La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

21/07/2015 | CEDH | N°001-156491

CEDH | CEDH, AFFAIRE SATAKUNNAN MARKKINAPORSSI OY ET SATAMEDIA OY c. FINLANDE, 2015, 001-156491


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SATAKUNNAN MARKKINAPÖRSSI OY ET SATAMEDIA OY c. FINLANDE

(Requête no 931/13)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 27/06/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,

George Nicolaou,
Nona Tsotsoria,
Krzystztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Yonko Grozev, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SATAKUNNAN MARKKINAPÖRSSI OY ET SATAMEDIA OY c. FINLANDE

(Requête no 931/13)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 27/06/2017

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Nona Tsotsoria,
Krzystztof Wojtyczek,
Faris Vehabović,
Yonko Grozev, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 931/13) dirigée contre la République de Finlande et dont deux sociétés anonymes finlandaises, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy (« les sociétés requérantes »), ont saisi la Cour le 18 décembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les sociétés requérantes ont été représentées par Me P. Vainio, avocat à Turku. Le gouvernement finlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Arto Kosonen, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les sociétés requérantes alléguaient en particulier que leur droit à la liberté d’expression avait été violé, que la durée de la procédure avait été excessive et qu’elles avaient fait l’objet d’une discrimination par rapport à d’autres journaux.

4. La requête a été communiquée au Gouvernement le 16 octobre 2013.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les sociétés requérantes ont leur siège à Kokemäki.

6. La première, Satakunnan Markkinapörssi Oy, publie depuis 1994 le magazine Veropörssi, dans lequel elle diffuse des informations annuelles sur le revenu et le patrimoine imposables de personnes physiques. En droit finlandais, ces informations sont publiques et d’autres publications et entreprises de médias les divulguent également. En 2010, le rédacteur en chef du magazine déposa une requête devant la Cour (voir Anttila c. Finlande (déc.), no 16248/10, 19 novembre 2013).

7. Au cours de l’année 2002, dix-sept numéros du magazine parurent, chacun d’eux se concentrant sur une zone géographique du pays. Des données relatives au revenu et au patrimoine imposables de 1,2 millions de personnes furent publiées, soit des données concernant à l’époque un tiers de la population imposable en Finlande. Le magazine fit également paraître des articles et des annonces en matière fiscale.

8. La première société requérante, Satakunnan Markkinapörssi Oy, coopère avec la seconde société requérante, Satamedia Oy. Elles sont détenues par les mêmes personnes. En 2003, la seconde lança avec un opérateur de téléphonie un service de SMS qui permettait d’obtenir, pour autant qu’elles étaient disponibles dans la base de données, des informations fiscales sur une personne en envoyant son nom à un numéro de service. Cette base avait été créée à partir de données déjà publiées dans le magazine. Depuis 2006, la seconde société requérante publie également le magazine Veropörssi.

9. À une date non précisée, le médiateur chargé de la protection des données (tietosuojavaltuutettu, dataombudsmannen) prit contact avec les sociétés requérantes et leur recommanda de cesser de publier des données fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002. Il précisa qu’il n’était pas interdit de collecter des données qui n’étaient pas destinées à la publication. Les sociétés refusèrent de s’exécuter, considérant que cette demande violait leur liberté d’expression.

10. Par une lettre datée du 10 avril 2003, le médiateur chargé de la protection des données demanda à la commission de protection des données (tietosuojalautakunta, datasekretessnämnden) d’interdire aux sociétés requérantes de traiter des données fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002 et de transmettre ces données à un service de SMS. Il soutenait qu’en application de la loi sur les données à caractère personnel les sociétés n’avaient pas le droit d’établir des fichiers de données à caractère personnel comme elles l’avaient fait, et que la dérogation concernant le journalisme prévue dans la loi ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce. Il ajoutait que la collecte de données fiscales et leur transmission à des tiers ne relevaient pas du journalisme mais constituaient un traitement de données à caractère personnel, activité à laquelle les sociétés requérantes n’avaient pas le droit de se livrer.

11. Le 7 janvier 2004, la commission de protection des données rejeta la demande du médiateur chargé de la protection des données. Elle conclut que la dérogation concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel s’appliquait en l’espèce. Quant aux données utilisées par le service de SMS, elle indiqua qu’elles avaient déjà été publiées dans le magazine Veropörssi et qu’elles ne tombaient donc pas sous le coup de la loi.

12. Par une lettre datée du 12 février 2004, le médiateur chargé de la protection des données forma un recours devant le tribunal administratif d’Helsinki (hallinto-oikeus, förvaltningsdomstolen), réitérant sa demande tendant à ce qu’il fût interdit aux sociétés requérantes de traiter des informations fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002 et de transmettre ces données au service de SMS.

13. Le 29 septembre 2005, le tribunal administratif rejeta le recours. Il jugea que la dérogation concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel, qui trouvait son origine dans la directive 95/46/EC, ne devait pas être interprétée de manière trop stricte, puisque la protection de la vie privée s’en trouverait favorisée au détriment de la liberté d’expression. Il estima que le magazine Veropörssi poursuivait un but journalistique et que la diffusion des données en question servait aussi l’intérêt général. Il insista notamment sur le caractère public des données publiées et conclut que la dérogation prévue par la loi sur les données à caractère personnel trouvait à s’appliquer en l’espèce. Concernant le service de SMS, le tribunal estima, comme la commission de protection des données, que la loi ne s’appliquait pas, puisque les informations avaient déjà été publiées dans le magazine.

14. Par une lettre datée du 26 octobre 2005, le médiateur chargé de la protection des données, reprenant les moyens formulés devant le tribunal administratif d’Helsinki, saisit la Cour administrative suprême (korkein hallinto-oikeus, högsta förvaltningsdomstolen).

15. Le 8 février 2007, la Cour administrative suprême saisit la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») de questions préjudicielles relatives à l’interprétation de la directive 95/46/EC.

16. Le 16 décembre 2008, la Cour de justice, siégeant en Grande Chambre, rendit son arrêt (voir l’affaire C‑73/07 Tietosuojavaltuutettu c. Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, arrêt du 16 décembre 2008 (Grande Chambre)). Elle conclut, tout d’abord, que les activités visées entraient dans la définition du « traitement de données à caractère personnel » et relevaient du champ d’application de la directive. Elle estima en outre que les activités de traitement de données à caractère personnel telles que celles concernant des fichiers des autorités publiques contenant des données à caractère personnel qui ne comprenaient que des informations déjà publiées telles quelles dans les médias relevaient également du champ d’application de la directive. Elle ajouta qu’afin de tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il convenait d’interpréter de manière large les notions y afférentes, dont le journalisme. Toutefois, elle précisa que pour obtenir une pondération équilibrée entre les deux droits fondamentaux, la protection du droit fondamental à la vie privée exigeait que les dérogations et limitations de la protection des données prévues par la directive fussent opérées dans les limites du strict nécessaire. En conclusion, la Cour dit que des activités telles que celles en cause dans la procédure devant les juridictions internes, concernant des données provenant de documents publics selon la législation nationale, pouvaient être qualifiées d’« activités de journalisme » si elles avaient pour finalité la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idées, sous quelque moyen de transmission que ce fût. Elles n’étaient pas réservées aux entreprises de médias et pouvaient être liées à un but lucratif.

17. Le 23 septembre 2009, la Cour administrative suprême annula les décisions rendues précédemment et renvoya l’affaire devant la commission de protection des données. Elle lui demanda d’interdire le traitement de données fiscales de la manière et à l’échelle où il avait été effectué en 2002. La Cour releva tout d’abord que le terme « journalisme » n’était pas défini dans la directive 95/46/EC mais que, selon la Cour de justice de l’Union européenne, il convenait d’interpréter les notions relatives à la liberté d’expression, telles que le journalisme, de manière large. Toutefois, elle indiqua que, compte tenu de l’importance du droit à la protection de la vie privée, toute dérogation à celui-ci devait être limitée à ce qui était strictement nécessaire. Elle mit en balance le droit à la liberté d’expression et la protection de la vie privée et estima que le critère décisif consistait à déterminer si une publication contribuait au débat public ou si son seul objectif était de satisfaire la curiosité des lecteurs. Elle conclut que la publication de la totalité du contenu de la base de données, même s’il avait été rassemblé à des fins journalistiques, ne pouvait être considérée comme une activité de journalisme. Elle considéra que l’intérêt général ne nécessitait pas la publication de données à caractère personnel à une échelle telle qu’en l’espèce, notamment parce que la dérogation prévue par la loi sur les données à caractère personnel devait être interprétée de manière stricte. Elle dit qu’il en allait de même pour le service de SMS.

18. Après que l’arrêt de la Cour administrative suprême eut été signifié aux sociétés requérantes, le service de SMS fut fermé. Le magazine continua de publier des données fiscales au cours de l’automne 2009, mais le contenu alors diffusé ne représentait qu’un cinquième de celui qui avait été publié précédemment. Le magazine n’a plus paru depuis cette date.

19. Le 26 novembre 2009, la commission de protection des données interdit à la première société requérante de traiter des données fiscales de la manière et à l’échelle où elle l’avait fait en 2002 et de les transmettre à un service de SMS. Il fut interdit à la seconde société requérante de collecter, sauvegarder ou transmettre à un service de SMS toute information extraite des fichiers de la première société requérante et publiée dans le magazine Veropörssi.

20. Par une lettre datée du 15 décembre 2009, après que la commission pour la protection des données eut rendu sa décision, le médiateur chargé de la protection des données demanda aux sociétés requérantes d’indiquer quelles mesures elles envisageaient de prendre pour tenir compte de la décision de la commission. Dans leur réponse, les sociétés requérantes invitèrent le médiateur chargé de la protection des données à leur indiquer dans quelles conditions elles pourraient continuer de publier, au moins dans une certaine mesure, des données fiscales publiques. Le médiateur chargé de la protection des données répondit que, d’après l’arrêt de la Cour administrative suprême, les sociétés requérantes n’avaient pas le droit de conserver et de tenir à jour leur base de données fiscales et de la publier et leur indiqua qu’il avait pour obligation de signaler à la police toute violation de la loi sur les données à caractère personnel.

21. Par une lettre datée du 9 février 2010, les sociétés requérantes introduisirent un recours contre la décision de la commission de protection des données devant le tribunal administratif d’Helsinki, qui renvoya l’affaire devant le tribunal administratif de Turku. Elles plaidaient que la décision violait la Constitution, qui interdisait la censure, et qu’elle portait atteinte à leur liberté d’expression. Elles arguaient que la Constitution finlandaise assurait une meilleure protection que les traités internationaux relatifs aux droits de l’homme, dans la mesure où ceux-ci n’interdisaient pas complètement la censure. Elles ajoutaient que, selon le droit interne, il était impossible d’empêcher la publication d’informations en se fondant sur la quantité d’informations à publier ou sur les moyens utilisés à cet effet. Elles soutenaient également que la notion d’« intérêt général » ne pouvait être utilisée comme critère pour justifier une interdiction de publication quand une restriction préventive de la liberté d’expression était en cause, expliquant que cela reviendrait à permettre aux autorités d’interdire une publication dès lors qu’elles la jugeraient inapte à promouvoir le débat sur un sujet d’intérêt général.

22. Le 28 octobre 2010, le tribunal administratif de Turku rejeta le recours des sociétés requérantes. Il conclut que, dans la mesure où la Cour administrative suprême avait statué dans son arrêt du 23 septembre 2009, il ne pouvait se prononcer sur la question. Il indiqua que dans cet arrêt, la Cour administrative suprême avait dit que le caractère public des documents fiscaux et le droit de publier les informations en question n’étaient pas l’objet de l’affaire. Il ajouta que, pour autant qu’il examinait uniquement la décision de la commission de protection des données, qui avait été rendue en conséquence de l’arrêt de la Cour administrative suprême du 23 septembre 2009, il ne pouvait pas considérer les questions que la Cour administrative suprême avait exclues du champ de son arrêt. Il conclut que, dans la mesure où la décision de la commission reflétait la teneur de l’arrêt de la Cour administrative suprême, il n’y avait aucune raison de la modifier.

23. Par une lettre datée du 29 novembre 2010, les sociétés requérantes saisirent la Cour administrative suprême d’un pourvoi dans lequel elles reprenaient les moyens déjà présentés devant le tribunal administratif de Turku. Elles plaidaient en particulier que la décision rendue par la commission de protection des données avait interdit le traitement de données fiscales à des fins de publication et avait ordonné que les fichiers internes de la première société requérante fussent protégés conformément aux exigences édictées par la loi sur les données à caractère personnel. Elles soutenaient qu’en pratique on les avait empêchées de collecter des informations à des fins de publication, ce qui signifiait qu’il était interdit de publier de telles informations. Les sociétés arguaient que la Constitution finlandaise interdisait également la censure préventive indirecte.

24. Le 18 juin 2012, la Cour administrative suprême confirma la décision du tribunal administratif. Elle estima que l’affaire n’avait pour objet ni le droit de publier des informations fiscales, en tant que tel, ni la censure préventive. Pour ces motifs, ainsi que pour ceux énoncés dans la décision du tribunal, elle conclut qu’il n’y avait aucune raison de modifier la décision du tribunal administratif.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Les dispositions constitutionnelles

25. L’article 10 de la Constitution finlandaise (Suomen perustuslaki, Finlands grundlag, loi no 731/1999), qui garantit le droit de chacun à la vie privée, énonce :

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée, de son honneur et de son domicile. La protection des données à caractère personnel est réglée plus précisément par la loi.

Le secret de la correspondance, des communications téléphoniques et des autres messages confidentiels est inviolable.

Des mesures portant atteinte à l’inviolabilité du domicile peuvent être prévues par la loi, si elles sont nécessaires pour garantir des droits fondamentaux ou pour élucider une infraction. Des restrictions au secret des messages peuvent également être prévues par la loi, si elles constituent des mesures nécessaires pour élucider une infraction menaçant la sécurité d’une personne ou de la société, ou l’inviolabilité du domicile, dans le cadre d’une procédure judiciaire et d’un contrôle de sécurité ou pendant une privation de liberté. »

26. L’article 12 de la Constitution, qui consacre la liberté d’expression, est ainsi libellé :

« Toute personne jouit de la liberté d’expression. Cette liberté recouvre le droit de s’exprimer, de diffuser et de recevoir des informations, des opinions et d’autres messages, sans censure préalable de quiconque. Les modalités d’exercice de cette liberté sont précisées par la loi. Des restrictions à cette liberté peuvent être prévues par la loi relativement aux programmes audiovisuels lorsque pareilles mesures sont nécessaires à la protection des enfants. »

B. Les dispositions relatives à la liberté d’expression

27. Comme prévu à l’article premier de la loi sur l’exercice de la liberté d’expression dans les médias (laki sananvapauden käyttämisestä joukkoviestinnässä, lagen om yttrandefrihet i masskommunikation, loi no 460/2003), celle-ci contient des dispositions plus détaillées concernant l’exercice, dans les médias, de la liberté d’expression garantie par la Constitution. Dans l’application de la loi, une ingérence dans l’activité des médias n’est légitime que pour autant qu’elle est inévitable, compte dûment tenu de l’importance de la liberté d’expression dans une démocratie régie par l’état de droit.

C. Les dispositions relatives à la protection de la vie privée

28. Le code pénal (rikoslaki, strafflagen, tel que modifié par la loi no 531/2000), dispose ce qui suit en son article 8, chapitre 24 :

« Diffusion d’informations portant atteinte à la vie privée :

Se rend coupable d’une atteinte à la réputation personnelle et encourt une amende et une peine d’emprisonnement maximale de deux ans quiconque, 1) par le biais des médias, ou 2) par un autre procédé, porte illégalement à la connaissance du public des informations, une insinuation ou une image concernant la vie privée d’une autre personne, de telle sorte que cet acte risque de causer à cette dernière un préjudice ou une souffrance ou de lui valoir le mépris.

La diffusion d’informations, d’une insinuation ou d’une image concernant la vie privée d’une personne engagée dans des activités politiques ou commerciales, ou exerçant une fonction ou un mandat publics, ou se trouvant dans une situation comparable, ne constitue pas une atteinte à la réputation personnelle si elle peut influer sur l’évaluation de la manière dont cette personne exerce ces activités, fonctions ou mandat et si elle est nécessaire au traitement d’une question importante pour la société. »

D. La loi sur les données à caractère personnel

29. D’après les articles premier et 2 de la loi sur les données à caractère personnel (henkilötietolaki, personuppgiftslagen, loi no 523/1999, telle qu’en vigueur à l’époque des faits), celle-ci vise à assurer, dans le cadre du traitement des données à caractère personnel, la protection de la vie privée et des autres droits fondamentaux qui sauvegardent l’intimité, et de promouvoir le développement et le respect de bonnes pratiques en matière de traitement des données.

30. La loi s’applique au traitement automatique de données à caractère personnel ainsi qu’à d’autres formes de traitement de telles données lorsqu’elles constituent ou sont destinées à constituer un fichier de données à caractère personnel ou une partie d’un tel fichier.

31. La loi ne s’applique pas au traitement de données à caractère personnel par une personne privée à des fins purement personnelles ou à des fins privées et ordinaires comparables. Elle ne s’applique pas non plus aux fichiers de données à caractère personnel contenant uniquement des données déjà publiées par les médias et reprises telles quelles. En outre, plusieurs exceptions sont prévues en ce qui concerne le traitement de données à caractère personnel à des fins journalistiques ou d’expression littéraire ou artistique.

E. La loi sur la publication des informations fiscales

32. D’après l’article 5 de la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales (laki verotustietojen julkisuudesta ja salassapidosta, lagen om offentlighet och sekretess i fråga om beskattningsuppgifter, loi no 1346/1999), les informations publiques ayant trait à l’imposition annuelle sont le nom, l’année de naissance et la commune de résidence du contribuable. Sont en outre publiques les informations suivantes :

« 1) le revenu du travail imposable au titre de l’impôt national ;

2) le revenu du capital et le patrimoine imposables au titre de l’impôt national ;

3) le revenu imposable au titre des impôts locaux ;

4) l’impôt sur le revenu et sur le patrimoine, les impôts locaux et le montant total des impôts et taxes ;

5) le montant total des retenues fiscales ;

6) le montant de l’impôt à payer/à rembourser déterminé lors du calcul définitif pour l’année fiscale considérée. »

III. LE DROIT PERTINENT DE L’UNION EUROPÉENNE

33. L’article 9 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données est ainsi libellé :

« Traitements de données à caractère personnel et liberté d’expression

Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. »

IV. LES TEXTES DU CONSEIL DE L’EUROPE

34. La Convention pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel (« Convention sur la protection des données ») du Conseil de l’Europe de 1981 est entrée en vigueur en Finlande le 1er avril 1992. Aux fins de ce texte, les « données à caractère personnel » s’entendent de toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable. La Convention dispose notamment :

« Article 5 – Qualité des données

Les données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé sont :

a) obtenues et traitées loyalement et licitement ;

b) enregistrées pour des finalités déterminées et légitimes et ne sont pas utilisées de manière incompatible avec ces finalités ;

c) adéquates, pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées ; (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

35. Invoquant l’article 10 de la Convention, les sociétés requérantes allèguent une violation de leur droit à la liberté d’expression au travers de mesures qui, selon elles, n’étaient pas « nécessaires dans une société démocratique ». Elles affirment que la collecte d’informations fiscales n’était pas illégale en tant que telle et que les informations recueillies étaient publiques. Elles plaident que les décisions de la Cour administrative suprême ont, en fait, emporté comme conséquence leur placement sous un régime de censure préventive alors que d’autres journaux auraient pu continuer de publier de telles informations. En outre, elles arguent qu’un large public avait un droit à recevoir des informations.

36. L’article 10 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

37. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

38. Le Gouvernement soutient que la requête n’a pas été introduite dans le délai de six mois relativement à la première procédure. Il considère que la présente affaire a trait à deux procédures distinctes, qui ont deux objets différents : selon lui, la première concernait le point de savoir si les sociétés requérantes avaient traité illégalement des données fiscales à caractère personnel, tandis que la seconde portait sur la délivrance d’ordonnances relatives au traitement de données à caractère personnel. Il estime par conséquent qu’en application de l’article 35 §§ 1) et 4) de la Convention, la requête doit être déclarée irrecevable, pour autant qu’elle concerne la première procédure.

39. Les sociétés requérantes plaident que le but initial du médiateur chargé de la protection des données était d’obtenir une interdiction de publication les visant et que ce but n’a été atteint qu’à l’issue de la seconde phase de la procédure. Elles estiment que la procédure ne peut être divisée en deux procédures distinctes avec des recours internes indépendants et séparables les uns des autres. Elles ajoutent qu’en septembre 2009, la Cour suprême administrative a renvoyé l’affaire devant la commission de protection des données et qu’elle aurait également pu interdire la publication directement, sans procéder à un renvoi. Elles en concluent que leur requête a été introduite dans le délai de six mois en ce qui concerne la première phase de la procédure.

40. La Cour observe que la première phase de la procédure s’est terminée le 23 septembre 2009, date à laquelle la Cour administrative suprême a annulé les décisions des juridictions inférieures et renvoyé l’affaire devant la commission de protection des données. Du fait de ce renvoi, il n’y a pas eu de décision définitive, et la procédure s’est poursuivie avec une seconde phase. Ce n’est que le 18 juin 2012, date à laquelle la Cour administrative suprême a rendu son second arrêt – définitif – que la procédure interne est arrivée à son terme. Dès lors qu’il n’y a eu qu’un seul arrêt définitif, la Cour estime qu’il n’y a eu qu’une seule procédure, même si l’affaire a été examinée deux fois à des niveaux de juridiction différents. Par conséquent, elle rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant la première phase de la procédure et considère que les griefs tirés de l’article 10 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs que ces griefs ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Les sociétés requérantes

41. Les sociétés requérantes affirment qu’en Finlande les données fiscales sont publiques et accessibles à tous. À cet égard, la situation serait totalement différente de celle des dossiers médicaux, par exemple. Des données fiscales finlandaises auraient été et continueraient d’être publiées dans des journaux et sur Internet. Cette activité aurait suscité d’intenses débats, dans le cadre desquels le législateur aurait décidé de maintenir la publicité et aurait donc accepté la publication de données fiscales publiques. Chaque année, le 1er novembre, quand les dossiers fiscaux de l’année précédente deviennent publics, de nombreux journaux et autres médias publieraient des quantités variables de données fiscales dans la presse écrite et sur des sites Internet. Cette activité ne différerait pas de manière significative de celle à laquelle elles se livraient.

42. Les sociétés requérantes soutiennent que la loi sur les données à caractère personnel ne prévoyait pas de limitation préventive à la liberté d’expression, pas plus qu’aucune autre législation à laquelle le Gouvernement fait référence, et que les limitations prescrites ne pouvaient intervenir, comme il se doit selon elles, qu’après publication. Elles estiment qu’en leur interdisant de traiter des données fiscales on leur a également interdit de facto d’en publier et que la publication constituait également, de facto, le seul motif de l’interdiction. Elles indiquent que le traitement des données fiscales était interdit pour autant qu’il avait la publication pour finalité. En d’autres termes, il n’aurait pas été interdit de collecter et de traiter des données non destinées à la publication. La prohibition qui leur a été opposée s’analyserait donc en une interdiction préalable équivalant à une censure, ce qui serait totalement contraire à la Constitution finlandaise.

43. Les sociétés requérantes affirment que la loi sur les données à caractère personnel ne prévoyait pas de restriction à la liberté d’expression. Elles arguent que « l’exception journalistique » devait être appliquée aux fichiers de données personnelles visant à étayer une publication effective et que la loi n’était donc nullement censée être appliquée aux données personnelles destinées à être publiées. Toutefois, selon elles, toute possibilité de limiter des droits fondamentaux tels que la liberté d’expression doit être expressément prévue par la loi. Par ailleurs, elles exposent que les travaux préparatoires à la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales indiquaient que la publication de données fiscales, y compris en grande quantité, était acceptée par le législateur. Selon elles, les restrictions imposées n’étaient donc pas prescrites par la loi.

44. Concernant la nécessité, dans une société démocratique, des mesures prises, les sociétés requérantes avancent que la publication de données fiscales est courante, fréquente et expressément acceptée par le législateur finlandais. Elles demandent quel besoin social impérieux exigeait de limiter leurs activités de publication alors que d’autres journaux et sites Internet auraient continué de faire paraître de telles données en Finlande. Elles indiquent que selon le Gouvernement, la question n’a pas été examinée sous l’angle d’une limitation potentielle de la liberté d’expression, mais sous celui d’un traitement de données à caractère personnel. D’après elles, ces deux questions ne pouvaient être séparées l’une de l’autre comme elles l’auraient été par les autorités finlandaises en l’espèce. Pour publier des données, il faudrait nécessairement les collecter et les traiter, ce qu’auraient fait la quasi-totalité des journaux finlandais. Les sociétés requérantes reconnaissent n’avoir pas publié les données à la même échelle que d’autres organes de presse, mais affirment que la méthode utilisée était semblable. Les données fiscales auraient habituellement été publiées sous forme de catalogue, avec peu de commentaires, voire aucun. Au cours des décennies passées, le respect de la vie privée n’aurait jamais été invoqué pour empêcher d’autres médias de publier des informations relatives au revenu imposable de personnes physiques ordinaires.

45. Les sociétés requérantes allèguent qu’en l’espèce les restrictions ont été apportées à leur liberté d’expression préalablement à la publication sur la base de l’intérêt général estimé. Selon elles, le simple fait que les autorités aient pu préventivement censurer un journal en raison du « défaut d’intérêt général de son contenu », ou tout simplement en raison de son contenu, représente une grave menace pour la démocratie. La conception du journalisme exposée par la Cour administrative suprême serait en contradiction avec celle de la Cour de justice de l’Union européenne, selon laquelle il y aurait lieu d’interpréter la notion de manière large, et non stricte. La définition du journalisme ne pourrait varier en fonction de la quantité d’information publiée.

b) Le Gouvernement

46. Le Gouvernement plaide que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’interdiction de traiter des données fiscales opposée aux sociétés requérantes n’a pas porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention. Il avance que, si tel ne devait pas être l’avis de la Cour, l’ingérence était, quoi qu’il en soit, prévue par la loi et « nécessaire, dans une société démocratique ».

47. Il affirme que les mesures litigieuses avaient une base en droit finlandais, notamment diverses dispositions de la loi sur les données à caractère personnel, et que ces mesures avaient pour buts la protection de la réputation ou des droits d’autrui et, en particulier, la protection de la vie privée.

48. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement considère que la publication exhaustive de données fiscales personnelles publiques telles quelles, sans commentaire journalistique, satisfaisait surtout la curiosité du public. Il estime que pareil traitement était contraire à la loi sur les données à caractère personnel, laquelle visait, selon lui, à assurer la protection de la vie privée et des autres droits fondamentaux qui sauvegardent le respect de la vie privée lors du traitement de données à caractère personnel. Il ajoute que la publicité des données fiscales en Finlande constitue une exception en Europe, exposant que de nombreux États de l’Union européenne en ont consacré la confidentialité. Il considère que l’accès à des données publiques n’entraîne pas un droit de publier systématiquement pareilles données, mais que la publication doit toujours servir les intérêts du débat public.

49. Le Gouvernement estime par ailleurs que l’affaire a fait l’objet d’un examen approfondi par les autorités et juridictions internes. Il indique que la Cour administrative suprême a considéré dans le cadre des deux procédures qu’il lui fallait mettre en balance le droit à la liberté d’expression, d’une part, et le droit au respect de la vie privée, d’autre part. Il ajoute que cette juridiction a notamment conclu qu’il convenait d’apprécier, dans le cadre de cet examen, dans quelle mesure « une discussion publique d’intérêt général et nécessaire dans une société démocratique, le contrôle de l’exercice public du pouvoir et la liberté de critiquer exigeaient la publication de données à caractère personnel concernant des personnes à l’échelle désormais voulue ». Il considère par conséquent que les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants aux fins des dispositions de l’article 10 de la Convention.

50. Le Gouvernement estime en outre que les peines infligées aux sociétés requérantes sont raisonnables. Il indique que dans sa décision du 26 novembre 2011, la commission de protection des données a expressément déclaré que la première société requérante avait été autorisée à traiter des données à caractère personnel pour autant qu’elles n’étaient utilisées et traitées qu’aux fins d’une activité de journalisme, et à condition qu’elle mît en œuvre un dispositif adéquat de protection de ces données. En outre, selon lui, la première société requérante n’a jamais fait l’objet d’une interdiction générale de publier les informations en cause. D’après lui, elle aurait donc pu modifier son activité afin de respecter la loi relative aux données à caractère personnel. De plus, le Gouvernement plaide que c’est non pas le droit de publier des données fiscales en tant que tel, mais le traitement de données à caractère personnel qui se trouvait en jeu et qu’il n’était donc pas question d’une censure préalable. Ainsi, selon lui, l’affaire concernait non pas une éventuelle ingérence préalable dans le contenu de la publication, mais les conditions juridiques devant être réunies pour le traitement des données à caractère personnel sans qu’il fût porté atteinte à la protection de la vie privée. Invoquant la marge d’appréciation, le Gouvernement considère que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts contradictoires en jeu et que l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression dont se plaignent les sociétés requérantes était nécessaire dans une société démocratique. Selon lui, il n’y a donc pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

51. La Cour relève que les parties sont en désaccord sur le point de savoir si l’interdiction imposée aux sociétés requérantes s’analyse en une ingérence dans l’exercice par elles du droit à la liberté d’expression, tel qu’il est garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Le Gouvernement soutient que l’interdiction faite aux sociétés requérantes de traiter des données fiscales ne constituait pas une ingérence dans l’exercice par elles du droit à la liberté d’expression, alors que les sociétés requérantes contestent l’absence d’ingérence, alléguant même une censure.

52. La Cour observe qu’en novembre 2009, la commission de protection des données interdit à la première société requérante de traiter des données fiscales à l’échelle où elle l’avait fait en 2002 et de les transmettre à un service de SMS. Il fut interdit à la seconde société requérante de collecter, sauvegarder ou transférer à un service de SMS quelque information que ce fût provenant des fichiers de la première société requérante et déjà publiée dans le magazine. De ce fait, il n’y eut qu’une seule autre publication de données fiscales par le magazine Veropörssi, à l’automne 2009. Cependant, le contenu alors diffusé ne représentait qu’un cinquième de celui qui avait été publié précédemment. Depuis lors, le magazine n’a pas paru. Le service de SMS avait été fermé plus tôt.

53. La Cour considère que l’interdiction formulée par la commission de protection des données ne visait pas la publication en tant que telle. Cependant, il était interdit aux société requérantes de collecter, sauvegarder et traiter pareilles données en grande quantité, ce qui eut pour conséquence qu’une partie essentielle des informations préalablement publiées par le magazine Veropörssi ne pouvait plus l’être. Force est donc de conclure qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit de communiquer des informations, tel qu’il est garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

b) Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime

54. La Cour note que les parties sont également en désaccord sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi et poursuivait un but légitime. Selon le Gouvernement, les mesures contestées avaient une base en droit finlandais, notamment diverses dispositions de la loi sur les données à caractère personnel, et avaient pour but la protection de la réputation ou des droits d’autrui, notamment de leur vie privée. Les sociétés requérantes affirment au contraire que la loi sur les données à caractère personnel ne prévoyait aucune restriction à la liberté d’expression et qu’elle n’était nullement censée être appliquée aux données personnelles destinées à être publiées. Selon elles, « l’exception journalistique » prévue par la loi devait s’appliquer aux fichiers de données à caractère personnel visant à étayer une publication.

55. La Cour relève que le droit de communiquer des informations est soumis aux exceptions prévues au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Elle admet que l’ingérence était fondée sur les dispositions de la loi sur les données à caractère personnel, telle qu’en vigueur à l’époque des faits. En l’espèce, la question dont étaient saisies les juridictions internes était celle de l’applicabilité à la situation des sociétés requérantes de l’« exception journalistique » prévue par cette loi. En d’autres termes, la question était de savoir si dans cette affaire, le droit interne, tel qu’interprété par les juridictions finlandaises, prévoyait des exceptions au droit à la protection de la vie privée au bénéfice de la liberté d’expression. Par conséquent, la Cour considère que l’ingérence était « prévue par la loi » et poursuivait le but légitime que constitue la protection de la réputation ou des droit d’autrui, au sens de l’article 10 § 2.

c) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

56. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Cette liberté est assortie des exceptions prévues à l’article 10 § 2, qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (Nilsen et Johnsen c. Norvège [GC], no 23118/93, § 43, CEDH 1999‑VIII, et Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 41, série A no 103).

57. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique l’existence d’un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même lorsqu’elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10 (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999‑I).

58. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce ce contrôle, de se substituer aux juridictions nationales, mais elle doit vérifier sous l’angle de l’article 10 et à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).

59. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Il lui incombe de déterminer notamment si l’ingérence attaquée devant elle demeurait « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Janowski c. Pologne [GC], précité, § 30, News Verlags GmbH & Co.KG c. Autriche, no 31457/96, § 52, CEDH 2000‑I, Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 28, série A no 149, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 62, série A no 30). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298).

60. En outre, la Cour souligne le rôle essentiel que joue la presse dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites tenant notamment à la protection de la réputation ou des droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999‑III, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Jersild, précité, § 31). À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (The Sunday Times c. Royaume-Uni, précité, § 65).

61. La Cour a récemment énoncé les principes pertinents qu’il convient d’appliquer lors de l’examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression en vue de la « protection de la réputation ou des droits d’autrui ». Elle a observé qu’elle pouvait être amenée à vérifier si les autorités nationales avaient ménagé un juste équilibre dans la protection de deux valeurs garanties par la Convention et qui pouvaient apparaître en conflit dans certaines affaires : à savoir, d’une part, la liberté d’expression telle que protégée par l’article 10 et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée tel que garanti par les dispositions de l’article 8 (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012, et MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 142, 18 janvier 2011).

62. Dans l’affaire Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], (nos 40660/08 et 60641/08, § 104 à 107, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], (précité, §§ 85 à 88), la Cour a défini la marge d’appréciation des États contractants et son propre rôle dans la mise en balance de ces deux intérêts concurrents. Elle a identifié un certain nombre de critères qu’elle estime pertinents lorsque la liberté d’expression et le droit au respect de la vie privée sont mis en balance (Von Hannover c. Allemagne (no 2), précité, §§ 109 à 113, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], précité, §§ 89 à 95), à savoir :

i) la contribution à un débat d’intérêt général ;

ii) la notoriété de la personne visée et l’objet du reportage ;

iii) le comportement antérieur de la personne concernée ;

iv) le mode d’obtention des informations et leur véracité/les circonstances de la prise des photos ;

v) le contenu, la forme et les répercussions de la publication ;

vi) la gravité de la sanction imposée.

63. En ce qui concerne les faits de l’espèce, la Cour observe qu’il n’a pas été interdit aux sociétés requérantes de publier des données fiscales en tant que telles dans le magazine Veropörssi. Toutefois, il leur a été interdit de collecter, sauvegarder ou traiter des données fiscales de la manière et à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002, et de les transmettre à un service de SMS. De ce fait, les sociétés requérantes ont publié un autre numéro du magazine Veropörssi à l’automne 2009, qui ne contenait qu’un cinquième du contenu précédemment publié. Depuis lors, le magazine n’a plus paru. Au moment de la parution, le service de SMS avait déjà été fermé.

64. Pour apprécier si la « nécessité » de la restriction apportée à l’exercice de la liberté d’expression a été établie de manière convaincante, la Cour doit déterminer si la mise en balance par les juridictions internes de la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour.

65. La Cour considère tout d’abord que l’objet général de la publication en question, à savoir les données fiscales concernant le revenu et le patrimoine imposables de personnes physiques, était déjà public en Finlande et était, de ce fait, considéré comme un sujet d’intérêt général. Du point de vue du droit du grand public de recevoir des informations sur des sujets d’intérêt général, et donc du point de vue de la presse, il existait des motifs valables de communiquer ces données aux lecteurs.

66. La Cour relève qu’en 2002 le magazine Veropörssi avait publié des données concernant le revenu et le patrimoine imposables de 1,2 million de personnes. Parmi celles-ci figuraient probablement des citoyens ordinaires mais aussi des personnes connues. En Finlande, d’après la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales, ces données étaient publiques. Nul ne suggère donc que les informations publiées avaient été obtenues par un subterfuge ou par d’autres moyens illicites (comparer avec Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 68, CEDH 2004‑VI). Au contraire, elles avaient été reçues directement des autorités fiscales.

67. De plus, la Cour observe que l’exactitude des informations publiées n’a pas été contestée, même devant les juridictions internes. Il n’est pas prouvé ni même allégué que ces informations contenaient des erreurs factuelles ou des assertions inexactes ou encore que les sociétés requérantes avaient agi de mauvaise foi (voir, sur ce point, Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 81, 6 avril 2010).

68. La Cour relève que, du point de vue des juridictions et autorités internes, la seule question problématique était la quantité des informations publiées. Selon elles, la publication par les sociétés requérantes d’informations à l’échelle où elle l’avait fait en 2002 ne pouvait être considérée comme du journalisme mais relevait du traitement de données, activité à laquelle les intéressées n’étaient pas autorisées à se livrer. La question centrale est donc la notion de journalisme. Dans la mesure où la dérogation concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel trouvait son origine dans la directive 95/46/CE, la Cour administrative suprême décida de saisir la CJUE de questions préjudicielles relatives à l’interprétation de cette directive.

69. La Cour note que la CJUE a conclu dans son arrêt qu’afin de tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il convenait d’interpréter de manière large les notions y afférentes, dont le journalisme. Toutefois, selon la CJUE, pour obtenir une pondération équilibrée entre les deux droits fondamentaux, la protection du droit fondamental à la vie privée exigeait que les dérogations et les limitations de la protection des données prévues par la Directive fussent opérées dans les limites du strict nécessaire. En conclusion, la CJUE a dit que des activités telles que celles en cause en l’espèce, concernant des données provenant de documents publics selon la législation nationale, pouvaient être qualifiées « d’activités de journalisme » si elles avaient pour finalité la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idées, sous quelque moyen de transmission que ce fût.

70. La Cour relève qu’après avoir reçu l’arrêt de la CJUE, la Cour administrative suprême a conclu que la publication de l’intégralité de la base de données collectées à des fins journalistiques ne pouvait être considérée comme une activité de journalisme. La Cour administrative suprême a estimé que l’intérêt général ne nécessitait pas la publication de données à caractère personnel à une échelle telle qu’en l’espèce, notamment parce que la dérogation prévue par la loi sur les données à caractère personnel devait être interprétée de manière stricte. Elle a ajouté qu’il en allait de même pour le service de SMS.

71. La Cour observe que, dans son analyse, la Cour administrative suprême a attaché de l’importance tant au droit à la liberté d’expression des sociétés requérantes qu’au droit au respect de la vie privée des contribuables dont les informations fiscales avaient été publiées. Cette juridiction a examiné l’affaire en s’appuyant sur les principes consacrés par l’article 10 et sur les critères se dégageant de la jurisprudence de la Cour. Dans son raisonnement, elle a donc mis en balance le droit à la liberté d’expression des sociétés requérantes et le droit au respect de la vie privée. Selon elle, il était par conséquent nécessaire d’interpréter la liberté d’expression des sociétés requérantes de manière stricte afin de protéger le droit au respect de la vie privée.

72. La Cour juge ce raisonnement acceptable. La Cour administrative suprême a établi de manière convaincante, et en tenant dûment compte de la jurisprudence de la Cour, le bien-fondé des restrictions à l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit à la liberté d’expression. La Cour rappelle sa jurisprudence récente selon laquelle, en pareilles circonstances, il faudrait des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], précité, § 107, et Axel Springer AG c. Allemagne [GC], arrêt précité, § 88).

73. Enfin, en ce qui concerne les sanctions, la Cour relève qu’il n’a pas été interdit aux sociétés requérantes de publier les informations concernées d’une manière générale, mais seulement dans une certaine mesure. Rien ne les empêchait de continuer à publier des informations fiscales à une échelle moindre qu’en 2002. Si les limitations imposées quant à la quantité d’informations qu’il était possible de publier ont pu, en pratique, compromettre la viabilité des activités commerciales des sociétés requérantes, il s’agit d’une conséquence directe non pas des mesures prises par les juridictions et autorités internes, mais d’une décision de nature économique prise par les sociétés requérantes elles-mêmes. Il convient également de tenir compte du fait que l’interdiction imposée par les autorités internes doit être considérée non pas comme une sanction pénale, mais comme une sanction administrative, de moindre gravité (comparer, cependant, avec Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 57, Recueil 1998‑VII).

74. En conclusion, la Cour estime que les motifs invoqués par les juridictions et autorités internes étaient à la fois pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Eu égard aux critères énoncés plus haut ainsi qu’à la marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine, la Cour considère que les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

75. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

76. Invoquant l’article 6 de la Convention, les sociétés requérantes se plaignent de la durée de la procédure, qui s’est étendue, selon elles, sur plus de huit ans.

77. Les parties pertinentes de l’article 6 § 1 se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

78. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

79. Le Gouvernement soutient que la requête n’a pas été introduite dans le délai de six mois en ce qui concerne la première procédure. Il considère que la présente affaire a trait à deux procédures distinctes, qui ont deux objets différents : selon lui, la première concernait le point de savoir si les sociétés requérantes avaient traité illégalement des données fiscales à caractère personnel, tandis que la seconde portait sur la délivrance d’ordonnances relatives au traitement de données à caractère personnel. Il estime par conséquent qu’en application de l’article 35 §§ 1) et 4) de la Convention, la requête doit être déclarée irrecevable, pour autant qu’elle concerne la première procédure.

80. Les sociétés requérantes plaident que le but initial du médiateur chargé de la protection des données était d’obtenir une interdiction de publication les visant et que ce but n’a été atteint qu’à l’issue de la seconde phase de la procédure. Elles estiment que la procédure ne peut être divisée en deux procédures distinctes avec des recours internes indépendants et séparables les uns des autres. Elles ajoutent qu’en septembre 2009, la Cour suprême administrative a renvoyé l’affaire devant la commission de protection des données et qu’elle aurait également pu interdire la publication directement, sans procéder à un renvoi. Elles en concluent que leur requête a été introduite dans le délai de six mois en ce qui concerne la première phase de la procédure.

81. Renvoyant à ses conclusions concernant la règle des six mois (paragraphe 40 ci-dessus), la Cour note que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) Les sociétés requérantes

82. Les sociétés requérantes soutiennent que l’objet de la procédure, pendant les huit années qu’elle a duré, était le même : il s’agissait de déterminer s’il était légal de collecter, traiter et finalement publier des informations fiscales dans leur magazine. Elles plaident que la Cour administrative suprême avait le pouvoir d’ordonner directement l’interdiction de publier, sans renvoyer l’affaire devant la commission de protection des données. Elles estiment que cela aurait pu être fait au nom de leur droit fondamental à un procès équitable dans un délai raisonnable, tel qu’il est consacré par l’article 6 de la Convention. Elles ne seraient pas à l’origine de la procédure et l’objet de celle-ci n’aurait que très peu de pertinence. Elles indiquent que dès le 26 juin 1997, le ministère de la Justice avait diligenté une enquête pénale qui avait précisément pour objet la publication de leur magazine et considèrent donc que l’insécurité juridique touchant la publication a même duré plus longtemps. Elles ajoutent que le ministère avait également sollicité l’avis du médiateur chargé de la protection des données. Elles en concluent que cette insécurité a duré 15 années.

b) Le Gouvernement

83. Le Gouvernement avance que la procédure devant la Cour de justice de l’Union européenne, saisie de questions préjudicielles, a duré un an et dix mois et que, si l’on retranche cette période, la première procédure s’est étendue sur trois ans et trois mois. L’enquête pénale diligentée en 1997 aurait eu un objet différent de celui de la procédure examinée. La seconde procédure aurait duré deux ans et trois mois.

84. Le Gouvernement plaide qu’aucune des phases de ces actions n’a été très longue, chacune d’elle ayant selon lui duré approximativement dix‑huit mois. Selon lui, l’affaire a donné lieu à deux procédures distinctes ayant eu des objets différents, même si elles ont mis en cause les mêmes parties à raison des mêmes faits. La première aurait eu pour objet le point de savoir si les sociétés requérantes avaient traité des données à caractère personnel, au mépris de la loi sur les données à caractère personnel. La Cour administrative suprême aurait annulé la décision contestée et renvoyé l’affaire devant la commission de protection des données, qui aurait alors réexaminé l’affaire du point de vue administratif pour rendre une décision administrative. La seconde procédure aurait porté sur la question de savoir si la nouvelle décision de la commission de protection des données du 26 novembre 2009 correspondait aux arrêts précédemment rendus par la Cour administrative suprême.

85. L’affaire aurait été exceptionnellement complexe d’un point de vue juridique et aurait nécessité une demande de décision préjudicielle et davantage d’audiences que d’habitude. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, les procédures auraient été menées dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

86. La Cour fait observer que la période à prendre en considération a débuté le 12 février 2004, date à laquelle un recours a été formé contre la première décision de la commission de protection des données, et s’est terminée le 18 juin 2012 avec le prononcé par la Cour administrative suprême de la décision définitive en l’espèce. Cependant, la procédure devant la CJUE, saisie d’une question préjudicielle, a duré un an et dix mois. D’après la jurisprudence de la Cour, cette période ne saurait être prise en considération dans l’appréciation de la durée imputable aux autorités internes (Pafitis et autres c. Grèce, 26 février 1998, § 95, Recueil 1998‑I, et Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 61, CEDH 2003‑X). Si l’on déduit cette période de la durée totale, la procédure litigieuse s’est étendue sur six ans et six mois à deux niveaux de juridictions internes, l’affaire ayant été examinée deux fois à chaque niveau.

87. La Cour rappelle que le caractère « raisonnable » de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, entre autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII).

88. La Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel il n’y a pas eu de période d’inactivité particulièrement longue imputable aux autorités et juridictions internes. La procédure devant les autorités et juridictions internes a duré approximativement un an et demi à chaque stade, ce qui ne peut passer pour excessif. Si la durée totale de la procédure a été excessive, c’est semble-t-il parce que l’affaire a été examinée deux fois à chaque niveau de juridiction.

89. La Cour estime que, même si l’affaire présente un certain degré de complexité, cela ne saurait en soi justifier la longueur totale de la procédure. Cette complexité peut avoir résulté en partie du renvoi de l’affaire devant la commission de protection des données pour un nouvel examen.

90. La Cour a fréquemment conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans des affaires soulevant des questions similaires à celle de l’espèce (Frydlender c. France, précité).

91. Après avoir examiné toutes les pièces qui lui ont été soumises, elle considère que, même en tenant compte de la complexité du litige, le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument susceptible de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime que la procédure dans la présente affaire a connu une durée excessive au regard de l’exigence de « délai raisonnable » prévue par l’article 6 § 1 de la Convention.

92. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

93. En dernier lieu, invoquant l’article 14 de la Convention, les sociétés requérantes allèguent qu’elles ont fait l’objet d’une discrimination par rapport aux autres journaux, qui auraient pu continuer à publier les informations en cause.

94. L’article 14 de la Convention se lit comme suit :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

95. La Gouvernement combat cette thèse.

Sur la recevabilité

96. Le Gouvernement indique qu’au vu du dossier les sociétés requérantes n’ont pas invoqué, devant les juridictions et autorités internes, l’article 14 de la Convention isolément ou combiné avec l’article 10 de la Convention. Selon lui, elles n’ont donc pas épuisé les voies de recours internes qui leur étaient ouvertes en l’espèce et cette partie de la requête doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

97. Quoi qu’il en soit, le Gouvernement soutient que la situation des autres médias qui ont publié des informations fiscales n’était ni comparable ni analogue à celle des sociétés requérantes, les premiers n’ayant pas, selon lui, publié d’informations à l’échelle où l’avaient fait les secondes. Il ajoute que pour les juridictions internes, l’affaire n’avait pas pour objet le point de savoir si différents éditeurs avaient été placés dans des situations différentes, mais elle concernait le traitement de données à caractère personnel par les sociétés requérantes dans leurs publications. Selon lui, le comportement des autorités internes ne peut donc pas s’analyser en une discrimination au sens de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 10 de la Convention.

98. Si la Cour devait être d’un avis contraire, le Gouvernement considère que la différence de traitement poursuivait le but légitime que constitue la protection de la vie privée d’autrui et qu’elle était raisonnable au regard des buts poursuivis. Par conséquent, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10 de la Convention.

99. Les sociétés requérantes arguent qu’elles ont établi, devant chacune des instances internes, des comparaisons avec d’autres publications ayant fait paraître des informations fiscales et qu’elles ont invoqué leur droit à l’égalité de traitement et à la liberté d’expression. Elles ajoutent qu’elles n’ont peut-être pas invoqué expressément l’article 14 de la Convention, mais qu’elles ont certainement avancé des arguments et soumis des griefs fondés sur le droit à l’égalité de traitement relativement à l’appréciation des limitations qui pouvaient potentiellement être apportées à leur liberté d’expression. Elles plaident que leur grief tiré de l’article 14 est recevable.

100. Selon les sociétés requérantes, la publication de données fiscales est courante et fréquente et expressément acceptée par le législateur finlandais. Pareilles informations seraient publiées chaque année par de nombreux journaux. Ces informations ne se limiteraient pas aux personnes susceptibles d’intéresser le grand public, mais toute personne dont le revenu imposable est supérieur à 100 000 EUR serait quasiment certaine de voir son nom mentionné dans la presse écrite nationale ou sur un site Internet national. Les autorités finlandaises n’auraient jamais restreint ni même tenté de restreindre cette pratique. Alléguant qu’on les a empêchées de publier ces informations, ce qui n’aurait pas été le cas pour les autres journaux et médias, les sociétés requérantes considèrent qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention.

101. La Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes, puisque ce grief est quoi qu’il en soit irrecevable pour les motifs exposés ci-après.

102. S’agissant de l’article 14, la Cour rappelle qu’il complète les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses normatives (voir, par exemple, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 47, 22 janvier 2008, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

103. La Cour observe qu’en l’espèce la situation des sociétés requérantes relève sans conteste de la notion de liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention. Par conséquent, l’article 14, combiné avec l’article 10, trouve à s’appliquer.

104. Selon la jurisprudence de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008).

105. En l’espèce, la Cour relève que les griefs formulés par les sociétés requérantes au titre de l’article 14 de la Convention sont liés à l’interdiction qui leur a été imposée et qui les a empêchées de publier une certaine quantité de données fiscales alors que d’autres journaux auraient eu la possibilité de faire paraître pareilles données. Les sociétés requérantes comparent donc leur situation à celles d’autres journaux qui publiaient des informations fiscales.

106. La Cour constate qu’il avait été interdit aux sociétés requérantes de publier des données fiscales à l’échelle où elles l’avaient fait en 2002, année où elles avaient fait paraître des informations sur le revenu et le patrimoine imposables de 1,2 millions de personnes. On ne sait pas quelle est la quantité d’informations de même type publiées par les autres journaux, tout comme on ne sait pas ce que les autorités internes considéraient comme une quantité acceptable de données destinées à être publiées. Il apparaît que les sociétés requérantes se sont vu interdire de publier des données fiscales non pas à l’échelle où l’avaient fait les autres journaux, mais à une échelle nettement supérieure. Par conséquent, il n’est pas possible de comparer les sociétés requérantes à d’autres journaux publiant des données fiscales puisque la quantité des données publiées était manifestement sans pareille et que l’on ne dispose donc pas de point de comparaison. Ainsi, les sociétés requérantes ne peuvent pas prétendre s’être trouvées dans la même situation que les autres journaux. La Cour estime par conséquent que leur situation n’était pas suffisamment similaire à celle des autres journaux.

107. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

108. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

109. Les sociétés requérantes réclament 300 000 euros (EUR) pour dommage matériel en compensation de la perte de revenu qu’elles allèguent avoir subie pendant un an.

110. Le Gouvernement considère qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation de l’article 10 de la Convention et le dommage allégué. Si la Cour devait en juger autrement, il indique que les sociétés requérantes n’ont pas apporté de preuves suffisantes du montant réclamé. Par conséquent, il estime que l’on ne peut pas considérer que le dommage dont elles se plaignent a effectivement été causé par la violation alléguée de l’article 10 de la Convention et que cette demande doit donc être rejetée. Si la Cour devait en juger autrement, il plaide que la question de l’application de l’article 41 devrait être réservée. Le Gouvernement ajoute que les sociétés requérantes n’ont réclamé d’indemnité ni pour dommage matériel ni pour dommage moral à raison de violations alléguées des articles 6 et 14 de la Convention et que, par conséquent, pareille réparation ne peut être accordée.

111. La Cour n’aperçoit aucun lien de causalité entre la violation constatée de l’article 6 de la Convention et le dommage matériel allégué par les sociétés requérantes. Partant, elle rejette cette demande. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour relève que les sociétés n’ont formulé aucune demande à ce titre.

B. Frais et dépens

112. Les sociétés requérantes réclament également 49 010,56 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et la Cour.

113. Le Gouvernement avance qu’il n’apparaît pas clairement que tous les coûts allégués se rapportent à l’espèce. De plus, il plaide que, contrairement à ce que prévoirait le règlement de la Cour, tous les frais et dépens ne sont pas détaillés. En outre, il estime que les sommes sollicitées par les sociétés requérantes sont excessives. Selon lui, l’indemnisation pour frais et dépens ne devrait excéder 7 500 EUR (taxe sur la valeur ajoutée comprise) pour les procédures internes et 2 000 EUR (taxe sur la valeur ajoutée comprise) pour la procédure devant la Cour.

114. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des pièces en sa possession et des critères ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder au requérant la somme de 9 500 EUR (taxe sur la valeur ajoutée comprise), tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

115. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, les griefs relatifs à la liberté d’expression et à la durée de la procédure recevables et la requête irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux sociétés requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

9 500 EUR (neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par elles à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıGuido Raimondi
Greffière adjointe de sectionPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Nicolaou ;

– opinion dissidente de la juge Tsotsoria.

G.R.A
F.A

OPINION CONCORDANTE DU JUGE NICOLAOU

(Traduction)

1. Lorsqu’elle a mis en balance le droit des sociétés requérantes à la liberté d’expression et le droit d’autrui au respect de la vie privée, prévus respectivement par les articles 10 et 8 de la Convention, la Cour administrative suprême a tenu compte, notamment, de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO 1995 L 281, p. 31). Cette directive, qui vise à protéger les personnes des effets néfastes du traitement et de la circulation de données fiscales à caractère personnel, tout en enjoignant aux États de prévoir des exemptions ou des dérogations pour que la liberté d’expression soit garantie dans l’intérêt de tous, tient compte, dans son article 9 et dans le trente-septième considérant de son préambule, de la nécessité de ménager un juste équilibre. Son article 9 se lit comme suit :

« Les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d’expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations [...] dans la seule mesure où elles s’avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d’expression. »

2. Saisie par la Cour administrative suprême de questions préjudicielles relatives à l’interprétation de la directive à la lumière des circonstances de l’espèce, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) siégeant en Grande Chambre a rendu un arrêt dont la teneur était essentiellement la suivante : a) la notion de journalisme devait être interprétée de manière large, et les activités des sociétés requérantes pouvaient donc être qualifiées d’activités de « journalisme » ; toutefois, il appartenait aux juridictions nationales de déterminer si ces activités étaient pratiquées « aux seules fins de journalisme » ou, en d’autres termes si « lesdites activités [avaient] pour seule finalité la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idées » ; et b) les dérogations ou limitations devaient « s’opérer dans les limites du strict nécessaire. »

3. À la suite de cet arrêt, la Cour administrative suprême a examiné l’affaire, suivant en tous points les directives de la CJUE. Elle a conclu que, dans les circonstances de l’espèce, on ne pouvait pas considérer que les activités dont il était question fussent pratiquées « aux seules fins de journalisme », que l’intérêt général ne justifiait pas, dans ce contexte, la publication de données à caractère personnel à une telle échelle et que les limitations relatives à la protection des données ne trouvaient donc pas à s’appliquer. Par conséquent, elle a demandé à la commission de protection des données d’interdire la publication.

4. Cette décision a entraîné une perte économique pour les sociétés requérantes, qui furent essentiellement privées de bénéfices potentiels. La Cour administrative suprême a estimé, à bon droit selon moi, que cette question ne devait pas être prise en compte. Y accorder de l’importance, c’eût été envisager la possibilité de voir la protection offerte par la directive ne pas s’appliquer en cas de perte importante – en présence d’un manquement à très grande échelle, par exemple – mais être maintenue uniquement dans le cas d’une perte relativement faible. Je me refuse à approuver un tel raisonnement. C’est pourtant ce qu’a fait la majorité.

5. Au paragraphe 73 de l’arrêt, la Cour envisage d’abord la perte qu’auraient subie les sociétés requérantes comme une sanction à leur endroit. Tel n’est pas le cas à mon avis. La Cour dit ensuite, concernant la perte, qu’« il s’agit non pas d’une conséquence directe des mesures prises par les juridictions et autorités internes, mais d’une décision de nature économique prise par les sociétés requérantes elles-mêmes ». Je dois dire, respectueusement, que je ne suis pas certain de comprendre ce que cela signifie ; il est toutefois certain que cela neutralise effectivement l’idée de sanction. Pourtant, l’idée d’une sanction est reprise tout de suite après dans ce même paragraphe. L’interdiction de publier y est décrite comme une sanction administrative qui, en tant que telle, est d’une gravité moindre qu’une sanction pénale. Il n’est plus fait référence ensuite à une perte financière. Je ne puis m’associer à ce raisonnement.

6. Il y a assurément eu une ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur droit de publier. Cependant, cette ingérence était manifestement justifiée en ce qu’elle était nécessaire et proportionnée, d’après la mise en balance à laquelle s’est livrée la Cour administrative suprême eu égard au cadre juridique applicable et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Compte tenu de l’objet de l’affaire, j’estime que cela était suffisant. Comme je l’ai déjà indiqué, toute perte éventuellement subie par les sociétés requérantes n’était qu’accessoire par rapport aux enjeux. Elle n’avait pas à être prise en compte dans les éléments à mettre en balance et, partant, ne pouvait avoir une incidence sur l’issue de l’affaire.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE TSOTSORIA

(Traduction)

1. Je me dissocie de la majorité, qui a conclu en l’espèce à la non‑violation de l’article 10 de la Convention.

2. Au cœur de cette affaire se trouve le droit à la liberté d’expression, et plus particulièrement le droit à la liberté de la presse, tel qu’exercé par les sociétés requérantes. La question litigieuse était la restriction apportée au traitement de données fiscales librement accessibles concernant le revenu et le patrimoine imposables de personnes physiques, de la manière et à l’échelle où il avait été effectué en 2002, année où les sociétés requérantes avaient publié des données concernant 1,2 million de contribuables qu’elles avaient transmises à un service de SMS. Ces données fiscales étaient publiques et constituaient un sujet d’intérêt général en Finlande (paragraphe 65 de l’arrêt).

3. La liberté de la presse est vitale pour une société démocratique. Il revient à tout pouvoir étatique de l’observer et de la protéger, et de respecter la diversité des médias journalistiques sous toutes leurs formes de distribution, ainsi que leurs missions politiques, sociales et culturelles[1]. L’article 10 de la Convention garantit non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d’en recevoir (voir, parmi d’autres, Ahmet Yıldırım c. Turquie, no 3111/10, § 50, CEDH 2012, et Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59 b), série A no 216). Les mesures portant atteinte au droit des médias de communiquer des informations, en dehors des cas où des limitations ont été expressément prévues par la loi, desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (voir, mutatis mutandis, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 37, 24 juillet 2012, et les référence qui y sont citées).

4. Quoique avec certaines hésitations, je me rallie à la conclusion de la majorité selon laquelle l’ingérence dans l’exercice par les sociétés requérantes de leur liberté d’expression était prévue par la loi sur les données personnelles et poursuivait le but légitime que constitue la protection de la « réputation ou des droits d’autrui ». Je conçois également des doutes quant à l’opportunité d’analyser cette affaire sur la base des critères développés dans les affaires Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, § § 104 à 107, CEDH 2012) et Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, § 84, 7 février 2012) (paragraphe 62 de l’arrêt).

5. Quoi qu’il en soit, après application des critères susmentionnés, la Cour parvient à la conclusion — à laquelle je souscris — que les activités auxquelles les sociétés requérantes se livraient et qui contribuaient à un débat sur une question d’intérêt général ne soulevaient aucune question relativement au respect des normes d’un journalisme responsable et ne remettaient nullement en cause leur bonne foi (paragraphes 63 à 67 de l’arrêt). La seule question problématique pour les autorités et juridictions nationales était « la quantité des informations publiées », qui était déterminante pour le point de savoir si les activités des sociétés requérantes relevaient de la notion de journalisme ou du traitement de données à caractère personnel, activité à laquelle ces sociétés n’étaient pas autorisées à se livrer (paragraphe 68 du jugement). C’est cette conclusion de la majorité qui a fait pencher la balance en faveur de la protection de la vie privée des contribuables concernés (article 8) plutôt qu’en faveur de la liberté d’expression des sociétés requérantes (article 10). J’estime que l’arrêt n’a pas établi de manière convaincante que les limitations prescrites relativement au traitement et à la publication ultérieure de données fiscales étaient nécessaires à la protection du droit à la vie privée, que ce fût de personne(s) spécifique(s) ou de la société dans son ensemble. Par conséquent, je ne suis pas d’accord avec la majorité pour dire que les mesures prises étaient proportionnées au but légitime poursuivi.

6. Qui plus est, le présent arrêt ne suit pas la jurisprudence établie, la Cour ayant conclu à la violation de l’article 10 dans des affaires où des gouvernements avaient pris des mesures pour empêcher la divulgation d’informations déjà connues et rendues publiques sur des sujets d’intérêt général (voir, par exemple, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, précité, § 69, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, §§ 50 et 53 à 56, CEDH 1999‑I).

7. L’arrêt approuve la décision des autorités internes de restreindre le traitement de données fiscales qui étaient pourtant publiques et librement accessibles à tous en Finlande en vertu de la loi sur la publication et la confidentialité des informations fiscales, ce qui a eu des répercussions sur la capacité des sociétés requérantes de publier ce type d’information. J’estime que cette restriction constitue une forme de censure qui, en tant que telle, est incompatible avec la démocratie. En outre, il a déjà été jugé, comme Lord Bridge l’a formulé dans l’affaire Observer et Guardian (arrêt précité, § 36), que le fait de restreindre les droits et devoirs des journaux de fournir, sur une matière présentant un intérêt public légitime, des informations – déjà accessibles – mettait la démocratie en péril et était caractéristique d’un régime totalitaire.

8. Les autorités nationales ont adopté une interprétation large – à laquelle la majorité souscrit – de la notion de respect de la vie privée des contribuables relativement au traitement et à la publication ultérieure de données fiscales les concernant. La Cour administrative suprême de Finlande a pris la décision d’imposer des restrictions sur la base d’un besoin abstrait et hypothétique de protection de la vie privée. Aucun effet négatif ni préjudice subi par quiconque n’a été identifié, et la société n’a pas été à d’autres égards mise en péril par la publication de ces données. En outre, la publication de données fiscales n’est pas considérée comme une menace pour la vie privée des contribuables finlandais, alors pourtant qu’un certain nombre de journaux et de sites Internet publient régulièrement pareilles données (paragraphe 41 de l’arrêt). En l’absence de motif acceptable de croire que le droit à la protection de la vie privée a été violé ou qu’il existe un danger imminent/réel de violation, l’imposition de restrictions importantes à la liberté des médias ne peut servir l’intérêt légitime de la société.

9. Malheureusement, la majorité est d’accord avec l’État défendeur pour dire que les activités auxquelles se livraient les sociétés requérantes ne relevaient pas de l’exception concernant le journalisme prévue par la loi sur les données à caractère personnel (paragraphe 31 de l’arrêt). Il convient de rappeler que les éléments inaliénables du journalisme sont la collecte et l’interprétation des données et la présentation des informations sous forme de récit[2]. Or, le présent arrêt pourrait laisser croire que les limitations apportées au traitement de données par les journalistes sont si strictes que l’activité journalistique dans son ensemble en perd sa raison d’être. Cela pourrait notamment être le cas lorsque des efforts persistants sont déployés pour restreindre la liberté d’expression, en particulier à la lumière du caractère dynamique et évolutif des médias. L’arrêt n’applique pas le postulat selon lequel les exceptions à la liberté d’expression appellent une interprétation étroite et que le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 46, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI). En limitant la possibilité de publier des données qui avaient déjà été divulguées au public, les autorités nationales ont restreint la contribution des sociétés requérantes au débat sur des questions d’intérêt général (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, et Morice c. France, no 29369/10, § 125, 11 juillet 2013).

10. Par ailleurs, en liant l’activité journalistique à la quantité d’informations publiées, l’arrêt risque de conduire à des restrictions supplémentaires à la liberté d’expression. L’établissement d’un cadre quantitatif pour des informations librement accessibles et la restriction de la liberté garantie par l’article 10 pour ce motif ne répondent pas à la notion de « besoin social impérieux ». Il est vital de préserver l’exercice de la liberté d’expression de toute ingérence mal définie et disproportionnée. Pareille interprétation de l’expression « activités de journalisme » ne peut servir les intérêts supérieurs d’une société démocratique tels qu’interprétés par la Cour dans sa jurisprudence. Elle s’écarte également de la démarche adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne pour interpréter la directive 95/46/CE (paragraphes 68 et 69 de l’arrêt). La Cour aurait dû interpréter et évaluer les activités journalistiques des sociétés requérantes en tenant compte du rôle essentiel que les médias, y compris la presse, jouent dans une société démocratique et du fait que toute personne qui exerce sa liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24). Dans les circonstances de l’espèce, l’État défendeur n’aurait pas dû se voir accorder une marge d’appréciation étendue (voir, par exemple, Fressoz et Roire, arrêt précité, § 45, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999‑III).

11. La nature et la sévérité des mesures prises par les autorités nationales constituent aussi un sujet de préoccupation. Au paragraphe 73 de l’arrêt, la Cour conclut que l’ingérence des autorités internes dans l’exercice des activités des sociétés requérantes s’analyse en une sanction, qu’elle estime néanmoins nécessaire et proportionnée. Je partage l’avis exprimé par le juge Nicolaou dans son opinion concordante et selon lequel ces mesures n’étaient pas des sanctions en tant que telles (comparer cependant avec Weber c. Suisse, 22 mai 1990, § 33, série A no 177 ; Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 66, CEDH 1999‑VI, et Özgür Gündem c. Turquie, no 23144/93, § 69, CEDH 2000‑III). Toutefois, les décisions des autorités internes ont eu pour conséquence une ingérence extrêmement grave dans les activités des sociétés requérantes. Certes, en pratique, la publication n’était pas interdite en tant que telle, mais les décisions des autorités internes ont empêché, dans une certaine mesure, les sociétés requérantes de traiter des données à des fins de publication. Cela les a conduites à tenter vainement de continuer de publier pareilles données. Ainsi, les mesures imposées ont non seulement limité la participation et la contribution des sociétés requérantes au débat sur des questions d’intérêt légitime (voir, par exemple, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 44, série A no 103 ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège, arrêt précité, § 64 ; et Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 116, 10 mai 2011), mais elles ont aussi abouti à la cessation de la publication. En outre, elles ont nécessairement emporté des conséquences financières pour les sociétés requérantes. La sévérité des mesures imposées aurait donc dû être prise en compte dans l’analyse de la proportionnalité.

12. À la lumière de ce qui précède, et compte tenu de l’intérêt d’une société démocratique à garantir et à préserver la liberté de la presse, je pense que, dans les circonstances de l’espèce, les autorités nationales n’ont pas appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 de la Convention et ont outrepassé leur marge d’appréciation. Par conséquent, la Cour aurait dû exercer sa fonction de contrôle et conclure que l’ingérence des autorités internes dans l’exercice, par les sociétés requérantes, de leur droit à la liberté d’expression n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ». Cette conclusion aurait dû la conduire à accorder aux sociétés requérantes une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention.

* * *

[1]. Charte européenne pour la liberté de la presse, 2009.

[2]. B Van Der Haak, M Parks, M Castells, “The Future of Journalism: Networked Journalism”, International Journal of Communications, 6 (2012) p. 4.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award