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05/05/2015 | CEDH | N°001-154203

CEDH | CEDH, AFFAIRE ARRATIBEL GARCIANDIA c. ESPAGNE, 2015, 001-154203


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARRATIBEL GARCIANDIA c. ESPAGNE

(Requête no 58488/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mai 2015

DÉFINITIF

05/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Arratibel Garciandia c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos, r>Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARRATIBEL GARCIANDIA c. ESPAGNE

(Requête no 58488/13)

ARRÊT

STRASBOURG

5 mai 2015

DÉFINITIF

05/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Arratibel Garciandia c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 avril 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58488/13) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet État, M. Jon Patxi Arratibel Garciandia (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 septembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes L. Bilbao Gredilla, avocate à Alava et O. Sánchez Setién, avocat à Bilbao et M. O. Peter, avocat-stagiaire à Genève. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la justice.

3. Invoquant le volet procédural de l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de l’absence d’enquête effective de la part des juridictions internes au sujet des mauvais traitements qu’il dénonça avoir subis au cours de sa garde à vue au secret.

4. Le 6 novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

5. Le requérant est né en 1975 et réside à Etxarri Aranatz (Navarre).

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Pendant la nuit du 18 janvier 2011 vers 3 heures du matin, le requérant fut arrêté à son domicile par des agents de la garde civile dans le cadre d’une enquête judiciaire portant sur un délit présumé d’appartenance à l’organisation EKIN, organisation faisant partie du groupe terroriste ETA. Cinq autres personnes furent également arrêtées le même jour. Un agent de la garde civile portant une cagoule lut ses droits au requérant, en présence du greffier du tribunal, et l’informa qu’il était détenu au secret. Une perquisition eut lieu à son domicile ainsi que dans le bar où il travaillait. L’arrestation fut communiquée par le ministère de l’intérieur et diffusée par les médias le même jour.

7. Le requérant fut transféré à l’Audiencia provincial de Pampelune, où ses empreintes digitales furent prises et où il se prêta à un prélèvement d’ADN. À 12 heures 40, il fut examiné par un médecin légiste qui constata une ecchymose sur les poignets. Le requérant lui signala avoir mal à l’épaule droite en raison des menottes et lui indiqua que l’arrestation s’était déroulée sans violence et qu’il n’avait pas opposé de résistance.

8. Le même jour, le requérant fut conduit en voiture à Madrid dans les locaux de la Direction générale de la Garde civile – il fut placé en garde à vue au secret. Pendant le trajet, le requérant indique avoir porté un masque sur les yeux, avoir été menotté et avoir été soumis à des menaces.

9. Pendant son placement en garde à vue, le requérant fut interrogé à plusieurs reprises et affirme avoir fait l’objet de menaces et d’insultes. Le requérant soutient que ses jambes et bras furent enveloppés avec de la mousse et qu’il fut attaché à une chaise et soumis à six ou sept sessions d’asphyxie au moyen d’un sachet plastique lui recouvrant la tête. Il dit avoir reçu des coups dans les testicules et avoir été enveloppé dans une couverture ajustée près du corps avec du ruban adhésif et jeté sur un matelas. Il indique avoir de nouveau subi des séances d’asphyxie au moyen d’un sac plastique lui recouvrant la tête pendant des heures.

10. Arrivé dans les locaux de la Direction générale de la Garde civile, le requérant fut examiné à 20 heures par le médecin légiste affecté au tribunal central d’instruction no 3 près l’Audiencia Nacional, qui constata des marques d’ecchymoses sur les poignets du requérant compatibles avec le port des menottes pendant son transfert à Madrid. Le requérant indiqua ne pas avoir subi de mauvais traitements physiques ni psychiques pendant le trajet et refusa d’être examiné.

11. Le 19 janvier 2011, le requérant fut examiné à 10 heures 35 et à 19 heures 35 par le médecin légiste près l’Audiencia Nacional. Dans son rapport consécutif à cette visite, le médecin légiste indiqua que le requérant affirmait avoir mal à la tête, au visage et au cou mais ne pas vouloir en parler. Le requérant ne répondit pas aux questions du médecin légiste sur la question de savoir s’il avait subi des mauvais traitements. Lors du second examen, le requérant refusa d’être examiné.

12. Pendant la nuit du 19 janvier 2011, les chevilles du requérant auraient été, selon ses dires, attachées et on lui aurait imposé des flexions. Il affirme avoir été dénudé, soumis à des menaces de placement d’électrodes sur les testicules ; son pénis aurait été introduit dans une bouteille plastique remplie d’eau.

13. Le 20 janvier 2011, le requérant fut examiné par un médecin légiste à deux reprises, à 10 heures 30 et à 20 heures 10. Le médecin légiste indiqua dans son rapport que le requérant fit valoir qu’il ne se sentait pas bien, qu’il avait mal aux yeux, au cou et à la mandibule et qu’il n’avait pas beaucoup dormi et avait entendu des cris. Il ne répondit toutefois pas aux questions du médecin légiste sur d’éventuels mauvais traitements. Il souhaita être examiné lors de la première visite mais refusa d’être examiné lors de la seconde. À la suite des visites du médecin légiste, le requérant aurait été soumis à deux interrogatoires-test afin qu’il apprenne par cœur les réponses qu’il devait donner aux questions qui lui seraient posées lors de sa déclaration policière.

14. Le 21 janvier 2011, à 2 heures 40, le requérant fit une déclaration qu’il aurait d’abord été contraint d’apprendre par cœur, en présence d’un avocat commis d’office et de deux gardes civiles, dont l’un portait une cagoule. Il signa sa déclaration avec le mot « Aztnugal », c’est-à-dire « laguntza » à l’envers, qui signifie « aide » en langue basque.

15. À 9 heures 50 et à 21 heures, le requérant rencontra de nouveau le médecin légiste. Il lui signala qu’il ne se sentait pas bien et qu’il avait peu dormi. Il ne répondit pas aux questions sur d’éventuels mauvais traitements subis et indiqua qu’il ne souhaitait pas être examiné.

16. Le 22 janvier 2011, toujours en situation de garde à vue au secret, le requérant fut traduit, devant le juge central d’instruction no 3 près l’Audiencia Nacional. Il fit sa déclaration en présence du même avocat commis d’office qui l’avait assisté pendant la déclaration en garde à vue. Il soutient qu’il informa le juge des mauvais traitements subis. Le juge central d’instruction ordonna le placement du requérant en détention provisoire. Il fut remis en liberté sous caution le 26 juillet 2012.

17. Le 11 mars 2011, le requérant porta plainte devant la juge de garde de Pampelune, alléguant avoir subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue au secret. Il fut assisté par une avocate de son choix, Me L. Bilbao Gredilla, qui le représente maintenant devant la Cour. Il demanda à être entendu par le juge, ainsi que la production des copies des rapports des médecins légistes, de ses déclarations devant la garde civile pendant sa garde à vue au secret et devant le juge central d’instruction près l’Audiencia Nacional, et des éventuels enregistrements des caméras de sécurité des locaux où il était placé en garde à vue. Il sollicita l’identification des agents intervenus pendant sa garde à vue ainsi que l’audition par le juge des agents ainsi identifiés. Il demanda en outre l’audition, en tant que témoins, des médecins légistes l’ayant examiné et de l’avocat commis d’office présent lors de ses dépositions. Il demanda à être soumis à un examen physique et psychologique afin d’établir l’existence d’éventuelles lésions ou séquelles psychologiques.

18. Par une ordonnance du 3 mai 2011, le juge d’instruction no 3 de Pampelune considéra que le juge compétent était le juge doyen de Madrid. Par une décision du 28 octobre 2011, l’Audiencia provincial de Madrid fit droit au requérant et décida que sa plainte devait être examinée par le juge d’instruction no 3 de Pampelune.

19. Le 30 décembre 2011, faisant suite à une ordonnance rendue le 13 décembre 2011 par le juge d’instruction no 3 de Pampelune, le requérant fit sa déposition par vidéo-conférence depuis le centre pénitentiaire où il était détenu.

20. Le 22 février 2012, la clinique médico-légiste de Pampelune et le juge central d’instruction no 3 près l’Audiencia Nacional remirent au juge d’instruction no 3 de Pampelune le rapport daté du 18 janvier 2011 qui avait été établi par le médecin légiste de Pampelune avant le transfert du requérant à Madrid, ainsi que les rapports des 18, 19, 20 et 21 janvier 2011 établis par le médecin légiste près l’Audiencia Nacional qui examina le requérant pendant sa garde à vue au secret.

21. Par une ordonnance de non-lieu du 27 février 2012, le juge d’instruction no 3 de Pampelune considéra, au vu des rapports des médecins légistes au sujet du requérant et la déposition de ce dernier par vidéo-conférence, qu’il n’y avait pas d’indices démontrant que les mauvais traitements qu’il dénonçait eussent été réellement infligés.

22. Le 6 mars 2012, le requérant fit appel. Par une décision du 29 juin 2012, l’Audiencia Provincial de Navarre confirma l’ordonnance de non-lieu.

23. Le 15 octobre 2012, le requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Par une décision du 6 mars 2013, notifiée le 15 mars 2013, la haute juridiction déclara le recours irrecevable.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

24. La Cour renvoie aux parties « droit interne pertinent » et « rapports du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) et du Commissaires aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe » de l’arrêt Etxebarria Caballero c. Espagne, no 74016/12, §§ 26-32, 7 octobre 2014).

25. L’article 479 de la Loi organique 1/1985 relative au pouvoir Judiciaire (LOPJ) est libellé comme suit :

« 1. Les médecins légistes sont des fonctionnaires intégrés dans le Corps National de Diplômés Supérieurs au service de l’Administration de la Justice.

2. Les fonctions qui relèvent des médecins légistes sont : l’assistance technique aux juges, tribunaux, ministère public et bureaux du registre civil dans les matières de leur profession, tant dans le cadre de la pathologie légiste et pratiques thanatologiques que de l’assistance et la surveillance médicale des détenus, blessés ou malades qui se trouvent sous la juridiction de ces derniers, dans les cas et la forme que les lois déterminent.

À cet effet ils rédigent des rapports et formulent des opinions médico-légales dans le cadre des procédures judiciaires, ils effectuent le contrôle périodique des blessés et l’appréciation des dommages corporels qui font l’objet de procédures. Ils ont également des fonctions d’enquête et de collaboration découlant de leurs fonctions.

Au cours des procédures judiciaires ou d’enquête de toute nature entamées par le ministère public, ils sont sous l’autorité des juges, des magistrats, des procureurs et des chargés du registre civil et exercent leur fonction en toute indépendance et sous des critères strictement scientifiques.

3. Les médecins légistes sont affectés à un Institut de Médecine légale ou à l’Institut National de Toxicologie et Sciences Légistes.

Exceptionnellement, et lorsque les besoins du service le requièrent, ils peuvent être affectés à des organes juridictionnelles, bureaux du ministère public ou bureaux du registre civil.

(...) ».

26. L’arrêt 12/2013 du Tribunal constitutionnel, du 28 janvier 2013 dispose, dans ses parties pertinentes, comme suit :

“2. (...) Les instruments internationaux [mentionnés] établissent certaines obligations que les États doivent respecter afin d’assurer la protection contre la torture. De cette manière, et en ce qui concerne le présent recours d’amparo, l’article 12 de la Convention contre la torture signale que « tout État partie veille à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis sur tout territoire sous sa juridiction ». Dans le même sens, l’article 9 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture dispose que « Chaque fois qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture, tel qu’il est défini à l’article premier, a été commis, les autorités compétentes de l’État considéré procèdent d’office et sans retard à une enquête impartiale ».

Pour sa part, la Cour Européenne des Droits de l’Homme considère que lorsqu’une personne affirme « de manière crédible (Corsacov c. Moldova, no 18944/02, § 68, 4 avril 2006, Dzeladinov et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 13252/02, § 69, 10 avril 2008) ou de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services de l’État, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, cette disposition (...) requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective » (Stanchev c. Bulgarie, no 8682/02, § 67, 1er octobre 2009, § 67; San Argimiro Isasa c. Espagne, no 2507/07, § 34, 28 septembre 2010, et Otamendi Egiguren c. Espagne, no 47303/08, § 38, 16 octobre 2012). Il a été ainsi considéré « défendable » ou « crédible » que les tortures ou mauvais traitements allégués aient été causés par la police ou par d’autres services de l’État lorsque les requérants fournissent des photographies des blessures subies et des certificats médicaux comme preuve (Dzeladinov et autres c. Macédoine, § 72, 10 avril 2008) ; lorsqu’il s’avère que tous les rapports du médecin légiste signalent que le requérant s’était plaint d’avoir subi des mauvais traitements et qu’était constatée une érosion malaire de 1,5 cm sur le côté droit du visage du requérant, dont l’origine n’a pas été établie (Beristain Ukar c. Espagne, § 30, 8 mars 2011) ; lorsque dans les rapports du médecin légiste sont constatés des blessures et des hématomes et même une tentative de suicide de la part d’un des requérants (Martínez Sala et autres c. Espagne, §§ 156 et 160, 2 novembre 2004) ; lorsque les rapports médicaux réalisés pendant la durée de la détention font état de divers hématomes et d’une côte cassée (San Argimiro Isasa, précité, § 59) ; lorsque, selon le certificat médical correspondant, l’intéressé présentait un hématome au niveau lombaire de trois à quatre centimètres, les lèvres cassées et que de plus il a dû rester sous supervision médicale pendant une semaine avant d’être à nouveau transféré à la prison (Dimitar Dimitrov c. Bulgarie, § 45, 3 avril 2012); lorsque les accusations portant sur des mauvais traitements sont étayées par un rapport médical confirmant l’existence d’un œdème post-traumatique sur le visage et fracture du cou (Pascari c. Moldova, § 45, 20 décembre 2011); lorsque d’après le certificat médical produit par l’intéressé il est attesté qu’il avait plusieurs ecchymoses et enflures superficielles à divers endroits de son corps (Boyko Ivanov c. Bulgarie, § 38, 22 juillet 2008) ; ou lorsque, étant placé en garde à vue, le requérant s’est plaint à deux reprises d’avoir fait l’objet de mauvais traitements, d’avoir été menotté et d’avoir eu sa tête couverte avec un sac en matière plastique (Otamendi Egiguren, précité, § 39). Dans ces circonstances, et une fois que les requérants ont apporté des éléments suffisants dont il découle qu’il y a des motifs raisonnables de croire que les tortures ou mauvais traitements allégués auraient pu être causés par des agents policiers, la Cour Européenne des Droits de l’Homme considère que les autorités sont obligées de mener à bout une enquête efficace pour trouver une preuve quelconque qui confirme ou contredise le récit des faits signalés par les requérants.

Par ailleurs, la Cour Européenne des Droits de l’Homme fait la distinction entre l’éventuelle violation de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ») dans son volet substantiel et l’éventuelle violation de cette disposition dans son volet procédural. Pour déclarer une violation substantielle de l’article 3 de la Convention, on doit apprécier, au-delà de tout doute raisonnable, que le requérant a été soumis à des mauvais traitements, atteignant un minimum de gravité. Dans ce sens, les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour « par des éléments de preuve appropriés », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (San Argimiro Isasa, précité, § 58).

Le volet procédural de l’article 3 acquiert de l’importance « lorsque la Cour ne peut parvenir à aucune conclusion sur la question de savoir s’il y a eu, on non, des traitements prohibés par l’article 3 de la Convention, en raison, au moins en partie, du fait que les autorités n’ont pas, à l’époque pertinente, réagi d’une façon effective aux griefs formulés par les plaignants » (Danelia c. Georgie, § 45, 17 octobre 2006). En effet, à de nombreuses reprises, en raison de l’absence d’éléments probatoires suffisants, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a conclu ne pas pouvoir affirmer avec certitude, conformément à sa propre jurisprudence, que le requérant a été soumis, pendant son arrestation et détention, aux mauvais traitements allégués. Or, quand l’impossibilité de déterminer, au-delà de tout doute raisonnable, que le requérant a été soumis à des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention Européenne « découle, en grande partie, de l’absence d’une enquête approfondie et effective par les autorités nationales suite à la plainte présentée par le requérant pour mauvais traitements », la Cour Européenne des Droits de l’Homme déclare la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural (Beristain Ukar c. Espagne, précité, §§ 39, 41 et 42 ; San Argimiro Isasa, précité, § 65; et Martínez Sala et autres, précité, §§ 156 et 160) ».

27. Les parties pertinentes du rapport du 30 avril 2013 adressé au gouvernement espagnol par le CPT à la suite des visites effectuées par celui-ci entre mai et juin 2011 se lisent comme suit :

« (...)

ii. Garanties spéciales concernant les personnes détenues au secret

18. (...) il est fait référence à un ensemble de diverses mesures (...) prévoyant des garanties spéciales à appliquer aux personnes qui font l’objet d’une détention au secret, et ce dès le moment où celle-ci est autorisée. Ces garanties sont les suivantes : notification à la famille du fait qu’il y a détention et du lieu où se trouve le détenu ; possibilité de recevoir la visite d’un médecin personnel ainsi que du médecin légiste désigné par le juge d’instruction ; surveillance audio et vidéo constante des zones de détention.

À l’époque de la visite de 2011, trois des six juges d’instruction de l’Audiencia Nacional appliquaient systématiquement ces mesures. Cependant, la délégation a observé que pendant les cinq premiers mois de l’année 2011 toutes les détentions au secret avaient été autorisées par un juge qui n’appliquait aucune de ces garanties, ce qui est assez surprenant.

(...)

iii. Décisions de mise en détention au secret et prolongations de la garde à vue

19. Pour le CPT, la détention au secret doit être une mesure exceptionnelle et limitée, utilisée lorsque des investigations complexes et secrètes exigent l’isolement physique de suspects pour des motifs liés à l’ordre public et à la stabilité internes. Le Tribunal constitutionnel espagnol a également souligné la nécessité que les décisions de mise en détention au secret soient motivées juridiquement et que leur application soit contrôlée par le juge d’instruction.

Or l’analyse des décisions de mise en détention au secret publiée dans les premiers mois de l’année 2011 indique que le juge concerné n’a pas procédé à un contrôle rigoureux de la nécessité d’une telle mesure. Ainsi, les arguments juridiques étaient répétitifs et témoignaient d’une tendance à approuver de manière routinière les demandes de mise en détention au secret formées par la garde civile chaque fois que l’infraction pénale en question avait trait à un acte de terrorisme.

(...)

20. (...) Le CPT réitère sa recommandation selon laquelle les individus visés par l’article 520 bis du code de procédure pénale doivent systématiquement être conduits en personne devant le juge compétent avant l’adoption de toute décision relative à la prolongation de la garde à vue au-delà de soixante-douze heures. Si nécessaire, la législation pertinente devra être modifiée.

iv. Accès à un avocat

21. (...) Le CPT réitère sa recommandation selon laquelle les autorités espagnoles doivent prendre les mesures nécessaires pour que les personnes détenues au secret puissent s’entretenir avec un avocat en privé, dès le début de leur détention puis par la suite au besoin. Ces personnes doivent aussi avoir droit à la présence d’un avocat lors de tout interrogatoire par des agents de la force publique.

v. Accès à un médecin, notamment de son choix

22. (...) Le CPT (...) recommande que des rapports médicolégaux soient rédigés par le médecin et remis au juge (...)

En outre, il doit toujours y avoir une conclusion du médecin quant à la compatibilité entre les constats opérés et les allégations formulées.

(...)

vi. Procédures d’interrogatoire

25. (...)

Le CPT invite les autorités espagnoles à établir pour les interrogatoires un code de conduite s’appuyant sur les règles et règlements en vigueur. De plus, le bandage des yeux ou l’encapuchonnement des personnes placées en garde à vue, notamment pendant les interrogatoires, doit être expressément interdit. De même, le code doit expressément prohiber le fait de forcer une personne détenue à effectuer des exercices physiques ou à rester debout pendant des périodes prolongées.

(...)

30. Le CPT engage les autorités espagnoles à procéder sans délai à la rénovation des cellules de détention de Calle Guzman el Bueno. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

28. Le requérant estime qu’il n’y a pas eu d’enquête effective de la part des juridictions internes sur sa plainte au sujet des mauvais traitements qu’il aurait subis au cours de sa garde à vue au secret. Il souligne la situation particulièrement vulnérable des détenus pendant la garde à vue au secret et les conditions de cette dernière. Il invoque l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

29. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

30. Le Gouvernement se réfère à l’arrêt de la Cour Egmez c. Chypre (no 30873/96, § 70, CEDH 2000 XII) pour affirmer qu’au sujet de griefs de violation de l’article 3 un recours peut être reconnu comme effectif sans devoir forcément conduire à la sanction des fonctionnaires impliqués. En ce qui concerne l’étendue d’une enquête approfondie et effective, le Gouvernement se réfère à l’arrêt Archip c. Roumanie (no 49608/08, §§ 61‑62, 27 septembre 2011).

31. Le Gouvernement estime que la plainte pour mauvais traitements déposée par le requérant n’a pas été formulée de manière défendable et crédible et n’a pas été accompagnée de preuves suffisantes démontrant la véracité de ses allégations. Il renvoie à cet égard à l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol du 28 janvier 2013 (paragraphe 26 ci-dessus) et note qu’en l’espèce le requérant n’avait suggéré que deux éléments de preuve, à savoir sa propre déposition devant le juge et l’apport de certains documents, et qu’il n’a pas non plus fourni d’éléments de preuve additionnels sur sa situation physique tel que, par exemple, un rapport médical établi par un médecin de confiance pour s’opposer au non-lieu provisoire rendu et demander la réouverture de la procédure d’instruction. Le Gouvernement note que le juge a pris en compte les rapports des deux médecins légistes près l’Audiencia provincial de Pampelune et l’Audiencia Nacional et se réfère à l’article 479 de la loi organique 1/1985 relative au Pouvoir Judiciaire, reproduit ci-dessus (paragraphe 25 ci-dessus) ainsi qu’au fait que le greffier a été présent lors de l’arrestation du requérant et des perquisitions initiales. Le Gouvernement rappelle en outre que le requérant était assisté par un avocat commis d’office, que sa déposition était en contradiction avec les mauvais traitements allégués et qu’il avait mis presque deux mois pour déposer sa plainte. Le Gouvernement est, par conséquent, d’avis que le non-lieu rendu par le juge d’instruction de Pampelune confirmé ultérieurement par l’Audiencia Provincial de Navarre doit être considéré comme étant suffisamment respectueux du devoir d’enquête qui découle de l’article 3 de la Convention.

32. N’ayant pas respecté les conditions de forme et les délais requis pour la présentation de ses observations en réponse à celles du Gouvernement (article 38 § 1 du règlement de la Cour), le requérant s’est vu refuser la prorogation tardivement sollicitée. Toutefois, dans sa requête, il se référait in extenso aux conditions de sa garde à vue au secret et avait cité, parmi d’autres : l’absence d’information à sa famille et à son avocat du fait et du lieu de sa détention, les interrogatoires sans la présence d’un avocat pour signer une déclaration préalablement préparée, le fait d’avoir eu les yeux bandés en permanence et les visites médicales d’une durée de cinq à dix minutes, sans matériel médical adapté.

33. Le requérant soulignait dans sa requête que le fait d’être soumis à des mauvais traitements pendant la garde à vue au secret rend difficile à la victime de se procurer des preuves et que la crédibilité d’une personne mise dans une telle situation doit être acceptée. Il soutenait que les autorités internes avaient le devoir d’enquêter sur des allégations crédibles de mauvais traitements établis à partir de certificats médicaux attestant de l’existence de lésions ou lorsque ces certificats n’avaient pas respecté les conditions formelles minimales requises.

34. Le requérant renvoyait, enfin, dans sa requête, aux diverses critiques internationales de la procédure judiciaire espagnole en matière d’enquête sur les allégations de torture ou de mauvais traitements dans le cadre des gardes à vue au secret et se référait, entre autres, aux rapports du CPT cités ci-dessus (paragraphes 24 et 27 ci-dessus) et à la jurisprudence de la Cour. Il y voyait la preuve du caractère systémique des violations du droit à une enquête effective pour les personnes se plaignant d’avoir subi des mauvais traitements dans le cadre d’une détention au secret.

2. L’appréciation de la Cour

35. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (voir, en ce qui concerne l’article 2 de la Convention, les arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 101, CEDH 2000-VIII, Beristain Ukar, précité, § 28, Otamendi Egiguren, precité, § 38, Etxebarria Caballero, précité, § 43 et Ataun Rojo c. Espagne, nº 3344/13 § 34, 7 octobre 2014). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

36. En l’espèce, la Cour note que le requérant a été placé en garde à vue au secret pendant cinq jours durant lesquels il n’a pas pu informer de sa détention une personne de son choix ni lui en communiquer le lieu, et n’a pas pu se faire assister par un avocat librement choisi, selon les règles applicables aux gardes à vue au secret.

37. L’intéressé s’est plaint de manière précise et circonstanciée d’avoir fait l’objet de mauvais traitements au cours de sa garde à vue au secret le 11 mars 2011 lorsqu’il a porté plainte devant la juge de garde de Pampelune. Il aurait également déclaré avoir fait l’objet de mauvais traitements devant le juge central d’instruction près l’Audiencia Nacional, le 22 janvier 2011. Cette affirmation du requérant n’a toutefois pas pu être vérifiée puisque la copie de ses déclarations n’a pas été jointe au dossier de l’instruction bien qu’il en ait fait expressément la demande dans sa plainte du 11 mars 2011 (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour estime dès lors que le requérant avait un grief défendable sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Elle rappelle que, dans ce cas, la notion de recours effectif implique, de la part de l’État, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et, le cas échéant, à la punition des responsables (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 79, CEDH 1999‑V).

38. S’agissant des investigations menées par les autorités nationales au sujet des allégations de mauvais traitements, la Cour observe que, d’après les informations fournies, le juge d’instruction no 3 de Pampelune s’est borné à examiner les rapports des médecins légistes au sujet du requérant et la déposition de ce dernier par vidéo-conférence, alors qu’il avait aussi sollicité la production de la copie de ses déclarations devant la garde civile et devant le juge central d’instruction pendant sa garde à vue au secret, et les éventuels enregistrements des caméras de sécurité des locaux où il était placé en garde à vue, ainsi que l’identification et l’audition par le juge des agents de la garde civile intervenus pendant la garde à vue et l’audition par le juge des agents ainsi identifiés. Il avait en outre demandé l’audition, en tant que témoins, des médecins légistes l’ayant examiné et de l’avocat commis d’office présent lors de ses dépositions. Il avait également demandé à être soumis à un examen physique et psychologique afin d’établir l’existence d’éventuelles lésions ou séquelles. Or ses demandes n’ont pas été prises en considération par le juge d’instruction no 3 de Pampelune

39. À la lumière des éléments qui précèdent, la Cour estime que l’enquête menée dans la présente affaire n’a pas été suffisamment approfondie et effective pour remplir les exigences précitées de l’article 3 de la Convention. Une investigation effective s’impose pourtant d’autant plus fortement lorsque, comme en l’espèce, le requérant se trouvait, pendant la période de temps où les mauvais traitements allégués se seraient produits, dans une situation d’absence totale de communication avec l’extérieur, pareil contexte exigeant un effort plus important, de la part des autorités internes, pour établir les faits dénoncés. De l’avis de la Cour, l’administration des moyens de preuve supplémentaires suggérés par le requérant, tout particulièrement une audition des agents chargés de sa surveillance lors de sa garde à vue secrète, aurait pu contribuer à l’éclaircissement des faits, dans un sens ou dans l’autre, comme l’exige la jurisprudence de la Cour.

40. La Cour insiste par ailleurs sur l’importance d’adopter les mesures recommandées par le CPT pour améliorer la qualité de l’examen médicolégal des personnes soumises à la détention au secret et suivants (Otamendi Egiguren, précité, § 41). Elle estime que la situation de vulnérabilité particulière des personnes détenues au secret commande que soient imposées par le code de procédure pénale des mesures de surveillance juridictionnelle appropriées et que celles-ci soient rigoureusement appliquées, afin que les abus soient évités et que l’intégrité physique des détenus soit protégée. La Cour souscrit aux recommandations du CPT, reprises par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe dans son rapport du 9 octobre 2013 (reproduites au paragraphe 32 de l’arrêt Etxebarria Caballero, précité), concernant aussi bien les garanties à assurer en pareil cas que le principe même de la possibilité de placer une personne en détention au secret selon les règles établies par la législation espagnole.

41. En conclusion, eu égard à l’absence d’enquête approfondie et effective au sujet des allégations défendables du requérant (Martinez Sala et autres, précité, §§ 156-160), selon lesquelles il avait subi des mauvais traitements au cours de sa garde à vue au secret, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

43. Le requérant n’a présenté de demandes de satisfaction équitable dans le délai imparti (paragraphe 32 ci-dessus), s’étant limité à mentionner dans sa requête le montant estimé des préjudices subis. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre (Gutiérrez Suárez c. Espagne, no 16023/07, § 43, 1er juin 2010).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-154203
Date de la décision : 05/05/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ARRATIBEL GARCIANDIA
Défendeurs : ESPAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BILBAO CREDILLA L. ; SANCHEZ SETIEN O. ; PETER O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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