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08/10/2015 | CEDH | N°001-157541

CEDH | CEDH, AFFAIRE SELLAL c. FRANCE, 2015, 001-157541


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SELLAL c. FRANCE

(Requête no 32432/13)

ARRÊT

STRASBOURG

8 octobre 2015

DÉFINITIF

08/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sellal c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom

,
Aleš Pejchal,
Síofra O’Leary, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SELLAL c. FRANCE

(Requête no 32432/13)

ARRÊT

STRASBOURG

8 octobre 2015

DÉFINITIF

08/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sellal c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal,
Síofra O’Leary, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 septembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32432/13) dirigée contre la République française et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes Karima et Fatima Sellal (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 21 mai 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me M. Bescou, avocat à Lyon. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérantes allèguent que les autorités internes n’ont pas pris les mesures propres à garantir le droit à la vie de leur frère A.S., protégé par l’article 2 de la Convention.

4. Le 22 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérantes sont nées respectivement en 1986 et 1982 et résident à Chazay-d’Azergues.

A. L’incarcération et le décès d’A.S.

6. Le 27 mars 2002, A.S. fut incarcéré pour purger une série de peines d’emprisonnement prononcées à son encontre en 2001 et 2002. Au cours de sa détention, de nouvelles condamnations survenues en 2002 et 2003 furent également mises à exécution.

7. Le 23 décembre 2003, le juge d’application des peines (« JAP ») du tribunal de grande instance (« TGI ») de Vienne lui octroya une mesure de libération conditionnelle à compter du 29 décembre 2003, assortie notamment de l’obligation d’exercer une activité professionnelle ou de suivre un enseignement ou une formation professionnelle et de se soumettre à des mesures d’examen médical, de traitement ou de soins, même sous le régime de l’hospitalisation. Le JAP motiva l’imposition de cette dernière obligation par la fragilité de l’intéressé sur le plan psychique, constatée par le médecin psychiatre G.R. au cours d’une expertise réalisée le 11 décembre 2003. Ce dernier avait en effet relevé chez A.S. une personnalité psychopathique, caractérisée par une intolérance à la frustration, une instabilité, des passages à l’acte de l’ordre de « l’hétéro agressivité » (c’est-à-dire une conduite agressive à l’égard des autres), ainsi que de multiples transgressions et un contexte de toxicomanie, en association avec des idées de revendication et un contexte paranoïaque et projectif sous-jacent.

8. Le 30 janvier 2004, le JAP du TGI de Villefranche-sur-Saône ordonna l’arrestation provisoire d’A.S. à la suite d’un rapport du service pénitentiaire d’insertion et de probation (« SPIP ») du même jour, selon lequel l’intéressé ne respectait pas ses obligations de travail et de soins et avait fait l’objet, le 23 janvier 2004, d’une procédure du commissariat de police pour des troubles du voisinage. La conseillère technique de service social avait constaté que le comportement d’A.S. variait de la « dépression totale à un état de confusion » où ses propos étaient incohérents, qu’il était nécessaire de le protéger ainsi que son entourage et que la mesure de libération conditionnelle paraissait inappropriée. Elle avait rappelé que des rapports de police révélaient une tension entre l’intéressé et sa compagne, ainsi qu’avec le voisinage, précisant craindre un débordement d’A.S. qui avait déjà été condamné pour violences.

9. Ce même jour, A.S. fut arrêté et écroué à la maison d’arrêt de Villefranche-sur-Saône.

10. Le 2 février 2004, il fut reçu par le chef de service pénitentiaire qui remplit la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire ». Furent relevés des troubles du comportement et l’inquiétude d’A.S. quant à l’effet de son incarcération sur son ménage, de même que sa nervosité et son incapacité à se concentrer. En revanche, aucune addiction ou tentative de suicide antérieure ne fut mentionnée. La fiche individuelle de renseignements établie au cours de l’audience d’entrée du même jour faisait également état de troubles du comportement.

11. Le 18 février 2004, le JAP du TGI de Villefranche-sur-Saône révoqua la libération conditionnelle qui avait été accordée au frère des requérantes. Il observa notamment que si les troubles du comportement d’A.S. avaient été canalisés en détention, ce dernier n’était pas à même de respecter les obligations qui avaient été mises à sa charge. Le juge releva également que l’intéressé attirait l’attention des services de police pour des troubles du voisinage, qui étaient le signe de difficultés relationnelles incompatibles avec la volonté de réinsertion d’un condamné. A.S. se vit notifier cette décision le 23 février 2004. Il interjeta appel le 26 février 2004.

12. Le 7 avril 2004, à 7 heures 05, lors de l’appel réglementaire du matin, les surveillants de la maison d’arrêt retrouvèrent A.S. pendu au radiateur de sa cellule, à l’aide d’une corde confectionnée à partir d’un drap. Les premiers gestes de secours lui furent prodigués en vain. Son décès fut constaté.

B. L’enquête initiale

13. Le parquet fut avisé du suicide de l’intéressé et une enquête fut immédiatement ouverte au commissariat de Villefranche-sur-Saône.

14. Les premières investigations permirent d’établir qu’A.S. était détenu en cellule individuelle et qu’il n’avait laissé aucun écrit pour expliquer son geste. La dernière ronde effectuée au cours de la nuit du 6 au 7 avril 2004 avait eu lieu à 5 heures 32 et n’avait rien révélé d’anormal. L’intéressé était suivi mensuellement par un psychiatre, le Docteur A.P., et bénéficiait d’un traitement psychotrope composé d’un antidépresseur (Deroxat), d’un hypnotique (Imovane), d’un anxiolytique (Xanax) et d’un neuroleptique (Modecate). La fiche de renseignement remplie lors de l’écrou mentionnait qu’avant sa libération conditionnelle, il avait été incarcéré au centre de détention de Saint-Quentin et qu’il présentait des troubles du comportement. Il n’avait cependant pas été repéré comme un détenu présentant des risques suicidaires et ne figurait donc pas sur la liste des détenus à risques majeurs. Le 10 février 2004, le Docteur G.P. avait constaté chez A.S. un état de décompensation paranoïaque, ainsi qu’un refus de prendre son traitement. L’intéressé avait donc été placé sous le régime de l’hospitalisation d’office au centre hospitalier de Saint Cyr au Mont d’Or. Cette mesure avait été levée le 12 février 2004, sur certificat du Docteur A.P. relevant une stabilisation sous traitement de l’état psychique d’A.S., rendant possible son retour en maison d’arrêt. Depuis lors, selon l’infirmière du service médical de la maison d’arrêt, il avait paru plus calme et prenait son traitement sans difficulté. Celui-ci lui avait été fourni de manière journalière et aucun nouveau refus n’avait été constaté, le détenu attendant même ses médicaments avec impatience tous les jours. Il avait rendez-vous avec le Docteur A.P. le 8 avril 2004.

15. Le surveillant J.G. décrivit aux enquêteurs un détenu « très demandeur » après son arrivée, qui s’était ensuite calmé. Il précisa que l’intéressé posait fréquemment des questions sur le bénéfice éventuel d’un parloir. À cet égard, les investigations révélèrent qu’au cours de son incarcération, A.S. n’avait reçu qu’une visite de sa mère et d’une de ses sœurs, le 23 mars 2004, qui l’avaient trouvé dans un état déplorable. Sa compagne Y.M. indiqua s’être séparée de lui à la suite de son incarcération. Ils avaient un fils en commun, pour lequel un éducateur devait mettre en place un mode de rencontre avec le père. Le 6 avril 2004, A.S. avait appris que les parloirs prévus avec sa famille avaient été annulés.

16. L’autopsie réalisée sur le corps du défunt, de même que les analyses anatomo-pathologiques, confirmèrent la mort par pendaison et l’absence de signes de nature à révéler une intervention extérieure.

17. Le 4 juin 2004, le parquet classa la procédure sans suite, estimant que l’enquête n’avait pas permis de révéler la commission d’une infraction.

C. L’information judiciaire

18. Par un courrier du 21 février 2005, les parents, les frères et les sœurs d’A.S. saisirent le doyen des juges d’instruction du TGI de Villefranche-sur-Saône d’une plainte avec constitution de partie civile pour homicide involontaire et non-assistance à personne en danger.

19. Un article figurant dans l’édition du journal Le Progrès datée du 29 avril 2004 porta ce dépôt de plainte à la connaissance du public. Le journaliste indiqua notamment que la famille d’A.S. contestait « la thèse de la Justice qui a conclu à un suicide par pendaison » et estimait que « son comportement n’était pas celui d’un suicidaire ».

20. Le 18 mai 2005, une information judiciaire fut ouverte de ces chefs contre personne non dénommée.

21. L’expertise toxicologique réalisée à partir des prélèvements sanguins effectués sur la victime révéla un dépistage positif aux benzodiazépines et l’absence de toute substance médicamenteuse ou stupéfiante habituellement recherchée en laboratoire.

22. La directrice adjointe de la maison d’arrêt expliqua que l’annulation des parloirs du 6 avril 2004 était due à un changement du mode de fonctionnement de l’établissement applicable à tous les détenus à compter du 5 avril 2004 et entraînant la fermeture des parloirs les lundis et mardis, le 6 avril étant précisément un mardi. Une note de service du 2 mars 2004 avait porté cette nouvelle organisation à l’attention des familles. De même, une note du 31 mars 2004 avait rappelé la fermeture des parloirs le 6 avril 2004.

23. Une expertise psychiatrique du dossier médical d’A.S. fut confiée au Docteur Y.J. Dans son rapport en date du 8 février 2006, ce dernier estima que l’intéressé était atteint de schizophrénie. Il observa que son hospitalisation d’office du 10 février 2004 était justifiée par le refus de traitement, même si le diagnostic de manifestations délirantes posé par le médecin auteur du certificat était erroné du fait de la méconnaissance des antécédents du patient. De même, il jugea adaptée la proposition de levée d’hospitalisation d’office du 12 février 2004, émanant du Docteur A.P. qui connaissait A.S. depuis 1997, ce médecin ayant pu rectifier l’appréciation du Docteur G.P. en constatant un épisode confusionnel chez un schizophrène, dont le risque de passage à l’acte est moins fort une fois passé le moment de crise, et le patient ayant repris son traitement. L’expert observa que le Docteur A.P. avait revu l’intéressé en consultation les 3 et 18 mars 2004. À cette seconde date, celui-ci avait relevé que le patient envisageait des projets d’avenir et acceptait les soins. L’expert conclut que l’état de ce dernier était tout à fait compatible avec son incarcération, qui était elle-même compatible avec la prise des médicaments prescrits.

24. Il remarqua que si le dossier d’A.S. faisait état d’éléments dépressifs lors de certaines hospitalisations antérieures, comme en juin et en août 2000, il n’était pas fait mention d’idées suicidaires, sauf le 24 février 1998 au sujet d’une tentative de suicide au Loxapac à la suite d’une rupture sentimentale. Il souligna que l’intéressé avait réfuté avoir des idées suicidaires dans un entretien avec le Docteur M.P. le 13 juin 2000 et qu’on ne trouvait donc dans son dossier pas vraiment d’éléments qui auraient pu faire craindre un risque suicidaire, le diagnostic de psychose maniaco-dépressive devant être écarté. De même, rien dans le dossier de l’hospitalisation de février 2004 ne permettait de retrouver des éléments évocateurs d’un risque suicidaire.

25. L’expert estima également que :

« L’incarcération ne semble donc en aucun cas avoir pu être contre-indiquée par les troubles de M. S. Au contraire, la plupart des intervenants médicaux et sociaux notent que M. S. semblait en tirer des bénéfices sur le plan comportemental ».

26. Il ajouta que si le risque suicidaire est assez fréquent chez les patients schizophrènes, celui-ci se manifeste le plus souvent en dehors des épisodes délirants quand le patient va plutôt mieux, le suicide étant le plus souvent en lien avec un vécu d’effondrement psychotique. Il précisa que, de manière très paradoxale, c’est quand les schizophrènes délirent le moins que le risque suicidaire est le plus grand, le délire ayant une fonction protectrice contre ce vécu d’effondrement psychotique. Se demandant alors si l’amélioration apparente des troubles observée par le Docteur A.P. ne pouvait pas justement faire craindre un risque suicidaire du fait de la disparition du délire et de la prise de conscience soudaine des conflits psychiques, l’expert indiqua que ce risque est une constante de la prise en charge des patients schizophrènes et qu’il paraît inacceptable de proposer une hospitalisation sous contrainte à un patient dans ce type de problématique psychotique, la prise de conscience ne pouvant être considérée comme pathologique malgré le risque suicidaire. Il précisa que l’attitude d’A.S. consistant à attendre son traitement avec impatience pouvait laisser penser que celui-ci commençait peut-être à prendre conscience de ses difficultés, son suicide n’étant alors pas à considérer comme l’expression d’une dépression mais plutôt comme le résultat d’une confrontation avec la découverte brutale par lui de sa maladie.

27. Enfin, l’expert ajouta que les résultats de l’expertise toxicologique ne permettaient pas d’affirmer qu’A.S. n’avait pas respecté son traitement, les substances concernées ne pouvant être retrouvées dans le sang au moyen des recherches toxicologiques utilisées. Il précisa que la prise en charge de l’intéressé supposait une attitude d’humanité et d’écoute, le risque suicidaire étant une constante de la prise en charge des patients schizophrènes.

28. Le 4 mai 2006, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non-lieu. Il estima qu’aucune faute susceptible de caractériser le délit d’homicide involontaire n’avait été relevée et que l’infraction de non-assistance à personne en danger n’était pas constituée, rien dans la situation d’A.S. ne laissant présager qu’il mettrait fin à ses jours.

29. Le 15 mai 2006, la famille du défunt interjeta appel de cette décision.

30. Le 13 décembre 2006, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon confirma l’ordonnance du juge d’instruction.

D. La procédure administrative

31. Le 10 octobre 2005, les parents, les frères et les sœurs d’A.S. demandèrent réparation du préjudice subi du fait du suicide de l’intéressé auprès du ministère de la Justice. Ce dernier rejeta leur demande le 8 décembre 2005.

32. Le 9 février 2006, la famille d’A.S. saisit le tribunal administratif de Lyon d’une requête en indemnisation.

33. Par un jugement du 24 février 2009, ce tribunal rejeta leur requête, au motif que le comportement de l’intéressé sous traitement ne pouvait laisser présager un passage à l’acte suicidaire et que l’administration pénitentiaire ne pouvait être considérée comme fautive de n’avoir pas, d’elle-même, évalué et pris en compte un tel risque.

34. Par une requête en date du 30 avril 2009, la famille d’A.S. interjeta appel de ce jugement.

35. Par un arrêt du 17 février 2011, la cour administrative d’appel de Lyon confirma la décision du tribunal administratif. Les juges estimèrent que s’il était constant qu’A.S. présentait une pathologie psychiatrique, il ressortait des avis médicaux figurant au dossier que sa maladie ne s’accompagnait pas de tendances suicidaires et que rien dans ses antécédents ni dans sa conduite récente ne pouvait laisser prévoir un suicide. Ils ajoutèrent que, compte tenu des éléments portés à sa connaissance et du comportement de l’intéressé, l’administration pénitentiaire ne pouvait se voir reprocher de n’avoir pas mis en place une surveillance supplémentaire ni de l’avoir maintenu en cellule individuelle, qui est de principe et se trouvait en outre indiquée en raison des tendances agressives d’A.S. à l’égard de son entourage. Enfin, ils jugèrent qu’il ne résultait pas de l’instruction que ce dernier se serait soustrait à son traitement et que l’administration pénitentiaire ne pouvait donc se voir reprocher un mauvais suivi de la prise effective des médicaments.

36. Les requérantes se pourvurent en cassation les 29 août et 28 novembre 2011.

37. Par une décision du 21 novembre 2012, le Conseil d’État refusa d’admettre leur pourvoi.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

38. Une circulaire du garde des sceaux et du ministre délégué à la santé, en date du 26 avril 2002, a été consacrée à la prévention des suicides dans les établissements pénitentiaires. Elle prévoyait, notamment, de favoriser le repérage du risque suicidaire en détention en expérimentant, pendant six mois, l’utilisation d’une grille d’analyse destinée à aider au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire, pour chaque entrant.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION DANS SON VOLET MATÉRIEL

39. Les requérantes se plaignent de l’atteinte au droit à la vie de leur frère et invoquent l’article 2 de la Convention, dont les dispositions se lisent comme suit :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

40. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

41. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérantes

42. Dans leur requête, les requérantes reprochaient aux autorités internes de ne pas avoir mis en œuvre l’évaluation du risque suicidaire de leur frère, en remplissant la grille d’évaluation préconisée par une circulaire du 26 avril 2002. Elles estimaient qu’une telle évaluation était imposée par les textes et aurait permis la mise en place du plan prévention suicide à l’égard d’A.S.

43. Compte tenu des observations du Gouvernement, en annexe desquelles figurait notamment la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire » qui avait été remplie au début de la détention d’A.S., les requérantes font valoir que celle-ci constitue un élément nouveau et que le document est illisible, incomplet, partiellement erroné et non conforme à celui préconisé dans un rapport daté de décembre 2003 (rapport de mission sur la prévention du suicide des personnes détenues, établi par Jean-Louis Terra à la demande du garde des Sceaux). Elles ajoutent que les éléments objectifs figurant dans le dossier laissaient apparaître la réalité du risque suicidaire chez A.S. À cet égard, elles rappellent les difficultés relevées par les différents intervenants, les soins psychiatriques dont il bénéficiait, la tentative de suicide de février 1998, la situation de rupture sentimentale avec sa compagne, les informations contenues dans le rapport du SPIP ayant justifié la révocation de la libération conditionnelle, l’hospitalisation d’office prononcée à la suite du refus de suivre le traitement prescrit, le fait que l’expertise toxicologique n’a pas mis en évidence la présence de substances médicamenteuses autres que des benzodiazépines, ainsi que l’annulation du parloir du 6 avril 2004.

b) Le Gouvernement

44. Le Gouvernement indique que le frère des requérantes avait rencontré le chef de service pénitentiaire au début de son incarcération et que la grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire a été remplie à cette occasion, sans mettre en évidence un quelconque risque de cette nature. Il observe que l’utilisation de cet outil n’était nullement obligatoire, même s’il a été utilisé en l’espèce. Il fait valoir que les autorités internes n’avaient connaissance d’aucun antécédent suicidaire et qu’elles n’avaient reçu aucune information particulière de la part des psychiatres intervenant dans la maison d’arrêt ou à l’hôpital psychiatrique ayant accueilli A.S. en février 2004. Il ajoute que le comportement de l’intéressé ne permettait pas d’anticiper un passage à l’acte contre lui-même.

45. De plus, le Gouvernement rappelle les conclusions de l’expertise psychiatrique réalisée au cours de l’instruction, selon lesquelles le dossier d’hospitalisation d’office de l’intéressé ne présentait pas d’éléments évocateurs d’un risque suicidaire. Il observe que sa famille elle-même a remis en cause la thèse du suicide dans un journal local, estimant que « son comportement n’était pas celui d’un suicidaire ». Il relève encore qu’A.S. avait évoqué des projets d’avenir lors des entretiens psychiatriques postérieurs à son hospitalisation d’office. Il en conclut que l’administration pénitentiaire ne pouvait avoir connaissance d’un risque de suicide. Enfin, il rappelle que le frère des requérantes bénéficiait d’un traitement adapté et que son placement en cellule individuelle était justifié par son agressivité à l’égard d’autrui.

2. Appréciation par la Cour

a) Les principes généraux

46. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention astreint l’État à s’abstenir de provoquer volontairement la mort, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III). Dans certaines circonstances bien définies, cet article va ainsi jusqu’à mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000).

47. Il convient cependant d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige donc pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Ainsi, dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savent ou devraient savoir sur le moment qu’existe un risque réel et immédiat qu’un individu donné attente à sa vie. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute paré ce risque. Concrètement, il faut et il suffit que le requérant démontre que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Tanrıbilir, précité, § 72, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 93, CEDH 2001‑III, Renolde c. France, no 5608/05, § 83, CEDH 2008 (extraits), et Ketreb c. France, no 38447/09, § 71, 19 juillet 2012).

48. Enfin, il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur particulière vulnérabilité (Keenan, précité, § 111, et Renolde, précité, § 84).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

49. La Cour constate qu’en l’espèce, le frère des requérantes était détenu sous le régime ordinaire, aucun risque suicidaire n’ayant été détecté chez lui par les autorités internes. La Cour doit rechercher si, compte tenu des éléments à la disposition de ces dernières, le caractère réel et immédiat d’un tel risque aurait dû être identifié.

50. À cet égard, la Cour relève qu’A.S. semblait à double titre vulnérable : en tant que personne privée de sa liberté et, plus encore, en tant que personne souffrant de troubles mentaux (De Donder et De Clippel c. Belgique, no 8595/06, § 75, 6 décembre 2011). Elle note que ces troubles étaient connus des autorités internes, puisqu’ils avaient justifié, préalablement à l’incarcération, l’imposition d’une obligation de soins dans le cadre de la libération conditionnelle accordée par le JAP, qui avait constaté que le condamné restait très fragile sur le plan psychique. Elle observe que ce constat était fondé notamment sur les conclusions d’une expertise psychiatrique du 11 décembre 2003 faisant état chez A.S. d’une personnalité psychopathique (paragraphe 7 ci-dessus).

51. La Cour observe également que les troubles psychiatriques d’A.S. avaient conduit les autorités internes à ordonner, en février 2004, douze jours après son incarcération, une mesure d’hospitalisation d’office motivée par son refus de prendre son traitement psychotrope. Enfin, elle rappelle que le contenu du dossier médical de l’intéressé permettait, d’après les conclusions de l’expertise qui en a été faite au cours de l’instruction, de poser un diagnostic de schizophrénie. Or, comme l’a déjà souligné la Cour, chez les schizophrènes, le risque de suicide est bien connu et élevé (Keenan, précité, § 94 , et De Donder et De Clippel, précité, § 75).

52. La Cour note toutefois que, selon le même expert, le dossier médical relatif à l’hospitalisation d’office de février 2004 ne présentait aucun élément évocateur d’un risque suicidaire. Elle remarque que si la mention d’une tentative de suicide a toutefois été retrouvée parmi les antécédents psychiatriques du frère des requérantes, celle-ci était relativement ancienne (février 1998) et faisait suite à une rupture sentimentale. L’expert a dès lors estimé que le dossier d’A.S., pris dans son ensemble, ne comportait pas vraiment d’éléments qui auraient pu faire craindre un tel risque, rappelant que le patient avait réfuté avoir des idées suicidaires, en juin 2000 (voir, a contrario, Shumkova c. Russie, no 9296/06, § 93, 14 février 2012).

53. La Cour constate également que, selon l’expert, la levée de l’hospitalisation d’office était adaptée, compte tenu de la reprise du traitement. Elle relève que le rapport souligne que l’incarcération ne semblait en aucun cas avoir pu être contre-indiquée par les troubles de l’intéressé et, qu’au contraire, la plupart des intervenants médicaux et sociaux avait noté que celui-ci semblait en tirer des bénéfices sur le plan comportemental. À cet égard, la Cour note que cette appréciation était de nature à conforter le constat opéré par le JAP dans le jugement de révocation de la libération conditionnelle, selon lequel le cadre carcéral avait été de nature à canaliser les troubles d’A.S. Elle estime que cet élément pouvait laisser espérer que l’état de l’intéressé se stabiliserait à la suite de son retour en détention.

54. Par ailleurs, la Cour observe que le dossier pénal du détenu ne comportait pas d’élément faisant craindre un risque de suicide, au-delà des troubles du comportement qui, en raison de leur caractère fréquent parmi la population carcérale, ne peuvent à eux seul signifier l’existence d’une problématique suicidaire. À ce titre, elle rappelle que ceux observés chez le frère des requérantes, lors de l’expertise du 11 décembre 2003 et par la conseillère technique de service sociale en janvier 2004, correspondaient à une conduite agressive à l’égard des autres et non contre lui-même.

55. S’agissant des efforts réalisés par les autorités internes pour vérifier si un risque suicidaire était néanmoins détectable chez A.S., la Cour note que le chef de service pénitentiaire a rempli, lors de sa réincarcération en février 2004, la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire » dont l’objet est précisément d’identifier l’existence d’un tel risque et d’en déterminer l’ampleur. Elle remarque que cette grille est constituée d’une série de rubriques destinées à cerner les antécédents et la situation du détenu de manière complète et précise, en se fondant sur ses réponses à plusieurs questions. Or, elle observe que le résultat fourni par cet instrument n’indiquait pas, en l’espèce, la présence d’un tel risque de suicide chez A.S., au-delà du simple constat de son état de nervosité et de son incapacité à se concentrer. De plus, elle considère que les éventuelles inexactitudes relatives à l’absence de conduite addictive ou de tentative de suicide antérieures ne remettent pas en cause, à elles seules, la pertinence de cet outil fondé sur les réponses du détenu à une série de questions.

56. En outre, la Cour constate qu’à la suite de son incarcération, le frère des requérantes n’avait pas provoqué d’incident conduisant à revoir l’appréciation portée quant à l’absence de risque suicidaire. À cet égard, elle observe que si l’intéressé avait été hospitalisé d’office en raison d’un refus de traitement, cette mesure avait pu être levée deux jours plus tard compte tenu de la reprise des médicaments et de la connaissance par le Docteur A.P. de la problématique spécifique de ce patient. La Cour remarque que les éléments relevés par le même psychiatre postérieurement au retour en détention étaient rassurants, A.S. envisageant des projets d’avenir et acceptant les soins. À ce titre, elle note que son traitement lui était apporté quotidiennement et qu’il n’avait plus opposé aucun refus, le dossier ne comportant aucun élément de nature à établir que le détenu aurait cessé de prendre ses médicaments au moment de son geste fatal (paragraphe 27 ci‑dessus). Au contraire, il avait même été constaté que l’intéressé attendait ces derniers avec impatience, tous les jours.

57. Enfin, la Cour estime que l’annulation des parloirs familiaux prévus pour le 6 avril, ainsi que la rupture entre le détenu et sa compagne, n’apparaissent pas pouvoir, à eux seuls, être de nature à modifier l’appréciation faite par les autorités internes quant à l’existence ou non d’un risque de suicide. Ainsi, d’une part, elle observe que la suppression des visites le 6 avril correspondait à une mesure générale de réorganisation, applicable à l’ensemble de l’établissement pénitentiaire. L’attention des familles avait été appelée sur ce point dès le 2 mars 2004. Le seul effet de cette annulation était de reporter les parloirs familiaux à une date ultérieure et non d’interdire au détenu de communiquer avec ses proches. D’autre part, la Cour relève qu’il n’est pas établi que les autorités internes aient été spécifiquement informées de la séparation intervenue entre A.S. et sa compagne, la mention par cette dernière de la mise en place prochaine d’un parloir entre l’intéressé et son fils par un éducateur étant à cet égard insuffisamment précise. Dès lors, elle estime qu’une réévaluation du risque au regard de cet élément ne pouvait être attendue des autorités internes.

58. La Cour considère, au regard de ce qui précède, que les juridictions nationales ont pu estimer comme elles l’ont fait que le comportement du frère des requérantes ne pouvait laisser présager un suicide. Par conséquent, il ne saurait être affirmé que les autorités internes auraient dû savoir qu’un risque réel et immédiat qu’A.S. attente à sa vie existait au moment de son passage à l’acte. Dès lors, ces dernières n’étaient pas tenues d’adopter des mesures particulières, au-delà de l’accompagnement médical qui a été effectivement mis en place en l’espèce.

59. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-157541
Date de la décision : 08/10/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : SELLAL
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BESCOU M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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