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03/03/2015 | CEDH | N°001-152623

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.C. « ASUL DE AUR - ARANYASZOK » S.R.L. ET FODOR BARABAS c. ROUMANIE, 2015, 001-152623


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. « ASUL DE AUR – ARANYASZOK » S.R.L. ET FODOR BARABAS c. ROUMANIE

(Requête no 35720/06)

ARRÊT

STRASBOURG

3 mars 2015

DÉFINITIF

14/09/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.C. « Asul de Aur – Aranyaszok » S.R.L. et Fodor Barabas c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall

, président,
Luis López Guerra,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges, ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. « ASUL DE AUR – ARANYASZOK » S.R.L. ET FODOR BARABAS c. ROUMANIE

(Requête no 35720/06)

ARRÊT

STRASBOURG

3 mars 2015

DÉFINITIF

14/09/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.C. « Asul de Aur – Aranyaszok » S.R.L. et Fodor Barabas c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 35720/06) dirigée contre la Roumanie et dont une société commerciale de droit roumain, Alimentaţie Publică « Asul de Aur - Aranyaszok », (« la société requérante ») et une ressortissante de cet État, Mme Fodor Barabas Magdolna (« la seconde requérante »), ont saisi la Cour le 23 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La première requérante a été représentée par son administrateur, la seconde requérante. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérantes se plaignent, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, du défaut d’équité de la procédure collective de redressement et de liquidation judiciaire de la société requérante.

4. Le 6 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La première requérante était une société commerciale de droit roumain ayant son siège à Sfântu Gheorghe, qui avait été créée en 1991 et a été rayée du registre de commerce en 2009. Elle avait pour activité principale la distribution de produits alimentaires.

La seconde requérante était son unique actionnaire et administrateur.

6. En 2004, à la suite de la perte d’un contrat de distribution exclusive d’une marque de boissons, le chiffre d’affaires de la société requérante diminua fortement.

7. En juillet 2004, entrée en état de cessation de paiement, la société requérante demanda l’ouverture d’une procédure collective de redressement, telle que prévue par la loi no 64/1995 sur le redressement et la liquidation judiciaire des sociétés commerciales.

La seconde requérante demanda au juge-commissaire la nomination de la société C. en qualité d’administrateur judiciaire.

8. Le 7 juillet 2004, le juge-commissaire O.L., du tribunal départemental de Covasna, accueillit la demande. Il maintint au profit de la seconde requérante le droit d’administrer la société sous la supervision de l’administrateur judiciaire.

Conformément aux instructions du juge-commissaire, l’administrateur judiciaire établit le tableau provisoire des créanciers, qui fut versé au dossier le 20 septembre 2004.

Aux audiences suivantes, le juge-commissaire examina plusieurs contestations, y compris de la part de la société requérante, concernant le montant des créances inscrites au tableau.

9. Le 21 mars 2005, l’administrateur judiciaire versa au dossier le tableau définitif des créanciers et le plan de réorganisation de l’activité de la société censé permettre, à ses yeux, la poursuite de l’activité et l’apurement progressif du passif, qui s’élevait à environ 900 000 euros.

Le juge-commissaire convoqua l’assemblée générale des créanciers pour le vote du plan.

10. Le 27 juin 2005, le juge-commissaire prit acte de l’opposition à ce plan exprimée par la majorité des créanciers et, par un jugement prononcé le même jour, ordonna l’ouverture d’une procédure de liquidation. Il reconduisit la société C. en sa qualité d’administrateur judiciaire chargé de la liquidation de la société requérante.

11. Les requérantes introduisirent un pourvoi en recours, alléguant que cette mise en liquidation était la conséquence de fautes de l’administrateur judiciaire, qui aurait accepté au nom de la société requérante l’inscription à son passif de créances excessives et injustifiées.

12. Par un arrêt du 23 septembre 2005, la cour d’appel de Braşov infirma le jugement du 27 juin 2004, au motif que le juge-commissaire n’avait pas respecté les étapes procédurales obligatoires avant l’ouverture de la procédure de liquidation – à savoir qu’au lieu d’examiner le plan de réorganisation proposé, il l’avait rejeté d’emblée au seul vu de l’opposition manifestée par la majorité des créanciers.

En conséquence, la cour d’appel renvoya le dossier au tribunal départemental, lequel l’attribua au même juge-commissaire, O.L.

13. Le 30 septembre 2005, le tribunal départemental examina une demande de la seconde requérante tendant à la récusation du juge-commissaire et au remplacement de l’administrateur judiciaire. Cette demande fut rejetée : le tribunal estima qu’aucune incompatibilité n’était méconnue par l’attribution du dossier au même juge-commissaire, et qu’un éventuel changement d’administrateur relevait de la compétence dudit juge.

14. Le 17 octobre 2005, la seconde requérante versa au dossier un mémoire dans lequel elle accusait l’administrateur d’avoir accepté une majoration injustifiée de la créance du principal fournisseur de la société requérante, en ajoutant qu’il avait entravé ses démarches en vue de l’apurement d’une partie du passif.

15. À l’audience du 24 octobre 2005, la seconde requérante réitéra ses critiques. Certains créanciers estimèrent que ces accusations étaient graves et sollicitèrent des explications. Le juge-commissaire demanda à l’administrateur judiciaire de convoquer l’assemblée générale des créanciers afin d’éclaircir, en présence de la seconde requérante, la situation conflictuelle.

16. Examinant le plan de réorganisation, proposé en mars 2005, le juge-commissaire estima qu’il était viable et qu’il pouvait être soumis au vote de l’assemblée générale des créanciers.

17. À l’audience du 28 novembre 2005, l’administrateur judiciaire précisa qu’une note d’information concernant l’activité de la société requérante avait, à leur demande, été communiquée aux créanciers. La seconde requérante lui reprocha à nouveau son comportement fautif supposé et l’absence d’un nouveau plan de réorganisation. Elle rappela également que le juge-commissaire devait se prononcer sur la demande de remplacement de l’administrateur. Enfin, elle demanda une suspension de la procédure.

18. Le juge-commissaire rejeta ces demandes le même jour. S’agissant du remplacement de l’administrateur, il constata qu’il n’y avait pas de décision en ce sens de l’assemblée générale des créanciers. Quant au plan de réorganisation, il fut soumis au vote au cours de l’audience et la majorité des créanciers s’y opposa au motif que la société continuait à accumuler des pertes. En conséquence, le juge-commissaire rejeta le plan, constata la faillite de la société et ordonna l’ouverture immédiate de la procédure de liquidation judiciaire. L’administrateur judiciaire fut reconduit dans ses fonctions afin de procéder à la liquidation.

19. Les requérantes formèrent un pourvoi en recours, demandant l’infirmation du jugement du 28 novembre 2005, le réexamen de l’affaire sur le fond et le changement de l’administrateur judiciaire ainsi que du juge‑commissaire. Elles alléguaient une attitude partiale et fautive du juge‑commissaire et de l’administrateur judiciaire, dénonçaient plusieurs vices dans la procédure et soutenaient que celle-ci aurait dû être suspendue en raison de l’ouverture d’enquêtes pénales concernant la gestion de la société.

20. Par un arrêt définitif du 23 février 2006, la cour d’appel de Braşov rejeta le pourvoi.

Dans ses motifs, elle jugea tout d’abord que les dispositions du code de procédure civile concernant l’incompatibilité fonctionnelle pesant sur le juge ayant prononcé un jugement infirmé ne s’appliquaient pas au cas d’espèce.

21. En revanche, s’agissant de la demande de remplacement de l’administrateur judiciaire, la cour d’appel reconnut qu’en la rejetant sur la seule base de l’absence de décision en ce sens de l’assemble générale, le juge-commissaire avait commis une erreur dès lors qu’en vertu de la loi no 64/1995, il était tenu d’examiner lui-même la demande sur le fond et de prendre une décision.

22. Cependant, la cour d’appel estima que l’infirmation du jugement et le réexamen de cette question par le juge-commissaire étaient désormais inutiles, dès lors que celui-ci avait déjà prononcé la liquidation et nommé un liquidateur judiciaire.

23. Enfin, la cour d’appel jugea qu’aucun des autres motifs avancés à l’appui du pourvoi ne justifiait l’infirmation du jugement.

24. Le 27 février 2009, constatant que le produit de la vente des biens de la société avait été redistribué aux créanciers en totalité, le tribunal départemental mit fin à la procédure et ordonna la radiation de la société du registre de commerce.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

25. Les dispositions pertinentes de la loi no 64/1995 concernant le redressement et la liquidation judiciaire des entreprises en difficulté, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :

Article 5

« Les organes de la procédure de redressement ou de liquidation [les tribunaux, le juge-commissaire et l’administrateur judiciaire] veillent à la célérité de la procédure et au respect des droits et des obligations des participants à cette procédure. »

Article 9

« Le juge-commissaire est désigné dans chaque dossier conformément aux dispositions de la loi sur l’organisation judiciaire, parmi les juges [du tribunal] exerçant cette fonction. »

Article 13

« À tout moment de la procédure, par un jugement avant dire droit rendu en chambre du conseil et motivé, le tribunal peut remplacer le juge-commissaire. »

Article 26 §§ 3 et 4

« À tout moment de la procédure, pour des motifs dûment justifiés, le juge‑commissaire peut ordonner le remplacement de l’administrateur judiciaire.

En vue de l’adoption de cette mesure, il convoque en chambre du conseil l’administrateur judiciaire et le comité des créanciers. »

Article 42

« L’ouverture de la procédure suspend toutes actions judiciaires ou extrajudiciaires introduites par les créanciers contre le débiteur et ses biens. »

Article 147

« Les dispositions du code de procédure civile et du code commercial demeurent applicables en complément de celles de la présente loi, à moins qu’elles ne soient incompatibles avec elles. »

26. L’article 23 de la loi précise le rôle de l’administrateur judiciaire dans la procédure de redressement. Entre autres fonctions, il lui revient : d’établir un diagnostic complet de la société ; d’élaborer le cas échéant un plan de redressement ; d’assister et de surveiller l’administrateur dans la gestion de la société ; de décider du maintien ou de la dénonciation des contrats conclus par la société ; de défendre en justice les intérêts de la société ; de recouvrer les créances ; et d’aviser le juge-commissaire de toute difficulté rencontrée dans sa mission.

27. L’article 91 de la loi prévoit que l’administrateur judiciaire, la société commerciale en redressement et le comité des créanciers peuvent soumettre au juge-commissaire, à divers stades de la procédure, un plan de redressement.

28. L’article 101 § 3 de la loi prévoit qu’en cas de rejet du plan de redressement par la majorité des créanciers, le juge-commissaire prononce la faillite de la société et ordonne l’ouverture immédiate de la procédure de liquidation judiciaire.

29. L’article 24 du code de procédure civile, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que le juge qui a prononcé un jugement ne pouvait plus connaître de l’affaire après l’infirmation de ce jugement.

30. Il ressort des réponses de plusieurs cours d’appel interrogées par le Gouvernement au sujet de leur jurisprudence sur la question de la possibilité pour le juge-commissaire, au regard de la condition d’impartialité, de siéger de nouveau dans la même affaire après infirmation du jugement, que la majorité d’entre elles admettaient l’attribution du dossier au même juge‑commissaire s’il ne s’était pas prononcé au fond dans le jugement infirmé.

31. Depuis l’entrée en vigueur de la loi no 85/2006, qui a remplacé la loi no 64/1995, le juge-commissaire qui a rendu un jugement au fond est, en cas d’infirmation du jugement, expressément tenu de s’abstenir de siéger de nouveau dans la même affaire.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

32. Les requérantes allèguent un manque d’impartialité du juge‑commissaire et se plaignent du défaut d’examen de leur demande de replacement de l’administrateur judiciaire. Elles invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

33. Le Gouvernement considère que les requérantes ne peuvent plus se prétendre victimes d’une violation des droits garantis par la Convention.

34. S’agissant de la société requérante, il fait valoir qu’elle n’existe plus, puisqu’elle a été rayée du registre du commerce en 2009.

35. Quant à la seconde requérante, le Gouvernement souligne que la cour d’appel de Braşov a reconnu explicitement la méconnaissance du droit d’accès à un tribunal concernant la demande de remplacement de l’administrateur judiciaire. Si elle a été dans l’impossibilité de remédier à ce manquement, la faute en revient à ses yeux aux requérantes, qui ont négligé de contester la déclaration de faillite de la société et la nomination d’un liquidateur judiciaire.

36. Les requérantes maintiennent qu’elles ont été victimes des abus commis selon elles par le juge-commissaire et l’administrateur judiciaire dans le cadre de la procédure de redressement.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour rappelle que la Convention et ses Protocoles doivent s’interpréter comme garantissant des droits concrets et effectifs, et non pas théoriques et illusoires. Ce principe s’applique également à l’article 34 de la Convention, qui confère aux particuliers et aux organisations non gouvernementales des droits de nature procédurale (Capital Bank AD c. Bulgarie (déc.), no 49429/99, 9 septembre 2004).

38. La Cour rappelle ensuite que c’est en premier lieu aux autorités nationales qu’il appartient de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres, Siliadin c. France, no 73316/01, § 61, CEDH 2005‑VII, et Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 179, CEDH 2006‑V). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, la violation de la Convention et la réparent (voir, entre autres, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999‑VI).

39. En l’espèce, s’agissant de la poursuite de l’examen de la requête alors que la société requérante a été rayée du registre de commerce, la Cour note que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention se rapporte précisément à la procédure ayant conduit à la liquidation et à la disparition de la société en tant que personne morale. Rayer la requête du rôle dans de telles circonstances saperait, par conséquent, la substance même du droit de recours individuel des personnes morales (mutatis mutandis, Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 80, CEDH 2005‑XII (extraits)).

40. Quant au rejet de la demande de remplacement de l’administrateur judiciaire, la Cour constate que les requérantes avaient bien demandé l’infirmation du jugement du 28 novembre 2005 dans sa totalité. Dès lors, la Cour ne saurait souscrire à l’argument du Gouvernement tiré de la prétendue absence de pourvoi en recours contre la déclaration de faillite et la nomination du liquidateur judiciaire.

41. Par ailleurs, il ressort de la motivation de l’arrêt du 23 février 2006 que si la cour d’appel a rejeté la partie du pourvoi des requérantes concernant l’administrateur judiciaire, c’est en raison de la mise en liquidation de la société et non pas à cause d’une omission des requérantes (paragraphe 22 ci‑dessus).

42. La cour d’appel n’ayant fait que constater l’erreur du juge‑commissaire sans y remédier, la Cour estime que les requérantes n’ont pas perdu la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention pour alléguer une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

43. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

44. Par ailleurs, la Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Observations des parties

45. Les requérantes allèguent que la procédure qui a débouché sur la radiation de la société requérante a été inéquitable. Elles accusent le juge‑commissaire O.L., l’administrateur judiciaire et les principaux créanciers de la société de s’être concertés pour éliminer la société requérante du marché local de la distribution de boissons.

46. Elles soutiennent que l’administrateur judiciaire avait volontairement omis de récupérer certains biens qui auraient diminué le passif de la société, avait refusé de prendre en considération certaines créances en faveur de la seconde requérante et avait, en sens inverse, accepté des créances injustifiées.

Quant au juge-commissaire, il aurait fait preuve d’une attitude partiale, en empêchant la seconde requérante de défendre les intérêts de la société requérante et en exprimant à l’avance son opinion sur l’issue de la procédure.

47. Le Gouvernement estime que les appréhensions des requérantes concernant l’impartialité du juge-commissaire O.L. ne peuvent pas être considérées comme objectivement justifiées.

Selon lui, le fait qu’en ordonnant une première fois la liquidation de la société requérante le juge O.L. avait omis de se prononcer sur le fond du plan de redressement – ce qui avait entraîné l’annulation du premier jugement – ne faisait naître aucune incompatibilité pesant sur ledit juge pour se pencher une seconde fois sur le dossier.

Par ailleurs, le Gouvernement souligne que les demandes de récusation introduites par les requérantes ont été dûment examinées et rejetées.

48. S’agissant de la demande de remplacement de l’administrateur judiciaire, le Gouvernement reconnaît, à l’instar de la cour d’appel, que l’interprétation du droit interne par le juge-commissaire était erronée. Toutefois, il estime que la méconnaissance du droit d’accès à un tribunal n’a pas eu d’impact sur l’issue de la procédure. À cet égard, il expose que le grief principal des requérantes concernant l’activité de l’administrateur portait sur de prétendues erreurs de sa part dans l’établissement du passif de la société. Or, cette dernière a pu contester librement les créances inscrites au tableau des créanciers.

49. En outre, le Gouvernement considère que la question du changement de l’administrateur était devenue sans objet dès lors les créanciers majoritaires avaient par la suite clairement manifesté leur opposition au plan de redressement et à la continuation de l’activité de la société requérante.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le défaut allégué d’impartialité du juge-commissaire

50. La Cour rappelle que l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir, par exemple, Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III et, pour le rappel des principes généraux, Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, §§ 84-86, CEDH 2014 (extraits)).

51. Quant à la première démarche, l’impartialité personnelle d’un magistrat se présume jusqu’à preuve du contraire. S’agissant de la seconde démarche, elle conduit à se demander si, indépendamment de l’attitude personnelle du magistrat, certains faits vérifiables autorisent à mettre en cause l’impartialité de celui-ci. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance. Il en résulte que pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de craindre un défaut d’impartialité, le point de vue du ou des intéressés entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Gautrin et autres, précité, ibidem).

52. En l’espèce, la Cour n’est pas persuadée de l’existence d’éléments établissant que le juge-commissaire ait agi avec un préjugé personnel.

53. Les craintes des requérantes tiennent également au fait qu’après l’infirmation du premier jugement ordonnant la liquidation de la société requérante, le dossier a été confié au même juge-commissaire que précédemment.

54. Pareille situation pouvait certes, à première vue, susciter des doutes chez les requérantes quant à l’impartialité de ce juge. Cependant, il appartient à la Cour de déterminer si ces doutes se révèlent objectivement justifiés.

55. À cet égard, la Cour rappelle que la réponse à cette question varie suivant les circonstances de la cause. Le simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité. Ce qui compte est l’étendue des mesures adoptées. De même, la connaissance approfondie du dossier par tel juge n’implique pas un préjugé empêchant de le considérer comme impartial au moment du jugement sur le fond. Enfin, toute appréciation préliminaire des données disponibles à un stade antérieur ne saurait non plus être regardée comme préjugeant nécessairement de l’appréciation finale. Il importe seulement que cette appréciation finale n’intervienne qu’avec le jugement et prenne dûment en compte les éléments produits et débattus entre-temps (voir, mutatis mutandis, Hauschildt c. Danemark, 24 mai 1989, § 50, série A no 154 ; Marguš c. Croatie [GC], no 4455/10, §§ 85 et suiv., CEDH 2014 (extraits) et Morel c. France, no 34130/96, § 45, CEDH 2000‑VI).

56. En l’espèce, il ressort des pièces du dossier que pendant la phase de redressement de la société requérante, le juge-commissaire a nommé un administrateur judiciaire et a traité des questions relatives à la gestion de la société. Selon le droit interne applicable, son rôle était de veiller au déroulement de la procédure et à la protection des intérêts en présence notamment quant à l’établissement du passif de la société et à l’élaboration du plan de réorganisation. Les parties prenantes à la procédure, y compris la société requérante, ont pu déclarer leurs créances et contester librement celles qu’elles considéraient comme injustifiées. Rien dans le dossier ne permet de conclure qu’au cours de cette phase, le juge-commissaire avait une idée préconçue quant à l’issue de la procédure.

57. La Cour note ensuite que la liquidation de la société requérante a été ordonnée la première fois par le juge-commissaire en raison de l’opposition manifestée par la majorité des créanciers au plan de redressement.

58. La Cour estime que le renvoi du dossier au même juge-commissaire après l’infirmation de ce jugement ne saurait justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité, dès lors que le juge n’avait pas adopté auparavant de point de vue sur le plan de redressement et la possibilité de continuation de l’activité. Du reste, c’est précisément dans le fait qu’il avait omis de se prononcer sur ces questions que résidait la cause de l’infirmation de son premier jugement.

59. Saisi une seconde fois du dossier, le juge-commissaire a d’ailleurs bien estimé, sur la base des éléments fournis par l’administrateur judiciaire et les autres parties, que le plan était viable. Si la mise en liquidation a été prononcée une seconde fois, ce fut uniquement en raison de l’opposition au plan, réitérée par la majorité des créanciers. Aux termes de la loi no 64/1995 le juge-commissaire ne pouvait, malgré sa position favorable au plan, passer outre le vote majoritaire des créanciers.

60. Par conséquent, il ne saurait être allégué que le prononcé, une première fois, de la liquidation de la société requérante impliquait un préjugé du juge-commissaire sur cette question.

61. En conclusion, au vu des circonstances particulières de la présente affaire et notamment de la nature et de l’étendue des fonctions du juge‑commissaire, la Cour estime que les doutes des requérantes ne sont pas objectivement justifiés.

b) Sur le défaut d’accès à un tribunal pour réclamer le remplacement de l’administrateur judiciaire

62. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 garantit à toute personne le droit à voir tranchée par un tribunal toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 43, CEDH 2001‑VIII).

63. Le droit d’accès aux tribunaux, reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il appelle, de par sa nature même, une réglementation par l’État. Les États contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. Il appartient cependant à la Cour de statuer, en dernier ressort, sur le respect des exigences de la Convention ; elle doit à cet égard se convaincre que les limitations mises en œuvre ne restreignent pas l’accès offert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, pareille limitation ne se concilie avec l’article 6 § 1 que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein, précité, § 44).

64. En l’espèce, au vu du rôle de l’administrateur judiciaire dans la procédure de redressement, la Cour considère que la décision sur la demande des requérantes tendant à sa révocation pouvait avoir pour elles des répercussions sur des droits et obligations de caractère civil. En effet, les mesures prises par ledit administrateur, ou sous sa surveillance, ont influencé la capacité de survie économique de la société requérante. Par conséquent, la Cour estime – et, d’ailleurs, les parties en conviennent –, que cette décision entrait bien dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention (mutatis mutandis, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 85, CEDH 2009).

65. La Cour observe ensuite que la demande de changement d’administrateur judiciaire a été rejetée par le juge-commissaire au motif erroné que pareil changement relevait de la compétence de l’assemblée générale des créanciers. La demande de suspension de la procédure ayant été également rejetée, le pourvoi contre le refus de changer l’administrateur judiciaire a été examiné par la cour d’appel plus de deux mois après son introduction.

66. La Cour estime que l’examen tardif du pourvoi a compromis en l’espèce l’effectivité de cette voie de recours, dès lors que la déclaration de faillite et la nomination d’un liquidateur judiciaire ont entraîné l’impossibilité d’examiner sur le fond la demande de changement de l’administrateur judiciaire (mutatis mutandis, Cooperativa de Credit Sătmăreana c. Roumanie, no 32125/04, § 39, 11 mars 2014).

67. La Cour rappelle toutefois que, dans des cas exceptionnels – par exemple lorsque l’effectivité de la mesure sollicitée dépend de la rapidité du processus décisionnel – il peut se révéler impossible de respecter dans l’immédiat toutes les exigences prévues à l’article 6 (Micallef, précité, § 86).

68. En l’espèce, la Cour note que la célérité de la procédure est un principe directeur de la loi no 64/1995, dès lors que pendant le redressement et la liquidation judiciaire les actions judiciaires ou extrajudiciaires des créanciers sont interdites ou suspendues. Par conséquent, au vu de l’état de cessation de paiement et de l’accumulation par la société requérante d’un passif exigible important, la Cour estime que l’ouverture sans délai de la phase de liquidation judiciaire était justifiée.

69. Par ailleurs, sans qu’il y ait lieu de spéculer sur ce qu’il serait advenu de la société requérante si l’administrateur avait agi différemment, la Cour note que ce n’est pas la décision erronée du juge-commissaire qui a entraîné la déclaration de faillite de la société requérante, mais l’accumulation persistante de pertes, en ce qu’elle a suscité une opposition résolue de la majorité des créanciers à la continuation de l’activité (voir, a contrario, Cooperativa de Credit Sătmăreana, précité, § 40).

70. S’agissant de l’ampleur du passif exigible, qui a compromis aux yeux des créanciers les chances de redressement, la Cour constate que la société requérante a eu la possibilité de contester librement et de manière contradictoire l’inscription des créances correspondantes à son passif et qu’elle n’a pas proposé un autre plan de redressement (paragraphes 8 et 9 ci-dessus).

71. Pour ces raisons, et au regard de l’ensemble de la procédure, la Cour conclut que le rejet de la demande de changement d’administrateur judiciaire ne peut s’analyser en une restriction du droit d’accès des requérantes à un tribunal d’une manière ou à un point tels que ce droit s’en soit trouvé atteint dans sa substance même.

72. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

73. Les requérantes se plaignent également d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Elles invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

74. Le Gouvernement conteste cette thèse.

75. Eu égard au constat relatif à l’article 6 § 1 de la Convention la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition (voir, entre autres, Faimblat c. Roumanie, no 23066/02, § 46, 13 janvier 2009).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-152623
Date de la décision : 03/03/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : S.C. « ASUL DE AUR - ARANYASZOK » S.R.L. ET FODOR BARABAS
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : FODOR BARABAS M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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