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21/07/2015 | CEDH | N°001-156256

CEDH | CEDH, AFFAIRE ABDULLATİF ARSLAN ET ZERİFE ARSLAN c. TURQUIE, 2015, 001-156256


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ABDULLATİF ARSLAN ET ZERİFE ARSLAN c. TURQUIE

(Requête no 40862/08)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Abdullatif Arslan et Zerife Arslan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,


Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré e...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ABDULLATİF ARSLAN ET ZERİFE ARSLAN c. TURQUIE

(Requête no 40862/08)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Abdullatif Arslan et Zerife Arslan c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40862/08) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Abdullatif Arslan et Mme Zerife Arslan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 août 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes E. Kuzu, avocat à Mardin. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants allèguent en particulier que les autorités n’ont pas pris des mesures adéquates pour prévenir le suicide de leur fils.

4. Le 12 janvier 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1954 et 1965 et résident à Istanbul. Ils sont le père et la mère de M. Erdal Arslan, décédé le 11 octobre 2007 alors qu’il effectuait son service militaire obligatoire.

6. Avant d’être appelé à faire son service militaire, Erdal Arslan avait fait l’objet d’un diagnostic de psychose aigüe avec périodes délirantes. Il suivait un traitement médicamenteux qui lui avait été prescrit par un médecin du service psychiatrique de l’hôpital de Diyarbakır le 26 mars 2007.

7. À l’issue des examens médicaux usuels, le bureau du service militaire déclara Erdal Arslan apte au service national. Celui-ci se présenta au commandement de la gendarmerie de Yeni Foça (İzmir), où il effectua sa formation de base.

8. Selon le rapport établi par l’hôpital militaire d’İzmir le 11 mai 2007, Erdal Arslan était apte au service militaire, à l’exclusion des unités des forces spéciales.

9. Le 1er juin 2007, ayant observé qu’Erdal Arslan avait déjà fait une tentative de suicide et utilisé des stupéfiants, le médecin psychiatre du régiment l’admit à l’infirmerie de la caserne. Le 6 juin 2007, l’intéressé fut examiné dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire d’İzmir, où le médecin émit un diagnostic de « troubles psychotiques » et lui prescrivit un traitement médicamenteux.

10. Affecté au commandement de la gendarmerie du district de Kümbetli, à Kars, Erdal Arslan fut mis aux arrêts pendant sept jours, du 14 au 21 septembre 2007, pour usage de stupéfiants au sein de la gendarmerie.

11. Par la suite, il fut transféré à la gendarmerie de Boğatepe (Kars). Le 10 octobre 2007, il fut examiné dans le service psychiatrique de l’hôpital militaire de Sarıkamış. Le médecin confirma l’existence de « troubles psychotiques » et précisa que l’état de santé d’Erdal Arslan le rendait inapte à servir dans l’armée.

12. Le 11 octobre 2007, vers 8 heures, Erdal Arslan se vit infliger une mise aux arrêts de quatorze jours pour usage de stupéfiants dans l’enceinte du commandement.

13. Le même jour, vers 15 heures, il fut trouvé gravement blessé, avec le fusil d’un camarade. Il décéda lors de son transfert à l’hôpital.

14. Le 31 décembre 2007, le procureur militaire de Sarıkamış rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il s’agissait d’un cas de suicide.

15. Le 8 février 2008, les requérants formèrent opposition contre cette décision.

16. Le 18 mars 2008, le tribunal militaire d’Ağrı confirma l’ordonnance de non-lieu attaquée.

17. Le 1er avril 2008, le procureur militaire engagea toutefois une action pénale à l’encontre du chef de la compagnie, M.K., accusé d’avoir infligé des coups et blessures à Erdal Arslan lorsqu’il l’avait surpris faisant usage de stupéfiants le jour de l’incident. Il mit également en accusation le sergent B.E. pour négligence dans l’exercice de ses fonctions, celui-ci ayant omis de prendre les mesures pour que les soldats ne puissent avoir librement accès aux armes. Le sergent H.G. fut également accusé d’ingérence dans la justice, en ce qu’il aurait donné des recommandations aux témoins. Le 6 janvier 2011, les trois accusés furent condamnés pour les faits reprochés à vingt-cinq jours d’emprisonnement chacun avec sursis.

18. Dans l’intervalle, les requérants introduisirent en 2009 un recours en dommages et intérêts devant le tribunal administratif militaire. L’affaire est toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. Le droit et la pratique internes pertinents en l’espèce sont exposés dans les arrêts Kılınç et autres c. Turquie (no 40145/98, § 33, 7 juin 2005), Salgın c. Turquie (no 46748/99, §§ 51-54, 20 février 2007), Abdullah Yılmaz c. Turquie (no 21899/02, §§ 32-39, 17 juin 2008), Yürekli c. Turquie (no 48913/99, §§ 30-32, 17 juillet 2008), et Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 28-29, 3 novembre 2011).

20. Le règlement des forces armées turques sur l’aptitude au service militaire du point de vue de la santé (TSK Sağlık Yeteneği Yönetmeliği ; règlement no 86/11092 du 24 novembre 1986) précise notamment que, dans le cas où une maladie ou une invalidité est constatée chez un appelé, des mesures d’ajournement du service ou de mise en congé sont prises. La liste des maladies ou invalidités en question est donnée dans une annexe du règlement (Hastalık ve Arızalar Listesi) : ses articles 15 à 18 visent les différentes formes de défaillances psychologiques ou psychiatriques, dont la dépression.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

21. Les requérants se plaignent de l’ineffectivité de l’enquête menée en l’espèce, ainsi que de l’absence de mesures appropriées pour prévenir le suicide de leur proche.

A. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité en ce que le recours en indemnité serait toujours en examen devant les autorités judiciaires.

23. La Cour a déjà rejeté une exception similaire dans l’affaire Abdullah Yılmaz c. Turquie, (no 21899/02, § 47, 17 juin 2008), au motif que le requérant avait déjà emprunté la voie pénale et qu’un recours ne pouvant déboucher que sur l’octroi d’une indemnité n’était, en principe, pas à épuiser au titre des articles 2 ou 3 de la Convention. Aucune circonstance particulière ne permet de se départir de cette conclusion dans la présente affaire. Par conséquent, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement présentée à cet égard.

B. Sur le fond

24. Les requérants considèrent l’enquête pénale menée en l’espèce comme étant ineffective. Ils allèguent aussi que les autorités militaires n’ont pas pris suffisamment de mesures pour empêcher le suicide de leur proche.

25. Le Gouvernement nie toute responsabilité des autorités dans le suicide en question. Il estime que le mécanisme prévu pour la protection de l’intégrité physique et psychique des appelés est adéquat et suffisant. De l’avis du Gouvernement, reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir prévu ce suicide et de ne pas avoir fait davantage pour prévenir cet incident reviendrait à leur imposer un fardeau excessif. Par ailleurs, souligne-t-il, des indemnités ont été versées aux requérants par le biais de la fondation Mehmetçik (Mehmetçik Vakfı).

26. La Cour observe que le grief portant sur l’ineffectivité alléguée de l’enquête pénale n’est pas assorti de précisions de nature à permettre d’en apprécier le bien-fondé. Aussi la Cour n’entreprendra-t-elle pas d’examen séparé à cet égard.

27. Il s’agit dès lors pour la Cour de vérifier si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque réel que l’intéressé se donne la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque.

28. Maîtresse de la qualification juridique des faits, indépendamment de celle qui peut leur avoir été donnée par les parties (Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 44, 20 février 2007), la Cour décide d’examiner l’ensemble des griefs sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (...) »

1. Principes généraux en la matière

29. La Cour rappelle que la première phrase du premier paragraphe de l’article 2 de la Convention met à la charge des États l’obligation positive de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires pour protéger les personnes relevant de leur juridiction contre le fait d’autrui ou, le cas échéant, contre elles-mêmes (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89‑93, CEDH 2001‑III).

30. Cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), implique pour les États le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif propre à garantir une prévention efficace des atteintes à la vie (Abdullah Yılmaz, précité, §§ 55‑58).

31. Dans le domaine spécifique du service militaire obligatoire, le cadre législatif et administratif doit être renforcé et doit comprendre une réglementation adaptée au niveau du risque pour la vie inhérent à la conscription tant du fait de la nature des activités et missions militaires qu’en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un État décide d’appeler sous les drapeaux ses citoyens (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).

32. Cette réglementation doit, d’une part, exiger l’adoption de mesures d’ordre pratique visant à la protection effective des appelés susceptibles de se voir exposés aux dangers inhérents à la vie militaire et, d’autre part, prévoir des procédures adéquates permettant de détecter les défaillances dans l’activité qui sera la leur ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons. Dans ce contexte il revient aussi aux établissements sanitaires concernés de mettre en œuvre les mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés, étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire dans le cadre des politiques de santé les concernant peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Dülek et autres c. Turquie (no 31149/09, §§ 45-46, 3 novembre 2011, et Álvarez Ramón, précité).

2. Application en l’espèce

33. Face aux allégations selon lesquelles les autorités militaires ont failli à leur obligation positive de protéger le droit à la vie du proche des requérants, la Cour rappelle qu’elle doit rechercher, suivant sa jurisprudence constante, si ces autorités savaient ou auraient dû savoir que l’intéressé présentait un risque réel et immédiat de suicide et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque (voir paragraphe 27 ci-dessus).

34. La Cour note à titre liminaire qu’il n’est pas controversé que l’intéressé souffrait de troubles psychologiques ou psychiatriques et que les autorités militaires en avaient été informées pendant l’accomplissement de son service militaire. Or, malgré les rapports médicaux en ce sens, le proche des requérants était resté considéré par les médecins comme apte au service militaire jusqu’au rapport du 10 octobre 2007.

35. Dans ces conditions, la Cour estime que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les autorités s’emploient à détecter avec précision l’ampleur et la gravité de ces symptômes, afin d’établir si et dans quelle mesure l’état de santé de l’intéressé était compatible avec la vie militaire ou susceptible d’entraîner un risque pour son intégrité physique et psychique, ou le cas échéant, prendre les mesures nécessaires durant le service militaire.

36. Compte tenu de ce qui précède, le fait que les autorités aient déclaré apte au service militaire une personne pourtant atteintes de troubles psychologiques ou psychiatriques, qui avait déjà tenté de se suicider (voir paragraphe 9 ci-dessus) et, qui s’est finalement suicidée par une arme à feu suffit à la Cour pour conclure à l’insuffisance des mesures prises.

37. La Cour est consciente du fait que dans des cas spécifiques, notamment lorsque l’individu intéressé ne montre aucun signe d’instabilité révélant la nécessité de prendre des précautions aux fins de la protection de la vie des autres soldats ou de la sienne propre, reprocher à ses supérieurs de n’avoir pas fait davantage pour prévenir pareils événements pourrait revenir à leur imposer un fardeau excessif (voir, pour un cas de non-violation au vu de l’imprévisibilité de l’acte, Nurten Deniz Bülbül c. Turquie, no 4649/05, §§ 29‑37, 23 février 2010). Cependant, la Cour ne voit aucun élément dans la présente affaire pour parvenir à semblable conclusion.

38. Il y a donc eu violation de l’article 2 de la Convention quant à l’obligation positive de l’État de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’intéressé contre ses propres agissements.

II. SUR LE RESTANT DE LA REQUÊTE

39. Les requérants invoquent différents articles de la Convention et se plaignent de ce que les sanctions disciplinaires infligées à leur proche constituaient un mauvais traitement à son égard.

40. Au vu notamment de sa conclusion ci-dessus quant à l’article 2 de la Convention, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ce grief tant sur la recevabilité que sur le fond.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

41. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

42. Les requérants n’ont pas présenté de demande de satisfaction équitable. Par conséquent, la Cour ne peut leur accorder aucun montant à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le restant de la requête tant sur la recevabilité que sur le fond.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156256
Date de la décision : 21/07/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ABDULLATİF ARSLAN ET ZERİFE ARSLAN
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : KUZU E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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