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08/04/2015 | CEDH | N°001-153917

CEDH | CEDH, AFFAIRE M.E. c. SUÈDE, 2015, 001-153917


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE M.E. c. SUÈDE

(Requête no 71398/12)

ARRÊT

(radiation)

STRASBOURG

8 avril 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire M.E. c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Işıl Karakaş,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Päivi Hirvelä,
Nona Tsotsori

a,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney
Krzysztof Wojtyczek, juges,
Johan Hirschfeldt, juge ad h...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE M.E. c. SUÈDE

(Requête no 71398/12)

ARRÊT

(radiation)

STRASBOURG

8 avril 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M.E. c. Suède,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Işıl Karakaş,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Päivi Hirvelä,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Julia Laffranque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney
Krzysztof Wojtyczek, juges,
Johan Hirschfeldt, juge ad hoc,

et de Erik Fribergh, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71398/12) dirigée contre le Royaume de Suède et dont un ressortissant libyen, M. M.E. (« le requérant »), a saisi la Cour le 3 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la cinquième section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »).

2. Le requérant a été représenté par Me D. Loveday, avocat, et par M. S.‑Å. Petersson, conseiller en matière d’asile, tous deux exerçant à Stockholm. Le gouvernement suédois (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agentes, Mmes H. Lindquist et K. Fabian, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait que son expulsion vers la Libye pour qu’il y déposât une demande de regroupement familial emporterait violation de l’article 3 de la Convention.

4. Le 12 décembre 2012, le président en exercice de la cinquième section, à laquelle l’affaire avait été attribuée (article 52 § 1 du règlement), a décidé d’appliquer l’article 39 du règlement et d’indiquer au Gouvernement que le requérant ne devait pas être expulsé vers la Libye avant l’issue de la procédure devant la Cour.

5. À cette même date, la requête a été communiquée au Gouvernement.

6. À la suite du déport de Helena Jäderblom, juge élue au titre de la Suède (article 28 du règlement), le président de la section a désigné Johan Hirschfeldt pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

7. Le 26 juin 2014, une chambre de la cinquième section composée de Mark Villiger, Ann Power-Forde, Ganna Yudkivska, Vincent A. De Gaetano, André Potocki, Aleš Pejchal et Johan Hirschfeldt, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel elle déclarait, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 3 recevable et la requête irrecevable pour le surplus, et concluait, par six voix contre une, que l’exécution de l’arrêté d’expulsion visant le requérant n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention.

8. Le 26 septembre 2014, le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 17 novembre 2014, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions de l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention et de l’article 24 du règlement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Genèse de l’affaire et procédure devant les autorités nationales

10. Le requérant est né en 1982 et vit en Suède.

11. Le 29 juillet 2010, il demanda l’asile en Suède, indiquant qu’il était arrivé dans le pays trois jours plus tôt.

12. Le 6 août 2010, l’office des migrations (Migrationsverket) eut un premier entretien avec le requérant. Un entretien approfondi eut lieu le 20 août 2010 en présence d’un avocat commis d’office et d’un interprète. Le requérant déclara essentiellement ce qui suit.

13. En avril 2010, il aurait quitté la Libye pour la Tunisie, où il serait resté avant de partir pour la Suède en juillet 2010 avec l’aide de passeurs et un faux passeport français. En Libye, il aurait été soldat et aurait travaillé comme garde sur une base militaire de Tripoli où des personnes l’auraient payé pour transporter illégalement des armes destinées à de puissants clans, qui auraient été liés aux autorités. Il aurait travaillé pour ces personnes pendant plus d’un an avant d’être arrêté, en novembre 2009, lors d’un contrôle routier et emmené dans un lieu inconnu, où il aurait été soumis à des interrogatoires et à des tortures. Il aurait été accusé de possession illégale d’armes et de vol de voiture et aurait ensuite été transféré dans une prison militaire. Les tortures subies lui auraient causé une grave blessure au bras et environ deux mois après son transfert dans une prison militaire il aurait été emmené dans un hôpital civil. Après avoir été soigné par un médecin, il aurait réussi à s’échapper. Le requérant soutint que s’il était renvoyé vers la Libye, il serait passible d’une peine de dix ans d’emprisonnement au moins pour les infractions qui lui auraient été reprochées. Il ajouta qu’il risquait d’être tué par les clans au motif qu’il aurait révélé leurs noms sous la torture.

14. L’agent de l’office des migrations demanda au requérant s’il sollicitait l’asile aussi pour d’autres raisons, ce à quoi l’intéressé répondit par la négative. Le requérant indiqua qu’il avait bien vécu en Libye jusqu’à son arrestation et qu’il avait même envisagé d’épouser une femme en mai 2010.

15. Le 21 février 2011, le requérant ajouta aux motifs avancés à l’appui de sa demande d’asile qu’il était homosexuel et qu’il avait une relation avec un homme, N., titulaire d’un permis de séjour permanent en Suède. Il aurait emménagé avec N. en décembre 2010.

16. Lors d’un nouvel entretien, le 1er novembre 2011, le requérant déclara qu’il avait été hétérosexuel avant de s’intéresser à N. Personne en Libye n’aurait été au courant de son orientation sexuelle et il n’aurait jamais eu de relation homosexuelle dans ce pays. N. et lui se seraient mariés en Suède en septembre 2011. Le requérant déclara que s’il devait retourner en Libye pour y demander le regroupement familial, on apprendrait qu’il était marié avec un homme et il risquerait d’être persécuté et de subir des mauvais traitements.

17. Le 16 décembre 2011, l’office des migrations rejeta la demande d’asile formée par le requérant. Il estima notamment qu’au cours des entretiens le requérant avait donné des informations divergentes sur son passeport et qu’il avait fait des déclarations contradictoires au sujet de la date de sa rencontre avec N. et de leur relation. Il conclut que le récit du requérant, pour autant qu’il concernait les événements en Libye et sa relation avec N., manquait de crédibilité et ne suffisait pas à justifier l’octroi d’un permis de séjour en Suède. En outre, l’office nota que des changements importants s’étaient produits en Libye après que le requérant eut quitté le pays. Il estima que l’intéressé n’avait pas étayé l’allégation selon laquelle, eu égard aux accusations pénales portées contre lui, il risquait d’être persécuté par les autorités à son retour ou que celles-ci ne seraient pas en mesure de le protéger contre le harcèlement des clans. Concernant la relation du requérant avec N., l’office renvoya à la règle principale posée par la loi sur les étrangers, d’après laquelle un étranger qui demande un permis de séjour en Suède en raison de ses attaches familiales ou d’une relation sérieuse doit avoir sollicité et obtenu un tel permis avant d’entrer dans le pays. L’office considéra qu’il ne serait pas déraisonnable d’exiger du requérant qu’il déposât une telle demande en Libye conformément à cette règle.

18. Le 13 septembre 2012, le tribunal des migrations (Migrationsdomstolen) rejeta le recours que le requérant avait formé. Il estima tout d’abord que la situation générale en Libye n’était pas suffisamment grave pour justifier l’octroi de l’asile au requérant en l’absence de raisons personnelles. Examinant ensuite les motifs personnels avancés par le requérant, le tribunal considéra que le récit de l’intéressé n’était pas crédible, soulignant que celui-ci n’avait soumis qu’à l’audience devant lui son passeport, d’où il ressortait qu’il avait obtenu un visa Schengen de l’ambassade de Malte à Tripoli en mai 2010 et qu’il était entré en Suède le 15 juin 2010. Le tribunal constata ainsi que le requérant avait délibérément livré de fausses déclarations devant l’office des migrations concernant son passeport, la façon dont il avait voyagé jusqu’en Suède et la date de son arrivée dans le pays, et que l’intéressé avait également fait des déclarations contradictoires sur les informations qu’il possédait quant aux possibilités de demander l’asile en Suède et sur les menaces alléguées dont il faisait l’objet en Libye. Il n’ajouta donc pas foi au récit du requérant.

19. Le tribunal ne mit pas en doute l’homosexualité du requérant. Toutefois, il estima que celui-ci n’avait pas étayé son allégation selon laquelle il était menacé en Libye pour cette raison. Il nota que, selon les propres déclarations du requérant, on ne savait pas en Libye qu’il était homosexuel. Il jugea peu probable que, comme le requérant le soutenait, des Libyens de Suède qui étaient au courant de son orientation sexuelle seraient plus enclins à diffuser cette information simplement parce que le requérant allait être renvoyé en Libye. En résumé, il conclut que l’intéressé n’avait pas montré qu’il risquait d’être persécuté ou soumis à des mauvais traitements s’il était renvoyé en Libye. En ce qui concerne la relation du requérant avec N., le tribunal observa que tout le personnel d’ambassade avait une obligation de confidentialité et que rien n’empêchait le requérant de demander un permis de séjour depuis l’étranger.

20. Un juge non professionnel émit une opinion dissidente, estimant que l’on ne pouvait exclure qu’il y eût des fuites d’informations provenant d’une ambassade au sujet de l’orientation sexuelle du requérant.

21. Le requérant saisit la cour d’appel des migrations (Migrationsöverdomstolen) qui, le 10 octobre 2012, lui refusa l’autorisation d’interjeter appel. L’arrêté d’expulsion visant le requérant devint donc exécutoire.

22. Le 10 décembre 2012, l’office des migrations rejeta la demande de réexamen soumise par le requérant. Celui-ci soutenait notamment que son frère avait appris par un Libyen de Suède qui s’était rendu en Libye qu’il était marié à un autre homme. Son oncle lui aurait téléphoné par la suite et aurait menacé de le tuer s’il rentrait en Libye, l’accusant d’avoir déshonoré sa famille. Le tribunal ne vit aucune raison de s’écarter de la règle principale voulant qu’une demande de regroupement familial soit présentée depuis l’étranger. Il estima que l’allégation du requérant selon laquelle il avait reçu des menaces de proches n’était pas suffisante pour constituer un obstacle permanent à l’exécution de l’arrêté d’expulsion et, par conséquent, qu’aucun motif ne justifiait le réexamen de l’affaire.

B. Développements intervenus après l’arrêt de la chambre

23. Après que la chambre eut rendu son arrêt le 26 juin 2014, le 17 novembre 2014, le collège de la Grande Chambre fit droit à la demande de renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre formée par le requérant (paragraphes 7-8 ci-dessus).

24. Dans l’intervalle, le 4 novembre 2014, le directeur général des affaires juridiques de l’office des migrations avait rendu un avis juridique concernant la situation en Libye (« Rättslig kommentar angående situationen i Libyen »). Il y indiquait notamment que l’élection d’Ahmed Miitig comme Premier ministre en mai 2014 par le Parlement libyen avait donné lieu à de vives protestations et à de violents combats entre groupes rivaux. En juin, la Cour suprême avait annulé l’élection de M. Miitig, lequel avait démissionné quelques jours plus tard. Des élections législatives s’en étaient suivies et à la mi‑juillet une coalition rassemblant différentes milices liées aux Frères musulmans et d’autres groupes islamistes avait été formée au Parlement. La situation s’était alors encore dégradée : des milices s’étaient affrontées pour prendre le contrôle de l’aéroport de Tripoli et les combats s’étaient intensifiés à Benghazi. La violence avait également gagné les zones résidentielles autour de Tripoli, faisant de nombreuses victimes civiles. Des dizaines de milliers de personnes avaient été contraintes de fuir leur domicile et, selon les Nations unies, quelque 227 000 personnes avaient été déplacées à l’intérieur du pays, dont plus de 160 000 depuis le début des combats en mai 2014. Quelque 100 000 autres personnes auraient fui les combats pour se réfugier dans des pays voisins. La population civile avait également des difficultés pour se déplacer librement dans le pays en raison des barrages routiers érigés de manière sporadique par diverses milices. En outre, les deux aéroports internationaux du pays, ceux de Tripoli et Benghazi, avaient été gravement endommagés lors des combats et étaient en partie fermés, sans aucune chance de reprise du trafic normal dans un avenir prévisible.

25. Dans ce contexte, le directeur général apprécia comme suit les conditions de sécurité en Libye et la possibilité d’un retour dans ce pays :

« Les combats se poursuivent entre différents acteurs dans plusieurs villes côtières de Libye. Ces combats sont considérés comme constitutifs d’un conflit armé au sens de la loi sur les étrangers. Compte tenu de l’instabilité politique, rien n’indique pour l’instant que ces combats cesseront dans un proche avenir. Les combats sont importants mais ne sont pas généralisés au point que toute personne qui retournerait dans le pays risquerait d’être soumise à des actes de violence. Il y a donc lieu de procéder à une évaluation individuelle dans chaque cas, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Elgafaji [Elgafaji c. Staatssecretaris van Justitie, C-465/07, Cour de justice de l’Union européenne, 17 février 2009].

Dans les autres parties de la Libye, on peut considérer que, eu égard à l’instabilité politique, la situation en matière de sécurité relève de la notion de troubles graves au sens du chapitre 4, article 2 a) de la loi sur les étrangers.

La situation des personnes retournant en Libye est actuellement difficile. Toutefois, les difficultés ne sont apparues que récemment et il est encore bien trop tôt pour dire qu’elles constituent un obstacle pratique à l’exécution de nature à justifier l’octroi d’un permis de séjour.

L’office des migrations continue de surveiller la situation en Libye et la question des obstacles à l’exécution, et prévoit de procéder à une nouvelle évaluation dans quelques mois. »

26. À la lumière des informations figurant dans l’avis juridique concernant la situation en Libye et notant que la Cour avait renvoyé l’affaire du requérant devant la Grande Chambre, l’office des migrations décida de son propre chef de procéder à un nouvel examen de l’affaire et de rechercher s’il existait des obstacles à l’exécution de l’arrêté d’expulsion.

27. Le 17 décembre 2014, l’office des migrations accorda au requérant un permis de séjour permanent en Suède. Il nota en premier lieu qu’il ne pouvait ni réexaminer une décision émanant d’une autorité de niveau supérieur ni se prononcer sur la justesse de l’appréciation effectuée par celle-ci. L’arrêté d’expulsion ayant acquis force de chose jugée, l’office pouvait seulement rechercher si les faits nouveaux survenus dans l’affaire constituaient un obstacle à l’exécution de l’arrêté d’expulsion. Après avoir renvoyé aux dispositions pertinentes de la loi sur les étrangers et aux travaux préparatoires de celle-ci, l’office procéda à l’appréciation suivante de l’affaire du requérant :

« Vous êtes homosexuel et originaire de Libye. Vous êtes marié avec un homme avec lequel vous vivez en Suède depuis le 7 décembre [2010]. Votre orientation sexuelle et votre relation avec votre mari ont été examinées par l’office et le tribunal des migrations. Ces éléments ne sauraient donc passer pour des faits nouveaux au sens de la loi sur les étrangers.

Le 4 novembre 2014, le directeur général des affaires juridiques de l’office des migrations a rendu un nouvel avis juridique concernant la situation en Libye. Il y formule les constats suivants : les combats se poursuivent entre différents acteurs dans plusieurs villes côtières de Libye, notamment dans votre ville d’origine, Tripoli ; ces combats sont considérés comme constitutifs d’un conflit armé au sens de la loi sur les étrangers ; compte tenu de l’instabilité politique, rien n’indique pour l’instant que ces combats cesseront dans un proche avenir ; les combats sont importants mais ne sont pas généralisés au point que toute personne qui retournerait dans le pays risquerait d’être soumise à des actes de violence ; il y a donc lieu de procéder à une évaluation individuelle dans chaque cas, conformément aux principes énoncés dans l’arrêt Elgafaji.

D’après l’appréciation effectuée par l’office des migrations, la détérioration des conditions de sécurité en Libye depuis l’examen par l’office et le tribunal des migrations des motifs invoqués à l’appui de votre demande de protection, envisagée à la lumière de votre orientation sexuelle, doit être considérée comme un fait nouveau.

L’office et le tribunal des migrations n’ont pas mis en doute votre orientation sexuelle et, durant votre séjour en Suède, vous avez manifesté votre orientation notamment en contractant un mariage avec un homme dans ce pays. On peut donc présumer que vous entendez continuer à vivre ouvertement votre homosexualité, même si vous retournez en Libye, et que vous risquez de ce fait d’attirer l’attention des autorités libyennes ou d’individus. Eu égard à la détérioration des conditions de sécurité en Libye, il est probable, de l’avis de l’office des migrations, qu’en cas de retour dans ce pays vous risquez d’être persécuté en raison de votre orientation sexuelle.

Dans ces conditions, l’office des migrations estime que des faits nouveaux sont apparus, qui s’analysent en un obstacle à l’exécution aux fins du chapitre 12, article 18, de la loi sur les étrangers. Il décide donc de vous accorder un permis de séjour permanent. »

EN DROIT

I. DEMANDE DE RADIATION DE LA REQUÊTE

28. Le requérant allègue que son retour en Libye emporterait violation de l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

29. Le Gouvernement invite la Cour à rayer l’affaire du rôle, en vertu de l’article 37 § 1 de la Convention, car il considère que le requérant ne risque plus d’être expulsé vers la Libye depuis la décision de l’office des migrations du 17 décembre 2014. D’après lui, le litige a par conséquent été résolu au niveau interne et aucune circonstance spéciale touchant au respect des droits de l’homme n’exige la poursuite de l’examen de la requête par la Cour. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que la requête devrait être déclarée irrecevable, le requérant ne pouvant, d’après lui, plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention.

30. Le requérant déclare qu’il souhaite maintenir la requête et prie la Cour d’en poursuivre l’examen au fond. Il estime que le « litige » dont la Cour est saisie n’a pas été résolu. À son avis, celui-ci englobe non seulement le point de savoir si son renvoi éventuel en Libye emporterait violation de l’article 3, mais également la question distincte de savoir si les décisions antérieures des autorités suédoises ont méconnu l’article 3, dès lors que, selon lui, celles-ci savaient ou auraient dû savoir à l’époque où elles ont pris ces décisions que son renvoi en Libye l’exposerait à un risque réel de subir des traitements inhumains ou dégradants. Le requérant allègue de plus que les décisions des autorités internes sont viciées au point de donner lieu à une violation procédurale de l’article 3. D’après lui, le « litige » devant la Grande Chambre porte maintenant également sur le bien-fondé du raisonnement adopté par la chambre sous l’angle de l’article 3. En outre, le requérant soutient que le respect des droits de l’homme exige que la Grande Chambre poursuive l’examen de l’affaire, considérant qu’elle soulève des questions graves d’importance fondamentale concernant les droits des homosexuels et l’appréciation de ces droits dans des affaires d’asile partout en Europe. Enfin, se référant aux arguments ci-dessus, il plaide que les autorités suédoises n’ont jamais reconnu une violation de ses droits découlant de la Convention et s’estime en conséquence toujours victime. Bien qu’étant reconnaissant aux autorités de lui avoir délivré un permis de séjour permanent, il considère n’avoir pas obtenu pleinement réparation, eu égard à l’inquiétude, à l’incertitude et à la tension que les décisions initiales des autorités internes lui auraient causées.

B. Appréciation de la Cour

31. L’article 37 § 1 de la Convention énonce :

« 1. À tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure

a) que le requérant n’entend plus la maintenir; ou

b) que le litige a été résolu; ou

c) que, pour tout autre motif dont la Cour constate l’existence, il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête.

Toutefois, la Cour poursuit l’examen de la requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. »

32. La Cour observe d’emblée que, conformément à sa jurisprudence constante dans les affaires concernant l’expulsion d’un requérant d’un État défendeur, elle considère, dès lors que l’intéressé ne risque plus d’être expulsé de cet État, que l’affaire a été résolue, et elle la raye de son rôle, que le requérant approuve ou non cette décision (voir, entre autres, Paez c. Suède, 30 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, Sarwari c. Autriche (déc.), no 21662/10, 3 novembre 2011, M.A. c. Suède (déc.), no 28361/12, 19 novembre 2013, Isman c. Suisse (déc.), no 23604/11, 21 janvier 2014, O.G.O. c. Royaume-Uni (déc.), no 13950/12, 18 février 2014, et I.A. c Pays-Bas (déc.), no 76660/12, 27 mai 2014).

33. La raison en est que la Cour a toujours envisagé la question sous l’angle d’une violation potentielle de la Convention, étant d’avis que la menace d’une violation disparaît de par la décision accordant au requérant le droit de séjour dans l’État défendeur en cause (Paez, précité, § 29). Suivant cette approche, elle a conclu dans des affaires antérieures que l’article 3 ne serait pas violé dès lors que le requérant ne courait plus un risque réel et imminent d’être expulsé (voir, par exemple, A.G. c. Suède (déc.), no 22107/08, 6 décembre 2011, et H c. Norvège (déc.) no 51666/13, 17 février 2015).

34. En l’espèce, la Cour relève qu’aucun règlement amiable ou arrangement n’est intervenu. La mesure d’octroi d’un permis de séjour permanent au requérant, qui a annulé effectivement l’arrêté d’expulsion, a été prise par l’office des migrations de son propre chef le 17 décembre 2014, essentiellement en raison de la détérioration des conditions de sécurité en Libye depuis l’été 2014, ainsi qu’il est exposé dans l’avis juridique concernant la situation en Libye rendu par le directeur général de l’office des migrations le 4 novembre 2014 (paragraphes 24-25 ci‑dessus). Il y a lieu de noter en outre que, pour autant que la requête a été déclarée recevable, le grief initial soulevé par le requérant au regard de la Convention concernait ses craintes que son expulsion vers la Libye l’exposât à des mauvais traitements contraires à l’article 3 de la Convention. Cette menace de violation a été éliminée par la décision de l’office des migrations du 17 décembre 2014 annulant l’arrêté d’expulsion – dont l’exécution avait été suspendue pendant la procédure – et octroyant à l’intéressé un permis de séjour permanent en Suède.

35. Dès lors, conformément à sa jurisprudence exposée ci-dessus, la Cour estime que le litige a été résolu au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention.

36. Contrairement à ce qu’avance le requérant, lors de l’examen de cette question, la Cour n’est pas tenue de rechercher rétrospectivement s’il existait un risque réel engageant la responsabilité de l’État défendeur au regard de l’article 3 de la Convention lorsque les autorités suédoises de l’immigration ont refusé les demandes d’asile du requérant ou lorsque la chambre a adopté son arrêt. Il s’agit certes de faits historiques mais ils ne permettent pas d’éclairer la situation actuelle du requérant, dans laquelle le risque en cause a disparu ; cette dernière circonstance est déterminante pour le constat de la Cour que le litige a été résolu (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 133, CEDH 2008).

37. En ce qui concerne l’argument du requérant selon lequel il existe des circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigent la poursuite de l’examen de l’affaire (article 37 § 1 in fine), la Cour note que dans sa décision du 17 décembre 2014 l’office des migrations a pris en compte l’orientation sexuelle du requérant. L’office a estimé que l’intéressé avait besoin de protection en Suède car la détérioration des conditions de sécurité dans son pays d’origine l’exposerait au risque d’être persécuté puisqu’il vivait ouvertement son homosexualité et que l’on pouvait penser qu’il continuerait à vivre ainsi à son retour dans ce pays. Dans ces conditions, la Cour ne décèle aucune circonstance spéciale touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait qu’elle poursuive l’examen de la requête.

38. En conséquence, il convient de rayer la requête du rôle.

II. ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

39. Eu égard à ce qui précède, l’application de l’article 39 du règlement est levée.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

Décide de rayer la requête du rôle.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 8 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Erik FriberghDean Spielmann
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-153917
Date de la décision : 08/04/2015
Type d'affaire : radiation du rôle
Type de recours : Radiation du rôle (Article 37-1 - Radiation du rôle;Article 37-1-b - Litige résolu)

Parties
Demandeurs : M.E.
Défendeurs : SUÈDE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LOVEDAY D. ; PETERSSON S.-Å.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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