphes 176 et 177 de son arrêt avec l’interprétation – nettement plus nuancée – que la CIJ a donnée à l’expression « en partie ». J’ai déjà souligné que les arrêts pertinents de la CIJ ne pouvaient être considérés comme étant représentatifs d’une nouvelle interprétation de la Convention sur le génocide. Par ailleurs, la Cour aurait dû s’employer à déterminer avec plus de soin l’état de la doctrine pertinente à l’époque de l’adoption de la Convention sur le génocide, comme elle l’a fait dans l’affaire Kononov c. Lettonie ([GC], no 36376/04, CEDH 2010).

La règle énoncée à l’article 7

18. Dans l’arrêt Kononov (précité, § 198), la Cour a rappelé

« [qu’elle] doit jouir d’un pouvoir de contrôle plus large lorsque le droit protégé par une disposition de la Convention, en l’occurrence l’article 7, requiert l’existence d’une base légale pour l’infliction d’une condamnation et d’une peine. L’article 7 § 1 exige de la Cour qu’elle recherche si la condamnation du requérant reposait à l’époque sur une base légale. En particulier, elle doit s’assurer que le résultat auquel ont abouti les juridictions internes compétentes (...) était en conformité avec l’article 7 de la Convention, peu important à cet égard qu’elle adopte une approche et un raisonnement juridiques différents de ceux développés par les juridictions internes. L’article 7 deviendrait sans objet si l’on accordait un pouvoir de contrôle moins large à la Cour. (...) »

Elle a ensuite recherché « si (...) la condamnation du requérant reposait sur une base légale suffisamment claire » (ibidem, § 199).

19. Elle a souligné (ibidem, § 241)

« qu’il est légitime et prévisible qu’un État succédant[17] à un autre engage des poursuites contre des personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur, et l’on ne saurait reprocher aux juridictions d’un tel État successeur d’appliquer et d’interpréter à la lumière des normes régissant tout État de droit, en tenant compte des principes fondamentaux sur lesquels repose le mécanisme de la Convention, les dispositions légales qui étaient en vigueur à l’époque des faits sous le régime antérieur. Cela vaut en particulier lorsque la question litigieuse concerne le droit à la vie, valeur suprême dans la Convention et dans l’échelle des droits de l’homme au plan international, que les États contractants ont l’obligation primordiale de protéger en application de la Convention. Tout comme les lois et coutumes de la guerre font obligation aux États d’engager des poursuites, l’article 2 de la Convention astreint les États à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction, ce qui implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale dissuadant les individus de commettre des atteintes contre la vie des personnes (Streletz, Kessler et Krenz, §§ 72 et 79-86, et K.-H.W. c. Allemagne, §§ 66 et 82-89, tous deux précités). Il suffit, aux fins de la présente espèce, de noter que les principes susmentionnés sont applicables à un changement de régime de la nature de celui intervenu en Lettonie après les déclarations d’indépendance de 1990 et 1991 (paragraphes 27-29 et 210 ci-dessus). »

20. à la lumière des principes énoncés ci-dessus, qui ont été rappelés dans l’affaire Kononov, on ne comprend guère ce que la Cour veut dire lorsqu’elle déclare aux paragraphes 165 et 166 de l’arrêt qu’il est clair pour elle que le requérant a été condamné en application de dispositions légales qui n’étaient pas en vigueur en 1953, et que ces dispositions ont donc fait l’objet d’une application rétroactive. Il est évident que la législation lituanienne de 1992 ou de 2004 n’était pas en vigueur sur le territoire de la Lituanie en 1953, pour la simple raison que cet état était occupé par une puissance étrangère. Confrontée à des situations analogues en Allemagne et en Lettonie, la Cour a posé le principe selon lequel les procédures pénales engagées après un changement de régime pour des crimes commis sous le régime antérieur sont en principe compatibles avec la Convention pourvu qu’elles respectent la règle énoncée à l’article 7. Dans les affaires où est en cause un changement de régime politique ou de souveraineté étatique sur un territoire, la règle en question n’est pas négative, autrement dit elle se trouvera enfreinte si un état engage des poursuites sur le fondement d’une loi nouvelle, puisque celle-ci est effectivement nouvelle du point de vue formel, à moins que des circonstances particulières n’excluent un constat de violation. Dans l’opinion concordante qu’ils ont jointe à l’arrêt Kononov (précité), les juges Rozakis, Tulkens, Spielmann et Jebens ont très exactement résumé le principe énoncé par la Cour, de la manière suivante : « [p]artant, on ne peut parler d’application rétroactive du droit matériel lorsqu’une personne est condamnée, même tardivement, sur le fondement de dispositions qui étaient en vigueur au moment de la commission de l’acte ». Pour rechercher si l’article 7 a été respecté, il faut commencer par se poser la question de savoir de quelles règles – de droit interne ou de droit international – relevaient les faits litigieux à l’époque de leur commission, non pas affirmer que la législation pertinente a été appliquée rétroactivement au seul motif que celle-ci a – évidemment – été adoptée après les faits en question.

21. En outre, il importe de garder à l’esprit que, dans de précédentes affaires où étaient en jeu des normes applicables à des crimes internationaux, la Cour a posé le principe selon lequel les infractions doivent être définies par la loi avec une accessibilité et une prévisibilité suffisantes.

22. En l’espèce, la Cour en vient finalement à conclure que le raisonnement des juridictions internes n’est pas suffisant pour lui permettre de « déterminer sur quelle base celles-ci ont conclu que les partisans lituaniens représentaient en 1953 une partie importante du groupe national » (paragraphe 181 de l’arrêt). Il est intéressant de relever qu’elle met elle-même en doute l’approche restrictive de l’interprétation de l’expression « en partie » pour laquelle elle a opté (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, elle admet que « l’argument du requérant selon lequel ses actes et ceux du MGB visaient à l’extermination des partisans pris en tant que groupe particulier et clairement identifiable se caractérisant par sa résistance armée au pouvoir soviétique n’est pas dénué de poids » (paragraphe 182 de l’arrêt). Cette position est particulièrement frappante. Faut-il comprendre que la Cour ne trouve rien à redire au meurtre arbitraire de combattants – pour autant que les partisans puissent être considérés comme des combattants – ou à des exécutions extrajudiciaires ? Dans l’arrêt Kononov, la Cour a mis en exergue le principe de diligence qui s’impose dans les affaires relevant de l’article 2 en renvoyant à son abondante jurisprudence sur cette question. Eu égard au contexte et à l’ampleur des opérations d’élimination menées dans les états baltes par les structures répressives de l’Union soviétique après la Seconde Guerre mondiale, il ne fait aucun doute que des enquêtes et des poursuites pour crimes contre l’humanité ou génocide peuvent être engagées (voir le paragraphe 62 de l’arrêt en ce qui concerne la Lituanie). Dans ces conditions, il est particulièrement surprenant de voir la Cour accorder du crédit à la thèse selon laquelle le meurtre arbitraire des résistants au pouvoir soviétique était en quelque sorte dans la nature des choses de la confrontation politique.

23. J’en viens maintenant au raisonnement des juridictions internes, dont la majorité considère qu’il ne satisfait pas aux exigences de l’article 7. La Cour d’appel, qui juge des faits en dernier ressort, a indiqué que l’assimilation des partisans lituaniens à un groupe politique seulement était relative et peu précise. Elle a conclu que, en raison de la répression massive dont la nation lituanienne avait été victime, « les partisans lituaniens [pouvaient] non seulement être assimilés à un groupe politique, mais aussi à un groupe national et à un groupe ethnique, lesquels [étaient] mentionnés dans la Convention sur le génocide » (paragraphe 36 de l’arrêt). La Cour suprême, qui n’a pas compétence pour connaître des faits, n’a pas infirmé l’interprétation de l’article 99 du code pénal et la manière dont celle-ci avait été appliquée aux faits de l’espèce par la Cour d’appel. La Cour suprême a donné des précisions sur la genèse législative de l’article 99 et elle a affiné l’interprétation de cette disposition. Elle a déclaré que celle-ci devait être lue à la lumière de la loi du 9 avril 1992 relative à la responsabilité pour le génocide de la population lituanienne qui, selon elle, a repris mot pour mot la définition du génocide donnée par la Convention de 1948. Qui plus est, elle a précisé que les rédacteurs de l’article 99 n’avaient pas eu l’intention d’étendre la définition du génocide donnée par la loi de 1992 lorsqu’ils y avaient expressément inclus les groupes sociaux ou politiques (paragraphe 38 de l’arrêt). Cette évolution législative est parfaitement compréhensible compte tenu de la manière dont le régime soviétique s’en est pris à la nation lituanienne. Il a en effet identifié, au sein de cette nation, les groupes sociaux et les groupes politiques actifs qui en constituaient la colonne vertébrale. Je tiens à souligner que les groupes de la nation définis par le législateur lituanien dans l’article 99 correspondent à ceux que le régime soviétique avait répertoriés dans le plan détaillé qu’il avait conçu pour anéantir la résistance nationale contre l’occupation pratiquée par l’URSS. Tout cela a été expliqué à la Cour par le Gouvernement dans ses observations (pages 9-13) et ressort clairement du raisonnement suivi par les juridictions internes, en particulier de celui de la Cour constitutionnelle. Cette dernière a expressément déclaré que les « actes commis pendant une période déterminée contre des groupes politiques et sociaux de la population de la République de Lituanie sont qualifiables de génocide dès lors qu’ils visaient – ce qui doit être démontré – à la destruction de groupes représentant une fraction importante de la nation lituanienne et que cette destruction a eu des incidences sur la survie de l’ensemble de la nation lituanienne » (paragraphe 59 de l’arrêt).

24. Dans ces conditions, l’approche consistant à analyser l’affaire sous le seul angle des groupes politiques en faisant abstraction de la notion de groupe national est inexacte eu égard au contexte dans lequel s’inscrivaient les événements survenus en Lituanie pendant l’après-guerre. La majorité choisit de considérer les événements en question et le meurtre des deux partisans dans une perspective idéologique limitée. Ce faisant, elle dénature l’approche effectivement suivie par les juridictions lituaniennes en l’espèce.

25. Le requérant pouvait-il raisonnablement prévoir en 1953 qu’il était impliqué dans la commission d’un crime grave ? Les faits de l’espèce démontrent l’engagement de l’intéressé dans la lutte contre le mouvement nationaliste clandestin et l’anéantissement de celui-ci. Ils évoquent l’élimination rapide de tous les bandits, non des enquêtes sur des activités criminelles devant conduire à la traduction de suspects en justice (paragraphes 18-19 de l’arrêt). Le requérant a développé devant la Cour d’appel des moyens qui me paraissent intéressants. Il n’a pas avancé que le meurtre des deux partisans était le fruit du hasard. Quoi qu’il en soit, les questions de fait – et l’interprétation du droit interne – ne sont pas du ressort de la Cour européenne. Celle-ci a clairement dit qu’en principe « elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (...) Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation » (Waite et Kennedy c. Allemagne [GC], no 26083/94 § 54, CEDH 1999‑I). Toutefois, aux paragraphes 181 et 184 du présent arrêt, la Cour réinterprète le droit lituanien et les conclusions de la Cour constitutionnelle.

Conclusion

26. La Cour a eu ici à connaître d’une affaire complexe du point de vue historique et juridique. S’il est vrai que certains éléments du raisonnement des juridictions internes auraient pu être plus clairs, la Cour doit laisser une place à l’évolution du droit interne et à certaines différences de raisonnement. Il n’entre pas dans son rôle d’adopter sur la portée des dispositions de la Convention sur le génocide une position différente de celle des premiers interprètes de cet instrument dans l’ordre juridique international.

27. Plus généralement, s’il est vrai que la Cour prête depuis ces dernières années une attention particulière aux principes découlant de l’article 7 et aux affaires relevant de cette disposition, d’importantes questions restent sans réponse. Une fois encore, la Cour a non seulement été appelée à se prononcer sur les droits d’un requérant, mais elle a également été confrontée à un processus social complexe à l’œuvre dans une société en quête de vérité sur son passé et les événements douloureux qu’elle a connus. Les travaux menés par les Nations unies sur la question des violations massives des droits de l’homme ont abouti à la formulation d’un ensemble de principes indispensables à la paix dans toutes les sociétés qui connaissent des transitions historiques complexes (voir le rapport de l’experte indépendante « Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité », E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005). Si la Cour doit continuer à veiller au respect de la règle découlant du principe de prééminence du droit énoncée à l’article 7, il importe au plus haut point qu’elle s’inspire de ces principes plus généraux relatifs au droit à la vérité et au bannissement de l’impunité en ce qui concerne la présentation des faits, ainsi que le choix des méthodes et des questions à traiter.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, VUČINIĆ ET TURKOVIĆ

(Traduction)

Au vu de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 18 mars 2014 (paragraphes 56-63 de l’arrêt), nous considérons qu’un recours est ouvert au requérant. Si l’intéressé estime que l’arrêt de la Cour constitutionnelle n’a pas reçu exécution et qu’il ne dispose d’aucun moyen de le faire exécuter, il lui est loisible d’essayer d’obtenir un redressement en exerçant un recours interne pour non-exécution sur le fondement de la Convention.

Il s’ensuit que la requête doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

J’ai déjà exprimé ma position sur la présente affaire dans une opinion dissidente commune. Je souhaite ajouter ce qui suit.

Rares sont ceux qui nient que la politique de Staline fut aussi génocidaire dans son idéologie, dans ses desseins et dans sa mise en œuvre que celle de Hitler et de ses collaborateurs nazis. Ces deux régimes totalitaires ont dépassé toutes les limites antérieures de la violence politique, quoique le caractère destructeur du « programme » de Staline « ait surpassé tous les autres désastres de l’histoire européenne, même la Seconde Guerre mondiale[18] », en termes de vie humaines. Dans la présente affaire, les juridictions nationales ont établi que le requérant avait activement et sciemment exécuté la politique stalinienne imposée à la Lituanie. Les quatre éléments constitutifs du crime de génocide tel que défini par le droit international – à savoir i) une intention ii) de détruire iii) en partie iv) un groupe protégé – sont réunis en l’espèce. Dès lors que le génocide était clairement considéré comme un crime d’après le droit international à l’époque où le requérant a pris part au meurtre des partisans, force est de conclure que l’intéressé pouvait prévoir qu’il risquait d’être poursuivi et condamné pour génocide (en cas de changement de régime, cela va sans dire !).

La Cour avait en l’espèce l’occasion de désigner par son véritable nom ce qui s’est passé à l’époque soviétique et ce à quoi le requérant a volontairement participé. Dans le présent arrêt, elle a répugné à le faire, préférant conclure que le requérant a été lésé par la condamnation pour génocide prononcée contre lui par les juridictions lituaniennes. La seule voie permettant d’aboutir à une telle conclusion est l’approche excessivement formaliste et très réductrice suivie par la Cour, consistant à ne voir dans les partisans qu’un « groupe politique » et à s’en tenir là. L’échec de la Cour à s’ouvrir sérieusement au raisonnement suivi par les juridictions nationales quant au rôle des partisans dans la défense de la nation lituanienne est lamentable.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. J’ai exprimé ma position sur le fond de l’affaire dans l’opinion dissidente que les juges Villiger, Power-Forde, Pinto de Albuquerque et moi-même avons jointe à l’arrêt. Je m’intéresserai ici à un autre aspect de l’affaire.

2. L’un des motifs retenus par la majorité, sur lequel repose entièrement le constat de violation de l’article 7 de la Convention, doit être examiné séparément. Il s’agit en effet du motif déterminant, celui sans lequel le raisonnement suivi par la majorité aurait conduit à la conclusion inverse de celle à laquelle elle est parvenue.

Le motif en question est exposé au paragraphe 179 de l’arrêt, ainsi libellé (italique ajouté) :

« La Cour en arrive à présent à l’interprétation que les juridictions lituaniennes ont donnée au crime de génocide dans l’affaire du requérant. Elle note que la juridiction de jugement a déclaré l’intéressé coupable des faits qui lui étaient reprochés par le procureur, à savoir d’un génocide de partisans lituaniens pris en leur qualité de membres d’un groupe politique particulier (paragraphes 29 et 31 ci-dessus). Jugeant pour sa part que l’identification des partisans lituaniens – c’est-à-dire les membres de la résistance armée à la puissance occupante – à un groupe « politique » particulier sur laquelle reposait la condamnation du requérant était « relative/conditionnelle et peu précise », la Cour d’appel, procédant par substitution de motifs, a considéré que les partisans lituaniens « représentaient aussi la nation lituanienne, [c’est-à-dire le groupe] national » (paragraphes 35 et 36 in fine ci-dessus). Toutefois, elle n’a pas précisé ce qu’elle entendait par « représentants » et n’a donné que peu d’explications historiques ou factuelles sur la manière dont les partisans lituaniens représentaient la nation lituanienne. La Cour suprême ne semble pas non plus avoir analysé la place spécifique des partisans au sein du groupe « national ». Elle a constaté que le requérant avait été reconnu coupable de « participation à l’élimination d’une fraction de la population lituanienne appartenant à un groupe politique particulier », se bornant à relever que, pendant la période de 1944 à 1953, la résistance nationale armée – la guerre des partisans – avait combattu le régime d’occupation soviétique en Lituanie (paragraphes 39-40 ci-dessus). »

3. Tout d’abord, l’exposé des conclusions des juridictions internes présenté par la Cour de Strasbourg ne fait ressortir qu’un seul des constats opérés par la Cour suprême, comme si celle-ci n’avait pas formulé d’autres observations (paragraphes 38-40 de l’arrêt). Cet exposé dénature la position de la Cour suprême par son caractère sélectif. En outre, il faut garder à l’esprit que la Cour suprême est exclusivement une cour de cassation. En tant que telle, elle ne peut que confirmer ou casser les arrêts de la Cour d’appel. Elle a confirmé l’arrêt rendu en l’espèce par la Cour d’appel. Or sous l’effet de la dénaturation signalée ci-dessus, les conclusions motivées de la Cour d’appel passent pour non pertinentes. C’est dans l’arrêt de cette dernière qu’il faut rechercher une réponse à la question de la qualification juridique des actes du requérant, non dans celui de la Cour suprême.

4. Il ressort du raisonnement énoncé au paragraphe 179 de l’arrêt que pour remplir le critère retenu par la Cour, les juridictions nationales auraient dû exposer en détail et de manière explicite le rôle (« la place spécifique ») des partisans lituaniens en tant que « représentants » de la nation lituanienne. Pour reprendre les termes de la majorité, il leur aurait fallu fournir d’amples « explications historiques ou factuelles » pour satisfaire à cette exigence. Autrement dit, la majorité aurait été convaincue qu’un constat de non-violation de la Convention s’imposait si les juridictions lituaniennes avaient explicitement indiqué « ce qu’elle[s] entendai[ent] par « représentants ».

Comme si cela n’allait pas de soi. Dès lors qu’il est établi – comme l’indique notamment le paragraphe 62 de l’arrêt – qu’un mouvement de partisans (et de sympathisants) a mobilisé des dizaines de milliers de jeunes gens, dont 20 000 ont été tués, et que ceux qui ont été déportés, emprisonnés, exécutés ou torturés à mort se comptent par centaines de milliers (nombre qui va croissant à mesure que de nouveaux éléments apparaissent), cela dans une nation comptant trois millions de membres, quelle explication aurait-il fallu donner à la majorité pour la convaincre que les partisans « représentaient la nation » ? La majorité laisse cette question ouverte. Je me demande si elle pourrait elle-même y répondre.

Les tribunaux appelés à décrire et à apprécier les actes d’un accusé doivent être précis et clairs. Doivent-ils être aussi clairs lorsqu’ils retracent l’histoire d’une nation ? Je ne le pense pas. La Cour elle-même se montre parfois fort laconique en matière de description de faits historiques, pour le meilleur ou pour le pire. Après tout, un procès n’est pas un séminaire universitaire d’histoire, et une décision de justice n’est pas une encyclopédie.

Les faits dont la Cour est saisie en l’espèce parlent d’eux-mêmes. Il est évident que la nation lituanienne occupée n’a pas accueilli l’occupant avec joie et les bras ouverts. Il est évident que le régime de l’occupant a exercé une répression massive contre les Lituaniens. Il est évident que la résistance à l’occupation était un mouvement d’ampleur nationale. Il est évident que les partisans en étaient le fer de lance. Il est évident qu’ils ont bénéficié, au moins jusqu’à l’anéantissement de la résistance, d’un large soutien de la population. Il est évident que leur objectif principal – l’indépendance de la Lituanie – était aussi celui de la nation lituanienne. Et il est évident que le rôle de défenseur de l’indépendance qu’il assumait faisait du mouvement des partisans le corps et l’esprit de la nation lituanienne, bien que ses chances de vaincre fussent à l’époque illusoires. À ce titre, les partisans constituaient une partie substantielle et représentative de cette nation.

Les juridictions internes devaient-elles expliquer cela ? Leurs explications auraient-elles eu un sens pour la société dans laquelle le requérant a été jugé ?

J’estime pour ma part que de telles explications auraient été superflues. Tous les écoliers de cette société connaissent les faits en question. Certes, on n’en a pas nécessairement connaissance à Strasbourg, mais si tel est le cas, c’est le problème de Strasbourg.

Depuis quand cette Cour exige-t-elle d’une juridiction nationale – qui rend ses décisions dans une société donnée pour les membres de cette société – qu’elle fournisse d’abondantes « explications historiques ou factuelles » sur des événements qui sont évidents pour cette société ? Cette question est d’autant plus légitime qu’elle se pose à propos de faits historiques qui ont provoqué un traumatisme durable dans une nation. Jusqu’à présent, la maxime voulant que nul ne soit tenu de prouver l’évidence n’avait jamais été remise en cause par la Cour. Comment se fait-il que la formule sed quid in infernos dicit soit devenue la méthode d’interprétation de la Convention, et qu’elle fasse par conséquent désormais partie intégrante de la jurisprudence de la Cour ?

5. Quoi qu’il en soit, les faits sont là. Le Gouvernement a produit des statistiques exhaustives qui figurent également dans les passages de l’arrêt de la Cour constitutionnelle que la Cour de Strasbourg a cités. En outre, cet arrêt porte une appréciation de la nature du rôle des partisans. La majorité, pour qui il n’est pas établi que les partisans « représentaient » vraiment la nation lituanienne, ne remet pas en cause l’énonciation de l’arrêt de la Cour suprême selon laquelle « la résistance nationale armée – la guerre des partisans – avait combattu le régime d’occupation soviétique en Lituanie » (paragraphe 179 de l’arrêt). S’il y a eu une « guerre des partisans », on se demande bien ce qui n’a pas été établi ?

Si l’on veut obtenir une description et une analyse plus complètes de ce qui s’est passé en Lituanie – ainsi que dans les autres états baltes – dans les années 1940-1950, et de la véritable nature de la « représentation » par les partisans de la nation lituanienne, ce n’est pas dans les décisions des juridictions internes – ou internationales – qu’il faut mener les recherches nécessaires.

6. Le raisonnement qui conduit au constat de violation opéré en l’espèce repose exclusivement sur la prémisse incertaine et artificielle selon laquelle les juridictions lituaniennes n’ont pas établi que les partisans « représentaient » la nation lituanienne, parce qu’elles ont été très laconiques en ce qui concerne la « manière » dont les partisans « représentaient » la nation lituanienne.

Ce raisonnement n’est absolument pas convaincant.

7. Qui plus est, la méthode employée en l’espèce risque d’être appliquée à l’avenir dans d’autres affaires. Il faut y voir un avertissement adressé aux juridictions nationales et aux gouvernements défendeurs, car le présent arrêt est un arrêt de Grande Chambre et il a en tant que tel valeur de précédent.

8. Dans leurs tours d’ivoire, les tribunaux se consacrent au droit. Mais pas seulement. Ils se consacrent surtout à la justice humaine. Qui est sans nul doute la justice selon le droit. Or lorsque l’on recherche la justice selon le droit, il faut aller au fond des choses au lieu de chicaner sur des vétilles pour les rendre déterminantes alors qu’elles ne le sont manifestement pas. C’est précisément ce qui s’est passé au paragraphe 179 de l’arrêt, et par conséquent dans l’arrêt tout entier.

9. Vers l’époque où le requérant menait des opérations contre les partisans, Archibald MacLeish allait au fond des choses. Ce grand poète et ancien bibliothécaire de la bibliothèque du Congrès des États-Unis d’Amérique écrivait un poème intitulé « Les jeunes soldats morts ne parlent pas »[19] (« The Young Dead Soldiers Do Not Speak ») :

« Les jeunes soldats morts ne parlent pas.

On les entend pourtant dans les maisons silencieuses, qui ne les entend pas ?

Leur silence parle pour eux la nuit, quand l’horloge marque les heures.

Ils disent : nous étions jeunes, nous sommes morts, ne nous oubliez pas.

Ils disent : nous avons fait notre possible, mais cela ne sera pas terminé avant la fin.

Ils disent : nous avons donné notre vie, mais nul ne saura ce que notre vie a donné avant la fin.

Ils disent : notre mort ne nous appartient pas, elle est vôtre, elle aura le sens que vous lui donnerez.

Ils disent : nous ne pouvons dire si nous avons vécu et si nous sommes morts pour la paix et pour un nouvel espoir, ou pour rien, c’est à vous de le dire.

Nous vous laissons notre mort, donnez-lui un sens.

Nous étions jeunes, disent-ils. Nous sommes morts, ne nous oubliez pas. »

10. Cela ressemble à un commandement. Qui s’adresse aussi aux tribunaux. Plus particulièrement à cette Cour, en raison du rôle éminent qui est le sien en tant que « conscience de l’Europe ».

Car c’est cette Cour qui était appelée à donner enfin un sens à leur mort.

Quel sens avons-nous donné à leur mort, par cet arrêt déplorable ?

« Le reste est silence. »

* * *

[1]. Le dossier du requérant indique la date du 15 septembre 1952.

[2]. À l’audience du 4 juin 2014, l’agent par intérim du Gouvernement a confirmé que l’un des renvois en question concernait la condamnation de V. Vasiliauskas pour génocide dans une autre affaire pénale. Le 13 juin 2014, la Cour d’appel a confirmé la condamnation du requérant pour génocide (renseignement obtenu sur le portail d’informations suivant : [http://kauno.diena.lt/naujienos/kriminalai/nusikaltimai/apeliacinis-teismas-buves-sovietu-saugumietis-genocido-byloje-nuteistas-pagristai-634498](http://kauno.diena.lt/naujienos/kriminalai/nusikaltimai/apeliacinis-teismas-buves-sovietu-saugumietis-genocido-byloje-nuteistas-pagristai-634498)).

[3]. Selon les informations fournies par les Nations unies sur le site [https://treaties.un.org/](https://treaties.un.org/home.aspx). Dans ses observations, le gouvernement russe indique que la Convention sur le génocide a été ratifiée par l’URSS le 18 mars 1953 et qu’elle est entrée en vigueur sur le territoire de l’URSS le 1er août 1954.

[4]. International Law Reports (ILR), vol. 36 (1968), pp. 5-344.

[5]. P. Drost, The Crime of State, Book II, Genocide, Sythoff, Leyden, 1959, p. 85.

[6]. 2 Executive Sessions of the Senate Foreign Relations Commitee, Historical Series 370 (1976), cité par W.A. Schabas, Genocide in International Law: The Crime of Crimes, Cambridge University Press, 2000, p. 238, ainsi que par l’arrêt de la chambre d’appel du TPIY dans l’affaire Le procureur c. Radislav Krstić (ICTY-98-33-A, 19 avril 2004, § 10).

[7]. « Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité (commentaire) », Rapport de la CDI sur les travaux de sa quarante-huitième session, 6 mai-26 juillet 1996, ONU, documents officiels, A/51/10 (1996).

[8]. [www.komisija.lt](http://www.komisija.lt). Instituée par un décret présidentiel du 7 septembre 1998, cette commission est actuellement composée d’historiens, de juristes et de personnalités publiques de renom originaires d’Allemagne, des États-Unis d’Amérique, de la Fédération de Russie, de France, de Hongrie, d’Israël, de Lituanie et du Royaume-Uni. Elle a indiqué que, en raison de l’héritage répressif du pouvoir soviétique, des problèmes douloureux du passé, notamment l’Holocauste, n’avaient jamais fait l’objet d’un libre débat public et que, dans l’intérêt des générations futures, ces questions historiques devaient être abordées, étudiées et appréciées conformément aux critères internationalement reconnus.

[9]. Voir, par exemple, United States of America v. Josef Alstöetter et al. (« le procès des juges »), Law Reports of Trials of War Criminals (« LRTWC »), Commission des crimes de guerre des Nations unies (« UNWCC »), 1948 ; United States of America v. Otto Ohlendorf et al. (« le procès des Einsatzgruppen »), LRTWC, UNWCC, 1948 ; United States of America v. Ulrich Greifelt et al., LRTWC, UNWCC, 1948.

[10]. Poland v. Hoess, LRTWC, UNWCC, 1948 ; Poland v. Greiser, LRTWC, UNWCC, 1948.

[11]. R. Lemkin, Axis Rule in Occupied Europe, Analysis of Government, Proposals for Redress, Washington, 1944, p. 91.

[12]. Voir, par exemple, B. Van Schaack, « The Crime of Political Genocide: Repairing the Genocide Convention’s Blind Spot », Yale Law Journal, vol. 106, 1997, p. 2262.

[13]. Voir, par exemple, W.A. Schabas, Genocide in International Law: The Crime of Crimes, Cambridge University Press, 2000, p. 134.

[14]. Voir, par exemple, B. Van Schaack, op. cit., p. 2268.

[15]. G.A. Finch, « Editorial Comment: The Genocide Convention », American Journal of International Law, vol. 43, 1949, p. 734, « Report of the Committee on International Law of the Bar of the City of New York, pp. 5-6 (« les groupes exclus sont les seuls qui soient actuellement en passe ou en danger d’être exterminés (...) ») cité par J.L. Kunz in « The United Nations Convention on Genocide », American Journal of International Law, vol. 43, 1949, p. 743, et P. Drost, The Crime of State, Book II, Genocide, Sythoff, Leyden, 1959, p. 123.

[16]. B. Van Schaack, op. cit., p. 2268, et J. Cooper, Raphael Lemkin and the Struggle for the Genocide Convention, Houndmills, Basingstoke, New York, Palgrave MacMillan, 2008, p. 154.

[17]. Manifestement, la Cour emploie ici un terme descriptif non juridique puisque la Lettonie n’est pas un état successeur de l’URSS, le recours illicite à la force par cette dernière ayant été sans incidence sur la personnalité juridique internationale de la Lettonie.

[18]. N. Davies, Europe: A History, London, Pimlico, 1997, p. 960.

[19]. Traduction du greffe.


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