La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

01/09/2015 | CEDH | N°001-156517

CEDH | CEDH, AFFAIRE KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE, 2015, 001-156517


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 16483/12)

ARRÊT

STRASBOURG

1er septembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/12/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Khlaifia et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Guido Raimondi,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Kel

ler,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2015...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 16483/12)

ARRÊT

STRASBOURG

1er septembre 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/12/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Khlaifia et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
Guido Raimondi,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16483/12) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants tunisiens, MM. Saber Ben Mohamed Ben Ali Khlaifia, Fakhreddine Ben Brahim Ben Mustapha Tabal et Mohamed Ben Habib Ben Jaber Sfar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes L.M. Masera et S. Zirulia, avocats à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Spatafora.

3. Les requérants allèguent que leur rétention dans un centre d’accueil pour migrants en situation irrégulière a été opérée en violation des articles 3 et 5 de la Convention. Ils soutiennent en outre qu’ils ont fait l’objet d’une expulsion collective et qu’ils ne disposaient, en droit italien, d’aucun recours effectif pour dénoncer la violation de leurs droits fondamentaux.

4. Le 27 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1987 et 1988. M. Khlaifia (le « premier requérant ») réside à Om Laarass (Tunisie) ; MM. Tabal et Sfar (les « deuxième et troisième requérants ») résident à El Mahdia (Tunisie).

A. Le débarquement des requérants sur les côtes italiennes et leur expulsion vers la Tunisie

6. Les 16 et 17 septembre 2011 – respectivement pour le premier et pour les deuxième et troisième d’entre eux –, les requérants quittèrent avec d’autres personnes la Tunisie à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après plusieurs heures de navigation, les embarcations furent interceptées par les garde-côtes italiens, qui les escortèrent jusqu’au port de l’île de Lampedusa. Les requérants arrivèrent sur l’île les 17 et 18 septembre 2011 respectivement.

7. Les requérants furent transférés au Centre d’accueil initial et d’hébergement (Centro di Soccorso e Prima Accoglienza – ci-après, le « CSPA ») sis à Contrada Imbriacola où, après leur avoir prodigué les premiers secours, les autorités procédèrent à leur identification.

8. Ils furent installés dans un secteur du centre réservé aux Tunisiens adultes. Les requérants affirment avoir été accueillis dans des espaces surpeuplés et sales et avoir été obligés à dormir à même le sol en raison de la pénurie de lits disponibles et de la mauvaise qualité des matelas. Les repas étaient consommés à l’extérieur, assis par terre. Le centre était surveillé en permanence par les forces de l’ordre, si bien que tout contact avec l’extérieur était impossible.

9. Les requérants restèrent dans le centre d’accueil jusqu’au 20 septembre, où une violente révolte éclata parmi les migrants. Les lieux furent ravagés par un incendie, et les requérants furent transportés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit. À l’aube du 21 septembre, ils parvinrent avec d’autres migrants à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. De là, ils entamèrent, avec 1 800 autres migrants environ, des manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la police, les requérants furent reconduits d’abord dans le centre d’accueil puis à l’aéroport de Lampedusa.

10. Le matin du 22 septembre 2011, les requérants furent embarqués dans des avions à destination de Palerme. Une fois débarqués, ils furent transférés à bord de navires amarrés dans le port de la ville. Le premier requérant monta sur le « Vincent », avec 190 personnes environ, tandis que le deuxième et le troisième requérants furent conduits à bord du navire « Audace », avec 150 personnes environ.

11. Selon la version des requérants, sur chaque navire l’ensemble des migrants fut regroupé dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines étant interdit. Les requérants affirment avoir dormi par terre et attendu plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes. Ils pouvaient sortir sur les balcons des navires deux fois par jour pendant quelques minutes seulement. Les requérants affirment avoir été insultés et maltraités par les policiers qui les surveillaient en permanence et n’avoir reçu aucune information de la part des autorités.

12. Les requérants restèrent à bord des navires jusqu’aux 27 et 29 septembre respectivement, dates auxquelles ils furent transportés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être rapatriés.

13. Avant de monter dans les avions, les migrants furent reçus par le consul de Tunisie. Selon les requérants, celui-ci se serait borné à enregistrer leurs données d’état civil, conformément aux accords italo-tunisiens conclus en avril 2011 (paragraphes 28-30 ci-après).

14. Dans leur formulaire de requête, les requérants ont affirmé qu’à aucun moment tout au long de leur séjour en Italie il ne leur avait été délivré un quelconque document.

En annexe à ses observations, le Gouvernement a cependant produit trois décrets de refoulement datés des 27 et 29 septembre 2011 pris à l’encontre des requérants. Ces décrets, en substance identiques et rédigés en italien avec une traduction en arabe, se lisaient comme suit :

« Le chef de la police (Questore) de la province d’Agrigente

Vu les pièces du dossier, dont il résulte que

1) en date du 17 [18] septembre 2011, le personnel appartenant aux forces de police a trouvé dans la province d’Agrigente près de la ligne de frontière/près de la frontière de l’île de Lampedusa M. [nom et prénom] né (...) le [date] (...) ressortissant tunisien (...) non entièrement identifié car dépourvu de documents (sedicente) ;

2) l’étranger est entré sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière ;

3) l’identification (rintraccio) de l’étranger a eu lieu à l’entrée/tout de suite après son entrée dans le territoire national, et précisément : île de Lampedusa

ATTENDU qu’on n’est en présence d’aucun des cas [indiqués] à l’article 10 § 4 du décret législatif no 286 de 1998 ;

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de procéder selon l’article 10 § 2 du décret législatif no 286 de 1998 ;

ORDONNE

LE REFOULEMENT AVEC RECONDUITE À LA FRONTIÈRE

De la personne susmentionnée

INFORME

. qu’un recours peut être introduit contre le présent décret, dans un délai de soixante jours à compter de sa notification, devant le juge de paix d’Agrigente ;

. que l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret ;

. [que] le directeur du bureau de l’immigration procèdera, en exécution du présent décret, à sa notification, accompagnée d’une copie synthétiquement traduite vers une langue connue par l’étranger, ou bien vers la langue anglaise, française ou espagnole ; à sa communication à la représentation diplomatique ou consulaire de l’État d’origine selon ce qui est prévu par l’article 2 § 7 du décret législatif no 286 de 1998 ; et à son enregistrement au sens de l’article 10 § 6 du même décret législatif ;

Reconduite à la frontière de Rome Fiumicino

[Fait à] Agrigente [le] 27[29]/09/2011 Pour le Chef de la Police

[Signature] »

15. Ces décrets étaient accompagnés par un procès-verbal de notification daté des mêmes jours, lui aussi rédigé en italien et doublé d’une traduction en arabe. Dans l’espace réservé à la signature des requérants, ces procès‑verbaux portent la mention manuscrite « [l’intéressé] refuse de signer et de recevoir une copie » (si rifiuta di firmare e ricevere copia).

16. Arrivés à l’aéroport de Tunis, les requérants furent libérés.

B. L’ordonnance du juge des investigations préliminaires de Palerme

17. Des associations de lutte contre le racisme portèrent plainte pour les traitements auxquels les migrants avaient été soumis, après le 20 septembre 2011, à bord des navires « Audace », « Vincent » et « Fantasy ».

18. Une procédure pénale pour abus de fonctions et arrestation illégale (articles 323 et 606 du code pénal) fut ouverte contre X. Le 3 avril 2012, le parquet demanda que les poursuites soient classées sans suite.

19. Par une ordonnance du 1er juin 2012, le juge des investigations préliminaires (ci-après, le « GIP ») de Palerme fit droit à la demande du parquet.

20. Dans ses motifs, le GIP souligna que le placement des migrants dans le CSPA avait pour but de les accueillir, de les assister et de faire face à leurs besoins hygiéniques pour le temps strictement nécessaire, avant de les acheminer vers un CIE (centre d’identification et d’expulsion) ou de prendre des mesures en leur faveur. Au CSPA, les migrants pouvaient bénéficier d’une assistance juridique et obtenir des informations quant aux procédures à suivre pour introduire une demande d’asile.

Le GIP partagea la prémisse du parquet selon laquelle l’interprétation des conditions relatives aux motifs et à la durée du séjour des migrants dans les CSPA était parfois floue ; il considéra cependant qu’entraient en jeu une multitude de considérations excluant que les faits de l’espèce soient constitutifs d’une infraction pénale (« una tendenziale forzatura dei requisiti della ‘strumentalità’ e della ‘ristrettezza temporale’ è spesso causata da una molteplicità di fattori che escludono con sicurezza la possibilità di configurare, in tali fattispecie, illeciti di rilievo penale »).

Il nota que la préfecture (Questura) d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention.

21. Selon le GIP, l’équilibre précaire obtenu sur l’île de Lampedusa avait été rompu le 20 septembre 2011, lorsqu’un groupe de Tunisiens avait provoqué un incendie criminel, endommageant sérieusement le CSPA de Contrada Imbriacola et le rendant inapte à satisfaire aux exigences liées à l’accueil et au secours des migrants. Les autorités avaient alors organisé un pont aérien et naval afin d’évacuer les migrants de Lampedusa. Le lendemain, des affrontements avaient eu lieu au port de l’île entre la population locale et un groupe d’étrangers qui avait menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. Il y avait ainsi une situation qui risquait de dégénérer, et qui était couverte par la notion d’« état de nécessité » (stato di necessità) visée par l’article 54 du code pénal (paragraphe 32 ci-après). Il s’imposait donc, conclut le GIP, de procéder au transfert immédiat d’une partie des migrants en utilisant, entre autres, des navires.

Quant au fait que, dans cette situation d’urgence, aucune décision formelle de rétention à bord de navires n’avait été adoptée, le GIP estima que ceci ne pouvait s’analyser en une arrestation illégale et que les conditions d’un transfert des migrants dans des CIE n’étaient pas remplies. En effet, d’une part, les CIE étaient déjà surpeuplés ; d’autre part, les accords passés avec les autorités tunisiennes amenaient à penser que le rapatriement avait vocation à être immédiat. Le fait qu’on ait appliqué aux intéressés une mesure de refoulement (respingimento) sans contrôle juridictionnel adoptée plusieurs jours après le débarquement n’était pas illégitime aux yeux du GIP. Le calcul du « délai raisonnable » pour l’adoption de ces actes et pour le séjour des étrangers dans le CSPA devait tenir compte des difficultés logistiques (état de la mer, distance entre l’île de Lampedusa et la Sicile) et du nombre de migrants concernés. Dans ces circonstances, conclut le GIP, il n’y avait pas eu de violation de la loi.

Par ailleurs, considéra le GIP, aucun dol ne pouvait être imputé aux autorités, dont la conduite avait été inspirée, en premier lieu, par la poursuite de l’intérêt public. Les migrants n’avaient souffert aucun préjudice injuste (danno ingiusto).

22. Dans la mesure où les plaignants alléguaient que la façon dont les migrants avaient été traités avait mis en péril leur santé, le GIP releva qu’il ressortait des investigations qu’aucune des personnes à bord des navires n’avait formulé de demande d’asile. Ceux qui, dans le CSPA de Lampedusa, avaient manifesté l’intention d’agir dans ce sens ainsi que les sujets vulnérables avaient été transférés aux centres de Trapani, Caltanissetta et Foggia. Les mineurs non accompagnés avaient été placés dans des structures ad hoc et aucune femme enceinte n’était présente à bord des navires. Sur ces derniers, les migrants avaient pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. Par ailleurs, il ressortait d’une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011 qu’un membre du Parlement était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme, et avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables (poltrone reclinabili). Certains Tunisiens avaient été transférés à l’hôpital, d’autres avaient été traités à bord par le personnel sanitaire. Accompagné par le chef adjoint de la police (vice questore) et par des fonctionnaires de police, le député en question s’était entretenu avec certains migrants. Il avait ainsi constaté qu’ils avaient accès à des lieux de prière, que la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau) et que la Protection civile (Protezione civile) avait mis à leur disposition des vêtements. Certains migrants se plaignaient de l’absence de rasoirs, mais le député avait observé qu’il s’agissait d’une mesure visant à éviter des actes d’automutilation.

23. Le GIP nota que, bien que les migrants ne fussent pas en état de détention ou d’arrestation, une photographie parue dans un journal montrait l’un d’eux avec les mains ligotées par des bandelettes noires et accompagné par un agent de police. L’intéressé faisait partie d’un groupe restreint de personnes qui, craignant un rapatriement imminent, s’étaient livrées à des actes d’automutilation et avaient endommagé des autobus. Aux yeux du GIP, l’apposition des bandelettes était nécessaire pour garantir l’intégrité physique des personnes concernées et pour éviter des actes agressifs à l’encontre des agents de police, qui n’étaient ni armés ni dotés d’autres moyens de coercition. En tout état de cause, la conduite des agents de police était justifiée par un « état de nécessité » au sens de l’article 54 du code pénal (paragraphe 32 ci-dessus).

24. À la lumière de ce qui précède, le GIP estima que le dossier ne contenait pas la preuve de l’existence des éléments matériel et moral des infractions punies par les articles 323 et 606 du code pénal.

C. Les décisions du juge de paix d’Agrigente

25. Deux des migrants ayant fait l’objet de décrets de refoulement attaquèrent ces actes devant le juge de paix d’Agrigente.

26. Par deux ordonnances (decreti) des 4 juillet et 30 octobre 2011 respectivement, le juge de paix annula les décrets de refoulement.

Dans ses motifs, le juge de paix observa que les plaignants avaient été trouvés sur le territoire italien respectivement les 6 mai et 18 septembre 2011 et que les décrets litigieux n’avaient été adoptés que les 16 mai et 24 septembre 2011. Certes, l’article 10 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-après) n’indiquait aucun délai pour l’adoption des décrets de refoulement ; il n’en demeurait pas moins, considéra le juge, qu’un acte qui de par sa nature même limitait la liberté de son destinataire devait être pris dans un délai raisonnablement court à faire date de l’identification (fermo) de l’étranger irrégulier. En conclure autrement, estima-t-il, équivalait à permettre une rétention de facto du migrant en l’absence d’une décision motivée de l’autorité, ce qui était contraire à la Constitution.

II. LE DROIT ET LES DOCUMENTS INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière

27. Le décret législatif (decreto legislativo) no 286 de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la règlementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que modifié par les lois no 271 de 2004 et no 155 de 2005 et par le décret législatif no 150 de 2011, dispose entre autres :

Article 10 (refoulement)

« 1. La police des frontières refoule (respinge) les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères fixés par le présent texte unifié sur l’entrée dans le territoire de l’État.

2. Le refoulement avec reconduite à la frontière est par ailleurs ordonné par le chef de la police (questore) à l’encontre des étrangers :

a) qui entrent dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de l’entrée dans le territoire ou tout de suite après ;

b) qui ont été temporairement admis sur le territoire pour des nécessités de secours public.

(...)

4. Les dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires.

(...). »

Article 13 (expulsion administrative)

« 1. Pour des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, le ministre de l’Intérieur peut ordonner l’expulsion de l’étranger, même si celui-ci [n’a pas sa résidence] dans le territoire de l’État, en informant préalablement le président du Conseil des ministres et le ministre des Affaires étrangères.

2. Le préfet ordonne l’expulsion lorsque l’étranger :

a) est entré dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière et n’a pas été refoulé en application de l’article 10 ;

(...)

8. Contre le décret d’expulsion, un recours peut être présenté devant l’autorité judiciaire (...). »

Article 14 (exécution de l’expulsion)

« 1. Lorsqu’en raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas possible d’exécuter rapidement l’expulsion par reconduite à la frontière ou refoulement, le chef de la police (questore) ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation (di concerto) avec les ministres de la Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique.

(...). »

B. L’accord bilatéral avec la Tunisie

28. Le 5 avril 2011, le gouvernement italien a conclu un accord avec la Tunisie en matière de contrôle de la vague d’immigration irrégulière provenant de ce pays.

29. Le texte de l’accord n’a pas été rendu public. D’après un communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011, la Tunisie s’engageait à renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d’éviter de nouveaux départs de clandestins, à l’aide de moyens logistiques mis à sa disposition par les autorités italiennes.

30. En outre, la Tunisie s’engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement en Italie après la date de conclusion de l’accord. Les ressortissants tunisiens pouvaient être rapatriés par le biais de procédures simplifiées, prévoyant la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes.

C. Le Sénat italien

31. Le 6 mars 2012, la commission extraordinaire pour les droits de l’homme du Sénat italien (ci-après, la « commission extraordinaire du Sénat ») a approuvé un rapport « sur l’état [du respect] des droits de l’homme dans les institutions pénitentiaires et dans les centres d’accueil et de rétention des migrants en Italie ». Visité par la commission le 11 février 2009, le CSPA de Lampedusa y est décrit notamment dans les passages suivants :

« L’accueil dans le centre de Lampedusa devait être limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de son séjour sur le territoire ou pour en décider l’éloignement. En réalité, comme cela a été dénoncé par le HCR et par plusieurs organisations qui opèrent sur le terrain, les durées de séjour se sont prolongées parfois pendant plus de vingt jours sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues. La rétention prolongée, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur, le manque de liberté de mouvement sans aucune mesure juridique ou administrative prévoyant de telles restrictions ont provoqué un climat de tension très vif, qui s’exprime souvent par des actes d’automutilation. De nombreux appels de la part des organisations qui travaillent sur l’île se sont succédés à propos de la légalité de cette situation. »

« On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont été placés sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les lumières sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. »

D. Le code pénal

32. Dans ses parties pertinentes, l’article 54 § 1 du code pénal se lit comme suit :

« N’est pas punissable le fait commis sous la contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). »

III. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL

33. Les faits de l’espèce s’inscrivent dans le cadre des arrivées massives de migrants irréguliers sur les côtes italiennes en 2011 à la suite notamment des soulèvements en Tunisie, puis du conflit en Libye.

A. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

34. Dans ce contexte, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a constitué une sous-commission ad hoc « sur l’arrivée massive de migrants en situation irrégulière, de demandeurs d’asile et de réfugiés sur les rivages du sud de l’Europe » (ci-après, « la sous-commission ad hoc de l’APCE »), qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011. Un rapport de visite a été publié le 30 septembre 2011. Ses parties pertinentes se lisaient comme suit :

« (...)

II. Historique de Lampedusa en matière d’accueil de flux migratoires mixtes

(...)

9. En raison de sa position géographique proche des côtes africaines, l’île de Lampedusa a connu plusieurs épisodes durant lesquels elle a dû faire face à de nombreuses arrivées par mer de personnes souhaitant se rendre en Europe (31 252 personnes en 2008, 11 749 en 2007, 18 047 en 2006, 15 527 en 2005).

10. Les arrivées se sont considérablement raréfiées en 2009 et 2010 (respectivement 2 947 et 459) suite à un accord conclu entre l’Italie et la Libye de Mouammar Kadhafi. Cet accord, fortement critiqué en raison des violations des droits de l’homme en Libye et des conditions de vie déplorables des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays, a aussi fait l’objet de critiques parce qu’il présentait le risque, confirmé depuis par le HCR, que des demandeurs d’asile et des réfugiés se voient interdire l’accès à la protection internationale. Il s’est cependant révélé extrêmement efficace pour stopper les arrivées, de sorte que les centres d’accueil de l’île ont été fermés et que les organisations internationales actives à Lampedusa ont suspendu leur présence sur le terrain.

11. En 2011, suite aux soulèvements en Tunisie, puis en Libye, l’île s’est trouvée confrontée à une nouvelle vague d’arrivées par bateaux. Les arrivées ont repris en deux temps. En premier lieu, ce sont des Tunisiens qui sont arrivés sur l’île, suivis de bateaux en provenance de la Libye, sur lesquels se trouvaient un grand nombre de femmes et de jeunes enfants. Les arrivées ont commencé le 29 janvier 2011 et rapidement la population de l’île s’en est trouvée multipliée par deux.

12. Suite à ces arrivées, l’Italie a rapidement déclaré l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et appelé à la solidarité des États membres de l’Union européenne. Des pouvoirs d’urgence ont été confiés au préfet de Palerme pour gérer la situation.

13. À la date du 21 septembre 2011, 55 298 personnes étaient arrivées par la mer à Lampedusa (parmi elles 27 315 de Tunisie et 27 983 de Libye, notamment des Nigériens, des Ghanéens, des Maliens et des Ivoiriens).

(...).

V. Les acteurs sur le terrain et leurs responsabilités

26. La Préfecture de la province d’Agrigente est responsable de toutes les questions liées à la réception des arrivants sur l’île jusqu’à leur transfert. C’est aussi la préfecture qui supervise [le partenaire privé] Accoglienza, qui gère les deux centres d’accueil de l’île. Le bureau de la police de l’immigration de la province d’Agrigente est chargé de procéder à l’identification, aux transferts et aux rapatriements éventuels des arrivants. Depuis le 13 avril 2011, c’est la Protection civile italienne qui coordonne la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord.

27. La communauté internationale est également fortement mobilisée sur le terrain. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte et l’ONG Save the Children ont des équipes sur le terrain.

28. Le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children font partie du ‘Praesidium project’ et apportent leur assistance à la gestion des flux migratoires mixtes par la mer sur Lampedusa. Ces organisations sont autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur des centres d’accueil de Lampedusa et disposent d’interprètes et de médiateurs culturels. Dès février 2011, elles ont dépêché des équipes sur place (comme on l’a vu, leur présence avait été suspendue avec la diminution des arrivées). Le ‘Praesidium project’, qui a depuis été étendu dans d’autres centres en Italie, fait figure d’exemple de bonne pratique en Europe et les organisations impliquées ont publié conjointement un guide de gestion des flux migratoires mixtes par la mer (il existe pour l’instant uniquement en italien, mais il sera bientôt traduit en anglais).

29. Les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à ce qu’ils soient transférés rapidement vers d’autres centres ailleurs en Italie.

VI. Structures d’accueil de Lampedusa

30. Il est essentiel que les transferts vers des centres ailleurs en Italie soient effectués le plus rapidement possible car les capacités d’accueil dont dispose l’île de Lampedusa sont à la fois insuffisantes pour accueillir le nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours.

31. Lampedusa a deux centres d’accueil : le centre principal à Contrada Imbriacola et la Base Loran.

32. Le centre principal est un centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA). La sous-commission ad hoc a été informée par le Directeur du centre que la capacité d’accueil varie de 400 à 1 000 places. À la date de la visite, le centre hébergeait 804 personnes. Les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques. Les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol. Les bâtiments, qui sont des blocs préfabriqués, sont aérés puisque les pièces disposent de fenêtres et, lorsque le centre accueille un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblent suffisants.

33. Lors de la visite de la sous-commission, ce centre était scindé en deux parties. L’une était réservée aux personnes arrivant de Libye et aux mineurs non accompagnés (y compris les mineurs non accompagnés tunisiens). L’autre, un centre fermé à l’intérieur du centre (lui-même fermé), était réservée aux adultes tunisiens.

(...).

VIII. Contrôles sanitaires

41. Les équipes médicales et sanitaires des différentes organisations (Croix-Rouge, MSF, Ordre de Malte) et les nombreuses équipes régionales sont coordonnées par le chef de l’unité de santé de Palerme.

42. Dès que les garde-côtes ont connaissance de l’arrivée d’un bateau, ils préviennent le coordinateur médical et l’informent du nombre de personnes qui se trouvent à bord. Toutes les personnes concernées sont alors immédiatement informées et mobilisées, à toute heure du jour et de la nuit.

43. Les premiers contrôles de l’état de santé des personnes arrivant sont effectués sur le port, dès le débarquement. En amont, des membres/médecins de l’ordre de Malte accompagnent les garde-côtes ou la douane lors des opérations d’interception et de sauvetage en mer. Ils informent les équipes médicales mobilisées sur le port de possibles cas nécessitant une prise en charge médicale spécifique et immédiate.

44. Dès leur débarquement, les arrivants sont rapidement classés en fonction de leurs besoins, selon un code de couleurs bien défini. Les personnes nécessitant une hospitalisation sont transférées par hélicoptère vers Palerme ou ailleurs. Les hôpitaux sont dans l’obligation d’accepter ces patients, même au-delà de leur capacité.

45. Parfois le temps manque pour effectuer les premiers contrôles de tous les arrivants sur le port, et ces contrôles doivent donc être poursuivis dans les centres d’accueil. L’accent a été mis sur la nécessité également d’avoir dans les centres des procédures aussi standardisées que possible.

46. Les problèmes les plus fréquents sont : le mal de mer, les troubles des voies respiratoires supérieures, les brûlures (fuel, eau de mer, soleil ou une combinaison des trois), la déshydratation, une douleur généralisée (en raison de la posture sur le bateau), les troubles psychologiques ou un stress aigu (en raison du risque élevé de perdre la vie pendant la traversée). Certaines personnes arrivant de Libye souffraient de stress aigu avant même d’entamer la traversée. Les arrivants sont des personnes extrêmement vulnérables qui peuvent avoir été victimes de violences physiques et/ou psychologiques et leurs traumatismes sont parfois dus aux traitements qu’ils ont subis en Libye. Par ailleurs, de nombreuses femmes sont enceintes et doivent être examinées plus attentivement. Quelques cas de tuberculose ont été détectés et les personnes concernées ont immédiatement été mises en quarantaine dans un hôpital.

47. L’évaluation de l’état de santé des arrivants sur Lampedusa reste à caractère général. Une évaluation individuelle n’est pas possible sur l’île et elle est effectuée ailleurs après transfert. Toutefois, toute personne qui demande à être examinée peut l’être et aucune demande en ce sens n’est rejetée. Le chef de l’unité de santé de Palerme procède à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres.

48. MSF et la Croix-Rouge ont fait part de leur inquiétude quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres. Il a également été souligné que les Tunisiens, séparés des autres arrivants par une barrière fermée, ne disposaient pas d’un accès direct aux équipes médicales du centre d’accueil.

IX. Information sur les procédures d’asile

49. L’équipe du HCR informe succinctement les arrivants des procédures d’asile existantes mais il a été souligné que Lampedusa n’était pas l’endroit dans lequel les réfugiés et demandeurs d’asile potentiels recevaient une information exhaustive en la matière. Ces informations, ainsi que l’assistance pour les démarches de demande d’asile, sont prodiguées une fois que les arrivants ont été transférés dans d’autres centres d’accueil, à caractère moins provisoire, ailleurs en Italie. Si certains expriment le souhait de demander l’asile, le HCR transmet l’information à la police italienne.

50. Cependant, lorsque le nombre d’arrivants est important (ce qui est de plus en plus souvent le cas) et que les transferts sont effectués très rapidement, il arrive que les arrivants ne soient pas informés de leur droit de demander l’asile. Ils sont alors informés dans le centre dans lequel ils sont transférés. Cette lacune concernant l’information sur l’accès à la protection internationale peut poser problème dans la mesure où les personnes de certaines nationalités sont susceptibles d’être renvoyées directement dans leur pays d’origine. En règle générale, cependant, les arrivants ne sont pas en mesure de recevoir immédiatement une information détaillée sur l’accès à la procédure d’asile. L’urgence est ailleurs : ils sont épuisés, désorientés, et veulent se laver, manger et dormir.

X. Les Tunisiens

51. Lors de la dernière vague d’arrivées, les Tunisiens ont été les premiers à accoster à Lampedusa en février 2011. Ces arrivées ont été problématiques pour plusieurs raisons. Comme indiqué plus haut, les arrivées par mer s’étant considérablement réduites en 2009 et 2010, les centres d’accueil de l’île étaient fermés. Les migrants tunisiens se sont donc retrouvés à la rue, dans des conditions déplorables. Lorsque les centres ont été rouverts, leur capacité d’accueil a immédiatement été saturée. Les Tunisiens ont par la suite été transférés dans des centres de rétention ailleurs en Italie, puis, une fois ceux-ci saturés à leur tour, dans des centres d’accueil ouverts prévus pour les demandeurs d’asile.

52. Le fait que les Tunisiens soient dans leur quasi-totalité des migrants économiques et la difficulté à organiser des retours immédiats vers la Tunisie ont motivé la décision des autorités italiennes de leur accorder le 5 avril 2011, par décret, des permis de résidence temporaire de six mois. Alors que 25 000 Tunisiens étaient déjà arrivés en Italie à cette date, seuls 12 000 ont profité de cette mesure (les 13 000 restants ayant déjà disparu des centres à cette date). Cette mesure a eu les conséquences que l’on connaît : des tensions avec la France et une sérieuse remise en question de la liberté de circulation dans l’espace Schengen.

53. Le 5 avril 2011, l’Italie a conclu avec la Tunisie un accord prévoyant un certain nombre de retours quotidiens des migrants tunisiens arrivés en Italie après cette date. L’accord n’a jamais été rendu public mais des quotas compris entre 30 et 60 retours par jour ont été évoqués. À la date de la visite de la sous-commission ad hoc, les retours vers la Tunisie étaient suspendus.

54. Cette suspension des retours a eu pour conséquence que, à la date de la visite de la sous-commission ad hoc, environ 190 Tunisiens étaient détenus sur l’île. Certains d’entre eux l’étaient depuis plus de vingt jours, dans un centre fermé situé lui-même à l’intérieur du centre fermé de Contrada Imbriacola. Malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules, les membres de la sous-commission ont pu constater que les conditions auxquelles ils étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté.

55. Quoique les membres de la sous-commission ad hoc comprennent le souci des autorités italiennes d’endiguer cette vague d’immigration irrégulière en provenance de la Tunisie, certaines règles doivent cependant être respectées en matière de détention. Le centre de Contrada Imbriacola n’est pas adapté à la rétention de migrants en situation irrégulière. Ils y sont de facto emprisonnés, sans accès à un juge. Comme l’a déjà rappelé l’Assemblée parlementaire dans sa Résolution 1707 (2010), « la rétention est mise en œuvre selon une procédure définie par la loi, elle est autorisée par une instance judiciaire et fait l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ». Ces critères ne sont pas respectés à Lampedusa et les autorités italiennes devraient transférer sans délai les migrants en situation irrégulière vers des centres de rétention adaptés, et avec les garanties juridiques nécessaires, ailleurs en Italie.

56. Un autre élément essentiel mentionné dans cette résolution est l’accès à l’information. Toutes les personnes retenues doivent en effet être informées rapidement, dans un langage qu’elles comprennent, « des principales raisons juridiques et factuelles de leur rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes applicables pendant la rétention ». Or, s’il est vrai que les Tunisiens avec lesquels les membres de la sous-commission ad hoc se sont entretenus étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien (certains d’entre eux n’en étaient d’ailleurs pas à leur première tentative et avaient déjà été renvoyés vers la Tunisie par le passé), il n’en va pas de même de l’information sur leurs droits et la procédure. Les autorités italiennes n’étaient elles-mêmes pas en mesure d’indiquer aux membres de la sous-commission ad hoc quand les retours vers la Tunisie allaient pouvoir reprendre. Cette incertitude, en plus d’être un facteur de stress sensible, souligne encore l’inadéquation de maintenir les Tunisiens en rétention pour de longues périodes à Lampedusa, sans accès à un juge.

57. Comme indiqué plus haut, le 20 septembre, un incendie a causé de graves dégâts dans le principal centre d’accueil. Il semble qu’il ait été allumé par des migrants tunisiens qui entendaient protester contre leurs conditions de rétention et leur prochain rapatriement forcé en Tunisie. Il est à noter qu’à cette date, plus de 1 000 Tunisiens étaient détenus sur l’île, soit cinq fois plus qu’au moment de la visite de la sous‑commission ad hoc.

58. Alors que l’île hébergeait moins de 200 Tunisiens, la sous-commission ad hoc n’avait déjà pas eu l’autorisation de visiter la partie fermée du centre d’accueil où ils étaient détenus. Les autorités avaient informé les membres de la sous-commission que cette visite était impossible pour des raisons de sécurité, évoquant des tensions à l’intérieur de cette partie du centre ainsi que des tentatives d’automutilation de la part de certains Tunisiens.

59. Sachant que les autorités étaient déjà préoccupées par une situation tendue alors qu’il y avait moins de 200 Tunisiens dans le centre, on peut se demander pourquoi plus de 1 000 étaient détenus dans le même centre le 20 septembre. En fait, ce centre n’est ni conçu ni officiellement désigné comme un centre de rétention de migrants en situation irrégulière.

(...).

XIV. Une charge disproportionnée pour l’île de Lampedusa

77. La gestion inadéquate ou tardive de la crise au début de 2011 ainsi que les récents événements auront indubitablement des conséquences irréparables pour les habitants de Lampedusa. La saison touristique 2011 sera catastrophique. Alors que l’année 2010 avait vu une augmentation de 25 % du nombre des visiteurs, à partir de février 2011 toutes les pré-réservations ont été annulées. Fin mai 2011, tous les carnets de réservation des hôteliers étaient vides. Les professionnels du tourisme ont fait part de leur désarroi aux membres de la sous-commission ad hoc. Ils avaient en effet engagé des frais de rénovation ou d’amélioration des infrastructures touristiques en utilisant l’argent versé pour les pré-réservations. Ils ont dû rembourser ces montants lors des annulations et se retrouvent maintenant dans une situation financière précaire, endettés et sans perspectives de rentrées d’argent pour la saison 2011.

78. Par ailleurs, les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater le travail que représente le nettoyage et la démolition des bateaux (ou de ce qu’il en reste et qui encombre le port) et le danger potentiel que ces bateaux ou épaves représentent pour la qualité des eaux de l’île, qui doit respecter des normes environnementales strictes. Ces opérations sont aussi très coûteuses (un demi-million d’euros pour les 42 bateaux encore à l’eau à la date de la visite, alors l’île comptait 270 épaves). Des mesures ont été prises par la Protection civile afin d’assurer le démantèlement des bateaux et le pompage des liquides polluants.

79. L’état de délabrement de ces bateaux est par ailleurs révélateur du degré de désespoir des personnes qui y risquent leurs vies en traversant la Méditerranée. Les garde-côtes ont indiqué aux membres de la sous-commission ad hoc que seulement 10 % des bateaux qui arrivent étaient en bon état de réparation.

80. Lors de la visite de la délégation, des représentants des habitants de l’île (notamment des personnes représentant les branches de l’hôtellerie et de la restauration) et le maire de Lampedusa ont fait part de leurs idées pour remédier à cette catastrophe pour l’économie locale. À aucun moment ils n’ont évoqué l’intention de cesser d’accueillir les arrivants par bateaux, bien au contraire, mais ils ont demandé une juste compensation pour les pertes qu’implique la vocation de leur île à apporter refuge.

81. C’est pourquoi ils ont préparé un document contenant plusieurs propositions, qu’ils ont transmis à la délégation. La proposition phare consisterait en la reconnaissance de l’île en tant que zone franche. La délégation a pris bonne note de cette proposition, ainsi que de celle de reporter d’une année l’échéance de paiement des impôts pour les habitants de l’île. Tout en soulignant que ces questions ne relèvent pas de son mandat, les membres de la sous-commission ad hoc invitent les autorités italiennes compétentes à examiner ces demandes au vu du lourd fardeau que constituent, pour l’île et ses habitants, les arrivées par la mer de migrants irréguliers, de réfugiés et de demandeurs d’asile.

XV. Conclusions et recommandations

(...).

92. Sur la base de ses observations, la sous-commission ad hoc appelle les autorités italiennes :

i. à continuer de répondre sans exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et de garantir la protection internationale, y compris le droit d’asile et de ne pas être refoulé ;

ii. à mettre en place des mesures flexibles permettant d’augmenter les capacités d’accueil à Lampedusa ;

iii. à améliorer les conditions d’accueil dans les centres existants, et en particulier dans la Base Loran, en assurant en priorité que les conditions sanitaires et de sécurité répondent aux normes en vigueur – même lorsque les centres sont surchargés – et en procédant à des contrôles stricts et fréquents des obligations qui incombent à la société privée en charge de la gestion des centres ;

iv. à s’assurer que les arrivants ont la possibilité de contacter leurs familles le plus rapidement possible, et ce même durant leur séjour à Lampedusa, notamment à la Base Loran où des problèmes existent en la matière ;

v. à prévoir des structures d’accueil adéquates pour les mineurs non accompagnés, en veillant à ce qu’ils ne soient pas détenus et qu’ils soient séparés des adultes ;

vi. à clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa ;

vii. en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ;

viii. à continuer de garantir le transfert rapide des nouveaux arrivants vers des centres d’accueil situés ailleurs en Italie, même si leur nombre venait à augmenter ;

ix. à examiner les demandes formulées par la population de Lampedusa en vue de la soutenir proportionnellement à la charge qui lui incombe, notamment en termes économiques ;

x. à ne pas conclure d’accords bilatéraux avec les autorités de pays dans lesquels la situation n’est pas sûre et dans lesquels les droits fondamentaux des personnes interceptées ne sont pas garantis adéquatement, notamment la Libye. »

B. Amnesty International

35. Le 21 avril 2011, Amnesty International a publié un rapport ayant pour titre « Amnesty International findings and recommendations to the Italian authorities following the research visit to Lampedusa and Mineo ». Les parties pertinentes du rapport se lisent ainsi (document en anglais) :

« A humanitarian crisis of the Italian authorities’ own making

...

Since January 2011, there has been an increasing number of arrivals on Lampedusa from North Africa. As of 19 April, over 27,000 people had arrived in Italy, mostly on the small island. Despite the significant increase in arrivals, and the predictability of ongoing arrivals in light of unfolding events in North Africa, the Italian authorities allowed the large number of arrivals on Lampedusa to accumulate until the situation on the island became unmanageable. Lampedusa is dependent on the mainland for provision of almost all basic goods and services and is not equipped to be a large reception and accommodation centre, albeit it does have the basics to function as a transit centre for smaller numbers of people.

...

Lack of information about or access to asylum procedures

Given that, at the time of Amnesty International’s visit on the island, UNHCR estimated that there were around 6,000 foreign nationals on Lampedusa, the number of people tasked with providing information regarding asylum was totally inadequate. As far as Amnesty International could determine, only a handful of individuals were providing basic information regarding asylum procedures, which was totally inadequate given the number of arrivals. Further, those arriving were provided with only a very brief medical assessment and a very basic screening. Moreover, there appeared to be an assumption that all Tunisian arrivals were economic migrants.

The fact that, at the time of Amnesty International’s visit, foreign nationals had not been given proper information about access to asylum procedures, and were not being properly identified or screened, is a particular concern. The delegation spoke with people who had been given no, or very inadequate, information about asylum processes; in many cases they had been given no information about their situation at all. They had not been told how long they would have to stay on the island or what their eventual destination would be once moved off the island. Given that many of those arriving on Lampedusa had already endured extremely dangerous sea voyages, including some whose fellow travellers had drowned at sea, the appalling conditions on the island and the almost total absence of information were clearly leading to considerable anxiety and mental stress.

In Amnesty International’s view the asylum and reception systems had completely broken down due to the severe overcrowding caused by the total failure to organize timely and orderly transfers off the island.

Conditions in the “Centres” of the island

In Lampedusa, the Amnesty International delegation visited both the main centre at Contrada Imbriacola, registering and accommodating male adults, mainly from Tunisia, and the Base Loran Centre, accommodating children and new arrivals from Libya.

The main centre at Contrada Imbriacola is equipped to function as a transit centre for relatively small numbers of people; its full capacity is just over 800 individuals. On 30 March, Amnesty International delegates spoke with people being accommodated at the centre, as they entered and exited. The delegation was not able to access the centre itself at that time, but was given access the following day when the centre had just been emptied, as all individuals were being moved off the island.

Those who had been living at the centre described appalling conditions, including severe overcrowding and filthy, unusable sanitary facilities. Some people told Amnesty International delegates that they had chosen to sleep on the streets rather than in the centre because they considered it so dirty as to make it uninhabitable. Amnesty International subsequently spoke to the centre’s Director who confirmed the overcrowding stating that, on 29 March, it accommodated 1,980 people, more than double its maximum capacity.

Although Amnesty International was only able to visit the centre after it had been emptied, the conditions that the delegation witnessed corroborated the reports of former inhabitants. Notwithstanding an ongoing clean-up operation at the time of the visit, there was an overwhelming smell of raw sewage. The remains of makeshift tents were observed in the centre. Piles of refuse were still evident around the centre.

...

COLLECTIVE SUMMARY REMOVALS, REPORTEDLY OF TUNISIAN NATIONALS, FROM LAMPEDUSA, FROM 7 APRIL 2011 ONWARDS, FOLLOWING THE SIGNING OF AN AGREEMENT BETWEEN THE ITALIAN AND TUNISIAN AUTHORITIES

Amnesty International is extremely concerned by the enforced removal that began on 7 April from Lampedusa, following the recent signing of an agreement between the Tunisian and Italian authorities. At the time of writing these forcible returns were ongoing and had reportedly been carried out twice a day by air since 11 April.

On 6 April, the Italian Ministry of Interior announced that Italy had signed an agreement with Tunisia pursuant to which the latter committed itself to strengthening border controls with a view to preventing departures, and to accepting the speedy readmission of people who had recently arrived and who will be arriving in Italy. Amnesty International is particularly concerned that, according to the above-mentioned announcement, Tunisian migrants arriving onto Italian shores may be “repatriated directly” and with “simplified procedures”.

In the light of this announcement, and given, in particular, Amnesty International’s findings in relation to the total inadequacy of asylum procedures on Lampedusa, the organization believes that those people who have been subjected to “direct repatriations” following “simplified procedures” have been victims of collective summary removals.

As far as Amnesty International could ascertain, people have been removed from the island within one or two days of arrival. Thus, it appears highly unlikely that they would have had access to any meaningful or adequate opportunity to assert that they should not be returned to Tunisia on international protection or other grounds. In the circumstances those removals would amount to summary expulsions (cf. the judgments of the European Court of Human Rights in the case of Hassanpour-Omrani v Sweden and Jabari v Turkey). Such practices are strictly prohibited under international, regional and domestic human rights and refugee law and standards. Additionally human rights and refugee law and standards require that the removing State must provide an effective remedy against removal. Removing people without giving them the chance of exercising their right to challenge their removal through an effective procedure gives rise per se to a human rights violation. This is independent of whether removal would place the individuals concerned at a real risk of serious human rights violations, which, in turn, would constitute a breach of the non‑refoulement principle.

...”

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE

36. Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable du 9 juillet 2013, le Gouvernement excipe pour la première fois du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait observer qu’aux termes de l’article 13 du décret législatif no 286 de 1998 : « contre le décret d’expulsion, l’étranger peut (...) présenter un recours devant le juge de paix du lieu où l’autorité qui a ordonné l’expulsion a son siège » (paragraphe 27 ci-dessus). Or, les requérants ne se sont pas prévalus de ce recours.

37. Dans leurs observations du 23 mai 2013 en réponse aux premières observations du Gouvernement, les requérants notaient qu’au dernier paragraphe de celles-ci, en date du 25 septembre 2012, le Gouvernement s’était borné à demander à la Cour « de déclarer la requête irrecevable au sens de l’article 35 § 1 » sans indiquer les voies de recours qui auraient dû être épuisées. Dans ces conditions, indiquaient-ils alors, le Gouvernement serait forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes.

En tout état de cause, les requérants affirment qu’ils n’ont jamais eu la possibilité de saisir les autorités judiciaires italiennes d’un recours portant sur la légalité de leur privation de liberté.

Quant à la possibilité de déposer une plainte pour violation de leurs droits conventionnels devant les juridictions pénales, il s’agirait d’une voie de recours non effective car dépourvue d’effet suspensif.

38. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). En l’espèce, le Gouvernement n’a pas clairement soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes dans ses observations du 25 septembre 2013 sur la recevabilité et le fond, puisqu’il s’y était borné à affirmer que la Cour devrait déclarer la requête « irrecevable au sens de l’article 35 § 1 » sans indiquer le motif de cette irrecevabilité ni, en l’occurrence, la voie de recours qui aurait dû être tentée. La question de la non-introduction, par les requérants, d’un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement n’était abordée que dans les observations complémentaires et sur la satisfaction équitable. Le Gouvernement ne fournit aucune explication à cet atermoiement et la Cour ne relève aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever toute exception d’irrecevabilité en temps utile (voir, mutatis mutandis, Dhahbi c. Italie, no 17120/09, § 24, 8 avril 2014, et G.C. c. Italie, no 73869/10, § 36, 22 avril 2014).

39. Il s’ensuit que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

40. Les requérants estiment avoir été privés de leur liberté de manière incompatible avec l’article 5 § 1 de la Convention.

Cette disposition se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

41. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Sur la compatibilité ratione materiae du grief avec la Convention

a) L’exception du Gouvernement

42. Le Gouvernement excipe tout d’abord de l’inapplicabilité de l’article 5 en l’espèce. Il affirme que les autorités italiennes ont identifié les requérants selon les règles italiennes et européennes pertinentes. Ceci ne serait pas contesté par les requérants. Ensuite, les intéressés ont été accueillis dans le CSPA, qui serait un centre non pas de détention, mais de premier secours et d’assistance (d’ordre hygiénique et sanitaire, notamment) pour tous les migrants arrivés en Italie en 2011. Une aide juridique, y compris quant aux procédures à suivre pour présenter une demande d’asile, était fournie par les organisations présentes au sein du CSPA. Les requérants ont ensuite été transférés à bord des navires « Vincent » et « Audace » – qui devraient être considérés comme le « prolongement naturel du CSPA » de Lampedusa – à cause de l’incendie criminel que d’autres migrants avaient provoqué au sein du CSPA deux ou trois jours après l’arrivée des requérants. Devant faire face à une situation d’urgence humanitaire et logistique, les autorités italiennes ont été contraintes de chercher de nouveaux lieux d’accueil, qui aux yeux du Gouvernement ne sauraient passer pour des lieux de détention ou d’arrestation.

43. À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont été ni arrêtés ni détenus, mais « simplement [secourus] en mer et conduits à l’île de Lampedusa pour les assister et pour leur sûreté physique ». Il explique que la loi obligeait les autorités à sauver et identifier les requérants, qui se trouvaient dans les eaux territoriales italiennes au moment où leurs navires ont été interceptés par les garde-côtes. Toute mesure prise à l’encontre des requérants ne saurait donc, selon lui, s’analyser en une privation arbitraire de liberté. Il s’agissait à ses yeux, tout au contraire, de mesures nécessaires pour faire face à une situation d’urgence humanitaire et pour ménager un juste équilibre entre la sûreté des migrants et celle de la population locale.

b) La réplique des requérants

44. Les requérants admettent que selon la loi italienne, les CSPA ne sont pas des lieux de détention mais des structures d’accueil. Ils soutiennent cependant que cette circonstance n’empêche pas d’estimer que, in concreto, ils ont été privés de leur liberté au sein du CSPA de Lampedusa et à bord des navires « Vincent » et « Audace ». À cet égard, ils observent qu’il leur a été interdit de s’éloigner de ces structures, qui étaient constamment surveillées par les forces de police. Ceci aurait été confirmé par les rapports de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 34 ci-dessus) et par la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 31 ci-dessus). Cette dernière a fait état de rétentions prolongées, d’une impossibilité de communiquer avec l’extérieur et d’un manque de liberté de mouvement.

c) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

45. La Cour rappelle qu’en proclamant dans son paragraphe 1 le droit à la liberté, l’article 5 vise la liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire (Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, no 30471/08, § 125, 22 septembre 2009). Entre privation de liberté et restrictions à la liberté de circuler qui obéissent à l’article 2 du Protocole no 4, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39). Pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 115, CEDH 2012).

ii. Application de ces principes en l’espèce

46. La Cour note tout d’abord que le Gouvernement n’a pas contesté l’affirmation des requérants (paragraphes 8 et 44 ci-dessus) selon laquelle il leur était interdit de s’éloigner du CSPA de Lampedusa et des navires « Vincent » et « Audace », qui étaient constamment surveillés par les forces de police. De plus, au paragraphe 54 de son rapport publié le 30 septembre 2011 (paragraphe 34 ci-dessus), la sous-commission ad hoc de l’APCE a constaté que « malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules (...) les conditions auxquelles ils étaient soumis [dans le centre de Contrada Imbriacola] s’apparentaient à une détention et [à] une privation de liberté ». Elle a également indiqué que les migrants étaient « de facto emprisonnés, sans accès à un juge » (voir le paragraphe 55 du rapport précité).

47. La commission extraordinaire du Sénat, quant à elle, a fait état d’une « rétention prolongée », d’une « impossibilité de communiquer avec l’extérieur » et d’un « manque de liberté de mouvement » pour les migrants placés dans les centres d’accueil de Lampedusa (paragraphe 31 ci-dessus). Les requérants le soulignent à juste titre (paragraphe 44 ci-dessus).

48. La Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun élément permettant de penser qu’il aurait été loisible aux requérants de quitter le CSPA de Contrada Imbriacola. À cet égard, elle observe que les intéressés ont précisé qu’après l’incendie du 20 septembre 2011, ils étaient parvenus à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. Ils auraient été cependant interpellés par la police et reconduits dans le centre d’accueil (paragraphe 9 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas démenti ce récit, donnant à penser que les requérants étaient retenus au CSPA contre leur gré (voir, mutatis mutandis, Stanev, précité, § 127).

49. Des considérations analogues s’appliquent aux navires « Vincent » et « Audace », qui selon le Gouvernement lui-même doivent être considérés comme le « prolongement naturel du CSPA » (paragraphe 42 ci-dessus).

50. À la lumière de ces éléments, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement, selon laquelle les requérants n’ont été ni arrêtés ni détenus, mais « simplement [secourus] en mer et conduits à l’île de Lampedusa pour les assister et pour leur sûreté physique » (paragraphe 43 ci-dessus). La Cour estime au contraire que le placement des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola et à bord des navires précités s’analyse en une « privation de liberté » eu égard aux restrictions imposées aux intéressés par les autorités et nonobstant la nature de la qualification retenue par le droit interne (voir, mutatis mutandis, Abdolkhani et Karimnia, précité, §§ 126‑127). Elle conclut en conséquence que les requérants ont été privés de leur liberté.

51. Il s’ensuit que l’article 5 de la Convention trouve à s’appliquer et que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention doit être rejetée.

2. Sur les autres conditions de recevabilité

52. La Cour estime que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

53. Les requérants observent que pendant 12 jours ou pendant 9 jours selon leur cas, ils ont été retenus dans des lieux confinés et constamment surveillés par la police dans le but de les « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » italien. Cependant, les autorités n’auraient pas respecté les voies légales, puisque d’après eux aucune procédure de refoulement ou d’expulsion conforme au droit interne n’a été engagée à leur encontre, leur éloignement ayant été exécuté selon la procédure simplifiée prévue par l’accord italo-tunisien de 2011 (paragraphes 28-30 ci-dessus). Aucune décision juridictionnelle, soulignent-ils, ne justifiait leur privation de liberté.

54. Les requérants exposent que selon la loi italienne (article 14 du décret législatif no 286 de 1998 – paragraphe 27 ci-dessus), la seule forme légale de privation de liberté d’un étranger en situation irrégulière est la rétention dans un CIE, laquelle donne lieu à un contrôle juridictionnel, comme le veut l’article 5 de la Convention. En transformant le CSPA de Contrada Imbriacola en un centre de détention, l’État italien aurait soustrait la privation de liberté des requérants à tout contrôle juridictionnel. Il en irait de même en ce qui concerne la rétention à bord des navires.

55. Les requérants observent également que le traitement auquel ils ont été soumis ne saurait se justifier sur la base de l’article 10 § 2 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessus), qui prévoit le refoulement dit « différé » lorsqu’un étranger est entré sur le territoire italien « pour des nécessités de secours public ». En effet, l’article 10 précité ne mentionne aucune privation de liberté et ne fait aucune référence aux modalités d’une éventuelle rétention. Selon les requérants, à la différence de ce qui est prévu dans d’autres États, en Italie seule la rétention dans un CIE a une base légale (l’article 14 du décret législatif no 286 de 1998). Toute autre forme de rétention d’un étranger irrégulier, comme celle de l’espèce, devrait être considérée illégale et donc contraire à l’article 5 § 1 de la Convention.

56. Dans la mesure où le Gouvernement soutient que les faits dénoncés ont été provoqués par une situation d’urgence ou un état de nécessité absolue, les requérants affirment que la véritable origine des problèmes rencontrés sur l’île est la décision politique de concentrer à Lampedusa la rétention des étrangers : de l’avis des requérants, aucune difficulté organisationnelle insurmontable n’empêchait aux autorités d’organiser un service régulier de transfert des migrants dans d’autres localités italiennes. Par ailleurs, expliquent-ils, aucune disposition interne ne permet, même en cas d’urgence, de priver des étrangers de leur liberté sans contrôle juridictionnel, et l’Italie n’a pas non plus exercé le droit à dérogation prévu par l’article 15 de la Convention.

57. Les requérants affirment enfin qu’en dépit des critiques répétées formulées par diverses institutions nationales et internationales, les modalités de gestion des débarquements décrites dans la présente requête sont encore pratiquées par les autorités italiennes, de sorte qu’on serait en présence d’une violation structurelle du droit fondamental des migrants à la liberté.

b) Le Gouvernement

58. Pour le Gouvernement, les faits de l’espèce n’entrent pas dans le champ d’application de la lettre f) du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention ; les requérants n’ont selon lui fait l’objet d’aucune expulsion ou extradition, ayant été au contraire temporairement admis sur le territoire italien. À cet égard, le Gouvernement rappelle qu’ils ont été accueillis au CSPA, et non pas envoyés au CIE. En effet, explique-t-il, les conditions légales pour placer les requérants dans un CIE n’étaient pas remplies ; partant, aucune vérification supplémentaire de leur identité n’était nécessaire.

59. Le Gouvernement reconnaît que, comme le GIP de Palerme l’a indiqué dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 19-24 ci‑dessus), les dispositions internes en vigueur ne prévoyaient pas expressément l’adoption d’une mesure de rétention à l’encontre des migrants placés dans un CSPA (une telle mesure, sous le contrôle du juge de paix, était par contre prévue en cas de placement dans un CIE). Cependant, précise-t-il, la présence des migrants dans le CSPA avait été dûment enregistrée. Par ailleurs, chacun des requérants a fait l’objet d’un décret de refoulement avec reconduite à la frontière, qui mentionnait la date de l’entrée irrégulière sur le territoire italien. Ces décrets auraient été dûment notifiés aux intéressés. Ils n’ont pas été soumis au contrôle du juge de paix car ce contrôle n’était prévu qu’en cas d’expulsion (et non en cas de refoulement).

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

60. La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, parmi beaucoup d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil 1997-IV, et Velinov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16880/08, § 49, 19 septembre 2013).

61. Énoncée à l’alinéa f) de l’article 5 § 1, l’une des exceptions au droit à la liberté permet aux États de restreindre celle des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008 ; A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-163, CEDH 2009 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 128).

62. L’article 5 § 1 f) n’exige pas que la détention d’une personne soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir. Cependant, une privation de liberté fondée sur le second membre de phrase de cette disposition ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de l’article 5 § 1 f) (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 164).

63. La privation de liberté doit également être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244, et L.M. c. Slovénie, no 32863/05, § 121, 12 juin 2014). En exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne. Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur, précité, § 50, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 130).

64. Sur ce dernier point, la Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III ; Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX ; et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 76, 9 juillet 2009).

65. De plus, la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III, et Stanev, précité, § 143).

b) Application de ces principes en l’espèce

66. La Cour note à titre liminaire que le Gouvernement considère que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune expulsion ou extradition et que dès lors les faits de l’espèce ne tombent pas sous l’empire de la lettre f) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, qui autorise « l’arrestation ou [...] la détention régulières » d’une personne que l’on entend « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire », ou contre laquelle est en cours une « procédure d’expulsion ou d’extradition » (paragraphe 58 ci-dessus).

Le Gouvernement n’indique cependant pas sous quel autre alinéa du premier paragraphe de l’article 5 la privation de liberté des requérants pourrait se justifier.

67. Comme a eu l’occasion de le préciser la jurisprudence de la Cour (paragraphe 60 ci-dessus), la liste des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté est exhaustive. Ceci implique qu’une privation de liberté qui ne relève d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention viole inévitablement cette disposition.

68. Cependant, en dépit des allégations du Gouvernement, en l’espèce la Cour est prête à admettre que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de l’article 5. À cet égard, elle observe que les intéressés avaient irrégulièrement pénétré dans le territoire italien et qu’une procédure fut mise en place pour les identifier et les rapatrier.

69. La Cour relève de surcroît que les parties s’accordent à affirmer que la loi italienne ne prévoit pas expressément la rétention de migrants qui, à l’instar des requérants, sont placés dans un CSPA (paragraphes 54-55 et 59 ci-dessus). Il est vrai que l’article 14 du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessus) prévoit une telle rétention. Mais cette rétention-là ne s’applique qu’aux étrangers qu’il est nécessaire de secourir ou pour lesquels on doit effectuer des contrôles supplémentaires d’identité ou attendre les documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. Or, tel n’était pas le cas en l’espèce. De surcroît, les étrangers auxquels une telle rétention est applicable sont placés dans un CIE par une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Les requérants ont au contraire été placés de fait dans un CSPA et aucune décision formelle de placement en rétention n’a été adoptée à leur encontre. Sur ce point, il convient de souligner que dans son ordonnance du 1er juin 2012, le GIP de Palerme a énoncé que la préfecture d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention et qu’il en allait de même en ce qui concernait le placement des migrants sur les navires (paragraphes 20-21 ci-dessus).

70. La Cour en conclut que la privation de liberté litigieuse était dépourvue de base légale en droit italien.

Ce constat est corroboré par ceux de la commission extraordinaire du Sénat, qui, dans son rapport approuvé le 6 mars 2012 (paragraphe 31 ci‑dessus), a noté que le séjour dans le centre de Lampedusa, en principe limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien, se prolongeait parfois pendant plus de vingt jours « sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues ». Selon la commission extraordinaire, cette rétention prolongée « sans aucune mesure juridique ou administrative » la prévoyant avait engendré « un climat de tension très vif ». Il convient également de rappeler que la sous-commission ad hoc de l’APCE a explicitement recommandé aux autorités italiennes de « clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa » et, en ce qui concerne notamment les Tunisiens, de « ne maintenir en rétention administrative les migrants en situation irrégulière que selon une procédure définie par la loi, avalisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique » (voir le paragraphe 92 points vi. et vii. du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus).

71. Enfin, à supposer même que la rétention des requérants fût prévue par l’accord bilatéral avec la Tunisie, la Cour relève que l’accord en question ne pouvait donner à ladite rétention une base légale suffisante au sens de l’article 5 de la Convention. En effet, le contenu de cet accord n’a pas été rendu public (paragraphe 29 ci-dessus) et n’était donc pas accessible aux intéressés, qui ne pouvaient dès lors prévoir les conséquences de son application (voir, notamment, la jurisprudence citée aux paragraphes 63-64 ci-dessus). De plus, rien n’indique que ledit accord prévoyait des garanties adéquates contre l’arbitraire (voir, par exemple et mutatis mutandis, Nasroulloïev c. Russie, no 656/06, § 77, 11 octobre 2007).

72. Il s’ensuit que la privation de liberté des requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire. Elle ne peut dès lors pas être considérée comme « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition en l’espèce.

73. Ce constat dispense la Cour de vérifier si la privation de liberté des requérants était nécessaire dans les circonstances de l’espèce (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 65 ci-dessus).

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION

74. Les requérants dénoncent l’absence de toute forme de communication avec les autorités italiennes tout au long de leur séjour sur le territoire italien.

Ils invoquent l’article 5 § 2 de la Convention, qui se lit comme suit :

« Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »

75. Le Gouvernement conteste cette allégation.

76. La Cour relève que le présent grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc lui aussi être déclaré recevable.

A. Arguments des parties

1. Les requérants

77. Les requérants font observer que les décrets de refoulement n’ont été adoptés qu’au moment de l’exécution du rapatriement, et donc seulement à la fin de la période de rétention. Dès lors, à supposer même que ces décrets leur aient été remis, les requérants estiment que la garantie du « court délai » prévue à l’article 5 § 2 de la Convention n’a pas été respectée. En outre, expliquent-ils, ces décrets se bornaient à énoncer de manière synthétique et standardisée le fondement juridique du rapatriement, mais ne mentionnaient aucunement, même de manière implicite, les raisons de la rétention.

78. Les requérants considèrent en outre que l’information visée à l’article 5 § 2 doit provenir de l’autorité qui a procédé à l’arrestation ou à la mise en détention – ou, en tout cas, de sources officielles. Le fait que des membres d’organisations non gouvernementales aient pu communiquer à ce sujet avec les migrants ne saurait à leurs yeux satisfaire aux exigences de cette disposition.

2. Le Gouvernement

79. Le Gouvernement affirme que les requérants ont été informés dans une langue qu’ils comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes et médiateurs culturels, de leur statut, qui était celui de citoyens tunisiens temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public » selon l’article 10 § 2 b) du décret législatif no 286 de 1998 (paragraphe 27 ci-dessus). Selon lui, ce statut entraînait de plein droit le rapatriement en Tunisie des intéressés, comme il ressortait à ses yeux des décrets de refoulement avec reconduite à la frontière. En tout état de cause, les membres des organisations qui avaient accès au CSPA de Contrada Imbriacola auraient informé les migrants de leur situation.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

80. Le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir pourquoi. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (Van der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28, série A no 170-A, et L.M. c. Slovénie, précité, §§ 142-143). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais les fonctionnaires qui la privent de sa liberté peuvent ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 40, série A no 182).

81. De plus, la Cour a déjà jugé que le droit à l’information dans le plus court délai doit recevoir une interprétation autonome, qui dépasse le cadre des mesures à caractère pénal (Van der Leer, précité, §§ 27-28, et L.M. c. Slovénie, précité, § 143).

2. Application de ces principes en l’espèce

82. La Cour relève que les requérants ont quitté la Tunisie à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes (paragraphe 6 ci-dessus). Ils ne disposaient d’aucun visa d’entrée et la nature même de leur voyage vers l’Italie démontrait leur volonté de contourner les lois sur l’immigration. Par ailleurs, la sous-commission ad hoc de l’APCE a observé que les Tunisiens avec lesquels ses membres s’étaient entretenus « étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien » (voir le paragraphe 56 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus). De plus, les requérants n’ont pas explicitement contredit l’affirmation du Gouvernement (paragraphe 79 ci-dessus) selon laquelle ils ont été informés, dans une langue qu’ils comprenaient, du statut qui était le leur aux yeux des autorités nationales, à savoir celui de citoyens tunisiens temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public » au sens de l’article 10 § 2 b) du décret législatif no 286 de 1998.

83. La Cour note cependant qu’une simple information quant au statut juridique d’un migrant ne satisfait pas aux exigences de l’article 5 § 2 de la Convention, qui requiert que soient communiqués à l’intéressé les motifs juridiques et factuels de sa privation de liberté. Or, la Cour vient de conclure sous l’angle du premier paragraphe de cette même disposition qu’en l’espèce la privation de liberté des requérants était dépourvue de base légale en droit italien (paragraphe 70 ci-dessus).

84. En tout état de cause, le Gouvernement n’a produit aucun document officiel qui aurait été remis aux requérants et qui indiquerait les motifs de fait et de droit de leur placement en rétention (voir, mutatis mutandis, Abdolkhani et Karimnia, précité, § 138 ; Moghaddas c. Turquie, no [46134/08](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2246134/08%22%5D%7D), § 46, 15 février 2011 ; Athary c. Turquie, no [50372/09](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2250372/09%22%5D%7D), § 36, 11 décembre 2012 ; et Musaev c. Turquie, no 72754/11, § 35, 21 octobre 2014). Sur ce point, il convient de noter que les décrets de refoulement (paragraphe 14 ci-dessus) se limitaient à affirmer que les intéressés étaient « entré[s] sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement avait été ordonné. Ils ne contenaient aucune mention de la rétention dont les requérants avaient fait l’objet. Enfin, lesdits décrets auraient été remis aux requérants le 27 ou le 29 septembre 2011 selon les cas, alors qu’ils avaient été placés dans le CSPA les 17 et 18 septembre. Dès lors, non seulement l’information fournie était incomplète et insuffisante au regard de l’article 5 § 2, mais elle n’a pas non plus été fournie « dans le plus court délai » (voir, notamment et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 416, et L.M. c. Slovénie, précité, § 45, où la Cour a jugé un intervalle de quatre jours incompatible avec les contraintes de temps qu’impose la promptitude voulue par la disposition en question).

85. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

86. Les requérants allèguent qu’ils n’ont eu à aucun moment la possibilité de contester la légalité de leur privation de liberté.

Ils invoquent l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

87. Le Gouvernement conteste cette thèse.

88. La Cour relève que le présent grief est lié à ceux examinés ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.

A. Arguments des parties

1. Les requérants

89. Les requérants ne nient pas la possibilité d’introduire un recours contre les décrets de refoulement, mais affirment qu’ils n’avaient en revanche aucune possibilité de contester la légalité de leur rétention. Aucune décision justifiant leur privation de liberté ne leur a été notifiée ; dès lors, ils n’ont pas eu le loisir d’attaquer une telle décision devant un tribunal. De plus, les décrets de refoulement ne concernaient pas leur liberté, mais leur rapatriement, et ont été adoptés à la fin de la période de rétention.

2. Le Gouvernement

90. Le Gouvernement affirme que les décrets de refoulement indiquaient qu’il était loisible aux intéressés d’introduire un recours devant le juge de paix d’Agrigente. Certains migrants tunisiens ont d’ailleurs présenté de tels recours, et en 2011 le juge de paix a annulé deux décrets de refoulement (paragraphe 26 ci-après) dans ce cadre. Le Gouvernement en déduit que les requérants avaient bien la possibilité de saisir un tribunal pour contester la légalité de leur prétendue privation de liberté.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

91. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no 181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la compétence de « statuer » sur la « légalité » de la détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 200, série A no 25 ; Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114 ; Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 130, Recueil 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).

92. Les formes de contrôle juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en question. Il ne revient pas à la Cour de se demander quel pourrait être le système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 123, CEDH 2008, et Stanev, précité, § 169).

93. Il n’en demeure pas moins que le recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en théorie comme en pratique, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues (Vachev c. Bulgarie, no 42987/98, § 71, CEDH 2004-VIII, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 139).

94. L’article 5 § 4 consacre en outre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention (voir, par exemple, Baranowski, précité, § 68). Si pour les affaires relevant de l’article 6 § 1 une durée d’un an par degré de juridiction peut servir de norme approximative, l’article 5 § 4, qui touche à des questions de liberté, requiert une diligence particulière (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 79, CEDH 2003-IV, et Moisseiev c. Russie, no 62936/00, § 160, 9 octobre 2008).

2. Application de ces principes en l’espèce

95. La Cour vient d’établir que les requérants n’avaient pas été informés des raisons de leur privation de liberté (paragraphes 83-85 ci-dessus). Elle considère que, par là même, le droit des requérants à faire examiner la légalité de leur détention s’est trouvé entièrement vidé de sa substance (Chamaïev et autres, précité, § 432 ; Abdolkhani et Karimnia, précité, § 141 ; Dbouba c. Turquie, no 15916/09, § 54, 13 juillet 2010 ; et Musaev, précité, § 40).

96. Ce constat suffit pour conclure que le système juridique italien n’offrait pas aux requérants un recours au travers duquel ils auraient pu obtenir un contrôle juridictionnel de la légalité de leur privation de liberté (voir, mutatis mutandis, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 76, 11 juin 2009, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 142). Il dispense donc normalement la Cour de rechercher si les recours disponibles en droit italien auraient pu offrir aux requérants des garanties suffisantes aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 433).

97. À titre surabondant, la Cour rappelle que les décrets de refoulement ne mentionnaient pas le fondement juridique et factuel de la rétention des requérants (paragraphe 84 ci-dessus). On ne saurait donc voir dans ces décrets les décisions dont procédait la rétention litigieuse. De plus, ces décrets n’auraient été notifiés aux requérants que les 27 et 29 septembre 2011 (paragraphes 14-15 ci-dessus), peu avant leur rapatriement par avion, soit lorsque leur privation de liberté s’apprêtait à prendre fin. Il s’ensuit que, même à supposer que dans certains cas un recours devant le juge de paix contre le décret de refoulement puisse être considéré comme offrant un contrôle indirect de la légalité des limitations de liberté imposées à l’étranger concerné, en l’espèce un tel contrôle, s’il avait été sollicité, n’aurait pu avoir lieu qu’après la libération des requérants et leur retour en Tunisie.

98. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

99. Les requérants estiment avoir subi des traitements inhumains et dégradants pendant leur rétention au CSPA de Contrada Imbriacola et à bord des navires « Vincent » et « Audace ».

Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

100. Le Gouvernement conteste cette allégation.

A. Sur la recevabilité

1. Quant au grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention

101. Dans leurs observations du 23 mai 2013 en réponse à celles du Gouvernement, les requérants soulèvent pour la première fois un grief tiré du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Ils affirment qu’à l’époque des faits les navires avaient été transformés en centres de détention flottants, amarrés dans des zones du port de Palerme à l’abri du regard de la population et des médias. L’accès aux embarcations était interdit non seulement aux journalistes, mais aussi aux organisations humanitaires, et les autorités judiciaires ont omis de recueillir les témoignages des migrants. Les requérants considèrent que cela est incompatible avec l’obligation de mener une enquête effective sur des allégations de violation de l’article 3 de la Convention.

102. La Cour relève que le présent grief n’a été soulevé que le 23 mai 2013, alors que la situation dénoncée a pris fin au plus tard les 27 et 29 septembre 2011, lors du rapatriement des requérants en Tunisie (paragraphe 12 ci-dessus). Il y a donc eu dépassement du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Allan c. Royaume-Uni (déc.), no 48539/99, 28 août 2001, et Adam et autres c. Allemagne (déc.), no 290/03, 1er septembre 2005).

103. Il s’ensuit que ce grief est tardif et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. Quant au grief tiré du volet matériel de l’article 3 de la Convention

104. La Cour constate que le grief tiré du volet matériel de l’article 3 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de celle-ci. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

105. Les requérants allèguent que le CSPA était surpeuplé et qu’à l’époque des faits il hébergeait plus de 1 200 personnes, soit trois fois plus que sa capacité normale (381 places) et plus que sa capacité maximale en cas de nécessité (804 places). Ces chiffres ne sont pas démentis par le Gouvernement, qui indique la présence de 1 357 personnes le 16 septembre 2011, 1 325 le 17 septembre, 1 399 le 18 septembre, 1 265 le 19 septembre et 1 017 le 20 septembre. De plus, les conditions hygiéniques et sanitaires étaient inacceptables : faute de place dans les chambres, les requérants ont été contraints de dormir à l’extérieur, directement au contact du béton à cause de la puanteur émanant des matelas. Le CSPA ne disposait pas d’une cantine et les sanitaires étaient surchargés et souvent impraticables. De l’avis des requérants, leurs affirmations sur ces points n’ont aucunement été démenties par le Gouvernement.

106. Les requérants allèguent également avoir enduré des souffrances psychologiques en raison de l’absence d’informations quant à leur statut juridique, de la durée de leur rétention et de l’impossibilité de communiquer à l’extérieur du centre. Ils se réfèrent, à cet égard, au rapport de la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 31 ci-dessus). Ce document indique, entre autres, que certains migrants avaient été retenus pendant plus de vingt jours sans que des décisions formelles quant à leur statut aient été adoptées. La commission avait en outre visité le CSPA de Lampedusa le 11 février 2009, formulant de nombreuses critiques quant aux conditions d’accueil et d’hygiène.

107. Les requérants précisent qu’ils ne se plaignent pas d’avoir reçu des coups ou blessures, mais des conditions de leur rétention au CSPA. Dès lors, l’argument du Gouvernement selon lequel ils auraient dû produire des certificats médicaux (paragraphe 116 ci-après) ne serait pas pertinent.

108. Les requérants allèguent que les médias et les organismes nationaux et internationaux compétents en matière de droits de l’homme ont établi que la situation de crise sur l’île de Lampedusa est née bien avant 2011. Elle se serait poursuivie les années suivantes, créant selon eux une situation de violation structurelle et systématique des droits des migrants garantis par l’article 3 de la Convention. Dans ces conditions, estiment-ils, on ne saurait conclure que la situation qu’ils dénoncent était principalement due à l’urgence d’affronter le flux migratoire significatif ayant suivi les révoltes du « printemps arabe ».

109. Quant à leur rétention à bord des navires « Vincent » et « Audace », les requérants affirment qu’ils ont été placés à l’intérieur d’un salon surpeuplé, qu’ils n’ont pas eu un accès adapté aux sanitaires, que les repas étaient distribués en jetant la nourriture par terre, qu’ils ne pouvaient sortir à l’air libre que quelque minutes par jour, qu’ils n’ont reçu aucune information ou explication pertinente et que les forces de l’ordre en venaient parfois à les maltraiter ou à les insulter. De l’avis des requérants, ces allégations s’inscrivent dans la logique des événements de l’île de Lampedusa. Elles ne sauraient à leurs yeux être démenties par l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012 (paragraphes 19-24 ci-dessus), où il est affirmé que les navires disposaient de locaux adaptés, d’eau chaude et d’électricité et qu’une pleine assistance sanitaire avait été assurée aux migrants ; les requérants font en effet observer que le GIP s’est fondé, entre autres, sur les déclarations d’un député qui était monté à bord des navires accompagné par les autorités.

b) Le Gouvernement

110. Le Gouvernement expose tout d’abord diverses observations préliminaires.

Il affirme avoir suivi la situation de l’île de Lampedusa au cours de la période 2011-2012 et être intervenu sur le plan factuel et législatif pour coordonner et mettre en œuvre toute mesure nécessaire au secours et à l’assistance des migrants. La présence et les activités sur l’île de l’ACNUR, de l’OIM, de Save the Children, de l’Ordre de Malte, de la Croix-Rouge, de la Caritas, de l’ARCI et de la Communauté de Sant’Egidio ont été placées sous le cadre du « Praesidium Project », financé par l’Italie et par l’Union européenne. Les représentants de ces organisations avaient libre accès aux structures d’accueil des migrants. En outre, le 28 mai 2013, le Gouvernement a signé un protocole d’accord avec la fondation « Terre des hommes », qui accomplit un travail de soutien psychologique auprès du CSPA de Lampedusa. Le 4 juin 2013, le ministère de l’Intérieur a signé un accord avec l’European Asylum Support Office (EASO) afin de coordonner les modalités d’accueil des migrants. Depuis juillet 2013, l’association « Médecins sans Frontières » a commencé à travailler à la formation du personnel du CSPA et des navires chargés du sauvetage en mer.

111. Selon le Gouvernement, le sauvetage des migrants qui arrivent sur les côtes italiennes n’est pas un problème seulement de l’Italie, mais de tous les États membres de l’Union européenne, qui devraient définir une vraie politique commune à cet égard. Les institutions locales de Lampedusa ont par ailleurs financé la construction de nouveaux centres d’assistance et de secours (6 440 000 euros (EUR) ont été investis afin de créer des structures capables d’accueillir 1 700 personnes). Lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du HCR pour l’Europe du Sud aurait constaté avec satisfaction le travail accompli par les autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale sur l’île.

112. En 2011, l’arrivée massive de migrants nord-africains avait créé une situation d’urgence humanitaire en Italie. Du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays extérieurs à l’Union européenne (ou « pays tiers ») ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. Ceci serait bien expliqué par le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 34 ci-dessus), qui fait également état des efforts déployés par les autorités italiennes, en coopération avec d’autres organisations, afin de créer les structures nécessaires pour l’accueil et l’assistance aux migrants, parmi lesquels on comptait des personnes vulnérables.

113. Le Gouvernement affirme que dans la période en question, le CSPA de Contrada Imbriacola était pleinement en fonction et avait les ressources humaines et matérielles nécessaires pour assurer le secours et le premier accueil des migrants. Outre le directeur et deux directeurs adjoints, y travaillaient 99 opérateurs sociaux et agents de nettoyage, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs interculturels, huit employés administratifs et trois responsables de secteur chargés de la supervision des activités menées dans la structure. Trois médecins et trois infirmiers assuraient l’assistance médicale dans des locaux ad hoc. Selon les résultats d’une inspection effectuée le 2 avril 2011 par les services sanitaires de Palerme, les conditions d’hygiène étaient adéquates, la qualité et la quantité de la nourriture fournie également. Une autre inspection menée immédiatement après l’incendie du 20 septembre 2011 indiquait que l’approvisionnement en eau potable était assuré avec des bouteilles et que la cantine était en mesure de fournir des repas.

114. Selon le Gouvernement, les requérants, comme tous les autres migrants, ont bien été informés de la possibilité de formuler une demande d’asile, et ils auraient simplement décidé de ne pas se prévaloir de cette faculté. 72 autres migrants présents à Lampedusa au moment de l’incendie ont au contraire manifesté leur intention de présenter une telle demande et le 22 septembre 2011, ils ont été conduits aux centres d’accueil de Trapani, Caltanissetta et Foggia afin de définir leur position.

115. Le Gouvernement note de surcroît que dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 19-24 ci-dessus), le GIP de Palerme a jugé que les mesures prises pour faire face à la présence des migrants sur l’île de Lampedusa étaient conformes au droit national et international, et avaient été adoptées avec la promptitude requise dans une situation d’urgence. Le GIP a également estimé que les conditions d’accueil à bord des navires « Audace » et « Vincent » étaient adéquates. Le Gouvernement souligne que la coopération internationale en matière d’immigration clandestine est réglementée par l’article 11 du décret législatif no 286 de 1998 dans le respect des conventions multilatérales et des accords bilatéraux.

116. Le Gouvernement objecte enfin que les allégations des requérants concernant les mauvais traitements prétendument administrés par la police ne se fondent sur aucun élément de preuve, tel que des certificats médicaux.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

117. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX ; et Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 108, 10 février 2004). Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161 in fine, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000-IV).

118. En outre, pour déterminer si un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examine notamment si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé. Toutefois, l’absence d’un tel but ne saurait exclure de façon définitive un constat de violation de l’article 3 (Raninen c. Finlande, 16 décembre 1997, § 55, Recueil 1997-VIII ; Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 68 et 74, CEDH 2001-III ; et Price, précité, § 24). Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3, cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 60, 5 avril 2011).

119. Si les États sont autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur, précité, § 41), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, 8 décembre 2005). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008, et Rahimi, précité, § 61).

120. S’agissant des conditions de détention, la Cour prend en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, § 46, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 102, CEDH 2002-VI ; Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005 ; et Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005).

121. Lorsque la surpopulation atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir, par rapport aux établissements pénitenciers, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, § 39, 7 avril 2005).

122. Ainsi, lorsqu’elle a été confrontée à des cas de surpopulation sévère, la Cour a jugé que cet élément, à lui seul, suffit pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention. En règle générale, bien que l’espace estimé souhaitable par le CPT pour les cellules collectives soit de 4 m², il s’agissait de cas de figure où l’espace personnel accordé au requérant était inférieur à 3 m² (Kadikis c. Lettonie, no 62393/00, § 55, 4 mai 2006 ; Andreï Frolov c. Russie, no 205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007 ; Kantyrev c. Russie, no 37213/02, §§ 50-51, 21 juin 2007 ; Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, § 43, 16 juillet 2009 ; et Torreggiani et autres, précité, § 68).

123. En revanche, dans des affaires où la surpopulation n’était pas importante au point de soulever à elle seule un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a noté que d’autres aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base (voir également les éléments ressortant des règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres, citées au paragraphe 32 de l’arrêt Torreggiani et autres, précité). Aussi, même dans des affaires où chaque détenu disposait de 3 à 4 m², la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque d’espace s’accompagnait d’un manque de ventilation et de lumière (Torreggiani et autres, précité, § 69 ; voir également Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre 2007 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12 juin 2008 ; et Moisseiev, précité, §§ 124‑127) ; d’un accès limité à la promenade en plein air (István Gábor Kovács c. Hongrie, no 15707/10, § 26, 17 janvier 2012) ou d’un manque total d’intimité dans les cellules (Novosselov c. Russie, no 66460/01, §§ 32 et 40-43, 2 juin 2005 ; Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 106-107, CEDH 2005-X (extraits) ; et Belevitski c. Russie, no 72967/01, §§ 73-79, 1er mars 2007).

b) Application de ces principes en l’espèce

124. La Cour observe tout d’abord qu’il est incontestable qu’en 2011 l’île de Lampedusa a dû faire face à une situation exceptionnelle. Comme la sous-commission ad hoc de l’APCE l’a noté dans son rapport publié le 30 septembre 2011 (paragraphe 34 ci-dessus – voir notamment les paragraphes 9-13 et 27-30), à la suite des soulèvements en Tunisie et en Libye, il y a eu une nouvelle vague d’arrivées par bateaux, ce qui a poussé l’Italie à déclarer l’état d’urgence humanitaire sur l’île et à appeler à la solidarité des États membres de l’Union européenne. À la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se trouvaient sur l’île, 55 298 personnes y étaient arrivées par la mer. Comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 112 ci-dessus), du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays tiers ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa.

125. Cet état d’urgence a créé, pour les autorités italiennes, des difficultés d’ordre organisationnel et logistique. En effet, les capacités d’accueil dont Lampedusa disposait étaient à la fois insuffisantes pour accueillir un tel nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. À n’en pas douter, les autorités locales et la communauté internationale ont déployé des efforts importants face à la crise humanitaire de 2011.

126. À cette situation générale se sont ajoutés les problèmes spécifiques survenus après l’arrivée des requérants : le 20 septembre une violente révolte a éclaté parmi les migrants retenus au CSPA de Contrada Imbriacola et un incendie criminel a ravagé les lieux (paragraphes 9 et 21 ci-dessus). Le lendemain, 1 800 migrants environ ont entamé des manifestations de protestation dans les rues de l’île (paragraphe 9 ci-dessus) et des affrontements ont eu lieu au port de Lampedusa entre la communauté locale et un groupe d’étrangers qui avaient menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. De plus, des actes automutilation et de dégradation avaient eu lieu. Ces incidents ont contribué à accroître les difficultés existantes et à instaurer un climat de tension, ce qui a amené le GIP de Palerme à estimer que le transfert immédiat des migrants se justifiait sur la base de l’article 54 du code pénal, disposition selon laquelle ne sont pas punissables les actions dictées, entre autres, par la nécessité de protéger autrui d’un danger actuel de préjudice grave à la personne (paragraphes 21, 23 et 32 ci-dessus).

127. La Cour ne sous-estime pas les problèmes que rencontrent les États contractants lors de vagues d’immigration exceptionnelles comme celle à l’origine de la présente affaire. Elle est également consciente de la multitude d’obligations qui pesaient sur les autorités italiennes, contraintes de prendre des mesures pour garantir, à la fois, le sauvetage en mer, la santé et l’accueil des migrants et le maintien de l’ordre public sur une île habitée par une communauté de population restreinte.

128. Ces facteurs ne peuvent cependant pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en vertu de l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (M.S. c. Belgique, no 50012/08, § 122, 31 janvier 2012).

129. Afin de déterminer si les requérants ont été victimes d’une violation de l’article 3, la Cour estime opportun d’examiner séparément deux situations, à savoir les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola, d’une part, et celles à bord des navires « Vincent » et « Audace » d’autre part.

i. Les conditions d’accueil au CSPA de Contrada Imbriacola

130. La Cour note que les requérants ont été placés dans le CSPA de Contrada Imbriacola les 17 et 18 septembre 2011 (paragraphes 6 et 7 ci‑dessus), et qu’ils y ont été retenus jusqu’au 20 septembre, lorsqu’à la suite d’un incendie, ils ont été transportés au parc des sports de Lampedusa (paragraphe 9 ci-dessus). Leur séjour dans cette structure a donc duré entre trois et quatre jours.

131. Les requérants se plaignent notamment de problèmes graves de surpeuplement, d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur au sein du CSPA. La Cour observe que leurs allégations sur l’état général du centre sont corroborées par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International (paragraphes 31 et 35 ci-dessus). Cette organisation non gouvernementale a fait état de « conditions [de détention] déplorables » (appalling conditions), avec un surpeuplement important, une insalubrité générale, des odeurs et des sanitaires inutilisables. La commission extraordinaire, quant à elle, s’est exprimée dans les termes suivants :

« On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont pris place sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les lumières sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. »

132. La Cour n’a pas de raison de douter de la véridicité de ces constats, opérés par une institution de l’État défendeur lui-même. Elle rappelle également avoir souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme telles qu’Amnesty International (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 131, CEDH 2008).

133. Par ailleurs, d’après la sous-commission ad hoc de l’APCE (voir le paragraphe 33 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci‑dessus), la capacité d’accueil du CSPA de Contrada Imbriacola variait de 400 à 1 000 places (800 places selon Amnesty International). La Gouvernement ne conteste pas les chiffres donnés par les requérants selon lesquels, du 17 au 20 septembre 2011, entre 1 399 et 1 017 personnes ont été retenues dans ce lieu (paragraphe 105 ci-dessus). Bien que l’espace personnel accordé à chaque migrant ne soit pas connu, ces données ne peuvent que corroborer les allégations de surpeuplement formulées par les requérants. De plus, la situation de rapide saturation des centres d’accueil de Lampedusa a été soulignée par la sous-commission ad hoc de l’APCE, qui a également signalé l’inquiétude exprimée par Médecins sans frontières et par la Croix-Rouge quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres (voir les paragraphes 48 et 51 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 34 ci-dessus).

134. En somme, les éléments précités décrivent des conditions de rétention qui se trouvaient en dessous des normes prescrites par les textes internationaux en la matière et, notamment, des exigences de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité §§ 81-85).

135. Il est vrai que les requérants n’ont séjourné au CSPA que pour une courte durée, de sorte que le manque allégué de contact avec le monde extérieur ne pouvait pas avoir de conséquences graves pour la situation personnelle des intéressés (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité, § 84). La Cour ne perd cependant pas de vue que les requérants, qui venaient d’affronter un voyage dangereux en mer, se trouvaient dans une situation de vulnérabilité. Dès lors, leur rétention dans des conditions portant atteinte à leur dignité humaine s’analyse en un traitement dégradant contraire à l’article 3.

136. Il y a donc eu violation de cette disposition à cause des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola.

ii. Les conditions d’accueil à bord des navires « Vincent » et « Audace »

137. Pour ce qui est des conditions d’accueil à bord des navires, la Cour note que le premier requérant a été placé sur le navire « Vincent », avec 190 autres personnes environ, tandis que les deuxième et troisième requérants ont été conduits sur le navire « Audace », qui accueillait environ 150 personnes (paragraphe 10 ci-dessus). La rétention à bord des navires a débuté le 22 septembre 2011 ; elle a duré environ huit jours pour le premier requérant (jusqu’au 29 septembre 2011) et environ six jours (jusqu’au 27 septembre 2011) pour les deuxième et troisième requérants.

138. Les requérants affirment avoir été regroupés dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines leur étant interdit. Ils allèguent également avoir dormi par terre, avoir dû attendre plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes et n’avoir été autorisés à sortir sur les balcons que deux fois par jour pendant quelques minutes seulement (paragraphes 11 et 109 ci‑dessus).

139. La Cour relève cependant que ces affirmations sont au moins en partie démenties par l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012 (paragraphe 22 ci-dessus), où il est établi que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés par le personnel sanitaire et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils convertibles. De plus, ils avaient accès à des lieux de prière, la nourriture était adéquate et des vêtements avaient été mis à leur disposition. Les navires étaient équipés d’eau chaude et d’électricité, et des repas et boissons chaudes pouvaient être distribués.

140. Les conclusions du GIP étaient en partie fondées sur les constats d’un membre du Parlement, qui était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme et s’était entretenu avec certains migrants. Aux yeux de la Cour, la circonstance que ce député était accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permet pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véridicité de son récit.

141. Ces éléments permettent d’exclure que les conditions d’accueil à bord des navires aient été contraires à l’article 3 de la Convention.

142. Au demeurant, la Cour est prête à admettre que l’absence alléguée d’informations ou d’explications pertinentes de la part des autorités lors de la rétention des requérants sur les navires a pu provoquer, auprès des intéressés, des sentiments d’inquiétude et d’agitation. Ceux-ci n’étaient cependant pas de nature à atteindre le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

143. Il convient enfin de noter que les allégations des requérants selon lesquelles ils auraient été insultés et maltraités par les policiers ou selon lesquelles la distribution des repas aurait eu lieu en jetant la nourriture par terre (paragraphes 11 et 109 ci-dessus) ne se fondent sur aucun élément objectif autre que leurs propres dires. Elles ne sauraient donc être retenues par la Cour.

144. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que les conditions d’accueil des requérants à bord des navires « Vincent » et « Audace » n’ont pas enfreint l’article 3 de la Convention. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition de ce chef.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

145. Les requérants estiment avoir été victimes d’une expulsion collective.

Ils invoquent l’article 4 du Protocole no 4, qui se lit comme suit :

« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »

146. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

147. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de celle-ci. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

148. Les requérants affirment avoir été expulsés de manière collective sur la seule base de leur origine et sans aucune considération de leurs situations individuelles. Ils estiment que les procédures sommaires d’éloignement mises en place par les autorités italiennes en application des accords bilatéraux conclus avec la Tunisie (paragraphes 28-30 ci-dessus) ne respectent pas les garanties prévues par l’article 4 du Protocole no 4. Ces procédures porteraient uniquement sur l’établissement de la nationalité de l’étranger, sans examen plus large de sa situation personnelle.

149. Les requérants observent qu’immédiatement après leur débarquement à Lampedusa, les autorités de frontière italiennes ont enregistré leur identité et relevé leurs empreintes. Ils n’ont ensuite eu aucun contact verbal avec les autorités en question jusqu’au moment de leur embarquement dans l’avion qui les a conduits à Tunis. À cette occasion, ils ont été à nouveau invités à indiquer leur identité, cette fois en présence du consul tunisien. Dans ces conditions, les requérants comprennent mal à quel moment les autorités italiennes auraient pu recueillir les informations nécessaires à une évaluation attentive de leur situation individuelle. Les décrets de refoulement ne contiennent par ailleurs aucune trace d’une telle évaluation ; il s’agirait de documents standardisés, indiquant uniquement l’état civil et la nationalité des intéressés et excluant par une formule préimprimée la présence de l’un quelconque des « cas [indiqués à] l’article 10 § 4 du décret législatif no 286 de 1998 ».

150. Les requérants considèrent enfin que les éléments suivants permettent de conclure à l’existence d’une expulsion collective (voir, notamment, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 183, CEDH 2012, et Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 61-63, CEDH 2002-I) :

– le grand nombre de Tunisiens ayant connu le même sort ;

– le fait que préalablement à l’opération litigieuse, la note ministérielle du 6 avril 2011 (paragraphe 29 ci-dessus) avait annoncé des opérations de ce genre ;

– le libellé identique des décrets de refoulement ;

– la difficulté, pour les intéressés, de prendre contact avec un avocat.

b) Le Gouvernement

151. Le Gouvernement considère qu’il n’y a eu aucune expulsion collective. Il fait observer que les décrets de refoulement litigieux sont des actes individuels établis séparément pour chacun des requérants. Ces décrets auraient été adoptés après un examen attentif de la situation de chaque requérant ; ils ont été traduits en langue arabe et remis aux intéressés, qui ont refusé de signer le procès-verbal de notification. Le Gouvernement rappelle que dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 19-24 ci‑dessus), le GIP de Palerme a estimé que le refoulement était légitime et que le délai pour l’adoption des décrets devait être interprété à la lumière des circonstances particulières de l’espèce. Le premier requérant, entré irrégulièrement en Italie le 17 septembre 2011, a été refoulé le 29 septembre 2011 ; les deux autres, entrés le 18 septembre, ont été rapatriés le 27 septembre. De l’avis du Gouvernement, ces délais de douze et neuf jours respectivement ne sauraient passer pour excessifs.

152. Des laissez-passer individuels ont été délivrés afin de permettre le rapatriement des requérants en Tunisie. Les accords passés entre la Tunisie et l’Italie contribueraient à la répression du trafic de migrants, voulue par la Convention des Nations unies contre la criminalité organisée transnationale. De plus, indique le Gouvernement, lors de leur arrivée sur l’île de Lampedusa, tous les migrants irréguliers ont été identifiés par la police dans le cadre d’entretiens individuels effectués avec chacun d’entre eux à l’aide d’un interprète ou d’un médiateur culturel. Des photos ont été prises et les empreintes digitales ont été relevées.

2. Appréciation de la Cour

153. La Cour observe qu’en l’espèce les requérants ont fait l’objet de décrets de refoulement individuels. Ces derniers étaient cependant rédigés dans des termes identiques, les seules différences étant les données personnelles des destinataires.

154. La Cour a déjà précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion. La Cour a également jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184).

155. La Cour relève de surcroît qu’à la différence de l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précité, § 185), en l’espèce, à l’instar des autres migrants débarqués sur l’île de Lampedusa en septembre 2011, les requérants ont fait l’objet d’une procédure d’identification. Le Gouvernement le souligne à juste titre (paragraphe 152 ci-dessus). Les requérants reconnaissent par ailleurs qu’immédiatement après leur débarquement à Lampedusa, les autorités de frontière italiennes ont enregistré leur identité et relevé leurs empreintes (paragraphe 149 ci‑dessus).

156. La Cour est cependant d’avis que la simple mise en place d’une procédure d’identification ne suffit pas à exclure l’existence d’une expulsion collective. Elle estime de surcroît que plusieurs éléments amènent à estimer qu’en l’espèce l’expulsion critiquée avait bien un caractère collectif. En particulier, les décrets de refoulement ne contiennent aucune référence à la situation personnelle des intéressés ; le Gouvernement n’a produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant auraient eu lieu avant l’adoption de ces décrets ; un grand nombre de personnes de même origine a connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort des requérants ; les accords bilatéraux avec la Tunisie (paragraphes 28-30 ci‑dessus) n’ont pas été rendus publics et prévoyaient le rapatriement des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes.

157. Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Čonka, précité, §§ 61-63).

158. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que l’éloignement des requérants a revêtu un caractère collectif contraire à l’article 4 du Protocole no 4. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 ET 5 DE LA CONVENTION ET 4 DU PROTOCOLE No 4

159. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié en droit italien d’un recours effectif pour formuler leurs griefs tirés des articles 3 et 5 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4.

Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

160. Le Gouvernement conteste cette allégation.

161. La Cour rappelle tout d’abord que selon sa jurisprudence constante, l’article 5 § 4 de la Convention constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article 13 (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 69, CEDH 1999-II, et Ruiz Rivera c. Suisse, no 8300/06, § 47, 18 février 2014). En l’occurrence, les faits à l’origine du grief que les requérants tirent de l’article 13 de la Convention en combinaison avec l’article 5 sont identiques à ceux étudiés sous l’angle de l’article 5 § 4, et sont donc absorbés par les conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à cette dernière disposition (De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays‑Bas, 22 mai 1984, § 60, série A no 77, et Chahal, précité, §§ 126 et 146).

162. Dans la mesure où les requérants invoquent l’article 13 de la Convention en combinaison avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4, la Cour relève que ces griefs sont liés à ceux examinés ci‑dessus et doivent donc aussi être déclarés recevables.

A. Arguments des parties

1. Les requérants

163. Les requérants notent que les décrets de refoulement indiquaient la possibilité de les attaquer, dans un délai de 60 jours, devant le juge de paix d’Agrigente, mais précisaient qu’un tel recours n’avait pas d’effet suspensif. Or, pour les requérants, il est clairement établi dans la jurisprudence de la Cour (ils se référèrent notamment à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206) que le caractère suspensif d’un recours est en la matière une condition de son effectivité. De plus, les requérants nient avoir reçu copie des décrets de refoulement, comme le prouve selon eux la circonstance que leur signature ne figure pas sur les procès-verbaux de notification. Ils n’auraient en outre pas eu la possibilité d’entrer en contact avec des conseils car les avocats, expliquent-ils, n’avaient pas accès aux lieux de rétention et ne pouvaient pas être joints par téléphone depuis ces lieux.

164. Pour ce qui est, enfin, des ordonnances du juge de paix d’Agrigente ayant annulé deux décrets de refoulement (paragraphe 26 ci-dessus), les requérants observent qu’elles concernaient deux migrants pour lesquels le refoulement n’avait pas été exécuté et qui en application de l’article 14 du décret législatif no 268 de 1998 avaient été placés dans un CIE (paragraphe 27 ci-dessus). Les migrants concernés, expliquent-ils, avaient contesté la légalité du refoulement en tant que base juridique de leur rétention au CIE, et ils avaient pu le faire car ils se trouvaient encore sur le territoire italien. Or, les présents requérants indiquent que, contrairement à ces migrants-là, ils n’auraient pu contester les décrets de refoulement qu’en tant que base légale de leur rapatriement, et seulement après leur retour en Tunisie.

2. Le Gouvernement

165. Le Gouvernement maintient son argument selon lequel les requérants pouvaient attaquer les décrets de refoulement devant le juge de paix d’Agrigente (paragraphe 90 ci-dessus).

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

166. L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000-XI, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197).

167. La Cour rappelle en outre que dans l’arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012), elle a dit que l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 requiert un examen indépendant et rigoureux et un recours de plein droit suspensif lorsqu’il s’agit : a) d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention et/ou une atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention ; et b) de griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (voir également Čonka, précité, §§ 81‑83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206).

2. Application de ces principes en l’espèce

168. La Cour rappelle tout d’abord avoir déclaré recevables les griefs des requérants tirés d’une méconnaissance du volet matériel de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Elle a également conclu à la violation de cette dernière disposition, ainsi qu’à la violation de l’article 3 en raison des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola. Les griefs soulevés par les intéressés sur ces points sont dès lors « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).

169. Elle observe de surcroît que le Gouvernement n’a indiqué aucune voie de recours à travers de laquelle les requérants auraient pu dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA ou à bord des navires « Vincent » et « Audacia ». Un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait pu servir uniquement à contester la légalité de leur rapatriement vers la Tunisie. Du reste, ces décrets n’ont été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés.

170. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.

171. Dans la mesure où les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif pour contester leur expulsion sous l’angle de son caractère collectif, la Cour estime qu’il n’est pas établi qu’une telle doléance n’aurait pu être soulevée dans le cadre du recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement. En effet, il ressort des décisions du juge de paix d’Agrigente produites par le Gouvernement (paragraphe 26 ci-dessus) que ce magistrat s’est penché sur la procédure d’adoption des décrets de refoulement attaqués et en a apprécié la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution. Rien ne permet de penser qu’une éventuelle doléance tirée de l’omission de prendre en compte la situation personnelle des intéressés aurait été ignorée par le juge de paix.

172. En l’espèce, toutefois, les décrets indiquaient explicitement que l’introduction du recours mentionné devant le juge de paix n’avait en aucun cas un effet suspensif (paragraphe 14 ci-dessus). Il s’ensuit que ledit recours ne remplissait pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfaisait pas au critère de l’effet suspensif consacré par l’arrêt De Souza Ribeiro, précité. La Cour rappelle que l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 388, CEDH 2011, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206).

173. Il s’ensuit qu’il y a également eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.

VIII. SUR L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

174. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

175. Les requérants réclament 70 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi. Ils allèguent que ce montant se justifie en raison de la gravité des violations dont ils ont été victimes. Les deuxième et troisième requérants (MM. Tabal et Sfar) demandent que cette somme soit versée sur leur propre compte bancaire. Quant au premier requérant, toute somme octroyée par la Cour devrait être versée sur le compte bancaire de l’un de ses représentants, Me S. Zirulia, qui se chargerait de la garder dans l’attente de la transférer à M. Khlaifia.

176. Le Gouvernement considère que les demandes de satisfaction équitable des requérants « ne sont pas acceptables ».

177. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 10 000 EUR au titre du préjudice moral, soit la somme totale de 30 000 EUR pour les trois.

B. Frais et dépens

178. Les requérants demandent également 9 344,51 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Cette somme couvre les honoraires de leurs représentants (4 000 EUR chacun), ainsi que les frais de voyage desdits représentants pour se rendre à Tunis afin de rencontrer leurs clients (432,48 EUR) et les frais de traduction des observations en réponse (912,03 EUR). Les représentants des requérants indiquent avoir fait l’avance de ces frais et demandent que la somme octroyée par la Cour à ce titre soit versée directement sur leur compte bancaire respectif.

179. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.

180. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme totale sollicitée au titre des frais et dépens de la procédure devant elle (9 344,51 EUR) et l’accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

181. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable quant aux griefs des requérants tirés du volet matériel de l’article 3 de la Convention ainsi que des articles 13 de la Convention et 4 du Protocole no 4 ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief des requérants tiré de l’article 5 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

6. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il y n’a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil des requérants à bord des navires « Vincent » et « Audace » ;

8. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention ;

9. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention ;

10. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 ;

11. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) à chaque requérant, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ; lequel montant, en ce qui concerne le premier requérant (M. Khlaifia), sera conservé en fiducie pour celui-ci par son représentant, Me S. Zirulia ;

ii) aux requérants conjointement, 9 344,51 EUR (neuf mille trois cent quarante-quatre euros et cinquante et un centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er septembre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Keller ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Sajó et Vučinić ;

– opinion en partie dissidente du juge Lemmens.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KELLER

1. Bien que je puisse entièrement souscrire aux divers constats de violation de la Convention opérés par la majorité dans la présente affaire, il me semble utile de clarifier un point que la Cour a omis de discuter.

2. Dans le paragraphe 126 de l’arrêt, la Cour constate que le GIP de Palerme a estimé « que le transfert des migrants se justifiait sur la base de l’article 54 du code pénal, disposition selon laquelle ne sont pas punissables les actions dictées, entre autres, par la nécessité de protéger autrui d’un danger actuel de préjudice grave à la personne », se référant ainsi à ce que l’on appelle couramment la notion d’« état de nécessité » (stato di necessità). L’article en question se lit comme suit :

« N’est pas punissable le fait commis sous la contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). »

3. La Cour énonce aussitôt après, au paragraphe 127, qu’elle « ne sous-estime pas les problèmes que rencontrent les États contractants lors de vagues d’immigration exceptionnelles comme celle à l’origine de la présente affaire » et qu’« elle est également consciente de la multitude d’obligations qui pesaient sur les autorités italiennes, contraintes de prendre des mesures pour garantir, à la fois, le sauvetage en mer, la santé et l’accueil des migrants et le maintien de l’ordre public sur une île habitée par une communauté de population restreinte ».

4. Je crains que l’enchaînement que fait la Cour en passant ainsi sans transition du paragraphe 126 au paragraphe 127 ne puisse donner une fausse impression en ce qui concerne la pertinence de l’article 54 dans le cadre de l’examen auquel elle se livre dans le présent arrêt. Aussi me semble-t-il important de souligner que la procédure devant le GIP de Palerme ne concernait que la responsabilité pénale individuelle de certains fonctionnaires. L’« état de nécessité » et l’article 54 du code pénal n’ont donc pas de pertinence pour apprécier la responsabilité de l’État au regard de la Convention. Certes, le droit international connaît différentes circonstances excluant l’illicéité d’un fait de l’État nonobstant sa non-conformité éventuelle à une obligation internationale. Dans son chapitre V, le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite établi par la Commission du droit international (rapport de la Commission à l’Assemblée générale sur les travaux de sa cinquante-troisième session, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II(2)) recense parmi celles-ci la « détresse », qui fait l’objet de son article 24, ainsi rédigé :

« 1. L’illicéité du fait d’un État non conforme à une obligation internationale de cet État est exclue si l’auteur dudit fait n’a raisonnablement pas d’autre moyen, dans une situation de détresse, de sauver sa propre vie ou celle de personnes qu’il a la charge de protéger.

2. Le paragraphe 1 ne s’applique pas:

a) Si la situation de détresse est due, soit uniquement soit en conjonction avec d’autres facteurs, au comportement de l’État qui l’invoque; ou

b) Si ledit fait est susceptible de créer un péril comparable ou plus grave. »

Cela étant, pour autant qu’ils soient applicables en l’espèce, les articles dudit Projet concernant les circonstances excluant l’illicéité sont supplantés par les règles spéciales de la Convention (voir l’article 55 du même Projet, intitulé « lex specialis »). Bon nombre des articles principaux de la Convention posent déjà, en effet, un critère de « nécessité » dans le cadre duquel le besoin éventuel de protéger autrui contre un danger actuel a vocation à être pris en compte. En revanche, seul l’article 15 de la Convention permet à une partie contractante de déroger aux obligations de la Convention en cas d’état d’urgence. Or, l’Italie n’a pas invoqué l’article 15 de la Convention et, plus important encore, les dérogations envisageables dans ce cadre ne peuvent jamais toucher à l’article 3 de la Convention (article 15 § 2 de la Convention), ce que la Cour relève à juste titre aussi (§ 128 de l’arrêt).

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES SAJÓ ET VUĊINIĊ

(Traduction)

1. Nous avons voté avec la majorité en faveur du constat de violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4, mais, à notre regret, il y a deux points sur laquelle nous ne pouvons la suivre.

2. Premièrement, nous aurions conclu que les conditions qu’ont connues les requérants au CSPA de l’île de Lampedusa n’ont pas atteint le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3.

3. Il est de jurisprudence constante que la durée des mauvais traitements est un facteur important pour déterminer si le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3 a été atteint, en particulier dans le cas des conditions de détention. Citant une jurisprudence abondante, la Grande Chambre a récemment rappelé que « [l]a Cour a dit à de nombreuses reprises que, pour tomber sous le coup de l’interdiction contenue à l’article 3, le traitement doit présenter un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 94, CEDH 2014 (extraits)).

4. La Cour a déjà jugé que la durée de la détention avait été trop brève pour que les conditions de détention atteignent le seuil requis pour tomber sous le coup de l’article 3. Elle a conclu à la non-violation voire déclaré la requête irrecevable dans plusieurs affaires relatives aux conditions d’une détention plus longue que celle qu’ont connue les requérants en l’espèce, au motif que le séjour en question avait été trop bref pour que le seuil de l’article 3 ne soit atteint (Gorea c. Moldova, no 21984/05, 17 juillet 2007 (14 jours) ; Terziev c. Bulgarie, no 62594/00, 12 avril 2007 (10 jours) ; Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, 7 avril 2005 (6 jours)).

5. Il est vrai que la Cour a parfois conclu à la violation de l’article 3 malgré la courte durée de la période en cause, mais à chaque fois, il y avait d’autres éléments (qui ne sont pas présents en l’espèce) à ce point importants qu’ils avaient plus de poids que la courte durée du séjour. Les facteurs aggravants qui ont permis à la Cour de conclure que la gravité du préjudice subi l’emportait sur la brièveté du séjour étaient les suivants : vulnérabilité particulière de l’individu, par exemple dans le cas d’un détenu malade ou malade mental (voir Brega c. Moldova, no 52100/08, §§ 42-43, 20 avril 2010, et Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, §§ 53-55, 13 mars 2012) ; conditions exceptionnellement graves, par exemple le fait de devoir passer la nuit dans un espace confiné sans possibilité de s’allonger ou sans accès à des sanitaires (T. et A. c. Turquie, no 47146/11, §§ 95-99, 21 octobre 2014 ; Gavrilovici c. Moldova, no 25464/05, §§ 42-44, 15 décembre 2009 ; Aliev c. Turquie, no 30518/11, § 81, 21 octobre 2014 ; Burzo c. Roumanie, no 75240/01, §§ 99-100, 4 mars 2008) ; enfermement dans une cellule non adaptée à l’hébergement de personnes ou dangereuse (Koktysh c. Ukraine, no 43707/07, §§ 93-95, 10 décembre 2009 ; Căşuneanu c. Roumanie, no 22018/10, §§ 61-62, 16 avril 2013 ; Ciupercescu c. Roumanie (no 2), no 64930/09, 24 juillet 2012 ; Tadevosyan c. Arménie, no 41698/04, § 55, 2 décembre 2008 ; Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10, 21487/12, 72893/12, 73196/12, 77718/12 et 9717/13, § 198, 27 janvier 2015). Il est à noter que bon nombre de ces affaires présentaient plusieurs facteurs aggravants combinés, par exemple l’enfermement dans une cellule et l’absence de sanitaires. Dans ces affaires, le séjour (dont la Cour a relevé expressément la brièveté) avait duré entre deux et douze jours. Même avec ces facteurs aggravants, seules trois d’entre elles (Brega ; T. et A. c. Turquie ; Neshkov) concernaient des détentions aussi courtes que celle des requérants.

6. En l’espèce, les requérants sont de jeunes hommes en bonne santé ; ils ne prétendent pas que les agents de l’État italien les aient maltraités, et pendant leur séjour ils ont pu se déplacer relativement librement dans le centre. Ils avaient accès à de la nourriture et aux équipements nécessaires, et leur séjour a duré moins de quatre jours. De plus, il faut rappeler que leur placement temporaire au CSPA constituait une réponse à une situation d’urgence dans laquelle un afflux imprévu de migrants est arrivé sur une île qui n’avait pas les infrastructures nécessaires pour recevoir convenablement tous ces nouveaux arrivants.

7. Il est vrai que les rapports cités par la majorité (voir le paragraphe 131) montrent que les conditions sur l’île de Lampedusa à l’époque étaient éprouvantes et inadaptées à des séjours de longue durée. Cependant, dans une situation où les conditions de détention pourraient atteindre le seuil de déclenchement de l’article 3 si elles se prolongeaient, la courte durée du séjour peut atténuer le préjudice causé par ces conditions, de sorte que le seuil n’est alors pas atteint. Tel était le cas ici. Pour nous, il n’y a donc pas eu violation de l’article 3.

8. Deuxièmement, nous ne pouvons souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.

9. L’expression « expulsion collective » a en droit international un sens précis, qui découle des racines historiques des expulsions en masse[1]. Comme l’a écrit Jean-Marie Henckaerts dans son livre reconnu comme une référence sur le sujet des expulsions en masse et des expulsions collectives, lorsque l’article 4 du Protocole no 4 a été rédigé en 1963, c’était la première fois qu’un traité international traitait de la question de l’expulsion collective. Le rapport explicatif définit l’expression « expulsion collective » par référence au passé immédiat. Comme le note Henckaerts, « [l]’expression « les expulsions collectives d’étrangers du genre de celles qui se sont déjà produites » fait allusion aux expulsions d’Allemands et d’autres personnes au lendemain de la Seconde guerre mondiale et aux déplacements forcés de populations en Europe pendant l’Entre-deux-guerres ».[2]

10. Le droit international interdit de cibler un groupe pour l’éloigner d’un territoire sans tenir compte de la situation de chacun de ses membres. Comme l’a expliqué la Commission du droit international, « l’arrêté d’expulsion (...) est pris et exécuté à l’encontre de l’ensemble du groupe »[3]. Même si l’article 4 du Protocole no 4 ne vise pas exclusivement l’expulsion en masse d’une communauté ethnique entière, il reprend le principe fondamental du traitement individuel. Pour comprendre ce que couvre l’interdiction posée dans cette disposition et ce qu’elle ne couvre pas, il est donc crucial de distinguer l’expulsion simultanée d’un certain nombre d’individus se trouvant dans des situations similaires (qui est permise) de celle d’un groupe en tant que tel (qui est prohibée).

11. Il est extrêmement rare que la Cour conclue à la violation de l’article 4 du Protocole no 4. C’est à raison qu’elle n’a jugé qu’en quatre occasions qu’il y avait eu violation de cet article : elle a essentiellement appliqué la notion d’expulsion collective en droit international ancrée dans l’histoire. Ainsi, jusqu’à la présente affaire, elle n’avait conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 que lorsque l’expulsion visait un groupe, et non plusieurs individus.

12. Dans ce contexte, elle a traité deux types de circonstances dans lesquelles l’article 4 du Protocole no 4 trouve à s’appliquer, dont aucun n’est présent en l’espèce. Premièrement, il y a des cas dans lesquels les membres d’un groupe sont ciblés aux fins de leur expulsion du territoire d’un État sur la seule base de leur appartenance à ce groupe. La deuxième situation est celle dans laquelle un groupe entier d’individus est rejeté d’un territoire sans considération de l’identité individuelle des membres de ce groupe.

13. Dans les affaires Čonka c. Belgique (no 51564/99, §§ 62-63, CEDH 2002‑I) et Géorgie c. Russie (I) [GC] (no 13255/07, § 175, CEDH 2014 (extraits)), la Cour a conclu à l’existence de politiques officielles consistant à cibler pour expulsion un groupe minoritaire donné (respectivement les Roms et les Géorgiens). Elle a déterminé que les mesures d’éloignement avaient été ordonnées sur la base de l’appartenance au groupe en question et non à partir de facteurs individuels, même si elles avaient été avalisées par un juge. Dans ces deux affaires, les expulsions consistaient à éloigner de force une population minoritaire résidant sur le territoire de l’État membre.

14. Les deux seules autres affaires dans l’histoire de la Cour où celle-ci a conclu à la l’article 4 du Protocole no 4 concernent l’expulsion d’un groupe entier d’individus sans vérification adéquate de l’identité de chacun des membres du groupe. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC] (no 27765/09, § 185, CEDH 2012), la Cour a conclu que « le transfert des requérants vers la Libye [avait] été exécuté en l’absence de toute forme d’examen de la situation individuelle de chaque requérant ». Elle a ajouté : « Il est incontesté que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune procédure d’identification de la part des autorités italiennes, lesquelles se sont bornées à faire monter l’ensemble des migrants interceptés sur les navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes » (italiques ajoutées). Elle a constaté des problèmes d’identification analogues dans l’affaire Sharifi et autres c. Italie et Grèce (no 16643/09, 21 octobre 2014), où l’identité des requérants n’avait pas fait l’objet d’une vérification individuelle avant que ceux-ci ne soient renvoyés en Grèce.

15. Dans ces deux affaires, Hirsi et Sharifi, la situation correspondait à la définition de l’expulsion collective donnée par la CDI : l’arrêté d’expulsion avait été « pris et exécuté à l’encontre de l’ensemble du groupe » d’étrangers. De fait, le traitement ne peut être que collectif lorsqu’un groupe (par exemple les passagers d’un bateau) est refoulé ou expulsé sans même que l’on n’identifie les individus qui sont à bord. Il importe aussi de noter que dans ces deux affaires, au moins certains des individus du groupe étaient des demandeurs d’asile, qui n’avaient pas pu déposer leurs demandes d’asile avant d’être refoulés.

16. Ainsi, la jurisprudence montre qu’une expulsion collective peut se faire de deux manières. Premièrement, on peut identifier des individus en vue de leur expulsion sur la base de leur appartenance à un groupe, comme ce fut le cas dans les affaires Čonka et Géorgie c. Russie. Deuxièmement, on peut identifier un groupe – constitué par un ensemble d’individus se trouvant physiquement ensemble – en vue de son expulsion sans considération de l’identité des individus qui le composent ; ce fut le cas dans les affaires Hirsi et Sharifi. À l’inverse, dans l’affaire M.A. c. Chypre (no 41872/10, CEDH 2013 (extraits)), où des demandeurs d’asile déboutés avaient reçu des arrêtés de reconduite à la frontière identiques, la Cour a conclu qu’il n’y avait pas eu expulsion collective. Elle a estimé que « le fait que les arrêtés d’expulsion et les lettres correspondantes aient été formulés en des termes standardisés, et donc identiques, et qu’ils ne mentionnent pas expressément les précédentes décisions relatives à la procédure d’asile » n’était pas « en lui-même révélateur d’une expulsion collective (§ 254) ».

17. En l’espèce, les requérants n’ont pas été expulsés en raison de leur appartenance à un groupe ethnique, religieux, ou national. Ils ont été renvoyés vers un pays sûr et, en tout état de cause, ils n’étaient pas des demandeurs d’asile, de sorte que le principe du non-refoulement ne s’appliquait pas à leur cas. Les demandeurs d’asile, les mineurs non accompagnés et les autres individus vulnérables ont été traités différemment, comme le commandait leur statut (le traitement de tels individus n’est pas en cause en l’espèce). Les requérants de la présente affaire ne relèvent d’aucune de ces catégories. Le fait qu’ils n’aient pas répondu aux conditions d’admission en Italie rendait inutile d’examiner d’autres éléments que leur identité, leur nationalité et l’existence d’un pays de retour sûr. Il a été procédé à cet examen, sur une base individuelle. Chacun des requérants a été identifié à son arrivée en Italie puis par les autorités consulaires tunisiennes, et a reçu un arrêté de reconduite à la frontière individuel rédigé dans une langue qu’il comprenait. Dans le cas des requérants, il n’y avait pas d’autre facteur individuel à examiner. Qu’il y ait eu un ou mille migrants, le processus aurait été le même. Après que leur identité et leur nationalité eurent été vérifiées par les autorités italiennes et tunisiennes, les intéressés ont été renvoyés dans leur pays en vertu d’un traité entre l’Italie et la Tunisie. Le retour a été ordonné pour chaque requérant individuellement par une autorité judiciaire italienne. Le processus rationnalisé mis en place par les deux pays pour répondre au changement soudain dans le flux migratoire n’ignorait pas la situation des migrants pris individuellement, il tenait compte des considérations nécessaires pour décider de prononcer ou non une mesure d’éloignement.

18. En qualifiant d’« expulsion collective » les tentatives de l’Italie de contrôler ses frontières pendant une situation de crise imprévue, la majorité dessert gravement une notion de droit international intentionnellement conçue pour être étroite et ciblée, censée ne s’appliquer que dans les circonstances les plus extrêmes. Conclure à une violation ici déforme la réalité de la situation à laquelle sont confrontés les autorités italiennes et les migrants en question, et ne peut que diluer une interdiction de droit international claire qui trouve ses racines dans les velléités d’homogénéisation nationale et les politiques génocidaires du vingtième siècle. L’article 4 du Protocole no 4 ne trouve pas à s’appliquer dans la présente affaire, qui concerne une reconduite à la frontière non discriminatoire et réalisée dans le cadre d’une procédure régulière.

Compte tenu de notre position sur le terrain de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4 (non-violation), nous concluons qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 non plus : un recours effectif était bel et bien disponible. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous estimons en outre que le montant octroyé au titre de la satisfaction équitable est excessif.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1. L’importance du présent arrêt dépasse de loin le cas des trois requérants. Même s’il concerne des faits se situant dans une période spécifique du passé, du 17 au 29 septembre 2011, ses enseignements sont d’une actualité brûlante.

Je souscris entièrement à toutes les conclusions concernant les griefs invoqués par les requérants.

2. C’est toutefois avec regret que je me vois dans l’impossibilité de suivre mes collègues de la majorité dans la détermination du montant de la satisfaction équitable à accorder aux requérants. L’arrêt octroie à chacun un montant de 10 000 euros, soit la somme totale de 30 000 euros (paragraphe 191 de l’arrêt).

Ce sont des montants à mon avis trop élevés. Afin d’éviter que la satisfaction équitable ne prenne l’allure d’un système de dommages-intérêts punitifs, il y aurait lieu, à mon avis, de prendre davantage en considération la situation concrète des victimes. J’estime que la majorité ne tient pas suffisamment compte du fait qu’il s’agit de personnes habitant en Tunisie, pays où l’on peut faire beaucoup plus avec 10 000 euros que, par exemple, en Italie[4].

* * *

[1] Les expressions « expulsion collective » et « expulsion en masse » sont souvent employées indifféremment, alors que la première souligne l’absence d’individualisation, tandis que la seconde renvoie à l’ampleur de l’expulsion. Voir Commission du droit international, cinquante-huitième session, Genève, 1er mai-9 juin 2006 et 3 juillet-11 août 2006, Expulsion des étrangers, Étude du Secrétariat, § 985).
[http://legal.un.org/ilc/documentation/french/a_cn4_565.pdf](http://legal.un.org/ilc/documentation/french/a_cn4_565.pdf)

[2] Jean-Marie Henckaerts, Mass Expulsion in Modern International Law and Practice, Martinus Nijhoff Publishers, La Haye, 1995, p. 11. Ce livre récapitule les expulsions collectives ou massives depuis leurs premières occurrences : « l’expulsion des Juifs d’Angleterre en 1290, l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492, l’expulsion des Musulmans d’Espagne en 1610, l’expulsion des Huguenots de France en 1685, l’expulsion des Protestants de Salzbourg en 1731, l’expulsion des Juifs de Bohème en 1744, l’expulsion des Espagnols du Mexique vers 1830, l’expulsion des Arméniens de l’Empire Ottoman (Arménie turque) en 1915-1916 et l’expulsion des Juifs de l’Allemagne nazie avant 1939 » (p. 2). Pour la période de l’après-guerre, Henckaerts cite « les Allemands d’Europe de l’Est en 1945-1949, l’expulsion des Polonais d’Ukraine, de Biélorussie et de Lituanie en 1946‑1949, de nombreuses expulsions de groupes de populations d’Afrique et du Moyen-Orient pendant les années 1960, 70 et 80, ainsi que des expulsions de groupes ethniques en ex-Yougoslavie dans les années 1990 » (p. 205).

[3] Commission du droit international, Expulsion des étrangers, Étude du Secrétariat, op. cit., § 990.

[4]1 Selon le World Economic Outlook Database (banque de données sur les perspectives de l’économie mondiale) du Fonds monétaire international d’avril 2015, le produit intérieur brut par habitant à prix courants, en parités de pouvoir d’achat (dollars), était de 35.811,443 dollars pour l’Italie et de 11.623,652 dollars pour la Tunisie (source : http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2015/01/weodata/index.aspx).


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156517
Date de la décision : 01/09/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulière;Article 5-1-f - Expulsion);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-2 - Information sur les raisons de l'arrestation;Information dans le plus court délai);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Contrôle de la légalité de la détention);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel);Violation de l'article 4 du Protocole n° 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers-{général} (article 4 du Protocole n° 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers);Violation de l'article 13+3 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif) (Article 3 - Interdiction de la torture;Traitement dégradant);Violation de l'article 13+P4-4 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif) (article 4 du Protocole n° 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers-{général};Interdiction des expulsions collectives d'étrangers);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : KHLAIFIA ET AUTRES
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MASERA L.M. ; ZIRULIA S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award