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10/03/2015 | CEDH | N°001-152782

CEDH | CEDH, AFFAIRE BEHÇET TAŞ c. TURQUIE, 2015, 001-152782


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BEHÇET TAŞ c. TURQUIE

(Requête no 48888/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mars 2015

DÉFINITIF

10/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Behçet Taş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,

Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 février 2015,

Rend l’a...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BEHÇET TAŞ c. TURQUIE

(Requête no 48888/09)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mars 2015

DÉFINITIF

10/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Behçet Taş c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48888/09) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Behçet Taş (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 août 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me H. Aydın, avocat à Muş. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 2 de la Convention.

4. Le 23 mars 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1960 et réside à Muş.

A. L’explosion du 17 septembre 1997

6. Le 17 septembre 1997, le requérant, qui s’était rendu auprès de son cousin S.T., garde forestier, pour ramasser du bois, fut blessé par l’explosion d’une mine antipersonnel enterrée au bord de la route, à proximité de son village, İnardı, situé dans le district de Muş. Son cousin informa de suite les gendarmes et demanda un hélicoptère de secours. Le requérant, blessé, fut transporté à l’hôpital civil de Diyarbakır où sa jambe gauche fut amputée à hauteur du genou.

7. Les gendarmes établirent un procès-verbal, réalisèrent un croquis des lieux et collectèrent les résidus de l’explosif et les parties du corps arrachées.

8. Le même jour, le procureur de la République de Muş recueillit la déposition de S.T., ainsi que celle de trois autres gardes forestiers qui effectuaient des tournées d’inspection dans la région et qui avaient entendu l’explosion. Le frère du requérant fut également entendu par le parquet. Il affirma avoir eu connaissance de l’explosion par les gendarmes.

9. Le 19 septembre 1997, le requérant fut entendu par les gendarmes à l’hôpital. Il fit la déposition suivante : il avait pris un minibus pour se rendre au village et était descendu quelques kilomètres avant le hameau de Balcılar pour rencontrer son cousin S.T., lequel était venu en voiture accompagné de deux autres gardes forestiers ; les quatre hommes s’étaient assis pour manger à quelques mètres de la voiture ; il avait voulu ramasser un morceau de bois qui était posé une quinzaine de mètres plus loin et, après qu’il eut bougé un tronc d’arbre, une explosion s’était produite. Le requérant affirma n’être mêlé en rien à la présence de l’explosif et ne rien savoir sur les personnes qui avaient pu le déposer là.

10. Le 23 septembre 1997, la gendarmerie adressa un rapport au parquet de Muş comportant les conclusions de son enquête. D’après ce rapport, les individus qui avaient placé l’explosif sur les lieux de l’incident n’avaient pas pu être identifiés. Toujours selon ce document, les analyses balistiques mettaient en exergue la composition de l’explosif et son système de déclenchement et concluaient que l’explosif était de fabrication artisanale. Il était également précisé dans ce rapport que des explosifs similaires à l’engin en cause étaient utilisés par les terroristes de l’organisation du PKK.

11. Le 29 septembre 1997, le parquet rendit une ordonnance d’incompétence après avoir constaté, sur la base de l’instruction, que l’explosif avait été placé par les terroristes du PKK, et il transféra le dossier à la cour de sûreté de l’État de Van.

12. Le 21 novembre 1997, le parquet de la cour de sûreté de l’État de Van rendit une ordonnance portant recherche permanente des responsables de l’explosion, assortie de l’obligation de l’informer tous les trois mois sur l’état des recherches.

13. Dans un procès-verbal daté du 25 juin 2001, le commandement de la gendarmerie informa le parquet que les recherches des personnes responsables de l’explosion, demeurées non identifiées, étaient toujours en cours.

B. La procédure d’indemnisation engagée par le requérant

14. Le 11 octobre 1999, le requérant demanda une indemnisation au ministère de l’Intérieur. Cette demande n’aboutit pas.

15. Le 21 décembre 2000, le requérant entama une action en indemnisation contre le ministère de l’Intérieur devant le tribunal administratif de Van (« le tribunal administratif »), pour dommages moral et matériel, sur la base des dispositions de la Constitution. Il demanda 15 000 000 000 livres turques (TRL) (équivalent à l’époque à 24 367 euros (EUR) pour dommage matériel, alléguant une perte de capacité de travail de 65 %, ainsi que 2 000 000 000 TRL (équivalent à 3 249 EUR à cette date) pour dommage moral.

16. Le 3 mars 2001, le tribunal administratif rejeta la demande d’indemnisation du dommage matériel après avoir constaté que le requérant continuait à effectuer le même travail à la suite de l’accident et que ses salaire et traitements sociaux n’avaient pas été diminués en raison de son handicap physique. La demande de dédommagement du préjudice moral fut acceptée partiellement pour un montant de 1 000 000 000 TRL (équivalent à 1 094 EUR à cette date).

17. Le 25 décembre 2002, le Conseil d’État approuva le jugement pour autant qu’il concernait le dommage moral, et il le cassa s’agissant de la partie relative au dommage matériel en demandant des expertises aux fins d’établir la perte de capacité physique du requérant dans le cadre de son travail. Dans les motifs de son arrêt, il se référait au principe constitutionnel de droit public dit de « responsabilité objective de l’État ». Il y fut expliqué que la responsabilité objective de l’État trouve son origine dans le fait que ce dernier est tenu responsable pour avoir failli à empêcher des attentats terroristes et, par conséquent, pour avoir manqué à son obligation de protéger la vie et la sécurité physique de ses citoyens, ainsi qu’à celle d’établir la paix sociale sur son territoire.

18. Un rapport d’expertise daté du 10 octobre 2004 évalua le préjudice matériel subi par le requérant à 44 561 681 975 TRL (équivalent à 24 143 EUR à cette date).

19. Le 30 décembre 2004, le tribunal administratif décida d’octroyer au requérant, à titre d’indemnité matérielle, le montant que celui-ci avait réclamé dans sa demande introductive d’instance.

20. Sur opposition formulée par l’administration, le Conseil d’État fut saisi de nouveau de l’affaire.

21. Le 14 septembre 2005, le requérant, en se fondant sur la loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme, réclama une réparation pour préjudices moral et matériel auprès de la commission d’indemnisation de Muş.

22. Le 10 octobre 2005, la commission d’indemnisation rejeta la demande en raison de l’existence de la procédure administrative pour indemnisation déjà introduite par le requérant.

23. Le 20 novembre 2007, le Conseil d’État cassa le jugement, en opérant un revirement jurisprudentiel. Il estima que le requérant n’avait pas subi une diminution de salaire ou d’autres acquis sociaux, qu’il était chargé de missions en considération de son handicap et, enfin, qu’il n’avait pas soutenu devant le tribunal administratif la nécessité de fournir un effort supplémentaire pour effectuer son travail en raison de son handicap.

24. Le requérant introduisit une demande en rectification d’arrêt. Le 30 janvier 2009, cette demande fut rejetée.

25. Le 27 mars 2009, le tribunal administratif, suivant la position du Conseil d’État, rejeta la demande d’indemnisation.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

26. La loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme est entrée en vigueur le 27 juillet 2004. La Cour rappelle avoir examiné en détail cette législation dans sa décision Elif Akbayır et autres c. Turquie ((déc.), no 30415/08, §§ 9-25, 28 juin 2011).

27. Par ailleurs, l’article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :

« Tous les actes et décisions de l’administration peuvent faire l’objet d’un recours judiciaire.

(...)

L’administration est tenue d’indemniser tout dommage résultant de ses activités, actes et décisions. »

28. Dans des cas similaires au cas examiné en l’espèce, la jurisprudence développée par le Conseil d’État a permis à des plaignants d’obtenir des indemnités en application des principes constitutionnels de responsabilité objective et de risque social. Dans l’un de ses arrêts, rendu le 16 novembre 1995 et relatif à une bombe artisanale qui avait été posée sur le mur d’un logement militaire et dont l’explosion avait causé des blessures à un enfant, le Conseil d’État a indiqué ce qui suit :

« S’agissant des activités terroristes qui ne visaient pas une cible précise et qui n’ont pas pu être empêchées par l’administration, les dommages extraordinaires et particuliers doivent être supportés par la collectivité dans son ensemble sur la base du principe du risque social (...) Il est admis dans la doctrine et dans la jurisprudence que l’administration doit indemniser certains dommages sans rechercher [l’existence d’un] lien de causalité. C’est ce que l’on nomme le risque social qui est à la base de la notion de responsabilité collective. Plus généralement, les incidents qui sont qualifiés d’"activités terroristes" visent l’État et ont pour but de renverser le régime constitutionnel, sans cibler en particulier les victimes de ces incidents. En raison de l’existence de ces activités criminelles, des personnes qui ne sont pas impliquées dans celles-ci subissent des dommages qui découlent non pas de leur comportement, mais des troubles sociaux qui agitent le pays. Autrement dit, elles subissent des dommages en raison de leur appartenance à la vie publique. Ces dommages doivent être supportés par l’ensemble de la société en raison de leur aspect particulier et extraordinaire, et ce sans qu’il soit recherché [l’existence d’un] lien de causalité, à cause de la faute de l’administration qui n’a pas pu les prévenir. Les victimes doivent donc être indemnisées sur la base du principe du risque social. Ainsi, il est juste que les dommages causés par ces activités soient partagés par l’ensemble de la population dans un état de droit (...) »

29. De plus, il convient de relever les constats opérés par la jurisprudence des juridictions administratives, exposés ci-après.

A. L’arrêt du Conseil d’État du 4 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel placée par des terroristes sur une route nationale et ayant causé des dégâts matériels au camion du plaignant

Dans cet arrêt, le Conseil d’État a redéfini la notion de risque social et la responsabilité de l’administration. Il a conclu que, dans le contexte des activités terroristes visant directement à l’anéantissement de l’État et de son système constitutionnel, l’individu ayant subi des dommages devait être indemnisé – et ce sans qu’il fût recherché l’existence d’un lien de causalité entre l’acte criminel et l’administration – et que les autorités étaient responsables pour avoir failli dans leur lutte contre les actes terroristes.

B. L’arrêt du Conseil d’État du 8 octobre 1996, relatif à l’explosion d’une munition pour char

Cette décision concernait le décès d’enfants mineurs, survenu à la suite de l’explosion d’une munition pour char qui avait été trouvée lors de la moisson, entre des bottes de paille, sur le terrain du père des victimes, plaignant dans l’affaire. L’explosion avait eu lieu alors que les enfants montraient à leurs camarades la munition qu’ils avaient rapportée du champ et cachée dans la maison. Dans son arrêt, le Conseil d’État a constaté que l’administration militaire et les victimes étaient responsables à parts égales, précisant que l’administration était mise en cause en raison de la défaillance dans la collecte des explosifs, qui relevait de sa responsabilité. Le Conseil d’État a ainsi approuvé, sur la base de la responsabilité objective de l’administration, l’octroi d’indemnités aux proches des victimes.

C. L’arrêt du Conseil d’État du 25 février 2003, relatif à l’explosion d’une mine antipersonnel

Cet arrêt concernait la demande de dommages et intérêts d’un mineur resté handicapé après avoir marché sur une mine antipersonnel mise en place par les forces militaires. Le Conseil d’État a approuvé le jugement de première instance selon lequel, malgré l’absence de preuves établissant une défaillance dans l’exercice du pouvoir public, les dommages subis par une tierce personne devaient être indemnisés en raison de l’exercice du pouvoir public relatif à la sécurité nationale, en application du principe constitutionnel de responsabilité objective, et ce même si l’administration mise en cause n’était pas tenue pour directement responsable.

D. L’arrêt du Conseil d’État du 18 septembre 2007, relatif à l’explosion d’une grenade trouvée par des paysans sur un terrain militaire

Dans cette affaire, le Conseil d’État a affirmé ce qui suit :

« En l’espèce, l’administration mise en cause a commis une négligence dans l’exercice de ses fonctions en ayant omis de prendre les mesures de sécurité nécessaires et en ayant abandonné une grenade non explosée dans un endroit fréquenté et proche des habitations (...) »

E. Le jugement du tribunal administratif d’Erzurum du 5 juin 2001

Ce jugement concernait l’explosion d’un obus non explosé alors que les victimes, mineures, le chauffaient chez elles. Le tribunal a souligné que le fait pour les autorités d’avoir abandonné un engin explosif dangereux sur un champ de manœuvre auquel des personnes, et en particulier des enfants, avaient accès, même si le terrain en question était entouré de fils barbelés, démontrait que les pouvoirs publics avaient failli à prendre les mesures nécessaires pour protéger la vie d’autrui. Il a accordé une indemnité aux requérants, tout en prenant en compte la responsabilité parentale et le devoir de surveillance incombant aux parents à l’égard de leurs enfants.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

30. Le requérant allègue une violation de l’article 2 de la Convention, se plaignant du non-respect de son droit à la vie.

31. Le Gouvernement conteste tout d’abord l’applicabilité de l’article 2 dans le cas d’espèce.

32. La Cour note qu’elle a déjà examiné des griefs similaires soulevés sous l’angle de cette disposition dans des affaires semblables dans lesquelles les victimes avaient survécu à des accidents d’explosion potentiellement mortels (Paşa et Erkan Erol c. Turquie, no 51358/99, 12 décembre 2006, Alkın c. Turquie, no 75588/01, § 29, 13 octobre 2009, et Dönmez et autres c. Turquie (déc.), no 20349/08, § 20, 17 juin 2014 ; voir aussi, Peker c. Turquie (no 2), no 42136/06, § 41, 12 avril 2011). La Cour décide donc d’examiner le grief sous l’angle de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. »

33. Le Gouvernement reproche ensuite au requérant de ne pas avoir exercé la voie de recours en indemnisation prévue par la loi no 5233 relative à l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme.

34. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cette exception d’irrecevabilité, le grief étant dans tous les cas irrecevable pour les raisons exposées ci-après.

35. La Cour constate d’abord que les parties ne discutent pas l’origine de l’explosion et que, en fait, le requérant reproche aux autorités de ne pas avoir protégé son droit à la vie.

36. La Cour rappelle à cet égard que l’obligation positive de prendre, préventivement, des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu doit être interprétée de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, toute menace présumée contre la vie n’obligeant pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (voir, mutatis mutandis, Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 71, 16 novembre 2000).

37. En l’espèce, la Cour observe qu’il est établi par le rapport balistique du 23 septembre 1997 que le requérant a été blessé à la suite de l’explosion d’une mine fabriquée artisanalement et placée sous un tronc d’arbre, selon toute vraisemblance, par des terroristes. Elle constate aussi que l’incident a eu lieu dans une région régulièrement en proie aux actes de terrorisme et sous surveillance de gardes forestiers.

38. La Cour note à ce propos que l’endroit où l’explosion a eu lieu n’était pas une zone militaire minée par les autorités et n’était pas non plus susceptible de l’être, puisqu’il s’agissait du bord d’une route publique. Or, elle estime que demander aux autorités de surveiller toutes les routes et/ou tous les chemins dans la région constituerait un fardeau excessif (Dönmez c. Turquie, précité, § 31).

39. Dès lors, la Cour conclut que l’incident en cause, aussi regrettable soit-il, n’engageait pas la responsabilité de l’État.

40. La Cour rappelle en outre que l’obligation de protéger le droit à la vie requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective lorsqu’un individu perd la vie dans des circonstances suspectes (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 157, 9 avril 2009, et, mutatis mutandis, Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

41. À cet égard, elle réaffirme que le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des lois internes qui protègent ce droit. Quelles que soient les modalités retenues pour permettre la réalisation de cet objectif, les autorités doivent agir d’office dès que la question est signalée à leur attention (Amaç et Okkan c. Turquie, nos 54179/00 et 54176/00, § 52, 20 novembre 2007).

42. La Cour rappelle également que, pour qu’une enquête menée au sujet d’une explosion meurtrière puisse passer pour effective, elle doit permettre de conduire à l’identification et, éventuellement, à la punition des responsables. Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que les preuves concernant l’incident soient recueillies (Yaşaroğlu c. Turquie, no 45900/99, §§ 57 et 60, 20 juin 2006).

43. Cela étant, la Cour rappelle que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce et qu’ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Elle réaffirme qu’il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir, parmi d’autres, Fatma Kaçar c. Turquie, no 35838/97, § 74, 15 juillet 2005 ; voir également, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI, et Erdal c. Turquie (déc.), no 53248/09, § 29, 9 juillet 2013).

44. En l’espèce, la Cour note que les autorités – à savoir les gendarmes puis le procureur – ont promptement agi le jour même de l’incident. Ainsi, un croquis des lieux a été réalisé et un procès-verbal a été rédigé aux fins de l’établissement des circonstances factuelles de l’incident, les fragments de l’explosif ont été rassemblés, des témoignages ont été recueillis, et enfin des analyses balistiques de l’explosif visant à la détermination de son origine ont été effectuées.

45. La Cour note que les autorités ont donc pris toutes les mesures nécessaires pour élucider l’affaire.

46. Elle observe toutefois que l’enquête n’a pas été poursuivie au-delà du stade préliminaire. Elle note également que les autorités ont attribué l’acte, au vu de sa nature, à une organisation terroriste et que le parquet a demandé l’ouverture d’une instruction pénale qui visait les membres de cette organisation et a demandé une recherche permanente des responsables de l’explosion. Sur ce point, le dossier contient une information de 2001 indiquant que les recherches se poursuivaient (paragraphe 13 ci-dessus).

47. En bref, la Cour constate que l’enquête, bien que n’ayant pas abouti à l’identification du ou des responsables de l’explosion, n’a pas été dénuée d’effectivité et que les autorités compétentes ne sont pas restées inactives face aux circonstances de l’affaire (voir, mutatis mutandis, Sabuktekin c. Turquie, no 27243/95, §§ 99‑104, CEDH 2002‑II, et Amaç et Okkan, précité, § 59).

48. Il s’ensuit que le grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

49. Le requérant se plaint de l’iniquité de la procédure en indemnisation, reproche aux autorités de ne pas avoir pris en compte son handicap dans le calcul de l’indemnité matérielle, et il dénonce l’impossibilité d’obtenir des rapports médicaux aux fins d’établissement du dommage matériel avant l’ouverture de la procédure civile, ce qui obligerait à formuler la demande d’indemnisation y relative sans aucune base matérielle. Il ajoute de surcroît que, dans le cadre de l’octroi d’une indemnisation pour préjudice matériel, l’indemnité demandée au moment de l’introduction de l’action civile constitue un plafond, le tribunal étant limité par cette indemnité quand bien même le rapport d’expertise obtenu par la suite établirait le montant du préjudice à une somme supérieure à celle sollicitée. Il allègue ainsi la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

En outre, il dénonce la longueur de la procédure d’indemnisation. Il se plaint sur le terrain de l’article 13 de la Convention, de l’absence de recours effectifs.

La Cour examinera ces griefs sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

50. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant.

A. A propos de l’équité de la procédure

51. Pour ce qui concerne le grief du requérant tiré de l’absence de reconnaissance de son handicap, s’agissant de la procédure en indemnisation engagée par le requérant, la Cour relève tout d’abord que, par son arrêt du 25 décembre 2002, le Conseil d’État se réfère à un principe constitutionnel de droit public dit de « responsabilité objective de l’État » : d’après ce principe, la responsabilité objective l’État trouve son origine dans le fait que ce dernier est tenu responsable pour avoir failli à empêcher des attentats terroristes et, par conséquent, pour avoir manqué à son obligation de protéger la vie et la sécurité physique de ses citoyens, ainsi qu’à celle d’établir la paix sociale sur son territoire. Ainsi, la Cour constate que, en vertu de ce principe, le requérant avait le droit d’être indemnisé pour les dommages qu’il avait subis en raison de l’explosion.

52. En ce qui concerne l’indemnisation des préjudices matériels, la Cour affirme que l’appréciation du lien de causalité relève de l’appréciation des juridictions nationales, et que la Cour ne doit pas s’immiscer dans cette appréciation, sauf si elle est arbitraire ou manifestement déraisonnable.

53. Dans la présente espèce, la Cour observe que le Conseil d’État, dans son arrêt du 25 décembre 2002, a confirmé le jugement rendu en première instance en ce qu’il accordait au requérant une somme correspondant à la moitié du montant que celui-ci avait sollicité à titre de dommage moral (paragraphes 16 et 17 ci-dessus).

54. Il convient de constater que les juridictions administratives ont évalué la situation du requérant relativement à sa demande de dommage matériel. Le Conseil d’État a infirmé le jugement de la première instance à deux reprises : ainsi, dans les motifs de son arrêt du 25 décembre 2002 (paragraphe 17 ci-dessus), la juridiction suprême a demandé des compléments d’expertise pour pouvoir examiner les conditions de travail du requérant et ensuite, dans son arrêt du 20 novembre 2007, elle a tenu compte de l’adaptation du travail de l’intéressé à son handicap (paragraphe 23 ci-dessus).

55. La Cour relève, au vu du dossier, que l’examen effectué par le Conseil d’État afin d’établir l’impact du handicap du requérant sur son travail se basait sur des rapports d’experts contre lesquels le requérant a pu s’opposer et que cet examen ne semble pas être entaché d’arbitraire. A cet égard, il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation à celle qui ressortit de la compétence des juridictions administratives.

56. Concernant le grief relatif à l’impossibilité d’augmenter la demande d’indemnité matérielle à la suite des expertises effectuées pendant la procédure devant le tribunal administratif, la Cour observe que le requérant fut en définitive, débouté de sa demande d’octroi de l’indemnité matérielle par les juridictions administratives. De ce fait, n’ayant obtenu aucune indemnité au titre de dommage matériel, il ne saurait se plaindre devant la Cour, d’un refus d’augmentation du montant d’indemnité pendant la procédure interne, sur la base des rapports d’expertises.

57. La Cour estime donc que la décision du Conseil d’Etat repose sur une appréciation du lien de causalité et que cette appréciation n’est pas arbitraire ou manifestement déraisonnable. Les griefs sont manifestement dépourvus de fondement et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

B. A propos de la durée de la procédure

58. La Cour rappelle tout d’abord qu’un nouveau recours en indemnisation concernant les griefs relatifs à la longueur des procédures a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure de l’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan c. Turquie (no 24240/07, 20 mars 2012). Elle a considéré que ce nouveau recours était a priori accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement des griefs relatifs à la durée de la procédure, avant de déclarer irrecevable le grief (Turgut et autres c. Turquie (no 4860/09, §§ 53-58, 26 mars 2013)).

59. La Cour rappelle toutefois que, dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan, précité, § 77, elle a précisé notamment qu’elle pourrait poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des griefs similaires déjà communiqués au Gouvernement. Elle note en outre que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur ce nouveau recours.

60. A lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen du grief relatif à la durée de la procédure d’indemnisation dans la présente requête. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

61. La Cour note en effet que cette procédure a débuté le 21 décembre 2000 et s’est terminée le 27 mars 2009 : depuis l’ouverture de ladite procédure, il s’est écoulé donc environ huit ans et trois mois devant deux instances juridictionnelles administratives. Certes, la Cour relève que le Conseil d’État a cassé les décisions de la première instance à deux reprises, mais elle estime que cette situation ne saurait être reprochée au requérant.

62. Aux yeux de la Cour, la durée excessive de la procédure administrative pour statuer sur la demande d’indemnisation ne s’explique ni par la complexité de l’affaire ni par le comportement du requérant : aussi cette durée ne répond-elle pas à l’exigence du délai raisonnable. La Cour ne saurait admettre, en l’occurrence, qu’une procédure engagée aux fins d’indemnisation puisse durer aussi longtemps en droit interne (Nunes Violante c. Portugal, no 33953/96, § 31, 8 juin 1999, Silva Pontes c. Portugal, 23 mars 1994, § 39, série A no 286‑A, Kurt Nielsen c. Danemark, no 33488/96, § 23, 15 février 2000, Iversen c. Danemark, no 5989/03, § 74, 28 septembre 2006, et Codarcea c. Roumanie, no 31675/04, § 89, 2 juin 2009).

63. En l’espèce, eu égard aux éléments qui précèdent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas traité la cause du requérant avec le niveau de diligence requis par l’article 6 § 1 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

64. Sur la base de l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention, le requérant se plaint du refus de tenue d’une audience devant le Conseil d’Etat ainsi que de la composition du tribunal administratif et du Conseil d’État. Il indique à cet égard que certains juges siégeant dans ces juridictions n’ont pas de formation juridique et sont nommés par l’administration.

65. La Cour a dûment examiné ces griefs. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle ne relève aucune apparence de violation des droits et des libertés garantis par la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

67. Pour le préjudice matériel et pour les préjudices moraux qu’il dit avoir subis, le requérant réclame respectivement 100 000 euros (EUR) et 20 000 EUR.

68. Le Gouvernement conteste ces demandes.

69. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, la Cour admet que la longueur de la procédure d’indemnisation a causé au requérant un préjudice moral certain et que le simple constat de violation ne suffit pas à compenser ce dernier. Dès lors, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 3 500 EUR au requérant.

B. Frais et dépens

70. Le requérant demande également au total 20 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Il ne présente aucun document justificatif à l’appui de sa demande.

71. Le Gouvernement conteste ce montant.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu de l’absence de documents mis à sa disposition et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens engagés devant les juridictions nationales et devant elle (Nevruz Bozkurt c. Turquie, no 27335/04, § 76, 1er mars 2011).

C. Intérêts moratoires

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention pour autant qu’il concerne la durée de la procédure administrative et irrecevable pour le restant de la requête ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure administrative ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) au requérant, à convertir dans la monnaie nationale au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithAndrás Sajó
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-152782
Date de la décision : 10/03/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Délai raisonnable)

Parties
Demandeurs : BEHÇET TAŞ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : AYDIN H.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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