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19/03/2015 | CEDH | N°001-152890

CEDH | CEDH, AFFAIRE CORBET ET AUTRES c. FRANCE, 2015, 001-152890


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE CORBET ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 7494/11, 7493/11 et 7989/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mars 2015

DÉFINITIF

19/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Corbet et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ganna Yudkivska,
Vincent

A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE CORBET ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 7494/11, 7493/11 et 7989/11)

ARRÊT

STRASBOURG

19 mars 2015

DÉFINITIF

19/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Corbet et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 7493/11, 7494/11 et 7989/11) dirigées contre la République française et dont trois ressortissants de cet État (« les requérants »), MM. Yves Léonzi (requête no 7493/11), Jean-Charles Corbet (requête no 7494/11) et Christian Paris (requête no 7989/11), ont saisi la Cour les 22 et 28 décembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. M. Léonzi est représenté devant la Cour par Me Michel de Guillenchmidt, avocat à Paris. MM. Corbet et Paris sont représentés par Me Vincent Ollivier, avocat à Paris également. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. François Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, les requérants se plaignaient essentiellement d’une violation de leur droit de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination, du droit à la présomption d’innocence et des droits de la défense, résultant du fait qu’un rapport d’une commission d’enquête parlementaire avait été transmis au ministère public et avait servi de fondement aux poursuites pénales conduites contre eux. En outre, invoquant l’article 5 § 3 de la Convention dans le contexte de son placement en garde à vue en juillet 2003, le requérant Corbet (requête no 7494/11) dénonçait une violation du droit de toute personne arrêtée ou détenue en application de l’article 5 § 1 c) d’être « aussitôt » traduite devant un juge.

4. Le 12 février 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement pour autant qu’elles portaient sur ces griefs ; elles ont été déclarées irrecevables pour le surplus.

EN FAIT

5. Les requérants sont nés en 1957, 1952 et 1954 et résident respectivement à Boulogne Billancourt, Boursonne et La Varenne Saint-Hilaire.

6. Les compagnies aériennes françaises AOM et Air Liberté faisaient partie du groupe Swissair, qui a fait faillite en octobre 2001 et a cessé toute activité en mars 2002.

I. LE DÉPÔT DE BILAN ET LA LIQUIDATION JUDICIAIRE

7. Le 29 mai 2001, à la demande de Swissair, les sociétés composant le groupe AOM-Air Liberté déposèrent le bilan. Par un jugement du 19 juin 2001, le tribunal de commerce de Créteil plaça les sociétés du groupe en redressement judiciaire et arrêta un plan de cession.

8. La société Holco, que le requérant Corbet avait créée dans le but de présenter une offre de reprise des actifs et dont il était le dirigeant, confia au cabinet d’avocats du requérant Léonzi le soin de coordonner l’activité des cabinets d’avocats associés à la préparation de cette offre. Par un jugement du 27 juillet 2001, le tribunal de commerce de Créteil accueillit l’offre de reprise partielle de la société Holco. En outre, il homologua une transaction entre les actionnaires du groupe AOM-Air Liberté (Swissair et Taitbout Antibes BV), le repreneur et les organes de la procédure collective, aux termes de laquelle Swissair verserait une contribution financière volontaire de 1,32 milliards de francs (« FRF ») (environ 248 000 000 d’euros (« EUR »)) pour financer la restructuration, l’activité et la reprise des effectifs en contrepartie de la renonciation par les autres parties de toute action contre les personnes physiques ou morales qui constituaient Swissair ou Taitbout Antibes BV. Par un jugement du 1er août 2001, le tribunal homologua un autre protocole prévoyant le versement par les anciens actionnaires de 50 000 000 FRF (environ 9 400 000 EUR) directement entre les mains des administrateurs judiciaires et pour le compte du repreneur, aux fins du financement de la restructuration et de l’activité des structures de reprise des actifs. Une décision du 13 septembre 2001 rectifia ce jugement, précisant que la société Holco bénéficiait d’une faculté de substitution au profit de toute entité créée pour les besoins de la reprise, sous réserve qu’elle la contrôle.

9. La société Holco constitua un groupe de sociétés dont elle était la société holding. Composé de six filiales, ce groupe adoptait une structure en « râteau » – caractéristique des groupes de transports aériens, indiquent les requérants – qui consiste à organiser les activités de maintenance, d’assistance piste, de catering, de nettoyage, de ménage et d’émission de titres à côté d’une société d’exploitation de transports de personnes, laquelle était dénommée Air Lib.

10. Parallèlement, la société Holco créa les sociétés Pegler & Blatch, Holco Lux et Mermoz. La première avait pour objet de permettre, dans l’éventualité d’une liquidation des sociétés du groupe Holco, la continuation des poursuites à l’encontre de Swissair qui ne s’était acquittée que partiellement de son obligation de contribution financière. Elle passa un contrat avec la société Holco en 2002 aux termes duquel elle percevrait 9 140 000 EUR en rémunération de ses prestations. La seconde, société de droit luxembourgeois, avait pour objet l’acquisition de sociétés ayant une activité permettant de favoriser l’exploitation de sociétés du groupe Holco, notamment la formation des pilotes ; elle était capitalisée à hauteur de 5 000 000 EUR par la société Holco. La troisième, société de droit néerlandais, avait pour objet l’acquisition des aéronefs et la gestion de la flotte ; elle disposait d’une dotation en capital et compte courant de 12 200 000 EUR versée par la société Holco.

11. Par ailleurs, M. Corbet mit en place une stratégie consistant à racheter, par le biais de sociétés tierces à Holco, créées à cet effet, des actions d’une société polonaise d’aviation dénommée Lot dans laquelle Swissair détenait une forte participation. Il s’agissait par ce biais ainsi que par d’autres actions menées par Holco sur le fondement des protocoles précités, de forcer Swissair à verser au moins une partie des sommes qu’elle devait encore à Holco. Six sociétés furent créées à cette fin : trois pour l’acquisition des titres sur le marché boursier et le règlement des commissions aux intermédiaires, dont la société Comansville, qui avait son siège social dans les îles vierges britanniques ; trois (des sociétés de participations financières luxembourgeoises) pour la détention des titres ainsi acquis. Ce montage fut réalisé par un avocat luxembourgeois, Me K. À la demande de M. Corbet, le requérant Paris se constitua « ayant droit économique » de la société Comansville, sur le compte de laquelle 755 000 EUR furent virés.

12. En cessation de paiement, la société Air Lib fut placée en liquidation judiciaire le 17 février 2003.

II. L’ENQUÊTE PRÉLIMINAIRE ET LES TRAVAUX DE LA COMMISSION D’ENQUÊTE DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

13. Le 26 février 2003, le ministère public près le tribunal de grande instance de Paris ouvrit une enquête préliminaire portant sur des soupçons de détournement d’actifs commis au sein de la compagnie aérienne Air Lib. Elle fut confiée à la brigade financière de la police judiciaire de Paris.

14. Le 18 mars 2003, l’Assemblée nationale décida de créer une commission d’enquête sur les causes économiques et financières de la faillite d’Air Lib. Elle avait plus précisément pour mission de « rechercher, depuis la reprise de la société le 24 juillet 2001, toutes les causes de la disparition d’Air Lib et de s’interroger sur la manière dont les fonds publics [avaient] été mobilisés et dépensés, en pure perte au moment où cette compagnie était en situation de dépôt de bilan annoncé ». La commission procéda à vingt-sept auditions et entendit quarante-cinq témoins. Elle entendit notamment sous serment M. Corbet, Me Léonzi et M. Paris, les 30 avril et 14 et 27 mai 2003.

15. La commission déposa son rapport le 11 juin 2003. Il indique notamment ce qui suit en conclusion :

« (...) M. Corbet et l’équipe dont il s’est entouré se sont fortement enrichis dans des conditions auxquelles la justice pourrait s’intéresser. Peut-on en rester à ce constat et se limiter à une simple condamnation morale ? Quelles pourraient être les suites judiciaires des travaux de la commission d’enquête ?

La commission d’enquête n’a pu obtenir de réponse à un certain nombre de questions, notamment parce que M. Jean-Charles Corbet lui a opposé le secret des affaires. Elle ne dispose pas de moyens similaires à ceux d’un juge d’instruction, ni, naturellement, du pouvoir de donner des instructions au Parquet. Néanmoins, il importe que la commission d’enquête aille jusqu’à l’extrême limite de ses pouvoirs. Ainsi, le président et le rapporteur de la commission d’enquête se proposent-ils de faire usage de l’article 40 du code de procédure pénale qui dispose en son second alinéa : « (...) toute autorité constituée (...) qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».

Parmi les faits dont la commission d’enquête a eu connaissance, le versement de certaines primes, notamment la prime d’arrivée de M. Jean-Charles Corbet, pourrait être constitutif d’abus de bien social et relever de cet article.

Par ailleurs, sur le plan civil, il appartient au procureur de la République d’examiner certains éléments du dossier. Plusieurs pistes peuvent être envisagées : M. Jean-Charles Corbet pourrait être appelé en comblement de passif, le tribunal de commerce pourrait décider d’étendre la liquidation judiciaire d’Air Lib à d’autres filiales d’Holco encore en activité au vu des travaux des organes de la procédure collective et, enfin, le tribunal pourrait ouvrir une procédure de liquidation judiciaire à l’encontre de tout dirigeant contre lequel peut être relevé notamment le fait suivant : « avoir poursuivi abusivement, dans un intérêt personnel, une exploitation déficitaire qui ne pouvait conduire qu’à la cessation de paiement de la personne morale » en application de l’article L. 624-5 du code de commerce relatif à la mise personnelle en redressement et liquidation judiciaires.

Afin de contribuer à cette analyse, le président de la commission d’enquête transmettra le rapport de la commission au procureur de la République. »

16. Le rapport est précédé d’un avant-propos signé par le président de la commission, qui souligne notamment ceci :

« (...) On ne peut que s’interroger à propos de ce que M. Jean-Charles Corbet a appelé (...) des « décisions de gestion » qui ont conduit à répartir une partie de la contribution de Swissair entre diverses filiales, notamment étrangères, et à refuser d’utiliser ces moyens lorsque Air Lib a rencontré des difficultés, au nom du risque que le groupe Holco soit accusé de se livrer à du « soutien abusif » !

(...) Tout au long du rapport (...), les analyses dont nous disposons nous conduisent à nous interroger sur plusieurs points qui peuvent constituer des infractions à la législation.

. Tout d’abord, la commission s’est posé des questions quant à la sincérité et la bonne foi des engagements pris devant le tribunal de commerce de Créteil. Outre que le plan d’affaires était surdimensionné socialement et économiquement, les garanties financières (...) ont pu être présentées dans le seul but de convaincre le tribunal. Le fait qu’aucun de ces engagements n’ait été respecté par la suite constitue en effet un élément lourd d’interrogation.

. La commission a appris que M. Jean-Charles Corbet était entré en relation avec la banque d’affaire CICB en se prévalant de sa qualité de président du conseil de surveillance des fonds Concorde alors qu’il nous a été indiqué qu’il n’avait apparemment pas reçu de mandat de la part de ce conseil. Cette présentation est de nature à créer une situation suspecte dont le rapport démontrera la dimension.

. Le contrat conclu avec cette banque (...) soulève également d’autres interrogations quant à ses clauses et quant au montant des honoraires qui ont été versés en application de ses dernières.

. L’unique actionnaire de la holding s’est attribué une prime d’arrivée d’un montant considérable (855 000 euros) alors que son entreprise était en redressement et devait affronter la crise induite par les attentats du 11 septembre.

. La répartition de la contribution Swissair – 152,5 millions d’euros – entre les différentes filiales de la holding Holco, notamment à l’étranger, et la très faible mobilisation de ces fonds (20 %) en faveur de la société d’exploitation Air Lib au moment où cette dernière rencontrait de très sérieuses difficultés et où il était fait appel aux fonds publics sont aussi une source d’interrogations préoccupantes.

. Tout au long de notre enquête, nous avons également constaté des erreurs de gestion répétées et graves qui pourraient justifier que M. Jean-Jacques Corbet fasse l’objet d’un recours en comblement de passif.

. Le fait que M. Jean-Jacques Corbet ait refusé de déposer le bilan en décembre 2001 et ait avec obstination poursuivi une exploitation déficitaire est susceptible d’être un motif d’ouvrir une procédure de liquidation judiciaire à son encontre.

. Enfin, les conditions dans lesquelles la société IMCA est devenue propriétaire de la filiale Mermoz du groupe Holco demeurent surprenantes tout comme le dernier épisode de la fausse reprise d’Air Lib par M. (...).

Pour toutes ces raisons exposées de manière détaillées par ce rapport, j’ai décidé, en accord avec le rapporteur, de transmettre solennellement le rapport de la commission d’enquête, les documents annexes et nos conclusions à Monsieur le procureur de la République de Paris afin qu’il examine l’opportunité de leur donner les suites civiles ou pénales qu’ils méritent. »

III. LES POURSUITES PÉNALES

17. M. Corbet fut placé en garde à vue du 22 juillet 2003, 14 heures, au 24 juillet 2003, 14 heures. Il fut présenté au juge d’instruction le 24 juillet 2003 à 19 heures 43 ; une information judiciaire fut ouverte contre lui des chefs d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux. Me Léonzi fut mis en examen le 8 septembre 2003 pour, notamment, complicité de ces faits. M. Paris fut mis en examen le 3 décembre 2003 du chef de recel d’abus de biens sociaux.

18. Le 19 septembre 2003, des pièces saisies en application de l’article L. 16 B du Livre des procédures fiscales furent versées au dossier de l’instruction.

19. Les requérants ainsi que trois autres individus et une personne morale furent renvoyés devant le tribunal correctionnel de Paris par une ordonnance du 21 mars 2005.

20. Par un jugement du 25 septembre 2007, la chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris déclara M. Corbet coupable d’abus de confiance et d’abus de biens sociaux et le condamna à quatre ans d’emprisonnement avec un sursis de dix-huit mois, à une amende de 300 000 EUR, à une interdiction d’exercer un mandat social durant cinq ans et au paiement de dommages et intérêts. Elle déclara Me Léonzi coupable de complicité et recel d’abus de biens sociaux et le condamna à trois ans d’emprisonnement avec un sursis de dix-huit mois, à une amende de 300 000 EUR, à une interdiction d’exercer la profession d’avocat pendant deux ans, et au payement de dommages et intérêts. Elle déclara M. Paris coupable de recel d’abus de biens sociaux et le condamna à huit mois d’emprisonnement avec sursis.

21. La chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris confirma ce jugement par un arrêt du 27 février 2009. En particulier, elle rejeta la thèse des requérants Corbet et Léonzi selon laquelle l’utilisation dans la procédure pénale des déclarations qu’ils avaient faites sous la contrainte devant la commission d’enquête parlementaire avait porté atteinte à l’article 6 § 1 de la Convention, notamment à leur droit de ne pas contribuer à leur propre incrimination. Elle constata en effet que le rapport de la commission d’enquête n’était pas le support exclusif des poursuites puisque le réquisitoire introductif visait aussi la procédure diligentée par la brigade financière ainsi que des révélations de Tracfin des 27 juin et 3 et 8 juillet 2003. Elle souligna ensuite que la transmission de ce rapport était le fait du président de la commission, lequel agissait dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale, qui précise que toute autorité constituée qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit, est tenu d’en donner avis sans délai au Procureur de la République et de lui transmettre tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. Elle considéra de plus que les requérants ne pouvaient arguer d’une atteinte à leurs droits puisqu’ayant toujours contesté avoir commis le moindre détournement, ils n’avaient à aucun stade de la procédure remis en cause la teneur de leurs déclarations. Elle souligna enfin qu’il lui « appartiendra[it] (...) d’apprécier la force probante de telle ou telle déclaration au regard des circonstances dans lesquelles celle-ci [était] intervenue ».

22. Le 30 juin 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par les requérants au moyen notamment de violations de l’article 6 de la Convention. Elle rappela notamment que, selon le premier alinéa de l’article 835 du code de procédure pénale, les juridictions correctionnelles n’ont pas qualité pour constater les nullités de procédure lorsqu’elles sont saisies par le renvoi ordonné par le juge d’instruction. Elle en déduisit que, si la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris avait cru devoir répondre aux exceptions de nullité et d’irrecevabilité tirées de la jonction, au dossier de la procédure d’information, du rapport de la commission d’enquête parlementaire, les moyens qui reprenaient ces exceptions devant elle étaient irrecevables en application de ce texte.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

23. Constatant que les requêtes enregistrées sous les nos 7493/11, 7494/11 et 7989/11 trouvent leur origine dans les mêmes faits et portent sur des griefs en partie similaires, la Cour estime qu’il y a lieu de les joindre en application de l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 2 DE LA CONVENTION

24. Les requérants dénoncent une violation de leur droit de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination, du droit à la présomption d’innocence et des droits de la défense résultant du fait que le rapport de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur les causes économiques et financières de la disparition d’Air Lib a été transmis au ministère public et a servi de fondement aux poursuites pénales conduites contre eux. Ils indiquent à cet égard que convoqués devant la commission d’enquête parlementaire, ils étaient tenus de comparaître, de prêter serment, de déposer et de produire tout document requis, sous peines de sanctions pénales allant jusqu’à deux ans de prison. Ils invoquent l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...).

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

25. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Renvoyant à l’article 385 du code de procédure pénale, il indique que les juridictions correctionnelles n’ont plus compétence pour constater la nullité des procédures qui leur sont soumises sur renvoi du juge d’instruction ou de la chambre de l’instruction : c’est cette dernière juridiction qui est compétente dans les procédures faisant l’objet d’une information préalable. Or, observe-t-il, plutôt que de saisir la chambre de l’instruction, les requérants ont soulevé in limine litis devant les juges du fond le moyen selon lequel l’utilisation dans le cadre de la procédure pénale des déclarations qu’ils avaient faites devant la commission d’enquête parlementaire était contraire à l’article 6 de la Convention. Il souligne que la Cour de cassation a en conséquence jugé, sur le fondement de l’article 385 du code de procédure pénale, que ce moyen était irrecevable.

26. Selon le Gouvernement, le grief est en tout état de cause manifestement mal fondé. Il souligne que la commission d’enquête parlementaire travaillait sur les conditions de gestion d’Air Lib et l’utilisation des fonds publics par cette dernière, qu’elle n’avait pas vocation à conduire des investigations sur des faits de nature pénale et que les requérants n’ont pas tenu de propos auto-incriminants devant elle. Il ajoute que l’ouverture de l’enquête préliminaire est antérieure à la constitution de cette commission et que ce n’est pas le parquet mais le président de celle-ci qui a transmis le rapport parlementaire à la justice, ce qui montre que l’engagement des poursuites ne repose pas exclusivement sur ce rapport. Il constate en outre qu’il ressort du jugement du 25 septembre 2007 et de l’arrêt du 27 février 2009 que les condamnations prononcées contre les requérants reposent sur des éléments très largement extrinsèques aux déclarations qu’ils ont faites devant la commission d’enquête : des dénonciations de commissaires aux comptes, des révélations de Tracfin (la cellule française de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme) sur des flux financiers suspects, des dépositions de nombreux témoins devant la justice et les déclarations faites par les prévenus devant les juridictions.

2. Les requérants

27. S’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, les requérants répliquent que le rapport parlementaire n’était pas un acte de procédure susceptible d’être annulé, mais un élément de preuve versé aux débats, de sorte qu’un recours en nullité du procès-verbal par lequel il était versé à la procédure d’instruction était voué à l’échec. Il fait valoir que la Cour de cassation s’est prononcée dans ce sens dans un arrêt du 27 novembre 2013 (Bulletin criminel 2013, no 238) : elle a rejeté un pourvoi formé par une personne mise en examen qui excipait de l’illégalité du versement aux débats d’informations issues de fichiers informatiques, jugeant notamment qu’ils ne constituaient pas, au sens de l’article 170 du code de procédure pénale, des actes ou pièces d’information susceptibles d’être annulés, mais des moyens de preuve soumis à discussion contradictoire. Ils estiment donc avoir mis en œuvre le recours interne le plus pertinent et le plus effectif en saisissant les juridictions du fond de leur grief relatif à l’article 6 de la Convention, d’autant plus que, dans l’hypothèse où, saisie sur le fondement de l’article 170 du code de procédure pénale, la chambre de l’instruction avait considéré le rapport parlementaire comme une pièce de la procédure susceptible d’être annulée, elle aurait rejeté le recours au motif qu’une atteinte aux droits de la défense n’était pas démontrée. Ils parviennent à cette conclusion au vu des motifs retenus par la chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris et la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris. Enfin, ils observent que la cour d’appel s’est livrée à un examen au fond de leur moyen relatif à l’article 6 de la Convention et, renvoyant à l’arrêt Gäfgen c. Allemagne [GC] (no 22978/05, § 143, CEDH 2010), font valoir que le non-épuisement des voies de recours internes ne peut être retenu contre un requérant lorsque, bien qu’il n’ait pas respecté les formes prescrites par la loi, l’autorité compétente a examiné la substance du recours.

28. Sur le fond, les requérants jugent dénué de pertinence le fait que, devant la commission d’enquête, ils n’ont pas reconnu avoir commis des détournements ; ce qui compte, c’est qu’ils ont dû répondre sous serment et sous peine de sanctions aux questions qui leur étaient posées et que la procédure pénale s’est nourrie des investigations de la commission. Ils observent ainsi que M. Corbet a été interrogé par celle-ci sur, notamment, son intervention en qualité du président du conseil de surveillance du fonds Concorde, le rôle et la rémunération de la banque CICB et de la société AUREL LEVEN, les honoraires versés à la société Pegler & Blatch, et la position du ministre de l’économie et des finances sur le prêt consenti par l’État à la société Holco. Or, d’une part, les mêmes questions lui auraient ensuite été posées durant sa garde à vue. D’autre part, le 24 juillet 2003, à l’issue de sa garde à vue, le parquet de Paris aurait pris un réquisitoire supplétif visant exclusivement les points abordés par la commission d’enquête parlementaire et reprenant l’ensemble de ses conclusions ; similairement, l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel reprendrait tous les points abordés dans le cadre des auditions devant la commission d’enquête. Le même constat pourrait être fait pour MM. Léonzi et Paris : le premier aurait été interrogé par la commission sur les honoraires perçus par son cabinet et sur les montages juridiques utilisés, le second, sur ses interventions auprès de M. Corbet, et leurs déclarations auraient ensuite été utilisées contre eux dans le cadre de la procédure pénale.

29. Les requérants estiment par ailleurs que la circonstance mise en exergue par le Gouvernement que l’enquête préliminaire avait débutée avant la saisine de la commission d’enquête parlementaire n’induit pas l’absence de violation de l’article 6. Ils observent à cet égard qu’aucune investigation n’a été réalisée entre l’ouverture de l’enquête préliminaire et le dépôt du rapport de la commission, ce qui contraste avec le fait que M. Corbet a été placé en garde à vue quarante jours seulement après ce dépôt. Cela montrerait que le ministère public a laissé se dérouler l’enquête parlementaire dans le but de bénéficier de déclarations de personnes tenues de déposer sous serment et sous peine de sanctions, et donc de passer outre le droit de se taire dont elles auraient bénéficié si elles avaient été entendues dans le cadre d’une garde à vue. Ils ajoutent qu’ils se sont ainsi trouvés contraints de prêter serments alors qu’une enquête préliminaire était ouverte. Ils considèrent également que le fait que le ministère public a reçu un signalement de Tracfin renforce leur argumentation plutôt qu’elle ne l’affaiblit puisque ce signalement était postérieur au dépôt du rapport de la commission d’enquête parlementaire et évoquait des sociétés mentionnées par eux lors de leurs auditions : il en découle en effet que ce signalement était nourri des informations obtenues par la commission.

B. Appréciation de la Cour

30. La Cour considère qu’il n’est pas nécessaire qu’elle examine l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, cette partie de la requête étant irrecevable pour un autre motif.

31. La Cour estime en effet qu’elle est manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

32. La Cour rappelle que, même si l’article 6 de la Convention ne le mentionne pas expressément, le droit de se taire et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par ledit article. Leur raison d’être tient notamment à la protection de l’accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d’atteindre les buts de l’article 6. En particulier, le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l’accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l’accusé. En ce sens, ce droit est étroitement lié au principe de la présomption d’innocence consacré à l’article 6 § 2 de la Convention (voir en particulier Saunders c. Royaume-Uni, 17 décembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI).

33. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que le refus de comparaître devant une commission parlementaire d’enquête, de prêter serment ou de répondre à ses questions (sauf à invoquer le secret professionnel), est passible d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 7 500 EUR (article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires), ce qui est constitutif d’une coercition (voir, mutatis mutandis, Saunders précité, § 70, et Brusco c. France, no 1466/07, § 52, 14 octobre 2011). L’utilisation dans la procédure pénale dirigée contre les requérants des déclarations qu’ils ont faites sous cette contrainte devant la commission parlementaire d’enquête pose donc une question quant au respect de leurs droits de se taire et de ne pas contribuer à leur propre incrimination. Plus largement, la Cour estime que l’impossibilité pour les personnes appelées à comparaitre devant une telle commission d’invoquer le respect de ces droits pour éviter de répondre à des questions qui pourraient les conduire à s’auto-incriminer est en soi problématique au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.

34. Certes, il apparaît, au vu du rapport de la commission d’enquête, que, comme le souligne le Gouvernement, le témoignage des requérants n’était pas auto-incriminant. Ce n’est cependant pas déterminant : ce qui compte, c’est l’utilisation faite au cours du procès pénal des dépositions recueillies sous la contrainte ; si elles ont été utilisées d’une manière tendant à incriminer l’intéressé, il y a violation de l’article 6 § 1 (Saunders, précité §§ 71-72). Cela étant, il faut aussi rappeler que dans l’arrêt Gäfgen (précité §§ 178 et 180), la Cour a jugé que l’utilisation dans un procès pénal de preuves matérielles découvertes grâce à des déclarations obtenues par des moyens contraires à l’article 3 de la Convention mais non constitutifs de torture n’affecte l’équité de la procédure que s’ils ont eu un impact sur le verdict de culpabilité ou la peine. Cela vaut a fortiori s’agissant d’éléments probants autres que l’aveu obtenu par des moyens de coercition non constitutifs de traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

35. Ensuite, la Cour relève que les éléments recueillis par la commission parlementaire d’enquête ont été pris en compte dans le cadre de la procédure pénale dont les requérants ont fait l’objet. Le réquisitoire du procureur aux fins de renvoi des requérants devant le tribunal correctionnel fait d’ailleurs référence à l’enquête parlementaire, citant notamment expressément l’avant-propos du président de la commission. L’ordonnance de renvoi fait également référence à ce rapport.

36. Ces références sont toutefois peu nombreuses au regard du volume de ces documents et des autres éléments de preuve examinés autrement recueillis, et les requérants ne fournissent aucun élément montrant que le procureur ou le juge d’instruction en auraient tiré des conclusions directes quant aux charges à retenir contre eux. Il apparaît au contraire que les déclarations des requérants lors de l’enquête parlementaire n’ont été utilisées que de manière secondaire, pour l’établissement du contexte factuel de l’affaire.

37. À cela il faut ajouter que, pour rejeter ce grief, la chambre correctionnelle de la cour d’appel de Paris (paragraphe 21 ci-dessus) a retenu que le rapport de la commission parlementaire n’était pas le « support exclusif des poursuites », le réquisitoire introductif renvoyant non seulement à ce document, mais aussi à la procédure diligenté par la brigade financière et à des révélations de Tracfin. La chambre correctionnelle a de plus pris en compte le fait que les prévenus avaient toujours contesté avoir commis le moindre détournement. Elle a ajouté qu’il lui appartenait d’apprécier la force probante de telle ou telle déclaration au regard des circonstances dans lesquelles celle-ci était intervenue. Il faut d’ailleurs constater que les requérants, s’ils mettent en exergues des questions posées à M. Corbet à la fois devant la commission d’enquête parlementaire puis dans le cadre de sa garde à vue et relèvent que des actes de la procédure pénale font référence au rapport d’enquête parlementaire, n’indiquent pas quelles déclarations faites par eux devant la commission auraient été utilisées dans le cadre de la procédure pénale de manière à les incriminer, et ne prétendent que le juge du fond se serait directement basé sur des déclarations spécifiques pour conclure à leur culpabilité ou fixer leur peine.

38. Les requérants n’ayant pas établi que l’utilisation, dans la procédure pénale dont ils étaient l’objet, des déclarations qu’ils avaient faites devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, a eu un impact sur le verdict de culpabilité ou les peines prononcées, cette partie de la requête est manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Il convient donc de la déclarer irrecevable et de la rejeter en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION (REQUÊTE No 7494/11)

39. Le requérant Corbet (requête no 7494/11) se plaint du fait que, placé en garde à vue le 22 juillet 2003 à 14 heures, il n’a été présenté au juge d’instruction que le 24 juillet 2003 à 19 heures 43, soit après cinquante-trois heures et quarante-trois minutes alors que la durée légale de la garde à vue était de quarante-huit heures. Il invoque l’article 5 § 3 de la Convention, aux termes duquel :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience ».

A. Les thèses des parties

1. Le Gouvernement

40. Constatant que c’est pour la première fois devant la Cour que le requérant soutient que sa garde à vue s’est déroulée dans des conditions contraires à l’article 5 de la Convention, le Gouvernement soutient qu’il n’a pas épuisé les voies de recours internes. Selon lui, il aurait dû saisir la chambre de l’instruction d’une demande de nullité de sa garde à vue sur le fondement de l’article 170 du code de procédure pénale.

41. Sur le fond, le Gouvernement soutient que la privation de liberté subie par le requérant relève de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Il admet qu’à l’époque des faits de la cause, le droit interne ne réglementait pas la détention entre la fin de la garde à vue et la présentation devant le juge d’instruction, et qu’en conséquence, la privation de liberté subie par le requérant le 24 juillet 2003 entre 14 heures et 19 heures 43 n’avait pas de base légale au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Il précise que ce vide juridique a été comblé par la loi no 2004-204 du 3 mars 2004 « portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité », qui a notamment prévu les délais et modalités de la privation de liberté d’une personne entre le moment de la fin de sa garde à vue et celui de sa présentation effective devant le juge d’instruction. S’agissant de l’article 5 § 3 de la Convention, après avoir souligné que la durée de la garde à vue en tant que telle était dans la limite de quarante-huit heures prévues par l’article 63 du code de procédure pénale, il déclare s’en remettre à la sagesse de la Cour quant à la privation de liberté subie par le requérant le 24 juillet entre 14 heures et 19 heures 43.

2. Le requérant

42. Le requérant relève que le Gouvernement reconnaît qu’au moment des faits, le droit interne ne réglementait pas la détention d’une personne entre la fin de sa garde-à-vue et sa présentation devant un juge d’instruction. Il en déduit qu’il aurait été vain qu’il fasse un recours en nullité, d’autant plus que les pourvois en cassation formés sur ce fondement étaient systématiquement rejetés au motif que la détention d’une personne avant d’être présentée à un juge ne lui causait pas de préjudice dès lors qu’elle n’avait pas été auditionnée durant la période considérée (il se réfère à un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 16 septembre 2003, dont il ne fournit pas les références).

43. Sur le fond, le requérant observe en particulier que le Gouvernement reconnaît qu’au moment des faits, le droit interne ne réglementait pas la détention d’une personne entre la fin de sa garde-à-vue et sa présentation devant un juge d’instruction.

B. L’appréciation de la Cour

44. Au vu des observations des parties, et rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits (voir, par exemple, Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I), la Cour juge approprié d’examiner cette partie de la requête sous l’angle de l’article 5 § 1 c) de la Convention plutôt que de l’article 5 § 3. L’article 5 § 1 c) est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) ».

1. Sur la recevabilité

45. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. C’est au Gouvernement qui excipe du défaut d’épuisement des voies de recours internes qu’il appartient de prouver que le requérant n’a pas utilisé une voie qui était à la fois effective et disponible (voir, parmi de nombreux autres, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010).

46. En l’espèce, le requérant ne se plaint pas de sa garde à vue en tant que telle, mais d’une période de privation de liberté subséquente qui s’ajoute à celle-ci. Or, à supposer qu’un recours dont l’objet n’est pas la mise en liberté ou l’indemnisation de l’intéressé (voir Demir c. Turquie (déc.), no 51770/07, §§ 21-24, 16 octobre 2012) mais l’annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure, puisse en principe être jugé effectif s’agissant d’un grief tiré de l’article 5 §§ 1 ou 3 de la Convention, la Cour constate que le Gouvernement n’apporte aucun élément montrant qu’invoquer cette période de privation de liberté, que le droit interne distingue de la garde à vue, dans le cadre d’un recours fondé sur l’article 170 du code de procédure pénale, aurait pu conduire à la nullité de la garde à vue. Elle conclut en conséquence au rejet de l’exception d’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes.

47. Cela étant, la Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

48. La Cour estime qu’il faut distinguer deux phases consécutives dans la détention subie par le requérant du 22 au 24 juillet 2003. La première, qui a débuté le 22 juillet 2003 à 14 heures et a pris fin le 24 juillet 2003 à 14 heures, correspond à une mesure de garde à vue, dont les modalités sont prévues par les articles 62-2 et suivants du code de procédure pénale notamment. Comme observé précédemment, le requérant ne la met pas en cause. Quant à la seconde, qui a débuté le 24 juillet 2003 à 14 heures et a pris fin le même jour, le Gouvernement admet qu’elle n’avait pas de base légale, au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Telle est en effet la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans une affaire similaire, après avoir constaté qu’aucune disposition de droit interne ne réglementait la détention d’une personne entre le moment de la fin de sa garde à vue et celui de sa présentation devant le juge d’instruction (Zervudacki c. France, no 73947/01, § 47, 27 juillet 2006). Or le droit interne n’avait pas évolué sur ce point à l’époque des faits de la présente affaire.

49. Par conséquent, renvoyant aux motifs de l’arrêt Zervudacki précité (§§ 39-49), la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION (REQUÊTE No 7494/11)

50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

51. Le requérant Corbet (requête no 7494/11) fait valoir qu’en raison de la procédure pénale dont il a été l’objet, il n’a plus perçu de rémunération en sa qualité de gérant de la société Holco. Alors que ses revenus étaient de 303 179 EUR en 2004, ils se réduisent désormais à sa pension de retraite de 43 244 EUR, laquelle fait l’objet de saisies par l’administration fiscale. Il se trouverait ainsi sans revenus. Il réclame en conséquence 2 899 350 EUR au titre du préjudice matériel, cette somme correspondant à la différence sur dix ans entre le montant de ses revenus en 2004 et ceux qu’il perçoit aujourd’hui. Il demande en outre 100 000 EUR pour préjudice moral.

52. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la demande du requérant relative au préjudice matériel et propose de lui allouer 3 000 EUR en réparation du dommage moral causé par la privation de liberté sans base légale qu’il a subie.

53. La Cour rappelle que le constat de violation auquel elle est parvenue porte uniquement sur l’article 5 de la Convention. N’apercevant pas de lien de causalité entre la violation de cette disposition et le dommage matériel allégué, elle rejette ce volet des demandes du requérant. Elle considère en revanche qu’il y a lieu de lui octroyer 3 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

54. Le requérant Corbet (requête no 7494/11) réclame le remboursement des sommes qu’il a engagées pour assurer sa défense devant les juridictions internes, soit 16 667,56 EUR. Il produit une attestation établie le 31 juillet 2014 par la comptable d’un cabinet d’avocat, qui certifie qu’il a payé ce montant.

55. Le Gouvernement observe notamment que le requérant se borne à produire cette attestation et qu’il ne précise pas les procédures auxquelles elle se rapporte. Il propose d’accorder 5 000 EUR au requérant.

56. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, et compte tenu des documents en sa possession, du fait qu’elle n’a conclu à la violation de la Convention que pour l’un des griefs développés par le requérant et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable la somme de 3 000 EUR, tous frais confondus. Elle l’accorde donc au requérant.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes nos 7493/11, 7494/11 et 7989/11 ;

2. Déclare, à la majorité, les requêtes nos 7493/11 et 7989/11 irrecevables ;

3. Déclare, à l’unanimité, la requête no 7494/11 recevable quant au grief tiré de l’article 5 de la Convention ;

4. Déclare, à la majorité, la requête no 7494/11 irrecevable pour le surplus ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention dans le chef du requérant Corbet (requête no 7494/11) ;

6. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant Corbet (requête no 7494/11), dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par cinq voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-152890
Date de la décision : 19/03/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Irrecevable (Article 35-3 - Manifestement mal fondé);Partiellement irrecevable;Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Voies légales);Dommage matériel - demande rejetée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : CORBET ET AUTRES
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GUILLENCHMIDT M. ; OLLIVIER V.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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