La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/03/2015 | CEDH | N°001-152877

CEDH | CEDH, AFFAIRE STEFAN STANKOV c. BULGARIE, 2015, 001-152877


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE STEFAN STANKOV c. BULGARIE

(Requête no 25820/07)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2015

DÉFINITIF

17/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Stefan Stankov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalayd

jieva,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conse...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE STEFAN STANKOV c. BULGARIE

(Requête no 25820/07)

ARRÊT

STRASBOURG

17 mars 2015

DÉFINITIF

17/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Stefan Stankov c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 25820/07) dirigée contre la République de Bulgarie et dont un ressortissant de cet État, M. Stefan Nikolov Stankov (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Mircheva, avocat à Sofia, ainsi que par Mental Disability Advocacy Center, organisation non gouvernementale basée à Budapest, représentée lors du dépôt de la requête par Mmes B. Bukovska et V. Lee, ainsi que par Mme A. Tamamovic après la communication de la requête au gouvernement défendeur. Le gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme I. Stancheva-Chinova, du ministère de la Justice.

3. Le requérant se plaignait de son placement dans deux foyers pour personnes atteintes de troubles mentaux et de l’impossibilité d’obtenir l’autorisation de les quitter (article 5 §§ 1, 4 et 5 de la Convention). Invoquant l’article 3 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 13, il se plaignait aussi des conditions de vie dans ces foyers. Il dénonçait également l’absence d’accès à un tribunal pour demander la cessation de la curatelle (article 6 de la Convention). Enfin, il alléguait que les restrictions découlant du régime de la curatelle, y compris le placement en foyer, emportaient violation de son droit au respect de sa vie privée au sens de l’article 8, seul et combiné avec l’article 13 de la Convention.

4. Le 19 juin 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

6. Des observations ont également été reçues des organisations non gouvernementales European Network of (ex-) Users and Survivors of Psychiatry, The European Disability forum, The World Network of Users and Survivors of Psychiatry et The International Disability Alliance, que le président avait autorisées à soumettre une demande de tierce intervention commune dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Le requérant est né en 1958 à Popovo. Il réside à Rusokastro, municipalité de Kameno.

8. Depuis 1985, l’intéressé souffre de troubles mentaux et suit un traitement médical. Il a vécu avec sa mère dans la maison dont, depuis le décès de son père en 1997, il est cohéritier avec sa sœur. Il affirme que ses relations avec sa mère se sont détériorées après le décès de son père.

9. En 1998, le requérant fut hospitalisé à l’hôpital psychiatrique pendant une durée de neuf mois.

A. La mise sous curatelle du requérant et son placement en foyer social pour personnes atteintes de troubles mentaux

10. À une date non précisée en 1999, à la demande de la mère du requérant, le procureur régional de Targovishte pria le tribunal régional (Окръжен съд) de cette même ville de prononcer l’incapacité juridique totale du requérant. Par un jugement du 21 mai 1999, le tribunal déclara l’intéressé partiellement incapable au motif qu’il souffrait d’une schizophrénie ayant conduit à un changement de personnalité et l’ayant privé de son aptitude à gérer ses affaires et intérêts. Il releva que des épisodes de rémission avaient été constatés et que cette pathologie était susceptible d’un traitement médical. Il constata que l’état du requérant n’était pas de nature à exiger une déclaration d’incapacité totale et indiqua qu’il était dans l’intérêt de celui-ci d’être déclaré partiellement incapable. Le tribunal tint compte d’une expertise psychiatrique effectuée dans le cadre de la procédure et entendit le requérant. Le jugement du 21 mai 1999, n’ayant pas été contesté, devint définitif.

11. Il ressort d’un certificat établi le 18 juin 1999 par l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle auprès de la municipalité de Popovo (le maire) que la mère du requérant avait été désignée comme sa curatrice, ainsi qu’un certain G. D. comme adjoint à celle-ci.

12. Le 22 juin 1999, la mère du requérant demanda aux services sociaux de Popovo de placer son fils dans un foyer social. Le formulaire de la demande contenait une mention selon laquelle, lorsque le placement en cause concernait des personnes atteintes de troubles mentaux, la demande devait être signée par leurs représentants légaux. La mère de l’intéressé signa l’espace réservé au représentant légal. Ce formulaire n’a pas été signé par le requérant.

13. Dans un document dénommé « enquête sociale » établi par les services sociaux le 23 juin 1999, il fut inscrit que la demande de placement en foyer social avait été adressée, le 22 juin 1999, par le requérant. Ce document indiquait que l’intéressé souffrait d’une maladie psychique constatée par une commission de médecins du travail, qu’il recevait une pension d’invalidité à hauteur de 12 900 anciens levs bulgares (soit 12,90 nouveaux levs bulgares (BGN) ou environ six euros (EUR)), qu’il avait cohérité d’une maison et que sa mère, une retraitée âgée, n’était pas en mesure de s’occuper de lui. L’assistant social ayant établi le document proposa, compte tenu de la maladie du requérant et de la nécessité de le soumettre à une surveillance médicale permanente, de le placer dans un foyer social.

14. Le requérant affirme qu’à une date non précisée la municipalité de Popovo décida de son placement dans une institution sociale. Le 30 juin 1999, il fut conduit au foyer pour hommes souffrants de troubles mentaux du village de Dragash Voivoda, de la région de Pleven (« le foyer de Dragash Voivoda »), par un assistant social qui l’aurait menacé et lui aurait dit de ne pas tenter de quitter l’institution. Le dossier contient un contrat de placement en institution sociale daté du 14 août 2002 conclu entre la mère du requérant et le foyer de Dragash Voivoda, établissement relevant du ministère du Travail et de la Politique sociale. À la même date, la directrice du foyer de Dragash Voivoda demanda l’autorisation des services sociaux de placer l’intéressé afin de lui accorder des prestations sociales et signa cette demande en indiquant qu’elle était sa représentante légale. Elle rajouta que l’intéressé percevait une pension d’invalidité de 84 BGN (environ 42 EUR). Elle joignit à sa demande une série de documents parmi lesquels un certificat médical qui n’est pas versé au dossier, la décision d’invalidité du requérant établie par la commission de médecins du travail et un formulaire « enquête sociale » daté du même jour et complété par un assistant social. Ce dernier nota que le requérant était sociable et autonome au quotidien, qu’il n’existait pas d’informations sur la possibilité pour ses proches parents de s’occuper de lui et qu’il n’avait pas de relations avec ceux-ci. L’assistant social conclut « qu’il convenait de continuer de lui accorder les services du foyer de Dragash Voivoda ».

15. Par une lettre du 20 septembre 2002, la directrice du foyer de Dragash Voivoda informa la mère du requérant d’une perspective de réduction de la capacité d’accueil du foyer et l’invita à se présenter, avant le 27 septembre 2002, pour discuter des possibilités de réintégration de celui‑ci en milieu familial. L’absence de manifestation de la mère dans le délai indiqué vaudrait refus de réintégration familiale de l’intéressé et celui‑ci serait transféré dans un autre foyer similaire.

16. Il apparaît que la mère du requérant n’a pas répondu à cette demande. Le 26 septembre 2002, l’intéressé fut transféré au foyer pour adultes atteints de retard mental du village de Rusokastro, municipalité de Kameno, région de Burgas (« le foyer de Rusokastro »), établissement relevant également du ministère du Travail et de la Politique sociale. Ce village se situe à environ 185 km de la région natale du requérant. Le dossier du requérant ainsi que ses affaires personnelles furent transférés le même jour. À une date non précisée, au plus tard début 2003, le foyer de Dragash Voivoda fut définitivement fermé.

17. Par un mandat certifié par un notaire le 7 novembre 2002, la mère de l’intéressé donna des pouvoirs à une certaine M. K., assistante sociale au foyer de Rusokastro, aux fins de disposer de la pension d’invalidité du requérant pour couvrir ses frais de nourriture, de vêtements ou d’autres besoins courants, ainsi que de la représenter dans le cadre de ce mandat.

18. Les éléments du dossier indiquent qu’à une date non précisée, après le transfert du requérant, le directeur du foyer de Rusokastro a introduit une proposition auprès de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle en vue de constituer le conseil de la curatelle de l’intéressé. Par une décision du 18 novembre 2002, cet organe désigna à nouveau la mère du requérant comme curatrice du requérant, ainsi que G. D. comme adjoint à la curatrice. Il ne ressort pas du dossier dont dispose la Cour que les fonctions de la mère en tant que curatrice aient été interrompues entre la première désignation et celle-ci.

19. Le dossier contient un contrat de placement du requérant dans le foyer de Rusokastro daté du 21 avril 2004.

20. Le 3 août 2006, le requérant adressa au directeur du foyer de Rusokastro une demande écrite de transfert dans un autre établissement. Il indiquait en particulier qu’il souhaitait être plus près de ses proches et de sa région natale et considérait que le foyer de Rusokastro n’était pas adapté à ses besoins en matière de soins. Le requérant n’aurait pas eu de réponse à sa demande.

21. Le dossier contient une lettre, dont la date n’est pas précisée, adressée par la mère du requérant à une infirmière en chef, sans qu’il soit possible d’identifier lequel des deux foyers était concerné. La mère du requérant demandait des nouvelles de son fils et indiquait que celui-ci lui était hostile.

22. À la suite de la communication de la requête au Gouvernement, ce dernier a fourni une copie d’une décision de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle datée du 17 mars 2008. Selon ce document, la directrice du foyer de Rusokastro avait demandé que le conseil de la curatelle soit désigné. Cet organe avait alors nommé cette même directrice en tant que curatrice du requérant et une assistante sociale en tant qu’adjointe à la curatrice. Le moment à partir duquel la mère du requérant a cessé d’exercer ses fonctions de curatrice ne ressort pas du document.

23. Par une nouvelle décision de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle du 1er septembre 2009, et visiblement en raison du changement de la direction du foyer de Rusokastro, la directrice ad interim du foyer fut désignée comme sa curatrice. Une infirmière en chef du foyer fut nommée comme son adjointe.

B. Le séjour du requérant au foyer de Dragash Voivoda

1. Les conditions de vie

24. Le requérant affirme que, pendant toute la durée de son séjour, le foyer de Dragash Voivoda n’était pas suffisamment chauffé et que la nourriture offerte était insuffisante et de mauvaise qualité. Il n’y recevait pas de soins thérapeutiques, mais uniquement un traitement par l’administration de médicaments psychotropes. Il n’exerçait aucune activité sociale ou culturelle.

2. Les déplacements du requérant et les allégations de violence physique

25. Le dossier ne contient pas d’éléments concernant le régime des sorties du foyer de Dragash Voivoda.

26. Un certificat d’examen médical établi à une date non précisée lors du séjour du requérant dans cet établissement signale que l’intéressé avait fait « des tentatives de fuite régulières ». Le requérant dit avoir tenté de quitter le foyer de Dragash Voivoda à trois reprises de sa propre initiative, à des dates non précisées. Il aurait été recherché et reconduit au foyer par la police, dans des circonstances qui ne sont pas détaillées. Après chaque retour au foyer, il aurait été battu. La première fois, il aurait été battu avec des bâtons en bois par trois ou quatre pensionnaires. Il affirme que ceux-ci auraient reçu, de la part d’un infirmier assistant, l’ordre de le battre dans la nuit, lorsque le personnel en permanence était en nombre réduit. À une deuxième occasion, après le retour du requérant au foyer de Dragash Voivoda, il aurait été attaché par les chevilles à un banc dans la cour pendant toute une journée à titre d’exemple pour les autres pensionnaires afin de les dissuader de quitter le foyer. Enfin, à une troisième occasion, le requérant aurait été placé, pour être puni de sa fuite, dans une pièce appelée « chambre d’isolement » avec quelques autres pensionnaires, d’où il n’aurait pu sortir, à peu d’exceptions près, pendant environ six mois.

C. Le séjour du requérant au foyer de Rusokastro

1. Les dispositions du contrat de placement

27. Le contrat daté du 21 avril 2004 indique le nom du requérant en tant que partie mandataire et bénéficiaire des services sociaux. Il avait été établi en deux exemplaires – un pour le requérant et un pour le foyer représenté par son directeur de l’époque. La copie présentée par le requérant lors du dépôt de sa requête ne porte pas la signature de l’intéressé, ni celle de sa curatrice. La seule signature apposée est celle du directeur du foyer. Une copie de ce contrat a été annexée aux observations du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire. Cette copie porte, en dehors de la signature du directeur, celle du requérant et de sa curatrice. Le dossier contient une expertise en écriture, réalisée en décembre 2012, selon laquelle l’une des signatures en question avait été apposée par le requérant.

28. D’après ce contrat, le foyer fournissait la nourriture, les vêtements, les services médicaux et le chauffage, ainsi qu’un hébergement, moyennant le versement d’un montant déterminé par la loi. Il apparaît que l’intégralité de la pension d’invalidité du requérant était transférée au foyer pour régler ce montant. Le contrat prévoyait que 80 % de cette somme devaient être affectés au paiement des prestations fournies. Il ressort des éléments du dossier que les 20 % restants étaient versés sur le compte bancaire du foyer et étaient réservés aux dépenses personnelles. Le contrat ne prévoyait pas la durée des prestations, mais précisait que ses effets débutaient le 26 septembre 2002.

29. Un autre contrat de placement au foyer de Rusokastro fut établi le 1er juin 2011, cette fois entre le maire de la municipalité de Kameno et le requérant. Selon ses dispositions, le maire s’engageait à offrir au requérant le droit de bénéficier des prestations du foyer selon les modalités suivantes : a) équipement matériel et contexte environnant : assurer leur bon entretien ; mettre à disposition une partie du dortoir meublé suffisamment avec point sanitaire attenant ainsi qu’offrir l’accès à des pièces de vie et de restauration, fournir le chauffage, l’électricité, l’eau, de la ventilation ainsi qu’assurer le respect des normes en matière de prévention contre les infections ; b) nourriture : assurer un régime d’alimentation régulier ; c) santé : assurer les soins médicaux et dentaires et fournir les médicaments prescrits ; d) éducation et information – offrir la possibilité de participer à des programmes de formation, conformément à l’âge et aux choix personnels, mettre à disposition des journaux, des postes radio et télévision ; e) temps libre et contacts personnels : assurer la possibilité au bénéficiaire des prestations d’organiser seul son temps libre et des contacts avec ses proches ; organiser des activités culturelles ; f) personnel : garantir une équipe d’employés en nombre suffisant dont les qualifications et l’expérience correspondent à la qualité des prestations sociales exigées. En contrepartie, le requérant s’engageait à verser une taxe mensuelle dont le montant était fixé par des tarifs approuvés par le Conseil des ministres. Ce contrat était valable à partir de la date de la signature pour une durée indéterminée. Le requérant pouvait bénéficier d’un congé annuel de trois mois pour lequel il devait formuler une demande par écrit. Il pouvait demander la résiliation du contrat à tout moment s’il présentait des motifs valables, en respectant un préavis de sept jours. Les deux parties pouvaient également mettre fin au contrat, selon un accord commun établi par écrit.

L’expertise en écriture réalisée en décembre 2012 atteste que la signature figurant sur ce contrat avait été apposée par le requérant.

2. Les sorties du requérant et son placement allégué dans le bloc fermé de l’établissement

30. Le requérant ne pouvait sortir du foyer qu’avec l’autorisation spéciale de l’administration du foyer. Il dit avoir pu se rendre à la ville située à proximité du foyer.

31. Il expose qu’à une date non précisée il fit une tentative de quitter le foyer de Rusokastro sans permission. À son retour, qui eut lieu dans des circonstances non exposées, il aurait été placé pendant une semaine, à titre de punition, dans un bâtiment totalement fermé de l’établissement, une zone réservée aux personnes gravement atteintes dans leurs capacités intellectuelles et complètement dépendantes de l’assistance d’autrui pour s’alimenter, s’habiller ou se laver. L’intéressé dit avoir vu ces personnes totalement délaissées par le personnel du foyer – mal nourries, vêtues à moitié, marchant pieds nus et dans un état hygiénique déplorable.

3. Correspondance

32. Le requérant devait donner son courrier sortant aux membres du personnel du foyer de Rusokastro. Ceux-ci devaient l’affranchir et le poster en déduisant les frais de sa pension. L’intéressé affirme toutefois avoir trouvé à plusieurs reprises ses lettres non postées dans les tiroirs du bureau où il récupérait la commande de ses paquets de cigarettes.

4. Conditions de vie au foyer de Rusokastro

33. Le foyer de Rusokastro accueillait principalement des pensionnaires souffrant de retard mental. L’établissement comportait plusieurs bâtiments. Le requérant fut installé dans le secteur III qui représentait une partie ouverte du foyer. En effet, les résidents de celle-ci avaient un accès à la cour extérieure, ainsi qu’à certaines zones au sein du foyer. L’intéressé partageait une chambre de 16 m2 avec trois autres personnes et les lits se trouvaient pratiquement les uns à côté des autres. Selon le requérant, la chambre ne contenait pas de meubles et ses quatre occupants partageaient deux étagères pour disposer leurs affaires personnelles. Par ailleurs, l’intéressé affirme que les vêtements des pensionnaires étaient interchangeables car la plupart n’étaient pas restitués aux mêmes personnes après lavage.

34. Le requérant affirme également que, jusqu’en 2009, la chambre où il était logé était fermée à clé et n’était donc pas disponible pendant la journée afin d’être tenue en bon état.

35. Il dit par ailleurs qu’il existait un cabinet de toilette pour huit personnes qui n’était pas nettoyé régulièrement. Des produits d’hygiène n’étaient pas disponibles. Il n’avait pas un accès libre à la salle de bains qui d’ailleurs n’était pas dotée d’une douche, mais d’un robinet et d’un évier uniquement. Elle était insalubre et délabrée.

36. L’intéressé affirme ensuite que la nourriture était insuffisante et de mauvaise qualité, en tout cas jusqu’en 2009.

37. Le requérant explique qu’aucune activité sociale ou thérapeutique n’était proposée au foyer. Les occupations quotidiennes se limitaient aux repas et à l’hygiène. Entre les repas, il passait son temps soit dans la cour, soit dans la salle commune équipée d’une table, de quelques chaises et d’un poste de télévision. Il n’y avait pas de livres, de jeux ou d’autres matériels permettant d’occuper les pensionnaires.

38. Il apparaît que le foyer organisait des voyages vers la côte située à environ 30 km du foyer. Le requérant participa ainsi à un séjour balnéaire au mois d’août 2012 pendant une durée de dix jours.

39. Le Gouvernement expose que, à la suite d’une vérification effectuée au foyer en 2012 afin de préparer les observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, les éléments suivants ont été relevés. Le logement du requérant était chauffé et, en hiver, la température était surveillée constamment. L’intéressé avait à sa disposition une commode, pour ranger ses affaires personnelles, qui n’était pas fermée à clé afin de contrôler que des objets et des substances interdits n’y fussent pas gardés. Les chambres à coucher n’étaient pas fermées à clé pendant la journée, leur accès était interdit uniquement en cas de désinfection, ainsi qu’en cas de traitement contre l’infestation d’insectes et de rats. Le requérant avait accès illimité aux sanitaires, aux toilettes et à l’eau chaude. Quant à la qualité et à la quantité de la nourriture, celles-ci étaient conformes à la réglementation applicable, telle qu’amendée en 2009. Le Gouvernement présente à cet égard une sélection de menus types datés de 2009 à 2012. Ces menus étaient composés de trois repas et d’une collation par jour et comprenaient, entre autres, du thé, du café, des fruits et légumes, du riz, des produits laitiers, des saucisses et de la viande, du poisson, ainsi que des biscuits. Selon un arrêté du 17 avril 2012, les logements étaient nettoyés trois fois par jour. Des traitements de désinfection et contre les infestations d’insectes et de rats étaient réalisés par une entreprise spécialisée sur la base d’un contrat du 14 janvier 2009. Enfin, le Gouvernement présente des copies des plans individuels de soins de santé indiquant que le requérant suivait une thérapie par l’administration de médicaments, ainsi que des rapports d’évaluation de l’état psychologique de celui-ci. Ces documents avaient été établis par le personnel du foyer de Rusokastro entre 2010 et 2012. Conformément à un projet d’activités prévues pour les personnes logées au foyer de Rusokastro datant de 2012, ces dernières bénéficiaient d’activités sportives, de programmes éducatifs et d’activités culturelles et créatives.

D. L’évaluation des capacités sociales du requérant pendant son séjour au foyer de Rusokastro et les conclusions du rapport psychiatrique établi à la demande de son avocate

40. Le 7 juillet 2002, il fut inscrit dans le dossier du requérant qu’il avait comme objectif à long terme de développer une autonomie personnelle, comprenant l’hygiène personnelle et le rangement de ses affaires. À cette date, le dossier indiquait que l’intéressé n’avait pas de contact avec ses proches parents, ne recevait pas de visites et ne s’était jamais rendu en séjour dans sa famille.

41. À l’initiative de son avocate, le requérant fut examiné le 26 novembre 2005 par le psychiatre G. K., chef d’unité psychiatrique auprès d’un centre public de soins pour personnes atteintes de troubles mentaux. Le rapport établi à cette occasion concluait que le requérant était calme d’apparence. Il communiquait facilement, comprenait bien l’objet de l’analyse et était coopératif. Le processus du raisonnement se déroulait à un rythme normal, sans déviation de la structure ou du contenu. L’expression émotive était adéquate au contexte malgré les capacités d’initiative réduites. Le médecin constata, selon les éléments du dossier médical, qu’il pouvait être considéré que l’intéressé souffrait d’une schizophrénie dont le dernier accès de crise datait de plus de dix ans. Il importait d’analyser comment l’état psychique de l’intéressé avait évolué. D’une part, il était évident que, par le passé, le requérant avait présenté un comportement instable. D’autre part, comme l’indiquait le jugement du 21 mai 1999 et d’autres certificats médicaux, cet état n’était pas permanent mais sporadique et de longues périodes de rémission avaient été constatées chez l’intéressé. De plus, il existait des moyens thérapeutiques pour maîtriser la maladie. Le psychiatre précisa que lors de l’examen le requérant se trouvait incontestablement dans un état de rémission dans lequel, malgré le diagnostic constaté chez lui, il était en mesure de prendre soin de lui de manière autonome. Il rajouta que l’intéressé ne présentait pas un danger pour les autres.

42. Le 27 novembre 2006, un assistant social du foyer de Rusokastro envoya une lettre au beau-frère du requérant, sollicitant son soutien et sa disponibilité pour prendre soin de ce dernier dans un milieu familial. La lettre indiquait que des prestations sociales pourraient lui être accordées à cet égard – l’aide d’un assistant personnel ou d’un assistant social, l’aide à domicile. Il n’apparaît pas qu’une réponse a été donnée à ce courrier.

43. Le 14 avril 2006, les responsables du foyer de Rusokastro établirent un rapport d’évaluation sur le comportement et les capacités sociales du requérant. Ce rapport indiquait comme seule proche parente la mère de l’intéressé, sans préciser quelles étaient les relations entre les deux. Les raisons du placement relevaient de l’ordre social. Le requérant était sociable et avait un bon contact avec les autres personnes au foyer, il avait un comportement approprié et était capable de s’adapter à son entourage. Il participait à la vie au foyer et se trouvait en bons termes avec le personnel. Ses intérêts personnels portaient sur la télévision, la musique ainsi que la lecture des journaux. Le rapport indiquait comme mauvaise habitude le fait qu’il fumait. Concernant les capacités de l’intéressé, le rapport précisait que celui-ci était indépendant concernant ses besoins personnels. Le requérant ne présentait pas d’aptitudes ou de compétences professionnelles et techniques particulières. Il était susceptible d’être sujet à l’influence psychologique d’autrui et exécutait les instructions données.

44. Par une lettre du 5 septembre 2007, le directeur de l’agence régionale de l’assistance sociale invita le directeur du foyer de Rusokastro à constituer une commission chargée d’évaluer la situation de chaque personne placée dans l’institution afin d’identifier des personnes susceptibles d’être accueillies dans un « logement protégé » (защитено жилище) ou d’être réintégrées dans la communauté. Cette demande s’inscrivait dans le cadre de la mise en œuvre d’un plan d’action national visant la fermeture des institutions spécialisées pour enfants et adultes handicapés et ayant pour objectif l’amélioration de la condition des adultes placés dans des foyers sociaux.

45. Le 19 septembre 2007, à la suite d’un examen de la situation de tous les pensionnaires du foyer de Rusokastro, la commission constituée à cet égard établit une liste de douze personnes pouvant bénéficier d’un « logement protégé » dans laquelle figurait le nom du requérant.

46. Une commission similaire fut constituée à nouveau en début 2011. Par une décision en date du 13 janvier 2011, celle-ci établit une liste de trente-trois personnes, y compris le requérant, pour lesquelles il convenait de déterminer des mesures appropriées à leurs réinsertion et retour en milieu familial, en encourageant et favorisant l’amélioration de leurs contacts personnels.

47. Le 20 février 2012, un employé du foyer envoya une lettre à la mère du requérant en lui demandant de prendre en charge ce dernier dans un milieu familial. Il n’apparaît pas qu’une réponse a été donnée à ce courrier.

48. L’accusé de réception indique que ce courrier n’avait pas été réceptionné en raison du déménagement de la destinataire.

E. Les tentatives déployées par le requérant pour obtenir la cessation de la curatelle

49. Il ressort du dossier que le 16 mars 2005 le maire de la municipalité de Kameno a chargé une commission municipale d’examiner les cas des personnes placées sous tutelle ou sous curatelle qui résidaient au foyer de Rusokastro et de proposer, le cas échéant, le changement de leur statut. Le 16 juin 2005, cette commission tint une réunion et constata, lors de l’examen du cas du requérant, que sa mère n’était pas présente à la réunion mais qu’elle pouvait décider en son absence. La commission nota ensuite que le requérant ne pouvait pas prendre soin de lui-même de manière autonome et qu’aucune amélioration de son état n’était observée. Elle conclut qu’il ne convenait pas de prendre des mesures en vue du rétablissement de la capacité juridique de l’intéressé. La commission observa, par ailleurs, que la mère du requérant refusait de lui parler.

50. Le 29 juin 2006, le requérant pria le parquet régional, par l’intermédiaire de son avocate, de saisir le tribunal régional d’une demande de rétablissement de sa capacité juridique au motif que son état de santé lui permettait de gérer ses intérêts. Le 9 août 2006, le procureur refusa d’introduire une action en rétablissement de la capacité juridique. Il indiqua en particulier que, selon la législation applicable, le requérant devait d’abord s’adresser à sa curatrice et qu’il devait, uniquement en cas de refus de celle‑ci d’engager la procédure, s’adresser au procureur pour lui demander de le faire. Il releva que l’expertise psychiatrique du 26 novembre 2005 n’avait pas été établie selon la procédure légale et ne pouvait pas servir de preuve dans une procédure sur les capacités juridiques de l’intéressé. Le procureur conclut que la demande ne devait pas lui être adressée et que, de plus, elle ne reposait pas sur des preuves valables.

51. L’avocate du requérant contesta ce refus par la voie hiérarchique en faisant valoir que l’article 277 du code de procédure civile (CPC) ne prévoyait pas l’ordre dans lequel la personne partiellement privée de capacité juridique devait demander aux personnes autorisées à initier la procédure de rétablissement de capacité de le faire. De plus, le requérant n’avait pas de contact avec sa curatrice. Le 25 août 2006, le procureur d’appel confirma le refus du procureur régional considérant que l’article 277 du CPC habilitait aussi « toute personne ayant un intérêt légitime » d’introduire une demande en révision du statut juridique. Dès lors, il était possible pour l’avocate du requérant de saisir elle-même les tribunaux d’une telle demande sans qu’il soit nécessaire d’utiliser l’intermédiaire du procureur.

52. L’avocate de l’intéressé recourut contre ce refus du procureur d’appel. Le 17 novembre 2006, le parquet près la Cour suprême de cassation confirma les refus des procureurs. Il constata en particulier que l’accès du requérant à un tribunal pour demander la révision de son statut juridique avait été garanti par l’intermédiaire de sa curatrice et ses proches. Quant au rôle du parquet, ce dernier avait le pouvoir de décider, sur la base de sa propre évaluation des circonstances, s’il était nécessaire d’introduire l’action en question. En l’espèce, selon l’expertise médicale à laquelle se référait l’avocate, il ne pouvait être considéré que la curatelle devait être levée et que, compte tenu des troubles du requérant, les intérêts de ce dernier étaient mieux protégés sous la curatelle.

53. Le requérant ne demanda ni à sa mère ni à ses curatrices successives d’introduire une action en rétablissement de sa capacité juridique.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

54. Le droit interne applicable concernant a) le statut juridique d’une personne placée sous curatelle et sa représentation devant les tribunaux ; b) la procédure de placement sous curatelle ; c) le contrôle sur les actes du curateur et le remplacement de celui‑ci ; d) la procédure de rétablissement de la capacité juridique ; e) la validité des contrats conclus par les représentants des personnes incapables ; f) le domicile des personnes privées de leur capacité juridique ; g) le placement des personnes privées de leur capacité juridique dans des foyers pour adultes souffrant de troubles mentaux ; h) la désignation d’un représentant ad hoc en cas de conflit d’intérêts ; et i) l’arrestation par la police en vertu de la loi de 2006 sur le ministère de l’Intérieur, a été exposé en détail dans l’arrêt Stanev c. Bulgarie [GC] (no 36760/06, §§ 42-61, et 68-69, 17 janvier 2012). Concernant le point h) indiqué ci-dessus, il convient de noter que les tribunaux internes ont examiné, avec la participation d’un représentant ad hoc, une demande de changement d’une mesure de tutelle par une mesure de curatelle (реш. oт 5.05.2011 г. по гр. д. № 2110/2010, СГС), ainsi qu’une demande de détermination du domicile d’une personne placée sous tutelle (определение от 31.08.2012 г. по ч, гр. д. № 459/2012, ОС-Варна),

55. Dans le même arrêt se trouvent également résumées les règles du droit interne applicables en matière de responsabilité délictuelle de l’État (ibidem, § 62-67). Des exemples de la pratique pertinente des tribunaux internes en application de cette loi ont été cités dans des arrêts précédents (voir, notamment, Goranova-Karaeneva c. Bulgarie, no 12739/05, § 29-32, 8 mars 2011, et First Sofia Commodities EOOD et Paragh c. Bulgarie (déc.), no [14397/04](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2214397/04%22%5D%7D), § 16, 25 janvier 2011). Selon des amendements apportés, le 15 décembre 2012, à la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage, une réparation peut être demandée devant les tribunaux au titre d’une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi que pour une violation des droits prévus dans les paragraphes 2 à 4 de cette disposition.

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

56. Les textes pertinents de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CRDPH), adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 13 décembre 2006 (Résolution A/RES/61/106) et ratifiée par la Bulgarie le 26 janvier 2012, et de la Recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables (adoptée le 23 février 1999), ainsi que les parties pertinentes des rapports relatifs aux visites effectuées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le CPT) en Bulgarie, ont également été résumés dans l’arrêt Stanev, précité, §§ 72-87.

57. Par ailleurs, dans un document du 15 mai 2003 intitulé « Où sont les hommes de Dragash Voivoda », Amnesty International constate qu’à l’occasion de la fermeture du foyer de Dragash Voivoda quinze hommes atteints de schizophrénie ont été transférés au foyer de Rusokastro, alors qu’il s’agissait d’un centre dont la plupart des pensionnaires souffraient d’une arriération mentale accompagnée dans certains cas d’un handicap physique ou sensoriel. Selon Amnesty International, les autorités ont opéré ce transfert sans tenir compte des besoins différents des individus souffrant de maladies différentes, et elles n’ont donc pas veillé à la sécurité physique et au bien-être mental de chacun grâce à des soins adaptés.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

58. Le requérant estime que son placement dans le foyer de Dragash Voivoda, et ensuite dans celui de Rusokastro, est contraire à l’article 5 § 1 de la Convention.

59. Cette disposition se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

60. Le Gouvernement soumet une objection d’irrecevabilité tirée de la règle du respect des six mois et du défaut de qualité de victime du requérant. Il estime que, pour ce qui est du placement dans le foyer de Dragash Voivoda, ce grief a été formulé en dehors de ce délai car le requérant a quitté cet établissement le 26 septembre 2002. À titre subsidiaire, il fait valoir que, même s’il fallait considérer le placement du requérant dans les deux établissements comme une situation continue, il conviendrait de retenir comme date du délai de six mois la date de la signature du contrat de placement dans le foyer de Rusokastro, soit le 21 avril 2004. À cette date, l’intéressé aurait donné son consentement pour le placement dans un foyer social et aurait dès lors perdu sa qualité de victime pour ce qui est du grief tiré de l’article 5 § 1.

61. Par ailleurs, le Gouvernement considère que le requérant ne se trouvait pas privé de sa liberté au sens de cette disposition. À cet égard, il met en avant que l’intéressé n’a pas été interné d’office en hôpital psychiatrique par les pouvoirs publics en vertu de la loi sur la santé publique, mais qu’il a été logé dans un foyer d’assistance sociale à la demande de sa mère agissant en sa qualité de curatrice, dans son intérêt et conformément aux règles de l’assistance sociale. Ainsi, les personnes ayant besoin d’assistance, y compris celles présentant des troubles mentaux, pourraient demander, directement ou par le biais de leurs représentants, le bénéfice de diverses prestations sociales et médicales en application de la loi sur l’assistance sociale de 1998 (paragraphe 54 ci-dessus). Les foyers pour adultes atteints de troubles mentaux proposeraient une vaste gamme de prestations de ce type et le placement dans ces établissements ne pourrait être considéré comme une privation de liberté.

62. Quant aux circonstances concrètes de l’espèce, le Gouvernement avance que la demande de placement n’a pas été formulée par des représentants des autorités publiques mais par la mère du requérant en tant que sa parente la plus proche et en sa qualité de curatrice. L’intéressé ne jouissait pas de sa capacité juridique, n’avait aucun moyen de prendre en charge ses besoins économiques en raison de ses faibles ressources financières, et sa mère ne se trouvait pas en mesure de le prendre en charge et de lui accorder les soins spécialisés nécessaires à son état de santé. Dans ces circonstances, la mesure s’inscrivait, selon le Gouvernement, dans le contexte de l’assistance de l’État.

63. Concernant l’élément objectif, le Gouvernement estime que le requérant avait toute la liberté d’organiser son temps libre comme il l’entendait, qu’il ne souffrait pas de restrictions dans ses contacts sociaux, et qu’il pouvait sortir dans le cadre d’un régime d’autorisation compte tenu de son état de santé actuel. Le requérant suivait des activités de formation et thérapeutiques conformes à sa situation. Il avait de plus la possibilité de participer à des excursions organisées par l’institution et de bénéficier d’un congé annuel.

64. Le Gouvernement fait valoir également que la mesure de placement n’était pas envisagée comme indéterminée dans le temps et que les employés du foyer de Rusokastro avaient entrepris plusieurs initiatives de rapprochement avec la famille du requérant dans le but d’organiser sa sortie et sa réintégration dans le milieu familial. Ces initiatives n’avaient pas abouti en raison du fait qu’aucun des proches du requérant ne s’était montré réceptif. Les directeurs du foyer qui avaient exercé la fonction de curateur après le désintéressement de la mère du requérant avaient de plus essayé d’installer ce dernier dans un logement protégé, mais un tel logement n’était pas disponible.

65. En ce qui concerne l’élément subjectif, le Gouvernement conteste les affirmations du requérant selon lesquelles il avait tenté de quitter le foyer de Dragash Voivoda et avait été cherché et ramené par la police. Il considère ensuite que le requérant a explicitement donné son accord pour le placement dans la mesure où il a signé les contrats de placement du 21 avril 2004 et du 1er juin 2011. De plus, il n’a jamais entrepris des démarches aux fins de quitter les foyers, en demandant la résiliation du contrat de placement par exemple, ni exprimé une volonté dans ce sens. Il n’a d’ailleurs jamais demandé le bénéfice des congés annuels au foyer. Sa demande du 3 août 2006 d’être déplacé dans un autre foyer ne pourrait être vue comme un souhait de quitter le système des institutions sociales. Ainsi, le Gouvernement estime qu’à cet égard la présente espèce se différencie de l’affaire Stanev, précitée, dans laquelle la Cour avait observé que le requérant n’avait pas consenti à son placement en foyer social.

66. Ainsi, se référant aussi aux arrêts H.M. c. Suisse (no 39187/98, CEDH 2002‑II) et Nielsen c. Danemark (28 novembre 1988, série A no 144), le Gouvernement estime que le placement du requérant n’est qu’une mesure de protection visant le seul intérêt de celui-ci et représente une réponse adéquate à une situation sociale et médicale d’urgence qui peut être considérée comme volontaire.

67. Quant aux garanties procédurales, le Gouvernement fait valoir que le placement a été mis en place, selon la législation sociale, par les autorités sociales compétentes – les besoins du requérant en terme d’assistance ont été établis, un certificat médical de santé psychique a été présenté avec la demande de placement et il a été considéré qu’aucune autre mesure d’assistance en milieu familial n’était possible.

2. Le requérant

68. Le requérant voit la mesure de placement dans les foyers de Dragash Voivoda et de Rusokastro comme une situation continue étant donné que le motif du placement est demeuré le même, s’agissant notamment de sa situation juridique et de l’absence d’alternative sociale ou familiale pour sa prise en charge. Son déplacement au foyer de Rusokastro aurait tout simplement eu lieu en raison de la fermeture du foyer de Dragash Voivoda.

69. Le requérant soutient que, bien que la législation nationale qualifie de « volontaire » le placement en foyer social des personnes atteintes de troubles mentaux, son transfert au foyer de Dragash Voivoda puis au foyer de Rusokastro constitue une privation de liberté. Il estime que, comme dans les arrêts Stanev, précité, et Storck c. Allemagne (no 61603/00, CEDH 2005‑V), les éléments objectif et subjectif caractérisant une détention sont présents en l’espèce.

70. Concernant la nature de la mesure, le requérant estime que vivre dans un foyer éloigné de sa ville natale, de sa famille et de ses amis équivalait à être physiquement isolé de la société.

71. Les sorties du foyer auraient été soumises à un régime d’autorisation. Le requérant n’aurait pu se résoudre à partir de son propre chef car il se serait exposé au risque de se faire arrêter et ramener rapidement par la police. Il affirme que ses tentatives de quitter le foyer de Dragash Voivoda en sont la preuve. Le requérant souligne ensuite que la mesure litigieuse perdurait depuis plus de treize ans au moment du dépôt des observations et que, même s’il y avait des indications que sa curatrice était en faveur de son départ du foyer, ses espoirs de partir un jour sont faibles compte tenu de l’impossibilité de trouver une alternative raisonnable pour sa vie en dehors de l’établissement.

72. S’agissant des conséquences de l’exécution de la mesure de placement, le requérant met en avant la sévérité du régime. Ses occupations, ses soins et ses déplacements auraient fait l’objet d’un contrôle complet et effectif de la part des employés du foyer. Le requérant aurait été soumis, à une routine quotidienne stricte l’obligeant à se lever, se coucher et manger à des heures bien précises. Il n’aurait eu aucune liberté quant au choix de sa tenue vestimentaire, la préparation de ses repas, la participation à des événements culturels ou l’établissement de relations avec d’autres personnes, y compris des relations intimes, car le foyer aurait été exclusivement réservé aux hommes. Ainsi, son séjour au foyer aurait causé une nette dégradation de son bien-être et aurait fait naître chez lui un syndrome d’institutionnalisation, c’est-à-dire l’incapacité de se réinsérer dans la société et d’y mener une vie normale.

73. Pour ce qui est de l’élément subjectif, le requérant met en avant qu’il n’a jamais consenti au placement dans les foyers en question. Il soumet en particulier qu’il n’a pas signé le contrat de placement le 21 avril 2004, et il affirme que, si sa signature y a été apposée ultérieurement, il n’a pas eu connaissance du contenu de ce document au moment de cette signature. Il reviendrait au Gouvernement de démontrer que la signature figurant sur le contrat du 1er juin 2011 a été apposée selon une procédure permettant de conclure que le requérant a véritablement consenti à ce contrat. Enfin, le requérant affirme que, même s’il pouvait demander la résiliation de ce dernier contrat, cela ne lui ôterait pas la qualité de victime pour toute la période antérieure à ce contrat.

74. L’intéressé conclut que, faute de consentement de sa part, il a été privé de sa liberté et que son placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux ne répond à aucun des motifs justifiant une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention.

3. La partie intervenante

75. Les organisations non gouvernementales agissant en tant que partie intervenante présentent des observations générales sur les règles de protection au niveau international des personnes présentant un handicap mental. Elles font valoir en particulier que l’article 5 de la Convention doit être lu à la lumière de l’article 14 de la CRDPH selon lequel un trouble psychique ne devrait pas justifier une privation de liberté. S’appuyant sur la jurisprudence relative aux éléments objectif et subjectif d’une mesure privative de liberté développée par la Cour, elles précisent qu’il ne faut pas perdre de vue le lien inextricable entre les deux. Ainsi, il conviendrait de considérer qu’une personne présentant des troubles psychiques est privée de sa liberté même si elle consent à vivre dans des conditions dégradantes. De même, le placement d’une telle personne dans des conditions confortables constituerait une privation de liberté si elle s’y retrouvait contre sa volonté. La partie intervenante insiste dès lors sur l’obligation qui incombe aux autorités compétentes de s’assurer que le consentement de la personne concernée à un placement dans une institution spécialisée soit recueilli selon une procédure rigoureuse.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

76. La Cour note l’objection du Gouvernement relative à la tardiveté du grief pour ce qui est de la période couvrant le séjour du requérant au foyer de Dragash Voivoda. Le requérant estime qu’il se trouve dans une situation continue. La Cour rappelle à cet égard qu’en règle générale le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice. Toutefois, dans le cas d’une situation de violation continue, le délai recommence en fait à courir chaque jour, et ce n’est que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir (voir, parmi beaucoup d’autres, Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 261, CEDH 2014 (extraits). Dans la mesure où le Gouvernement ne soutient pas qu’il existait un recours interne à exercer en l’espèce, il convient d’examiner la question de savoir si la mesure de placement du requérant a été le résultat de plusieurs actes ou s’analyse plutôt en une situation continue.

77. La Cour observe que la décision de placement dans un foyer social a été initialement prise, à la suite de la demande de la mère du requérant et après un avis favorable des services sociaux, par la municipalité de Popovo dans le cadre d’une procédure qui a pris fin avant le 30 juin 1999 (paragraphe 14). Il apparaît aussi que la prolongation de cette mesure a été décidée en août 2002 à la suite de la demande de la directrice du foyer de Dragash Voivoda. Le dossier ne contient pas d’éléments sur une autre procédure de placement qui aurait été menée après cette date. En tout état de cause, il apparaît aux yeux de la Cour que le transfert du requérant au foyer de Rusokastro a eu pour seule motivation la future fermeture du foyer de Dragash Voivoda et l’absence de milieu familial approprié (paragraphe 15 ci-dessus). Dans ces circonstances, les séjours successifs du requérant dans les deux institutions doivent être vus comme une situation continue.

78. Il convient dès lors de rejeter la partie de l’objection du Gouvernement selon laquelle le délai de six mois commencerait à courir à partir du 26 septembre 2002 pour ce qui est du placement au foyer de Dragash Voivoda.

79. Concernant la partie de l’objection d’après laquelle ce délai débuterait à la date du contrat de placement au foyer de Rusokastro, soit le 21 avril 2004, car le requérant aurait consenti à la mesure et aurait dès lors perdu sa qualité de victime, la Cour observe que la question de savoir si le requérant a exprimé un souhait de vivre dans l’institution en question se trouve au cœur de ses affirmations selon lesquelles il a été privé de liberté. Il convient dès lors de joindre les questions de la qualité de victime du requérant et du délai de six mois à l’examen sur le point de savoir s’il y a eu en l’espèce privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention.

80. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Sur la question de savoir si le requérant a été privé de liberté au sens de l’article 5 § 1

81. La Cour observe d’emblée que les parties ne s’accordent pas sur la question de savoir si le placement du requérant dans les foyers sociaux de Dragash Voivoda et de Rusokastro a eu lieu sur une base volontaire ou non et si la possibilité de quitter ces institutions a été limitée. La Cour se doit dès lors de vérifier si la situation du requérant a constitué une « privation de liberté » au sens de l’article 5.

82. Elle rappelle que pour savoir si une personne a été privée de sa liberté il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Storck, précité, § 71, et Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39).

83. Dans le contexte de la privation de liberté en relation avec la santé mentale, la Cour a estimé qu’une personne pouvait être considérée comme « détenue » même pendant la période où elle se trouvait dans un service hospitalier ouvert avec la possibilité de se rendre régulièrement sans escorte dans les parties non sécurisées de l’hôpital et de sortir de celui-ci sans escorte (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 42, série A no 93).

84. Par ailleurs, dans le domaine du placement des personnes atteintes de troubles mentaux, la notion de privation de liberté ne comporte pas uniquement un aspect objectif, à savoir l’internement d’une personne dans un espace restreint pendant un laps de temps non négligeable. Une personne ne peut passer pour avoir été privée de sa liberté que si – et cela constitue un aspect subjectif – elle n’a pas valablement consenti à son internement (Storck, précité, § 74).

85. La Cour note en l’espèce que le placement initial du requérant a été demandé par sa mère, désignée à cette époque en tant que sa curatrice. Cette demande a été examinée par les services sociaux et la municipalité. En conséquence, le requérant a été conduit, le 30 juin 1999 au foyer de Dragash Voivoda. Il n’apparaît pas que le requérant ait été consulté au sujet du choix opéré par sa mère, alors qu’il pouvait exprimer un avis valable et que son accord était nécessaire selon la loi de 1949 sur les personnes physiques et morales et la famille (paragraphes 12-14 ci-dessus). Le requérant n’a pas signé la demande de placement et son avis n’a pas été recueilli par les services sociaux. D’ailleurs, le contrat avec le foyer de Dragash Voivoda n’a été établi que le 14 août 2002, soit plus de trois ans après son placement. Le requérant n’a pas été considéré comme partie au contrat, celui-ci ayant été conclu entre sa mère et l’établissement. Ce dernier ainsi que le foyer de Rusokastro représentaient des institutions gérées par l’État. Il apparaît en outre que, depuis le mois de novembre 2002, la mère du requérant a mandaté une assistante sociale pour gérer les affaires quotidiennes de celui‑ci et le représenter et qu’ensuite, depuis 2008, les directeurs consécutifs du foyer de Rusokastro ont agi en tant que curateurs de l’intéressé (paragraphes 22-23 ci-dessus). La Cour estime que ces circonstances révèlent un processus de placement en institution sociale et une mise en œuvre de la mesure similaires à ceux constatés dans l’affaire Stanev, précitée (§ 122). Elle ne peut que relever que le requérant n’a pas été transféré dans les foyers en question à sa demande ou sur la base d’un contrat volontaire de droit privé pour le placement dans une institution sociale en vue de l’obtention d’une aide sociale et d’une protection. La Cour estime que les restrictions dont le requérant se plaint sont le résultat de différents actes pris depuis la demande de placement et tout au long de l’exécution de la mesure par des autorités et institutions publiques agissant par l’intermédiaire de leurs agents. Le fait de savoir que la demande initiale a été formulée par la mère du requérant ne change en rien ce constat (voir aussi, D.D. c. Lituanie, no 13469/06, § 151, 14 février 2012).

86. Il convient dès lors de considérer que le placement litigieux est imputable aux autorités nationales. Il reste à examiner si les restrictions découlant de cette mesure s’analysent en une « privation de liberté » au sens de l’article 5.

87. Concernant l’aspect objectif, la Cour relève que le requérant était logé dans une partie du foyer dont il pouvait sortir, mais elle rappelle qu’il n’est pas décisif de savoir si le bâtiment était fermé à clé (Ashingdane, précité, § 42). Il est vrai que l’intéressé pouvait se rendre dans le village voisin et qu’il avait la possibilité de participer à des excursions organisées pour des groupes de pensionnaires de Rusokastro, dont il s’est prévalu à une occasion (paragraphes 30 et 38 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que toutes ses sorties n’étaient possibles qu’avec une autorisation expresse, un régime que le Gouvernement ne conteste pas (paragraphe 63 ci-dessus). De même, si ce dernier estime qu’il n’existe pas de preuves permettant d’établir que le requérant a quitté le foyer de Dragash Voivoda à trois reprises et qu’il a été recherché et ramené par la police (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour relève qu’à tout le moins un certificat médical témoigne de « fuites régulières » (paragraphe 26 ci-dessus). Il suffit à la Cour de noter que, selon le régime applicable, le requérant courait le risque de se faire rechercher par la police s’il quittait les foyers sans autorisation (paragraphe 54 ci-dessus). Ainsi, même si le requérant a pu effectuer certains déplacements, les éléments ci-dessus amènent la Cour à considérer que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, l’intéressé se trouvait sous un contrôle constant et n’était pas libre de quitter le foyer sans autorisation à tout moment lorsqu’il le souhaitait.

88. Quant à la durée de la mesure, la Cour relève que celle-ci n’a pas été fixée et est donc indéterminée, malgré les éléments démontrant les intentions des autorités de mettre en place une mesure d’assistance à l’égard du requérant dans un milieu alternatif (paragraphes 42, 44-47 ci-dessus). Le requérant demeure toujours au foyer de Rusokastro (soit depuis plus de quinze ans compte tenu du séjour dans les deux foyers). Ce laps de temps est suffisamment long pour que l’intéressé ressente pleinement les effets négatifs des restrictions auxquelles il est soumis.

89. Pour ce qui est de l’aspect subjectif de la mesure, il convient de noter que, contrairement aux exigences de la loi interne (paragraphe 54 ci‑dessus), l’intéressé n’a pas été invité à exprimer son avis au sujet du placement au foyer de Dragash Voivoda et de son transfert au foyer de Rusokastro. Pourtant, le requérant a été conduit dans le premier foyer sans connaître la durée de cette mesure. La Cour observe à cet égard qu’il existe des situations dans lesquelles la volonté d’une personne dont les capacités mentales sont altérées peut être valablement remplacée par celle d’un tiers agissant dans le cadre d’une mesure de protection et qu’il est parfois difficile de connaître la véritable volonté ou les préférences d’une telle personne. Toutefois, la Cour a déjà eu l’occasion de dire que le fait qu’une personne soit privée de sa capacité juridique ne signifie pas nécessairement qu’elle soit incapable de comprendre quelle est sa situation (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 108, CEDH 2008, et Stanev, précité, § 130). En l’espèce, la loi interne accordait un certain poids à la volonté de l’intéressé et il apparaît que celui-ci comprenait bien sa situation. La Cour note aussi que, si le requérant n’a pas explicitement exprimé son désaccord avec le placement, il l’a démontré par les tentatives de fuite du foyer de Dragash Voivoda (paragraphe 26 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que les parties ne sont pas d’accord sur la question de savoir si le requérant a par la suite consenti à son placement, notamment en raison du fait qu’il a signé les contrats du 21 avril 2004 et du 1er juin 2011. Le requérant déclare ne pas avoir pris connaissance du moins du premier contrat même si sa signature s’y trouvait. La Cour estime à cet égard qu’il n’est pas pertinent en l’espèce d’analyser la question de savoir si le requérant a bien signé le document en question et s’il était entièrement conscient de son contenu. En effet, elle observe qu’en 2006 il a exprimé son souhait de quitter le foyer de Rusokastro pour être logé dans un foyer proche de sa ville natale afin de retrouver sa famille (paragraphe 20 ci-dessus). L’intéressé affirme avoir fait connaître oralement sa volonté de partir auprès des directeurs successifs du foyer de Rusokastro, ses curateurs, et la Cour ne voit pas de raison de remettre en question ses affirmations compte tenu des efforts déployés par ces derniers pour le proposer dans les listes de personnes susceptibles de réintégration dans la société (paragraphes 42, 44-47 ci-dessus).

90. Au vu de ces éléments, la Cour n’est pas convaincue que l’intéressé ait valablement consenti au placement ou l’ait accepté plus tard et tout au long de son séjour. Elle rappelle à ce sujet que le consentement d’une personne à son admission dans une institution dédiée à la santé psychique pour y suivre un traitement ne peut être considéré comme valable au regard de la Convention que s’il existe des preuves suffisantes et crédibles suggérant que les capacités de consentir, ainsi que de comprendre les conséquences de cet acte, ont été établies au cours d’une procédure équitable et appropriée, et que toutes les informations nécessaires concernant le placement et le traitement envisagé ont été fournies à la personne concernée de manière adéquate (M. c. Ukraine, no 2452/04, § 77, 19 avril 2012). La Cour estime que ce principe est applicable également lorsqu’il s’agit du consentement à recueillir en vue d’un placement dans un foyer social d’une personne dont les capacités juridiques sont atteintes en raison de son état de santé psychique, comme dans le cas présent. Elle note que, si le Gouvernement ne conteste pas les capacités du requérant de consentir, il ne démontre pas que ce consentement a été recherché selon une telle procédure appropriée ou que les informations nécessaires ont été données au requérant.

91. Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception relative au délai de six mois et à la perte de qualité de victime (paragraphe 79 ci‑dessus). Elle conclut, comme dans l’affaire Stanev, précitée, que, eu égard à l’implication des autorités dans l’imposition et la mise en œuvre du placement du requérant, au régime de sortie du foyer, à la durée de la mesure et à l’absence de consentement de l’intéressé, la situation examinée s’analyse en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Par conséquent, cette disposition trouve à s’appliquer.

b) Sur la compatibilité du placement du requérant avec l’article 5 § 1

92. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 requiert d’abord la « régularité » de la détention litigieuse, y compris l’observation des voies légales. En la matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en respecter les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244). De plus, la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce (Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000-III, et Claes c. Belgique, no 43418/09, § 112, 10 janvier 2013).

93. Par ailleurs, les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs autorisant la privation de liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Witold Litwa précité, § 49, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008, et Jendrowiak c. Allemagne, no 30060/04, § 31, 14 avril 2011).

94. Pour examiner si le placement litigieux était régulier au regard de l’article 5 § 1, la Cour doit vérifier si cette mesure était conforme au droit interne, si elle entrait dans le champ d’application de l’une des exceptions à la liberté individuelle prévues aux alinéas a) à f) de cette disposition et, enfin, si elle était justifiée au regard de l’une de ces exceptions.

95. Concernant le respect des voies légales, la Cour observe d’emblée que le droit interne énonce qu’un curateur n’a pas le pouvoir d’agir au nom de la personne sous curatelle. En effet, en cas de privation partielle de la capacité juridique, les contrats sont valides uniquement lorsqu’ils sont conclus ensemble par le curateur et la personne sous curatelle (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour observe d’abord qu’aucun contrat de placement n’a été conclu pendant les trois premières années du placement, alors qu’il était exigé par la législation applicable (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, le contrat établi le 14 août 2002 ne comportait pas l’accord du requérant. Par conséquent, la Cour conclut que le placement n’était pas valide en droit bulgare pour ce qui est de la période allant jusqu’à la date du contrat du 21 avril 2004 comportant la signature du requérant. La Cour n’estime pas nécessaire d’analyser la conformité de ce dernier contrat, ni celle de celui signé plus tard, le 1er juin 2011, avec le droit interne, car elle estime qu’en tout état de cause la mesure litigieuse n’était pas régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention car elle n’était justifiée au regard d’aucun des alinéas a) à f) de cette disposition pour les motifs exposés ci‑dessous.

96. Le requérant estime que les restrictions imposées sont constitutives d’une privation de liberté qui n’est prévue par aucune des exceptions à la règle de la liberté individuelle énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Le Gouvernement soutient que le placement avait pour seul but la protection de l’intérêt du requérant à recevoir des soins à caractère social (paragraphes 60-66 ci-dessus). La Cour a constaté, dans l’affaire Stanev, précitée, que le droit bulgare applicable envisageait le placement en institution sociale comme une mesure de protection prise à la demande de la personne concernée et non comme une mesure contraignante imposée pour l’un des motifs énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 (arrêt précité, § 149). La Cour a déjà trouvé que, en l’espèce, cette mesure a engendré des restrictions importantes de la liberté individuelle ayant donné lieu à une privation de liberté, au mépris de la volonté ou des souhaits du requérant (paragraphes 85-91 ci-dessus).

97. La Cour rappelle que, dans certaines circonstances, le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux peut constituer un facteur additionnel à prendre en compte, en plus des éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette personne dans une institution. Néanmoins, le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à l’imposition de mesures privatives de liberté. Aux yeux de la Cour, toute mesure de protection devrait refléter autant que possible les souhaits des personnes capables d’exprimer leur volonté. Le manquement à solliciter l’avis de l’intéressé peut donner lieu à des situations d’abus et entraver l’exercice des droits des personnes vulnérables ; dès lors, toute mesure prise sans consultation préalable de la personne concernée exige en principe un examen rigoureux (Stanev, précité, § 153).

98. La Cour est prête à accepter que le placement du requérant était une conséquence directe de son état de santé mentale, de la déclaration de son incapacité partielle et de la mise en place de la curatelle. En effet, un mois après le jugement déclarant l’incapacité du requérant et quatre jours après sa nomination comme curatrice, la mère du requérant a demandé aux services sociaux le placement de son fils dans un foyer destiné à accueillir des personnes souffrant de troubles mentaux. Les services sociaux, pour leur part, ont également fait référence à la santé mentale du requérant lorsqu’ils ont considéré que pareille demande devait être accordée. Il apparaît évident à la Cour que, si le requérant n’avait pas été privé de sa capacité juridique en raison de sa pathologie mentale, il n’aurait pas été privé de sa liberté. Dès lors, il convient d’examiner la présente affaire sous l’angle de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (voir aussi Stanev, précité, § 154).

99. Il reste à savoir si le placement du requérant satisfait aux conditions voulues par la jurisprudence de la Cour en matière de détention des personnes atteintes de troubles mentaux. À cet égard, la Cour rappelle qu’il faut reconnaître aux autorités nationales une certaine liberté de jugement quand elles se prononcent sur l’internement d’un individu comme « aliéné », car il leur incombe au premier chef d’apprécier les preuves produites devant elles dans un cas donné ; sa propre tâche consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (Winterwerp, précité, § 40, et Luberti c. Italie, 23 février 1984, § 27, série A no 75).

100. En ce qui concerne la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux, un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33, Chtoukatourov, précité, § 114, Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 45, CEDH 2000‑X, et Claes, précité, §113).

101. En l’espèce, la Cour note qu’une expertise médicale a été effectuée dans le cadre de la procédure de privation de la capacité juridique et qu’elle faisait état des troubles dont souffrait le requérant. Toutefois, il apparaît que cette expertise a eu pour but d’analyser la question de la protection juridique du requérant, et non celle de savoir si son état de santé nécessitait son placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux. Selon la deuxième condition citée ci-dessus, la détention d’une personne souffrant de troubles mentaux peut s’imposer non seulement lorsqu’elle a besoin, pour guérir ou pour voir son état s’améliorer, d’une thérapie, de médicaments ou de tout autre traitement clinique, mais également lorsqu’il s’avère nécessaire de la surveiller pour l’empêcher, par exemple, de se faire du mal ou de faire du mal à autrui. Il est donc vrai que l’article 5 § 1 e) autorise le placement d’une personne souffrant de troubles mentaux sans qu’il y ait nécessairement un traitement médical en vue (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 52, CEDH 2003-IV) ; toutefois, une telle mesure doit être dûment justifiée par la gravité de l’état de santé de l’intéressé afin d’assurer sa propre protection ou la protection d’autrui (Stanev, précité, § 157).

102. Or aucun des rapports présentés en l’espèce en relation avec le comportement et l’état de santé du requérant ne donne lieu à établir que celui-ci était dangereux pour lui-même ou pour les autres, en raison notamment de sa pathologie psychiatrique. Le Gouvernement n’évoque pas non plus d’actes de violence de la part du requérant. La Cour conclut dès lors que la deuxième condition n’a pas été remplie en l’espèce. Cette conclusion suffit à elle seule pour permettre de constater que la privation de liberté du requérant était contraire à l’article 5.

103. La Cour relève également des défaillances dans la vérification de la persistance des troubles justifiant l’internement. En effet, il n’apparaît pas qu’un suivi médical ait été mis en place dans le but d’évaluer, à des intervalles réguliers, si le maintien dans les foyers en question continuait à être nécessaire au regard de l’article 5 § 1 e). En effet, une telle évaluation n’était pas prévue par la législation pertinente (Stanev, précité, § 158).

104. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate que la privation de liberté du requérant n’était pas justifiée par l’alinéa e) de l’article 5 § 1. Le Gouvernement n’a par ailleurs indiqué aucun des autres motifs énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 qui, en l’espèce, auraient pu autoriser la privation de liberté litigieuse.

105. Il y a donc eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

106. Le requérant se plaint de ne pas avoir pu faire contrôler par un tribunal la légalité de son placement dans les foyers de Dragash Voivoda et de Rusokastro.

Il invoque l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

107. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ce grief doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

108. Le Gouvernement soutient que, dans la mesure où le placement litigieux était fondé sur un contrat de droit privé portant sur la prestation de services sociaux, le requérant aurait pu, à tout moment, demander la résiliation de ce contrat sans qu’il soit nécessaire d’impliquer les tribunaux. D’après lui, en cas de conflit d’intérêts avec son curateur, le requérant aurait pu se prévaloir de l’article 123, alinéa 1, du code de la famille applicable à l’époque des faits ou de l’article 169 du code de la famille de 2009 et demander à l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle la désignation d’un représentant ad hoc pour résoudre le conflit.

109. Par ailleurs, le Gouvernement se réfère à l’article 115 du code de la famille de 1985 (article 161 du code de la famille de 2009) selon lequel les actes du maire, en sa qualité d’organe chargé de la tutelle et de la curatelle, ainsi que le refus par lui de nommer un curateur ou de prendre d’autres mesures prévues par le CF, sont susceptibles de recours devant le juge. Le Gouvernement ne précise pas en quoi ce recours serait pertinent au regard de l’article 5 § 4 de la Convention.

110. Le requérant soutient que le droit interne ne prévoit pas de recours spécifiques à sa situation, notamment un contrôle judiciaire périodique de la légalité du placement en foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux. Par ailleurs, aucune des personnes habilitées à utiliser des voies indirectes afin de défendre ses intérêts n’a démontré une intention d’agir dans ce sens. Il prétend se trouver dans une situation analogue à celle constatée dans l’affaire Stanev, précitée, et demande à la Cour d’appliquer le même constat de violation en l’espèce.

2. Appréciation de la Cour

111. Les principes applicables de la jurisprudence ont été résumés dans les paragraphes 168-171 de l’arrêt Stanev, précité. La Cour rappelle que, dans cette dernière affaire, elle a constaté que le droit applicable n’offrait pas de recours judiciaires accessibles au requérant et permettant d’analyser directement la légalité de son placement dans un foyer social pour personnes atteintes de troubles mentaux (arrêt précité, § 177). Elle ne voit pas de raisons de s’écarter de ce constat en l’espèce.

112. La Cour constate en effet que les tribunaux bulgares n’ont à aucun moment et sous aucune forme été impliqués dans le placement du requérant et que la législation nationale ne prévoit pas de contrôle judiciaire périodique et automatique du placement d’une personne dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux. D’ailleurs, étant donné que le placement du requérant n’est pas reconnu comme une privation de liberté en droit bulgare, celui-ci ne prévoit aucun recours pour contester la légalité de cette mesure en tant que privation de liberté (Stanev, précité, § 172).

113. En l’espèce, le Gouvernement affirme que le requérant aurait pu demander la résiliation du contrat de placement sans pour autant présenter des exemples de résiliation de tels contrats à la simple demande des personnes concernées, sans que celles-ci soient obligées de justifier leur démarche. La Cour note à cet égard qu’une clause de résiliation était prévue dans le contrat daté du 1er juin 2011, selon laquelle le requérant devait présenter des « motifs valables ». Le Gouvernement ne développe pas d’arguments sur la manière dont les autorités internes interpréteraient le caractère valable de ces motifs.

114. Par ailleurs, les recours prévus dans le code de la famille pour les actes des organes impliqués dans la curatelle et auxquels fait référence le Gouvernement (paragraphes 108-109 ci-dessus) ont été jugés comme inadéquats au regard de l’article 5 § 4 (Stanev, précité, §§ 174-177).

115. Au vu de ces éléments, la Cour dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION

116. Le requérant considère qu’il n’a pas eu droit à réparation pour les violations alléguées de ses droits garantis par l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.

Il invoque à cet égard l’article 5 § 5, ainsi libellé :

« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

A. Sur la recevabilité

La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ce grief doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

117. Dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire, le Gouvernement soutenait que, dans la mesure où le requérant n’avait pas été considéré comme privé de sa liberté selon le droit interne, il ne pouvait se prévaloir du recours indemnitaire prévu dans l’article 2 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État relatif à certaines hypothèses de placement en détention, dont les décisions ont été annulées pour absence de base légale. En revanche, il estimait que l’article 1 de la même loi, prévoyant une indemnité pour des dommages causés par des actes illégaux des autorités, était en mesure de fournir réparation au requérant. Par ailleurs, le requérant aurait pu introduire une action en dommages et intérêts, pour non-respect des clauses du contrat de placement, contre l’établissement.

118. À l’occasion de ses observations sur les demandes du requérant au titre de la satisfaction équitable, le Gouvernement a relevé que des amendements à la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État, entrés en vigueur en décembre 2012, prévoient la possibilité de demander une réparation pour les violations alléguées de l’article 5 §§ 1 et 4 (paragraphe 55 ci-dessus).

119. Dans ses observations, présentées avant la date des amendements auxquels se réfère le Gouvernement dans le paragraphe précédent, le requérant estime que les cas dans lesquels une détention irrégulière peut donner lieu à indemnisation sont énumérés de manière restrictive par la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et que sa situation ne relève d’aucun d’entre eux. Il dénonce par ailleurs l’absence de voie de droit pour demander réparation pour la violation de l’article 5 § 4.

2. Appréciation de la Cour

120. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4 (Wassink c. Pays-Bas, 27 septembre 1990, § 38, série A no 185-A, et Houtman et Meeus c. Belgique, no 22945/07, § 43, 17 mars 2009). Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les organes de la Convention. À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 44, série A no 148, Sakık et autres c. Turquie, 26 novembre 1997, § 60, Recueil 1997‑VII, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X).

121. En l’espèce, la Cour relève que, eu égard à son constat de violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 5, le paragraphe 5 de cette disposition trouve à s’appliquer. Elle doit donc rechercher si l’intéressé a disposé au niveau interne d’un droit exécutoire à réparation de son préjudice avant le présent arrêt, ou s’il disposera d’un tel droit après l’adoption de l’arrêt.

122. Elle rappelle à cet égard que, pour conclure à la violation de l’article 5 § 5, elle doit établir que le constat de violation d’un des autres paragraphes de l’article 5 ne pouvait, avant l’arrêt concerné de la Cour, ni ne peut, après cet arrêt, donner lieu à une demande d’indemnité devant les juridictions nationales (voir, en ce sens, Brogan et autres c. Royaume-Uni, 29 novembre 1988, §§ 66-67, série A no 145‑B).

123. À la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime qu’il faut d’abord vérifier si la violation de l’article 5 §§ 1 et 4 constatée en l’espèce aurait pu donner lieu, avant le prononcé du présent arrêt, à un droit à réparation devant les tribunaux internes.

124. Pour ce qui est de la violation de l’article 5 § 1, la Cour relève que le Gouvernement invoque le recours fondé sur l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État, prévoyant la possibilité de demander une indemnité pour des dommages causés par des actes illégaux des autorités. La Cour a constaté dans l’affaire Stanev, précitée, qu’aucune décision interne n’indique que cette disposition est applicable à des placements dans des foyers sociaux de personnes atteintes de troubles mentaux sur la base des contrats de droit civil (arrêt précité, § 187). Le Gouvernement, n’ayant pas soumis des exemples de jurisprudence pertinente, ne démontre pas le contraire en l’espèce.

125. Concernant la possibilité pour le requérant d’introduire une demande en réparation fondée sur les amendements du 15 décembre 2012 de l’article 2 de cette loi (paragraphe 55 ci-dessus) en relation avec l’article 5 § 1, la Cour observe que ce recours est conditionné par la reconnaissance d’une privation de liberté. Or il apparaît en l’espèce qu’à aucun moment les autorités n’ont considéré le placement du requérant comme une mesure privative de liberté. C’est également la thèse du Gouvernement dans la présente affaire, et celui-ci ne présente pas d’exemples de la jurisprudence interne permettant de conclure que le nouveau recours aurait pu donner lieu à une réparation avant le prononcé de cet arrêt. Le Gouvernement ne justifie pas non plus en quoi une action en dommages et intérêts contre le foyer pour non-respect du contrat de placement apporterait une réparation adéquate (paragraphe 117 ci-dessus).

126. En outre, aucun recours judiciaire permettant de faire contrôler la légalité du placement n’étant disponible en droit bulgare, le requérant ne pouvait invoquer la responsabilité de l’État pour obtenir une réparation pour la violation de l’article 5 § 4.

127. Se pose ensuite la question de savoir si le prononcé du présent arrêt concluant à la violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 permettra au requérant de demander réparation en droit bulgare.

128. La Cour prend note des amendements de l’article 2 à la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État laissant entendre qu’il serait en principe possible pour un requérant ayant obtenu la reconnaissance d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention d’introduire une demande en réparation auprès des tribunaux internes. Toutefois, la Cour n’est pas convaincue que ces amendements peuvent répondre aux exigences d’un recours au sens de l’article 5 § 5. En effet, il apparaît que les tribunaux internes ont constamment considéré que les amendements des dispositions touchant à la responsabilité de l’État attribuaient des droits matériels et n’avaient dès lors pas d’effet rétroactif (Goranova-Karaeneva, précité, § 62, et First Sofia Commodities EOOD et Paragh, décision précitée, § 32). Il semble dès lors peu probable que les tribunaux accorderaient une réparation pour les événements litigieux qui se sont déroulés entre 1999 et 2012. Le Gouvernement ne fournit aucun commentaire quant à une éventuelle application de ces amendements en l’espèce et à ses conséquences. Le dossier présenté devant la Cour ne contient aucun exemple de personne placée en foyer social ayant obtenu une décision dans le cadre d’une demande en réparation pour des violations de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention constatées par la Cour. Il n’appartient pas à la Cour de trancher cette question de droit bulgare. Toutefois, l’absence de jurisprudence révèle l’incertitude actuelle dudit recours en pratique (voir, mutatis mutandis, Sakik, précité, §§ 53 et 60).

129. Il n’a donc pas été démontré que le requérant pouvait se prévaloir, avant l’arrêt de la Cour, d’un droit à réparation, ou qu’il pourra se prévaloir d’un tel droit après le prononcé de l’arrêt, pour la violation de l’article 5 §§ 1 et 4.

130. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 5 § 5.

IV. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION, SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13

131. Le requérant se plaint de la violence physique qu’il aurait subie dans le foyer de Dragash Voivoda. Il se plaint également des conditions de vie pendant son placement, et il prétend avoir été placé pendant une semaine dans un bloc fermé de l’établissement de Rusokastro, réservé aux personnes les plus grièvement atteintes, avec lesquelles il n’aurait pu communiquer en raison de la sévérité de leur handicap. Il invoque l’article 3 de la Convention, pris seul et combiné avec l’article 13. Ces dispositions sont libellées comme suit :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Sur le grief relatif aux actes de violence physique alléguée au foyer de Dragash Voivoda

132. Le requérant expose qu’il a été l’objet d’agressions et de punitions dégradantes à la suite de ses trois retours au foyer de Dragash Voivoda, après qu’il en fut sorti sans autorisation et après qu’il eut été retrouvé et ramené par la police à l’établissement. Il n’indique pas les dates des actes allégués. Toutefois, la Cour note que l’intéressé a séjourné au foyer de Dragash Voivoda du 30 juin 1999 au 26 septembre 2002, date à laquelle il a été transféré au foyer de Rusokastro. Elle considère dès lors que les actes dénoncés par le requérant se situent entre ces deux dates, alors que le grief a été formulé devant la Cour le 19 mai 2007, soit au-delà du délai de six mois. Il s’ensuit que cette partie du grief doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

B. Sur le grief tiré des conditions de vie pendant le placement

1. Sur la recevabilité

133. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes en soutenant que le requérant aurait pu obtenir réparation pour les conditions de vie subies en introduisant un recours fondé sur l’article 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État. Il met en avant que, dans la pratique judiciaire, ce recours donne lieu à une indemnisation en raison des mauvaises conditions de vie lors des situations de privation de liberté.

134. Le requérant estime qu’aucun recours interne, y compris la voie d’indemnisation prévue par la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État, ne lui était accessible sans l’accord de son curateur. Il souligne à ce propos qu’aucune de ses curatrices n’aurait pu soutenir une telle démarche. Sa mère, qui souhaitait son placement, s’était désintéressée de lui et les deux autres curatrices exerçaient aussi les fonctions de directrice du foyer de Rusokastro (paragraphes 17, 22-23 ci-dessus). Dès lors, le requérant se serait trouvé en situation de conflit d’intérêts avec ces dernières quant à un éventuel litige sur les conditions de vie au foyer et n’aurait pu attendre de leur part qu’elles donnent leur accord. De plus, ce recours ne saurait être considéré comme efficace car il suppose une action illégale de la part des agents de l’État, une telle reconnaissance d’illégalité n’ayant pas été formulée en l’espèce par le Gouvernement.

135. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations qui leur sont imputées avant que la Cour n’en soit saisie. La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée, ledit recours devant par ailleurs être « à la fois relatif aux violations incriminées, disponible et adéquat » (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002‑VIII).

136. Dans le cas présent, la Cour relève certes que l’article 1 alinéa 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État a été interprété par les juridictions internes comme étant applicable aux préjudices subis par des détenus en milieu carcéral en raison de mauvaises conditions de détention (Stanev, précité, § 219). Toutefois, selon le Gouvernement, le placement du requérant dans le cadre des foyers sociaux n’est pas considéré comme une détention en droit interne (paragraphe 54 ci-dessus). Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que l’intéressé aurait pu obtenir réparation pour les mauvaises conditions de vie. D’ailleurs, il n’existe aucune décision selon laquelle cette disposition serait applicable aux allégations relatives à des mauvaises conditions dans des foyers sociaux (ibidem), et le Gouvernement n’a pas apporté d’arguments prouvant le contraire à l’occasion de la présente affaire.

137. Il convient dès lors de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes.

138. La Cour constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

139. Dans ses observations, le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas fait l’objet de traitements contraires à l’article 3 ni au moment du dépôt de sa requête devant la Cour ni plus tard. Il s’efforce de démontrer les efforts engagés pour améliorer les conditions de vie au foyer de Rusokastro au cours de la période 2008-2012. Il met l’accent sur le fait que le requérant était libre de se rendre dans toutes les parties de l’établissement à tout moment, la conformité de l’alimentation avec les normes telles que réglementées depuis 2009, l’amélioration du niveau d’hygiène, le suivi personnalisé de l’état de santé et des capacités d’autonomie du requérant, ainsi que l’élaboration d’une large gamme d’activités ludiques, sportives et culturelles.

140. Le Gouvernement conteste par ailleurs l’affirmation du requérant selon laquelle il a été placé dans un bloc fermé du foyer de Rusokastro pour une durée d’une semaine à titre de punition pour une tentative de fuite. Sur ce point, il relève que les registres de l’établissement ne contiennent aucun élément concernant une sortie non autorisée du requérant, qu’il n’existait pas de secteur du foyer réservé aux personnes les plus grièvement atteintes, celles-ci étant logées avec tous les résidents, et, enfin, que l’établissement ne pratiquait aucune forme de punition des personnes qui s’y trouvaient logées.

141. Le requérant estime que les conditions dans lesquelles il a été placé ont été mauvaises. Il dénonce en termes généraux l’insuffisance de nourriture, de chauffage, des soins thérapeutiques et des activités sociales et culturelles dans le foyer de Dragash Voivoda. Ces conditions se seraient prolongées après son transfert au foyer de Rusokastro. Il précise que le fait de partager 16 m2 d’espace de vie avec trois autres personnes, de ne pas avoir des vêtements personnels, ni d’espace personnel pour garder ses objets, de ne pas avoir accès à la chambre en journée dans la période de 2002 à 2009, et de ne pas bénéficier d’activités culturelles et d’accès aux livres, ainsi que le fait de prendre des médicaments, sans y avoir consenti préalablement, s’analysent en des traitements prohibés par l’article 3.

142. Il fait remarquer que le Gouvernement ne conteste pas les conditions de vie pour la période ayant précédé les améliorations engagées en 2008 et fait valoir qu’il convient à celui-ci de démontrer qu’il avait été dans des conditions de vie raisonnables.

143. La partie intervenante considère que tout traitement et placement d’une personne présentant des troubles psychiques doit se faire dans le respect le plus strict de la dignité de cette personne. S’appuyant sur les travaux du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants des Nations unies, elle fait valoir que le traitement médical forcé et les autres restrictions imposées aux personnes souffrant de handicap mental devraient être remplacés par des services dans la société. Ces services devraient correspondre aux besoins exprimés par les personnes concernées et respecter leur autonomie, leurs choix, leur dignité, ainsi que leur vie privée.

b) Appréciation de la Cour

144. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła, précité, § 91, et Poltoratski, précité, § 131).

145. La Cour a jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles soit de vives souffrances physiques ou mentales (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV). Elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir et à briser éventuellement leur résistance physique ou morale, ou à les conduire à agir contre leur volonté ou leur conscience (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 68, CEDH 2006-IX). À cet égard, la question de savoir si le but d’un traitement donné était d’humilier et d’avilir la victime est un facteur à prendre en considération, même si l’absence d’un tel but ne saurait exclure le constat de violation de l’article 3 (Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 67, 68 et 74, CEDH 2001-III, et Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 95, CEDH 2002‑VI).

146. La souffrance et l’humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement une forme donnée de traitement ou de peine légitimes. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent ordinairement de pareilles souffrance et humiliation. Toutefois, on ne saurait considérer qu’une privation de liberté pose en soi un problème sur le terrain de l’article 3 de la Convention. Cette disposition impose cependant à l’État de s’assurer que tout prisonnier soit détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques d’une telle mesure, la santé de l’intéressé est assurée de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Kudła, précité, §§ 92-94).

147. Lorsqu’il s’agit d’évaluer les conditions d’une privation de liberté au regard de l’article 3 de la Convention, il y a lieu de prendre en compte leurs effets cumulatifs et la durée de la mesure (Kalachnikov, précité, §§ 95 et 102, Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005, et Iovtchev c. Bulgarie, no 41211/98, § 127, 2 février 2006). À cet égard, un facteur important à prendre en compte, outre les conditions matérielles de détention, est le régime de détention. Pour apprécier si un régime restrictif peut soulever un problème au regard de l’article 3 dans une affaire donnée, il y a lieu d’avoir égard aux conditions particulières de l’espèce, à la sévérité du régime, à sa durée, à l’objectif qu’il poursuit et à ses effets sur la personne concernée (Kehayov, précité, § 65).

148. La Cour rappelle son constat selon lequel l’interdiction des mauvais traitements faite par l’article 3 s’applique de la même manière à toutes les formes de privation de liberté, et notamment sans aucune différence fondée sur le but de la mesure incriminée ; en effet, peu importe qu’il s’agisse d’une détention ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale ou d’un internement visant à protéger la vie ou la santé de l’intéressé (Stanev, précité, § 206). Dans la mesure où la Cour a déjà constaté que le placement du requérant dans les foyers sociaux en cause dans la présente affaire, dont les autorités internes doivent être tenues pour responsables, s’analyse en une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention (paragraphe 91 ci-dessus), l’article 3 trouve à s’appliquer à sa situation.

149. La Cour relève d’emblée que le Gouvernement conteste en principe les allégations du requérant d’après lesquelles il a été soumis à des conditions de vie contraires à l’article 3. Elle relève toutefois que le Gouvernement se borne à exposer des circonstances et à présenter des preuves sur le caractère des conditions de vie uniquement pour la période courant à partir de 2008. En effet, le Gouvernement présente en détail les améliorations dans le régime de vie et des programmes proposés dans le foyer de Rusokastro au cours des années 2008-2012. Sur ce point, la Cour est d’avis que, dans la mesure où le requérant appartient à un groupe de personnes vulnérables et où il aurait dû, dès lors, se voir offrir de la part des autorités des mesures raisonnables afin de prévenir des situations qui pourraient résulter en un traitement inhumain et dégradant, il appartenait au Gouvernement de prouver que les mesures requises ont été prises même avant 2008 (Z.H. c. Hongrie, no 28973/11, § 31, 8 novembre 2012).

150. Il apparaît, dans les circonstances de la présente espèce, que le Gouvernement a failli à cette obligation d’apporter la preuve de manière satisfaisante relativement à la période litigieuse antérieure aux améliorations des conditions de vie notées à partir de 2008. Il en est de même pour ce qui est de la pratique des punitions alléguée par le requérant. En effet, le Gouvernement se limite à contester en termes généraux l’existence de telles punitions et à renvoyer aux registres du foyer de Rusokastro qui ne faisait pas état de tentatives de fuite du requérant. Aucun élément de vérification opérée ou de témoignages ne vient à l’appui des affirmations du Gouvernement.

151. Par ailleurs, la Cour observe que, bien que partageant une chambre d’une surface de 16 m2 avec trois autres pensionnaires, le requérant disposait d’une grande liberté de circulation à l’intérieur de l’établissement, ainsi qu’à son extérieur, même si ses sorties étaient soumises à un régime d’autorisation, ce qui est une circonstance de nature à limiter les effets négatifs d’un espace de nuit restreint (Valašinas c. Lituanie, no 44558/98, § 103, CEDH 2001‑VIII, et Stanev, précité, 208).

152. Néanmoins, d’autres aspects des conditions matérielles de vie sont préoccupants. En particulier, il apparaît que la nourriture n’était pas suffisante et était de mauvaise qualité, avant d’être plus élaborée et servie en meilleure quantité après 2009. Le requérant n’a pas toujours eu un accès libre à la salle de bains qui n’était dotée que d’un robinet et d’un évier et qui était insalubre et délabrée. L’hygiène du cabinet de toilette était contestable et les produits nécessaires n’étaient pas disponibles (paragraphes 35-36 ci‑dessus). Enfin, le Gouvernement ne conteste pas l’affirmation du requérant selon laquelle le foyer échangeait les habits entre les personnes logées au foyer après lavage (paragraphe 33 ci-dessus). Là aussi, la Cour voit un élément qui était de nature à créer un sentiment d’infériorité chez le requérant (Stanev, précité, § 209).

153. La Cour ne peut rester insensible au fait que le requérant a été exposé à l’ensemble des conditions litigieuses pendant une durée considérable, d’environ six ans, et qu’il semble que l’intéressé avait déjà connu des conditions similaires pendant la durée de son séjour d’environ trois ans au foyer de Dragash Voivoda, antérieurement à son transfert au foyer de Rusokastro. Il s’ensuit que le seuil de gravité requis pour que l’article 3 entre en ligne de compte a été atteint en l’espèce.

154. En conclusion, tout en notant les améliorations qui ont été apportées aux conditions et au régime de vie au foyer de Rusokastro à partir de 2008, la Cour estime que, considérées dans leur ensemble, les conditions de vie auxquelles a été exposé le requérant avant cette date constituent un traitement dégradant.

155. Dès lors, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

C. Sur le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3

1. Sur la recevabilité

156. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Ce grief doit donc être déclaré recevable.

2. Sur le fond

157. Les arguments des parties ont été résumés dans les paragraphes 133-134 ci-dessus.

158. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 13 garantit l’existence de recours internes permettant l’examen du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et l’octroi d’un redressement approprié. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant tire de la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (McGlinchey et autres c. Royaume-Uni, no 50390/99, § 62, CEDH 2003-V).

159. Lorsque, comme en l’espèce, la Cour a constaté une violation de l’article 3, une indemnisation pour le dommage moral découlant de cette violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place (ibidem, § 63, et Iovtchev, précité, § 143).

160. Dans le cas présent, la Cour a déjà constaté que l’article 1 alinéa 1 de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État n’offrait pas un recours effectif que le requérant était tenu d’exercer (paragraphe 136 ci-dessus). La voie offerte par cette disposition ne représente donc pas un recours effectif, au sens de l’article 13 (voir aussi Stanev, précité, § 219). Par ailleurs, le Gouvernement ne soutient pas que d’autres recours pourraient être considérés comme effectifs en l’espèce.

161. Il y a donc eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

162. Le requérant dénonce une violation de l’article 6 en ce que, selon le droit bulgare, il n’avait pas la possibilité d’introduire une action judiciaire en rétablissement de sa capacité juridique. Les parties pertinentes de cette disposition se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera, (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

163. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes fondée sur l’article 277 du CPC qui, d’après lui, donnait au requérant la possibilité d’introduire personnellement une action judiciaire en rétablissement de sa capacité juridique.

164. Le requérant réplique que même une personne frappée seulement d’incapacité partielle n’est pas autorisée à initier en personne la procédure en cause et qu’elle ne peut le faire que par l’intermédiaire des personnes habilitées par la loi.

165. La Cour observe que le requérant conteste l’accessibilité du recours permettant la révision de son statut juridique et que cette allégation se trouve au cœur de son grief tiré de l’article 6 § 1 selon lequel le cadre juridique qui lui était applicable ne satisfaisait pas aux exigences de cette disposition.

166. Il convient dès lors de joindre l’exception soulevée par le Gouvernement à l’examen au fond du grief tiré de l’article 6.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

167. Le Gouvernement soutient que le requérant pouvait demander le rétablissement par les tribunaux de sa capacité juridique seul, conjointement avec son curateur, par le biais de l’organe chargé de la tutelle et de la curatelle et, enfin, par l’intermédiaire du parquet. Il n’aurait utilisé que cette dernière voie. Le Gouvernement souligne que les procureurs ont analysé toutes les circonstances liées à la situation du requérant et ont conclu qu’aucun changement considérable permettant de formuler une demande de rétablissement de sa capacité juridique auprès des tribunaux n’avait été constaté. Le Gouvernement estime par ailleurs que, dans leurs décisions, les procureurs ont clairement indiqué au requérant qu’il pouvait agir seul en justice.

168. Quant à la possibilité pour le requérant de déposer seul une demande auprès des tribunaux, le Gouvernement estime que l’article 277 du CPC offrait à tout moment à l’intéressé un accès direct à un tribunal en vue du réexamen de son statut juridique. Il met en avant que la décision no 5/79 de la Cour suprême donne de cette disposition une interprétation obligatoire pour toutes les juridictions bulgares selon laquelle une personne partiellement privée de sa capacité juridique a un accès direct aux tribunaux pour soumettre sa demande de mainlevée de la curatelle. Le Gouvernement précise que, dans un souci de clarté pour les personnes concernées, le ministère de la Justice a proposé des amendements législatifs prévoyant explicitement l’inclusion de la personne placée sous curatelle dans la liste des personnes habilitées à introduire une demande de rétablissement de la capacité juridique.

169. Par ailleurs, le ministère de la Justice aurait entrepris, dès le 27 septembre 2012, une réforme générale de la législation relative à la mise en œuvre des standards posés dans l’article 12 de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. Dans le cadre de cette réforme, l’institut de la tutelle serait supprimé, des mesures de soutien et de protection concernant la curatelle seraient mises en place, de même qu’un contrôle judiciaire périodique sur ces mesures serait instauré.

170. Le requérant renvoie, pour sa part, à la situation exposée dans l’affaire Stanev, précitée, et fait valoir qu’il se trouve soumis aux mêmes restrictions législatives ayant conduit la Cour à dire qu’il n’existait pas en Bulgarie un accès direct à un tribunal permettant à une personne privée partiellement de sa capacité juridique de demander le réexamen de son statut. Ainsi, compte tenu du fait que le processus législatif évoqué par le Gouvernement n’a pas encore abouti, le requérant estime qu’il n’a pas bénéficié d’un accès direct à un tribunal, comme indiqué dans l’arrêt en référence (Stanev, précité, § 245). Il met en avant qu’à supposer même que les procureurs eussent recommandé à sa représentante de demander elle‑même une révision de statut par les tribunaux, comme le suggère le Gouvernement, cela ne lui aurait pas garanti un accès direct étant donné la législation applicable et l’absence de pratique judiciaire dans ce sens.

1. Appréciation de la Cour

171. Les principes jurisprudentiels applicables ont été exposés dans l’arrêt Stanev, précité, §§ 229-232. Dans le même arrêt, la Cour est également parvenue aux conclusions suivantes, pertinentes pour la présente espèce :

« 237. En ce qui concerne la décision de la Cour suprême de 1980 (...), la Cour observe que même si son paragraphe 10, quatrième phrase, lu isolément, donne l’impression que l’individu placé sous curatelle bénéficie d’un accès direct à un tribunal, la Cour suprême précise plus loin que lorsque le curateur de la personne partiellement privée de sa capacité juridique et l’organe chargé de la curatelle refusent d’introduire une action en rétablissement de capacité, la personne concernée peut demander au procureur de le faire. Aux yeux de la Cour, la nécessité de solliciter l’intervention du procureur se concilie mal avec un accès direct à la justice des personnes sous curatelle dans la mesure où la décision d’intervention est laissée à la discrétion du procureur. Il s’ensuit qu’on ne saurait conclure que la Cour suprême ait, dans sa décision de 1980, affirmé de manière claire l’existence d’un tel accès en droit bulgare.

(...)

239. Aussi, la Cour estime-t-elle établi que le requérant ne pouvait pas, sans l’intermédiaire de son curateur ou de l’une des personnes visées à l’article 277 du CPC, demander le rétablissement de sa capacité juridique.

240. La Cour souligne par ailleurs qu’en matière d’accès à un tribunal, le droit interne ne fait aucune distinction entre les personnes déclarées totalement incapables et celles qui, comme le requérant, sont frappées d’une incapacité seulement partielle. Qui plus est, la législation interne ne prévoit aucune possibilité de contrôle périodique automatique des raisons justifiant le maintien de la curatelle. Enfin, dans le cas du requérant, cette mesure n’a pas été limitée dans le temps.

241. Il est vrai que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et qu’il requiert, par sa nature, d’accorder aux États une certaine marge d’appréciation dans la réglementation du domaine examiné (...). De plus, la Cour reconnaît que des limitations aux droits procéduraux d’une personne, même frappée d’une incapacité seulement partielle, peuvent être justifiées pour sa propre protection et pour la protection des intérêts d’autrui, ainsi que pour le bon fonctionnement de la justice. Cependant, l’exercice de ces droits a une importance qui varie en fonction de l’objet de l’action que l’intéressé souhaiterait porter en justice. En particulier, le droit de demander à un tribunal de réviser une déclaration d’incapacité s’avère l’un des plus importants pour l’individu concerné car, une fois engagée, une telle procédure est déterminante pour l’exercice de l’ensemble des droits et libertés affectés par la déclaration d’incapacité, y compris pour ce qui est des limites qui peuvent être apportées à la liberté ( ...). La Cour estime dès lors que ce droit constitue l’un des droits procéduraux essentiels pour la protection des personnes déclarées partiellement incapables. Il s’ensuit que ces personnes doivent en principe bénéficier dans ce domaine d’un accès direct à la justice.

242. L’État demeure cependant libre de déterminer les modalités procédurales pour l’exercice de cet accès direct. En même temps, la Cour estime qu’il ne serait pas incompatible avec l’article 6 que la loi nationale prévoie dans ce domaine certaines restrictions à l’accès à la justice dans le seul but d’éviter l’engorgement des tribunaux par des demandes excessives et manifestement mal fondées. Il lui paraît néanmoins évident que des moyens moins restrictifs qu’une privation automatique de l’accès direct peuvent être appliqués pour résoudre un tel problème, par exemple la limitation de la périodicité des demandes ou la mise en place d’un système d’examen préalable de leur recevabilité sur dossier.

243. La Cour observe par ailleurs que dix-huit des vingt législations nationales étudiées prévoient l’accès direct aux tribunaux pour toute personne partiellement incapable souhaitant obtenir la révision de son statut. Dans dix-sept États, cet accès est ouvert même aux personnes déclarées totalement incapables (...). Cela indique qu’il existe aujourd’hui au niveau européen une tendance à accorder aux individus privés de leur capacité juridique un accès direct à un tribunal en vue de la mainlevée de cette mesure.

244. De plus, la Cour se doit de noter l’importance croissante qu’accordent aujourd’hui les instruments internationaux de protection des personnes atteintes de troubles mentaux à l’octroi d’une autonomie juridique optimale à ces personnes. Elle se réfère à cet égard à la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies du 13 décembre 2006 ainsi qu’à la recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables, qui préconisent la mise en place de garanties procédurales adéquates afin de protéger au mieux les personnes privées de capacité juridique, de leur offrir une révision périodique de leur statut et des voies de recours appropriées (...).

245. Au vu de ce qui précède, et notamment de l’orientation qui se dégage des droits nationaux et des textes internationaux pertinents, la Cour considère que l’article 6 § 1 de la Convention doit être interprété comme garantissant en principe à toute personne déclarée partiellement incapable, comme c’est le cas du requérant, un accès direct à un tribunal pour demander le rétablissement de sa capacité juridique.

246. En l’espèce, la Cour vient de constater qu’un tel accès direct n’est pas garanti à un degré suffisant de certitude par la législation bulgare pertinente. Ce constat suffit pour conclure qu’il y a eu, dans le chef du requérant, violation de l’article 6 § 1 de la Convention. »

172. La Cour ne voit pas de différences pertinentes dans la présente espèce. Le requérant a été partiellement privé de sa capacité juridique et il voulait demander la révision de son statut. La législation applicable ayant été la même que celle observée dans l’affaire Stanev, précitée, et dans la mesure où le Gouvernement ne démontre pas que les tribunaux internes examinent des demandes en rétablissement de la capacité juridique introduites par des personnes privées partiellement de capacité, elle ne peut que constater qu’un tel accès direct à un tribunal n’est pas garanti à un degré suffisant de certitude.

173. Ces considérations dispensent la Cour d’examiner si les voies de droit indirectes invoquées par le Gouvernement offraient au requérant des garanties suffisantes pour s’assurer que sa cause soit soumise à un tribunal.

174. Par conséquent, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 163 ci‑dessus) et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION, SEUL ET COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 13

175. Le requérant allègue également une violation séparée, en raison des allégations présentées ci-dessus, de son droit au respect de sa vie privée, de son domicile et de sa correspondance fondée sur : a) la privation partielle de sa capacité juridique et la soumission au système de curatelle, tel qu’exposé en l’espèce, b) le placement forcé dans les foyers sociaux en cause qui aurait limité les possibilités de vivre dans la société et de développer des relations avec d’autres personnes, ce qui aurait conduit à la perte des capacités sociales nécessaires pour trouver sa place dans la société, et c) le régime de la correspondance dans le foyer de Rusokastro. Il soutient que le droit bulgare ne lui a offert aucun recours adéquat et accessible à cet égard. Il invoque l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13.

L’article 8 se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

176. Le Gouvernement combat ces allégations.

177. La partie intervenante soutient que, même si le droit à la capacité juridique n’est pas reconnu explicitement par la Convention, il convient de le considérer comme essentiel car il s’agit non seulement d’un droit en soi, mais aussi d’un droit garantissant l’exercice d’autres droits individuels. La sphère privée de l’individu souffrirait de restrictions importantes dès lors que ce droit est limité, en dehors d’une éventuelle privation de liberté.

178. Eu égard à ses conclusions sur le terrain des articles 3, 5, 6 et 13 de la Convention, la Cour estime qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 8 de la Convention, pris isolément et/ou combiné avec l’article 13. Il n’est donc pas nécessaire d’examiner ce grief (Stanev, précité, § 252).

VII. SUR LES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A. Sur l’article 46 de la Convention

179. Les parties pertinentes de l’article 46 de la Convention se lisent comme suit :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

180. Le requérant remarque que, en raison de son placement dans le système des foyers sociaux pour personnes atteintes de troubles psychiques depuis 1999, il a subi une perte considérable de ses capacités sociales. Il estime dès lors qu’il ne serait pas suffisant que les autorités, qui sont à ses yeux responsables de sa condition sociale actuelle, lui accordent simplement la liberté de quitter le foyer de Rusokastro. Lesdites autorités devraient prendre toutes les mesures nécessaires afin d’assurer que son transfert de ce foyer vers la vie en société soit conduit de manière appropriée et en consultation avec lui-même, ses avocats, des professionnels de la santé psychique et des assistants sociaux. Le requérant demande dès lors qu’il soit ordonné au Gouvernement d’entreprendre immédiatement des démarches pour former une équipe de professionnels qui pourrait examiner sa situation et engager des mesures appropriées pour sa réintégration dans la société, en respectant pleinement l’exercice de ses droits fondamentaux.

181. Le Gouvernement réplique qu’une équipe composée d’un psychologue, d’un psychiatre et d’assistants sociaux avait déjà été formée pour évaluer régulièrement la condition du requérant. La curatrice de ce dernier ainsi que des fonctionnaires compétents avaient envisagé des mesures concrètes en vue de sa sortie du foyer. Toutefois, aucune opportunité ne s’était présentée pour faire emménager l’intéressé dans un « logement protégé » ou dans un autre foyer, faute de places disponibles. Le Gouvernement déclare avoir l’intention de poursuivre son objectif de réinsertion du requérant, selon ses souhaits.

182. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Parties contractantes se sont engagées à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution. Il en découle notamment que l’État défendeur, reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles, est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Menteş et autres c. Turquie (article 50), 24 juillet 1998, § 24, Recueil 1998-IV, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I). Concernant la demande du requérant relative à l’injonction de mesures concrètes à entreprendre par le Gouvernement, la Cour rappelle qu’il appartient au premier chef à l’État en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention (Scozzari et Giunta, précité, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005‑IV).

183. Toutefois, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour peut chercher à indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, qui pourraient être prises pour mettre un terme à la situation constatée (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004-V, et Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 148, 17 septembre 2009).

184. En l’espèce, la Cour considère qu’il est nécessaire, au regard de son constat de violation de l’article 5, d’indiquer des mesures individuelles d’exécution du présent arrêt. Elle rappelle avoir conclu à la violation de cette disposition en raison de l’absence de justification de la privation de liberté opérée au regard de l’alinéa e) ou des autres alinéas de l’article 5 § 1. Elle a également relevé des défaillances dans l’établissement et la vérification de la persistance de troubles justifiant le placement (paragraphes 101-104 ci-dessus).

185. La Cour estime que, pour effacer les conséquences de la violation des droits du requérant, les autorités devraient vérifier si celui-ci souhaite rester dans le foyer en question. Aucun élément du présent arrêt ne doit en effet être vu comme un obstacle au maintien du placement du requérant dans le foyer de Rusokastro ou dans un autre foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux s’il s’avère établi que celui-ci est consentant à un tel placement. En revanche, dans le cas où le requérant s’y opposerait, il incomberait aux autorités de réexaminer sa situation, sans tarder, à la lumière des conclusions du présent arrêt (voir aussi Stanev, précité, § 257).

186. La Cour rappelle qu’elle a également conclu à la violation de l’article 6 § 1 en raison de l’absence, pour une personne partiellement privée de sa capacité juridique, d’un accès direct à un tribunal pour demander le rétablissement de sa capacité (paragraphes 171-174 ci-dessus). La Cour a déjà recommandé au gouvernement défendeur d’envisager des mesures générales nécessaires pour permettre un tel accès de manière efficace (Stanev, précité, § 258). Si le Gouvernement fait savoir qu’une réforme dans ce sens était en cours d’élaboration, force est de constater que l’état actuel du droit et de la pratique est resté inchangé à ce jour. Par conséquent, la Cour ne peut que renouveler les recommandations déjà adressées (ibidem).

B. Sur l’article 41 de la Convention

187. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

188. Le requérant ne formule aucune demande pour préjudice matériel. En revanche, il réclame 30 000 euros (EUR) pour préjudice moral en raison des restrictions à sa liberté et à sa vie privée, ainsi que des conditions de vie, tout au long de son placement.

189. Le Gouvernement considère que les prétentions du requérant sont excessives et dénuées de fondement.

190. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de plusieurs dispositions de la Convention en l’espèce, à savoir les articles 3, 5 (§§ 1, 4 et 5), 6 et 13. Elle considère que le requérant doit avoir souffert du fait de son placement, qui a débuté en juin 1999 et continue à ce jour, et de l’impossibilité pour lui d’obtenir un contrôle juridictionnel de cette mesure, ainsi que de l’absence d’accès aux tribunaux pour demander la mainlevée de la curatelle. Cette souffrance a sans aucun doute occasionné un sentiment d’impuissance et d’angoisse à l’intéressé. La Cour estime également que le requérant a subi un préjudice moral en raison des conditions de vie dégradantes qui lui ont été imposées pendant une durée considérable de son placement.

191. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme globale de 15 500 EUR pour préjudice moral.

2. Frais et dépens

192. Le requérant demande également 24 783 EUR pour les frais et dépens engagés devant des autorités internes et pour ceux engagés devant la Cour. Un relevé de ces frais ventilés par rubrique a été soumis. Le requérant demande à la Cour d’ordonner le versement de la somme allouée au titre des frais et dépens sur le compte bancaire de Mental Disability Advocacy Center.

193. Le Gouvernement estime que des justificatifs n’ont pas été produits pour tous les frais et dépens allégués, que ceux-ci sont insuffisamment détaillés et qu’ils sont de toute manière excessifs.

194. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Eu égard aux documents en sa possession, au nombre et à la complexité des questions de fait et de droit traitées et aux critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer 6 000 EUR.

3. Intérêts moratoires

195. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Joint au fond, à la majorité, les exceptions de non-épuisement des voies de recours internes et de non-respect du délai de six mois soulevées par le Gouvernement, et les rejette ;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable, à l’exception du grief tiré de l’article 3 quant aux actes de violence physique allégués au foyer de Dragash Voivoda ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

4. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

5. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;

6. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

7. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 3, seul et combiné avec l’article 13 de la Convention ;

8. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention, seul et combiné avec l’article 13 ;

9. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs au taux applicable à la date du règlement :

i) 15 500 EUR (quinze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de Mental Disability Advocacy Center ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosGuido Raimondi
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Zdravka Kalaydjieva et Krzysztof Wojtyczek.

G.R.A.
F.E.P.

OPINION DISSIDENTE DES JUGES KALAYDJIEVA ET WOJTYCZEK

1. Dans la présente affaire, nous divergeons de la majorité dans l’appréciation des faits et dans les conclusions. Par ailleurs, nous ne partageons pas toutes les opinions exprimées par la majorité sur les questions de droit. Nous pensons que l’exception préliminaire du gouvernement bulgare était justifiée et que les articles 3, 5, 6 et 13 de la Convection n’ont pas été violés.

2. La présente affaire est la première qui concerne le séjour dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux d’une personne déclarée partiellement incapable, placée dans ce foyer avec son accord explicite exprimé dans des actes juridiques considérés comme valides du point de vue du droit interne. À cet égard, la présente affaire se distingue clairement de l’affaire Stankov et des autres similaires qui ont suivi celle-ci, dans lesquelles les personnes concernées ont été placées contre leur gré dans des foyers pour personnes atteintes de troubles mentaux.

3. La présente affaire met en exergue le problème difficile et délicat des personnes atteintes de troubles mentaux qui ne posent pas de danger pour autrui ni de danger direct pour elles-mêmes mais qui ne sont pas capables de pourvoir correctement par elles-mêmes à leurs besoins quotidiens et exigent de ce fait des soins constants. D’un côté, on ne peut justifier l’internement de telles personnes par le danger imminent posé à autrui et à elles-mêmes. D’un autre côté, priver ces personnes de l’assistance assurée dans des institutions fermées peut les placer dans des conditions extrêmement difficiles à supporter.

Par ailleurs, étant donné la rareté des ressources disponibles, il n’est pas possible d’individualiser complètement l’assistance offerte à ces personnes en fonction de leurs besoins. La Convention ne garantit aucun type de soins particuliers ni l’accès aux soins personnalisés selon les besoins particuliers de chacun. Elle n’impose pas aux États l’obligation de fournir une telle assistance personnalisée, en particulier une assistance assurée 24 heures sur 24 en dehors des institutions fermées. En tout état de cause, il appartient aux États de choisir leurs solutions et de répartir les ressources publiques disponibles de façon équitable entre les différents groupes constituant la société.

Souvent les personnes séjournant dans des foyers pour personnes atteintes de troubles psychologiques ne sont pas satisfaites des conditions de vie et de la qualité des soins mais, en même temps, faute de famille prête à les prendre en charge, il n’existe pas d’alternatives réelles à leur placement dans de telles institutions. Dans ces conditions, le choix réel est extrêmement réduit. Il est indéniable que le consentement exprimé par les personnes en question à être placées dans des institutions fermées ne peut être considéré comme un choix pleinement accepté. À cette difficulté s’ajoutent parfois les problèmes liés à l’incapacité de la part des personnes concernées d’effectuer des choix clairs et de prendre des décisions cohérentes concernant leur vie personnelle. Étant donné l’incertitude des situations concrètes, il n’est pas toujours facile d’établir si le placement dans les institutions fermées a été consenti ou imposé.

En même temps, comme le démontre l’histoire récente des États-Unis, considérer que toutes ces personnes sont privées de leur liberté contre leur gré et ordonner leur départ de ces institutions, en l’absence d’alternatives, ne résout pas le problème mais expose les personnes concernées à des conditions plus vie encore plus difficiles (cf. S. R. Bagenstos, The Past and Future of Deinstitutionalization Litigation, Cardozo Law Review, vol. 34 (2012), no. 1, p. 1-51).

4. La majorité considère que les circonstances factuelles exposées dans la motivation du présent arrêt constituent une seule situation continue. Nous ne sommes pas persuadés par cette approche. À notre avis, l’analyse des faits aboutit à la conclusion selon laquelle il y a lieu de distinguer clairement deux périodes. L’examen de la requête doit séparer nettement ces deux périodes.

Dans un premier temps le requérant a séjourné au foyer de Dragash Voivoda du 19 juin 1999 au 26 septembre 2002. Les organisations non gouvernementales ont décrit en détail dans leurs rapports les conditions de séjour très difficiles dans ce foyer. Nous partageons pleinement leurs conclusions. Conscientes de la situation difficile au foyer de Dragash Voivoda, les autorités bulgares ont décidé de transférer les personnes qui y étaient logées dans d’autres foyers, puis l’ont fermé définitivement début 2003. Il y a donc clairement une réaction des autorités, qui ont décidé de mettre un terme à une situation inacceptable du point de vue du respect des droits des personnes atteintes de troubles psychologiques.

Dans ce contexte, nous estimons qu’il n’y a pas de raison de s’écarter de la jurisprudence bien établie de la Cour selon laquelle les traitements dégradants cessent au moment où les personnes concernées sont placées dans des conditions sensiblement meilleures. Le délai de six mois commence à courir à compter de ce moment. La partie de la requête concernant les conditions de vie dans le foyer de Dragash Voivoda a été introduite plus de 5 ans après que le requérant ait été placé dans des conditions sensiblement meilleures et doit être rejetée pour non-respect du délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention.

5. Une seconde période, nettement distincte de la première, commence avec le transfert du requérant au foyer de Rusokastro, où il séjourne en permanence depuis le 26 septembre 2002, dans des conditions très différentes de celles du foyer de Dragash Voivoda.

La majorité estime que les désagréments causés par la vie dans le foyer de Rusokastro atteignent le seuil de gravité permettant de conclure à une violation de l’article 3. Nous ne partageons pas cet avis. Pour établir le constat de violation de l’article 3, la majorité se fonde principalement sur les allégations du requérant alors qu’aucune preuve permettant de les étayer n’a été fournie. Elle passe sous silence les preuves, pourtant apportées par le gouvernement bulgare, que les conditions de séjour dans ce second foyer sont nettement meilleures que dans le premier. Par ailleurs, il faut noter que les organisations non gouvernementales n’ont pas critiqué les conditions de vie dans ce foyer, à l’exception du fait que cette institution, créée pour des personnes atteintes de déficiences mentales innées, ne propose que peu d’activités et de contacts avec autrui et de ce fait ne convient pas aux personnes frappées de schizophrénie, comme le requérant.

Nous ne sommes pas persuadés que l’absence d’activités appropriées ou de contacts avec autrui suffise à conclure que le seuil de gravité pour que le traitement soit contraire à l’article 3 de la Convention ait été atteint. Au vu de toutes les preuves et informations disponibles, il est difficile d’admettre que les conditions de vie du requérant dans le foyer aient constitué un traitement dégradant.

6. La majorité estime que le requérant a été placé au foyer de Rusokastro contre son gré. Nous contestons cette conclusion, tout en étant conscients que le requérant n’a pas explicitement exprimé son consentement à être placé dans le premier foyer, celui de Dragash Voivoda. Aucun élément du dossier ne laisse à penser que le requérant n’a pas consenti librement au placement placé au foyer de Rusokastro.

Premièrement, le requérant a signé un contrat de placement en 2004, avant l’introduction de la requête devant la Cour (en 2007). Il a signé un second contrat de placement en 2011, soit près de quatre ans après l’introduction de la requête. De plus, la majorité est pleinement consciente que ces actes juridiques, signés par le requérant, sont valides au regard du droit national et produisent des effets juridiques. Il apparaît que les deux contrats produits par le gouvernement bulgare ont surpris les représentants du requérant, qui ont demandé et obtenu une expertise qui a confirmé que le requérant avait lui-même signé ces contrats.

Deuxièmement, rien ne permet de conclure que le requérant ait été incapable de comprendre qu’il avait exprimé par sa signature son consentement à être placé au foyer de Rusokastro. Pendant la période allant de 2004 à 2011, le requérant a mandaté par écrit d’autres personnes pour le représenter devant les autorités nationales et devant la Cour. Nous ne voyons pas de raison de remettre en cause tous ces documents qu’il a signés ni sa capacité à comprendre la nature de ces actes, et encore moins de contester sélectivement leur validité.

Troisièmement, le requérant n’a jamais cherché à résilier les contrats, réclamé une « libération inconditionnelle » ni demandé qu’on lui permette de quitter le foyer de Rusokastro ; en revanche il a exprimé dans une lettre le souhait d’être transféré dans un autre foyer, plus proche de sa famille. Nous ne voyons pas de raison de remettre en cause la volonté clairement exprimée par le requérant dans cette lettre.

Quatrièmement, le fait qu’il a quitté plusieurs fois temporairement le foyer sans autorisation ne prouve pas que le consentement initial fût vicié ni qu’il souhaitât quitter le foyer de façon définitive. Il démontre, tout au plus, que le requérant a voulu quitter le foyer pendant un certain temps.

Cinquièmement, conscient de son handicap, le requérant met lui-même en exergue l’absence d’alternative réelle à la vie dans un foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux.

Nous relevons par ailleurs une certaine contradiction dans le raisonnement. D’un côté, la majorité semble douter que des preuves suffisantes et crédibles de la capacité de consentir et comprendre les conséquences de cet acte aient été apportées. D’un autre côté, dans les circonstances de l’espèce, la majorité doute que le trouble revête un caractère ou une ampleur justifiant l’internement.

À notre avis, dans les circonstances particulières de la présente affaire, on ne peut parler d’une privation de liberté contraire à l’article 5 de la Convention. Il y a une différence fondamentale entre la contrainte appliquée par les autorités, comme cela a été constaté dans l’affaire Stanev, et la pression découlant des circonstances personnelles du requérant dans la présente affaire. Contrairement à M. Stanev, M. Stankov a non seulement donné son constamment explicite à être placé au foyer de Rusokastro mais aussi il a demandé un transfert dans un autre foyer plus proche de sa famille. Les observations présentées par le requérant laissent à penser qu’en réalité, il ne se plaint pas tant d’une privation de liberté que de l’absence d’assistance personnalisée en fonction de ses besoins particuliers. On peut douter que dans un autre cadre juridique, tel que celui réclamé par le requérant, pour exprimer le consentement au placement dans le foyer pour personnes atteintes de troubles mentaux, il aurait vraiment choisi le départ du foyer où il séjourne. En tout état de cause, en exprimant son consentement, le requérant a perdu sa qualité de victime en ce qui concerne les griefs de privation illégale de liberté concernant cette seconde période.

7. Dans la présente affaire, le Gouvernement a excipé de ce que le requérant et ses représentants devant les autorités nationales n’aient pas épuisé les voies de recours internes. En particulier, ils n’ont jamais cherché à déclencher les procédures judiciaires en vue de rétablir le requérant dans sa pleine capacité juridique, bien que des informations détaillées sur les démarches à suivre eussent été communiquées à ce dernier. De plus, le requérant n’a jamais cherché à faire annuler les contrats qu’il a signés.

Le fait que dans le domaine en question la jurisprudence invoquée confirmant l’existence de voies de recours effectives est récente ne signifie pas nécessairement que les recours en question auraient été ineffectifs s’ils avaient été exercés auparavant. Sur ce point, nous sommes en désaccord avec les affirmations généralisées de la majorité concernant la recevabilité de la requête et en particulier sur la question de savoir si le requérant avait la possibilité d’initier les procédures judiciaires visant à le rétablir dans sa pleine capacité juridique ou à annuler les contrats signés, soit avec l’accord de son curateur soit – en l’absence d’un tel accord – avec l’aide d’un représentant ad hoc désigné à sa demande ou d’office. Quant à savoir si ces procédures dans les circonstances particulières de la présente affaire lui auraient permis de retrouver la pleine capacité juridique, il s’agit d’une autre question.

En tout état de cause, il n’est pas contesté que le requérant a pu faire reconnaître sa capacité à exprimer sa volonté de façon valable et en produisant des effets juridiques en droit interne, alors que le curateur ne pouvait qu’approuver ses actes, pas se substituer à lui.

8. La majorité conclut qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief de violation de l’article 8. Nous ne pouvons pas souscrire à ce point de vue. Le placement dans un foyer pour personnes atteintes de troubles psychologiques soulève, du point de vue de la protection de la vie privée du requérant, des questions qui ne se réduisent pas à celle d’une éventuelle privation de liberté. Comme la minorité dans l’affaire Stanev, nous considérons que l’examen de la présente affaire doit se focaliser sur la question de savoir dans quelle mesure les autorités ont pris en compte la volonté de M. Stankov. Cette question peut être examinée d’une façon plus appropriée sous l’angle de l’article 8 qui, selon la jurisprudence de la Cour, garantit la possibilité d’exprimer de façon autonome la volonté, ce qui est garanti aussi par la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. Toutefois, cela ne veut pas dire que l’obligation de respecter la volonté individuelle du requérant équivaille à une obligation positive pour les autorités de fournir une assistance sociale d’un certain type et d’une certaine qualité. Nous regrettons que la majorité n’ait pas voulu poursuivre la voie proposée ici.

9. La situation du requérant suscite de la sympathie de la part de tous. Toutefois, rien ne permet de penser que M. Stankov souhaitera quitter le foyer après avoir obtenu le constat de violation de la Convention.

Les questions évoquées ici ne sont que partiellement justiciables et le rôle du juge en général et du juge international en particulier sont nécessairement limités. Nous pensons qu’il n’appartient pas à la Cour d’ordonner le transfert des personnes séjournant dans des foyers fermés hors de ceux-ci (desinstitutionalization, comme cela a été fait aux États-Unis) ni d’entreprendre un processus de « désinstitutionnalisation » au cas par cas en ordonnant des mesures ayant pour effet indirect d’imposer aux autorités l’obligation de placer les personnes concernées dans les meilleures conditions ou dans d’autres institutions d’aide sociale. De plus, à notre avis, les conclusions de la majorité créent un précédent qui pourra facilement être étendu à d’autres situations de séjour dans des hôpitaux ou des centres sociaux à la demande ou avec l’accord des personnes capables d’exprimer de façon valable leur volonté.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award