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21/07/2015 | CEDH | N°001-156266

CEDH | CEDH, AFFAIRE AKARSUBAŞI c. TURQUIE, 2015, 001-156266


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKARSUBAŞI c. TURQUIE

(Requête no 70396/11)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

14/12/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Akarsubaşı c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens, r>Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,

Rend l...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AKARSUBAŞI c. TURQUIE

(Requête no 70396/11)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

14/12/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Akarsubaşı c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70396/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Akarsubaşı (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 octobre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Aracı, avocat à Adana. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue une violation des articles 6, 10, 11 et 13 de la Convention.

4. Le 10 janvier 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1967 et réside à Adana.

6. Un arrêté préfectoral du 26 novembre 2009 a fixé les conditions et les lieux publics où peuvent se tenir des déclarations à la presse à Adana.

7. Le requérant, fonctionnaire de son état, est membre de la section locale du syndicat Eğitim-Sen (« Eğitim ve Bilim Emekçiler Sendikası », le Syndicat des agents de l’éducation, de la science et de la culture) rattaché à la KESK (« Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu », la Confédération syndicale des salariés du secteur public).

8. Le requérant participa le 13 octobre 2010 à une manifestation devant le palais de Justice d’Adana, organisée par Eğitim-Sen. Une déclaration à la presse y a été lue, dans laquelle les manifestants demandaient la création d’une crèche dans leur établissement. Selon les dires du requérant, la déclaration à la presse se déroula sans incident et de manière pacifique.

9. Le procès-verbal établi par la direction de la sûreté d’Adana le 13 octobre 2010 indique que quarante-cinq personnes appartenant à la section locale de la KESK à Adana s’étaient réunies devant les escaliers de l’entrée du palais de justice.

10. Le 8 novembre 2010, sur le fondement de l’article 32 de la loi no 5326, le préfet de police infligea au requérant une amende de 143 livres turques (TRY) pour avoir participé à cette déclaration à la presse, tenue devant les escaliers de l’entrée du palais de justice, en violation de l’arrêté préfectoral du 26 novembre 2009.

11. Le 1er décembre 2010, le requérant contesta l’amende infligée devant le tribunal correctionnel d’Adana.

12. Par un jugement du 15 mai 2011, sans avoir tenu d’audience et après avoir conclu qu’elle avait une base légale, le tribunal correctionnel d’Adana confirma l’amende infligée au requérant.

Ce jugement était définitif. Selon l’article 28 § 10 de la loi no 5326, modifié le 6 décembre 2006, les amendes d’un montant inférieur à 3 000 TRY ne peuvent pas faire l’objet d’un appel : le tribunal correctionnel statue en premier et dernier ressort.

13. À une date non précisée, le requérant paya le montant de l’amende de 143 TRY.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

14. L’article 25 :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée et d’opinion.

Nul ne peut être contraint de divulguer ses pensées et opinions ni être blâmé ou inculpé pour quelque motif que ce soit du fait de ses pensées et opinions. »

15. L’article 26 :

« Chacun est libre d’exprimer et de divulguer, individuellement ou collectivement, sa pensée et ses convictions par la parole, la plume, l’image ou d’autres moyens. Cette liberté comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence des autorités publiques. Les dispositions du présent alinéa n’empêchent pas de soumettre la radiodiffusion, le cinéma, la télévision ou les médias analogues à un régime d’autorisation.

L’exercice de ces libertés peut être restreint dans le but de prévenir et réprimer les infractions, d’empêcher la divulgation de renseignements régulièrement qualifiés de secrets d’État, de protéger la réputation, les droits, la vie privée et familiale d’autrui ou ses secrets professionnels prévus par la loi ou de permettre au pouvoir judiciaire de mener à bien sa tâche.

(...)

Les dispositions légales qui régissent l’utilisation des moyens de diffusion des informations et des idées ne peuvent être considérées comme restrictives des libertés d’expression et de diffusion de la pensée tant qu’elles ne font pas obstacle à cette diffusion. »

16. L’article 34 :

« Chacun a le droit d’organiser des réunions et des manifestations pacifiques et non armées sans autorisation préalable.

Le droit d’organiser des réunions et des manifestations ne peut être limité qu’en vertu de la loi et pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ou dans le but d’empêcher la commission d’un délit, de préserver la santé publique ou les bonnes mœurs ou de protéger les droits et libertés d’autrui.

Les formes, conditions et procédures applicables à l’exercice du droit d’organiser des réunions et des manifestations sont fixées par la loi. »

B. La loi no 2991 relative au déroulement des réunions et manifestations

17. L’article 3 de cette loi précise que l’organisation d’une réunion ou d’une manifestation sans armes et sans violences, conformément à la loi, ne requiert aucune autorisation préalable.

18. L’article 6 de cette loi donne compétence au préfet ou au sous-préfet pour réglementer le lieu et l’itinéraire que doivent emprunter les participants à la réunion ou à la manifestation.

19. L’article 10 prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation. L’avis d’information contient, en particulier, le but de la manifestation, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.

20. L’article 22 précise qu’il est interdit de manifester sur les routes, les autoroutes et dans les parcs publics, devant les temples, devant les bâtiments et les infrastructures assurant un service public ainsi que leurs dépendances. Il est également interdit de manifester à une distance de moins d’un kilomètre de la Grande Assemblée nationale de Turquie. Les manifestants doivent se conformer aux mesures prises par le préfet ou le sous-préfet pour assurer le bon déroulement de la circulation des personnes et des véhicules de transports.

21. L’article 23 punit le port d’armes à feu - même celles faisant l’objet d’une autorisation - ou de produits explosifs, lors des réunions et manifestations.

22. Aux termes de l’article 24 de la loi no 2911 sur les réunions et manifestations (Kop c. Turquie, no 12728/05, § 15, 20 octobre 2009) :

« Si une réunion ou une manifestation débutée dans le respect de la loi (...) se transforme en une réunion ou manifestation contraire à la loi :

(...)

b) La plus haute autorité civile locale (...) envoie les commandants locaux de la sûreté ou l’un d’eux sur les lieux des évènements.

Ce commandant avertit la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et qu’en cas de non-dispersion, il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force (...)

(...) En cas d’attaque ou de résistance active contre les forces de l’ordre ou les lieux et personnes qu’elles protègent, il sera recouru à la force sans qu’il soit besoin [de procéder à] un avertissement.

(...)

Si une réunion ou une manifestation débutent contrairement à la loi (...) les forces de l’ordre (...) prennent les précautions nécessaires. Le commandant des forces de l’ordre avertit la foule qu’elle doit se disperser conformément à la loi et qu’en cas de non-dispersion, il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force. »

C. La loi no 5326 relative aux fautes administratives

23. L’article 28 § 4 dispose, notamment, que le tribunal transmet à la partie défenderesse une copie du mémoire en réplique ; une audience peut être fixée, à un jour et à une heure déterminés, soit d’office soit sur demande de la partie défenderesse.

24. L’article 32 § 1 dispose qu’il peut être infligé une amende de cent quarante-trois livres turques à toute personne qui agit en méconnaissance d’un arrêté (« emre aykırı bir davranış »).

25. L’article 28 § 10 dispose que les amendes d’un montant inférieur à 3 000 TRY ne peuvent pas faire l’objet d’un appel.

D. L’arrêté du préfet d’Adana du 26 novembre 2009

26. L’arrêté préfectoral du 26 novembre 2009 fixe les lieux précis à Adana où des déclarations à la presse et des collectes de signatures peuvent être tenues, sans perturber la circulation des véhicules, porter atteinte à l’environnement, paralyser le déroulement normal de la vie quotidienne ou appeler à la violence. Un de ces lieux est le parc Inönü. Ensuite, l’arrêté énumère un nombre de catégories de lieux où des déclarations à la presse ou des collectes de signatures ne peuvent pas être tenues. Une de ces catégories est constituée par les bâtiments militaires, judiciaires et de sécurité.

E. Autres lois pertinentes en l’espèce

27. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 5442 relative à l’ordre dans les villes (il idaresi kurulu) et de la circulaire no 2004/100 du ministère de l’Intérieur figurent aux paragraphes 18 à 20 de l’arrêt Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, 14 octobre 2014.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

28. Le requérant allègue une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et d’association, à raison de l’amende reçue par lui pour avoir participé à la tenue d’une déclaration à la presse par le syndicat dont il est membre. Il invoque les articles 10 et 11 de la Convention.

La Cour constate que le requérant a reçu une amende après avoir participé à la lecture de la déclaration à la presse dans un lieu considéré comme interdit par l’arrêté préfectoral pertinent (paragraphe 26 ci-dessus). Partant, la Cour estime qu’il convient d’examiner le grief du requérant uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

29. Le Gouvernement combat la thèse du requérant.

A. Sur la recevabilité

30. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Argument des parties

31. Le requérant n’a pas présenté d’observations.

32. Le Gouvernement explique, en se référant à l’affaire Oya Ataman c. Turquie (no 74552/01, CEDH 2006‑XIII), qu’une réglementation accrue du droit de manifester en vue d’assurer l’ordre public et l’utilisation pacifique de ce droit ne constitue pas une ingérence. Le Gouvernement poursuit en disant que le droit de manifester est reconnu par l’article 34 de la Constitution et régi par la loi no 2911. À cet égard, il se réfère aux différentes dispositions du droit interne exposées aux paragraphes 14 à 27 ci-dessus.

33. Le Gouvernement fait valoir que la circulaire du préfet d’Adana a pour but le maintien de l’ordre public, de la santé et de la morale, la protection des droits fondamentaux et des libertés d’autrui ainsi que celle de la sécurité des participants.

En vertu de l’article 32 de la loi no 5326, explique-t-il, les manifestations dans des lieux autres que ceux prévus par la circulaire du préfet sont passibles de sanctions judiciaires ou administratives.

Le Gouvernement souligne que l’objet essentiel de cette circulaire est la prise des mesures nécessaires pour sécuriser le lieu dans l’intérêt même de la sécurité des manifestants à l’endroit où se tiendra la manifestation.

La circulaire a également pour but, explique-t-il, de faire en sorte que les manifestants puissent exprimer leurs idées sans ingérence dans les droits et libertés d’autrui, sans perturbation du trafic ni du déroulement de la vie quotidienne, et d’empêcher le recours à la violence.

34. Le Gouvernement précise que le requérant aurait pu manifester dans le parc Inönü, qui se situait à droite du palais de justice : là, il aurait été parfaitement autorisé à manifester, en vertu de la circulaire du préfet d’Adana ; et dans ce cas, il n’aurait pas reçu d’amende.

Le Gouvernement fait valoir qu’aucune autorisation n’avait été demandée pour cette manifestation, de sorte qu’il n’avait pas été possible de prendre les mesures de sécurité nécessaires pour prévenir tout incident éventuel.

35. Le Gouvernement est d’avis que l’amende administrative est proportionnée à l’infraction commise par le requérant dans la mesure où lui et les autres manifestants n’ont pas respecté la circulaire en cause et ont tenu une réunion dans un lieu interdit. Le requérant ainsi que les autres manifestants ont également perturbé l’entrée et la sortie du public dans le palais de Justice.

36. Le Gouvernement donne également des chiffres relatifs à 1 540 déclarations à la presse, tenues entre le 6 novembre 2009 et le 31 janvier 2012 : au total, indique-t-il, 141 225 personnes ont participé à ces rassemblements et seulement 38 amendes ont été infligées pour des entraves à la circulation ou des perturbations du déroulement de la vie quotidienne et autres troubles à l’ordre public. Il ne précise pas les noms des villes concernées par ces chiffres.

2. Appréciation de la Cour

37. À titre liminaire, la Cour relève que les parties ne contestent pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion. Elle note que cette ingérence était fondée sur l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives. La Cour estime que de sérieux doutes se posent quant à la prévisibilité de la loi au sens de l’article 11 § 2 de la Convention (voir dans le même sens, Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 39, 14 octobre 2014). Toutefois, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 47 ci-dessous), elle juge inutile d’examiner plus avant cette question. Par ailleurs, l’ingérence en cause visait au moins un des buts légitimes mentionnés par le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, à savoir la défense de l’ordre (Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 39, 9 juin 2015).

(a) Principes généraux pertinents

38. Quant à la question de savoir si l’intervention litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour se réfère d’abord aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’article 11 (Plattform « Ärzte für das Leben » c. Autriche, 21 juin 1988, § 32, série A no 139, Piermont c. France, 27 avril 1995, §§ 76-77, série A no 314, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, §§ 77-78, CEDH 2001‑IX, Djavit An c. Turquie, no 20652/92, §§ 56-57, CEDH 2003‑III, Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 76, 12 juillet 2005, Makhmoudov c. Russie, no 35082/04, §§ 63-65, 26 juillet 2007, Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos 8080/08 et 8577/08, §§ 110-113, CEDH 2011 (extraits), Özalp Ulusoy c. Turquie, no 9049/06, § 72, 4 juin 2013, et Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 66, 15 mai 2014).

39. La Cour rappelle ensuite qu’il ne fait aucun doute que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute ingérence arbitraire des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Djavit An, précité, § 57).

40. La Cour rappelle que ces principes sont également applicables aux manifestations et défilés organisés dans les lieux publics (Djavit An, précité, § 56). Toutefois, le fait pour une Haute Partie contractante de soumettre à autorisation préalable la tenue de réunions et de réglementer les activités des associations pour des raisons d’ordre public et de sécurité nationale n’est pas contraire à l’esprit de l’article 11 (Karatepe et autres c. Turquie, nos 33112/04, 36110/04, 40190/04, 41469/04 et 41471/04, § 46, 7 avril 2009, et Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 90, 15 novembre 2012).

41. Si toute manifestation dans un lieu public est susceptible de causer un certain désordre dans le déroulement de la vie quotidienne et de susciter des réactions hostiles, cette circonstance ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 37, CEDH 2007‑III, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 90, 17 juillet 2008, Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, §§ 38-43, 10 juillet 2012, et Disk et Kesk c. Turquie, no 38676/08, § 29, 27 novembre 2012).

(b) Application des principes précités à la présente espèce

42. La Cour relève qu’il ressort des éléments versés au dossier que, le jour de la manifestation, un groupe formé par quarante-cinq personnes, dont le requérant, s’était réuni devant le palais de justice de la ville, qui se trouvait non loin d’un parc public, selon les informations données par le Gouvernement. Cette manifestation avait pour but de demander la création d’une crèche dans l’établissement public des manifestants, qui s’exprimaient en leur qualité de fonctionnaires de l’État. La Cour relève que la manifestation s’était déroulée de manière pacifique. La déclaration à la presse avait été lue, apparemment, en quelques minutes. Il ressort des éléments du dossier et des observations des parties qu’après lecture de cette déclaration le groupe de manifestants s’était dispersé dans le calme sans commission ni même menaces de troubles à l’ordre public. Il n’y avait pas eu d’actes violents à l’encontre du public ou des fonctionnaires entrant ou sortant du palais de justice. Il n’y avait pas eu de dégradation de matériel public ni d’utilisation d’armes à feu ou d’objets similaires de la part d’un membre quelconque du groupe de manifestants. Il n’y avait pas non plus eu de débordements qui auraient obligé les autorités administratives ou de police à intervenir pour le maintien de l’ordre public au palais de justice ou alentour, pas même en matière de circulation. La Cour observe à cet égard que le droit interne, notamment la loi no 2991 relative au déroulement des réunions et manifestations, dispose qu’une manifestation peut être organisée sans autorisation préalable à condition qu’elle ait lieu sans armes et sans violences (paragraphe 18 ci-dessus). En l’absence de violence de la part des manifestants, comme en l’espèce, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de son contenu.

43. C’est pourquoi, à la lumière de ces considérations, la Cour estime que lorsque les autorités internes doivent faire face à une manifestation qui s’est déroulée de manière pacifique, comme en l’espèce, il est de leur devoir de mettre en balance les différents intérêts concurrents, à savoir le droit du requérant de manifester pacifiquement et celui des autorités internes de maintenir l’ordre public. À cet égard, la Cour constate que le tribunal interne a condamné le requérant à une amende pour avoir participé à une déclaration à la presse organisée de manière non conforme à l’arrêté préfectoral litigieux. Saisis de la question du droit à la liberté de manifester du requérant, ledit tribunal n’a pas mis en balance les différents intérêts en présence, à savoir, l’exercice du droit de manifestation pacifique du requérant d’un côté, et le maintien de l’ordre public de l’autre. Le tribunal interne ne s’est pas prononcé sur le contenu de l’arrêté préfectoral litigieux. En effet, même lorsqu’il s’agit d’une manifestation qui se déroule de manière pacifique comme dans le cas d’espèce, cet arrêté impose que la déclaration à la presse n’apporte aucune perturbation à la circulation des véhicules ni ne cause aucune paralysie du déroulement normal de la vie quotidienne. En l’occurrence les manifestants, dont le requérant, voulaient attirer l’attention du public et celle des autorités sur l’opportunité de la création d’une crèche dans leur établissement, en leur qualité de fonctionnaires de l’État. Or, il était de l’intérêt des parties en présence que le tribunal interne se prononce sur la proportionnalité de l’ingérence dans le droit du requérant de manifester. Ainsi, le tribunal interne a sanctionné le requérant par une amende sans prendre note de l’objet pacifique de cette manifestation ni de la manière dont elle s’était déroulée. Il n’a pas non plus cherché à savoir si cette manifestation s’inscrivait dans la défense d’un intérêt légitime pour le requérant, en sa qualité de membre d’un syndicat qui défendait la création d’une crèche dans l’établissement public où il travaillait en qualité de fonctionnaire de l’État (Yılmaz Yıldız et autres, précité, § 47). Aussi, la Cour n’aperçoit aucun motif pertinent ni suffisant pour lui permettre de considérer que l’ingérence litigieuse était proportionnée à son but légitime supposé.

44. Tout au contraire, la Cour estime que l’infliction d’une amende au requérant pour avoir simplement participé à une manifestation au cours de laquelle devait être lue une déclaration à la presse a constitué de la part des autorités une réaction disproportionnée, dans la mesure où elle était de nature à décourager toute personne membre d’un syndicat d’exercer, par peur de sanctions, son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention.

45. La Cour estime que la liberté d’organiser une réunion pacifique ou d’y participer revêt une telle importance qu’on ne saurait admettre qu’elle fasse l’objet d’une quelconque limitation dans le chef d’un individu membre d’un syndicat et qui ne commet lui-même aucun acte répréhensible à cette occasion (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 53, série A no 202, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04, 23034/04, 23042/04, 23071/04, 23073/04, 23081/04, 23086/04, 23091/04, 23094/04, 23444/04 et 23676/04, § 34, 17 juillet 2008, et Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 83, 18 juin 2013 et les références qui y sont indiquées).

46. Partant, à la lumière de ces considérations, la Cour conclut que l’ingérence à laquelle l’article 32 de la loi no 5326 a donné lieu ne peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 11 de la Convention. En effet, elle estime qu’un juste équilibre n’a pas été ménagé entre, d’une part, l’intérêt général commandant la défense de l’ordre public, et, d’autre part, la liberté du requérant de manifester. La condamnation du requérant à une amende ne peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».

47. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

48. Le requérant dénonce l’absence de voie de recours interne pour faire valoir son grief tiré des articles 10 et 11 de la Convention. Il invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

49. Le Gouvernement ne se prononce pas. Le requérant n’a pas présenté d’observations.

50. La Cour relève que le requérant a contesté l’amende qui lui a été infligée devant le tribunal correctionnel d’Adana, lequel a confirmé cette amende, en premier et dernier ressort. Le requérant a ainsi disposé en droit national d’un recours effectif et une juridiction compétente s’est prononcée sur son grief.

51. Il s’ensuit que le présent grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

52. Le requérant allègue que sa cause n’a pas été entendue équitablement dans la mesure où le tribunal correctionnel d’Adana a statué sans audience. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

53. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il se réfère notamment, à cet égard, à l’article 28 § 4 de la loi no 5236, qui dispose qu’une audience peut être tenue soit d’office soit sur demande de la partie défenderesse. Le Gouvernement indique que le requérant a renoncé à son droit à une audience publique devant le tribunal correctionnel d’Adana alors que rien ne l’empêchait de s’en prévaloir selon la loi en vigueur. Par conséquent, le Gouvernement est d’avis que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes.

54. Le requérant n’a pas répliqué à ces objections.

55. La Cour constate qu’en l’espèce le requérant se plaint uniquement de ce que le tribunal correctionnel d’Adana a statué sans avoir tenu d’audience. À cet égard, la Cour rappelle que la publicité des débats constitue un principe fondamental consacré par l’article 6 § 1 de la Convention. Ladite publicité protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public ; elle constitue aussi l’un des moyens de contribuer à préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu’elle donne à l’administration de la justice, elle aide à atteindre le but de l’article 6 § 1, le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (voir, parmi d’autres, Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 39, CEDH 2006‑VI, et Mehmet Emin Şimşek c. Turquie, no 5488/05, § 28, 28 février 2012).

56. Cependant, ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 § 1 n’empêchent une personne de renoncer de son plein gré de manière expresse ou tacite à la publicité des débats, pourvu que cette renonciation soit non équivoque et qu’elle ne se heurte à aucun intérêt public important (Håkansson et Sturesson c. Suède, 21 février 1990, § 66, série A, no 171-A).

57. La Cour note qu’il ressort des informations données par le Gouvernement qu’aux termes de l’article 28 § 4 de la loi no 5236, le tribunal correctionnel peut décider de tenir une audience soit sur demande de la partie défenderesse, en l’occurrence le requérant, soit d’office. En l’espèce, la Cour relève que le requérant n’a pas présenté de demande en ce sens alors que la loi lui offrait une telle possibilité. Partant, la Cour considère que le requérant, qui avait la possibilité de solliciter la tenue de débats publics devant le tribunal correctionnel d’Adana, a renoncé à faire valoir ce droit.

58. Il n’y a donc aucune apparence de violation de la disposition invoquée par le requérant, son grief à cet égard devant par conséquent être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

60. Le requérant n’a pas présenté sa demande de satisfaction équitable dans le délai imparti et n’a demandé aucune prorogation de ce délai avant son échéance. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lemmens.

A.S.
S.H.N.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LEMMENS

1. À mon regret, je ne peux pas souscrire à la conclusion selon laquelle il y a eu violation de l’article 11 de la Convention. Les éléments du dossier sur lesquels s’appuie la majorité sont, à mon avis, insuffisants pour arriver à cette conclusion. Je m’empresse toutefois de dire que je n’exclus nullement qu’il y ait eu, en fait, une telle violation.

2. À la base de la présente affaire se trouve l’arrêté du préfet d’Adana du 26 novembre 2009. Pris en application, notamment, des articles 6 et 22 de la loi no 2991 relative au déroulement des réunions et manifestations, cet arrêté désigne un certain nombre de lieux dans la ville d’Adana où des déclarations publiques à la presse peuvent être lues (en respectant certaines conditions). Il désigne également un certain nombre de bâtiments et d’infrastructures devant lesquels la lecture d’une déclaration à la presse est interdite.

Il n’est pas contesté que le requérant a participé, avec quelque quarante-cinq autres personnes, à une brève manifestation devant le palais de justice, où une déclaration à la presse a été lue ; ni que le palais de justice appartenait à l’une des catégories de bâtiments devant lesquels les déclarations à la presse étaient interdites.

Quelques semaines plus tard, le requérant a reçu un procès-verbal constatant l’infraction et lui infligeant en même temps une amende de 143 livres turques (environ 73 euros), en application de l’article 32 de la loi no 5326 relative aux fautes administratives. Le requérant a formé un recours contre l’amende, qui a été rejeté par le tribunal correctionnel.

3. L’amende s’appréhende comme une ingérence dans la liberté de réunion du requérant.

Pour ma part, je considère que cette ingérence était clairement « prévue par la loi », au sens de l’article 11 § 2 de la Convention. La majorité ne prend en considération que l’article 32 de la loi no 5326. J’estime que c’est avant tout l’arrêté du préfet qui constitue la base légale : c’est cet arrêté qui contient l’interdiction qui a été méconnue. L’article 32 de la loi no 5326 ne fait que prévoir de manière générale la sanction applicable à la violation des arrêtés réglementaires adoptés par n’importe quelle autorité administrative.

Comme la majorité, j’estime que l’ingérence poursuivait le but de la défense de l’ordre.

Reste la question de savoir si l’ingérence était nécessaire, dans une société démocratique, pour atteindre ce but.

4. Je dois avouer que je suis surpris par l’existence d’un arrêté réglementant spécifiquement les lieux où peuvent être lues des déclarations à la presse. Toutefois, la simple existence d’un tel arrêté ne suffit évidemment pas pour conclure que l’ingérence litigieuse a dépassé la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales. Au contraire, la Cour admet que, notamment pour des raisons d’ordre public, un État puisse réglementer la libre circulation des personnes participant à des réunions pacifiques (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98, 43609/98 et 44291/98, § 79, 12 juillet 2005, Yeşilgöz c. Turquie, no 45454/99, § 30, 20 septembre 2005, et Skiba c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009).

Nous connaissons le contenu de l’arrêté préfectoral. La liste des lieux où une déclaration à la presse est possible y est relativement longue, comprenant notamment un certain nombre de parcs publics d’Adana et tous les sites de marché dans la ville. Dans ses observations, le Gouvernement souligne que les manifestants pouvaient faire leur déclaration dans le parc Inönü, situé juste à côté du palais de justice. Il fait également valoir qu’entre le 6 novembre 2009, date de l’arrêté préfectoral, et le 31 janvier 2012, soit en un peu plus de deux ans, il y a eu 1540 lectures de déclarations publiques, dont 38 ont été suivies d’amendes pour entrave à la circulation, perturbation de la vie quotidienne ou autres troubles à l’ordre public.[1] À première vue, ces chiffres me donnent à penser, d’une part, que le phénomène des déclarations publiques à la presse est tel que, même dans une grande ville comme Adana, ces déclarations peuvent être susceptibles de troubler l’ordre public, et d’autre part, que les mesures prises par l’autorité compétente pour limiter leurs effets préjudiciables semblent avoir laissé subsister un nombre suffisant d’endroits où ces manifestations peuvent avoir lieu.

Le problème est qu’à part son contenu, nous en savons peu sur l’arrêté en question. Nous ne savons pas sur quels motifs (matériels) il a été fondé. Nous ne savons pas quels sont ses effets précis. Il n’y a rien dans le dossier qui nous permette de conclure que les restrictions relatives au lieu des manifestations aient pu avoir un effet dissuasif, ou que les possibilités de manifestation soient manifestement insuffisantes.

Curieusement, la majorité ne se prononce pas du tout sur le caractère proportionné des restrictions imposées par l’arrêté. Faute d’un tel examen, je ne me sens pas en mesure de conclure que l’arrêté ne répond pas à un besoin social impérieux, ou qu’il a des effets disproportionnés.

5. La majorité se concentre sur l’application concrète de l’arrêté préfectoral dans le cas du requérant. En suivant l’exemple de quelques précédents récents (Yılmaz Yıldız et autres c. Turquie, no 4524/06, § 47, 14 octobre 2014, et Özbent et autres c. Turquie, nos 56395/08 et 58241/08, § 47, 9 juin 2015), elle vise, plus particulièrement, le jugement du tribunal correctionnel ayant rejeté le recours contre l’amende. La majorité reproche au tribunal de ne pas s’être prononcé sur le contenu de l’arrêté préfectoral. Elle lui reproche également de ne pas avoir mis en balance les différents intérêts en présence, en donnant le poids voulu au fait que la manifestation litigieuse avait un objet pacifique et qu’elle s’était déroulée de manière pacifique (paragraphe 43 de l’arrêt). Le fait d’infliger une amende au requérant « pour avoir simplement participé à une manifestation au cours de laquelle devait être lue une déclaration à la presse » a constitué, pour la majorité, une « réaction disproportionnée » (paragraphe 44 de l’arrêt).

Ce raisonnement est à mon avis trop simple. Pour ma part, j’estime important le fait que l’amende a été infligée pour la violation d’un règlement qui ne laissait guère de place à une appréciation discrétionnaire des autorités compétentes, à savoir un règlement interdisant la tenue de déclarations publiques dans certains lieux désignés. Si l’on suppose ledit règlement compatible, en tant que tel, avec la Convention (question sur laquelle la majorité ne se prononce pas, voir le point no 4 ci-dessus), il n’y a, à mon avis, pas d’objection de principe à ce que ce règlement soit assorti d’une sanction de nature non pénale (comparer, pour des sanctions pénales, à, notamment, Akgöl et Göl c. Turquie, nos 28495/06 et 28516/06, § 43, 17 mai 2011, et Çelik c. Turquie (no 3), no 36487/07, § 93, 15 novembre 2012), et à ce que cette sanction soit effectivement appliquée en cas de violation du règlement. Bien sûr, l’application du règlement doit respecter les limites de la proportionnalité. Mais le règlement peut à mon avis être appliqué même en l’absence de troubles effectifs à l’ordre public, eu égard au fait que le règlement vise précisément à prévenir d’éventuels troubles de ce genre.

Pour que le tribunal ait à se prononcer sur la légalité du règlement en cause, notamment par rapport à la liberté de réunion ou au principe de proportionnalité, encore eût-il fallu qu’il y soit invité par le requérant, qui aurait dû lui soumettre un grief dans ce sens. Nous ne savons toutefois pas ce qui s’est exactement déroulé au niveau interne (comparer à Özbent et autres, précité, §§ 9-10). Le requérant a-t-il dans son recours soulevé la question de la violation de ses droits fondamentaux ? Si oui, quels étaient ses griefs ? A‑t‑il avancé que la portée de l’interdiction imposée par l’arrêté litigieux était trop étendue ? Et si oui, comment le tribunal a-t-il répondu ? La majorité ne se le demande pas. Faute d’éléments concrets, je trouve qu’il est trop facile de dire que le tribunal n’a pas fait son devoir et aurait dû aller plus loin dans son examen du recours introduit par le requérant.

Ce que la majorité semble dire, c’est que tant qu’une manifestation est pacifique et qu’elle s’inscrit dans la défense d’un intérêt légitime, les participants ne peuvent pas voir leurs activités restreintes par des interdictions relatives au lieu de la manifestation (voir le paragraphe 43 de l’arrêt). La majorité dit même, de manière absolue, « que la liberté d’organiser une réunion pacifique ou d’y participer revêt une telle importance qu’on ne saurait admettre qu’elle fasse l’objet d’une quelconque limitation dans le chef d’un individu membre d’un syndicat et qui ne commet lui-même aucun acte répréhensible à cette occasion » (paragraphe 45 de l’arrêt ; soulignement ajouté).

Avec tout le respect dû à mes collègues, j’estime qu’un tel raisonnement n’est pas suffisamment nuancé. Il transpose un raisonnement qui est parfaitement valable pour des restrictions fondées sur le contenu des manifestations (pour lesquelles le contrôle de la part de notre Cour a vocation à être très strict) à des restrictions tenant à des aspects purement organisationnels et pratiques des manifestations (pour lesquelles les autorités nationales devraient jouir d’une certaine marge d’appréciation).

6. En conclusion, je trouve que le raisonnement suivi par la majorité ne tient pas suffisamment compte des circonstances concrètes de l’affaire. En outre, il met à charge du tribunal correctionnel un contrôle qui ne doit, à mon avis, pas nécessairement être exercé d’office. Enfin, par son utilisation de formules trop générales, l’arrêt pourrait être compris comme voulant dire que la liberté de réunion est quasi illimitée.

Je suis sûr que la majorité est en fait plus nuancée qu’elle ne semble l’être ; la preuve en est la référence à la mise en balance des intérêts en jeu et au juste équilibre à ménager entre les droits individuels et l’intérêt général (paragraphes 43 et 46 de l’arrêt). Néanmoins, au vu des éléments du dossier relevés dans l’arrêt, je ne peux pas suivre la majorité et conclure qu’il y a eu une violation des droits fondamentaux du requérant. Ce qui n’exclut pas, je le répète, que sur la base d’une argumentation plus développée, on puisse quand même conclure à une telle violation.

* * *

[1] La majorité fait remarquer que le Gouvernement ne précise pas les noms des villes concernées par ces chiffres (paragraphe 36 de l’arrêt). Pour ma part, à défaut d’éléments dans un autre sens, je considère que ces chiffres sont relatifs à l’application de l’arrêté préfectoral dans le domaine territorial qui est le sien, c’est-à-dire la ville d’Adana.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156266
Date de la décision : 21/07/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : AKARSUBAŞI
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ARACI S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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