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16/04/2015 | CEDH | N°001-153800

CEDH | CEDH, AFFAIRE ZAYEV c. RUSSIE, 2015, 001-153800


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ZAYEV c. RUSSIE

(Requête no 36552/05)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2015

DÉFINITIF

16/07/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Zayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Elisabeth Steiner, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,

Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2015,

Rend l...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE ZAYEV c. RUSSIE

(Requête no 36552/05)

ARRÊT

STRASBOURG

16 avril 2015

DÉFINITIF

16/07/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Zayev c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Elisabeth Steiner, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36552/05) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Valeriy Leonidovich Zayev (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 septembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté par Mme O.V. Preobrazhenskaya, juriste au « Centre de la protection internationale », organisation non gouvernementale sise à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matiouchkine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant allègue en particulier avoir été soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention alors qu’il se trouvait aux mains de la police.

4. Le 14 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1970 et réside à Kholmsk, région de Sakhaline.

A. L’interpellation, les mauvais traitements allégués et la mise en détention provisoire

6. Le 25 janvier 2002 vers minuit, le requérant, soupçonné du cambriolage d’un magasin, fut interpellé par des policiers. Au moment de l’arrestation, le requérant était dans sa voiture avec deux connaissances, Mlle So. et M. Tch.

7. Le requérant et ses connaissances furent immédiatement amenés au commissariat de police du district d’Aniva, région de Sakhaline.

8. Selon ses dires, contestés par Gouvernement, le requérant fut sévèrement battu par des policiers dans les locaux de la police dans l’intention de lui extorquer des aveux.

9. Selon le Gouvernement, au moment de l’arrestation les policiers avaient dû avoir recours à la force pour briser la résistance opposée par le requérant et Tch. Toujours selon le Gouvernement, une fois au commissariat de police, le requérant, afin d’échapper à sa responsabilité pour le cambriolage, cogna sa tête contre le mur plusieurs fois.

10. À l’arrivée au commissariat de police, le requérant ne fut pas inscrit dans le registre des personnes amenées dans les commissariats de police («Книга учета лиц, доставленных в орган внутренних дел»). Le requérant demanda qu’il soit fait appel à un médecin et à un avocat mais, selon ses dires, les policiers ignorèrent ces demandes. Selon la version du Gouvernement, l’intéressé avait eu accès à un avocat dès son arrestation. Ainsi, le 28 janvier 2002, il fit appel à l’avocat P. et à partir du 29 janvier 2002, à l’avocat A.

11. Le lendemain de l’arrestation, le 26 janvier 2002 à 10 heures, un procès‑verbal d’interpellation fut dressé. À ce moment, le requérant fut informé de ses droits en tant que suspect. L’enquêteur commença, tout de suite, l’interrogatoire du requérant en tant que suspect, mais le requérant refusa de répondre, excipant du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination. Le même jour, l’intéressé fut placé dans les locaux d’un centre de détention temporaire (l’« IVS »).

12. Le 28 janvier 2002, l’enquêteur tenta d’interroger le requérant, mais celui-ci refusa, toujours pour le même motif. Il déposa également une demande écrite d’examen par un médecin. Le même jour, lors d’une visite du procureur du district d’Aniva le requérant porta plainte auprès de ce dernier, alléguant avoir été battu par des policiers lors de l’arrestation et de la garde à vue. Il lui demanda d’ordonner une expertise médicolégale et d’ouvrir une instruction pénale contre les policiers.

13. Le 29 janvier 2002, le requérant fut traduit devant un juge du tribunal d’Aniva pour examen de la demande visant à son placement en détention provisoire. Par une décision du même jour, le tribunal ordonna sa mise en détention.

B. Les instructions pénales relatives aux mauvais traitements allégués

1. L’enquête préalable à l’ouverture de l’instruction pénale

14. Le 30 janvier 2002, le requérant adressa une plainte écrite au procureur, dans laquelle il réitérait sa demande relative à l’enquête sur son allégation. De même, il se plaignait que malgré sa demande préalable, aucun soin médical ne lui avait été offert. Il réitérait sa demande relative à l’examen médicolégal, expliquant craindre que le retard pris ait pour but de laisser les lésions corporelles s’effacer. Le procureur ordonna un examen médical.

15. Le 31 janvier 2002, le médecin légiste constata plusieurs lésions sur le corps du requérant, à savoir : une égratignure d’une longueur de 1,8 cm sur la protubérance frontale gauche ; une inflammation de 2 x 3,2 cm avec un hématome au centre de 1,8 x 2 cm sur la partie frontale et temporale ; un hématome de 4,5 x 6 cm sur les paupières de l’œil gauche atteignant l’aile du nez ; plusieurs égratignures d’une longueur de 1,2 x 1,5 cm sur la protubérance pariétale gauche ; quatre égratignures d’une longueur de 0,2 x 3,5 cm sur le carpe gauche ; une égratignure d’une longueur de 1,6 cm sur le carpe droit ; trois hématomes de 1 x 1,5 cm et de 1,8 x 2,2 cm sur le thorax et un hématome de 1,7 x 2,3 cm sur la hanche droite.

16. Dans le cadre de l’enquête préliminaire, le service du procureur du district d’Aniva entendit les explications (объяснения) de MM. S., D. et R., policiers présents au moment de l’arrestation et au commissariat de police, ainsi que de l’enquêtrice A., présente dans les locaux du commissariat de police. Ils déposèrent comme suit :

– S., D. et R. affirmèrent qu’au moment de l’arrestation ils avaient été contraints de tordre la main du requérant devant sa résistance ;

– ces policiers et l’enquêtrice A. signalèrent avoir été, tous, présents dans la même pièce au commissariat de police après l’arrestation ;

– A. expliqua qu’elle avait vu le requérant cogner sa tête contre le mur une seule fois, puis vu une tache sur le mur et un hématome de petite taille sur le front du requérant ;

– D. et R. confirmèrent ce constat d’infliction des blessures par le requérant même, mais D. ajouta avoir vu le requérant se cogner plusieurs fois contre le mur et l’armoire, salir le mur avec son sang et ensuite tomber par terre ;

– R. précisa avoir vu une grande bosse et des égratignures sur le front du requérant.

17. Le 12 février 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva refusa l’ouverture d’une instruction, au motif que le requérant s’était infligées les lésions corporelles lui-même.

2. L’ouverture et la première phase de l’instruction pénale

18. Le 4 avril 2002, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision de refus susmentionnée, au motif que le mécanisme d’apparition des blessures sur le corps et le visage du requérant n’avait pas été correctement étudié, que le lieu de l’infraction alléguée n’avait pas été examiné et que les auteurs présumés avaient été interrogés de façon superficielle. Le procureur ordonna l’ouverture d’une instruction pénale.

19. Dans sa déposition du 19 avril 2002, les faits tels que relatés par le requérant se lisent comme suit :

« Au moment de l’arrestation, le 25 janvier 2002, le policier S., après avoir contrôlé ses papiers d’identité, l’avait fait tomber et l’avait menotté. Lorsqu’il s’était remis debout, S. l’avait frappé plusieurs fois à la tempe avec une crosse. Une fois au commissariat de police, les policiers S., R., Bl. et D. l’avaient frappé avec une crosse à la tête et lui avaient donné des coups de pied, de poing et de batte sur le tronc, les jambes et les parties génitales. Après avoir été identifié par la victime du cambriolage, il avait été replacé dans la salle où les policiers S., R. et D., ainsi que d’autres dont il ignorait les noms, avaient continué à le frapper. Le policier D. lui avait brisé une chaise en bois sur la tête. Les policiers lui avaient écarté les jambes à coups de pied, ce qui avait entraîné sa chute, et ils avaient continué à lui donner des coups de pied lorsqu’il était au sol. Pour mettre fin à cette violence, il s’était enfui en courant et avait cogné sa tête contre le mur, à la suite de quoi il avait perdu connaissance. Il avait ensuite été amené devant un enquêteur, qui avait rempli le procès-verbal d’arrestation et lui avait expliqué ses droits. Ayant refusé d’avouer, il avait été ramené dans le bureau des policiers, où il avait été frappé à nouveau. Plus tard, il avait été amené à l’IVS. En passant par le couloir il avait vu son frère, amené au commissariat de police. À l’IVS, il avait demandé de voir un médecin, mais en vain. »

20. Le 27 avril 2002, le procureur du district d’Aniva ordonna une expertise médicolégale. Il décrivit les circonstances des mauvais traitements allégués telles que présentées par le requérant et demanda à l’expert de clarifier le mécanisme d’apparition des lésions et de répondre à la question de savoir si les blessures pouvaient ou non être le résultat des mauvais traitements décrits par le requérant.

21. Dans son rapport d’expertise du 6 mai 2002, l’expert du bureau régional de médecine légale, se fondant sur le rapport d’examen médical du 31 janvier 2002, déclara que les blessures pouvaient avoir été causées aussi bien par des coups infligés au moyen d’objets contondants de petite surface que par un contact volontaire avec semblables objets. De même, l’expert conclut que l’ancienneté et les circonstances des blessures pouvaient concorder avec les affirmations du requérant telles qu’elles figuraient dans la décision ordonnant l’expertise. En ce qui concernait les lésions sur les deux carpes, elles avaient été causées, selon l’expert, par des menottes.

22. Entendue comme témoin le 30 avril 2002, Mlle So., présente au moment de l’arrestation et amenée avec le requérant au commissariat de police, déposa qu’elle n’avait pas vu les policiers battre le requérant au moment de l’arrestation. En revanche, elle déposa avoir vu le requérant allongé par terre, le front sur le sol. Elle ajouta qu’au commissariat de police elle l’avait vu, par la suite, avec une bosse sur la tête.

23. Entendu comme témoin le 6 mai 2002, M. Cha., codétenu du requérant dans les locaux de l’IVS, précisa qu’il avait participé, comme figurant, à la procédure d’identification du requérant par la victime. Le témoin ajouta que lorsqu’il avait été ensuite placé dans la même cellule que le requérant, il avait vu plusieurs hématomes sur le thorax et sur les jambes de celui-ci.

24. Dans sa déposition du 7 mai 2002, la victime du cambriolage, M. Ab., affirma avoir vu le requérant, au commissariat de police, se cogner sa tête contre le mur.

25. Entendue le 14 mai 2002, l’enquêtrice A. réitéra son explication relative à l’auto‑infliction des lésions par le requérant lui‑même et exposa n’avoir vu qu’une bosse et une égratignure sur le côté gauche du front de celui‑ci.

26. Entendu le 16 mai 2002, l’officier de permanence Ch. affirma ne pas avoir vu de lésions corporelles visibles sur le visage du requérant au moment de son admission au commissariat de police.

27. Par une décision du 3 juin 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva constata que la taille, la localisation des lésions identifiées ne correspondaient pas aux mauvais traitements tels que décrits par le requérant. Il releva que le témoin So. n’avait vu rien d’anormal sur le visage du requérant. Réitérant la conclusion que selon laquelle le requérant s’était infligés les lésions corporelles lui‑même, il conclut que l’allégation du requérant, instrumentalisée aux fins de sa défense, était dénuée de tout fondement. Ainsi, en l’absence de délit, il ordonna la clôture de l’instruction pénale.

3. La deuxième phase de l’instruction

28. Par une décision du 4 juin 2002, le procureur du district d’Aniva annula la décision du 3 juin 2002 et ordonna un complément d’information, estimant nécessaire de réinterroger les témoins Tch. et So., présents au moment de l’arrestation, et de procéder à une confrontation entre ces témoins et le requérant.

29. Le 4 juin 2002, l’enquêteur entendit les policiers R., S. qui affirmèrent qu’aucune mesure de contrainte n’avait été appliquée au requérant au moment de l’arrestation, celui-ci n’ayant pas opposé de résistance. L’officier R. précisa en outre qu’au moment de l’admission du requérant dans l’IVS, celui-ci n’avait qu’un hématome et une égratignure. Aux yeux des deux officiers, le requérant s’était infligé ces lésions lui‑même. Ils nièrent tous mauvais traitements au commissariat de police.

30. Par une décision du 4 juillet 2002, l’enquêteur du service du procureur d’Aniva estima que la localisation des lésions corporelles identifiées correspondait à la version tenant à l’auto‑infliction, telle qu’établie par l’enquête. Il conclut que l’allégation du requérant était dénuée de tout fondement et ordonna la clôture de l’instruction pénale au motif de l’absence de délit.

4. La troisième phase de l’instruction

31. Le 20 août 2002, le procureur d’Aniva annula la décision du 4 juillet 2002 au motif que ses consignes données dans la décision du 4 juin 2002 concernant l’interrogatoire des témoins n’avaient pas été remplies. Le procureur ordonna un nouveau complément d’information.

32. Le 10 septembre 2002, une confrontation entre le requérant et le témoin Mlle So. eut lieu. Confirmant sa déposition initiale, cette dernière donna en substance les précisions suivantes :

« Au moment de l’arrestation, elle était dans la voiture du requérant et n’avait, par conséquent, rien vu au moment même. Après avoir quitté le véhicule, elle avait vu le requérant et Tch. gisant à terre, le front au sol. Elle n’avait pas vu de policiers battre le requérant au moment de l’arrestation. Amenée avec le requérant et Tch. au commissariat de police, elle avait vu le requérant encore une fois et avait remarqué une bosse sur le côté droit de sa tête, lésion qu’elle n’avait pas vue auparavant. »

33. Par une décision du 20 septembre 2002, l’adjoint au procureur du district d’Aniva mit fin à l’enquête, reproduisant mot pour mot les conclusions motivant la décision du 4 juillet 2002.

5. La quatrième phase de l’instruction

34. Le 10 octobre 2003, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision du 20 septembre 2003 et ordonna un complément d’information, dont l’audition du témoin Tch.

35. Le 6 novembre 2003, l’enquêteur entendit à nouveau S. qui, cette fois, affirma que les policiers avaient fait usage de la force pour briser la résistance du requérant au moment de l’arrestation. Aux dires de S., comme il ne « travaillait » plus avec le requérant au commissariat de police, il n’était pas en mesure de faire des commentaires sur les lésions corporelles que ce dernier y aurait subies. En revanche, S. déclara avoir entendu des rumeurs selon lesquelles le requérant s’était cogné contre le mur.

36. Les recherches entreprises pour trouver le témoin Tch. furent vaines.

37. Le 20 novembre 2003, l’enquêteur du service du procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale, reproduisant les conclusions figurant dans les décisions du 4 juillet et du 20 septembre 2002.

6. La cinquième phase de l’instruction

38. Le 17 février 2004, le procureur de la région de Sakhaline annula la décision du 20 novembre 2003 et ordonna un complément d’information. Il donna pour ordres, entre autres : d’interroger le témoin Tch. ; d’établir l’identité de l’officier de permanence à l’IVS le jour de l’admission du requérant, afin de l’interroger sur son refus allégué de faire venir un médecin pour l’examiner ; d’interroger les codétenus du requérant à l’IVS sur son état de santé et sur la demande adressée par le requérant à ces derniers de porter plainte contre les policiers ; d’éliminer les contradictions entre les dépositions du requérant, d’une part, et celles des officiers S., R. et D., d’autre part.

39. Le 20 mars 2004, l’enquêteur interrogea Ser. et T., témoins instrumentaires (понятые) qui avaient assisté à l’identification du requérant. Ils affirmèrent avoir vu le requérant avec un hématome sur le front au moment de son entrée au commissariat de police. Interrogé le 22 mars 2004, le témoin B., codétenu du requérant à l’IVS à l’époque des faits, relata les actes de mauvais traitements infligés au requérant tels qu’ils lui avaient été décrits par l’intéressé. L’officier de service Pl. indiqua qu’il ne lui revenait aucun souvenir des éventuelles lésions corporelles du requérant à cause du laps du temps écoulé, mais il suggéra de vérifier l’existence d’informations à ce sujet dans le registre d’aide médicale.

40. Le 31 mars 2004, l’enquêteur entendit P. et Ch., codétenus du requérant dans l’IVS. Ils affirmèrent avoir vu le requérant avec des lésions sur le visage. Ils relatèrent les dires du requérant, selon lesquels il avait été battu par des policiers.

41. Le 15 avril 2004, l’enquêteur du bureau du procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale.

En ce qui concerne les faits de la cause, le procureur releva que selon les deux témoins instrumentaires (понятые) Ser. et T., le requérant avait une bosse sur le front à son arrivée au commissariat de police ; et que le lendemain, dans l’IVS, des témoins Ch. et P. avaient vu l’intéressé avec des hématomes et égratignures sur le visage.

Le procureur conclut que les lésions avaient été causées, pour une part, par les policiers du fait de l’usage légitime de la force au moment de l’arrestation, et pour le reste, par le requérant lui‑même. Cette auto‑infliction des blessures avait pour but, selon le procureur, de compromettre les policiers pour échapper à sa responsabilité pénale pour cambriolage.

42. Le requérant forma un recours judiciaire contre cette décision en arguant, entre autres, qu’il y avait des contradictions entre les dépositions des témoins et que l’origine des lésions corporelles n’avait pas été établie.

43. Le 16 novembre 2004, faisant droit au recours du requérant, le tribunal du district d’Aniva déclara que la décision du 15 avril 2004 n’était pas conforme à la loi. Le tribunal reprocha aux autorités chargées de l’instruction de ne pas avoir éliminé les contradictions entre les dépositions du requérant et celles des policiers S., R. et D., accusés par ce dernier, et de n’avoir procédé à aucune vérification dans le registre d’aide médicale quant aux lésions du requérant. Il estima nécessaire de déterminer lesquelles des lésions le requérant s’était infligé lui‑même et d’expliquer l’origine des autres. En outre, le tribunal jugea qu’il convenait d’enquêter à nouveau sur les conditions de l’arrestation du plaignant par les forces de police. Le tribunal ordonna au procureur de remédier aux carences identifiées.

7. La sixième phase de l’instruction

44. Le 17 décembre 2004, le procureur d’Aniva reprit l’instruction. Le 20 décembre 2004, le procureur ordonna, par commission rogatoire, d’interroger les six témoins, anciens codétenus du requérant, sur les circonstances des mauvais traitements allégués. Il chargea le service d’exécution des peines de la région de Sakhaline d’exécuter cette commission rogatoire.

Le 24 janvier 2005, le chef du service mentionné répondit qu’il n’avait été possible d’interroger que Ch. Ce témoin affirmait que, le 25 janvier 2002 il avait vu les lésions sur le visage du requérant et ses vêtements déchirés. D’après ce témoin, le requérant aurait sollicité une aide médicale.

45. Le 27 décembre 2004, le registre d’aide médicale de l’IVS (журнал первичного опроса и регистрации оказания медицинской помощи лицам, поступающим для содержания в ИВС) fut mis à la disposition du procureur. L’aide-médecin y avait écrit, le 26 janvier 2002 au moment de l’admission du requérant dans l’IVS, que celui-ci avait une égratignure sur le côté gauche du front et un hématome sur l’œil gauche.

46. Le 28 décembre 2004, le procureur interrogea l’officier S., qui indiqua qu’au moment de son arrestation, le requérant avait opposé une résistance violente, devant laquelle il avait été contraint de tordre la main de l’intéressé et de le faire tomber. Il expliqua les lésions sur le visage du requérant par cette chute.

47. Le 17 janvier 2005, le procureur d’Aniva mit fin à l’instruction, en reproduisant les mêmes arguments et les mêmes conclusions que dans la décision du 15 avril 2004, tout en ajoutant qu’au moment de l’arrestation, les policiers avaient fait usage de la force face à la résistance du plaignant. Le procureur conclut que les lésions constatées sur le corps et le visage du requérant étaient en partie le résultat de la chute du requérant au moment de son arrestation et, d’autre part, elles ont été infligées par lui‑même ultérieurement.

8. La septième phase de l’instruction

48. Le 17 mars 2005, le procureur adjoint de la région de Sakhaline annula la décision du 17 janvier 2005 au motif que les indications données par le tribunal dans la décision du 16 novembre 2004 n’avaient pas été correctement suivies. En outre, le procureur ordonna que la qualité de victime soit formellement reconnue au requérant.

49. Le 25 avril 2005, le procureur d’Aniva mit fin à l’instruction pénale en reproduisant les mêmes arguments et conclusions que dans la décision du 17 janvier 2005. S’appuyant sur le casier judiciaire du requérant, il précisa que l’allégation de mauvais traitements n’était qu’un moyen de défense de sa part dans l’intention d’échapper à sa responsabilité pénale pour les agissements qui lui étaient reprochés.

9. La qualité de victime et l’accès au dossier pénal

50. Par une lettre du 5 mars 2004, l’enquêteur du parquet d’Aniva refusa au requérant la possibilité de prendre connaissance du dossier, au motif qu’il n’avait pas la qualité de victime mais celle de témoin. Il ajouta que la qualité de victime ne lui avait pas été reconnue parce que les mauvais traitements allégués n’avaient pas eu lieu.

51. Le 16 novembre 2004, le requérant demanda au procureur la possibilité de prendre connaissance du dossier pénal concernant les mauvais traitements allégués. Par une décision du 22 novembre 2004, le procureur d’Aniva rejeta cette demande au motif que le requérant n’était qu’un témoin et qu’il n’était, par conséquent, pas autorisé à prendre connaissance du dossier.

52. Le 23 avril 2005, l’enquêteur du bureau du procureur d’Aniva rendit une décision accordant la qualité de victime au requérant.

53. Par une décision du 5 mai 2005, le tribunal d’Aniva annula la décision du procureur du 22 novembre 2004 et lui enjoignit de mettre le dossier à la disposition du requérant pour lecture. Le 13 juillet 2005, la cour de la région de Sakhaline confirma cette décision.

C. Le procès pénal dirigé contre le requérant

54. Par un jugement du 6 mai 2002, le tribunal du district d’Aniva condamna le requérant à neuf ans et six mois d’emprisonnement pour cambriolage. Le requérant se pourvut en cassation alléguant, entre autres, qu’il avait été battu par les policiers lors de sa garde à vue et que l’enquêteur lui avait refusé pendant plusieurs jours tout accès à un avocat.

55. Le 19 juin 2002, la cour de la région de Sakhaline rejeta le pourvoi et confirma le jugement en cassation. En ce qui concernait l’accès à un avocat, la cour affirma que le 26 janvier 2002 le requérant avait été informé de ses droits, notamment celui d’avoir accès à un avocat, mais n’en avait pas fait usage. La cour observa en outre que l’acte d’instruction suivant avait été accompli en présence du défenseur P. En réponse à l’argument du requérant relatif à l’absence d’un avocat lors de la parade d’identification devant la victime, la cour observa que le procès-verbal pertinent du 26 janvier 2002 ne faisait état d’aucune demande du requérant visant à la participation d’un défenseur. La cour conclut que la parade d’identification était conforme au code de procédure pénale en vigueur et rejeta l’argument y afférent.

En ce qui concernait l’allégation des mauvais traitements, la cour se prononça comme suit :

« (...) l’allégation du [requérant] relative à des mauvais traitements de le part des officiers du commissariat de police du district d’Aniva au cours de l’enquête préliminaire est réfutée par l’enquête menée par le procureur du district d’Aniva, qui a rejeté la demande du [requérant] d’ouvrir une instruction pénale. [La cour] ne voit pas la nécessité de verser ces documents au présent dossier. »

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

Le droit national concernant l’ouverture et le déroulement de l’enquête

1. L’instruction pénale

56. Les dispositions du code de procédure pénale russe relatives à l’enquête préliminaire, à l’ouverture de l’instruction pénale et à l’examen judiciaire des recours formés contre les décisions des autorités chargées de l’instruction sont décrites dans l’arrêt Lyapin (Lyapin c. Russie, no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).

57. Selon l’article 109 du code de procédure pénale de 1961, en vigueur au moment des faits, l’autorité compétente doit mener une enquête préliminaire sur toute plainte signalant une infraction dans un délai de trois jours, pouvant être prolongé jusqu’à dix jours.

58. Selon l’article 148 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur au moment des faits, le procureur, lorsqu’il examine une plainte déposée contre une décision de refus d’ouvrir une instruction pénale, peut annuler ladite décision et ouvrir une instruction pénale (§ 6). Lorsque le juge déclare un refus d’instruire non conforme à la loi, il rend une décision judiciaire qui est envoyée au procureur pour exécution et en informe le requérant (§ 7).

2. La qualité de victime

59. L’article 42 § 1 du code de procédure pénale définit la victime comme toute personne qui a subi un dommage corporel, matériel ou moral à la suite de l’infraction. La décision de reconnaître la qualité de victime est rendue par l’enquêteur, le procureur ou le tribunal. La Cour constitutionnelle de Russie a interprété ces dispositions dans ses décisions du 22 janvier 2004 no 119-O et du 18 janvier 2005 no 131-O. La Cour a statué que, au sens littéral de cette disposition, la personne est qualifiée de victime en fonction de sa situation effective (réelle) ; la décision formelle de l’enquêteur ne fait qu’officialiser cette situation, elle ne la crée pas. L’idée sous‑jacente est que le respect des droits garantis par la Constitution de Russie ne saurait dépendre d’une décision formelle reconnaissant à la personne intéressée la qualité de victime : c’est la situation personnelle concrète de l’intéressé qui appelle, ipso facto, le respect de ces droits.

3. Les pouvoirs du tribunal face à la découverte des violations de la loi

60. La détention provisoire relève de la décision du tribunal. La demande de mise en détention est examinée à l’audience publique en présence du suspect (l’article 108 du code de procédure pénale). Après l’ouverture de l’audience, le juge annonce la demande qui sera examinée et explique aux participants leurs droits et obligations. Il entend d’abord le procureur, qui étaye sa demande, et donne ensuite la parole à tous les autres participants.

61. Selon l’article 141 du code de procédure pénale, tel qu’en vigueur au moment des faits, la victime d’une infraction peut déposer une plainte verbale ou écrite. La plainte verbale est consignée dans un procès‑verbal, qui doit être signé par la victime. Si cette plainte verbale est déposée lors d’une audience au tribunal, elle doit être consignée dans le procès‑verbal de l’audience.

62. Selon l’article 259 § 3 (6) du code de procédure pénale, le procès‑verbal de l’audience doit faire état des demandes, requêtes et objections des participants.

63. Selon l’instruction relative à l’organisation du travail du greffe des tribunaux de district (instruction no 36, du 29 avril 2003, émise par une ordonnance du directeur général du département logistique auprès de la Cour suprême de Russie), les affaires nouvelles et les documents transmis au tribunal – y compris ceux envoyés par courrier électronique, les télécopies et les télégrammes – sont enregistrés dans le registre du courrier entrant (paragraphe 2.3). Après enregistrement, mais au plus tard le jour ouvrable suivant, toute la correspondance reçue est transmise à la personne compétente pour examen (paragraphe 2.7).

III. LES RAPPORTS PERTINENTS DU COMITE POUR LA PREVENTION DE LA TORTURE

64. Le 2e rapport général [CPT/Inf (92) 3] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit comme suit dans sa partie pertinente :

« 36. Le CPT attache une importance particulière à trois droits pour les personnes qui sont détenues par la police : le droit, pour la personne concernée, de pouvoir informer de sa détention un tiers de son choix (membre de la famille, ami, consulat) ; le droit d’avoir accès à un avocat ; le droit de demander un examen par un médecin de son choix (en sus de tout examen effectué par un médecin appelé par les autorités de police). De l’avis du CPT, ces droits constituent trois garanties fondamentales contre les mauvais traitements de personnes détenues, qui devraient s’appliquer dès le tout début de la privation de liberté, quelle que soit la description qui peut en être donnée dans le système légal concerné ("appréhension", arrestation, etc.).

37. Les personnes placées en détention par la police devraient être informées explicitement et sans délai de tous leurs droits, y compris ceux visés au paragraphe 36. De plus, toute possibilité offerte aux autorités de retarder l’exercice de l’un ou l’autre de ces derniers droits, dans le but de préserver le cours de la justice, devrait être clairement définie, et son application strictement limitée dans le temps. S’agissant plus particulièrement du droit à l’accès à un avocat et du droit à demander un examen par un médecin autre que celui appelé par la police, il devrait être possible d’éviter tout retard dans l’exercice de ces droits, grâce à des systèmes qui permettraient de choisir exceptionnellement des avocats et des médecins, à partir de listes préétablies élaborées en accord avec les organisations professionnelles compétentes.

38. L’accès à un avocat pour les personnes détenues par la police devrait comprendre le droit de prendre contact avec celui-ci et d’avoir sa visite (dans les deux cas, dans des conditions garantissant la confidentialité des discussions), tout comme, en principe, le droit pour la personne concernée de bénéficier de la présence de l’avocat durant les interrogatoires.

Pour ce qui est de l’examen médical des personnes en détention de police, tous ces examens devraient être effectués hors de l’écoute, et de préférence, hors la vue des fonctionnaires de police. De plus, les résultats de chaque examen, de même que les déclarations pertinentes faites par les détenus et les conclusions du médecin, devraient être formellement consignés par le médecin et mis à la disposition du détenu et de son avocat.

39. Quant à la procédure d’interrogatoire, le CPT considère que des règles ou des directives claires devraient exister sur la manière dont les interrogatoires de police doivent être menés. Elles devraient traiter, entre autres, des questions suivantes : l’information du détenu sur l’identité (nom et/ou matricule) des personnes présentes lors de l’interrogatoire ; la durée autorisée d’un interrogatoire ; les périodes de repos entre les interrogatoires ; les pauses pendant un interrogatoire ; les lieux dans lesquels les interrogatoires peuvent se dérouler ; s’il peut être exigé du détenu de rester debout pendant l’interrogatoire ; les interrogatoires de personnes qui sont sous l’influence de drogues, de l’alcool, etc. Il devrait également être exigé que l’on consigne systématiquement le moment du début et de la fin des interrogatoires ainsi que toute demande formulée par un détenu au cours d’un interrogatoire et que l’on fasse mention des personnes présentes durant chaque interrogatoire.

Le CPT souhaite ajouter que l’enregistrement électronique des interrogatoires de police est une autre garantie utile contre les mauvais traitements de détenus (et présente aussi des avantages non négligeables pour la police).

40. Le CPT considère que les garanties fondamentales accordées aux personnes détenues par la police seraient renforcées (et le travail des fonctionnaires de police sans doute facilité) par la tenue d’un registre de détention unique et complet, à ouvrir pour chacune desdites personnes. Dans ce registre, tous les aspects de la détention d’une personne et toutes les mesures prises à son égard devraient être consignés (moment de la privation de liberté et motif(s) de cette mesure ; moment de l’information de l’intéressé sur ses droits ; marques de blessures, signes de troubles mentaux ; moment auquel les proches/le consulat et l’avocat ont été contactés et moment auquel ils ont rendu visite au détenu ; moment des repas ; période(s) d’interrogatoire ; moment du transfert ou de la remise en liberté, etc.). Pour différentes questions (par exemple, effets personnels de l’intéressé ; le fait, pour le détenu, d’avoir été informé de ses droits et de les faire valoir, ou de renoncer à les faire valoir), la signature de l’intéressé devrait être requise et, si nécessaire, l’absence de signature expliquée. Enfin, l’avocat du détenu devrait avoir accès à un tel registre de détention.

41. En outre, l’existence d’un mécanisme indépendant d’examen des plaintes formulées à l’encontre du traitement subi pendant la période de détention par la police, constitue une garantie essentielle. »

65. Le 6e rapport général [CPT/Inf (96) 21] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit dans la partie pertinente comme suit :

« 15. Le CPT tient à souligner que, d’après son expérience, la période qui suit immédiatement la privation de liberté est celle où le risque d’intimidation et de mauvais traitements physiques est le plus grand. En conséquence, la possibilité pour les personnes placées en garde à vue d’avoir accès à un avocat pendant cette période est une garantie fondamentale contre les mauvais traitements. L’existence de cette possibilité aura un effet dissuasif sur ceux qui seraient enclins à maltraiter les personnes détenues ; en outre, un avocat est bien placé pour prendre les mesures qui s’imposent si des personnes sont effectivement maltraitées.

Le CPT reconnaît que, dans le but de préserver le cours de la justice, il peut être exceptionnellement nécessaire de retarder pendant un certain temps l’accès d’une personne détenue à l’avocat de son choix. Néanmoins, cela ne devrait pas avoir pour conséquence le refus total du droit à l’accès à un avocat pendant la période en question. En pareil cas, il convient d’organiser l’accès à un autre avocat indépendant dont on peut être certain qu’il ne portera pas atteinte aux intérêts légitimes de l’enquête policière.

16. Le CPT a aussi souligné dans le 2e Rapport général à quel point il importe que les personnes placées en garde à vue soient informées explicitement et sans délai de tous leurs droits.

Afin qu’il en soit bien ainsi, le CPT estime qu’il convient de remettre systématiquement aux personnes détenues par la police, dès le tout début de leur garde à vue, un formulaire précisant de façon simple ces droits. De plus, il faudrait demander aux personnes concernées de signer une déclaration attestant qu’elles ont bien été informées de leurs droits.

Les mesures précitées seraient faciles à mettre en œuvre, peu onéreuses et efficaces. »

66. Le 14e rapport général [CPT/Inf (2004) 28] du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (« CPT ») se lit comme suit dans sa partie pertinente :

« 27. Dans nombre de pays visités par le CPT, la torture et les actes, tels que les mauvais traitements dans l’exercice d’une fonction, le recours à la contrainte pour obtenir une déclaration, l’abus d’autorité, etc. constituent des infractions pénales spécifiques donnant lieu à des poursuites d’office. Le CPT se félicite de l’existence de dispositions juridiques de cette nature.

Néanmoins, le CPT a constaté que, dans certains pays, les autorités chargées des poursuites jouissent d’un pouvoir discrétionnaire considérable, s’agissant de l’ouverture d’une enquête préliminaire, lorsque des informations relatives à des éventuels cas de mauvais traitements de personnes privées de liberté se font jour. De l’avis du Comité, même en l’absence d’une plainte formelle, de telles autorités devraient être dans l’obligation légale d’ouvrir une enquête lorsqu’elles reçoivent des informations crédibles, de quelque source que ce soit, selon lesquelles des personnes privées de liberté auraient pu être maltraitées. À cet égard, le cadre juridique de la responsabilité serait renforcé si les agents publics (policiers, directeurs d’établissements pénitentiaires, etc.) étaient formellement tenus de notifier immédiatement aux autorités compétentes toute indication de mauvais traitements, à chaque fois qu’ils en auraient connaissance.

28. L’existence d’un cadre juridique approprié n’est pas en soi suffisante pour garantir que des actions appropriées seront prises s’agissant de cas de mauvais traitements éventuels. Il importe de veiller à sensibiliser les autorités compétentes aux importantes obligations qui leur incombent.

Le fait que des personnes détenues par les forces de l’ordre soient présentées aux autorités de poursuite et de jugement leur offre une excellente opportunité de faire savoir si elles ont été maltraitées ou non. En outre, même en l’absence d’une plainte formelle, ces autorités pourront prendre les mesures nécessaires, en temps voulu, s’il y a d’autres indices (par exemple, des blessures visibles [ou bien] l’apparence ou le comportement général d’une personne) que des mauvais traitements ont pu avoir lieu.

Cela étant, lors de ses visites, le CPT a fréquemment rencontré des personnes qui ont affirmé qu’elles s’étaient plaintes de mauvais traitements subis auprès de procureurs et/ou de juges, mais que leurs interlocuteurs n’avaient guère manifesté d’intérêt à ce sujet, cela quand bien même elles avaient des blessures sur des parties visibles du corps. Un tel scénario s’est parfois vu confirmer par les constatations faites par le CPT. Par exemple, le Comité a récemment examiné un dossier judiciaire qui mentionnait, outre les allégations de mauvais traitements, également diverses tuméfactions et hématomes sur le visage, les jambes et le dos de la personne concernée. En dépit du fait que les informations consignées dans le dossier pouvaient être considérées comme des preuves prima facie que des mauvais traitements avaient été infligés, les autorités compétentes n’avaient pas ouvert d’enquête, et n’étaient pas en mesure de fournir d’explication plausible pour leur inaction.

Il n’est également pas rare que des personnes allèguent avoir eu peur de se plaindre des mauvais traitements subis à cause de la présence lors de l’audition par le procureur ou le juge des mêmes membres des forces de l’ordre qui les avaient interrogées ou [avoir été] expressément dissuadées de déposer plainte, au motif que cela ne serait pas dans leur intérêt.

Il est impératif que les autorités de poursuite et de jugement prennent des actions résolues lorsque des informations évocatrices de mauvais traitements apparaissent. De même, elles doivent mener les procédures de manière telle que les personnes concernées disposent d’une réelle opportunité de s’exprimer sur la manière dont elles ont été traitées.

33. Une enquête sur d’éventuels mauvais traitements émanant d’agents publics doit être approfondie. Elle doit permettre de déterminer si le recours à la force ou à d’autres méthodes utilisées était justifié ou non dans les circonstances d’espèce et d’identifier et, si nécessaire, sanctionner les personnes concernées. Il s’agit là d’une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Elle exige de prendre toutes les mesures raisonnables pour réunir les preuves concernant les faits en question, y compris, entre autres, pour identifier et interroger les victimes présumées, les suspects et les témoins oculaires (par exemple, des policiers en service ou d’autres détenus), saisir les instruments qui peuvent avoir été utilisés pour infliger les mauvais traitements, et pour recueillir des preuves médicolégales. Le cas échéant, on pratiquera une autopsie propre à fournir un compte-rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès.

L’enquête doit être menée de façon complète. Le CPT a vu des cas où, en dépit de nombreux incidents allégués et faits relatifs à de possibles mauvais traitements, l’étendue de l’enquête avait été indûment limitée, des épisodes significatifs et circonstances connexes indicatives de mauvais traitements ayant été écartés. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

67. Le requérant se plaint des mauvais traitements qui lui auraient été infligés après son interpellation par la police, ainsi que l’absence d’une enquête effective sur cette allégation. Il invoque à cet égard l’article 3 et l’article 13 de la Convention. La Cour estime que, dans les circonstances de la présente espèce, ce grief tel qu’il est formulé par le requérant appelle un examen sur le terrain du seul article 3 de la Convention, qui se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

68. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant. Il estime que les mauvais traitements allégués n’ont pas eu lieu, car le dossier pénal ne contient pas d’éléments de preuve de tels traitements. Le Gouvernement observe qu’au moment de son arrestation, le requérant n’avait pas de lésions corporelles. Quant à celles identifiées plus tard, il est d’avis qu’elles ont été causées pour une part par les policiers dans un nécessaire recours à la force pour briser la résistance du requérant lors de son arrestation, et, pour le reste, par l’intéressé lui‑même.

69. S’agissant des garanties procédurales contre les mauvais traitements, le Gouvernement observe, tout d’abord, que le requérant avait été informé de ses droits lors de son arrestation, à savoir à 10 heures le 26 janvier 2002, sa signature au procès‑verbal en faisant foi.

De même, l’intéressé avait un droit d’accès à l’avocat de son choix dès son arrestation, mais il n’en a fait usage que le 28 janvier 2002. À cette date il eut recours à l’avocat P. et, dès le 29 janvier 2002, à l’avocat A.

En outre, l’intéressé n’a pas été empêché de voir un médecin : il a été examiné par un professionnel de la santé dès son admission à l’IVS. ; il n’a formulé aucune demande d’examen médical supplémentaire.

70. En ce qui concerne l’enquête relative à l’allégation de mauvais traitements, le Gouvernement estime qu’elle présentait l’effectivité requise. En effet, l’instruction a été ouverte le 4 avril 2002 et a duré trois ans. Plusieurs actes d’instruction ont été accomplis ; notamment, l’enquêteur a entendu de nombreux témoins, a procédé à une confrontation entre le requérant et Mlle So., a rendu une décision reconnaissant au requérant la qualité de victime et a ordonné une expertise médicolégale. Selon les autorités, ces actes étaient suffisants pour assurer une enquête effective et approfondie.

Le Gouvernement reconnaît, cependant, que les consignes des procureurs du district d’Aniva et de la région de Sakhaline ainsi que celles du tribunal d’Aniva du 16 novembre 2004 n’ont pas été complètement suivies par les autorités chargées de l’instruction. Le droit de la victime de participer à l’instruction n’a pas été respecté, le requérant ne s’étant vu reconnaître la qualité de victime que trois ans après l’ouverture de l’instruction. Dans ce contexte, le requérant s’est vu refuser le droit de prendre connaissance du dossier pénal au motif qu’il n’était qu’un témoin dans l’affaire. En outre, le Gouvernement reconnaît que le requérant a été informé de l’évolution de l’enquête avec retard.

71. S’agissant des pouvoirs des procureurs et des juges, le Gouvernement expose qu’en vertu de l’article 148 §§ 6 et 7 du code de procédure pénale, leurs consignes sont obligatoires pour les autorités chargées de l’enquête (paragraphe 58 ci-dessus). L’inertie de celles‑ci dans l’exécution des consignes des procureurs entraîne la responsabilité établie par la loi, à savoir la responsabilité administrative (article 17.15 du code des infractions administratives) ou la responsabilité pénale (article 315 du code pénal). En même temps, le juge n’est pas investi du pouvoir de déterminer les actions ultérieures de l’enquêteur, pas plus que de celui d’ « annuler » ou de faire annuler les décisions de celui-ci qui lui sont déférées, lorsqu’il vient, en tant que juge, à déclarer celles-ci non conformes à la loi. Dans sa pratique d’examen des plaintes déposées contre les décisions de l’enquêteur par la voie prévue par l’article 125, le juge doit éviter de faire des conclusions quant à la culpabilité du plaignant ou à l’admissibilité d’une preuve. C’est la raison pour laquelle les plaintes du type susmentionné ne sont recevables que jusqu’au déféré du dossier principal, c’est-à-dire, celui concernant les accusations dirigées contre la victime de mauvais traitements, au tribunal statuant sur le fond.

72. S’agissant du rôle joué par le juge dans la prévention des mauvais traitements au stade du placement en détention provisoire, la Gouvernement note que la décision en matière de placement en détention, réglée par l’article 108 du code de procédure pénale, est prise à la suite d’un examen en audience publique avec la participation du suspect et de son avocat. Le suspect a ainsi la possibilité de formuler une plainte au sujet d’éventuels mauvais traitements, tant par écrit que verbalement (article 141 du nouveau code de procédure pénale). Dans ce dernier cas, la plainte est inscrite au procès‑verbal de l’audience, en vertu de l’article 259 § 3 (6) du nouveau code de procédure pénale, et transmise ultérieurement aux autorités compétentes pour contrôle. En particulier, selon le paragraphe 2.3 de l’instruction relative au travail du greffe des tribunaux de district du 29 avril 2003 (instruction no 36 ; voir la partie « droit interne pertinent »), ces plaintes sont inscrites dans le registre de la correspondance entrante et doivent être transmises pour examen aux autorités compétentes. L’absence éventuelle de réaction à ces plaintes s’analyse en une inertie illégale des autorités.

2. Le requérant

73. Le requérant argue que la pratique interne est telle que si la victime ne prend pas l’initiative de demander que soient entrepris certains actes d’instruction, les enquêteurs restent passifs, évitant ainsi d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements commis par les policiers. Souvent les enquêteurs évitent d’interroger les témoins qui peuvent témoigner en faveur de la victime. L’instruction est limitée à l’interrogatoire des policiers accusés de mauvais traitements. Cette inertie des enquêteurs est aggravée par l’interdiction à la victime de consulter le dossier pénal avant la fin de l’enquête. L’attitude des enquêteurs envers les allégations de mauvais traitements est marquée par la complaisance.

74. Se penchant sur l’implication de la victime dans l’enquête, le requérant observe que l’autorité chargée de l’enquête est tenue d’informer la victime de son évolution – et en particulier, des décisions rendues, notamment par l’envoi de copies de celles-ci. Or, en réalité, la victime n’est pas tenue au courant, sinon avec retard, ce qui l’empêche de former un recours contre ces décisions. Le cas du requérant apporte une illustration de ces carences quant à l’information en temps utile de l’évolution de l’enquête. Ainsi, la décision du 25 avril 2005 mettant fin à l’enquête fut portée à la connaissance du requérant avec un retard de 22 jours. Quant à la décision du 3 juin 2002 sur le même sujet, elle ne lui fut pas adressée du tout. De même, le requérant ne se vit reconnaître la qualité de victime que le 23 novembre 2005, soit trois ans après l’ouverture de l’instruction pénale. La demande de l’intéressé faite le 16 novembre 2004 visant à la lecture du dossier pénal fut rejetée par le procureur au motif que le requérant n’était qu’un témoin et que, par conséquent, en vertu de l’article 56 du code de procédure pénale, il n’avait aucun droit d’accès au dossier. Étant donné que ces informations ont été communiquées par le Gouvernement lui‑même, le requérant estime qu’elles valent reconnaissance de l’ineffectivité de l’enquête.

75. Le requérant dénonce le manque d’indépendance des enquêteurs – lesquels relevaient initialement du service du procureur, puis, après la réforme de 2007, du Comité d’instruction – par rapport aux policiers accusés. En effet, l’enquêteur n’ayant généralement pas les moyens techniques et humains nécessaires pour accomplir certains actes d’instruction, il est très souvent obligé de faire appel au personnel du commissariat de police, si bien que ce sont les policiers eux-mêmes qui sont amenés à recueillir des preuves contre leurs camarades, voire contre leur propre personne. En outre, les enquêteurs sont obligés de collaborer avec les policiers pour élucider d’autres affaires pénales. Cette collaboration a pour résultat que les policiers et les enquêteurs bâtissent de bonnes relations professionnelles et, parfois, personnelles. Il n’est donc pas dans l’intérêt de l’enquêteur d’être trop insistant dans l’instruction des accusations portées contre les policiers, sauf à prendre le risque que ces derniers, en représailles, finissent par saboter ses demandes d’information ou d’action. À cet égard, le requérant cite un certain nombre d’arrêts de la Cour dans lesquels les policiers avaient torturé les suspects avec la complaisance des enquêteurs, voire à leur demande ou avec leur participation explicites (Maslova et Nalbandov c. Russie, no 839/02, 24 janvier 2008, et Mikheïev c. Russie, no 77617/01, 26 janvier 2006). Cette situation contribue à renforcer l’impunité des policiers en matière de mauvais traitements. Enfin, le requérant dénonce la conviction qui règne chez les enquêteurs selon laquelle toute allégation de mauvais traitements n’est qu’un subterfuge des délinquants pour échapper à leur propre responsabilité pénale. Pour illustrer ce point, le requérant cite de nombreux arrêts rendus par la Cour à ce sujet (Akoulinine et Babitch c. Russie, no 5742/02, § 52, 2 octobre 2008, Antipenkov c Russie, no 33470/03, §§ 67-69, 15 octobre 2009, Barabanchtchikov c. Russie, no 36220/02, § 61, 8 janvier 2009, Beloussov c. Russie, no 1748/02, § 55, 2 octobre 2008, Gladychev c. Russie, no 2807/04, § 64, 30 juillet 2009, Toporkov c. Russie, no 66688/01, § 53, 1er octobre 2009, et Vladimir Fedorov c. Russie, no 19223/04, § 72, 30 juillet 2009).

76. S’agissant du contrôle juridictionnel, le requérant estime que, bien qu’effectif et ample, celui-ci connaît certaines restrictions. D’une part, bien qu’il puisse annuler les décisions des enquêteurs, le tribunal n’est pas autorisé à donner à ces derniers des consignes quant à la direction de l’enquête ou à leur indiquer des mesures concrètes à prendre pour recueillir les preuves. Ainsi, l’appel au contrôle juridictionnel permet à la victime de faire annuler le cas échéant le refus d’engager une enquête pénale ou la décision de clôturer celle-ci, mais ne garantit pas que les lacunes dans le recueil des preuves seront comblées. Le requérant cite plusieurs arrêts de la Cour dans lesquels ce défaut a été constaté (Antipenkov, précité, § 68, Mikheyev, précité, § 114, et Polonski c. Russie, no 30033/05, § 112, 19 mars 2009). En second lieu, la capacité de la victime de former un recours judiciaire concernant l’ineffectivité de l’enquête sur des mauvais traitements est très limitée, dans la mesure où l’intéressé lui-même est en situation d’accusé pour un autre délit. En particulier, les tribunaux refusent de se saisir de ces recours au motif que l’appréciation de l’effectivité de l’enquête relative aux mauvais traitements pourrait avoir un impact négatif sur l’appréciation des preuves recueillies dans le cadre de l’instruction dirigée contre l’auteur du recours.

77. Le requérant observe que les juges manquent à jouer leur rôle dans la prévention des mauvais traitements. Plus particulièrement, lors de l’audience relative au placement en détention provisoire, le juge a tendance à se dérober à l’obligation qui est normalement la sienne de s’assurer, au besoin d’office, que le suspect n’a pas subi de mauvais traitements, en prêtant notamment attention à son état de santé, à son apparence, à ses vêtements, etc. Qui plus est, dans la plupart des cas, ces audiences se déroulent à huis clos, ce qui empêche le public d’exercer son contrôle.

78. Le requérant observe qu’en l’espèce, le Gouvernement a reconnu le fait qu’il a, dans la période ayant immédiatement suivi son interpellation, été privé des droits dont bénéficient normalement les personnes arrêtées en tant que suspect. En effet, entre 23 heures le 25 janvier 2002, moment de l’interpellation, et 10 heures du matin le lendemain, moment où le procès‑verbal d’interpellation a été dressé, le requérant ne fut mis en mesure ni de faire appel à un avocat de son choix, ni d’obtenir une assistance médicale. Qui plus est, il n’avait pas été informé de ses droits en tant que suspect.

79. S’agissant de la qualité de l’instruction, le requérant soutient que celle‑ci n’était pas effective au sens des critères élaborés par la jurisprudence de la Cour. Plus particulièrement, le requérant expose qu’il s’est vu refuser l’accès au dossier pénal et que ses droits en tant que victime n’ont pas été respectés, et que les consignes du procureur n’ont pas été suivies par les enquêteurs, puisque notamment la confrontation entre lui‑même et les policiers n’a jamais eu lieu, pas plus que la reconstitution des faits sur les lieux.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

80. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Sur l’allégation de mauvais traitements

i. Les principes généraux

81. La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV). Pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 114, 17 juillet 2014). À l’égard d’une personne privée de sa liberté, l’usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 38, série A no 336, et Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 99, CEDH 1999‑V). Les nécessités de l’enquête et les indéniables difficultés de la lutte contre la criminalité ne sauraient conduire à limiter la protection due à l’intégrité physique de la personne (Ribitsch, précité, §§ 38-40, et Oleg Nikitine c. Russie, no 36410/02, § 46, 9 octobre 2008).

82. La Cour rappelle que si l’article 3 de la Convention n’interdit pas le recours à la force pendant son arrestation, cette force ne doit pas aller au‑delà de ce qui est strictement nécessaire (Davitidze c. Russie, no 8810/05, § 80, 30 mai 2013).

83. La Cour rappelle que les personnes en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger. Par conséquent, lorsqu’un individu est placé en garde à vue alors qu’il se trouve en bonne santé et que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible sur l’origine des blessures (Selmouni, précité, § 87, et Oleg Nikitine, précité, § 44). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (El‑Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012, et Mikheïev, précité, § 102, 26 janvier 2006).

84. Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu’ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 161, série A no 25). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou tout décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII).

85. En outre, la Cour rappelle que selon les normes du CPT, les examens médicaux convenables sont des garanties essentielles contre les mauvais traitements pour les personnes placées en garde à vue. Ces examens doivent être effectués par des médecins dûment qualifiés, en dehors de la présence de la police, et le rapport d’examen doit faire état non seulement de toutes les lésions corporelles relevées, mais aussi des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues, et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec ces explications (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000‑X, et Salmanoğlu et Polattaş c. Turquie, no 15828/03, § 80, 17 mars 2009). Pour se prononcer sur cette compatibilité, le médecin doit considérer tout un ensemble de facteurs, y compris la possibilité que les lésions constatées aient été subies dans des circonstances autres que les mauvais traitements allégués : blessures infligées par soi‑même ou séquelles de maladies par exemple (Davitidze, précité, § 115, et Barabanchtchikov, précité, § 59).

86. La Cour, ayant pris note à cet égard des nombreuses recommandations du CPT, considère que le prompt accès à un avocat fait partie des garanties procédurales contre les mauvais traitements, dans la mesure où un accusé se trouve souvent dans une situation particulièrement vulnérable à ce stade de la procédure lorsqu’il est confronté au stress dû à sa situation, effet qui se trouve amplifié par le fait que la législation en matière de procédure pénale tend à devenir de plus en plus complexe (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 54, CEDH 2008, et Martin c. Estonie, no 35985/09, § 79, 30 mai 2013). Par conséquent, toute exception à la jouissance de ce droit doit être clairement circonscrite et son application strictement limitée dans le temps. Enfin, la Cour relève que ces deux droits, qui constituent des garanties fondamentales contre les mauvais traitements, devraient s’appliquer dès le tout début de la privation de liberté (paragraphe 64 ci‑dessus).

87. La Cour rappelle sa position selon laquelle il n’y a pas de garantie légale contre les mauvais traitements plus importante que l’exigence de consigner sans tarder toute information relative à une arrestation dans les registres de garde à vue pertinents (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 105, CEDH 2000‑VI). La Cour souligne que la détention non reconnue d’un individu constitue une négation totale de ces garanties (El‑Masri, précité, § 233).

ii. L’application de ces principes au cas d’espèce

88. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe que les parties ne contestent pas le fait que le requérant a subi des lésions corporelles alors qu’il était sous le contrôle de la police (Ablyazov c. Russie, no 22867/05, § 50, 30 octobre 2012). Le Gouvernement se trouve, par conséquent, dans l’obligation de présenter une explication plausible de la manière dont ces lésions ont été subies.

89. À cet égard, la Cour note que, selon la version du Gouvernement, les lésions ont été causées pour une part par les policiers pour briser la résistance du requérant à son arrestation, et pour le reste par le requérant lui‑même, qui se serait infligé des blessures.

90. La Cour n’est pas convaincue par cette explication. Elle note que les conclusions de l’instruction pénale, sur lesquelles se fonde le Gouvernement, manquent de cohérence et de précision.

91. En premier lieu, la Cour observe que la première explication, selon laquelle les lésions avaient été le résultat du recours à la force au moment de l’arrestation du requérant, appelle des doutes. En effet, elle n’a été avancée que deux ans après l’incident, ayant été exprimée pour la première fois dans la décision du 15 avril 2004 (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour trouve surprenant que les policiers impliqués, qui avaient nié tout recours à la force lors de l’arrestation dans leurs explications données immédiatement après l’incident (paragraphe 28 ci-dessus), en n’aient eu le souvenir que deux ans après (paragraphe 35 ci-dessus). Les autorités chargées de l’instruction, quant à elles, n’ont pas clarifié cette contradiction.

92. En second lieu, la Cour observe que, même à admettre la version élaborée au terme de l’instruction interne – l’usage de la force et l’auto‑infliction de blessure, ce dernier point n’était d’ailleurs pas contesté par le requérant –, il reste que les autorités n’ont pas expliqué toutes les lésions identifiées par l’expert en médecine légale sur le corps du requérant (paragraphe 15 ci-dessus). En outre, les autorités ont admis à chaque fois de manière hâtive les versions données par les policiers (paragraphes 17, 27, 30, 33, 37, 41 et 47 ci-dessus) sans s’efforcer d’éliminer les contradictions entre les dépositions de ceux‑ci ni de reconstituer les événements pour vérifier la véracité de ces versions. Plusieurs aspects sont, partant, restés obscurs. Parmi les questions non résolues figurent notamment celles de savoir : si le recours à la force lors de l’arrestation était strictement nécessaire compte tenu du comportement du requérant ; quels types de lésions parmi celles constatées peuvent être imputées aux actes de l’intéressé. Au bout du compte, les autorités chargées de l’instruction n’ont pas expliqué quelles lésions correspondraient respectivement à l’usage de la force lors de l’arrestation et aux blessures que le requérant s’est infligées lui‑même. De surcroît, les autorités n’ont donné aucune explication quant à la conclusion de l’expert légiste selon lequel les lésions avaient été causées par des objets contondants de petite surface (paragraphe 21 ci‑dessus). Pourtant, cette conclusion de l’expert se concilie peu avec les deux versions de l’incident élaborées par les autorités nationales.

93. En troisième lieu, la Cour observe que tant la justice nationale que les procureurs d’Aniva et de Sakhaline ont identifié et signalé les défauts susmentionnés. Les procureurs, ayant constaté plusieurs contradictions dans les conclusions des enquêteurs, ont ordonné à maintes reprises des compléments d’information afin d’éliminer ces contradictions (paragraphes 26, 29, 34, 38, 41 et 48 ci‑dessus). De son côté, le tribunal du district d’Aniva a estimé que les autorités chargées de l’instruction devaient faire la distinction entre les lésions infligées par le requérant lui-même et les autres, ainsi qu’expliquer l’origine de ces dernières. Le tribunal a jugé en outre qu’il fallait clarifier les circonstances de l’arrestation du plaignant par la police (paragraphe 41 ci‑dessus). Toutes ces consignes n’ont pas été pleinement suivies par ces autorités (paragraphe 48 ci‑dessus).

94. En revanche, la Cour observe que le requérant a présenté un récit détaillé et cohérent quant aux multiples violences exercées sur sa personne par les policiers au commissariat de police du district d’Aniva (paragraphe 19 ci‑dessus). Son récit concorde avec la nature et la localisation des lésions identifiées par les médecins légistes (paragraphe 15 ci‑dessus). La Cour relève à cet égard que le Gouvernement n’a pas réfuté la version du requérant.

95. Dans ces circonstances, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas présenté des explications suffisantes permettant de croire qu’au moins une partie des lésions corporelles identifiées aient été subies par le requérant dans des circonstances autres que les mauvais traitements subis selon les dires de l’intéressé au commissariat de police la nuit du 25 au 26 janvier 2002. Les versions proposées par le Gouvernement – l’usage de la force lors de l’arrestation et l’auto‑infliction des lésions par le requérant – ne convainquent pas la Cour car elles sont restées lacunaires, même aux yeux des autorités nationales.

96. La Cour observe également que les parties ne contestent pas le fait que le requérant est resté au moins dix heures au commissariat de police avant que son interpellation soit officiellement reconnue et qu’un procès‑verbal en soit établi conformément à la loi (paragraphes 10, 11, 69 et 71 ci-dessus). Ce n’est qu’à 10 heures le 26 janvier 2002 que le requérant a été informé de ses droits en qualité de suspect et a eu le droit à un avocat et à un examen médical. Or, pendant les dix heures ayant précédé l’établissement de ce procès-verbal ont été effectués plusieurs actes d’instruction, tels que la parade d’identification devant la victime – où l’absence de défenseur du requérant a été confirmée par la cour régionale statuant comme instance de cassation (paragraphe 55 ci-dessus) – ou l’entretien avec l’intéressé sur les circonstances de l’infraction, et ce, sans que l’intéressé ait pu bénéficier des droits prévus pour les suspects. La Cour observe qu’en l’espèce, deux garanties procédurales – le droit d’accès à un avocat et le droit à un examen médical – n’ont pas été respectées à l’égard de l’intéressé. C’est précisément pendant cette période que le requérant a subi les mauvais traitements dénoncés. L’absence de ces garanties n’a pu qu’accroître la vulnérabilité du requérant et constituer un facteur favorable aux mauvais traitements qui ont eu lieu.

97. Quant à la gravité des faits établis, la Cour prend en considération l’intensité des actes en question (paragraphe 19 ci-dessus), le fait que les mauvais traitements subis par le requérant lui ont été infligés de manière intentionnelle par des agents de l’État agissant dans l’exercice de leurs fonctions, ainsi que les circonstances dans lesquelles ces traitements ont eu lieu. À l’égard de ce dernier élément, la Cour estime important de rappeler que les traitements dénoncés ont eu lieu à la faveur d’une situation de vulnérabilité du requérant qui, détenu au commissariat de police, a été privé pendant plusieurs heures des garanties procédurales normalement attachées à son état. Eu égard à ces éléments, la Cour estime dès lors que les actes dénoncés s’analysent en un traitement inhumain et dégradant (Markaryan c. Russie, no 12102/05, § 62, 4 avril 2013).

98. L’ensemble des éléments précédents permettent à la Cour de conclure que les traitements subis par le requérant dans la nuit du 25 au 26 janvier 2002 ont emporté violation de l’article 3 de la Convention dans son volet matériel.

b) Sur l’effectivité de l’enquête

i. Les principes généraux

99. La Cour considère que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII)

100. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens : l’enquête ne doit pas nécessairement arriver à la conclusion qui coïncide avec la version des faits présentée par le plaignant. Toutefois, elle doit également être effective en ce sens qu’elle doit tant pouvoir conduire à l’identification et au châtiment des responsables (voir, parmi beaucoup d’autres, Kopylov c. Russie, no 3933/04, § 132, 29 juillet 2010) que déterminer si la force utilisée pouvait ou non être justifiée dans les circonstances.

101. Pour qu’une enquête relative à une allégation de mauvais traitements puisse passer pour effective, elle doit être approfondie. Cela signifie que les autorités doivent entreprendre des démarches appropriées pour établir ce qui s’est passé et ne doivent pas se fier à des conclusions hâtives et mal fondées pour motiver leurs décisions à l’issue de l’enquête et notamment pour clôturer celle-ci (Assenov et autres, précité, § 103 et suiv., et Markaryan, précité, § 55). Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, la déclaration détaillée de la victime présumée au sujet de ces allégations, les dépositions des témoins oculaires, les expertises et, le cas échéant, les certificats médicaux complémentaires propres à fournir un compte-rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales, notamment de la cause des blessures. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause des blessures ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Davitidze, précité, § 100).

102. En outre, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 91-92, CEDH 1999‑III). De surcroît, une exigence de célérité et de diligence raisonnables est implicite dans ce contexte (Indelicato c. Italie, no 31143/96, § 37, 18 octobre 2001). Une réponse rapide des autorités, lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements, peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le principe de la légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (mutandis mutandis Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011). Enfin, il doit y avoir un élément suffisant de contrôle public de l’enquête ou de ses résultats. Le degré de contrôle public requis peut varier d’une affaire à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, un accès effectif du plaignant à la procédure d’enquête est indispensable (El‑Masri, précité, § 185).

103. De surcroît, les autorités ont l’obligation de mener une enquête officielle dès qu’une plainte officielle est déposée. Même lorsqu’une plainte proprement dite n’est pas formulée, il y a lieu d’ouvrir une enquête s’il existe des indications suffisamment précises donnant à penser qu’on se trouve en présence de cas de torture ou de mauvais traitements (Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, Velev c. Bulgarie, no 43531/08, § 60, 16 avril 2013, ainsi que El-Masri, précité, § 186 in fine).

104. Enfin, dans le cadre de l’examen des griefs tirés de l’article 5, la Cour a, à maintes reprises, souligné l’importance du contrôle juridictionnel indépendant à l’égard des actes de privation de liberté en vue du renforcement de la protection de l’individu contre les actes de torture et de mauvais traitements. La Cour réitère à ce propos qu’une prompte intervention judiciaire peut conduire à la détection et à la prévention de mesures propres à mettre en péril la vie de la personne concernée ou de sévices graves enfreignant les garanties fondamentales énoncées aux articles 2 et 3 de la Convention (El-Masri, précité, § 231, et Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 76, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

ii. L’application de ces principes au cas d’espèce

α) sur le caractère approfondi de l’instruction

105. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que les autorités russes ont mené une enquête préliminaire, mais que celle-ci n’a abouti à l’ouverture d’une instruction pénale, selon l’article 146 du code de procédure pénale (voir, a contrario, Lyapin, précité, §§ 128-136), que dans un délai de trois mois, ce qui excédait le terme imparti à cet effet par l’article 145 § 3 du code de procédure pénale (paragraphe 57 ci-dessus). La Cour note que les informations jugées suffisantes par le procureur de la région de Sakhaline pour ouvrir une instruction pénale le 4 avril 2002 (paragraphe 18 ci-dessus) étaient disponibles immédiatement après les mauvais traitements, à savoir, le 28 janvier 2002 (paragraphe 12 ci‑dessus). Or, en l’espèce, rien ne peut expliquer ce retard de trois mois dans l’ouverture de l’instruction. La Cour considère qu’un tel retard est de nature à avoir un effet négatif irréversible compromettant la capacité de l’instruction à faire la lumière sur les faits (Indelicato, précité, § 37, Kopylov, précité, § 137, et Shishkin c. Russie, no 18280/04, § 100, 7 juillet 2011).

106. La Cour relève que, dans le cadre de l’instruction, les autorités ont entrepris plusieurs opérations de vérification de la plausibilité des allégations formulées, dont une expertise médicolégale et l’interrogatoire des policiers impliqués dans l’incident, ainsi que des témoins oculaires (paragraphes 19, 22 – 26 ci-dessus). Cependant, la Cour n’est pas convaincue que l’instruction, prise dans son ensemble, ait été suffisamment approfondie pour satisfaire les critères élaborés par sa jurisprudence.

107. En premier lieu, la Cour trouve surprenant que les enquêteurs, après avoir entendu les versions des policiers – auteurs présumés des mauvais traitements selon les allégations portées à la connaissance des autorités –, s’y soient ralliés si hâtivement (paragraphe 92 ci-dessus). Les efforts des enquêteurs ont été principalement orientés vers une instruction à décharge, visant à disculper les policiers, plutôt que vers l’établissement minutieux et impartial les circonstances de l’incident (Ablyazov, précité, § 59).

108. En second lieu, la Cour observe que le motif pour lequel les autorités chargées de l’instruction ont mis en doute la version du requérant était celui lié à son casier judiciaire. Les enquêteurs ont fait valoir que l’allégation du requérant n’était qu’un moyen de défense, inspiré par le souci d’échapper à sa responsabilité pénale pour ses propres agissements (paragraphes 27, 41 et 48 ci-dessus). Dans ses observations, le requérant dénonce cette attitude qui est, à son avis, un corollaire du manque d’indépendance de ces enquêteurs par rapport aux policiers et contribue à renforcer l’impunité de ces derniers (paragraphe 75 ci-dessus). La Cour a déjà observé à cet égard que ce motif avancé par les autorités à l’égard du requérant pourrait l’être de façon tout aussi valable à l’égard des policiers impliqués, dans la mesure où ces derniers pouvaient, eux aussi, risquer d’être tenus pénalement responsables des mauvais traitements en cause (Markaryan, précité, § 66).

109. La Cour observe, en troisième lieu, que la version présentée par les policiers et retenue par les enquêteurs – usage légitime de la force lors de l’arrestation – est mise à mal par l’absence de lésions corporelles sur le visage du requérant au moment de son arrivée au commissariat de police, absence confirmée tant par les témoins (paragraphes 22, 26 et 27 ci‑dessus) que par l’absence de toute inscription pertinente dans le registre des personnes amenées dans des commissariats de police (paragraphe 11 ci‑dessus). Or, les autorités n’ont pas cherché à élucider cette contradiction, par exemple au moyen d’une reconstitution des faits sur les lieux – à savoir sur la route où l’arrestation avait eu lieu et au commissariat de police – ou bien au moyen de confrontations (Kopylov, précité, § 170) entre les personnes entendues.

De même, l’autre version retenue par les enquêteurs tenant à l’auto‑infliction des lésions par le requérant n’a pas été suffisamment étayée. En effet, des incertitudes demeurent : notamment, le requérant ne s’était-il cogné qu’une seule fois, comme indiqué par l’enquêtrice A. (paragraphe 16 ci-dessus) – sans, d’ailleurs, que l’intéressé ne le conteste (paragraphe 19 ci‑dessus) – ou plusieurs fois, comme indiqué par le policier D. (paragraphe 16 ci-dessus). Cette contradiction entre les déclarations de ces trois personnes qui se trouvaient pourtant dans la même salle au moment des faits n’a pas éveillé l’attention des enquêteurs, qui n’ont pas tenté de l’élucider. Force est de constater que les autorités n’ont pas pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident. Cette carence de l’instruction a affaibli sa capacité à conduire à l’identification de la ou des personnes responsables.

110. De surcroît, la Cour observe que l’instruction pénale n’a pas rempli le rôle qui lui incombait d’expliquer de manière convaincante l’origine de toutes les lésions corporelles du requérant (voir, mutadis mutandis Ribitsch précité, § 34). Cette faille a également été mise en exergue tant par le procureur de la région de Sakhaline (paragraphes 16 et ci-dessus) que par le tribunal d’Aniva (paragraphe 41 ci-dessus). Certes, des compléments d’information ont été ordonnés afin de remédier à cette faille. Toutefois, loin de se conformer aux consignes données, leurs destinataires se sont bornés à reproduire mot pour mot leurs précédentes décisions. Vu cette circonstance, la Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle les consignes des procureurs et des juges sont contraignantes pour les autorités chargées de l’enquête (paragraphe 71 ci‑dessus). Manifestement, les paragraphes 6 et 7 de l’article 148 du code de procédure pénale, auxquels se réfère le gouvernement russe, se sont avérés inopérants dans le cas d’espèce.

β) sur le contrôle « public » de l’instruction

111. En outre, s’agissant de l’accès du plaignant à la procédure de l’instruction, la Cour prend note de la reconnaissance par le Gouvernement du fait que ce droit n’a pas été respecté par les autorités compétentes (paragraphe 70 ci-dessus). En effet, à deux reprises, le requérant s’est vu refuser le droit de prendre connaissance du dossier au motif qu’il n’était pas « victime » des mauvais traitements dénoncés pour la simple raison que ceux-ci n’avaient pas eu lieu (paragraphes 50 et 51 ci-dessus). Cette qualité ne lui a été reconnue qu’en 2005, c’est-à-dire trois ans après l’incident (paragraphes 52 et 53 ci-dessus). Ainsi, la Cour constate que, malgré les dispositions légales relatives à la qualité de victime et aux droits s’y attachant, telles qu’interprétées par la Cour constitutionnelle de Russie (paragraphe 59 ci-dessus), les autorités nationales ont échoué à assurer le contrôle « public » de l’instruction et de ses résultats par le principal intéressé.

γ) sur le rôle du juge de la détention provisoire

112. La Cour note que le 29 janvier 2002, c’est-à-dire trois jours après les mauvais traitements, le requérant a été traduit devant un juge du tribunal du district d’Aniva pour l’examen de la demande tendant à sa mise en détention provisoire. La Cour constate que lors de l’audience, le requérant présentait déjà des lésions sur des parties visibles du corps, notamment des hématomes sur le front (paragraphes 11 – 15 ci-dessus). Toutefois, ces lésions n’ont pas suscité la vigilance du juge, celui-ci n’ayant donné aucune suite à cette singularité patente. En effet, il n’a ni interrogé le requérant sur l’origine de ces lésions, ni signalé leur existence aux autorités compétentes.

113. Tout en reconnaissant que l’initiative de déposer plainte incombe à la victime, la Cour estime que le juge a un rôle essentiel dans la prévention des mauvais traitements, notamment dans le cadre de la procédure de placement en détention provisoire. En effet, il peut y avoir des situations – telles que décrites dans les rapports du CPT – où « des personnes allèguent avoir eu peur de se plaindre des mauvais traitements subis à cause de la présence lors de l’audition par le procureur ou le juge des mêmes membres des forces de l’ordre qui les avaient interrogées ou [avoir été] expressément dissuadées de déposer plainte (...) » (paragraphe 64 ci-dessus). Selon le CPT, « le fait que des personnes détenues par les forces de l’ordre soient présentées aux autorités de poursuite et de jugement leur offre une excellente opportunité de faire savoir si elles ont été maltraitées ou non. En outre, même en l’absence d’une plainte formelle, ces autorités pourront prendre les mesures nécessaires, en temps voulu, s’il y a d’autres indices (par exemple, des blessures visibles [ou bien] l’apparence ou le comportement général d’une personne) que des mauvais traitements ont pu avoir lieu. »

114. La Cour observe qu’en l’occurrence, lors de l’audience du 29 janvier 2002, l’autorité judiciaire indépendante s’est montrée passive face à des indices suffisamment précis – hématome de taille importante sur les paupières de l’œil gauche – d’un cas de mauvais traitements.

δ) conclusion

115. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’instruction pénale menée à la suite de l’allégation du requérant n’a pas rempli la condition d’ « effectivité » requise. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

116. S’agissant des autres griefs soulevés, eu égard au contenu du dossier et dans la mesure où ils relèvent de sa compétence, la Cour estime que ces griefs ne révèlent pas de violations des droits consacrés par la Convention et ses Protocoles.

117. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

118. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

119. Le requérant réclame 5 220 000 roubles russes (RUB) pour préjudice matériel, ainsi que sa « réhabilitation » et l’attribution d’un appartement qu’il dit avoir perdu lorsqu’il était en détention. En outre, il réclame 2 000 000 RUB au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

120. Se référant aux arrêts Benthem c. Pays-Bas (23 octobre 1985, série A no 97) et Kalachnikov c. Russie ((déc.), no 47095/99, CEDH 2001‑XI (extraits)), le Gouvernement estime qu’il n’y a pas en l’espèce de lien de causalité entre la violation de la Convention constatée et le dommage allégué. En effet, en ce qui concerne le préjudice matériel, le Gouvernement observe que cette demande se rapporte plutôt au jugement du 6 mai 2002 par lequel l’intéressé fut ensuite condamné. Accueillir cette demande équivaudrait à annuler ce jugement et à l’acquitter du délit, ce qui est manifestement au-delà de la compétence de la Cour. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement estime que, si la Cour conclut à la violation de la Convention, ce constat constituera en soi une satisfaction équitable suffisante.

121. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

122. Au vu des circonstances de l’espèce, et eu égard au constat de violation de l’article 3 de la Convention auquel elle est parvenue et selon lequel le requérant a été soumis à un traitement inhumain et dégradant et que, de surcroît, les autorités nationales n’ont pas mené ultérieurement une enquête effective sur ses allégations y afférentes, la Cour considère que l’intéressé a nécessairement connu une détresse, une frustration et un sentiment d’injustice qui ne sauraient être réparée par le seul constat de violation opéré par le présent arrêt. Elle estime toutefois que la somme réclamée est excessive. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour estime qu’il y a lieu de fixer à 9 750 euros (EUR) la somme à allouer au requérant au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

123. Le requérant demande également 5 850 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

124. Le Gouvernement estime que cette somme est déraisonnable et excessive étant donné que l’affaire n’est pas particulièrement complexe. Qui plus est, le Gouvernement observe que le requérant n’a présenté aucun décompte fiable confirmant l’étendue du travail accompli.

125. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable un montant de 4 500 EUR, dont il faut déduire les 850 EUR déjà versés dans le cadre de l’assistance judiciaire. La Cour accorde donc au requérant 3 650 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

C. Intérêts moratoires

126. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 9 750 EUR (neuf mille sept cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 650 EUR (trois mille six cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenElisabeth Steiner
GreffierPrésidente


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