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21/04/2015 | CEDH | N°001-153921

CEDH | CEDH, AFFAIRE JUNTA RECTORA DEL ERTZAINEN NAZIONAL ELKARTASUNA (ER.N.E.) c. ESPAGNE, 2015, 001-153921


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JUNTA RECTORA DEL ERTZAINEN NAZIONAL ELKARTASUNA (ER.N.E.) c. ESPAGNE

(Requête no 45892/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 avril 2015

DÉFINITIF

14/09/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.) c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, pré

sident,

Luis López Guerra,

Ján Šikuta,

Dragoljub Popović,

Kristina Pardalos,

Johannes Silvis,

Valeriu Griţco, juges,
et de Stephen P...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE JUNTA RECTORA DEL ERTZAINEN NAZIONAL ELKARTASUNA (ER.N.E.) c. ESPAGNE

(Requête no 45892/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 avril 2015

DÉFINITIF

14/09/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.) c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,

Luis López Guerra,

Ján Šikuta,

Dragoljub Popović,

Kristina Pardalos,

Johannes Silvis,

Valeriu Griţco, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45892/09) dirigée contre le Royaume d’Espagne par le syndicat Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.) (« le syndicat requérant »), qui a son siège à Bilbao et qui a saisi la Cour le 18 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me C. Helguera Domingo, avocate à Bilbao. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, F. de A. Sanz Gandasegui, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Le 23 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Le syndicat requérant fut créé en 1984 et constitue le syndicat majoritaire qui regroupe les ertzainas, fonctionnaires de la police du Pays basque qui exercent leurs fonctions dans le territoire de cette communauté autonome.

5. En 2004, le syndicat requérant convoqua un mouvement de grève des ertzainas afin de contester la politique du département de l’Intérieur du Gouvernement de la communauté autonome du Pays basque relative aux conditions de travail des fonctionnaires. En particulier, le requérant prétendait à la signature d’un nouvel accord qui aurait remplacé celui de 1999, insuffisant à ses yeux quant aux exigences de sécurité. À titre d’exemple, le syndicat requérant demandait une augmentation du nombre de véhicules blindés et de gilets pare-balles, ou encore le respect systématique des protocoles de sécurité.

6. Face à l’échec des négociations avec le département de l’Intérieur, le 28 mai 2004 le comité de direction du syndicat requérant sollicita auprès du département de la Justice, du Travail et de la Sécurité Sociale de la communauté autonome du Pays basque, l’autorisation d’organiser une grève des ertzainas les 13 et 30 juin 2004, s’appuyant sur l’article 28 § 2 de la Constitution.

7. Le 10 juin 2004 ce département rejeta la demande au motif que l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, du 13 mars, des corps et forces de sécurité prévoyait que les membres des Forces et Corps de Sécurité de l’État ne pouvaient en aucun cas exercer le droit de grève. La décision de rejet considéra que la police autonome basque faisait partie des corps visés dans cette loi en application de la première disposition finale de ladite Loi organique.

8. Le syndicat requérant interjeta un recours contentieux-administratif contre cette décision. Parallèlement, il souleva une question d’inconstitutionnalité à l’encontre de l’article 6 § 8 de la Loi organique, qui fut considérée comme non pertinente par une décision rendue le 8 juin 2005 par le juge contentieux-administratif no 1 de Bilbao. En particulier, le juge releva que :

« La Constitution elle-même ne prévoit pas un droit syndical illimité. Il peut donc être sujet à des exceptions. (...). Ainsi, le fait que dans la loi organique [2/1986] le droit de grève ne soit pas automatiquement lié au droit syndical constitue un choix du législateur qui ne peut être contesté du point de vue du respect de l’article 28 §§ 1 et 2 de la Constitution.

L’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986 ne présente pas d’éléments d’inconstitutionnalité, les limitations que cette loi prévoit pour les corps et forces de sécurité, y compris la police autonome basque, étant liées aux fonctions spécifiques attribuées par la loi à ce collectif ».

9. Par un arrêt du 29 décembre 2005 le même juge contentieux-administratif rejeta le recours contentieux-administratif du requérant au motif que ses droits fondamentaux n’avaient pas été enfreints. Le juge renvoya pour le reste à la motivation de la décision du 8 juin 2005 et rappela le caractère spécifique des fonctions déférées par la loi à ce collectif.

10. Le syndicat requérant fit appel. Le 11 septembre 2006 le Tribunal supérieur de justice du Pays basque rejeta le recours. Il considéra que :

« (...) l’interdiction que les membres des Forces et Corps de Sécurité exercent le droit de grève ou des actions substitutives de ce droit, prévue par l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, ne constitue qu’une concrétisation, raisonnablement restrictive, du droit à la liberté syndicale ».

11. Invoquant les articles 7 (reconnaissance du rôle des syndicats), 14 (interdiction de la discrimination) et 28 (droit à la liberté syndicale et à la grève) de la Constitution, le syndicat requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel et réitéra sa question d’inconstitutionnalité à l’encontre de l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, du 13 mars, des corps et forces de sécurité. Par une décision du 23 mars 2009, la haute juridiction déclara le recours irrecevable au motif que l’article litigieux n’était pas contraire aux prévisions constitutionnelles sur le droit de grève ou l’interdiction de discrimination. En particulier, la haute juridiction nota que le droit de grève ne pouvait être conçu sans les limitations énoncées par l’article 28 § 1 lui-même pour les forces armées et les fonctionnaires publics, et les développements législatifs y afférents, également prévus par la disposition constitutionnelle. Dès lors, la loi organique 2/1986 ne constituait que la concrétisation législative de ces limitations. Dans la mesure où les prétentions du requérant étaient fondées sur l’illégalité de cette loi, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours comme étant dépourvu de contenu constitutionnel. S’agissant du grief tiré de l’interdiction de la discrimination, la haute juridiction signala que les termes de comparaison fournis par le requérant n’étaient pas valables pour considérer qu’il y avait eu une atteinte au principe d’égalité.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

12. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution espagnole sont libellées comme suit :

Article 14

« « Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale ».

Article 28

« 1. Le droit de se syndiquer librement est garanti pour tous. La loi pourra limiter ou exclure l’exercice de ce droit aux Forces ou Instituts armés ou aux autres Corps soumis à la discipline militaire. Elle réglementera les particularités de l’exercice de ce droit pour les fonctionnaires publics. La liberté syndicale englobe le droit à fonder des syndicats et à s’affilier à celui de son choix, ainsi que le droit des syndicats à former des confédérations et à fonder des organisations syndicales internationales ou à s’y affilier. Nul ne pourra être obligé de s’affilier à un syndicat.

2. Le droit de grève des travailleurs pour la défense de leurs intérêts est garanti. La loi (...) établira les garanties (...) pour assurer le maintien des services essentiels de la communauté ».

13. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi organique nº 2/1986, du 13 mars des corps et forces de sécurité, énoncent ce qui suit :

Article 6 § 8

« Les membres des Forces et Corps de Sécurité ne pourront en aucun cas exercer le droit de grève, ni des actions substitutives de ce droit ou concertées avec le but de perturber le fonctionnement normal des services. »

Première disposition finale

« (...)

2. Les articles 5, 6, 7 et 8 [de la présente loi] (...) s’appliquent à la police autonome du Pays basque.

(...) »

14. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Loi 4/1992, du 7 juillet, relative à la Police du Pays Basque, disposent comme suit :

Article 25

« Les Corps qui composent la Police du Pays Basque sont des instituts armés à caractère civil et à structure hiérarchisée. Leurs membres auront le statut de fonctionnaires publics de l’Administration de la Communauté autonome ou de la ville respective et ils seront considérés comme des agents de l’autorité dans l’exercice de leurs fonctions et à tous les effets légaux ».

III. LES TEXTES PERTINENTS ADOPTÉS PAR LES ORGANES COMPETENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

15. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Charte sociale européenne (révisée) sont libellées comme suit :

Article 5 – Droit syndical

« En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties contractantes s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. »

16. La Recommandation (Rec (2001) 10) du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le code européen d’éthique de la police, adoptée le 19 septembre 2001 énonce, dans ses parties pertinentes en l’espèce, ce qui suit :

Article 32 du code

« Les personnels de police doivent bénéficier, en tant que fonctionnaires, d’une gamme de droits sociaux et économiques aussi étendue que possible. Ils doivent en particulier bénéficier du droit syndical ou de participer à des instances représentatives, du droit de percevoir une rémunération appropriée, du droit à une couverture sociale et de mesures spécifiques de protection de la santé et de la sécurité tenant compte du caractère particulier du travail de la police ».

Commentaire du Comité des Ministres

Cet article concerne les droits sociaux et économiques qui sont garantis par la Charte sociale européenne, instrument complétant en la matière la Convention européenne des droits de l’homme.

(...)

La Charte sociale européenne (article 5) donne une interprétation spéciale du droit de se syndiquer dans le cas de la police, laissant à cet égard une marge d’appréciation aux États. Toutefois, selon la jurisprudence relative à la Charte, même s’il ne peut être question d’accorder à la police un droit illimité de se syndiquer, on ne saurait, sans violer la Charte, interdire aux fonctionnaires de police de créer leurs propres organisations représentatives. Le droit interne peut prévoir des organisations composées uniquement de policiers, comme cela est le cas dans certains États membres. Cela étant, l’interdiction totale du droit de grève pour la police n’est pas contraire à la Charte et à la jurisprudence s’y rapportant, et la présente Recommandation ne va pas plus loin.

(...)

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT OU COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 14

17. Le syndicat requérant se plaint de l’interdiction légale pour les Ertzainas d’exercer le droit de grève, qu’il estime discriminatoire par rapport à d’autres collectifs exerçant des fonctions similaires auxquels la législation reconnait le droit de grève. Sont en cause les articles 11 et 14 de la Convention, ainsi libellés :

Article 11

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

18. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

19. Le Gouvernement fait valoir d’emblée sa réserve relative à l’article 11 de la Convention, dans la mesure où cette disposition serait incompatible avec les articles 28 et 127 de la Constitution espagnole. En particulier, il rappelle que celle-ci prévoit des limitations légales à la liberté syndicale des forces et corps de sécurité de l’État, collectif dont fait partie la police autonome basque.

20. En tout état de cause, le Gouvernement note qu’il n’est pas nécessaire d’approfondir sur l’éventuelle application de cette réserve à l’espèce, dans la mesure où la requête peut être rejetée suivant la jurisprudence de la Cour relative à l’article 11.

21. Le Gouvernement rappelle sur ce point les affaires Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie (no 68959/01, 21 avril 2009) et Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, CEDH 2008) et considère que les restrictions du droit à la liberté syndicale font partie de la marge d’appréciation des États, pourvu qu’elles ne soient pas disproportionnées ou déraisonnables. De plus, il constate l’absence de consensus au niveau européen concernant la reconnaissance du droit de grève aux fonctionnaires de police et renvoie à cet égard aux informations de droit européen et international applicable contenues dans les arrêts de la Cour susmentionnés.

22. Le Gouvernement considère que, dans le cas d’espèce, l’exclusion du droit de grève serait fondée sur la nécessité de garantir la prestation du service public exercé par les forces et corps de sécurité, sans oublier la nature particulière des fonctions attribuées à ces corps. Tel que prévu à l’article 5 § 4 de la loi organique portant sur les corps et forces de sécurité, leurs fonctions sont exercées en permanence, que les membres soient en heures de service ou pas, afin de garantir la défense de la Loi et la sécurité citoyenne. La caractéristique principale du droit de grève étant l’interruption, totale ou partielle, de la prestation du service par le travailleur, une telle interruption est inconcevable dans le cas du collectif de l’espèce.

b) Le requérant

23. Pour sa part, le syndicat requérant s’oppose à l’application de la réserve relative à l’article 11 au cas d’espèce, dans la mesure où il considère que celle-ci ne concerne que le droit à la liberté syndicale (article 28 § 1 de la Constitution), le droit de grève (article 28 § 2 de la Constitution) n’étant pas visé par les limitations pouvant concerner le premier. Par conséquent, l’application de l’article 11 de la Convention n’est pas incompatible avec l’article 28 § 2 de la Constitution.

24. Le syndicat requérant dénonce le caractère peu clair de l’interdiction établie à l’article 6 § 8 de la loi organique 2/1986, dans la mesure où elle serait en contradiction avec l’article 28 de la Constitution. Ce dernier article prévoit des limitations du droit des membres des forces armées et d’autres corps assimilés à la liberté syndicale. Cependant, le deuxième alinéa de cette disposition constitutionnelle, relative au droit de grève, garantit ce droit pour l’ensemble des travailleurs, sans exclure les collectifs litigieux.

25. Par ailleurs, le syndicat requérant considère que cette interdiction n’est pas proportionnée et qu’elle ne répond pas à une nécessité impérieuse dans la société démocratique espagnole. De son point de vue, les effets d’une éventuelle grève seraient palliés par l’établissement de services minimum qui garantiraient la sécurité nationale et la défense de l’ordre, de la même façon que lors des grèves d’autres corps de fonctionnaires tels que les médecins, pompiers, magistrats ou contrôleurs aériens, sans que cela n’entraine nécessairement une alarme sociale. Ces fonctionnaires, affectés à des services essentiels pour la communauté, sont soumis aux mêmes principes de hiérarchie, d’efficacité et de subordination à la loi que ceux du corps de police du Pays Basque. La différence de traitement existant entre les deux est par conséquent discriminatoire au regard de la Convention.

26. Au demeurant, le syndicat requérant revendique la nature civile du corps de la police autonome du Pays Basque, à la différence du corps de la garde civile, institution armée de nature militaire, pour qui le droit de se syndiquer est clairement exclu.

27. Finalement, le requérant mentionne la Recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe concernant le code européen d’éthique de la police, adoptée le 19 septembre 2001, laquelle selon lui invite les États membres à reconnaître à la police des droits sociaux et économiques tels que la création de leurs propres organisations représentatives, ainsi que la reconnaissance de l’exercice de leur droit de grève.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

28. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres, et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002‑V).

29. Elle rappelle également que le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11; il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006‑II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).

30. La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119 et Matelly c. France, no 10609/10, § 75, 2 octobre 2014).

31. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, entre autres, Demir et Baykara, précité, § 117, et Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 150).

32. La Cour rappelle enfin que le droit de faire grève, qui permet à un syndicat de faire entendre sa voix, constitue un aspect important pour les membres d’un syndicat dans la protection de leurs intérêts (Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 36, série A no 21). Ce droit de grève est reconnu par les organes de contrôle de l’Organisation internationale du travail (OIT) comme le corollaire indissociable du droit d’association syndicale protégé par la Convention C87 de l’OIT sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical. Elle rappelle que la Charte sociale européenne reconnaît aussi le droit de grève comme un moyen d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective (voir Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, § 24, 21 avril 2009).

33. Cependant, la Cour a également reconnu que ce droit n’a pas de caractère absolu. Il peut être soumis à certaines conditions et faire l’objet de certaines restrictions. Ainsi, le principe de la liberté syndicale peut être compatible avec l’interdiction du droit de grève à des fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État. Toutefois, si l’interdiction du droit de grève peut concerner certaines catégories de fonctionnaires (voir, mutatis mutandis, Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, §§ 64-67, CEDH 1999‑VIII), elle ne peut pas s’étendre aux fonctionnaires en général ou aux travailleurs publics des entreprises commerciales ou industrielles de l’État. Ainsi, les restrictions légales au droit de grève devraient définir aussi clairement et étroitement que possible les catégories de fonctionnaires concernés (Enerji Yapı-Yol Sen, susmentionné, § 32).

b) Application de ces principes à l’espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence, sa base légale et son but légitime

34. Le syndicat requérant a subi directement les conséquences des décisions administratives et judiciaires rejetant sa demande d’autorisation d’effectuer une grève et peut par conséquent se prétendre victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté syndicale.

35. La Cour note que l’article 6 § 8 de la Loi organique 2/1986, du 13 mars, des corps et forces de sécurité, prévoyant que les membres des Forces et Corps de Sécurité de l’État ne peuvent exercer en aucun cas le droit de grève, constitue la base légale de l’ingérence litigieuse. Les termes de cette loi doivent être considérés comme étant suffisamment clairs et prévisibles. Les membres du syndicat requérant pouvaient ainsi raisonnablement s’attendre à être visés par l’interdiction. En effet, l’expression « Forces et Corps de Sécurité » utilisée par la loi, englobe tant les collectifs de nature civile que ceux à caractère armé.

36. Par ailleurs, la Cour accepte que l’ingérence poursuivait un objectif légitime au regard du paragraphe 2 de l’article 11, à savoir la défense de l’ordre, eu égard aux fonctions spécifiques attribuées à ce corps de police et aux conséquences éventuelles en cas d’interruption de ses activités.

ii. Sur la nécessité dans une société démocratique

37. La Cour note que la restriction prescrite par la loi litigieuse ne s’étend pas sur l’ensemble des fonctionnaires publics mais vise exclusivement les membres des Forces et Corps de Sécurité de l’État en tant que garants du maintien de la sécurité publique (voir a contrario Enerji Yapı-Yol Sen susmentionné, § 32). La Cour note en outre que cette même loi accorde à ces corps une responsabilité accrue leur exigeant d’intervenir à tout moment et en tout lieu en défense de la Loi, que ce soit pendant les heures de travail ou pas.

38. Aux yeux de la Cour, cette nécessité d’un service ininterrompu et le mandat armé qui caractérise ces « Agents de l’Autorité » distingue ce collectif d’autres fonctionnaires tels que les magistrats ou les médecins et justifie la limitation de leur liberté syndicale. En effet, les exigences plus sévères les concernant ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire dans une société démocratique, dans la mesure où elles permettent de préserver les intérêts généraux de l’État et, en particulier, d’en garantir la sécurité, la sûreté publique et la défense de l’ordre, principes énoncés à l’article 11 § 2 de la Convention.

39. Par ailleurs, la nature spécifique de leurs activités justifie l’existence d’une marge d’appréciation suffisamment large pour l’État pour développer sa politique législative et lui permettre ainsi de réglementer, dans l’intérêt public, certains aspects de l’activité du syndicat, sans pour autant priver ce dernier du contenu essentiel de ses droits au titre de l’article 11 de la Convention (voir National Union of Rail, Maritime et Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 104, CEDH 2014).

40. De plus, la Cour ne peut pas être d’accord avec le syndicat requérant en ce qui concerne les conclusions extraites des recommandations du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur le code européen d’éthique de la Police. La Cour note en particulier que le droit de grève pour la police n’est pas reconnu dans ledit code. À cet égard, le Comité des Ministres a considéré que l’interdiction totale du droit de grève pour la police n’est pas contraire à la Charte sociale et à la jurisprudence s’y rapportant (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour n’aperçoit pas de raison de s’écarter de cette conclusion.

41. Les considérations qui précèdent mènent la Cour à conclure que les faits soulevés par la situation spécifique de la présente affaire ne constituent pas une ingérence injustifiée dans le droit du syndicat requérant à la liberté d’association, dont il a pu exercer le contenu essentiel.

42. S’agissant enfin d’une éventuelle existence de discrimination à l’égard du requérant, la Cour rappelle qu’une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14, si elle "manque de justification objective et raisonnable", c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un "but légitime" ou s’il n’y a pas de "rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé". Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, §§ 44 et 45, 31 mai 2007). En l’occurrence, la Cour considère que les justifications fournies par le Gouvernement relatives aux spécificités des fonctions attribuées par la loi aux forces et corps de sécurité de l’État sont raisonnables, sans qu’il ne soit possible de déceler des indices d’arbitraire pouvant faire penser à l’existence de discrimination.

43. Par conséquent, la Cour conclut à la non-violation de l’article 11, pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention.

44. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de l’applicabilité de la réserve effectuée par le Gouvernement à l’égard de l’article 11 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT OU COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 11

45. Le requérant dénonce que la réponse donnée par le Tribunal constitutionnel dans son recours d’amparo en relation avec l’atteinte à son droit à la liberté syndicale n’est pas suffisamment motivée et ne respecte pas les exigences du droit à obtenir une décision sur le fond de ses prétentions, tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. Les parties pertinentes de cette disposition prévoient :

Article 6 § 1

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Sur la recevabilité

46. La Cour rappelle que l’obligation pour les tribunaux de motiver leurs décisions ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (Garcia Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, CEDH 1999‑I, § 26). Elle note que, dans d’autres situations, il peut suffire qu’une juridiction supérieure rejette un recours en se référant seulement aux dispositions légales prévoyant cette procédure si les questions soulevées par le recours ne revêtent pas une importance particulière ou n’offrent pas de chance suffisante de succès (voir, entre autres, Almenara Alvarez c. Espagne, no 16096/08, § 27, 25 octobre 2011, Vogl c. Allemagne (déc.), no 65863/01, 5 décembre 2002, et Burg et autres c. France (déc.), no 34763/02, CEDH 2003-II).

47. En l’espèce, la Cour constate que la haute juridiction espagnole a explicité, dans sa décision d’irrecevabilité, les motifs de rejet pour chacun des griefs soulevés par le requérant. Cette décision doit être considérée comme étant dûment motivée et dénuée d’arbitraire.

48. Ce grief est donc manifestement mal fondé et il convient de le rejeter comme étant manifestement mal fondé, conformément à l’article 35 §§ 1 et 3 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour ce qui est du grief tiré de l’article 11 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 14.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident


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