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15/09/2015 | CEDH | N°001-157340

CEDH | CEDH, AFFAIRE DİLİPAK c. TURQUIE, 2015, 001-157340


ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİLİPAK c. TURQUIE

(Requête no 29680/05)

ARRÊT

STRASBOURG

15 septembre 2015

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Dilipak c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,


Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le ...

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DİLİPAK c. TURQUIE

(Requête no 29680/05)

ARRÊT

STRASBOURG

15 septembre 2015

DÉFINITIF

02/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Dilipak c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juillet 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29680/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Abdurrahman Dilipak (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 juillet 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Döğücü, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 8 avril 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1949 et réside à Istanbul. Il exerce la profession d’écrivain et de journaliste, et déclare être un activiste dans le domaine des droits de l’homme.

5. Il publia un article à la une du numéro 84 de l’hebdomadaire Türkiye’de Cuma (« Vendredi en Turquie »), paru le 29 août 2003. Son article, intitulé « Si les pachas [les généraux] n’obéissent pas », contenait des propos critiques à l’encontre de militaires de grade supérieur sur le point de partir à la retraite. Il insinuait que certains généraux des forces armées lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et de l’anti-laïcité, qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir aisément dans la politique générale du pays, et qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux des affaires, des médias et des hauts fonctionnaires et même la mafia, dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde. Il suggérait à ces haut gradés de fonder un parti politique lors de leur retraite et d’exposer leurs projets politiques au peuple, au lieu de « décider seuls de l’avenir de la nation, au nom de la nation ». Il ajoutait que les généraux de l’armée qui s’immisçaient selon lui dans la politique générale du pays lui semblaient être loin des réalités sociales et que, dans leur approche des questions sociales, ils manquaient d’empathie et de sensibilité avec diverses couches de la société.

6. Par un acte d’accusation du 9 janvier 2004, le parquet militaire près le troisième corps d’armée à Istanbul requit, devant le tribunal militaire près le même corps d’armée, la condamnation du requérant en vertu de l’article 95 §§ 4 et 5 du code pénal militaire, lequel, d’après lui, sanctionnait les actes prenant comme cible des supérieurs hiérarchiques militaires et tendant à détériorer les liens hiérarchiques dans le domaine militaire et à briser la confiance envers les commandants.

7. Le requérant souleva une objection d’incompétence du tribunal militaire pour le juger, argüant de son statut de civil et invoquant la Convention et son droit à la liberté d’expression.

8. Par une décision du 12 juillet 2004, le tribunal militaire se déclara incompétent en faveur de la cour d’assises de Bakırköy, au motif qu’il ne s’agissait pas d’une infraction de caractère militaire et que le requérant devait être jugé par les juridictions non militaires pour dénigrement des forces armées de l’État, infraction prévue par l’article 159 de l’ancien code pénal. Le tribunal militaire nota que le requérant, en soutenant que les forces armées étaient dirigées par des commandants qui semblaient avoir des liens avec certains milieux des affaires et même la mafia et qui paraissaient être loin des réalités sociales, avait terni l’image de l’ensemble des forces armées. Il souligna que les commandants attaquées étaient des représentants en plein pouvoir des forces armées et avaient la compétence d’agir au nom des celles‑ci.

9. Le 9 août 2004, le commandant du troisième corps d’armée forma un pourvoi contre cette décision d’incompétence. Il soutenait notamment que l’article litigieux constituait un acte qu’il fallait examiner sur le terrain de l’article 95 § 4 du code pénal militaire. Il maintint à cet égard que la disposition pénale militaire mentionnée constituait une lex specialis par rapport à l’article 159 du code pénal.

10. Le parquet militaire introduisit, pour les mêmes motifs, un pourvoi en cassation, estimant que les tribunaux militaires devaient être compétents pour connaître de l’affaire, que le requérant n’avait pas visé l’ensemble des forces armées, mais avait indéniablement terni l’image de deux généraux de l’armée, ce qui pourrait briser la confiance des leurs subordonnés envers ces commandants et ainsi affaiblir les liens hiérarchiques au sein des forces armées.

11. Ni le pourvoi du commandant ni celui du parquet, tous deux versés au dossier, ne furent communiqués au requérant.

12. Le 3 mai 2005, la Cour de cassation militaire, qui examina les pourvois, infirma le jugement d’incompétence et renvoya le dossier devant le tribunal militaire. Dans ses motifs, la Cour de cassation cita la nécessité de requalifier les faits et de les examiner sur le terrain de l’article 95 § 4 du code pénal militaire. Elle indiqua que les dispositions de l’article 95 § 4 du code pénal militaire et de l’article (ancien) 159 du code pénal partageaient les même éléments matériels ou moraux, mais se distinguaient par la protection qu’ils fournissaient, respectivement à des particuliers (article 95 § 4) et à l’institution elle-même (article 159). La Cour de cassation militaire estima que, même si les propos du requérant, comportaient des éléments des deux infractions pénales précitées, la portée générale de l’article incriminé semblait viser plus le comportement de deux généraux de l’armée que l’ensemble des forces armées. Leur reprocher d’être désobéissants donc de manquer de discipline pourrait briser la confiance des subordonnés envers ces commandants et ainsi affaiblir les liens hiérarchiques au sein des forces armées.

13. Par un jugement du 1er mars 2006, le tribunal militaire de première instance, après avoir réexaminé le dossier, se déclara de nouveau incompétent en faveur des tribunaux non militaires. Il indiqua que la nouvelle loi sur la presse désignait les juridictions pénales non militaires comme compétentes pour connaître des délits commis par la voie de la presse et ne les faisait plus relever des lois spéciales.

14. Le 24 mars 2006, le commandant du troisième corps d’armée forma de nouveau un pourvoi contre la décision d’incompétence du tribunal militaire. Il fit observer notamment que l’arrêt de la Cour de cassation militaire du 3 mai 2005 avait été rendu postérieurement à la modification de la loi mentionnée et que les dispositions du code pénal militaire (loi no 353), permettant le jugement des civils devant les juridictions militaire, n’avaient pas été modifiées.

15. Alors que l’affaire était pendante devant la Cour de cassation militaire, la loi no 5530 du 29 juin 2006 apporta des modifications au code pénal militaire et supprima, entre autres, la compétence des tribunaux militaires de juger des civils pour ce qui est des délits tels que ceux reprochés au requérant. Le parquet près la Cour de cassation militaire renvoya dès lors le dossier du requérant devant le tribunal militaire de première instance, tout en exprimant un avis prévoyant l’incompétence des juridictions militaires en la matière.

16. Par un jugement du 14 novembre 2006, le tribunal militaire se déclara de nouveau incompétent et renvoya l’affaire devant le 2ème tribunal correctionnel de Bağcılar.

17. Entre temps, suite à une fusion des zones de juridiction de Bağcılar et Bakırköy, le dossier fut renvoyé devant le 24ème tribunal correctionnel de Bakırköy. Par un jugement du 11 mars 2008, ce dernier se déclara incompétent et renvoya le dossier devant le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy, compétent dans les délits commis par la voie de la presse. Par un jugement du 26 mai 2008, le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy renvoya l’affaire devant le 16ème tribunal correctionnel de Bakırköy, au motif que celui-ci était l’ancien 2ème tribunal correctionnel de Bağcılar. Par un jugement du 12 mars 2009, le 16ème tribunal correctionnel saisit la cour d’assises de Bakırköy d’un litige sur la compétence des tribunaux. Finalement, la cour d’assises de Bakırköy trancha le conflit de compétence en faveur du 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy et renvoya l’affaire devant ce tribunal.

18. Par un jugement du 9 juin 2010, le 2ème tribunal correctionnel de Bakırköy déclara la procédure éteinte par prescription, calculée sur la base de l’article 95 § 4 du code pénal militaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. L’article 159 § 1 de l’ancien code pénal disposait ce qui suit :

« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque, publiquement, dénigre ou présente comme dénigrés (tahkir ve tezyif edenler) la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ; le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou la sûreté de l’État (Devletin askeri veya emniyet muhafaza kuvvetleri).

(...)

L’expression d’opinions critiques, en l’absence d’intention de dénigrer, de présenter comme dénigré ou d’insulter, ne constitue pas un délit. »

L’article 301 du nouveau code pénal, entré en vigueur le 1er juin 2005, se lisait à l’époque des faits comme suit :

« Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement la turcité, la République ou la Grande Assemblée nationale de Turquie ;

Est passible d’une peine de six mois à deux ans d’emprisonnement quiconque dénigre (aşağılayan) publiquement le gouvernement de la République de Turquie, les organes judiciaires, les forces armées ou les forces de l’ordre de l’État (Devletin askeri ve emniyet teşkilatı) ;

(...)

L’expression d’opinions critiques ne constitue pas un délit. »

Par ailleurs, l’article 301 du code pénal fut amendé par la loi no 5759 du 29 avril 2008, en ce que, d’une part, la notion de turcité (Türklük) fut remplacée par l’expression « nation turque » et que, d’autre part, les autorités judiciaires ne peuvent plus engager des poursuites pénales en vertu de l’article 301 qu’après avoir obtenu l’approbation du ministre de la Justice.

20. L’article 95 §§ 4 et 5 du code pénal militaire se lit comme suit :

« 4. Est passible d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement quiconque commet publiquement des actes de dénigrement dans le but de (matuf olarak) détériorer les liens hiérarchiques et de briser la confiance envers les supérieurs ou commandants.

5. Si les délits mentionnés dans cet article sont commis par la voie de presse, les peines seront majorées. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE

21. Le requérant allègue que la durée de la procédure engagée contre lui a méconnu le principe du « délai raisonnable » énoncé par l’article 6 § 1 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

22. Le Gouvernement combat cette thèse.

23. La Cour note que la période à considérer a débuté le 9 janvier 2004, avec l’acte d’accusation du parquet près le tribunal militaire d’Istanbul, et qu’elle a pris fin le 9 juin 2010, avec le constat de l’extinction de la procédure par prescription. La procédure en cause a donc duré six ans et cinq mois, devant deux instances ayant rendu au total huit décisions, dont sept sur des questions de compétence et la dernière sur la prescription.

A. Sur la recevabilité

24. La Cour a déjà constaté qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle rappelle que, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours interne, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

25. La Cour rappelle toutefois que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen de la présente requête.

26. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le bien-fondé

27. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).

28. La Cour note qu’à trois reprises le tribunal militaire de première instance s’est déclaré incompétent. Sa première décision a été cassée par la Cour de cassation militaire et sa deuxième décision a fait l’objet d’un pourvoi en cassation, suivi d’un renvoi de l’affaire par le parquet près cette cour. Sa troisième décision a été suivie par un renvoi de l’affaire devant les tribunaux pénaux ordinaires. Toutefois, un nouveau conflit de compétence a alors surgi, cette fois entre deux juridictions pénales de première instance. Après que ce conflit ait été résolu par la cour d’assises d’Istanbul, le tribunal correctionnel compétent a constaté que l’action publique était prescrite.

29. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse, causée notamment par des disputes entre les juridictions saisies au sujet de la qualification des faits reprochés au requérant et des conséquences à en tirer pour la désignation du tribunal compétent, est excessive et qu’elle n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ».

30. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

31. Invoquant l’article 6 de la Convention pris isolément ou combiné avec l’article 14, le requérant allègue qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable et que le tribunal qui l’a jugé n’était ni indépendant ni impartial. Il soutient à cet égard que sa comparution, en tant que civil, devant une juridiction composée exclusivement de militaires, au motif qu’il aurait critiqué ce qu’il considérait comme des interventions de certains généraux de l’armée dans la politique générale du pays, a constitué une violation de cette disposition. Il se plaint en outre de l’absence de communication de l’avis du procureur général près la Cour de cassation militaire. Il se plaint enfin d’une atteinte à son droit à une audience publique dans la mesure où ses avocats et ses proches ou des représentants d’associations de droits de l’homme présents en tant que partie intervenante se seraient vu refuser l’accès à la salle d’audience située à ses dires dans une caserne militaire, ou n’auraient pu y accéder qu’avec difficulté.

32. La Cour note que l’action publique a finalement été déclarée éteinte par prescription. Aussi, en l’absence de condamnation et donc d’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits de la défense invoqués dans les griefs formulés ci-dessus, la Cour rejette-t-elle cette partie de la requête pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention (voir Eğinlioğlu c. Turquie, no 31312/96, décision de la Commission du 21 octobre 1998, Stamoulakatos c. Grèce (déc.), no 42155/98, 9 novembre 1999, et Osmanov et Husseinov c. Bulgarie (déc.), nos 54178/00 et 59901/00, 4 septembre 2003).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

33. Invoquant l’article 9 de la Convention et l’article 10 combiné avec l’article 14, le requérant soutient qu’il a été jugé au pénal pour avoir exprimé ses opinions. Il indique à cet égard qu’il a émis des critiques contre le commandement des forces armées parce que, selon lui, certains hauts gradés étaient intervenus d’une façon inappropriée dans la politique générale du pays.

34. Il allègue en outre que la procédure menée contre lui pour des délits de type de dénigrement de l’armée ou des commandants l’a exposé comme « cible » et était de nature à le dissuader d’exercer sa profession. Il est d’avis que cette procédure, combinée à d’autres poursuites pénales ou civiles déclenchées pour ses écrits, a constitué une menace contre lui et aussi contre tous les journalistes traitant les sujets politiques, y inclus celui de l’influence irrégulière des militaires dans les affaires gouvernementales.

35. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 57, CEDH 2013, et Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits)), estime que ces griefs doivent être examinés sous l’angle du seul article 10 de la Convention. Cette disposition se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

36. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime au motif que, les poursuites déclenchées ayant été abandonnées pour cause de prescription, aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales, qu’elles fussent ou non militaires.

37. Le requérant conteste cette exception.

38. La Cour estime que l’exception soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, donc à la substance des griefs tirés de l’article 10 de la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

39. Constatant par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le bien-fondé

1. Existence d’une ingérence

40. Le requérant indique que, à la demande des autorités militaires, le parquet militaire a porté contre lui des accusations pénales, passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Il ajoute que son procès a duré six ans et demi devant les juridictions pénales, dont deux ans et demi devant les juridictions militaires. Il expose que les salles d’audience de ces dernières étaient placées, à l’époque des faits, à l’intérieur de zones militaires dont l’accès aurait nécessité des contrôles et des transferts longs et fastidieux. Il aurait vécu toutes ces années dans la crainte et sous la menace d’une condamnation et d’un emprisonnement dans une prison militaire ou d’un placement en détention provisoire dans une maison d’arrêt militaire.

41. Par ailleurs, le requérant tient à préciser que les commandants des forces armées contre lesquels il avait dirigé ses critiques au sujet de leurs interventions, selon lui illégales et inappropriées, dans la politique générale menée par le gouvernement ont été par la suite poursuivis et même condamnés par les juridictions pénales pour tentative de coup d’État. Il soutient qu’on peut en déduire que ses commentaires sur le comportement des haut gradés n’étaient pas des reproches gratuits, formulés sur la base de faits erronés, mais qu’il s’agissait de commentaires fondés sur des faits réels, dans un domaine qui intéressait au plus haut point l’opinion publique.

42. Le requérant fait aussi valoir qu’en tenant compte des autres procédures pénales ou civiles du même genre qui avaient été engagées contre lui, la pression exercée sur lui par la procédure pénale en cause s’est transformée en une menace réelle et l’a empêché d’écrire sur l’intervention des militaires dans la politique générale. Il soutient que l’accumulation des procédures pénales ou civiles pour avoir critiqué le dysfonctionnement du régime démocratique en raison des interventions inappropriées des hauts gradés militaires a exercé un effet extrêmement dissuasif non seulement sur lui-même mais aussi sur l’ensemble de la profession de journaliste.

43. Le Gouvernement répète que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales. Il fait observer que les poursuites déclenchées contre l’intéressé ont été abandonnées pour cause de prescription.

44. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté : par exemple, une injonction de divulgation de l’identité d’une source d’information anonyme, adressée à des maisons d’édition, même si l’injonction n’a pas été exécutée (Financial Times Ltd et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ; une mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014, et Şık c. Turquie, no 53413/11, § 83‑85, 8 juillet 2014) ; une annonce par le chef d’État concernant son intention de ne plus nommer le requérant, un magistrat, à aucune autre fonction publique du fait que celui-ci a exprimé une opinion sur une question constitutionnelle, opinion qui serait contraire à celle qu’a le chef d’État (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 50, CEDH 1999‑VII).

45. La Cour rappelle aussi que, si des poursuites pénales, basées sur une législation répressive déterminée, sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre subir directement les effets de la législation concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 107, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). La Cour a considéré dans l’affaire Nikula c. Finlande (no 31611/96, § 54, CEDH 2002‑II) que la condamnation d’un avocat pour diffamation simple en raison de ses critiques envers la stratégie appliquée par le procureur lors d’un procès, même si cette condamnation avait été finalement infirmée par la Cour suprême et l’amende infligée annulée, pouvait avoir un effet dissuasif sur le devoir de cet avocat, qui consiste à défendre avec zèle les intérêts de ses clients. Par ailleurs, des poursuites pénales contre des journalistes, déclenchées sur plaintes pénales et aboutissant à un sursis à statuer pour une durée de trois ans, même si l’action pénale a été levée au bout de cette période pour absence de condamnation entre temps, s’analysent en une ingérence, du fait de leur effet dissuasif sur les journalistes (Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006 ; voir dans le même sens, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004).

46. En fait, il est même loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc de se dire « victime » au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, par exemple, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 28, CEDH 2009, Michaud c. France, no 12323/11, § 51, CEDH 2012, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)). Par exemple, la Cour a accepté que la crainte d’être condamné à une peine d’emprisonnement en cas d’attaque à la réputation d’autrui (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, §§ 113-114, CEDH 2004‑XI) ou l’inquiétude d’être condamné pour diffamation à une indemnité élevée et imprévisible en raison des reproches contre un homme politique (Independent News et Media et Independent Newspapers Ireland Limited c. Irlande, no 55120/00, § 114, CEDH 2005‑V (extraits)), pouvaient avoir un effet dissuasif sur les journalistes concernés.

47. Dans ce contexte, l’existence d’une législation réprimant en des termes très généraux, certaines expressions d’opinion, de sorte que les auteurs potentiels s’imposent une autocensure, peut constituer une ingérence dans la liberté d’expression. Par exemple, la Cour a considéré dans l’affaire Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, CEDH 2008) que les incertitudes résultant d’une interdiction générale imposée par la législation sur un emblème, en l’occurrence celle de l’étoile rouge, pouvaient avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression et conduire à l’autocensure de la presse, eu égard aux multiples significations que revêtait cet emblème. Elle a aussi estimé que le fait de se trouver sous la menace de poursuites pénales à cause de plaintes fondées sur l’article 301 du code pénal turc – qui réprimait à l’époque entre autres le dénigrement de la turcité, notion vague– procurait à l’intéressé – non encore frappé de poursuites et encore moins d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans la liberté d’expression (voir Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011).

48. Dans la présente affaire, la Cour observe que des poursuites pénales ont été engagées contre le requérant à qui il était reproché d’avoir détérioré les liens hiérarchiques au sein des forces armées et « brisé la confiance envers les supérieurs ou commandants » (infraction réprimée par l’article 95 § 4 du code pénal militaire) et/ou d’avoir dénigré les forces armées (infraction réprimée par l’article 159 de l’ancien code pénal et par l’article 301 du code pénal désormais en vigueur), et ce sur le fondement de la rédaction d’un article paru dans la presse et critiquant l’intervention de certains commandants des forces armées, en fonction ou à la retraite, dans la politique générale menée par le gouvernement. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour à un moment où son affaire était encore pendante devant les juridictions nationales, et il s’est plaint des poursuites en tant que telles. La Cour note également que, indépendamment de la réponse apportée aux questions portant sur la compétence des diverses juridictions en fonction de la qualification des faits reprochés au requérant, celui-ci risquait d’être condamné à une peine d’emprisonnement pouvant aller de six mois à trois ans, soit pour avoir dénigré les forces armées dans leur ensemble soit pour avoir diffamé en particulier certains généraux de l’armée de façon à porter atteinte à leur position de supérieurs hiérarchiques.

49. La Cour relève encore que la procédure pénale, d’une durée de six ans et demi, dont deux ans et demi devant les tribunaux militaires, a finalement été déclarée éteinte par prescription. Il n’en demeure pas moins d’une part, qu’une accusation pénale à la charge du requérant est restée pendante pendant un laps de temps d’une durée considérable, voire même excessive (paragraphe 29 ci-dessus) et, d’autre part, que l’intéressé n’a pas eu la certitude, tant durant la procédure pénale que s’agissant de l’avenir, qu’il ne serait pas inquiété au plan judiciaire s’il signait encore, en tant que journaliste et chroniqueur politique, des articles sur des sujets touchant aux relations des forces armées avec la politique générale du pays (voir, comme exemple d’une procédure civile engagée contre le requérant pour des raisons semblables, Dilipak et Karakaya c. Turquie, nos 7942/05 et 24838/05, 4 mars 2014).

50. La Cour estime que les poursuites pénales qui ont été menées contre le requérant, en partie devant les tribunaux militaires, pendant six ans et demi du chef de crimes sévèrement réprimés, compte tenu de l’effet dissuasif que ces poursuites ont pu provoquer, ne peuvent s’analyser comme comportant seulement des risques purement hypothétiques pour le requérant, mais qu’elles consistaient en soi en des contraintes réelles et effectives. Le constat de la prescription de l’action publique a seulement mis fin à l’existence des risques mentionnés, mais n’a rien enlevé au fait que ceux-ci ont constitué une pression sur le requérant pendant un certain temps.

51. Eu égard à ce qui précède, dans les circonstances particulières de la présente affaire, la Cour rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime du requérant, et conclut que les poursuites constituent une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

2. Justification de l’ingérence

52. Le requérant soutient qu’il n’était aucunement justifié de l’accuser de ternir l’image de l’armée, alors qu’il avait, à ses dires, reproché à certains supérieurs hiérarchiques de l’armée de lancer, dans un but stratégique, de fausses alertes quant à une menace fondamentaliste et anti-laïque. Il ajoute qu’il ne pouvait pas non plus prévoir qu’il serait accusé d’avoir dénigré les forces armées turques alors que, à ses dires, il s’était borné à exprimer des opinions admises dans le débat public au sein d’un État démocratique.

53. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point, répétant qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans la liberté d’expression du requérant dès lors qu’il y a eu prescription des poursuites contre lui.

54. L’ingérence, à savoir le fait d’entamer une procédure pénale basée sur des accusations graves et de la mener pendant une durée considérable, a enfreint l’article 10, sauf si elle remplissait les exigences du paragraphe 2 de cette disposition, c’est-à-dire si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

55. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé et de régler leur conduite. Cette expression implique donc notamment que la législation interne doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à recourir à des mesures affectant leurs droits protégés par la Convention (voir, par exemple, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004‑I, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004‑I, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 81, 14 septembre 2010, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 113, CEDH 2011, et Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 117, CEDH 2014 (extraits)).

56. En l’espèce, la Cour note que le requérant ne conteste pas que les mesures en cause avaient une base légale, à savoir l’article 95 § 4 du code pénal militaire et l’article 159 de l’ancien code pénal ou l’article 301 du nouveau code pénal, et que ces dispositions lui étaient accessibles.

57. Se pose alors la question de savoir si la portée large des termes tels que « détériorer les liens hiérarchiques » des forces armées et « briser la confiance envers les supérieurs ou commandants » (article 95 § 4 du code pénal militaire) ou « dénigrer les forces armées » (article 159 de l’ancien code pénal et article 301 du nouveau code pénal) peut réduire, comme le suggère le requérant, la prévisibilité des normes juridiques en cause.

58. Dans l’hypothèse où les autorités de poursuite ont interprété les termes en question comme étant un moyen de protéger les opinions exprimées par certains officiers de l’armée sur des sujets de politique générale contre des commentaires émis en réponse à ces opinions, la Cour considère que de sérieux doutes pourraient surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 95 § 4 du code pénal militaire, de l’article 159 de l’ancien code pénal ou de l’article 301 du nouveau code pénal. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parviendra quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 71 ci-dessous), la Cour juge qu’il ne s’impose pas de trancher cette question.

b) « But légitime »

59. La Cour peut accepter que l’ingérence litigieuse poursuivait les buts légitimes que sont la sécurité nationale et la défense de l’ordre (voir Yaşar Kaplan, précité, § 36).

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes généraux

60. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, et Animal Defenders International c. Royaume‑Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013 (extraits)).

61. Elle rappelle ensuite que la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004-XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007). Ceci n’empêche pas que la liberté journalistique comprend le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38).

62. La Cour rappelle en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, et Seher Karataş c. Turquie, no 33179/96, § 37, 9 juillet 2002). À cet égard, lorsque de telles opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit, lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).

63. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 50, série A no 217). En outre, lorsqu’il y va des médias, comme en l’espèce, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse. De même, il convient d’accorder un grand poids à cet intérêt lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I), dans le cadre de l’examen le plus scrupuleux de la part de la Cour (mutatis mutandis, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), précité, § 51). En outre, la position dominante qu’ils occupent commande aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (voir, entre autres, Nedim Şener, précité, § 114, et Şık, précité, § 103).

64. La Cour a pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Pour cela, elle doit considérer l’« ingérence » litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, parmi de nombreux précédents, Goodwin c. Royaume‑Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 32, CEDH 1999‑IV, et Animal Defenders International, précité, § 100).

ii. Appréciation des faits et application des principes généraux en l’espèce

65. La Cour observe que, dans son article litigieux, le requérant reprochait à certains généraux des forces armées de s’immiscer dans la politique générale du pays. L’intéressé formulait des critiques sévères et cinglantes contre les projets politiques des généraux et leur approche des questions sociales en Turquie, laissant entendre que ces généraux lançaient de fausses alertes pour une présumée avancée du fondamentalisme et qu’ils s’en servaient comme d’un prétexte pour intervenir dans la politique générale du pays, qu’ils semblaient avoir des liens avec certains milieux sociaux dans le but de créer une atmosphère politique en adéquation avec leur vision du monde, et qu’ils manquaient d’empathie et de sensibilité à l’égard de diverses couches de la société.

66. La Cour observe aussi qu’en déclenchant puis en menant des poursuites pénales contre le requérant, les autorités compétentes ont estimé que la critique dirigée par le requérant contre ces généraux pouvait passer pour une volonté de détériorer les liens hiérarchiques dans l’armée ou de briser la confiance envers ces généraux ou, plus généralement, pour un dénigrement des forces armées. Les autorités compétentes ont donc poursuivi le requérant en raison des critiques qu’il avait formulées à l’égard de certains points de vue, avancés par quelques généraux des forces armées, sur la situation politique du pays.

67. Or, lorsque le requérant exprimait sa réaction face aux propos des généraux des forces armées, qu’il considérait comme une intervention inappropriée des militaires dans le domaine de la politique générale, il communiquait ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. La Cour estime sur ce point que, si certains officiers ou généraux des forces armées font des déclarations publiques sur des sujets relevant du domaine de la politique générale, ils s’exposent, à l’instar des hommes politiques ou de toute autre personne participant au débat sur les sujets en question, à des commentaires en réponse qui peuvent inclure des critiques, des idées et des opinions contraires. Dans une société démocratique, des hauts militaires ne peuvent pas, dans ce domaine précis, revendiquer une immunité contre des critiques éventuelles.

68. Quant à l’article rédigé par le requérant, la Cour estime qu’il était dépourvu de tout caractère « gratuitement offensant » ou injurieux et qu’il n’incitait ni à la violence ni à la haine. Ces commentaires ne contenaient pas, aux yeux de la Cour, d’insultes ou de propos diffamatoires fondés sur des faits erronés ou de remarques incitant à des actions violentes à l’encontre des membres des forces armées.

69. Dans ces circonstances, l’ouverture des poursuites se présente comme une réaction des autorités compétentes tendant à réprimer par la voie pénale des idées ou des opinions considérées comme dérangeantes ou choquantes, alors qu’elles avaient été exprimées en réponse à des points de vue exposés publiquement et touchant au domaine de la politique générale.

70. La Cour considère aussi qu’en poursuivant le requérant au pénal pour des crimes graves pendant un laps de temps considérable, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle l’engagement de telles poursuites est susceptible de créer un climat d’autocensure le touchant lui-même et touchant même tous les journalistes qui envisageraient de commenter les actions et les déclarations des membres des forces armées en lien avec la politique générale du pays. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante que les organes étatiques occupent leur commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées des médias (paragraphe 63 ci-dessus).

71. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée –à savoir le maintien pendant un laps de temps considérable des poursuites pénales contre le requérant sur le fondement d’accusations pénales graves pour lesquelles des peines d’emprisonnement pouvaient être requises – ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

72. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

73. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

74. Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai requis. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Joint au fond, à la majorité, l’exception du Gouvernement relative à l’absence de qualité de victime du requérant au regard de l’article 10 de la Convention et la rejette ;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant aux griefs tirés d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression ;

3. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant aux griefs tirés d’une durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée excessive de la procédure ;

5. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 septembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Raimondi et Spano.

G.R.A.
A.C.

OPINION CONCORDANTE
DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE

1. Je soutiens l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention). Mais je ne partage pas entièrement son raisonnement. À mon avis, la question centrale de la présente affaire est celle du manque de prévisibilité de la loi pénale applicable. L’article 95 § 4 du code pénal militaire ne respecte pas le principe de légalité, pas plus que l’article 159 de l’ancien code pénal ou l’article 301 du nouveau code pénal. Partant, il n’était même pas nécessaire d’évaluer l’affaire à la lumière du principe de proportionnalité.

De plus, compte tenu de ce que ce n’est pas la première fois que la Cour a à se prononcer sur la protection de la réputation des organes de l’état dans le contexte de la politique pénale turque (par la création d’infractions relevant du Majestätsbeleidigung)[1], je suis convaincu que le temps est venu d’exprimer une position de principe claire et solide sur cette option de politique pénale et de souligner le besoin impérieux de la réformer. Il est indispensable d’adresser une injonction à l’État défendeur en vertu de l’article 46 de la Convention face à l’inertie dont a fait preuve le législateur turc dans ce domaine de la politique pénale depuis l’arrêt Altuğ Taner Akçam.

Sur l’article 301 du nouveau code pénal

2. Dans le chapitre intitulé « Crimes contre les symboles de la souveraineté de l’État et contre l’honneur de ses organes », l’article 301 du nouveau code pénal turc est l’héritier de l’article 159 de l’ancien code, qui dans sa formule de 1936 était déjà le résultat de l’influence du code pénal du régime fasciste italien, il codice Rocco[2]. Le toilettage de cet article dans le nouveau code puis dans la loi no 5759 du 29 avril 2008 est manifestement insuffisant à la lumière des normes internationales. Ni le remplacement du mot « turcité » (Türklük) par les mots « nation turque » ni l’exigence d’approbation du ministre de la Justice comme condition préalable des poursuites pénales ne rendent la législation interne acceptable au regard des critères internationaux. Dans son essence, la réforme de l’article 301 n’a rien changé[3]. Elle a été une occasion manquée de mettre la législation du pays en conformité avec les normes internationales en matière de droits de l’homme.

3. L’incrimination de la critique de la « nation turque » en cause en l’espèce est aussi inadmissible, du point de vue de la garantie posée à l’article 10 de la Convention, que l’était l’incrimination de la critique de la « turcité » qu’elle a remplacée. Le bien juridique (Rechtsgut, korunan hukukî konu) que cette mesure est censée protéger reste tellement flou qu’on peine à l’identifier. Il est vrai que la lettre de la loi et les travaux préparatoires suggèrent que le champ d’application temporel et spatial de la nouvelle norme pénale a été réduit, puisque cette norme ne vise plus la culture de tous les Turcs, indépendamment du territoire où ils vivent, mais seulement la communauté des Turcs résidant sur le territoire national depuis la fondation de l’État turc en 1923[4]. Néanmoins, le bien juridique protégé successivement par l’article 159 de l’ancien code puis par l’article 301 du nouveau code est le même : le « sentiment national » (millî duygu), c’est‑à‑dire le nationalisme, le sentiment d’appartenance à une communauté culturelle et politique[5].

À la lumière de la pratique judiciaire appliquée jusqu’à présent, il y a lieu de conclure que la protection pénale du nationalisme en tant que pilier de l’État turc contemporain peut rendre illicite toute expression qui directement ou indirectement serait de nature à éroder, affaiblir ou affecter la volonté des membres de la nation turque de vivre ensemble sous l’autorité politique et militaire établie. Ainsi, par le biais de cette nouvelle version de l’article, ce sont toujours les critiques des dysfonctionnements de l’État et des conduites blâmables des membres des organes de l’État que l’on vise à empêcher d’exprimer, aujourd’hui comme hier[6].

Le caractère répressif de cette politique pénale est aggravé par le fait que la condition de publicité de l’attaque au bien juridique requise par la norme pénale est interprétée d’une façon tellement large qu’elle peut inclure toute expression en présence d’une pluralité de personnes, même en un lieu privé ou fermé[7]. Dans cette logique punitive, la critique de l’État est érigée au niveau d’un crime de lèse-majesté, parce que le « sentiment » de la « nation turque » est identifié au pouvoir établi lui-même, tel qu’il se matérialise concrètement dans la politique menée par l’État et dans les actes de ses organes politiques et militaires ; et toute critique de cette politique et de ses actes peut être comprise comme une attaque contre le « sentiment national ». Ce « sentiment national » implique donc la subordination au pouvoir institué, comme si seuls les Turcs obéissants et soumis aux autorités politiques et militaires étaient de « bons » Turcs et les Turcs réformistes et critiques du pouvoir institué étaient de « mauvais » Turcs, des « traîtres à la nation ».

4. La nouvelle condition d’autorisation ministérielle préalable à la poursuite pénale est la preuve de cela : si d’un côté elle peut restreindre l’application de l’incrimination, de l’autre elle renforce le caractère discrétionnaire et politique de la poursuite pénale[8]. Le ministre de la Justice est intronisé comme interprète du bien juridique protégé par la norme pénale : la poursuite pénale dépend du jugement de valeur qu’il porte sur l’importance de l’atteinte faite au « sentiment national ». Ainsi il devient clair que c’est le pouvoir politique et militaire en tant que tel que la norme juridique vise à protéger de toute critique faite par l’intelligentsia et le peuple turcs. L’intellectuel comme l’homme de la rue ont de bonnes raisons de craindre cette portée large et discrétionnaire de la norme pénale. La procédure pénale dirigée contre le requérant pour dénigrement des forces armées prouve à satiété que cette crainte n’est pas déraisonnable.

5. Dans le cas particulier des « forces armées de l’État turc », il est clair que la portée de la norme pénale s’étend aux forces de terre, de mer et de l’air ainsi qu’à la gendarmerie (Jandarma Genel Komutanligi), mais non aux formations militaires spécifiques (régiments, brigades, bataillons, compagnies), aux unités militaires spécifiques (infanterie, l’artillerie), ni aux membres de ces formations et unités pris individuellement[9]. Cela dit, comme on le voit dans la présente affaire, les autorités militaires, représentant le bras armé de la « nation turque », sont protégées dans le cadre d’une Meinungsdiktatur et ainsi soustraites à la critique démocratique.

6. Malheureusement, même la clause légale de sauvegarde de « l’expression d’opinions critiques » n’a pas été appliquée comme elle aurait dû l’être dans la présente affaire. Cette clause a été introduite par la loi no 4771 du 3 août 2002 et élargie par la loi no 4963 du 30 juillet 2003, qui la rendait applicable à toutes les conduites relevant de l’article 159 en vigueur à l’époque. Juridiquement, elle n’est qu’une lapalissade : elle consiste à dire que la portée de chaque délit d’expression (Äusserungsdelikt) est limitée par le principe constitutionnel de la liberté d’expression et que les « crimes contre les symboles de la souveraineté de l’État et contre l’honneur de ses organes » sont soumis à la même limitation. L’article 301 a maintenu cette clause, mais la pratique judiciaire en ignore toujours la véritable portée. En effet, l’impunité doit protéger non seulement les auteurs d’expressions plus ou moins anodines d’insatisfaction à l’égard du pouvoir public et de l’autorité de l’État, mais aussi et surtout ceux qui expriment des critiques contondantes, acerbes, incisives et provocantes attirant l’attention de la société civile. Cela aussi démontre que la critique du pouvoir public, et notamment la critique des militaires de grade supérieur pour des déclarations qu’ils ont faites en public sur la politique générale du pays, n’est pas tolérée. Les citoyens restent à la merci d’une loi abusive et risquent d’être sanctionnés pour avoir simplement exprimé une opinion. En d’autres termes, il ressort de la présente affaire que la loi pénale est instrumentalisée à des fins politiques et protège une certaine élite politico-militaire contre toute forme de critique légitime.

7. Dans une société démocratique, la critique du pouvoir public et de ceux qui l’exercent est un élément crucial pour le débat politique et la formation de l’opinion publique. La protection de la réputation des organes de l’État se fait, en principe, par le libre exercice du droit de réponse. Cependant, il peut y avoir dans certains pays un besoin social impérieux de défendre la démocratie (wehrhafte Demokratie) par une solution supplémentaire basée sur le droit pénal. Pour qu’elle soit strictement compatible avec les exigences de l’article 10 § 2 de la Convention, c’est-à-dire avec les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité, la norme pénale incriminant les atteintes à la réputation des organes de l’État ne peut qu’être construite que comme une protection contre un danger manifeste et imminent contre la sécurité nationale (Konkrete Gefärdungsdelikt)[10], le danger abstrait (abstrakte Gefährdungsdelikt) étant insuffisant pour justifier l’incrimination de l’expression[11]. Dans le contexte d’un processus démocratique, la protection de la réputation des institutions de l’État au moyen de mesures pénales ne peut plus être admise en tant que moyen de défendre la « personnalité idéale de l’État » mythifié et moniste (devletin manevi sahsiyeti), mais seulement comme moyen absolument exceptionnel relevant d’un droit pénal de protection d’un État désacralisé et pluraliste (Staatsschutzstrafrecht)[12].

Partant, le bien juridique protégé par la norme incriminant les attaques à la réputation des organes de l’État dans une société démocratique n’est plus « le sentiment national », mais la sécurité de l’ordre constitutionnel démocratique et pluraliste. Seules les attaques qui constituent un danger manifeste et imminent pour cet ordre peuvent être réprimées par la loi pénale. Les États parties à la Convention peuvent se défendre contre toute forme de communication et d’expression qui serait de nature à sérieusement mettre en danger la sécurité de l’ordre constitutionnel démocratique et pluraliste, mais ils ne peuvent pas imposer, par la force de la loi pénale, un « sentiment national », entendu comme une soumission au pouvoir politique et militaire institué et une loyauté à ceux qui l’exercent[13].

8. En conclusion, l’incrimination des simples attaques à la réputation des organes de l’État, et notamment à celle des forces armées (ce que l’on appelle Majestätsbeleidigung), qui ne représentent pas un danger manifeste et imminent pour la sécurité nationale, est contraire à l’article 10 de la Convention[14]. À plus forte raison, l’incrimination de l’atteinte au « sentiment national » est, dans la politique pénale d’une société démocratique, dépourvue de tout fondement. Elle crée un « délit de sentiment » (Gefühlsdelikt) qui sous couvert de la protection d’un « bien juridique apparent » (Scheinrechtsgut) sert tout simplement à perpétuer les rapports de force politiques et militaires au sein de la société turque, à marginaliser l’intelligentsia et les couches sociales et professionnelles les plus réformistes de la société et, enfin, à garantir le conformisme du peuple turc.

Sur l’article 95 § 4 du code pénal militaire

9. Le champ d’application de cet article n’est pas clair par rapport à la disposition du code pénal précitée. Les juridictions nationales elles-mêmes ont du mal à distinguer ces deux dispositions, comme on l’a vu dans la présente affaire. Le tribunal militaire de première instance s’est déclaré incompétent à trois reprises. Le fait est que la portée objective et subjective extrêmement large de termes tels que « détériorer les liens hiérarchiques » des forces armées et « briser la confiance envers les supérieurs ou commandants » est problématique. Si la majorité a de sérieux doutes sur la prévisibilité de ces termes, pour ma part, je n’en ai aucun : j’estime qu’ils sont inadmissibles dans un État de droit respectueux du principe de légalité où la loi pénale doit être rédigée de façon suffisamment précise pour restreindre la marge d’interprétation de la police, du parquet et des magistrats.

10. En outre, le libellé du code pénal militaire turc ne requiert même pas la détérioration effective des liens hiérarchiques et la perte de confiance envers les supérieurs et les commandants, mais seulement l’intention de l’agent d’atteindre ces buts (comme le dit l’article lui-même, matuf olarak). C’est le cas typique d’une « infraction de résultat coupée » (kupiertes Erfolgsdelikt), où la mens rea va au-delà de l’actus reus, en ce que l’auteur vise à obtenir un résultat illicite qui n’est pas nécessairement inclus dans l’actus reus.

11. De deux choses l’une : si la norme pénale militaire vise la protection de la discipline militaire et la confiance des subordonnées envers leurs commandants, comme le prétend la Cour de Cassation militaire, elle n’aurait pas dû s’imposer aux civils, pour la simple mais évidente raison que les civils ne sont pas liés par ces devoirs de discipline militaire et de subordination envers les commandants ; si la norme pénale sub judice s’applique aussi aux civils dans la mesure où leurs actes publics peuvent affaiblir les liens hiérarchiques au sein des forces armées, comme le défend aussi la Cour de Cassation militaire, elle est manifestement imprévisible et disproportionnée.

12. Il va de soi que l’honneur et la réputation des supérieurs et des commandants militaires en tant qu’individus peuvent être protégés par des dispositions pénales générales applicables à tous les citoyens, civils comme militaires. Les propos injurieux tenus à leur encontre sont punissables dans les mêmes conditions de droit que pour toute autre personne. Mais les atteintes à l’honneur des supérieurs et des commandants militaires en tant que professionnels membres de la hiérarchie militaire, envers lesquels la « confiance » doit être préservée, ne peuvent être incriminées que par une disposition pénale spéciale applicable seulement à des militaires.

Ainsi, le bien juridique que constitue la « confiance envers la hiérarchie militaire » ne peut être protégé par des dispositions pénales que pour les cas où des militaires dénigreraient leurs supérieurs hiérarchiques d’une manière représentant effectivement un danger manifeste et imminent pour la sécurité nationale et la sûreté publique (article 10 § 2 de la Convention). Toute autre interprétation signifierait que la loi pénale reproche aux civils de manquer de discipline envers les supérieurs et commandants militaires, et donc de leur être désobéissants, ce qui entraînerait simultanément une inadmissible militarisation de la société civile et une domestication des médias qui auraient pour effet une pratique de la politique de l’autruche ou même d’un discours incantatoire et laudatif à l’égard des autorités militaires.

13. Pour le dire en termes crus, l’exercice de la critique sur des sujets d’intérêt public en Turquie demeure une activité risquée. Même après la réforme pénale de 2008, le moins que l’on puisse dire est que le problème reste entier. Il est inadmissible dans une société libre et démocratique qu’un individu se trouve pendant six ans et demi, dont deux ans et demi devant les tribunaux militaires, sous la menace de l’application de dispositions pénales floues et disproportionnées, pour avoir rédigé un article critiquant l’intervention de certains généraux des forces armées dans la politique générale du pays. Même si l’action pénale a été déclarée éteinte par prescription, il n’en reste pas moins que le requérant a dû subir directement les effets de ces dispositions : il a fait l’objet d’une procédure pénale avec toutes les conséquences que cela emportait pour sa vie personnelle, sociale et professionnelle, notamment en termes de changement dans son comportement professionnel. L’effet de censure sur les opinions divergentes et critiques du pouvoir politique et militaire n’a été nullement hypothétique, mais bien réel et effectif, et il s’est répandu sur toute une couche sociale et professionnelle qui peut être soumise à tout moment aux effets de l’épée de Damoclès que constituent l’article 310 et l’article 159[15]. En effet, dans la mesure où le requérant, M. Dilipak, représente toute une catégorie de personnes – les écrivains, journalistes et chroniqueurs politiques, enfin une partie de l’intelligentsia de la société turque – l’action pénale menée contre lui représentait aussi une menace pour cette catégorie de professionnels.

Conclusion

14. Il est évident que les juridictions internes n’ont pas voulu trancher l’affaire. Les conflits de compétence d’abord entre les tribunaux civils et les tribunaux militaires puis entre les tribunaux civils eux-mêmes montrent la réticence des juges turcs à se pencher sur le bien-fondé de l’acte d’accusation émis par le parquet militaire contre le requérant. Cette réticence est bien compréhensible, non seulement face au caractère nettement injustifié in concreto de l’accusation pénale portée contre le requérant, lequel avait agi dans la poursuite de l’intérêt public de la société turque, mais aussi face à la nature problématique in abstracto des dispositions pénales applicables. La portée extensible des dispositions de l’article 159 de l’ancien code pénal et de l’article 301 du nouveau code pénal et les contours flous du bien juridique (« le sentiment national ») qu’elles étaient censées protéger ont ôté toute accessibilité et toute prévisibilité au droit national. La disposition du droit pénal militaire (article 95 § 4 du code pénal militaire) ne vaut pas mieux. Non seulement elle manque de clarté, mais encore elle porte atteinte de manière disproportionnée à la liberté d’expression des civils.

15. Après que la Cour a dit de manière cristalline au paragraphe 95 de l’arrêt Altuğ Taner Akçam qu’il était nécessaire de réformer le tristement célèbre article 301, aucune modification n’a eu lieu. Cette fois, le législateur turc ne peut ignorer que la Cour a jugé que la simple existence d’une telle menace pénale, même en l’absence de condamnation subséquente, n’est pas tolérable. Au vu de l’effet systémique du présent arrêt dans l’ordre juridique turc et du nombre important d’actions judiciaires engagées à l’encontre de journalistes, le législateur turc doit entamer une réforme du code pénal et du code pénal militaire pour en supprimer les entraves à la liberté d’expression. Notamment, il doit abolir l’article 301 du code pénal ou le remplacer par une norme pénale incriminant les attaques à la réputation des organes de l’État qui soit construite strictement comme une protection contre un danger manifeste et imminent mettant en péril la sécurité nationale. Quant à l’article 95 § 4 du code pénal militaire, il faut clarifier sa portée objective et sa portée subjective de façon à ce qu’il ne porte que sur les actes par lesquels des militaires dénigrent leurs supérieurs hiérarchiques et qui représentent un danger manifeste et imminent pour la sécurité nationale et la sûreté publique.

De surcroît, il faut insister sur l’amélioration de l’appareil judiciaire et sur la formation des juges et des procureurs turcs, notamment dans le domaine des droits de l’homme et plus particulièrement dans celui de la liberté d’expression. La réforme des mentalités des magistrats (juges comme procureurs) est cruciale. Non seulement cela apaisera les tensions dans le pays, mais encore cela apportera une contribution déterminante au cheminement sur la voie d’une Turquie plus libre et démocratique.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX
JUGES RAIMONDI ET SPANO

(Traduction)

I.

1. La décision de poursuivre quelqu’un pour une conduite supposément délictueuse est un acte de procédure qui n’implique en lui-même aucune sanction juridique ni aucune mesure répressive définitives ou contraignantes. Tout ce que cela déclenche est la saisine d’une juridiction pénale qui devra décider si l’accusé est innocent ou coupable de l’infraction pour laquelle il est poursuivi. Ainsi, la décision de poursuivre quelqu’un pour un acte qui peut, de prime abord, relever de la protection de l’article 10 de la Convention ne constitue pas, en elle-même, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression. Comme nous l’expliquerons plus en détail ci‑dessous, la Cour a admis certaines exceptions très limitées à cette règle générale, mais aucune d’entre elles n’est applicable aux faits de la présente espèce. En conséquence, et avec tout notre respect, nous ne partageons pas la conclusion de la majorité.

À notre avis, le requérant avait certes la qualité de victime au regard de l’article 34 de la Convention, mais son grief aurait dû être rejeté pour incompatibilité ratione materiae, car l’article 10 n’est pas applicable aux faits de la présente espèce.

II.

2. Les principes généraux de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10 sont clairs : pour qu’il y ait eu ingérence dans le droit à la liberté d’expression, la conduite correspondante doit avoir été sanctionnée au niveau interne, soit dans le cadre d’une procédure civile soit dans celui d’une procédure pénale. C’est, après tout, la légalité, le but légitime et la nécessité de la sanction qui forment la base de l’appréciation de la Cour. La règle principale est que lorsqu’il n’a pas été imposé de sanction, il n’y a pas eu ingérence, car la base matérielle est alors inexistante, de sorte qu’il n’y a pas lieu de procéder à un examen de la proportionnalité.

3. La Cour a admis certaines exceptions restreintes à cette règle générale d’application de l’article 10 de la Convention, comme elle l’a rappelé aux paragraphes 44 à 47 de l’arrêt, mais aucune de ces exceptions ne s’applique aux faits de la présente affaire. En l’espèce, en effet, premièrement, le requérant, journaliste, ne s’est pas vu enjoindre de divulguer des informations sur des sources anonymes (voir, a contrario, Financial Times et autres c. Royaume-Uni, no 821/03, § 56, 15 décembre 2009) ; deuxièmement, et c’est là un point très important, il n’a été ni arrêté ni détenu (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014 ; Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83-85, 8 juillet 2014 ; Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006) ; troisièmement, il n’est assurément pas un avocat dont la condamnation, annulée en appel, a nui à la capacité de défendre son client avec zèle (Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 54, 21 mars 2002) ; et, quatrièmement, il n’a pas été déclaré coupable, de sorte que les exemples tirés des affaires Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC] (no 33348/96, §§ 113-14, 17 décembre 2004), Independent News & Media PLC et Independent Newspapers (Ireland) Ltd c. Irlande (no 55120/00, § 114, 16 juin 2005) et Vajnai c. Hongrie (no 33629/06, § 54, 8 juillet 2008) sont tout simplement dépourvus de pertinence, le raisonnement tenu dans ces affaires s’appliquant au contexte de l’examen de la légalité et/ou de la proportionnalité d’une sanction effectivement imposée aux requérants.

4. Le seul des précédents cités par la majorité qui pourrait, à première vue, être pertinent aux fins de la présente affaire est l’arrêt Altuğ Taner Akçam c. Turquie (no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011). Mais en définitive, il s’en distingue aussi par ses faits : dans l’affaire Altuğ Taner Akçam, le requérant était un professeur d’histoire qui avait fait l’objet d’une enquête après avoir publié un éditorial dans lequel il critiquait la procédure menée contre M. Hrant Dink, alors décédé, et demandait expressément à être lui-même poursuivi pour ses opinions sur la question arménienne. L’enquête avait été close sans que des poursuites ne soient engagées. La Cour a conclu à l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit garanti par l’article 10 en raison de la position prise par les juridictions pénales turques sur la question arménienne dans l’application qu’elles avaient faite de l’article 301 du code pénal, et du fait que la campagne de dénigrement subie par le requérant dans le contexte de l’enquête confirmait l’existence d’un risque persistant de poursuites pour ce type d’expression. Il va sans dire qu’aucune de ces préoccupations générales ne s’applique en l’espèce.

5. Pourtant, la majorité conclut à l’existence d’une ingérence, pour deux raisons : en vertu de la disposition pénale applicable, le requérant courait le risque d’être emprisonné (voir le paragraphe 48 de l’arrêt), et, surtout, avoir fait l’objet de poursuites pendant six ans et demi aurait eu un effet dissuasif sur son activité journalistique (paragraphes 49-50). À notre avis, c’est aller trop loin au regard des faits de la cause, et étendre la portée de l’article 10 de la Convention bien au-delà de sa lettre, de son esprit, et de la jurisprudence constante de la Cour.

6. En ce qui concerne le premier motif, la Cour a certes dit que ce ne peut être que dans des « circonstances exceptionnelles » qu’un journaliste peut être emprisonné, mais elle n’a pas exclu catégoriquement cette possibilité. Le caractère proportionné ou non au regard de l’article 10 d’une sanction imposée à un journaliste dépend entièrement des faits et de la gravité de la sanction en question. Il va de soi qu’en l’absence de condamnation, il n’est pas imposé de sanction, et il n’y a donc aucune base pour l’appréciation de la proportionnalité au regard de l’article 10 § 2.

7. En ce qui concerne le deuxième motif, et en particulier l’argument selon lequel l’article 10 trouve à s’appliquer pour la simple raison qu’il y a eu une décision d’engager des poursuites, étant donné l’effet dissuasif de cette décision sur l’activité journalistique du requérant, nous pouvons admettre la possibilité qu’il y ait parfois des circonstances exceptionnelles dans lesquelles une décision de poursuivre un journaliste appelle, en elle-même, l’application de la protection de l’article 10, si les faits montrent clairement que cette décision était manifestement arbitraire ou imprévisible au regard de l’article 10 de la Convention à la lumière des principes découlant de la jurisprudence de la Cour. De plus, l’article 10 peut trouver à s’appliquer s’il est démontré que les pratiques en matière de poursuites créent un risque persistant que le requérant ne fasse l’objet d’autres enquêtes ou poursuites à l’avenir s’il ne modifie pas son comportement (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, cité au paragraphe 5 ci-dessus, et Bowman c. Royaume-Uni, no 141/1996/760/961, § 29, 29 janvier 1998, dans lequel cette question a été traitée dans le cadre de l’examen de la qualité de victime de la requérante et non dans celui de la question de la présence d’une ingérence à sa liberté d’expression au regard de l’article 10 (voir, sur ce second point, les paragraphes 31 à 34 de l’arrêt, où il n’est pas question d’un effet dissuasif sur le comportement de la requérante).

8. À notre avis, il n’est satisfait en l’espèce à aucune des conditions susmentionnées.

Premièrement, le requérant a été poursuivi pour avoir diffamé certains généraux de l’armée, qu’il avait accusés notamment d’avoir des liens avec la mafia dans un article illustré de leurs photographies qu’il avait publié le 29 août 2003 (voir le paragraphe 5 de l’arrêt). Indépendamment du bien-fondé de l’accusation, il n’a pas été démontré, de quelque manière que ce soit, que la décision de poursuivre le requérant ait été, en elle-même, manifestement arbitraire, faisant ainsi relever le grief de la portée de l’article 10 de la Convention pour ce seul motif.

Deuxièmement, même si la majorité considère que subsistent de sérieux doutes quant à la prévisibilité de l’article 95 § 4 du code pénal militaire – base des poursuites engagées contre le requérant – elle ne prend pas définitivement position sur ce point. Nous non plus. Que cette disposition ait ou non été prévisible, le requérant ne conteste pas la base légale en droit interne de la décision d’ouverture de poursuites à son encontre.

Troisièmement, rien dans les faits de la cause ni dans les informations communiquées à la Cour ne permet de dire que le requérant ait subi une pratique en matière d’accusation qui soit telle qu’elle l’exposerait à un risque persistant de faire l’objet d’autres enquêtes ou accusations, comme dans l’affaire précitée Altuğ Taner Akçam (paragraphe 5 ci-dessus).

9. Nous soulignons que l’article 10 ne peut s’interpréter de telle manière que l’ouverture d’une procédure pénale contre un journaliste aurait intrinsèquement un effet dissuasif sur son activité journalistique au point de constituer à elle seule une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, indépendamment de l’issue de la procédure. Certes, la Cour exerce – à juste titre – un contrôle au regard de l’article 10 § 2 de la Convention renforcé sur les condamnations pénales lorsque celles‑ci concernent des journalistes et elle exclut pratiquement toute possibilité d’emprisonner des journalistes, mais les États membres demeurent libres d’appliquer l’arsenal pénal tant que les procédures adoptées et les décisions prises respectent les principes généraux énoncés dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10. Nous voudrions donc rappeler qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour (voir les paragraphes 44 à 47 de l’arrêt et le paragraphe 3 ci-dessus) que le simple fait qu’un journaliste soit poursuivi pour sa conduite expressive ne suffit pas, en principe, pour qu’il y ait ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression garantie par l’article 10 si ces poursuites ne s’accompagnent pas de mesures d’enquête répressives prenant la forme d’une arrestation ou d’une privation de liberté, comme dans l’affaire Nedim Şener et Şık précitée, ou d’une obligation de divulguer des sources confidentielles ou de remettre du matériel ou des informations journalistiques confisqués aux fins de l’enquête. Les faits de la présente espèce ne relèvent d’aucune de ces exceptions à la règle générale d’applicabilité de l’article 10.

10. Enfin, nous notons que la seule raison pour laquelle la procédure devant les juridictions turques a duré six ans et demi était un conflit de nature purement juridictionnelle et procédurale entre les juridictions civiles et militaires. Cela n’était nullement lié à la personne du requérant. Au contraire, mis à part le fait qu’il devait être présent aux audiences tenues devant les tribunaux militaires, le requérant a conservé sa liberté pendant toute cette période et a pu continuer sans entraves à exercer sa profession dans le respect des lois de l’État défendeur. En définitive, les poursuites ont été abandonnées. À cet égard, il importe de souligner que le fardeau psychologique qu’a fait peser sur le requérant la durée déraisonnable de la procédure interne est dûment reconnu dans l’arrêt, dans le cadre du constat de violation de l’article 6 § 1. Ce constat constitue clairement une réponse suffisante aux griefs que le requérant tire de la Convention. Pour le surplus, nous estimons que la majorité va tout simplement trop loin, et que cela peut avoir des conséquences imprévues sur la cohérence du développement de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10.

* * *

[1]. Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, 25 octobre 2011, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, 14 septembre 2010, et Kayasu c. Turquie, no 64119/00 et 76292/01, § 106, 13 novembre 2008.

[2] Sur l’histoire législative, l’application et les implications de l’article 301, voir Sözüer, Das neue türkische Strafgesetzbuch, in Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 2007, pp. 717-749 ; Algan, The Brand New Version of Article 301 of Turkish Penal Code and the Future of Freedom of Expression Cases in Turkey, in German Law Journal, 2008, pp. 2237‑2251 ; Arslan, Meinungsfreiheit im Lichte der Entscheidungen des Europäischen Gerichtshofes für Menschenrechte ; Öztürk (éd.), Hukuk Devletinde Suç Yaratilmasinin ve Suçun Aydinlatilmasinin Sinirlari Sempozyumu, Istanbul, 2008, pp. 281-288 ; Can, Der Schutz der staalichen Ehre und religiösen Gefühle in der Turkei, in Depenheuer et autres, Der Schutz staatlicher Ehre und religiöser Gefühle und die Unabhängigkeit der Justiz, Münster, 2008, pp. 33-50 ; Centel, Kritische Betrachtungen zum neuen türkischen Strafgesetzbuch, in Tellenbach (éd.), Das neue türkische Strafrecht und Strafprozessrecht, Berlin, 2008, pp. 41-64 ; Tellenbach, Einige Bemerkungen zum neuen türkischen Strafgesetzbuch aus europäischer Sicht, in Öztürk (éd.), Hukuk Devletinde Suç Yaratilmasinin ve Suçun Aydinlatilmasinin Sinirlari Sempozyumu, Istanbul, 2008, pp. 76‑80 ; et Dagasan, Das Ansehen des Staates im türkischen und deutschen Strafrecht, Berlin, 2015.

[3] Altuğ Taner Akçamcité, op. cit., § 92. Ce fut aussi la conclusion tant de la Commission européenne dans son rapport sur les progrès accomplis par la Turquie publié le 5 novembre 2008 (SEC(2008)2699, page 15) que du Parlement européen dans sa résolution du 12 mars 2009 sur ledit rapport (paragraphe 13).

[4] Adalet Komisyonu Raporu, p. 15, cité par Dagasan (op. cit., p. 112). Cette apparente restriction pourrait par exemple laisser le débat sur la nature des événements de 1915‑1918 hors du champ des actes pénalement répréhensibles. Or même si telle avait été l’intention du législateur, ce dont on peut douter, la pratique, qui va en sens contraire, montrerait de toute façon que la norme pénale est suffisamment large pour permettre de continuer à poursuivre la simple manifestation d’idées pacifiques sur des sujets d’intérêt général, comme l’ont noté la Commission européenne et le Parlement européen dans les textes précités. De surcroît, une interprétation de l’expression « nation turque » en ce sens qu’elle ne recouvrerait que les valeurs et coutumes des personnes d’origine ethnique turque serait en contradiction avec la notion de « Turc » figurant dans la Constitution, cette notion incluant tous les ressortissants turcs sans distinction d’origine ethnique ou de religion, et, partant, elle devrait susciter de sérieux doutes quant à la prévisibilité de l’incrimination posée à l’article 301 du code pénal (Dink, op. cit., § 116).

[5] 5759 Sayili Kanunun Madde Gerekçeleri, p. 2, cité par Dagasan (op. cit., pp. 97, 121 et 125). De plus, il y a dans la doctrine turque un débat sur le point de savoir si le nouveau code élargit l’élément matériel de l’infraction. Ainsi, Dagasan (op. cit., pp. 116-117, 127) note que la conduite passible de sanction n’est plus tahkir ve tezyif edenler (en allemand Beschimpfung et Verächtlichmachung), mais aşağılayan (en allemand Herabsetzung). Je note que dans l’affaire Kayasu la Cour a traduit les expressions mentionnées de l’article 159 par « insulte ou offense publiquement », cette traduction n’étant pas maintenue dans la présente affaire.

[6] Altuğ Taner Akçamcité, précité, § 93. Voir aussi les positions prises par la suite par le Parlement européen notamment dans la résolution du 15 janvier 2015 sur la liberté d’expression en Turquie, la résolution du 12 mars 2014 sur le rapport de 2013 sur les progrès accomplis par la Turquie et la résolution du 13 juin 2013 sur la situation en Turquie ; la déclaration conjointe de la vice-présidente de la Commission européenne et haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et du commissaire chargé de la politique européenne de voisinage et des négociations d’élargissement en date du 14 décembre 2014 ; le rapport du 8 octobre 2014 sur les progrès accomplis par la Turquie ; le document de stratégie indicatif pour les années 2014-2020 de la Commission européenne du 26 août 2014 ; et la déclaration du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l'Europe du 15 décembre 2014.

[7] Dagasan, op. cit., p. 129.

[8] Comme l’ont noté la Commission européenne dans son rapport du 5 novembre 2008 sur les progrès accomplis par la Turquie (précité) et le commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport du 12 juillet 2011. On trouve dans le rapport de suivi établi par la Commission européenne sur la Turquie en 2014 dans le cadre du processus d’intégration européenne les conclusions suivantes à propos de cet article : « In 2013, the number of cases referred to the Minister of Justice was 373, while number of investigation authorisation was granted to 40 of those cases. In the first semester of 2014 total of cases referred was 228, out of which the investigation authorisation was granted to 14 of them ».

[9] Voir, déjà, l’arrêt de la Cour de Cassation militaire du 13 juillet 1971. Cette interprétation restrictive trouve son appui dans les travaux préparatoires de la loi no 3038 du 11 juin 1936, qui a introduit la référence aux forces armées (Zabit Ceridesi du 11 juin 1936, p. 37). Cependant, le remplacement de l’expression « forces armées de l’État » (askeri kuvvetleri, militärischer Streitkräfte des Staates) par l’expression « organisations militaires » (askeri teskilati, militärischer Aufbau) a donné lieu à une discussion sur la portée objective de la nouvelle norme pénale (voir les références in Dagasan, op. cit., p. 114).

[10] Voir mes opinions séparées dans les affaires Faber c. Hongrie (no 40721/08) et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC] (no 16354/06) sur le critère de danger « manifeste et imminent » (clear and imminent) dans le contexte de l’article 10 de la Convention.

[11] Le droit pénal turc, comme le droit pénal allemand et celui d’autres pays européens, distingue les délits de résultat (zarar suçlari, Erfolgsdelikt) des délits de danger (tehlike suçlari, Gefährdungsdelikt), que le danger soit abstrait (soyut) ou concret (somut).

[12] Comme l’a dit la Cour constitutionnelle fédérale allemande, « [d]a dem Staat kein grundrechtlich geschützter Ehrenschutz zukommt, hat er grundsätzlich auch scharfe und polemische Kritik auszuhalten ; die Schwelle zur Rechtsgutverletzung ist im Bereich des Staatsschutzes erst überschritten, wenn aufgrund der konkreten Art und Weise der Meinungsäußerung der Bestand oder die Funktionsfähigkeit des Staates oder seiner Einrichtungen beeinträchtigt oder der öffentliche Friede gefährdet ist. Dies kann etwa der Fall sein, wenn der Bundesrepublik Deutschland jegliche Legitimation abgesprochen und dazu aufgerufen wird, sie zu ersetzen » (BVerfG 1 BvR 917/09, 28 novembre 2011). Cette opinion fut ensuite suivie par la Cour suprême fédérale allemande (BGH, 16.05.2012 - 3 StR 33/12). La Cour constitutionnelle a rejeté les propositions radicales de suppression des § 90a et 90b du code pénal faites par l’Alternativ Entwurf StGB BT Politisches Strafrecht en 1968 et par le troisième Strafverteidigertag tenu à Berlin en 1979 (voir les références dans le Strafgesetzbuch Nomos Kommentar, volume 2, 4e édition, 2013, pp. 247-248).

[13] Là encore, la Cour constitutionnelle fédérale allemande l’a bien noté dans la décision précitée: « Der Meinungsäußernde ist insbesondere auch nicht gehalten, die der Verfassung zugrunde liegenden Wertsetzungen zu teilen, da das Grundgesetz zwar auf die Werteloyalität baut, diese aber nicht erzwingt ».

[14] Voir dans le même sens l’opinion séparée du juge Sajo dans l’affaire Kayasu (précitée).

[15] Comme le reconnaît le Parlement européen, dans sa récente résolution du 15 janvier 2015 (précitée) : « considérant que des déclarations d’intimidation par des responsables politiques et des procédures ouvertes contre des journalistes qui se sont montrés critiques, conjuguées à la structure de propriété dans le secteur des médias, ont conduit à une autocensure de grande ampleur chez les propriétaires de médias et les journalistes ainsi qu'à des licenciements de journalistes (…) ». La Cour a déjà relevé dans une autre affaire l’effet sur l’ensemble d’une profession d’une procédure pénale fondée sur l’ancien article 159 du code pénal (Kayasu, précité, § 106).


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