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15/10/2015 | CEDH | N°001-158232

CEDH | CEDH, AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE, 2015, 001-158232


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE

(Requête no 37553/05)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Elisabeth Steiner,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska,

Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbr...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE KUDREVIČIUS ET AUTRES c. LITUANIE

(Requête no 37553/05)

ARRÊT

STRASBOURG

15 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Kudrevičius et autres c. Lituanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Elisabeth Steiner,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 avril et 9 septembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date.

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 37553/05) dirigée contre la République de Lituanie et dont cinq ressortissants de cet État, M. Arūnas Kudrevičius, M. Bronius Markauskas, M. Artūras Pilota, M. Kęstutis Miliauskas et M. Virginijus Mykolaitis (« les requérants »), ont saisi la Cour le 8 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me K. Stungys, puis par Me E. Losis, avocats à Vilnius. Le gouvernement lituanien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme K. Bubnytė.

3. Les requérants alléguaient en particulier que leur condamnation pour émeute avait porté atteinte à leur droit à la liberté de réunion et à leur droit à la liberté d’expression, et que la loi en vertu de laquelle ils avaient été condamnés ne répondait pas aux exigences de l’article 7 de la Convention.

4. Le 21 mai 2008, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Elle a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 26 novembre 2013, une chambre de cette section composée de Guido Raimondi, Danutė Jočienė, Dragoljub Popović, András Sajó, Işıl Karakaş, Paulo Pinto de Albuquerque et Helen Keller, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu son arrêt. Elle y concluait, à l’unanimité, à la recevabilité des griefs tirés des articles 7 et 11 de la Convention et à l’irrecevabilité de la requête pour le surplus et, par quatre voix contre trois, qu’il y avait eu violation de l’article 11, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 7 de la Convention et que l’État défendeur devait verser 2 000 euros (EUR) à chacun des requérants pour dommage moral.

6. Le 26 février 2014, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 14 avril 2014.

7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites (article 59 § 1 du règlement).

9. Une audience publique a été fixée au 26 novembre 2014. Cependant, par une télécopie du 27 octobre 2014, Me Stungys, le représentant des requérants, a indiqué qu’il ne maîtrisait suffisamment aucune des deux langues officielles de la Cour pour pouvoir participer pleinement à une audience, et qu’il n’était pas en mesure de trouver un autre avocat ayant les compétences nécessaires pour l’assister. Il a demandé en conséquence que l’affaire fût entendue en son absence et a annexé à sa télécopie un document non sollicité de neuf pages dans lequel il répondait en substance aux arguments développés par le Gouvernement dans ses observations à la Grande Chambre. Par une lettre du 30 octobre 2014, la Cour a informé le Gouvernement que, vu la position du représentant des requérants, elle pourrait envisager de ne pas tenir d’audience publique et de donner à chacune des parties la possibilité de répondre par écrit aux observations de l’autre. Par une télécopie du 3 novembre 2014, le Gouvernement a déclaré qu’il n’avait pas d’objection à ce que l’affaire ne fût pas examinée en audience publique, mais qu’il souhaitait pouvoir répondre par écrit aux observations des requérants.

10. Le 4 novembre 2014, le président a décidé d’annuler l’audience publique et les premières délibérations qui devaient se tenir le 26 novembre 2014 et d’inviter chacune des parties à présenter avant le 17 décembre 2014 des observations écrites en réponse aux observations initiales de l’autre. Le représentant des requérants a été informé que, s’il ne soumettait pas de nouvelles observations dans le délai imparti, le document annexé à sa télécopie du 27 octobre 2014 serait réputé être sa réponse aux observations du Gouvernement devant la Grande Chambre.

11. En novembre 2014, Me Stungys, le représentant des requérants, est décédé. Ceux-ci ont désigné un nouveau représentant, Me Losis, qui a précisé que le document annexé à la télécopie envoyée le 27 octobre 2014 par Me Stungys (paragraphe 9 ci-dessus) devait être considéré comme la réponse des requérants aux arguments du Gouvernement. Celui-ci a été informé en conséquence et a soumis ses observations en réponse le 17 décembre 2014.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

12. Le premier requérant, M. Arūnas Kudrevičius (« A.K. »), est né en 1970 et réside dans le village de Vaitkūnai, région de Utena ; le deuxième requérant, M. Bronius Markauskas (« B.M. »), est né en 1960 et réside dans le village de Triušeliai, région de Klaipėda ; le troisième requérant, M. Artūras Pilota (« A.P. »), est né en 1973 et réside dans le village de Ožkasviliai, région de Marijampolė ; le quatrième requérant, M. Kęstutis Miliauskas (« K.M. »), est né en 1959 et réside dans le village de Jungėnai, région de Marijampolė ; et le cinquième requérant, M. Virginijus Mykolaitis (« V.M. »), est né en 1961 et réside dans le village de Varakiškė, région de Vilkaviškis.

A. Les manifestations d’agriculteurs

13. Le 15 avril 2003, un groupe d’agriculteurs manifestèrent devant le Seimas (le Parlement lituanien) pour dénoncer la situation dans le secteur agricole, en particulier la chute des prix de gros de divers produits agricoles et l’absence de subventions, et pour revendiquer des mesures de l’État à cet égard. Le 22 avril 2003, le Parlement adopta une résolution sur le renforcement de la compétitivité de l’agriculture, qui prévoyait une augmentation des subventions pour le secteur agricole. Selon les requérants, le gouvernement ne donna aucune suite à cette résolution.

14. Le 16 mai 2003, la Chambre d’agriculture (Žemės ūkio rūmai), une organisation chargée de représenter les intérêts des agriculteurs, se réunit pour discuter de solutions éventuelles à ces problèmes. Elle envisagea certaines mesures, notamment la saisine des tribunaux administratifs, dans le cas où aucun changement positif ne serait opéré dans la réglementation. En attendant, il fut décidé d’organiser des manifestations dans trois lieux différents situés près des principales autoroutes (prie magistralinių kelių) à des fins de sensibilisation aux problèmes du secteur agricole.

15. En mai 2003, la municipalité de Kalvarija délivra une autorisation permettant la tenue de rassemblements pacifiques à Kalvarija, « près de la place du marché », du 13 au 16 mai 2003 de 8 à 23 heures, le 17 mai 2003 de 8 à 15 heures et les 19 et 20 mai 2003 de 8 à 23 heures. Les organisateurs furent avertis que leur responsabilité pouvait être mise en cause au titre du code des infractions administratives et du code pénal, notamment en vertu de l’article 283 de ce dernier (paragraphe 62 ci-dessous). Selon le Gouvernement, des autorisations similaires, accompagnées des mêmes avertissements, furent accordées pour les dates suivantes : du 21 au 23 mai, le 24 mai et du 26 au 30 mai 2003.

16. Le 8 mai 2003, la municipalité de Pasvalys délivra une autorisation permettant la tenue d’une manifestation « sur le parking situé à hauteur du kilomètre 63 de la Via Baltica et près de cette autoroute ». Les agriculteurs furent également autorisés à exposer des machines agricoles pendant dix jours, du 15 au 25 mai 2003. Le 12 mai 2003, les organisateurs du rassemblement furent avertis que leur responsabilité pouvait être mise en cause au titre du code des infractions administratives et du code pénal, notamment en vertu de l’article 283 de ce dernier.

17. Le 19 mai 2003, la municipalité de Klaipėda délivra une autorisation permettant la tenue d’un rassemblement, du 19 au 25 mai 2003 de 11 à 23 heures, dans un « lieu situé dans le village de Divupiai, près de l’autoroute Vilnius-Klaipėda, mais à une distance minimale de vingt-cinq mètres de celle-ci ». L’autorisation précisait que les manifestants étaient en droit d’organiser un rassemblement pacifique conformément aux dispositions, notamment, de la Constitution et de la loi sur les rassemblements. Elle indiquait également que les organisateurs et les participants devaient respecter les lois et observer tout ordre des autorités ou de la police, et que tout manquement à cet égard pouvait engager leur responsabilité administrative ou pénale. Le deuxième requérant, B.M., qui était désigné comme l’un des organisateurs du rassemblement, accusa réception de l’autorisation.

18. La police de Klaipėda fut informée que les manifestants envisageaient d’outrepasser les limites posées dans les autorisations. B.M. fut en conséquence joint par téléphone et une rencontre fut organisée avec lui en vue de prévenir tout acte illégal pendant les manifestations.

19. Les manifestations débutèrent le 19 mai 2003. Les agriculteurs se rassemblèrent dans les lieux prévus.

20. Le 21 mai 2003, les agriculteurs établirent des barrages et continuèrent à manifester sur les routes autour du village de Divupiai, sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda, au kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga, ainsi qu’au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai.

21. Le Gouvernement déclare que la police n’avait reçu aucune notification officielle préalable de l’intention des manifestants de bloquer les trois principaux axes routiers du pays. Il décrit comme suit le comportement des agriculteurs et des requérants pendant les manifestations.

a) Le 21 mai 2003, vers midi, un groupe d’environ 500 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Vilnius-Klaipėda et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière.

b) Le 21 mai 2003, à midi, un groupe d’environ 250 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière. Ce barrage aurait été maintenu jusqu’à midi le 23 mai 2003. Le premier requérant aurait incité les manifestants à passer du parking sur l’autoroute.

c) Le 21 mai 2003, à 11 h 50, un groupe de 1 500 personnes se seraient dirigées vers l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai et s’y seraient rassemblées, bloquant ainsi la circulation routière. De plus, le même jour, entre 15 heures et 16 h 30, les troisième, quatrième et cinquième requérants auraient conduit des tracteurs sur l’autoroute où ils les auraient laissés. Ce barrage aurait été maintenu jusqu’à 16 heures le 22 mai 2003.

22. Le 22 mai 2003, les agriculteurs continuèrent de négocier avec le gouvernement. Le lendemain, les négociations ayant abouti à un accord, ils levèrent les barrages routiers.

B. Les conséquences des manifestations

23. Les parties sont en désaccord quant à l’ampleur des perturbations de la circulation routière causées par les manifestations des agriculteurs.

24. Selon les requérants (paragraphe 121 ci-dessous), sachant que des barrages routiers risquaient d’être établis, la police avait préparé des itinéraires de contournement près des lieux des manifestations pour éviter des perturbations de la circulation des biens. En effet, les jours en question, celle-ci aurait été « même meilleure que d’habitude », ce que prouveraient les « données des postes-frontières situés à proximité des barrages ».

25. Une lettre adressée par l’Office public des gardes-frontières à l’avocat des requérants le 24 août 2004 indiquait que plusieurs files de camions (allant de deux à dix kilomètres) s’étaient formées du 21 au 23 mai 2003 dans les deux sens à proximité du poste-frontière de Kalvarija entre la Lituanie et la Pologne. Selon la même lettre, « il n’y a[vait] pas eu d’embouteillage de voitures de tourisme », et aucune file ne s’était formée au poste-frontière de Lazdijai (situé également entre la Lituanie et la Pologne).

26. Le Gouvernement expose tout d’abord que l’autoroute Vilnius-Klaipėda est le principal axe routier reliant les trois villes les plus importantes du pays, alors que l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga (également nommée Via Baltica) et l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai sont des voies de transit permettant de traverser le pays. Selon lui, ces trois routes furent barrées à des endroits près des postes douaniers pendant quarante-huit heures environ.

27. Le Gouvernement explique en particulier que le barrage établi sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, en empêchant les véhicules de franchir le poste de contrôle douanier, entraîna la formation de files de poids lourds et de voitures au poste-frontière de Kalvarija, aussi bien du côté polonais que du côté lituanien. Les poids lourds auraient de ce fait été obligés d’emprunter d’autres itinéraires afin d’éviter les embouteillages. Les dysfonctionnements consécutifs du poste douanier de Kalvarija auraient contraint le service territorial des douanes de Kaunas à redéployer des ressources humaines et à envisager une éventuelle réorganisation des activités avec l’Office public des gardes-frontières et les douanes polonaises. En conséquence, le service territorial des douanes de Kaunas aurait encouru des frais supplémentaires, mais le préjudice matériel concrètement subi n’aurait pas été chiffré.

28. Le Gouvernement indique que, selon un rapport de la police de Kalavarija, la route fut barrée le 22 mai 2003. Les camions revenant de Pologne en Lituanie auraient été dirigés par la police vers un parking au poste-frontière de Kalvarija. Vers 11 h 40, les chauffeurs auraient abordé les agriculteurs. Ils auraient demandé la levée des barrages routiers et menacé d’avoir recours à la force physique. La police aurait engagé les protagonistes à se calmer et à attendre les résultats des négociations entre les agriculteurs et le Premier ministre. Selon le Gouvernement, il y aurait eu quelques altercations entre des agriculteurs et des chauffeurs routiers, mais des conflits plus sérieux auraient été évités. Vers 16 h 15, informés par téléphone de l’issue positive des négociations, les agriculteurs auraient enlevé un tracteur de la route. La circulation aurait alors repris dans les deux sens.

29. Le Gouvernement affirme également que, en raison du barrage érigé sur l’autoroute Vilnius-Riga le 22 mai 2003 de 14 à 16 heures, les poids lourds transportant des marchandises se retrouvèrent dans l’impossibilité de franchir la frontière et que des files de 1 600 et de 700 mètres respectivement se formèrent dans les deux sens. Les voitures auraient dévié par une route non bitumée.

30. Le 1er septembre 2003, la police de Pasvalys émit une attestation indiquant que du 19 au 23 mai 2003 les agriculteurs avaient manifesté sur le parking à hauteur du kilomètre 63 de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga. Selon cette attestation, le 21 mai 2003 vers midi, les agriculteurs s’étaient rendus sur l’autoroute, avaient bloqué la circulation et avaient laissé passer uniquement les véhicules de tourisme et les véhicules qui transportaient des substances dangereuses. Les camions de marchandises et les voitures auraient été autorisés à passer par dix toutes les heures, dans les deux sens de circulation. Pour améliorer la situation, la police aurait tenté de mettre en place un itinéraire de contournement par les villages voisins. Cependant, compte tenu du mauvais état des routes aux alentours, certains poids lourds n’auraient pas pu les emprunter et auraient été contraints de rester sur l’autoroute jusqu’au départ des agriculteurs. Des camions se seraient ensablés et il aurait fallu des engins spéciaux pour les dégager. La police indiquait dans l’attestation que les agriculteurs avaient levé les barrages sur l’autoroute le 23 mai 2003 à 16 heures.

31. D’après les documents soumis à la Cour, en mai et septembre 2003, quatre sociétés de logistique informèrent la police et Linava, l’Association nationale lituanienne des transporteurs routiers, qu’elles avaient subi un préjudice matériel d’un montant de 25 245 litai lituaniens ((LTL) – soit environ 7 300 euros (EUR)) du fait des barrages dressés sur les routes par les agriculteurs pendant les manifestations. Les sociétés se déclaraient prêtes à engager des procédures civiles pour faire valoir leurs prétentions à cet égard.

32. Le Gouvernement soutient que, si en définitive une seule action pour préjudice matériel fut engagée (paragraphe 40 ci-dessous), les entraves à la circulation causèrent des pertes matérielles à plusieurs sociétés de transport routier. Linava aurait chiffré les dommages de la société Vilniaus Dobilas à 6 100 LTL (environ 1 760 EUR), ceux de la société Rokauta à 4 880 LTL (environ 1 400 EUR) et ceux de la société Immensum à 3 600 LTL (environ 1 050 EUR). De plus, dans une lettre du 26 mai 2003, la société Ridma aurait indiqué que les pertes subies par elle en raison des barrages routiers s’élevaient à 10 655 LTL (environ 3 000 EUR).

C. La procédure pénale dirigée contre les requérants

1. L’enquête préliminaire et le procès de première instance devant le tribunal de district de Kaunas

33. Une enquête préliminaire pour émeute visant les requérants et plusieurs autres personnes fut ouverte. En juillet 2003, B.M., V.M., A.P. et K.M. furent assignés à résidence. Cette mesure fut levée en octobre 2003.

34. Le 1er octobre 2003, la police infligea une amende de 40 LTL (environ 12 EUR) à l’agriculteur A.D. D’après les requérants, le procès-verbal de la police établissait que le 21 mai 2003 A.D. avait emmené les agriculteurs ériger des barrages sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, sur le territoire de la municipalité de Kalvarija, et qu’il s’était mis à marcher au milieu de la chaussée en poussant une charrette, entravant ainsi la circulation routière. Selon le procès-verbal, A.D. avait de ce fait enfreint le paragraphe 81 des règles de la circulation routière (paragraphe 67 ci-dessous) et avait ainsi commis l’infraction administrative prévue par l’article 131 du code des infractions administratives (paragraphe 66 ci-dessous).

35. Le Gouvernement indique que la procédure pénale dirigée contre A.D. fut abandonnée le 1er août 2003 au motif que l’intéressé n’aurait ni organisé ni provoqué un rassemblement en vue de porter gravement atteinte à l’ordre public, et que l’acte en question (marcher au milieu de la chaussée en poussant une charrette) n’aurait pas été considéré comme relevant de l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessous). Le Gouvernement ajoute que les poursuites pénales dirigées contre trois autres personnes furent abandonnées pour des motifs similaires et que celles concernant une quatrième personne le furent en raison de l’immunité parlementaire dont bénéficiait celle-ci.

36. Le 4 décembre 2003, le procureur déposa devant les tribunaux un acte d’accusation dirigé contre B.M. et A.K. pour incitation à l’émeute, infraction réprimée par l’article 283 § 1 du code pénal.

37. Le procureur y indiquait que B.M. avait pris part à la réunion des agriculteurs du 16 mai 2003, au cours de laquelle les participants avaient décidé d’organiser des manifestations près des principales autoroutes le 19 mai 2003 et, dans le cas où le gouvernement ne ferait pas droit à leurs demandes au plus tard à 11 heures le 21 mai 2003, de bloquer ces autoroutes. Le 19 mai 2003, B.M. aurait dit aux agriculteurs d’ériger des barrages sur les routes le 21 mai 2003. En conséquence, à 12 h 09 à cette date, quelque 500 agriculteurs se seraient rendus sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda. Ils auraient refusé d’obtempérer aux ordres de la police leur enjoignant de dégager les voies. La circulation aurait ainsi été bloquée jusqu’à 13 heures le 23 mai 2003. Des embouteillages se seraient formés sur les routes avoisinantes et toute circulation aurait été impossible dans la région.

38. Concernant A.K., le procureur estimait que celui-ci avait également incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute. En conséquence, à midi le 21 mai 2003, 250 personnes environ se seraient rendues sur l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga, refusant d’obtempérer aux ordres de la police leur enjoignant de dégager les voies. L’autoroute serait demeurée bloquée jusqu’à 10 h 58 le 23 mai 2003. Les routes avoisinantes auraient été complètement saturées et le fonctionnement du poste-frontière de Saločiai-Grenctale aurait été perturbé.

39. Accusant V.M., K.M. et A.P. d’atteintes graves à l’ordre public pendant l’émeute en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal, le procureur affirmait que, le 21 mai 2003, vers 11 h 50, environ 1 500 personnes s’étaient rassemblées au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Vers 15 ou 16 heures, les requérants susmentionnés auraient conduit trois tracteurs sur l’autoroute et les auraient stationnés sur la chaussée. Ils auraient refusé d’obéir aux ordres de la police leur enjoignant de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de dégager les voies. Les tracteurs seraient restés sur la chaussée jusqu’à 16 h 15 le 22 mai 2003, barrant l’accès à l’autoroute du kilomètre 84 au kilomètre 94. L’augmentation consécutive de la circulation sur les routes avoisinantes aurait provoqué la formation d’embouteillages et donné un coup d’arrêt au transport routier dans la région. Le bon fonctionnement des postes-frontières de Kalvarija et de Marijampolė en aurait été perturbé.

40. Dans le cadre de la procédure pénale, une société de logistique engagea une action civile contre A.K. Elle désignait celui-ci comme la personne ayant incité les agriculteurs à bloquer l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga et lui réclamait à ce titre des dommages-intérêts d’un montant de 1 100 LTL (environ 290 EUR) pour la perte qu’elle disait avoir subie en raison du barrage érigé sur cette autoroute.

41. Le tribunal de district de Kaunas tint plusieurs audiences, au cours desquelles il entendit un certain nombre de témoins.

42. Le 29 septembre 2004, il déclara les requérants coupables d’incitation ou de participation à des émeutes en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal.

43. Pour condamner B.M., le tribunal de district se fonda sur les enregistrements vidéo des événements, sur des preuves documentaires et sur la déposition d’un témoin. Il conclut que B.M. avait organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public, c’est-à-dire de déclencher une émeute. Il précisa que B.M. avait été l’un des meneurs de la réunion du 16 mai 2003 pendant laquelle les agriculteurs avaient décidé de tenter de parvenir à leurs fins en organisant des manifestations près des principales autoroutes. Il releva que B.M. avait coordonné les actions des agriculteurs et qu’en conséquence environ 500 personnes s’étaient rendues le 21 mai 2003 sur l’autoroute Vilnius-Klaipėda et en avaient barré l’accès, de sorte que la circulation avait été bloquée jusqu’au 23 mai 2003. D’après le tribunal, l’atteinte grave à l’ordre public consécutive à ces actions avait été délibérée et méritait la qualification d’émeute. Le tribunal rejeta le moyen de B.M. selon lequel celui-ci et les autres agriculteurs avaient agi par nécessité du fait que, d’après eux, les barrages routiers constituaient leur dernier recours pour attirer l’attention du gouvernement sur leurs problèmes. Pour le tribunal, les agriculteurs avaient disposé d’une autre solution, à savoir faire valoir leurs griefs devant les juridictions administratives, solution que les agriculteurs avaient du reste eux-mêmes évoquée pendant la réunion du 16 mai 2003 (paragraphe 14 ci-dessus). Le tribunal ajouta qu’une personne qui provoquait une situation dangereuse par ses actions ne pouvait invoquer l’argument de la nécessité que si la situation dangereuse avait été provoquée par négligence (article 31 § 2 du code pénal – paragraphe 65 ci-dessous). Or, selon lui, les actions de B.M. avaient été délibérées et il convenait donc de le déclarer coupable d’avoir organisé l’émeute.

44. Quant à A.K., le tribunal de district jugea établi, principalement sur la base d’enregistrements vidéo et de preuves documentaires, que l’intéressé avait également organisé un rassemblement dans le but de porter gravement atteinte à l’ordre public. Il observa que A.K. avait pris part à la réunion des agriculteurs du 16 mai 2003 et était donc informé de la décision d’organiser des manifestations près des routes. Il estima que le blocage par une foule d’agriculteurs de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga le 21 mai 2003 avait gravement porté atteinte à l’ordre public. Il ajouta que la circulation routière avait été bloquée sur cette partie de l’autoroute, causant des désagréments aux conducteurs et aux transporteurs de marchandises. Il déclara que

« lors du blocage des 21 et 22 mai, A.K. a[vait] coordonné les actions de la foule : il a[vait] ordonné que l’on laissât passer certains véhicules, il a[vait] incité [les agriculteurs] à ne pas céder et à ne pas quitter l’autoroute, il était en contact avec les participants aux manifestations qui se déroulaient à Kalvarija et dans la région de Klaipėda [et] négociait par téléphone portable avec les autorités au nom des agriculteurs ».

Le tribunal de district souligna que les agriculteurs qui avaient participé au rassemblement (environ 250 personnes) « s’étaient conformés aux actions de A.K. et avaient suivi ses ordres ». Pour le tribunal de district, il convenait de qualifier les actes de A.K. d’organisation d’émeute au sens de l’article 283 § 1 du code pénal.

45. Se fondant sur des preuves écrites soumises par Linava, le tribunal de district conclut par ailleurs qu’en organisant le blocage de l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga A.K. avait causé un préjudice matériel à trois sociétés de transport. Il estima qu’il convenait d’accueillir la demande civile en dommages-intérêts, d’un montant de 1 100 LTL (environ 290 EUR – paragraphe 40 ci-dessus), présentée par l’une de ces sociétés.

46. Pour déclarer V.M., K.M. et A.P. coupables d’atteintes graves à l’ordre public lors d’une émeute, le tribunal de district, sur la base de preuves documentaires, d’éléments audiovisuels et des dépositions de deux témoins, établit que le 21 mai 2003, entre 11 h 50 et 16 h 15, ces trois personnes s’étaient rendues en tracteurs au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai. Il releva que les intéressés avaient refusé d’obéir à des ordres légitimes de la police de ne pas porter atteinte à l’ordre public et de ne pas stationner les tracteurs sur la chaussée (ant važiuojamosios kelio dalies), et qu’ils avaient laissé leurs tracteurs à cet endroit jusqu’à 16 h 15 le 22 mai 2003. Il indiqua qu’en conséquence de cette action et du rassemblement de 1 500 personnes environ sur les voies, la circulation avait été bloquée du kilomètre 84 au kilomètre 94 de l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai, que des embouteillages s’étaient formés et le bon fonctionnement des postes-frontières de Kalvarija et de Lazdijai avait été perturbé.

47. Les cinq requérants écopèrent chacun d’une peine privative de liberté (baudžiamasis areštas) de soixante jours. Le tribunal de district tint également compte de la personnalité positive des requérants et de l’absence de circonstances aggravantes. Il y vit des raisons de croire que le but de la sanction pouvait être atteint sans que les intéressés fussent effectivement privés de leur liberté et assortit donc les peines d’un sursis de un an. Les requérants se virent ordonner de ne pas quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs sans l’accord préalable des autorités. Cette mesure était applicable pour une période de un an, c’est-à-dire pendant la durée du sursis.

48. Par ailleurs, le tribunal de district relaxa, faute de preuves, deux autres personnes accusées d’organisation des émeutes en question.

2. La procédure d’appel devant le tribunal régional de Kaunas

49. Le 18 octobre 2004, les requérants interjetèrent appel auprès du tribunal régional de Kaunas. Ils exposèrent notamment qu’un autre agriculteur, A.D., avait été sanctionné seulement en vertu du droit administratif pour une violation identique (paragraphes 34-35 ci-dessus).

50. Ils soutinrent qu’il était admis au sein des États membres de l’Union européenne que les barrages routiers constituaient une forme de manifestation, et que le droit de manifester était garanti par les articles 10 et 11 de la Convention. Ils renvoyèrent notamment à l’article 2 du règlement (CE) no 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 (paragraphe 77 ci-dessous) et à un rapport de la Commission des Communautés européennes du 22 mars 2001 (COM(2001) 160) sur l’application de ce règlement, ainsi qu’à l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) en l’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. Autriche (paragraphes 73-76 ci-dessous).

51. Le 14 janvier 2005, le tribunal régional de Kaunas estima que le tribunal de district s’était livré à une appréciation approfondie et impartiale de l’ensemble des circonstances de l’espèce. Il observa que l’infraction d’émeute menaçait l’ordre, la sécurité et la santé publics, la dignité humaine, ainsi que l’inviolabilité de la propriété. Selon lui, l’élément matériel de l’infraction se caractérisait par l’organisation d’un rassemblement de personnes en vue de la réalisation d’un but commun – à savoir une atteinte à l’ordre public – et par la mise en œuvre de leur décision, en l’occurrence l’établissement de barrages routiers. Le tribunal régional considéra que, pour être constitutives d’une infraction, les actions devaient en outre être commises délibérément, c’est-à-dire que les accusés devaient être conscients de l’illégalité de leurs actes. Quant à B.M. et A.K., il nota que pendant les manifestations les deux requérants avaient dit aux autres agriculteurs qu’il avait été décidé de bloquer les routes. Il jugea établi que B.M. et A.K. étaient conscients de l’illégalité des barrages routiers et qu’ils avaient été avertis de leur responsabilité en tant qu’organisateurs. Le tribunal régional releva que les deux requérants avaient cependant continué à coordonner les actions des agriculteurs et insisté pour que ceux-ci maintiennent les barrages. Il estima que les actes de B.M. et A.K. avaient eu pour conséquence directe que, le 21 mai 2003, une foule de personnes s’étaient rendues sur les autoroutes et les avaient bloquées, et avaient ainsi gêné la circulation, enfreint les droits et libertés constitutionnels d’autrui de circuler librement et sans entraves, causé un préjudice aux transporteurs routiers et donc porté gravement atteinte à l’ordre public.

52. Le tribunal régional souscrivit également à la conclusion du tribunal de district quant au caractère raisonnable de la condamnation de V.M., K.M. et A.P. Il releva qu’en conduisant des tracteurs sur l’autoroute, provoquant ainsi des embouteillages et perturbant le travail des services douaniers, et en refusant d’obéir aux demandes légitimes de la police de ne pas stationner leurs tracteurs sur la chaussée, les trois requérants avaient porté gravement atteinte à l’ordre public. Selon le tribunal régional, le fait qu’après l’établissement des barrages sur l’autoroute la police et les conducteurs avaient négocié avec les agriculteurs, et qu’en conséquence certains conducteurs avaient été autorisés à passer, n’atténuait ni la dangerosité de l’infraction ni son illégalité. Le tribunal régional observa également que le blocage d’une autoroute importante avait emporté des conséquences néfastes et ne pouvait pas être considéré comme une simple infraction de droit administratif telle qu’une infraction à la circulation routière. Quant à l’argument des requérants selon lequel les infractions qui leur étaient reprochées étaient identiques à celle qui avait valu à un autre agriculteur, A.D., une simple sanction administrative pour infraction à la circulation routière (paragraphe 49 ci-dessus), le tribunal régional indiqua qu’il n’était pas une juridiction administrative et ne pouvait donc pas commenter une violation du droit administratif.

53. Tout en relevant que les requérants avaient droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention, le tribunal régional déclara que ce droit n’était pas illimité dès lors que les intérêts de l’ordre public et de la prévention des infractions pénales se trouvaient en jeu. Il observa que des limitations analogues à la liberté d’expression étaient énumérées à l’article 25 de la Constitution lituanienne (paragraphe 61 ci-dessous). Sur ce point, il souligna que le comportement de B.M. et A.K., qui avaient guidé les actions des autres personnes impliquées dans la manifestation, ne pouvait pas être considéré comme la simple expression, non passible de sanctions, de leurs opinions étant donné qu’ils avaient porté atteinte à l’ordre public et par là même engagé leur responsabilité pénale.

54. Par ailleurs, le tribunal régional estima que le danger pour le public présenté par l’infraction pénale n’avait pas disparu simplement parce que le gouvernement avait refusé de revoir les prix de gros à la hausse ou parce qu’il avait prétendument failli à prendre les mesures nécessaires.

3. Le pourvoi en cassation devant la Cour suprême

55. Le 2 mars 2005, les requérants se pourvurent en cassation.

56. Le 4 octobre 2005, la Cour suprême, siégeant en une chambre élargie de sept juges (paragraphe 70 ci-dessous), débouta les requérants. Expliquant la substance de l’infraction d’émeute, telle que définie par l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessous), elle indiqua que cette infraction était qualifiée d’atteinte à l’ordre public, ce qui constituait selon elle l’élément matériel (nusikaltimo objektas) de l’infraction. Décrivant la portée de l’infraction, elle précisa que la disposition susmentionnée énumérait les éléments suivants : l’organisation d’un rassemblement en vue de se livrer à des actes de violence en public, de causer des dommages aux biens ou de porter atteinte à l’ordre public d’une autre façon, ou la commission de tels actes pendant un rassemblement. Pour la Cour suprême, l’émeute se définissait comme une situation dans laquelle un rassemblement de personnes portaient délibérément et gravement atteinte à l’ordre public, se livraient à des violences en public ou causaient des dommages aux biens. La haute juridiction ajouta que l’élément moral de l’infraction était celui de l’intention directe (kaltė pasireiškia tiesiogine tyčia), ce qui signifiait que le coupable devait i) être conscient qu’il se livrait à l’un des actes constitutifs de l’infraction énumérés à l’article 283 § 1 du code pénal et ii) avoir la volonté d’agir ainsi.

57. Quant aux circonstances de l’espèce, la Cour suprême déclara que les juridictions inférieures avaient jugé à bon droit que les actes des requérants relevaient de l’article 283 § 1 du code pénal. Elle estima en particulier que le tribunal de première instance avait bien établi l’existence de toutes les conditions préalables pour l’application de l’article 283 § 1 du code pénal, à savoir la présence d’une foule et l’atteinte à l’ordre public causée par le blocage des autoroutes, l’arrêt de la circulation et la perturbation du travail des services douaniers. Elle considéra que les requérants avaient été condamnés en vertu d’une loi applicable à l’époque de la commission des infractions et que les peines avaient été infligées conformément aux dispositions du code pénal. Elle conclut qu’en conséquence les condamnations des requérants étaient conformes à la loi et ne méconnaissaient pas l’article 7 § 1 de la Convention.

58. La Cour suprême ajouta que les requérants n’avaient pas été condamnés pour avoir exprimé leurs opinions ou communiqué des idées, actes relevant de la protection de l’article 10 § 1 de la Convention, mais pour des actes ayant gravement porté atteinte à l’ordre public.

59. Enfin, elle estima, à l’instar du tribunal régional, qu’on ne pouvait pas considérer que les requérants avaient agi par nécessité (paragraphe 54 ci-dessus). Elle considéra que la chute des prix d’achat du lait et les autres problèmes de subventions agricoles n’avaient pas constitué une menace claire ou immédiate visant des droits de propriété, les biens en question ne s’étant pas encore matérialisés. Elle conclut que l’État n’avait pas privé les requérants de leurs biens, et que le mécontentement des intéressés vis-à-vis de la politique agricole du gouvernement ne pouvait justifier les actes pour lesquels ils avaient été condamnés.

60. Par des arrêts des 17, 18, 20 et 21 octobre et 7 novembre 2005, la Cour suprême prononça la levée des peines avec sursis infligées aux requérants.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. La Constitution

61. Les articles 25 et 36 de la Constitution se lisent ainsi :

Article 25

« Toute personne physique a le droit d’avoir ses propres convictions et de les exprimer librement.

Une personne physique ne peut être empêchée de rechercher, de recevoir et de communiquer des informations ou des idées.

La liberté d’exprimer ses convictions [et] de recevoir et de communiquer des informations ne peut être restreinte autrement que par la loi et dans la mesure nécessaire à la protection de la santé, de l’honneur, de la dignité, de la vie privée, de la morale d’une personne physique ou de l’ordre constitutionnel.

La liberté d’exprimer ses convictions et de communiquer des informations est incompatible avec les infractions pénales, telles que l’incitation à la haine, à la violence ou à la discrimination fondées sur l’appartenance nationale, raciale, religieuse ou sociale, [ou] la diffamation et la désinformation. (...) »

Article 36

« Nul ne peut se voir interdire ou empêcher de participer sans arme à des réunions pacifiques. Ce droit ne peut être restreint que par la loi, et uniquement dans les cas où il est nécessaire de protéger la sécurité de l’État ou de la société, l’ordre public, la santé ou la morale des personnes, ou les droits et libertés d’autrui. »

B. Le code pénal

62. Le code pénal fut publié au Journal officiel (Valstybės žinios) le 25 octobre 2000 et entra en vigueur le 1er mai 2003. Son article 283 § 1, qui établit la responsabilité pénale pour émeute, infraction qualifiée d’atteinte à l’ordre public, est ainsi libellé :

Article 283 – Émeute

« Toute personne qui organise ou provoque un rassemblement de personnes en vue de se livrer à des actes de violence en public, de causer des dommages aux biens ou de porter gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon, ou qui, pendant une émeute, se livre à des actes de violence, cause des dommages aux biens ou porte gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon est passible d’une peine privative de liberté [baudžiamasis areštas] de courte durée ou d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au plus. »

63. Selon l’article 75 §§ 1 et 2 du code pénal, lorsqu’un tribunal condamne une personne à une peine d’emprisonnement d’une durée n’excédant pas trois ans pour la commission intentionnelle d’une ou de plusieurs infractions de gravité légère ou modérée, il peut assortir la peine d’un sursis allant de un à trois ans s’il juge qu’il existe des éléments suffisants pour considérer que le but de la sanction sera atteint sans que la peine ne soit réellement purgée. Dans ce cas, le tribunal peut ordonner à la personne condamnée de ne pas quitter son lieu de résidence pendant plus de sept jours sans l’autorisation préalable de l’autorité qui supervise l’exécution du jugement.

64. Aux termes de l’article 97 du code pénal, les personnes reconnues coupables d’une infraction et dont la condamnation est passée en force de chose jugée sont réputées être des personnes ayant été précédemment condamnées. Toute personne qui s’est vu infliger une peine assortie d’un sursis est considérée pendant toute la période du sursis comme ayant été précédemment condamnée.

65. L’article 31 du code pénal définit la notion de nécessité (būtinasis reikalingumas). Il dispose que la responsabilité pénale d’une personne ne peut être engagée à raison d’un acte commis par elle dans le but d’éviter un risque immédiat pour elle-même, pour autrui ou pour les droits d’autrui, ou pour l’intérêt général ou les intérêts de l’État, lorsque ce risque n’aurait pas pu être évité par d’autres moyens et lorsque les dommages causés sont moindres par rapport à ceux que la personne avait l’intention d’éviter. Cependant, une personne qui provoque une situation dangereuse par ses actes peut invoquer l’état de nécessité uniquement lorsque la situation dangereuse a été causée par négligence (dėl neatsargumo).

C. Le code des infractions administratives et les règles relatives à la circulation routière

66. L’article 1241 du code des infractions administratives, dans sa version applicable à l’époque des faits, mettait en jeu la responsabilité administrative des conducteurs commettant des infractions aux règles relatives à la circulation routière. Selon cette disposition, une infraction aux règles régissant les circonstances et le moment où un conducteur pouvait s’arrêter et stationner son véhicule sur une autoroute était passible d’une amende de 100 à 150 LTL (de 30 à 45 EUR environ). L’article 131 du code prévoyait l’engagement de la responsabilité administrative de tout piéton qui ne respectait pas la signalisation routière, traversait la route ou s’engageait à pied sur la chaussée. L’infraction était passible d’une amende de 30 à 50 LTL (de 8 à 15 EUR environ).

67. Les règles sur la circulation routière disposent que les piétons doivent marcher sur le trottoir ou, à défaut, sur le côté droit de la route, en file indienne (point 81 des règles).

D. La loi sur les rassemblements

68. Les passages pertinents en l’espèce de la loi sur les rassemblements se lisent ainsi :

Article 8 – Rassemblements interdits

« Les rassemblements suivants sont interdits dans la mesure où les participants :

(...)

2) conduisent des véhicules d’une façon qui présente un risque pour la sécurité routière, met en danger la sécurité et la santé des participants à un rassemblement ou d’autres personnes, ou porte atteinte à l’ordre et à la paix publics ;

(...) »

Article 17 – Dispersion d’un rassemblement à l’initiative de la police

« Les policiers chargés d’assurer le respect de la loi pendant le déroulement d’un rassemblement procéderont à la dispersion de celui-ci si, après un avertissement public, les organisateurs ou les participants :

1) violent de manière délibérée et flagrante la procédure à suivre pour organiser des rassemblements, telle que prévue par la présente loi (...) ;

2) tentent de commettre ou commettent, à la faveur d’un rassemblement, des infractions contre l’indépendance, l’intégrité territoriale et l’ordre constitutionnel de l’État lituanien ou d’autres actes délictueux délibérés contre la vie, la santé, la liberté, l’honneur et la dignité des personnes ou contre la sûreté publique, la gouvernance et l’ordre public ;

3) perturbent, ou menacent concrètement de perturber, individuellement ou par des actions de groupe, la circulation routière ou les activités d’institutions, d’organisations ou d’autorités locales publiques (...) »

69. Aux termes de l’article 1887 du code des infractions administratives :

« Toute violation de la loi sur les rassemblements est passible d’une amende allant de 500 à 2 000 LTL ou d’une détention administrative de trente jours au plus.

Les atteintes à l’ordre public commises lors d’autres événements importants sont passibles d’une amende allant de 100 à 500 LTL. »

E. La loi sur les cours et tribunaux

70. En vertu de la loi sur les cours et tribunaux, dans sa version applicable au moment des faits, la Cour suprême, en interprétant et en appliquant les lois et les autres textes réglementaires, instituait une pratique judiciaire uniforme. Elle analysait également la pratique des tribunaux en matière d’application des lois et émettait les recommandations à suivre. Selon la complexité de l’affaire, elle décidait des affaires en une chambre de trois ou sept juges, ou en session plénière (articles 23, 27 et 36 de la loi sur les cours et tribunaux).

III. DROIT ET PRATIQUE PERTINENTS DE L’UNION EUROPÉENNE

A. La jurisprudence de la CJCE

1. L’affaire Commission des Communautés européennes c. France (« affaire Commission »)

71. La CJCE a examiné la question de l’entrave à la libre circulation des biens dans l’affaire Commission (C-265/95, arrêt du 9 décembre 1997), qui concernait des incidents graves survenus dans le sud de la France, au cours desquels des produits agricoles en provenance d’Espagne et d’Italie avaient été détruits par des agriculteurs français, et des actes de violence et de vandalisme avaient touché les secteurs de la distribution de gros et de détail desdits produits. La CJCE a souligné que selon le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »), le marché intérieur européen se caractérisait par l’abolition entre les États membres des obstacles à la libre circulation des marchandises. Elle a ajouté que, dès lors que l’article 30 prohibait entre les États membres les restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, toutes les entraves, directes ou indirectes, actuelles ou potentielles, aux courants d’importation dans le cadre du commerce intracommunautaire devaient être éliminées. Elle a précisé que l’article 30, en liaison avec l’article 5 du traité CE, s’appliquait également lorsqu’un État membre s’était abstenu de prendre les mesures requises pour faire face aux entraves à la libre circulation des marchandises dues à des causes qui n’étaient pas d’origine étatique.

72. La CJCE a admis que les États jouissaient d’une marge d’appréciation pour déterminer quelles étaient les mesures les plus appropriées à cet égard. Or, pour elle, les actes de violence commis sur le territoire français contre des produits agricoles originaires d’autres États membres avaient incontestablement créé des obstacles aux échanges intracommunautaires de ces produits. Elle a rappelé que les incidents en cause se produisaient régulièrement depuis plus de dix ans, que dans certains cas les autorités françaises avaient été prévenues de l’imminence de manifestations d’agriculteurs et que les troubles s’étaient poursuivis pendant plusieurs heures, et que les actes de vandalisme, commis par des personnes qui souvent avaient agi à visage découvert, avaient été filmés par les caméras de télévision. Elle a constaté que, néanmoins, seul un très petit nombre de ces personnes avaient été identifiées et poursuivies. Ces éléments ont suffi à la CJCE pour conclure que les mesures adoptées par le gouvernement français n’avaient manifestement pas été suffisantes pour garantir la liberté des échanges intracommunautaires de produits agricoles sur son territoire, et que la France avait manqué aux obligations découlant de l’article 30, en liaison avec l’article 5, du traité CE. Selon la CJCE, ces événements avaient créé un climat d’insécurité qui avait eu un effet dissuasif sur les courants d’échanges dans leur ensemble, et la situation difficile des agriculteurs français ne pouvait justifier l’abstention par un État membre d’appliquer correctement le droit communautaire, puisque le gouvernement français n’avait pas établi la réalité d’un danger pour l’ordre public auquel il ne pouvait faire face. Sans exclure que la menace de troubles graves à l’ordre public pût, le cas échéant, justifier une absence d’intervention de la police, la CJCE a considéré que cet argument ne pouvait être avancé que dans un cas précis, et non pas de manière globale pour l’ensemble des incidents en cause.

2. L’affaire Eugen Schmidberger, Internationale Transporte und Planzüge c. Autriche (affaire « Schmidberger »)

73. Dans l’affaire Schmidberger (C-112/00, arrêt du 12 juin 2003) la CJCE a rendu une décision à titre préjudiciel sur l’interprétation des articles 30, 34 et 36 du traité CE (à présent les articles 34, 35 et 36 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne –TFUE), combinés avec l’article 5 du traité CE (abrogé et remplacé en substance par l’article 4 § 3 du Traité sur l’Union européenne – TUE), ainsi que sur les conditions de responsabilité d’un État membre du fait des dommages causés aux particuliers par une violation du droit communautaire. À l’origine de l’affaire se trouvait l’autorisation implicitement accordée par les autorités autrichiennes à un groupe de militants écologistes d’organiser une manifestation sur l’autoroute du Brenner, qui eut pour effet de bloquer complètement la circulation sur celle-ci pendant près de trente heures. Ajouté à l’interdiction préexistante, applicable au plan national, de circuler pendant les jours fériés, cet événement conduisit à la fermeture de l’autoroute du Brenner (une voie de transit intracommunautaire essentielle) pendant quatre jours consécutifs, avec une courte interruption de quelques heures.

74. Après avoir rappelé les principes exposés dans l’affaire Commission (paragraphes 71-72 ci-dessus) concernant les obligations positives des États membres dans ce domaine, la CJCE a estimé que le fait de ne pas avoir interdit la manifestation litigieuse s’analysait en une restriction à la libre circulation des marchandises. Elle a ensuite recherché si le défaut d’interdiction pouvait être objectivement justifié. Elle a constaté que les objectifs spécifiques du rassemblement n’étaient pas, en tant que tels, déterminants pour établir la responsabilité de l’État membre au titre du traité CE, et qu’il convenait de tenir compte uniquement de l’objectif poursuivi par les autorités nationales, à savoir le respect des droits fondamentaux des manifestants en matière de liberté d’expression et de liberté de réunion. Pour la CJCE, tant la libre circulation des marchandises, l’un des principes fondamentaux garantis par le traité CE, que les droits consacrés par les articles 10 et 11 de la Convention pouvaient faire l’objet de restrictions au titre des exigences impératives d’intérêt général. La CJCE a ajouté qu’il lui restait à déterminer si les restrictions à la libre circulation des marchandises tolérées par l’Autriche étaient proportionnées au but légitime poursuivi.

75. À cet égard, la CJCE a relevé que l’affaire Schmidberger se distinguait de l’affaire Commission en ce que : a) les manifestants avaient demandé une autorisation ; b) l’entrave à la libre circulation des marchandises était géographiquement limitée ; c) la manifestation n’avait pas pour objet d’entraver les échanges de marchandises d’une nature ou d’une origine particulières ; d) diverses mesures d’encadrement et d’accompagnement (campagnes d’information, proposition de divers itinéraires de contournement, dispositions en matière de sécurité sur le site de la manifestation) avaient été prises par les autorités compétentes afin de limiter autant que possible les perturbations de la circulation routière ; et e) la manifestation n’avait pas engendré un climat général d’insécurité ayant eu un effet dissuasif sur les courants d’échanges intracommunautaires dans leur ensemble. La CJCE a conclu que, dans ces conditions, les autorités autrichiennes avaient pu estimer qu’une interdiction pure et simple de la manifestation aurait constitué une ingérence inacceptable dans le droit des manifestants à la liberté de réunion pacifique, et que l’imposition de conditions plus strictes concernant tant le lieu que la durée du rassemblement aurait pu être perçue comme une restriction excessive. À cet égard, la CJCE s’est exprimée ainsi :

« 90. (...) Si les autorités nationales compétentes doivent chercher à limiter autant que possible les effets qu’une manifestation sur la voie publique ne manque pas d’avoir sur la liberté de circulation, il n’en demeure pas moins qu’il leur appartient de mettre cet intérêt en balance avec celui des manifestants, qui visent à attirer l’attention de l’opinion publique sur les objectifs de leur action.

91. S’il est vrai qu’une action de ce type entraîne normalement certains inconvénients pour les personnes qui n’y participent pas, en particulier en ce qui concerne la liberté de circulation, ceux-ci peuvent en principe être admis dès lors que le but poursuivi est essentiellement la manifestation publique et dans les formes légales d’une opinion.

92. À cet égard, la République d’Autriche fait valoir, sans être contredite sur ce point, que, en tout état de cause, toutes les solutions de remplacement envisageables auraient comporté le risque de réactions difficiles à contrôler et susceptibles de causer des perturbations autrement plus graves des échanges intracommunautaires ainsi que de l’ordre public, pouvant se matérialiser par des démonstrations «sauvages», des confrontations entre partisans et adversaires du mouvement revendicatif concerné ou des actes de violence de la part de manifestants s’estimant lésés dans l’exercice de leurs droits fondamentaux. »

76. La CJCE a conclu que

« 94. (...) le fait pour les autorités compétentes d’un État membre de ne pas avoir interdit un rassemblement dans des circonstances telles que celles de l’espèce au principal n’[était] pas incompatible avec les articles 30 et 34 du traité [CE], lus en combinaison avec l’article 5 de celui-ci ».

B. Le Règlement (CE) no 2679/98 du Conseil

77. L’article 2 du règlement (CE) no 2679/98 du Conseil du 7 décembre 1998 relatif « au fonctionnement du marché intérieur pour ce qui est de la libre circulation des marchandises entre les États membres » se lit ainsi :

« Le présent règlement ne peut être interprété comme affectant d’une quelconque manière l’exercice des droits fondamentaux, tels qu’ils sont reconnus dans les États membres, y compris le droit ou la liberté de faire grève. Ces droits peuvent également comporter le droit ou la liberté d’entreprendre d’autres actions relevant des systèmes spécifiques de relations du travail propres à chaque État membre. »

IV. DROIT COMPARÉ

78. La Cour s’est penchée sur les réglementations relatives à l’utilisation de véhicules en vue de bloquer la circulation routière dans le contexte de manifestations publiques en vigueur dans trente-cinq États membres du Conseil de l’Europe, à savoir l’Albanie, l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, la Croatie, l’Estonie, la Finlande, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, le Liechtenstein, le Luxembourg, la République de Moldova, le Monténégro, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine.

79. Il ressort de cette étude de droit comparé que, si l’utilisation de véhicules lors de manifestations publiques ne fait généralement pas l’objet d’une réglementation spécifique au sein des États membres, le blocage de la circulation routière sur les voies publiques par des véhicules ou par d’autres moyens constitue une infraction pénale dans les dix pays suivants : l’Azerbaïdjan, la Belgique, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Portugal, la Roumanie, le Royaume-Uni et la Turquie. En cas de condamnation, le coupable peut se voir infliger des peines d’emprisonnement de durées diverses (allant d’un minimum de trois mois en Grèce, jusqu’à un an en Italie, deux ans en France et en Roumanie, trois ans en Azerbaïdjan et en Turquie, cinq ans au Portugal et dix ans en Belgique) ou à une peine d’amende (en Irlande et au Royaume-Uni).

80. Plusieurs pays prévoient des sanctions pénales, y compris des peines d’emprisonnement, dans des situations complexes où le blocage de la circulation routière emporte de graves conséquences, comme des dommages aux biens ou des atteintes à la vie et à l’intégrité physique de personnes (par exemple en Géorgie, en Hongrie, dans l’ex-République yougoslave de Macédoine, la République de Moldova, la République tchèque, en Russie, en Suisse et en Ukraine), ou implique certains comportements répréhensibles, tels que le recours à des menaces ou à la violence (en Estonie et en Slovaquie), une violation des exigences légales en matière d’organisation de rassemblements (à Chypre) ou la désobéissance ou la résistance aux ordres de la police (en Autriche). En Allemagne en particulier, il existe une jurisprudence établie des tribunaux qui qualifie pénalement de voie de fait le blocage des rues au moyen de véhicules dans le cadre de manifestations publiques.

81. Les lois de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie, de la Croatie, de l’Estonie, de la Finlande, de la Lettonie, du Luxembourg, de la République de Moldova, de la Pologne, de la Russie, de la Serbie, de la Slovaquie et de la Suisse prévoient des sanctions qui ne sont pas de nature pénale pour les entraves à la circulation routière enfreignant les dispositions sur la sécurité routière ou les règles régissant les rassemblements publics, pareils actes étant qualifiés de fautes ou d’infractions administratives, passibles d’une amende.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION

82. Les requérants allèguent que leur condamnation pénale a emporté violation de leur droit à la liberté d’expression et de leur droit à la liberté de réunion pacifique, garantis respectivement par les articles 10 et 11 de la Convention.

Les passages pertinents de ces dispositions sont ainsi libellés :

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 11

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

83. Le Gouvernement conteste cette allégation.

84. La Cour relève tout d’abord que, dans leurs observations à la Grande Chambre, les requérants soutiennent notamment que l’agent du Gouvernement qui a signé la demande de renvoi ne peut être considérée comme impartiale, affirmant qu’en 2004, alors qu’elle exerçait les fonctions de contrôleur parlementaire, elle avait traité une plainte des agriculteurs relative à certaines questions essentielles de politique agricole. Toutefois, les requérants n’invoquent à cet égard aucune disposition de la Convention ou du règlement de la Cour ni ne mentionnent aucun fait ou circonstance précis de nature à passer pour un manquement aux dispositions des articles 44A (Obligation de coopérer avec la Cour), 44B (Non-respect d’une ordonnance de la Cour), 44C (Défaut de participation effective) ou 44D (Observations hors de propos formulées par une partie) dudit règlement, ou à mettre autrement en cause le déroulement de la procédure devant le collège de cinq juges ayant examiné la demande du Gouvernement. Quoi qu’il en soit, en application de l’article 43 § 3 de la Convention, dans les cas où, comme en l’espèce, le collège « accepte la demande, la Grande Chambre se prononce sur l’affaire par un arrêt » (italique ajouté) ; il est en effet prévu que la décision du collège revête un caractère définitif et ne puisse faire l’objet d’un recours. Partant, la Cour ne voit aucune raison de se pencher sur cette question.

85. La Cour relève en outre que, relativement aux mêmes faits, les requérants invoquent deux dispositions distinctes de la Convention : l’article 10 et l’article 11 de celle-ci. À son avis, dans les circonstances de l’espèce, l’article 10 s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11, qui est la lex specialis (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202). Les requérants se plaignent essentiellement d’avoir été condamnés à raison de leur participation à des réunions pacifiques. La Cour estime donc que ce grief doit être examiné au regard du seul article 11 (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, § 101, CEDH 2011 ; voir également, mutatis mutandis, Galstyan c. Arménie, no 26986/03, §§ 95‑96, 15 novembre 2007, et Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 91, 12 juin 2014).

86. En même temps, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 lorsque l’exercice de la liberté de réunion a pour objectif l’expression d’opinions personnelles (Ezelin, précité, § 37, Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 37, CEDH 1999‑VIII, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012, et Nemtsov c. Russie, no 1774/11, § 62, 31 juillet 2014), ou vise à donner toute sa place au débat public et à laisser la contestation s’exprimer ouvertement (Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 42, 7 octobre 2008).

A. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion

1. Observations des parties

a) Les requérants

87. Les requérants voient dans leur condamnation une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit d’organiser une manifestation pacifique et d’y participer.

b) Le Gouvernement

88. Devant la chambre, le Gouvernement a soutenu qu’il n’y avait pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique. Il a indiqué que les requérants et d’autres participants avaient été autorisés à organiser des rassemblements pacifiques, que les intéressés s’étaient prévalus de cette faculté et qu’aucun d’entre eux n’avait été sanctionné de ce fait. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas été condamnés pour avoir exercé leur liberté de réunion, mais pour avoir porté gravement atteinte à l’ordre public en déclenchant des émeutes.

89. Toutefois, dans ses observations à la Grande Chambre, le Gouvernement convient qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique.

2. Arrêt de la chambre

90. La chambre a observé que les requérants avaient été autorisés à exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique, mais qu’ils avaient été condamnés pour une infraction liée à leurs actions pendant un rassemblement qui ne s’était accompagné d’aucune violence. Elle y a vu une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leurs droits découlant de l’article 11 (paragraphe 67 de l’arrêt de chambre).

3. Appréciation de la Grande Chambre

a) Applicabilité de l’article 11 de la Convention

91. La Cour doit tout d’abord déterminer si les faits de la présente espèce relèvent de l’article 11 de la Convention. Elle rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014). Comme tel, ce droit couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique, ainsi que les réunions statiques et les défilés publics ; en outre, il peut être exercé par les participants au rassemblement et par les organisateurs de celui-ci (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, § 56, CEDH 2003‑III, Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004, et Barraco c. France, no 31684/05, § 41, 5 mars 2009).

92. L’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001‑IX). Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008, Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 80, 21 octobre 2010, Fáber, précité, § 37, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 49, 18 juin 2013, et Taranenko, précité, § 66).

93. En l’espèce, les juridictions lituaniennes ont établi que certains agriculteurs avaient eu recours à des véhicules, notamment des tracteurs, pour bloquer les autoroutes, ce que les requérants ne contestent pas. Cependant, les véhicules en question n’ont pas été utilisés pour porter atteinte à l’intégrité physique de policiers ou de membres du public. Même s’il y a eu quelques altercations entre des agriculteurs et des chauffeurs de poids lourds, des conflits plus sérieux ont pu être évités (paragraphe 28 ci-dessus). De plus, ni les requérants ni les autres agriculteurs ne se sont vu reprocher des actes spécifiques de violence ou des intentions violentes.

94. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’une personne ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique en raison d’actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours de la manifestation, dès lors que les intentions ou le comportement de l’individu en question demeurent pacifiques (Ziliberberg, décision précitée). La possibilité que des extrémistes aux intentions violentes non membres de l’association organisatrice se joignent à la manifestation ne peut pas, comme telle, supprimer ce droit (Primov et autres, précité, § 155). Même s’il existe un risque réel qu’un défilé public soit à l’origine de troubles par suite d’événements échappant au contrôle des organisateurs, ce défilé ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11, et toute restriction imposée à pareille réunion doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (Schwabe et M.G., précité, § 103, et Taranenko, précité, § 66).

95. La Cour relève en outre que les agriculteurs ont été autorisés à organiser des réunions pacifiques et à exposer des machines agricoles. Ces rassemblements poursuivaient un but politique et visaient à permettre l’expression d’idées politiques, en vue notamment de contester la politique du gouvernement et d’obtenir l’octroi de subventions dans le secteur agricole.

96. Les manifestations ont été organisées dans les lieux prévus du 19 au 21 mai 2003 (paragraphes 19-20 ci-dessus). À cette dernière date, les agriculteurs, outrepassant les limites des autorisations délivrées par les autorités lituaniennes, se sont rendus sur les autoroutes et y ont stationné des tracteurs, bloquant ainsi les trois principaux axes routiers du pays.

97. Toutefois, les requérants n’ont pas été condamnés pour la commission d’actes violents ou pour incitation à la violence, mais pour les atteintes à l’ordre public causées par les barrages routiers. La Cour observe qu’en l’espèce les perturbations de la circulation routière ne s’analysent non pas en un effet indirect d’un rassemblement tenu dans un lieu public, mais en la conséquence d’une action intentionnelle des agriculteurs, qui souhaitaient attirer l’attention de l’opinion publique sur les problèmes du secteur agricole et amener le gouvernement à satisfaire leurs revendications (voir également les arguments développés par la Cour aux paragraphes 169‑175 ci-dessous). De l’avis de la Cour, même si, dans le contexte de l’exercice de la liberté de réunion dans les sociétés modernes, des comportements physiques visant délibérément à bloquer la circulation routière et à entraver le bon déroulement de la vie quotidienne dans le but de perturber sérieusement les activités d’autrui ne sont pas rares, ils ne sont pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11 de la Convention (voir, par exemple, Barraco, précité, § 39, affaire dans laquelle la condamnation du requérant pour avoir participé à une opération escargot – consistant en une barrière de véhicules roulant de front et à vitesse réduite sur plusieurs voies de l’autoroute de manière à ralentir la progression des autres véhicules – a été considérée comme une ingérence dans ses droits découlant de l’article 11 ; voir également les affaires Lucas c. Royaume-Uni ((déc.), no 39013/02, 18 mars 2003), où la Cour a jugé qu’une manifestation pendant laquelle une voie publique avait été barrée en guise de protestation contre la rétention d’un sous-marin nucléaire tombait sous l’empire de l’article 11 ; Steel et autres c. Royaume-Uni (23 septembre 1998, § 92, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII), dans laquelle la Cour, examinant des actes ayant entravé physiquement certaines activités (une opération de chasse et l’extension d’une autoroute) que les premier et deuxième requérants, respectivement, réprouvaient, a estimé qu’il s’agissait là de l’expression d’opinions au sens de l’article 10 ; et Drieman et autres c. Norvège ((déc.), no 33678/96, 4 mai 2000), dans laquelle la Cour est partie du principe que les articles 10 et 11 pouvaient être invoqués par des militants de Greenpeace qui avaient manœuvré des canots de manière à faire obstacle à une chasse à la baleine). Ces considérations pourraient avoir des implications sur l’appréciation de la « nécessité » au regard du second paragraphe de l’article 11.

98. Cependant, la Cour estime que le comportement dont les requérants ont fait preuve pendant les manifestations et dont ils ont été tenus pour responsables n’était pas d’une nature ou d’une gravité propres à faire échapper leur participation à ces manifestations au domaine de protection du droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 de la Convention. La Cour note du reste que le tribunal régional de Kaunas a admis que les requérants avaient droit à la liberté d’expression en vertu de l’article 10 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus), et estime que rien n’indique que les intéressés aient porté atteinte aux fondements d’une société démocratique.

99. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que les requérants sont en droit d’invoquer les garanties de l’article 11, lequel trouve donc à s’appliquer en l’espèce.

b) Existence d’une ingérence

100. La Cour doit ensuite établir s’il y a eu une ingérence dans le droit des requérants à la liberté de réunion. Elle rappelle que point n’est besoin que l’ingérence consiste en une interdiction totale, de jure ou de facto, mais qu’elle peut découler de diverses autres mesures prises par les autorités. Le terme « restrictions » figurant à l’article 11 § 2 doit s’interpréter comme englobant non seulement les mesures prises avant ou pendant une réunion, mais également des mesures – notamment d’ordre répressif – prises ultérieurement (Ezelin, précité, § 39, Kasparov et autres c. Russie, no 21613/07, § 84, 3 octobre 2013, Primov et autres, précité, § 93, et Nemtsov, précité, § 73). Par exemple, une interdiction préalable peut avoir un effet dissuasif sur les personnes ayant l’intention de participer à une manifestation et donc s’analyser en une ingérence, même si l’événement en question se déroule par la suite sans entraves des autorités. Le refus d’autoriser une personne à voyager aux fins de participer à une réunion constitue également une ingérence, comme certaines mesures prises par les autorités pendant une manifestation, par exemple la dispersion de celle-ci ou l’arrestation des participants ou encore les amendes infligées pour participation à une manifestation (Kasparov et autres, précité, § 84, avec d’autres références).

101. La Cour observe qu’en l’espèce les requérants ont été autorisés à exercer sans entraves leur liberté de réunion pacifique non seulement dans les lieux prévus, mais également lorsque les manifestants, en violation des autorisations octroyées, se sont rassemblés sur les autoroutes publiques. D’ailleurs, même lorsque les manifestants ont érigé des barrages routiers, la police n’a pas dispersé les rassemblements. Toutefois, les requérants ont par la suite été condamnés pour leur rôle dans l’organisation et l’établissement de barrages routiers vers la fin des manifestations. Comme indiqué ci-dessus, leur comportement à cet égard, quoique répréhensible, n’a pas été considéré comme violent. La Cour est donc disposée à admettre que la condamnation des requérants à raison de leur participation aux manifestations en question s’analyse en une ingérence dans l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique. À cet égard, il convient de noter que devant la Grande Chambre le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une ingérence (paragraphe 89 ci-dessus).

102. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Vyerentsov c. Ukraine, no 20372/11, § 51, 11 avril 2013, et Nemtsov, précité, § 72).

B. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

1. Observations des parties

a) Les requérants

103. Les requérants allèguent que leur condamnation en application de l’article 283 § 1 du code pénal (paragraphe 62 ci-dessus) n’était pas « prévue par la loi ». En particulier, la notion d’« atteinte grave à l’ordre public », telle qu’elle figure dans la disposition susmentionnée, ne serait pas clairement définie et ne pourrait donc pas être légitimement considérée comme un élément caractérisant l’infraction pénale en question. B.M. et A.K. soutiennent avoir été condamnés et sanctionnés non pas pour des motifs prévus par la loi, mais pour avoir exprimé leurs opinions lors de la réunion des agriculteurs et pour avoir défendu ces opinions pendant une manifestation pacifique. Les trois autres requérants – V.M., K.M. et A.P. – se plaignent d’avoir été condamnés uniquement pour avoir conduit leurs tracteurs sur l’autoroute et les y avoir stationnés, alors même que, d’après eux, les voies avaient déjà été bloquées par la police et les agriculteurs. Partant, ils estiment que leur condamnation pénale a constitué une mesure excessive et que leurs actes auraient dû être qualifiés d’infractions administratives, en application des articles 1241 ou 131 du code des infractions administratives (paragraphe 66 ci-dessus), comme dans le cas de l’agriculteur A.D. (paragraphe 49 ci-dessus).

104. Les requérants relèvent en outre que le Gouvernement cite l’exemple d’une « émeute » ayant eu lieu près du bâtiment du Parlement (paragraphe 191 ci-dessous). Toutefois, ils affirment que, dans cette affaire, contrairement à la situation en l’espèce, les manifestants avaient eu recours à la violence, détruit des biens et résisté aux policiers, et avaient causé à ceux-ci des dommages physiques et psychologiques. Ils avancent qu’eux-mêmes, au contraire, n’avaient aucunement eu l’intention de recourir à la violence ou de provoquer des dommages, mais avaient simplement voulu manifester pour défendre les intérêts sociaux et financiers des agriculteurs lituaniens.

b) Le Gouvernement

105. Le Gouvernement estime que toute ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique dont la Cour viendrait à constater l’existence était prévue par la loi. Il rappelle que les requérants ont été condamnés en vertu de l’article 283 § 1 du code pénal, qui, indique-t-il, sanctionne les atteintes graves à l’ordre public. Se référant à l’arrêt de la Cour en l’affaire Galstyan (précitée, § 107) et eu égard à la diversité inhérente aux atteintes à l’ordre public, il considère que la norme juridique interne est formulée avec suffisamment de précision (voir également les arguments du Gouvernement sous l’angle de l’article 7 de la Convention – paragraphes 188-191 ci-dessous).

106. Par ailleurs, le Gouvernement estime non étayée la thèse des requérants selon laquelle leurs actes auraient dû être qualifiés d’infractions administratives. Il concède qu’il aurait théoriquement été possible, sur le fondement des articles 1241 ou 131 du code des infractions administratives (paragraphe 66 ci-dessus), d’engager la responsabilité administrative des requérants au motif qu’ils avaient stationné des véhicules agricoles sur la voie publique et les avaient laissés à un endroit non autorisé. Il estime toutefois que les actes commis par les requérants en l’espèce ne relevaient pas des dispositions de ces articles. Il explique que, premièrement, les requérants ont agi de concert avec une foule de personnes et que, deuxièmement, les tracteurs ont été non seulement stationnés et laissés sans surveillance, mais également utilisés pour bloquer une autoroute, ce qui aurait impliqué des risques pour les droits d’autrui et pour le bon fonctionnement d’institutions publiques. Enfin, les requérants auraient cherché à atteindre un résultat concret, à savoir le blocage des routes. Dès lors, ils auraient eu l’intention de porter gravement atteinte à l’ordre public et non simplement d’enfreindre une règle de stationnement.

2. Arrêt de chambre

107. La chambre est partie du principe que l’ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (paragraphe 79 de l’arrêt de chambre).

3. Appréciation de la Grande Chambre

a) Principes généraux

108. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, VgT Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001-VI, Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, Vyerentsov, précité, § 52, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 64-65, CEDH 2004-I, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 153, CEDH 2013).

109. En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (voir, par exemple, Djavit An, précité, § 65). Cependant, l’expérience montre l’impossibilité d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois, notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l’évolution des conceptions de la société (voir, parmi d’autres, Ezelin, précité, § 45). En particulier, pareilles conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle une telle certitude hors d’atteinte. En outre, la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi d’autres, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, Ziliberberg, décision précitée, Galstyan, précité, § 106, et Primov et autres, précité, § 125).

110. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A, Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II, VgT Verein gegen Tierfabriken, précité, § 52, Mkrtchyan c. Arménie, no 6562/03, § 43, 11 janvier 2007, et Vyerentsov, précité, § 54). De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323, et Rekvényi, précité, § 34).

b) Application de ces principes en l’espèce

111. En l’espèce, la condamnation des requérants avait une base légale en droit lituanien, à savoir l’article 283 § 1 du code pénal, qui sanctionne l’infraction d’émeute (paragraphe 62 ci-dessus). Si le code pénal est accessible, il reste à déterminer si l’application de cette disposition en l’espèce était prévisible.

112. L’article 283 § 1 du code pénal prévoit que « [t]oute personne qui organise ou provoque un rassemblement de personnes en vue de se livrer à des actes de violence en public, de causer des dommages aux biens ou de porter gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon, ou qui, pendant une émeute, se livre à des actes de violence, cause des dommages aux biens ou porte gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon est passible (...) d’une peine d’emprisonnement de cinq ans au plus ». Les autorités internes n’ont pas accusé les requérants de s’être livrés à des actes de violence ou d’avoir causé des dommages aux biens, mais leur ont reproché d’avoir « port[é] gravement atteinte à l’ordre public d’une autre façon ». En particulier, sur la base d’enregistrements vidéo, de preuves documentaires et de témoignages, le tribunal de district a estimé que A.K. et B.M. avaient délibérément organisé les manifestations et coordonné les actions des agriculteurs en vue de bloquer les routes (paragraphes 43-44 ci-dessus) et que les autres requérants, V.M., K.M. et A.P., avaient conduit des tracteurs sur l’autoroute, les y avaient stationnés et avaient refusé d’obéir à des ordres légitimes de la police de dégager les voies (paragraphe 46 ci-dessus). Ces constats ont été confirmés par le tribunal régional de Kaunas, qui a précisé que A.K. et B.M. avaient été avertis de la responsabilité qu’ils encouraient en tant qu’organisateurs et qu’ils étaient conscients du caractère illégal de leurs actes (paragraphe 51 ci-dessus). Enfin, la Cour suprême a fourni une explication de la substance de l’infraction sanctionnée par l’article 283 § 1 du code pénal, indiquant notamment que l’émeute se définissait comme une situation dans laquelle un rassemblement de personnes portaient délibérément et gravement atteinte à l’ordre public, et que les barrages routiers, le blocage de la circulation et la perturbation du travail des services douaniers étaient des moyens permettant de parvenir à un tel résultat (paragraphes 56-57 ci-dessus).

113. La Cour admet que, par sa nature même, la notion d’« atteinte grave à l’ordre public » figurant à l’article 283 § 1 du code pénal présente une certaine imprécision. Cependant, considérant qu’il existe un nombre potentiellement infini de moyens de perturber la vie quotidienne, il serait irréaliste d’attendre du législateur national qu’il dresse une liste exhaustive de mesures illégitimes permettant d’atteindre un but particulier. Dès lors, la Cour estime que le libellé de l’article 283 § 1 du code pénal répond aux exigences qualitatives qui se dégagent de sa jurisprudence.

114. De plus, la Cour est d’avis que l’interprétation de cette disposition par les juridictions internes en l’espèce n’était ni arbitraire ni imprévisible, et que les requérants pouvaient prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que leurs actes décrits ci-dessus, qui ont occasionné un blocage durable des routes, avec pour conséquence des perturbations de la vie quotidienne, de la circulation routière et des activités économiques, pourraient être considérés comme constitutifs d’une « atteinte grave à l’ordre public » de nature à appeler l’application de l’article 283 § 1 du code pénal.

115. Le fait que l’article 283 du code pénal publié le 25 octobre 2000 a été appliqué pour la première fois dans l’affaire des requérants ne modifie en rien cette conclusion. En effet, le code pénal est entré en vigueur le 1er mai 2003 (paragraphe 62 ci-dessus) et les requérants ont commis les actes litigieux du 21 au 23 mai 2003, mais il faut bien qu’une norme juridique donnée soit un jour appliquée pour la première fois (voir, mutatis mutandis, relativement à l’article 7 de la Convention, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, avec d’autres références).

116. Dans ces conditions, il aurait dû être clair pour les requérants que le fait de désobéir aux ordres légitimes de la police pouvait engager leur responsabilité.

117. La Cour relève incidemment que les autorisations permettant la tenue de rassemblements pacifiques contenaient un avertissement sur la responsabilité éventuelle des organisateurs au titre du code des infractions administratives et du code pénal, notamment de l’article 283 de ce dernier (paragraphes 15-17 ci-dessus). Il convient également de noter que la police a explicitement demandé aux organisateurs de lever les barrages.

118. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.

C. Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime et était « nécessaire dans une société démocratique »

1. Observations des parties

a) Les requérants

119. Les requérants soutiennent que les retards persistants et délibérés mis par le gouvernement à réglementer les prix du lait, des céréales et de la viande et son refus de donner suite à la résolution adoptée le 22 avril 2003 par le Parlement prévoyant l’attribution de fonds au secteur agricole (paragraphe 13 ci-dessus) ont plongé les agriculteurs – en particulier les petits exploitants – dans une situation critique. Ils affirment que ceux-ci se sont retrouvés dans l’impossibilité de couvrir leurs coûts de production, ont subi des pertes et ont été quelquefois contraints de vendre leur bétail, et que l’inaction du gouvernement et sa décision unilatérale de rompre les négociations avec les agriculteurs ont considérablement appauvri les zones rurales. Ils estiment que, eu égard à ce contexte, les comportements pour lesquels ils ont été condamnés ne réunissaient pas les éléments objectifs et subjectifs nécessaires à l’engagement de la responsabilité pénale.

120. Les requérants allèguent qu’ils ont décidé en dernier ressort d’ériger des barrages routiers pour défendre leurs intérêts en tant qu’agriculteurs. Ils avancent qu’il s’agit d’une forme de manifestation admise en Europe dans les cas où il n’existe aucun autre moyen de protéger les droits des manifestants et que, dans ces conditions, le droit à la liberté de réunion pacifique aurait dû prévaloir sur des perturbations minimes de la libre circulation des marchandises de nature à en résulter. À cet égard, les requérants soutiennent que les barrages routiers sont reconnus comme une modalité de grève dans le Règlement (CE) no 2679/98 du Conseil (paragraphe 77 ci-dessus).

121. Les requérants affirment que, conformément à ce règlement, les autorités lituaniennes avaient été informées, avant l’établissement des barrages le 21 mai 2003, de l’intention des agriculteurs de manifester. Ils indiquent que la police, qui selon eux savait que des barrages routiers risquaient d’être mis en place, avait élaboré des plans d’action et prévu des itinéraires de contournement près de lieux des manifestations pour atténuer au maximum les éventuelles perturbations de la circulation des marchandises. Les agriculteurs eux-mêmes auraient prévu des mesures, qui auraient été pleinement mises en œuvre, en vue de dévier la circulation vers des routes secondaires. Les jours en question, la circulation aurait été « même meilleure que d’habitude », ce qui serait prouvé par les « données des postes-frontières situés à proximité des barrages ». L’affirmation du Gouvernement selon laquelle des dommages plus sérieux auraient pu être causés à la sécurité publique (paragraphe 189 ci-dessous) relèverait de la pure spéculation.

122. Les requérants soutiennent en outre que les manifestations étaient pacifiques et n’ont donné lieu à aucun incident : ces événements n’auraient occasionné aucune atteinte à l’ordre public, aucune destruction de biens appartenant à autrui ni aucun dommage à la santé des personnes. Ils expliquent qu’au contraire les barrages routiers étaient symboliques et visaient à attirer l’attention du gouvernement. Ils indiquent que B.M. et A.K., qui étaient selon eux des figures respectées dans le milieu des agriculteurs, ont maintenu l’ordre parmi les manifestants, et qu’une délégation de représentants des agriculteurs a continué pendant les barrages à négocier avec le gouvernement en vue de parvenir à un compromis sur les prix du lait. Ils ajoutent que les agriculteurs ont agi dans le calme et n’ont entrepris aucune action de nature à appeler l’intervention d’unités spéciales de la police ou de l’armée pour les contenir, et que leur intention n’était pas de porter atteinte à l’ordre public mais de manifester pacifiquement pour la justice sociale. Les requérants rappellent qu’une seule action civile en dommages-intérêts a été accueillie par un tribunal (paragraphe 45 ci-dessus), pour un montant de 1 100 LTL (environ 290 EUR), une somme négligeable à leurs yeux par rapport à l’enjeu pour les agriculteurs.

123. Les requérants déclarent que les barrages routiers ont permis aux agriculteurs d’obtenir partiellement satisfaction, le prix d’achat du lait et les versements compensatoires ayant été revus à la hausse, et que les agriculteurs ont mis fin aux manifestations dès que le gouvernement a accepté de leur accorder des subventions.

124. Les requérants soutiennent que la procédure pénale dirigée contre eux était une mesure clairement disproportionnée et inutile. Ils se plaignent des restrictions apportées à leur liberté de circulation en 2003 du fait de l’ordonnance interdisant à quatre d’entre eux, alors soupçonnés d’émeute, de quitter leur lieu de résidence (paragraphe 33 ci-dessus). Ils indiquent que ces mesures ont été levées ultérieurement et que, par la suite, le tribunal de district de Kaunas leur a infligé des peines privatives de liberté. Ils ajoutent que, même si ces peines ont été assorties d’un sursis, ils n’ont pas pu quitter leur lieu de résidence sans l’accord préalable des autorités pendant un an, soit pendant la durée du sursis (paragraphe 47 ci-dessus).

125. Les requérants contestent en outre la pertinence de la jurisprudence citée par le Gouvernement. En particulier, d’après eux, l’affaire Éva Molnár (précitée) concernait une manifestation qui n’aurait pas été autorisée, dont la police n’aurait pas été informée et qui se serait terminée par des violences et des troubles à l’ordre public. De même, les autorités n’auraient pas autorisé la manifestation dans l’affaire Barraco (précitée), dans laquelle les barrages routiers auraient été érigés de manière soudaine et inattendue et où, avant d’être interpellé, le requérant aurait été invité à plusieurs reprises à quitter l’autoroute. Concernant la jurisprudence de la CJCE, les requérants expliquent que dans l’affaire Schmidberger (précitée), la manifestation avait duré deux jours sur le principal axe routier du pays, qu’aucun véhicule transportant des marchandises n’avait alors pu emprunter, et que la police n’avait pris aucune mesure pour assurer la libre circulation des marchandises ; quant à l’affaire Commission (précitée), ils exposent que les manifestants s’étaient livrés à des actes de violence contre des transporteurs de produits agricoles en provenance de pays étrangers. En l’espèce, les barrages routiers auraient été au contraire la conséquence d’une situation économique critique dans le pays et de l’inaction du gouvernement.

126. Enfin, les requérants reprochent au Gouvernement d’avoir exagéré les conséquences des actes des manifestants en se fondant sur des spéculations, et de ne pas avoir fourni de preuves suffisantes à l’appui de ses conclusions. Ils ajoutent qu’en réalité les juridictions nationales n’ont pris en compte ni la circonstance que les rassemblements en question avaient été autorisés ni le fait que, lorsque les agriculteurs s’étaient spontanément rendus sur les autoroutes, les requérants, loin de porter atteinte à l’ordre public, avaient coordonné leurs actions avec la police aux fins du maintien de l’ordre.

b) Le Gouvernement

127. Le Gouvernement soutient que l’ingérence poursuivait les buts légitimes de la « défense de l’ordre » et de la « protection des droits et libertés d’autrui ». De plus, les sanctions infligées auraient visé non seulement à décourager la récidive, mais également à assurer le respect des lois en général.

128. En ce qui concerne le principe de proportionnalité, le Gouvernement explique qu’en 2003 la situation s’est aggravée dans la filière laitière en Lituanie, les prix d’achat du lait ont baissé et l’inquiétude a grandi chez les agriculteurs. Ceux-ci auraient alors demandé une hausse des prix d’achat du lait et organisé diverses actions. À la suite de négociations entre les agriculteurs, les transformateurs laitiers et le gouvernement, ce dernier aurait adopté entre mars et juin 2003 plusieurs décisions prévoyant des subventions pour les producteurs de lait, d’un montant de 52 millions de LTL (soit environ 15 067 000 EUR). Les autorités gouvernementales auraient en outre organisé et tenu des réunions avec les représentants des agriculteurs, et auraient activement recherché des solutions possibles impliquant une réglementation du secteur des produits laitiers et du marché du lait. Malgré ces efforts, les requérants auraient organisé des barrages routiers, portant ainsi atteinte aux droits d’autres membres de la société.

129. Le Gouvernement estime que la condamnation des requérants pour incitation ou participation à des émeutes était fondée sur des motifs pertinents et suffisants. D’après lui, les tribunaux ont dûment pris en compte le fait que les intéressés avaient incité les agriculteurs à barrer les routes et à désobéir aux ordres légitimes de la police. Les requérants auraient eu pendant plusieurs jours la possibilité d’exercer pleinement et sans entraves leur liberté de réunion pacifique et d’attirer l’attention des pouvoirs publics et de la société lituanienne en général sur les problèmes des agriculteurs. Néanmoins, ils se seraient par la suite mis hors la loi par des actes constitutifs d’atteintes graves à l’ordre public, qui auraient causé des dommages à autrui, entravé le fonctionnement d’institutions publiques et comporté un risque réel de dommages encore plus importants. Les requérants auraient été condamnés pour un comportement illégal avéré, qui aurait provoqué un chaos général dans le pays, et non pour de simples perturbations de la circulation routière. Sur ce point, la présente espèce se distinguerait de l’affaire Ezelin (précitée).

130. À cet égard, le Gouvernement affirme que le blocage des trois principaux axes routiers reliant des pays de l’Union européenne à leurs partenaires commerciaux de l’Est est allé au-delà « des perturbations inévitables de la circulation routière » (voir, a contrario et a fortiori, Primov et autres, précité, concernant le blocage de la route principale reliant plusieurs villages de montagne) et a provoqué une forte réaction dans la société civile et les médias.

131. Le Gouvernement avance que les requérants ont été condamnés en raison non pas de leur participation à des actions de contestation, mais pour des comportements répréhensibles bien précis dont ils auraient fait preuve pendant les manifestations et qui auraient occasionné pour la vie publique une gêne plus importante que celle devant résulter, selon lui, de l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique. Les barrages routiers n’auraient pas représenté une réaction immédiate et spontanée à un événement soudain qui aurait primé l’obligation de notification préalable. Les modalités choisies par les requérants pour exercer leur liberté de réunion dénoteraient donc un grave manque de respect pour les autres membres de la société.

132. Le Gouvernement déclare que les requérants ont reçu seulement la plus légère des sanctions prévues par l’article 283 § 1 du code pénal (une courte peine privative de liberté). En outre, il observe que les peines infligées avaient essentiellement un poids moral dès lors qu’elles étaient assorties d’un sursis de un an (paragraphe 47 ci-dessus) et qu’elles n’ont donc impliqué pour les intéressés aucune interdiction, même temporaire, de poursuivre leurs activités professionnelles et politiques. Il ajoute que la Cour suprême a prononcé la levée des peines infligées aux requérants un an après leur infliction, à l’expiration de l’année de sursis (paragraphe 60 ci-dessus). Dès lors, les intéressés ne seraient plus considérés comme des personnes condamnées. Par ailleurs, l’obligation pour les requérants d’obtenir une autorisation pour quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs (paragraphe 47 ci-dessus) se serait limitée à une simple formalité, qui n’aurait pas généré de désagréments notables dans la vie quotidienne des intéressés.

133. Le Gouvernement estime que la Cour ne devrait pas s’écarter de son précédent en l’affaire Barraco (précitée), dans laquelle, indique-t-il, aucune violation n’a été constatée et où l’opération escargot en question avait duré seulement cinq heures sur une seule autoroute. Il soutient que les autorités n’ont pas pu prendre de mesures préventives pour limiter autant que possible les effets des perturbations de la circulation. Selon lui, le fait que la police de la région de Klaipėda a découvert incidemment, plusieurs jours avant la date prévue pour le rassemblement, les intentions des manifestants de bloquer les routes peut difficilement passer pour une « notification en bonne et due forme » de nature à permettre aux autorités de prendre des mesures appropriées, d’autant que les services de police des régions de Marijampolė et de Pasvalys n’auraient pas eu connaissance de ces intentions.

134. Le Gouvernement se réfère en outre à la jurisprudence de la CJCE. Il indique que dans l’affaire Schmidberger (précitée) la CJCE a affirmé l’obligation de l’État d’assurer l’accès aux principaux axes routiers afin de garantir la libre circulation des marchandises au sein de l’Union européenne. Il reconnaît que, certes, dans cette affaire, la CJCE a estimé qu’en autorisant la manifestation l’Autriche n’avait pas violé ses obligations au titre du traité CE. Toutefois, selon le Gouvernement, l’affaire Schmidberger (précitée) peut être distinguée de la présente espèce sur plusieurs points : la date de la manifestation (un jour chômé et un week-end et non pas des jours ouvrés ordinaires), le lieu (une seule autoroute avait été bloquée) et l’existence d’un préavis donné publiquement (trente jours avant l’événement) informant les autorités que des barrages routiers seraient érigés. Le Gouvernement ajoute que dans l’affaire Commission (précitée) la CJCE a conclu qu’en n’empêchant pas des particuliers de se livrer à des actions visant à entraver le libre-échange l’État défendeur avait failli à ses obligations.

135. Par ailleurs, le Gouvernement expose qu’à l’époque de ces manifestations la Lituanie était candidate à l’entrée dans l’Union européenne, qu’elle avait signé un accord d’association avec celle-ci et qu’elle devait démontrer à ce titre qu’elle était capable de respecter les normes et standards de l’Union européenne sur les plans politique, juridique et technique. Il soutient que le blocage des trois principales voies routières du pays, à vocation internationale, pouvait tout à fait s’analyser en une restriction à la libre circulation des marchandises, et donc en une violation du droit de l’Union européenne, dont la Lituanie aurait pu être tenue pour responsable.

136. Enfin, le Gouvernement évoque le point 3.5 des Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique (deuxième édition), préparées par le groupe consultatif sur la liberté de réunion du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, en consultation avec la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) du Conseil de l’Europe, qui se lit ainsi :

« Les réunions publiques visent à transmettre un message à une personne, un groupe ou une organisation cible particuliers. Par conséquent, en règle générale, il convient de faciliter la tenue de réunions à des endroits où les organisateurs peuvent être vus et entendus par le public visé. »

Le Gouvernement déclare que les manifestants en l’espèce bénéficiaient déjà de l’attention des autorités compétentes de l’État, que le dialogue entre elles et les agriculteurs était en cours, que des décisions en faveur de ceux-ci avaient été prises, et que le ministère de l’Agriculture procédait à des analyses régulières de la situation dans le secteur des produits laitiers. Il estime que dans ces conditions le recours par les manifestants à des mesures aussi extrêmes que l’établissement de barrages routiers illégaux était excessif et difficilement justifiable.

137. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement soutient que l’ingérence dans les droits des requérants découlant de l’article 11 était proportionnée aux buts légitimes poursuivis, et que les autorités nationales n’ont pas dépassé leur marge d’appréciation.

2. Arrêt de la chambre

138. La chambre a estimé que, à supposer même qu’elle poursuivît les buts légitimes de la « défense de l’ordre » et de la « protection des droits et libertés d’autrui », l’ingérence en cause n’était pas proportionnée pour les raisons suivantes (paragraphes 79-84 de l’arrêt de chambre).

a) Les agriculteurs avaient été autorisés à tenir des rassemblements pacifiques dans des lieux déterminés. Ils avaient certes provoqué des perturbations majeures de la circulation sur trois axes routiers importants, mais toute manifestation dans un lieu public était susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne ; on attendait des autorités qu’elles fassent preuve de tolérance à cet égard.

b) Une seule société de transport avait intenté une action en réparation contre les agriculteurs, et, sur l’une des voies, les manifestants avaient laissé passer certains véhicules, notamment des transporteurs de marchandises et des voitures.

c) Pendant les manifestations, des négociations étaient en cours entre les agriculteurs et le gouvernement, les requérants avaient fait preuve de souplesse et montré une volonté de coopérer avec les autres usagers de la route, et l’élément de violence était « clairement absent ».

d) Les juridictions lituaniennes avaient considéré l’affaire dans le contexte de l’infraction d’« émeute » et n’avaient donc pas pu examiner comme il se devait la question de la proportionnalité.

e) Un autre agriculteur, A.D., qui avait perturbé la circulation routière lors des mêmes manifestations, s’était vu reprocher une simple infraction administrative et avait écopé d’une amende d’environ 12 EUR ; au contraire, « les cinq requérants [avaient] subi l’épreuve d’un procès pénal et, en conséquence de leur condamnation pénale, s’[étaient] vu infliger une peine privative de liberté ». Même si l’exécution des peines avait été assortie d’un sursis, durant une année entière, les requérants n’avaient pas pu quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs sans l’accord préalable des autorités.

139. Au vu de ces éléments, la chambre a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention.

3. Appréciation de la Grande Chambre

a) Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

140. La Cour est d’avis que la condamnation des requérants poursuivait les buts légitimes de la « défense de l’ordre » (voir, mutatis mutandis, Ziliberberg, décision précitée, Galstyan, précité, § 110, Skiba c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009, Rai et Evans c. Royaume-Uni (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, et Gün et autres, précité, § 59) et de la « protection des droits et libertés d’autrui » (spécialement le droit de circuler sans contrainte sur les voies publiques, voir, mutatis mutandis, Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 32, CEDH 2006-XIV, et Barraco, précité, § 40).

141. Il reste à déterminer si l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

b) Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour

α) Principes généraux

142. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée (Barraco, précité, § 42). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Osmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001-X, et Galstyan, précité, § 114).

143. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 89, 17 juillet 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Barraco, précité, § 42, et Kasparov et autres, précité, § 86). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Rai and Evans, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 75 ; voir également Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998‑I, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999).

144. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Osmani et autres, décision précitée, Skiba, décision précitée, Fáber, précité, § 41, et Taranenko, précité, § 65).

145. La liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 86). Les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que puissent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98 et 2 autres, § 76, 12 juillet 2005, Sergueï Kouznetsov, § 45, Alekseyev, § 80, Fáber, § 37, Gün et autres, § 70, et Taranenko, § 67, tous précités).

146. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 70, CEDH 1999‑VI, Osmani et autres, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 82). Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière (Rai et Evans, décision précitée). Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale (Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011), notamment d’une privation de liberté (Gün et autres, précité, § 83). Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (Taranenko, précité, § 87).

ß) Exigence d’une autorisation préalable

147. Il n’est en principe pas contraire à l’esprit de l’article 11 que pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions (Oya Ataman, précité, § 37, Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 35, CEDH 2007‑III, Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 48, 29 novembre 2007, Nurettin Aldemir et autres c. Turquie, nos 32124/02 et 6 autres, § 42, 18 décembre 2007, Éva Molnár, précité, § 35, Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04 et 4 autres, § 46, 7 avril 2009, Skiba, décision précitée, Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 90, 15 novembre 2012, et Gün et autres, précité, §§ 73 et 80). Du reste, la Cour a considéré dans des affaires antérieures que le fait de subordonner la tenue d’une manifestation publique à une notification, voire à une procédure d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11 de la Convention, pour autant que le but de la procédure est de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées permettant de garantir le bon déroulement des événements de ce type (Sergeï Kouznetsov, précité, § 42, et Rai et Evans, décision précitée). Les organisateurs de rassemblements publics doivent obéir aux normes régissant ce processus en se conformant aux réglementations en vigueur (Primov et autres, précité, § 117).

148. La notification préalable vise non seulement la conciliation du droit à la liberté de réunion avec les droits et intérêts juridiquement protégés (dont la liberté de circulation) d’autrui, mais également la défense de l’ordre ou la prévention des infractions pénales. Pour ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents, le recours à des procédures administratives préliminaires est une pratique courante dans les États membres en matière d’organisation de manifestations publiques (Éva Molnár, précité, § 37, et Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 42, 10 juillet 2012). Toutefois, les réglementations de cette nature ne doivent pas constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion telle qu’elle est protégée par la Convention (Samüt Karabulut c. Turquie, no 16999/04, § 35, 27 janvier 2009, et Berladir et autres, précité, § 39).

149. Les États étant en droit d’exiger une autorisation, ils doivent pouvoir sanctionner ceux qui participent à une manifestation ne satisfaisant pas à cette condition (Ziliberberg, Rai et Evans, décisions précitées, Berladir et autres, § 41, et Primov et autres, § 118, précités). En même temps, la liberté de participer à une réunion pacifique revêt une telle importance qu’une personne ne peut faire l’objet d’une quelconque sanction – même une sanction se situant vers le bas de l’échelle des peines disciplinaires – pour avoir participé à une manifestation non prohibée, dans la mesure où l’intéressé ne commet par lui-même, à cette occasion, aucun acte répréhensible (Ezelin, § 53, Galstyan, § 115, et Barraco, § 44, tous précités). Cela vaut également lorsque la manifestation donne lieu à des dommages ou d’autres troubles (Taranenko, précité, § 88).

150. Une situation illégale, telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable, ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté d’expression (Cisse c. France, no 51346/99, § 50, CEDH 2002‑III, Oya Ataman, précité, § 39, Barraco, précité, § 45, et Skiba, décision précitée). Si les règles régissant les réunions publiques, telles qu’un système de notification préalable, sont essentielles pour le bon déroulement des manifestations publiques, étant donné qu’elles permettent aux autorités de réduire au minimum les perturbations de la circulation et de prendre d’autres mesures de sécurité, leur mise en œuvre ne doit pas devenir une fin en soi (Primov et autres, précité, § 118). En particulier, en l’absence d’actes de violence de la part des manifestants, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas vidée de sa substance (Oya Ataman, § 42, Bukta et autres, § 37, Nurettin Aldemir et autres, § 46, Achouguian, § 90, Éva Molnár, § 36, Barraco, § 43, Berladir et autres, § 38, Fáber, § 47, tous précités, İzci c. Turquie, no 42606/05, § 89, 23 juillet 2013, et Kasparov et autres, précité, § 91).

151. L’absence d’autorisation préalable et l’« illégalité » consécutive de l’action ne donne pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11. Il convient donc d’établir les raisons pour lesquelles la manifestation n’avait pas été autorisée dans un premier temps, l’intérêt général en jeu, et les risques que comportait le rassemblement. La méthode utilisée par la police pour décourager les manifestants, pour les contenir dans un endroit particulier ou pour disperser la manifestation constitue également un élément important pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Primov et autres, précité, § 119). Ainsi, l’utilisation par la police de spray au poivre pour disperser une manifestation autorisée a été jugée disproportionnée, même si la Cour a reconnu que l’événement en question pouvait avoir entraîné des perturbations de la circulation routière (Oya Ataman, précité, §§ 38-44).

152. Dans son arrêt Bukta et autres (précité, §§ 35-36), la Cour a estimé que, dans des circonstances spéciales où il peut se justifier de réagir immédiatement, par exemple à un événement politique, par une manifestation pacifique, disperser celle-ci au seul motif que l’obligation de déclaration préalable n’a pas été respectée et sans que les participants se fussent comportés d’une manière contraire à la loi constituait une restriction disproportionnée à la liberté de réunion pacifique.

153. La Cour a par la suite précisé que le principe établi dans l’affaire Bukta et autres ne pouvait être étendu au point que l’absence de notification préalable ne puisse jamais constituer un fondement légitime à la décision de disperser un rassemblement. Le droit de manifester de manière spontanée ne peut primer l’obligation de notifier au préalable la tenue d’un rassemblement que dans des circonstances spéciales, notamment lorsqu’il est indispensable de réagir immédiatement à un événement par une manifestation. Pareille dérogation à la règle générale peut en particulier se justifier dans le cas où un délai aurait rendu la réaction obsolète (Éva Molnár, précité, §§ 37-38, et Skiba, décision précitée).

154. En outre, il convient de souligner que même une manifestation légalement autorisée peut être dispersée, par exemple lorsqu’elle tourne à l’émeute (Primov et autres, précité, § 137).

γ) Manifestations et perturbations de la vie quotidienne

155. Toute manifestation dans un lieu public est susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (Barraco, précité, § 43, Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012, et İzci, précité, § 89). Ce fait en soi ne justifie pas une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression (Berladir et autres, § 38, et Gün et autres, § 74, précités), car il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance en la matière (Achouguian, précité, § 90). Le « degré de tolérance » approprié ne peut être défini in abstracto : la Cour doit examiner les circonstances particulières de l’affaire, en particulier l’ampleur des « perturbations de la vie quotidienne » (Primov et autres, précité, § 145). Cela étant, il est important que les associations et autres organisateurs de manifestations se conforment aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur (Oya Ataman, § 38, Balçık et autres, § 49, Éva Molnár, § 41, Barraco, § 44, précités, et Skiba, décision précitée).

156. Le refus délibéré des organisateurs de se conformer à ces règles et leur décision de structurer tout ou partie d’une manifestation de façon à provoquer des perturbations de la vie quotidienne et d’autres activités à un degré excédant le niveau de désagrément inévitable dans les circonstances constituent un comportement qui ne saurait bénéficier de la même protection privilégiée offerte par la Convention qu’un discours ou débat politique sur des questions d’intérêt général ou que la manifestation pacifique d’opinions sur de telles questions. Au contraire, la Cour estime que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour évaluer la nécessité de prendre des mesures visant à restreindre pareils comportements (paragraphe 97 ci-dessus ; voir également, mutatis mutandis, Drieman et autres, décision précitée).

157. Les restrictions à la liberté de réunion pacifique dans les lieux publics peuvent servir à la protection des droits d’autrui en vue de prévenir les troubles et les perturbations de la circulation routière (Éva Molnár, précité, § 34). L’affluence de personnes pendant un événement public comportant des risques, il n’est pas rare que les pouvoirs publics imposent des limites quant au lieu, à la date, à l’heure, à la forme ou aux modalités de la tenue d’un rassemblement public prévu (Primov et autres, précité, § 130).

δ) Obligations positives de l’État au titre de l’article 11 de la Convention

158. Les États doivent non seulement s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives au droit de réunion pacifique mais également protéger ce droit. Si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés (Associated Society of Locomotive Engineers and Firemen (ASLEF) c. Royaume-Uni, no 11002/05, § 37, 27 février 2007, et Nemtsov, précité, § 72), il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57, Oya Ataman, précité, § 36, et Gün et autres, précité, § 72).

159. Les autorités ont le devoir de prendre les mesures nécessaires pour toute manifestation légale afin de garantir le bon déroulement de celle-ci et la sécurité de tous les citoyens (Oya Ataman, précité, § 35, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, Skiba, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 69). Elles ne sauraient pour autant le garantir de manière absolue et elles jouissent d’un large pouvoir d’appréciation dans le choix de la méthode à utiliser (Protopapa c. Turquie, no 16084/90, § 108, 24 février 2009). En la matière, elles assument en vertu de l’article 11 de la Convention une obligation de moyens et non de résultat (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 34, série A no 139, et Fáber, précité, § 39).

160. En particulier, la Cour a souligné qu’il importait que des mesures de sécurité préventives, telles que l’envoi de secours d’urgence sur les lieux des réunions ou manifestations, soient prises afin de garantir le bon déroulement des événements de ce type, qu’ils soient de nature politique, culturelle ou autre (Oya Ataman, précité, § 39).

ii. Application de ces principes en l’espèce

α) Autorisation préalable d’un rassemblement pacifique

161. La Cour observe qu’en l’espèce les agriculteurs ont été autorisés à manifester dans des lieux déterminés. En particulier, en mai 2003, la municipalité de Kalvarija a délivré une autorisation permettant la tenue de rassemblements pacifiques à Kalvarija, « près de la place du marché », du 13 au 16 mai 2003 de 8 à 23 heures, le 17 mai 2003 de 8 à 15 heures et les 19 et 20 mai 2003 de 8 à 23 heures. Des autorisations similaires ont été accordées pour les dates suivantes : du 21 au 23 mai, le 24 mai et du 26 au 30 mai 2003 (paragraphe 15 ci-dessus). Le 8 mai 2003, la municipalité de Pasvalys a délivré une autorisation permettant la tenue d’une manifestation pendant dix jours du 15 au 25 mai 2003 « sur le parking situé à hauteur du kilomètre 63 de la Via Baltica et près de cette autoroute » (paragraphe 16 ci-dessus). Enfin, le 19 mai 2003, la municipalité de Klaipėda a délivré une autorisation permettant la tenue d’un rassemblement du 19 au 25 mai 2003 de 11 à 23 heures dans un « lieu situé dans le village de Divupiai, près de l’autoroute Vilnius-Klaipėda, mais à une distance minimale de vingt-cinq mètres de celle-ci » (paragraphe 17 ci-dessus).

162. Les autorités lituaniennes avaient donc explicitement donné leur accord préalable aux rassemblements (voir, a contrario, les arrêts et décisions précités suivants : Ziliberberg, Oya Ataman, §§ 38-39, Bukta et autres, § 34, Éva Molnár, §§ 40-41, Skiba, Rai et Evans, Gün et autres, § 77, et Primov et autres, §§ 121-128). On ne saurait donc considérer que les manifestations des agriculteurs étaient illégales en raison de l’inobservation de la procédure préalable à la tenue de réunions prévue par le droit interne.

163. Il convient également de relever que, du 19 mai au 21 mai 2003 à midi, les agriculteurs se sont rassemblés dans les lieux prévus et ont pu manifester pacifiquement sans aucune ingérence des autorités (paragraphe 19 ci-dessus).

ß) Comportement des requérants et des autres manifestants du 21 au 23 mai 2003 et ses conséquences

164. Toutefois, vers midi le 21 mai 2003, alors que les négociations avec le gouvernement piétinaient, les agriculteurs ont décidé de se rendre depuis les lieux prévus vers les routes à proximité, notamment vers l’autoroute Vilnius-Klaipėda, vers l’autoroute Panevėžys-Pasvalys-Riga et vers l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai (paragraphe 20 ci-dessus). Selon les indications du Gouvernement, il s’agit des trois principales autoroutes du pays, ce dont les requérants ne disconviennent pas. De plus, entre 15 heures et 16 h 30 le 21 mai 2003, les troisième, quatrième et cinquième requérants ont conduit des tracteurs sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai et les y ont laissés, bloquant ainsi la circulation routière (paragraphe 21 c) ci-dessus).

165. De l’avis de la Cour, le déplacement des manifestations depuis les lieux autorisés vers les autoroutes a constitué une violation flagrante des conditions stipulées dans les autorisations. Cette action a été entreprise sans que les autorités en aient été préalablement averties et sans qu’elles aient été invitées à modifier les modalités des autorisations. Or il n’est pas possible que les requérants n’aient pas eu connaissance de ces exigences.

166. Il n’apparaît pas non plus – bien que ce ne soit pas une considération déterminante dans ce type de situation – que l’action des agriculteurs, qui outrepassait les limites fixées par les autorisations de manifester, ait été justifiée par la nécessité de répondre immédiatement à un événement (voir, en particulier et mutatis mutandis, la jurisprudence citée aux paragraphes 152-153 ci-dessus). La Cour relève que les problèmes dans le secteur agricole et la chute des prix de gros de certains produits agricoles duraient déjà depuis un certain temps et que le mécontentement des agriculteurs ne retombait pas puisque, selon eux, le gouvernement refusait de mettre en œuvre la résolution adoptée par le Parlement le 22 avril 2003 (paragraphe 13 ci-dessus). La situation au cœur du conflit était donc bien connue des requérants et des autorités avant même la délivrance des autorisations permettant la tenue de rassemblements. Rien ne porte à croire qu’un événement politique soudain, appelant une réaction immédiate, se soit produit le 21 mai 2003 ou autour de cette date.

167. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les barrages routiers non autorisés n’étaient pas justifiés par un événement appelant une réaction immédiate (Éva Molnár, précité, § 38, et Skiba, décision précitée ; voir également, a contrario et mutatis mutandis, Bukta et autres, précité, § 36, qui concernait une manifestation tenue pour protester spontanément contre la participation du Premier ministre hongrois à une réception organisée par le Premier ministre roumain).

168. Quant à l’affirmation des requérants selon laquelle les barrages routiers constituaient une mesure ultime, prise dans une situation financière difficile pour préserver les intérêts légitimes des intéressés (paragraphes 119-120 ci-dessus), la Cour ne voit aucune raison de remettre en question l’appréciation des tribunaux internes selon laquelle les agriculteurs avaient à leur disposition d’autres moyens légaux de protéger leurs intérêts, par exemple la possibilité de saisir les juridictions administratives (paragraphe 43 ci-dessus).

169. La Cour ne voit par ailleurs aucune raison de douter des conclusions des juridictions nationales selon lesquelles les requérants étaient conscients que le déplacement des manifestations des lieux prévus vers les autoroutes ainsi que le stationnement des tracteurs sur l’autoroute Kaunas-Marijampolė-Suvalkai provoqueraient des perturbations importantes de la circulation routière. Après examen des éléments à leur disposition, les tribunaux internes et la police de Kalvarija et de Pasvalys (paragraphes 28 et 30 ci-dessus) sont parvenus à la conclusion que les barrages routiers avaient occasionné des désagréments majeurs pour la circulation des poids lourds et des voitures de tourisme, avec pour conséquence des embouteillages et de longues files de véhicules. Cette situation a perduré pendant plus de quarante-huit heures, puisque les barrages routiers n’ont été levés que le 23 mai 2003. Or il n’entre pas, normalement, dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux internes, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux (voir, notamment, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247‑B, Vidal c. Belgique, 22 avril 1992, §§ 33-34, série A no 235‑B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). La Cour n’a été saisie d’aucun élément de nature à remettre en cause les constatations des juridictions nationales ni à étayer l’allégation des requérants devant la Cour, que le Gouvernement conteste, selon laquelle, pendant les jours en question, la circulation des marchandises aurait été « même meilleure que d’habitude » (paragraphes 24 et 121 ci-dessus).

170. Comme la Cour l’a déjà indiqué au paragraphe 97 ci-dessus, les perturbations en cause de la vie quotidienne et de la circulation routière ne s’analysent pas en un effet indirect d’un rassemblement tenu dans un lieu public. Aussi longtemps que les manifestations se sont déroulées dans les lieux prévus, elles n’ont eu aucune incidence sur la circulation routière. La décision des agriculteurs de se rendre sur les autoroutes et d’utiliser des tracteurs ne pouvait que constituer une tentative de bloquer ou de ralentir le passage des véhicules et d’engendrer le chaos en vue d’attirer l’attention sur les besoins des agriculteurs. Les barrages routiers intentionnels ne pouvaient avoir qu’un objectif, celui de faire pression sur le gouvernement pour qu’il accède aux revendications des agriculteurs ; cela est du reste démontré par le fait que ces barrages ont été levés dès que les manifestants ont été informés de l’aboutissement des négociations (paragraphes 22 et 28 ci-dessus). Cet élément permet de distinguer la présente espèce des affaires dans lesquelles la Cour a observé que toute manifestation était susceptible d’entraîner des perturbations de la vie quotidienne, notamment de la circulation routière (voir la jurisprudence citée au paragraphe 155 ci-dessus).

171. La Cour a déjà été appelée à examiner des situations dans lesquelles des manifestants avaient essayé d’empêcher ou de modifier l’exercice d’une activité menée par d’autres personnes. Dans l’affaire Steel et autres (précitée), les premier et deuxième requérants avaient entravé respectivement une partie de chasse et des travaux de construction d’une autoroute. Dans l’affaire Drieman et autres (décision précitée), des militants de Greenpeace avaient manœuvré des canots de manière à faire obstacle à une chasse à la baleine, forçant les chasseurs à abandonner leur exploitation légale des ressources de pêche dans la zone économique exclusive de la Norvège. Dans ces deux affaires, la Cour a estimé que les sanctions infligées (dans l’affaire Steel et autres, quarante-quatre heures de détention provisoire et une peine d’emprisonnement de vingt-huit jours pour les entraves à l’opération de chasse et dix-sept heures de détention provisoire et une peine d’emprisonnement de sept jours pour les protestations contre la construction d’une autoroute ; dans l’affaire Drieman et autres, deux jours de détention provisoire, des amendes convertibles en peines d’emprisonnement en cas de défaut de paiement et la confiscation d’un canot) avaient constitué une réaction proportionnée, notamment au but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui. La Cour estime que la même conclusion s’impose a fortiori en l’espèce, où les actions des manifestants ne visaient pas directement une activité qu’ils réprouvaient, mais avaient pour but le blocage physique d’une autre activité (l’utilisation des autoroutes par des transporteurs de marchandises et par des véhicules de tourisme) ne présentant pas de lien direct avec l’objet de leur contestation, c’est-à-dire l’inaction alléguée du gouvernement face à la baisse des prix de certains produits agricoles.

172. À cet égard, le cas d’espèce présente plus de similarités avec l’affaire Lucas (décision précitée), dans laquelle la requérante avait bloqué une voie publique pour protester contre la rétention d’un sous-marin nucléaire, et avec l’affaire Barraco (précitée) qui concernait la participation du requérant à une forme de contestation ayant entraîné un fort ralentissement de la circulation routière. Comme dans les affaires précitées Steel et autres et Drieman et autres, la Cour a estimé que les sanctions infligées aux requérants (quatre heures de détention dans un fourgon de police et une amende de 150 livres sterling dans l’affaire Lucas, et une peine d’emprisonnement de trois mois avec sursis et une amende de 1 500 euros dans l’affaire Barraco) étaient « nécessaires dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. La Cour relève en outre que dans l’affaire Barraco les perturbations de la circulation routière avaient duré seulement cinq heures (contre plus de quarante-huit heures en l’espèce) et avaient concerné une seule autoroute (et non pas trois comme dans la présente affaire).

173. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée ci-dessus, lorsque des manifestants perturbent intentionnellement la vie quotidienne et les activités licites d’autrui, ces perturbations, lorsque leur ampleur dépasse celle qu’implique l’exercice normal de la liberté de réunion pacifique, peuvent être considérées comme des « actes répréhensibles » au sens de la jurisprudence de la Cour (paragraphe 149 ci-dessus). Pareil comportement peut donc justifier l’imposition de sanctions, y compris de nature pénale.

174. La Cour estime que même si les requérants ne se sont ni livrés à des actes de violence ni n’ont incité d’autres personnes à commettre de tels actes (voir, a contrario, Osmani et autres, décision précitée, Protopapa, précité, et Primov et autres, précité), le blocage quasi total de trois autoroutes importantes, au mépris flagrant des ordres de la police et des intérêts et droits des usagers de la route, s’analyse en un comportement qui, tout en étant moins grave que le recours à la violence physique, peut être qualifié de « répréhensible ».

175. Dans ce contexte, la Cour ne voit aucune raison de douter que les restrictions litigieuses découlant de la décision des autorités nationales de sanctionner la conduite des requérants étaient justifiées par des motifs pertinents et suffisants. Eu égard à la marge d’appréciation qu’il convient d’accorder à l’État défendeur en pareilles circonstances (paragraphe 156 ci-dessus ; voir également, par comparaison, le large pouvoir discrétionnaire dont jouissent les États contractants en ce qui concerne les actions des syndicats, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, §§ 86-87, CEDH 2014), celui-ci était clairement fondé à considérer que les intérêts de la protection de l’ordre public primaient ceux des requérants à ériger des barrages routiers en vue de permettre aux agriculteurs de sortir de l’impasse dans leurs négociations avec le gouvernement (voir, mutatis mutandis, Primov et autres, précité, § 160).

γ) Comportement des autorités pendant les manifestations

176. En ce qui concerne le comportement des autorités, la Cour relève que celles-ci, à la demande des agriculteurs, ont délivré des autorisations permettant la tenue de rassemblements pacifiques dans des lieux précis, et qu’elles ne sont pas intervenues jusqu’à ce que les manifestants quittent les lieux autorisés pour se rendre sur les autoroutes. La police s’est alors contentée d’ordonner aux requérants de lever les barrages et de les avertir que leur responsabilité pourrait éventuellement être mise en jeu (paragraphes 46 et 52 ci-dessus). Même lorsque les requérants ont refusé d’obéir à ces ordres légitimes, la police a choisi de ne pas disperser les rassemblements. Les agriculteurs ont décidé de mettre fin aux manifestations uniquement lorsque leurs revendications ont été satisfaites par le gouvernement (paragraphe 22 ci-dessus). De plus, lorsque des tensions sont apparues entre les agriculteurs et les chauffeurs routiers, la police a engagé les protagonistes à se calmer afin d’éviter des conflits sérieux (paragraphe 28 ci-dessus). Enfin, les autorités ont essayé de dévier la circulation sur des routes secondaires du voisinage en vue de réduire les embouteillages.

177. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, malgré les troubles graves causés par la conduite des requérants, les autorités ont fait preuve d’une grande tolérance (voir, mutatis mutandis, Éva Molnár, précité, § 43, Barraco, précité, § 47, et Skiba, décision précitée ; voir également, a contrario, Primov et autres, précité). De plus, elles ont cherché à mettre en balance les intérêts des manifestants avec ceux des usagers des autoroutes, afin de garantir le bon déroulement du rassemblement et la sécurité de tous les citoyens ; dès lors, elles ont satisfait à toute obligation positive qui pouvait être mise à leur charge (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 158-160 ci-dessus).

δ) Sanctions infligées aux requérants

178. Quant aux sanctions infligées aux requérants, la Cour relève que chacun d’entre eux s’est vu imposer une légère peine privative de liberté de soixante jours, assortie d’un sursis de un an. Les requérants n’ont pas eu à verser d’amende, et la seule conséquence pratique de leur condamnation a été l’obligation pour eux, pendant un an, d’obtenir une autorisation s’ils souhaitaient quitter leur lieu de résidence pendant plus de sept jours consécutifs (paragraphe 47 ci-dessus). Une mesure similaire a été appliquée à quatre des requérants avant leur procès, de juillet à octobre 2003 (paragraphe 33 ci-dessus). Pareil désagrément ne semble pas disproportionné au regard des graves troubles à l’ordre public causés par les intéressés (voir, par comparaison, les sanctions appliquées dans les affaires Steel et autres et Lucas, précitées, que la Cour a jugées proportionnées). De plus, les requérants ne soutiennent pas que leurs demandes de quitter leurs lieux de résidence respectifs s’étaient heurtées à des refus ou auraient été systématiquement ignorées par les juridictions nationales.

179. La Grande Chambre n’est pas convaincue que les poursuites pénales engagées contre les requérants aient empêché la mise en balance des intérêts concurrents en jeu (voir, par comparaison, le paragraphe 82 de l’arrêt de la chambre). À cet égard, elle observe que le tribunal de district a pris en compte la personnalité des requérants et leur degré de culpabilité pour parvenir à la conclusion que le but de la sanction pouvait être atteint sans que les intéressés fussent effectivement privés de leur liberté (paragraphe 47 ci-dessus). De plus, le tribunal régional et la Cour suprême ont examiné l’affaire à la lumière, notamment, du droit à la liberté d’expression garanti par la Constitution et par la Convention (paragraphes 53 et 58 ci-dessus).

180. Par ailleurs, la Cour estime qu’il convient de tenir dûment compte de l’ampleur de la marge d’appréciation dont jouit l’État en la matière dans les circonstances particulières de l’espèce. À cet égard, elle observe que les éléments de droit comparé dont elle dispose (paragraphes 78-81 ci-dessus) indiquent qu’il n’existe pas d’approche uniforme au sein des États membres quant à la qualification juridique de l’entrave à la circulation routière sur une autoroute publique, qui est considérée comme une infraction pénale dans certains États et comme une infraction administrative dans d’autres. Dès lors, il convient de laisser aux autorités nationales un pouvoir discrétionnaire large pour qualifier le type de comportement reproché aux requérants. Partant, les autorités nationales n’ont pas dépassé les limites de leur ample marge d’appréciation (paragraphe 156 ci-dessus) en mettant en cause la responsabilité pénale des requérants du fait de leur comportement.

181. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter de l’appréciation des juridictions nationales selon laquelle A.D., un autre agriculteur qui avait entravé la circulation routière, n’était responsable que de l’infraction administrative de violation des règles de la circulation routière (voir, par comparaison, le paragraphe 83 de l’arrêt de la chambre). Quoi qu’il en soit, le fait que d’autres personnes aient été traitées avec plus d’indulgence n’implique pas nécessairement que les sanctions infligées aux requérants étaient disproportionnées.

ɛ) Conclusion

182. Eu égard à l’ensemble des considérations ci-dessus, la Cour conclut qu’en condamnant les requérants pour émeute à raison du comportement dont ils ont fait preuve du 21 au 23 mai 2003 pendant les manifestations d’agriculteurs, les autorités lituaniennes ont ménagé un juste équilibre entre les buts légitimes de la « défense de l’ordre » et la « protection des droits et libertés d’autrui », d’une part, et les impératifs de la liberté de réunion, d’autre part. Elles ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable des faits et sur des motifs pertinents et suffisants. Dès lors, elles n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation en la matière.

183. L’ingérence litigieuse ayant été « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 de la Convention, il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce.

184. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner les arguments présentés par les parties, afin qu’elle détermine si les mesures adoptées par les autorités lituaniennes pouvaient se justifier à la lumière de la jurisprudence de la CJCE (paragraphe 125 ci-dessus pour les requérants et paragraphes 134-135 ci-dessus pour le Gouvernement). À cet égard, la Cour se bornera à observer que le rôle de la CJCE dans les affaires précitées a consisté à établir si les États membres concernés de l’Union européenne avaient respecté leur obligation d’assurer la libre circulation des marchandises, alors qu’elle-même a pour tâche en l’espèce de déterminer s’il y a eu atteinte au droit des requérants à la liberté de réunion.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

185. Les requérants allèguent en outre que leur condamnation a emporté violation de l’article 7 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

2. Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

186. Le Gouvernement conteste cette allégation.

A. Observations des parties

1. Les requérants

187. Devant la chambre, les requérants ont soutenu que l’article 283 § 1 du code pénal, sur le fondement duquel ils ont été condamnés, n’était pas formulé clairement et n’avait pas été correctement interprété par les juridictions nationales (voir également les arguments développés par les requérants sous l’angle de l’article 11 de la Convention – paragraphe 103 ci-dessus).

2. Le Gouvernement

188. Le Gouvernement arguë que l’article 283 § 1 du code pénal, entré en vigueur le 1er mai 2003, est un texte accessible à tous les citoyens. Il estime que la notion d’« atteinte grave à l’ordre public » figurant dans cette disposition ne saurait passer pour manquer de clarté ou de précision, considérant qu’il est selon lui légitime que les lois mentionnent des catégories générales plutôt que d’établir des listes exhaustives. Il ajoute que dans sa décision du 4 octobre 2005 (paragraphes 56-59 ci-dessus) la Cour suprême décrit la substance de l’infraction d’émeute.

189. Le Gouvernement est d’avis qu’en condamnant les requérants, les juridictions internes ne sont en aucun cas allées au-delà d’une interprétation raisonnable de la définition de l’infraction. Il estime que le comportement des requérants aurait pu causer des dommages sérieux et porter préjudice aux biens, à la santé, voire à la vie d’autrui et que ces dommages plus sérieux ont été évités grâce à l’adoption par les services de police de mesures préventives et à la mise en place par ceux-ci d’itinéraires de contournement.

190. Le Gouvernement maintient que la responsabilité des requérants pour émeute était également prévisible. Il déclare que la même infraction était également passible de sanctions en vertu de l’« ancien » code pénal de 1961, en vigueur jusqu’au 30 avril 2003. Il ajoute que les organisateurs de la manifestation (A.K. et B.M.) avaient été officiellement informés par écrit du libellé de l’article 283 du code pénal (paragraphes 15 et 17 ci-dessus), et qu’ils pouvaient donc prévoir qu’ils étaient passibles de poursuites s’ils bloquaient des routes. Il considère qu’en tant que personnes assumant une responsabilité spéciale concernant les manifestations, les deux requérants auraient pu également solliciter les conseils d’experts juridiques.

191. Le Gouvernement reconnaît que l’affaire des requérants est apparemment la première dans laquelle la disposition sur l’émeute a été appliquée, mais estime que l’absence, pour des raisons objectives (rareté de l’infraction), de jurisprudence nationale n’emporte pas automatiquement violation de l’article 7 de la Convention. Il indique que d’autres personnes ont été ultérieurement condamnées pour émeute pour des faits survenus en 2009 (décision de la Cour suprême du 4 décembre 2012 dans l’affaire pénale no 2K-552/2012).

B. Arrêt de chambre

192. Eu égard à ses conclusions sur le terrain de l’article 11 de la Convention, la chambre a considéré avoir déjà traité la principale question juridique soulevée en l’espèce et a donc jugé qu’il n’y avait pas lieu de se livrer à un examen séparé du grief sous l’angle de l’article 7 (paragraphe 87 de l’arrêt de chambre).

C. Appréciation de la Grande Chambre

193. La Cour réitère que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion pacifique était « prévue par la loi » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention et, notamment, qu’elle était prévisible pour les requérants (paragraphes 111-118 ci-dessus). Elle rappelle également que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d’origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (voir le rappel des principes pertinents figurant dans l’arrêt Rohlena c. République tchèque ([GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015)). La Cour relève en outre que, dans leurs observations à la Grande Chambre, les requérants n’ont pas expressément repris le grief qu’ils avaient soulevé devant la chambre sous l’angle de l’article 7 de la Convention. Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 7 de la Convention ;

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren PrebensenDean Spielmann
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

D.S.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Je partage pleinement l’avis de mes collègues selon lequel la liberté de réunion est d’une importance primordiale pour une société démocratique et doit être protégée avec une rigueur particulière. Je suis aussi d’avis que la Convention n’a pas été violée en l’espèce. Je souhaiterais introduire néanmoins certaines nuances par rapport à la motivation de l’arrêt.

2. Dans la motivation de l’arrêt, la Cour affirme d’une façon générale qu’« [i]l n’est en principe pas contraire à l’esprit de l’article 11 que pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale une Haute Partie contractante puisse soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions (...) » (paragraphe 147 de l’arrêt), sans examiner la proportionnalité de la mesure en question. Je ne suis pas convaincu par cette approche, qui semble reconnaître d’une façon générale la conformité du système d’autorisation des réunions avec la Convention. La position retenue ne tient pas suffisamment compte de la lettre de l’article 11. L’autorisation d’une manifestation est une ingérence dans la sphère protégée par l’article 11 § 1 qui doit s’apprécier à la lumière du paragraphe 2 de cet article. En particulier, la mesure en question doit respecter le principe de proportionnalité. Pour répondre à la question de savoir si la mesure examinée est nécessaire dans une société démocratique, il faut prendre en considération notamment la nature du rassemblement que les citoyens souhaitent organiser et la nature des lieux auxquels la mesure en question s’applique. Par ailleurs, il est nécessaire d’examiner les circonstances factuelles de chaque affaire et de tenir compte des spécificités des différents États. Si dans certains cas l’obligation d’obtenir une autorisation est parfaitement justifiée, elle ne l’est pas nécessairement dans d’autres cas. De plus, il faut distinguer clairement le système de l’autorisation préalable du système de notification, ce dernier étant nettement moins restrictif. Très souvent, l’obligation de notifier la tenue d’une manifestation est une mesure suffisante pour protéger d’une façon efficace les intérêts publics et les droits des personnes tierces, tandis que l’obligation d’obtenir une autorisation constitue une mesure excessive.

L’approche de la Cour consistant à exiger une certaine flexibilité des autorités vis-à-vis des manifestations sans autorisation, et notamment vis-à-vis des manifestations spontanées, ne compense pas toutes les conséquences négatives pour la liberté de réunion qui résultent d’une acceptation générale de la conformité avec la Convention du système d’autorisation des manifestations.

3. L’article 11 de la Convention protège la liberté de réunion pacifique. Il s’applique à différents types d’actions collectives organisées en vue d’exprimer des opinions. Il est nécessaire d’adopter une interprétation large de la notion de réunion pacifique et de tenir compte du principe in dubio pro libertate. Toutefois, le champ d’application de la disposition en question doit avoir certaines limites. Si la liberté de réunion présuppose l’obligation pour les autorités nationales de prendre les mesures nécessaires pour protéger la sécurité des manifestants, la délimitation du champ d’application de l’article 11 doit prendre aussi en considération l’obligation des autorités de protéger de façon efficace les droits des personnes tierces qui pourraient être directement affectées par les actions collectives dont les effets vont bien au-delà des conséquences habituelles des manifestations. Je regrette d’ailleurs que cette dernière obligation des autorités nationales n’ait pas été davantage mise en exergue dans la motivation de l’arrêt.

J’hésite beaucoup à admettre que les blocages d’autoroutes tels qu’organisés par les requérants entrent dans le champ d’application de l’article 11. La motivation de l’arrêt met à juste titre l’accent sur le fait que ces blocages ont été organisés avec l’intention de perturber la circulation des personnes et des marchandises dans le pays (paragraphes 164-175 de l’arrêt). Les effets de ces blocages vont bien au-delà des perturbations habituelles liées à la tenue des manifestations dans les lieux publics. Elles vont aussi bien au-delà des opérations de « sit-in » organisées autour de certains lieux spécifiques en vue de bloquer leur accès. Les requérants ont entrepris ces actions pour promouvoir leurs opinions, non pas par la force de leurs arguments, mais en heurtant directement les intérêts personnels économiques légitimes d’un nombre important de personnes tierces et en affectant la vie économique de leur pays, – donc plutôt par l’argument de la force. Le message des manifestants devait non seulement être entendu mais aussi directement ressenti par les concitoyens. Dans ce contexte, la motivation de l’arrêt qualifie à juste titre les actes des requérants de répréhensibles (paragraphe 174 de l’arrêt). Ces actes jouissent-ils vraiment de la protection prima facie de l’article 11 ?

4. La motivation de l’arrêt semble attacher une grande importance au fait que – comme l’ont constaté les tribunaux lituaniens – les agriculteurs avaient à leur disposition d’autres moyens légaux de protéger leurs intérêts, par exemple la possibilité de saisir les juridictions administratives (paragraphe 168 de l’arrêt). Dans cette optique, la protection de la liberté de réunion pacifique pourrait être modulée en fonction de l’existence d’autres moyens pour protéger les intérêts en question, ce qui conduirait à relativiser la protection accordée par la Convention.

Je note à cet égard que dans un État démocratique, membre du Conseil de l’Europe, les citoyens disposent nécessairement de différents moyens leur permettant d’exprimer collectivement leurs opinions et de défendre leurs intérêts sans heurter directement et intentionnellement la liberté de circulation et les intérêts économiques légitimes d’autres personnes. En même temps, le fait que les requérants aient disposé de la possibilité de défendre leurs intérêts par le biais de requêtes introduites auprès des juridictions administratives ne me semble pas pertinent pour la qualification légale de leurs actions. Même si, pour différentes raisons, les intérêts économiques que défendent les manifestants ne peuvent pas être protégés d’une façon efficace par les juridictions et que les prétentions qu’ils soulèvent ne sont pas justiciables, cela ne justifie pas les atteintes aux intérêts légitimes et aux droits d’autres personnes. Inversement, la justiciabilité des prétentions soulevées lors d’une réunion pacifique ne peut pas diminuer la portée de la protection accordée aux manifestants sur le fondement de l’article 11.

5. Quelle que soit la réponse à apporter à la question de l’applicabilité de l’article 11 dans la présente affaire, la constatation du respect de la Convention par les autorités lituaniennes semblait s’imposer avec évidence. Étant donné les circonstances particulières de l’affaire, présentées en détail dans la motivation de l’arrêt, la requête aurait même pu être déclarée manifestement mal fondée.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-158232
Date de la décision : 15/10/2015
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Non-violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : KUDREVIČIUS ET AUTRES
Défendeurs : LITUANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : STUNGYS K. ; LOSIS E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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