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17/02/2015 | CEDH | N°001-152249

CEDH | CEDH, AFFAIRE ION BĂLĂŞOIU c. ROUMANIE, 2015, 001-152249


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ION BĂLĂŞOIU c. ROUMANIE

(Requête no 70555/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 février 2015

DÉFINITIF

17/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ion Bălăşoiu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,


Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du co...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ION BĂLĂŞOIU c. ROUMANIE

(Requête no 70555/10)

ARRÊT

STRASBOURG

17 février 2015

DÉFINITIF

17/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ion Bălăşoiu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 27 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 70555/10) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ion Bălăşoiu (« le requérant »), a saisi la Cour le 26 novembre 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par l’organisation non gouvernementale Romani CRISS, ayant son siège à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue notamment que le décès de son fils en prison trouve sa cause dans des mauvais traitements qui lui auraient été infligés deux mois plus tôt par des policiers lors de sa garde à vue. Il estime également que les autorités nationales n’ont pas mené une enquête effective quant à ses allégations de mauvais traitements suivis du décès de la victime. Il affirme enfin que les mauvais traitements en question avaient été infligés à son fils en raison de son appartenance à la communauté rom et déplore qu’aucune enquête concernant l’existence d’un mobile raciste à ces faits n’ait été menée. Il invoque les articles 2 et 3 de la Convention, seuls et combinés avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 4 octobre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement sous l’angle des articles 2, 3 et 14 de la Convention.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né à une date non précisée et réside à Ștefăneşti.

6. D’ethnie rom, le requérant est le père de Nelu Bălăşoiu, décédé le 5 juin 2002 à l’âge de dix-huit ans.

1. La genèse de l’affaire

a) Le placement de Nelu Bălăşoiu en garde à vue et l’enquête pénale menée à son encontre pour vol

7. Dans la nuit du 4 au 5 avril 2002, Nelu Bălăşoiu roulait dans une charrette accompagné par plusieurs amis roms tous mineurs. Une patrouille de gendarmes, qui les soupçonnaient d’avoir commis des vols, entreprit de les interpeller. Toutefois, seul Nelu Bălăşoiu fut arrêté, les personnes qui l’accompagnaient ayant réussi à s’échapper.

8. Accompagné par les gendarmes, Nelu Bălăşoiu fut amené au siège de la police à Târgu Cărbuneşti et remis aux policiers de service. Il fut placé en garde à vue. Interrogé, il déclara que, lors de son interpellation, il était accompagné par D.D., C.M., D.F.D. et B.L. Les policiers allèrent chercher ces personnes chez elles et les amenèrent au siège de la police.

9. Le 5 avril 2002, Nelu Bălăşoiu et D.D. furent interrogés par les policiers A.I. et C.S. et avouèrent leur participation à certains vols. Chaque page de ces déclarations fut signée par l’avocat O.A., sans que la qualité de ce dernier dans la procédure soit mentionnée. D.D. fut également placé en garde à vue.

10. Le même jour, D.F.D. et B.L. furent interrogés puis libérés.

11. Le 6 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut placé en détention provisoire au motif qu’il était soupçonné d’avoir commis un vol.

12. Le 8 avril 2002, Nelu Bălăşoiu et D.D. participèrent à une reconstitution des faits sur les lieux où un vol aurait eu lieu.

13. Le 17 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut interrogé en présence de l’avocat de son choix, O.A. Il mentionna par écrit qu’il faisait sa déclaration « de bon gré et sans contrainte » (de bună voie și nesilit de nimeni).

14. Toujours le 17 avril 2002, C.M. fut entendu en présence de l’avocat O.A., qui agissait en tant qu’avocat commis d’office.

15. Le 25 avril 2002, la police de Târgu Cărbuneşti rendit une décision de fin d’enquête pénale (referat de terminare a urmăririi penale) et proposa le renvoi en jugement de Nelu Bălăşoiu et de D.D. pour plusieurs infractions de vol.

16. Le 26 avril 2002, Nelu Bălăşoiu fut entendu par le parquet près le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti en présence de l’avocat de son choix, O.A. Le même jour, C.M. et D.D. furent entendus en présence du même avocat.

17. Par un réquisitoire du 29 avril 2002, le parquet près le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti ordonna le renvoi en jugement de Nelu Bălăşoiu, de D.D. et de C.M. du chef de vol.

18. Le 16 mai 2002, Nelu Bălăşoiu fut interrogé par le tribunal de première instance de Târgu Cărbuneşti. Sa déclaration fut ainsi consignée :

« J’avoue avoir accompli les faits pour lesquels j’ai été renvoyé en jugement ; je ne sollicite l’administration d’aucune preuve à décharge. »

b) La détention de Nelu Bălăşoiu au dépôt de police

19. Dès son interpellation, Nelu Bălăşoiu fut détenu au dépôt de police de Târgu Cărbuneşti (« le dépôt de la police »). Pendant sa détention dans ce dépôt, il partagea sa cellule à certaines périodes avec B.P., T.D. et D.I. Les mineurs D.D. et C.M. furent placés dans le même dépôt de la police dans des cellules différentes de celle de Nelu Bălăşoiu.

20. D.D. et C.M. furent remis en liberté rapidement et informèrent leurs parents qu’ils avaient été battus par les policiers lors de l’enquête et qu’ils avaient entendu Nelu Bălăşoiu crier et pleurer lorsqu’il était emmené pour les interrogatoires.

c) Le transfert de Nelu Bălăşoiu dans la prison de Târgu Jiu et ses examens médicaux

21. Le 14 mai 2002, Nelu Bălăşoiu fut transféré à la prison de Târgu Jiu (« la prison »).

22. Lors de son transfert, le médecin de la prison, M.D., constata qu’aucun dossier médical n’avait été constitué pour Nelu Bălăşoiu lors de sa détention au dépôt de la police. Il l’examina et ordonna son placement en quarantaine pour vingt-et-un jours pour dépister d’éventuelles maladies contagieuses. Il nota que Nelu Bălăşoiu avait été soumis à un examen radiologique afin d’identifier s’il souffrait de la tuberculose. Il remplit sa fiche médicale de détention et conclut que Nelu Bălăşoiu était « cliniquement sain ». Aucune mention ne fut faite de la présence ou de l’absence de traces de violences sur le corps de Nelu Bălăşoiu.

23. P.D., le frère de Nelu Bălăşoiu, rendit visite à ce dernier dans la prison. Au cours de ces visites, Nelu Bălăşoiu aurait informé son frère qu’il avait été battu par les policiers au dépôt de police.

24. Le 28 mai 2002, Nelu Bălăşoiu se sentit mal et demanda à être examiné par un médecin. Il fut examiné par une infirmière, qui nota comme diagnostic « colique biliaire » et lui administra un traitement médicamenteux.

25. Le 29 mai 2002, Nelu Bălăşoiu ressentit des douleurs abdominales et fut pris de vomissements. Il fut examiné par le médecin de la prison, qui lui prescrivit un traitement médicamenteux.

26. Le 3 juin 2002, l’état de santé de Nelu Bălăşoiu se dégrada visiblement et ses codétenus appelèrent le médecin. Il fut à nouveau examiné par le médecin de la prison et transféré en urgence à l’hôpital public de Târgu Jiu. Une « pleurésie basale gauche » fut diagnostiquée et déclarée à observer. Son hospitalisation dans l’hôpital-prison de Bucarest‑Jilava fut recommandée. Il fut transféré le 4 juin 2002 dans ce dernier hôpital.

27. Lors de son hospitalisation, il fut établi qu’il souffrait de « glomérulonéphrite aiguë (...), d’insuffisance rénale aiguë, de bronchopneumonie avec une étiologie non précisée, [et] d’anémie secondaire sévère ». Les motifs d’hospitalisation indiqués étaient la présence de douleurs dans la région thoracique, la présence de température et de frisons ainsi que des œdèmes sur les membres inférieurs et sur le visage. Il était noté dans un document médical que ces symptômes dataient d’environ deux mois et qu’ils s’étaient accentués progressivement les deux dernières semaines précédant l’hospitalisation.

28. Nelu Bălăşoiu fut soumis à des examens et un traitement lui fut administré. Le 5 juin 2002, à 10h 20, il décéda.

29. Le 7 juin 2002, le médecin légiste du département de médecine légale indiqua que la cause directe du décès était une « insuffisance cardio-respiratoire aiguë » et que la cause déterminante initiale était « une pneumopathie aiguë atypique ».

d) Les conclusions du rapport d’autopsie

30. À une date non précisée, un médecin légiste procéda à une autopsie du corps de Nelu Bălăşoiu. Selon le rapport d’autopsie, ce dernier était décédé à la suite d’une insuffisance rénale aiguë, compliquée par une bronchopneumonie, alors que son organisme présentait de multiples affections organiques, à savoir une tuberculose pulmonaire, une myocardite subaiguë, des lésions hépatiques et une pyélonéphrite subaiguë. Le médecin légiste nota également que si ces affections avaient été identifiées pendant la période de quarantaine et traitées correctement, Nelu Bălăşoiu aurait eu des chances de survie.

31. Le médecin légiste nota également la présence d’une lésion sur le corps de Nelu Bălăşoiu, à savoir une infiltration sanguine épicrânienne, causée par un coup avec/ou contre un corps dur, un ou deux jours avant le décès. Cette lésion qui ne présentait aucun lien de causalité avec le décès, aurait nécessité en cas de survie, deux à trois jours de soins médicaux.

2. La plainte pénale du requérant pour mauvais traitements

32. Entre-temps, expliquant que leurs enfants leur avaient indiqué avoir été maltraités par les policiers lors de l’enquête (paragraphe 20 ci-dessus), le 27 avril 2002 le requérant et les parents de C.M. et D.D. avaient saisi le parquet militaire de Craiova d’une plainte pénale contre A.I. Ils alléguaient qu’A.I. avait fait subir des mauvais traitements à leurs fils gardés à vue pour qu’ils reconnaissent des vols qu’ils n’avaient pas commis. Ils indiquaient également qu’A.I. s’était déplacé chez eux pour leur demander de restituer la valeur de biens qui avaient fait l’objet de vols commis par d’autres personnes que leurs fils, et qu’il les avait menacés, en cas de refus, de garder ces derniers en détention et de les battre pendant des années. Ils donnaient les noms de trois mineurs ayant été incarcérés à la même période que le fils du requérant et qui, après avoir été remis en liberté, avaient dit à leurs parents avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers.

33. Ils fondaient leur plainte sur les déclarations de leurs fils remis en liberté et qui affirmaient avoir été battus par le policier A.I.

34. Le 22 mai 2002, le procureur militaire interrogea A.I., qui nia les faits reprochés. Nelu Bălăşoiu ne fut pas interrogé.

35. Le requérant ne fut pas informé de l’enquête avant le décès de son fils.

36. Le décès de Nelu Bălăşoiu fut largement médiatisé dans la presse nationale et locale, qui publia des articles indiquant que « les Roms de Târgu Cărbuneşti accus[ai]ent la police d’avoir tué un jeune détenu ». L’organisation Romani CRISS intervint dans l’affaire. Le 10 juin 2002, elle demanda notamment aux autorités des renseignements sur les circonstances du décès de Nelu Bălăşoiu et sur le rapport d’autopsie.

3. L’enquête pénale menée quant à la cause du décès de Nelu Bălăşoiu

a) Les premiers actes d’enquête

37. À la suite du décès de Nelu Bălăşoiu, les autorités constituèrent d’office une commission composée d’officiers de l’Inspection générale de la police afin d’enquêter sur les circonstances de son décès. L’enquête fut menée en collaboration avec le parquet militaire de Craiova, saisi par le requérant. Ce dernier reformula sa plainte et indiqua que son fils avait été soumis à des mauvais traitements et à la torture lors de sa détention au dépôt de police, ce qui avait mené à la dégradation rapide de son état de santé et à son décès. À une date non-précisée, des poursuites pénales furent commencées contre le médecin M.D. des chefs d’abus de fonction et de négligence au service, infractions punies par les articles 246 et 249 du code pénal en vigueur à l’époque des faits et contre A.I. du chef de mauvais traitements puni par l’article 267/1 du même code pénal.

i) L’interrogatoire des témoins

38. Le 11 juin 2002, le policier C.C. dressa un rapport dans lequel il indiqua qu’il n’avait pas interrogé Nelu Bălăşoiu et que c’était A.I. qui avait conduit l’enquête le concernant.

39. Plusieurs personnes furent interrogées le 12 juin 2002 par un procureur militaire. Ainsi, le procureur militaire prit note des dires de C.D., le père de C.M., selon lesquels le requérant et la mère de Nelu Bălăşoiu étant sourds et muets, « ils ne pouvaient pas mener une discussion sur le décès de leurs fils » et, par conséquent, ne pouvaient pas être interrogés. C.D. déclara également que son fils n’avait pas vu les policiers battre Nelu Bălăşoiu mais qu’il l’avait entendu crier, ce dont il avait déduit que celui-ci avait été battu.

40. Le père de D.D. déclara que son fils avait révélé avoir été frappé par les policiers A.I. et C.S. lors de l’enquête. Il déclara également que depuis sa remise en liberté, D.D. souffrait d’une pleurésie et qu’il avait été hospitalisé pour des examens médicaux.

41. D.F.D. et B.L. (paragraphe 10 ci-dessus) déclarèrent qu’ils avaient vu Nelu Bălăşoiu le 5 avril 2002, que ce dernier ne leur avait pas dit avoir été battu par les enquêteurs et qu’ils n’avaient pas remarqué de signes de violences sur lui. D.F.D. compléta sa déclaration en indiquant qu’il avait rencontré Nelu Bălăşoiu plus tard dans le dépôt de police, que ce dernier ne lui avait pas dit avoir été battu par les policiers mais qu’il lui avait confié avoir été frappé par des individus « cagoulés » (mascații) lors de son interpellation.

42. L’avocat O.A. déclara qu’il avait été engagé par le requérant et par le père de D.D. pour défendre leurs fils pendant l’instruction et les poursuites pénales et qu’il avait agi en tant qu’avocat commis d’office pour C.M. Il déclara qu’il avait contacté les intéressés pendant l’instruction et qu’il leur avait demandé s’ils avaient été frappés par les enquêteurs. Les intéressés nièrent avoir été battus. O.A. ajouta qu’il n’avait pas observé de signes de violences sur ses clients.

43. Le médecin M.D. de la prison de Târgu Jiu déclara qu’il avait examiné Nelu Bălăşoiu lors de son transfert depuis le dépôt de police le 14 mai 2002 et qu’il n’avait pas constaté l’existence de signes de violences sur lui. Nelu Bălăşoiu ne lui aurait pas non plus déclaré avoir subi des violences.

44. Le policier C.S. déclara qu’il avait assisté A.I. pour le placement en garde à vue de Nelu Bălăşoiu et que ce dernier n’avait pas soutenu avoir été battu par les gendarmes qui l’avaient interpellé. Il admit avoir interrogé Nelu Bălăşoiu sous les ordres d’A.I., mais nia tout usage de la force à son encontre.

45. P.D. déclara que ses parents étaient sourds et muets et qu’il s’était présenté lui-même pour déposer dans l’enquête concernant son frère. Il déclara qu’il avait rencontré Nelu Bălăşoiu deux fois à la prison de Târgu Jiu et que ce dernier lui avait confié avoir été battu par A.I. et C.C. et se sentir très mal.

46. D.D. déclara qu’il avait parlé à Nelu Bălăşoiu par le soupirail des portes et que ce dernier lui avait dit en langue rom avoir été battu par A.I.

47. Le 26 juin 2002, Romani CRISS déposa auprès du parquet près le tribunal militaire de Craiova une plainte contre les policiers A.I., C.C. et B. pour dénoncer les mauvais traitements et actes de torture auxquels Nelu Bălăşoiu, C.M et D.D avaient été soumis le 5 avril 2002. La plainte de Romani CRISS reposait sur une déclaration écrite et signée par C.M. et D.D. et leurs pères. Dans cette déclaration, ceux-ci indiquaient notamment : qu’ils avaient été battus par les policiers susmentionnés le 5 avril 2002 ; que c’était Nelu Bălăşoiu qui avait été battu le plus fort et qu’il avait été sorti plusieurs fois de la cellule pour être interrogé ; que lorsqu’il était ramené dans sa cellule, ce dernier criait très fort ; que parfois les policiers commençaient à insulter et à frapper Nelu Bălăşoiu dès qu’ils venaient le chercher pour l’interrogatoire et que ce dernier pleurait et criait en disant que du sang coulait de son nez et de sa bouche ; et que, à leur avis, le décès de Nelu Bălăşoiu avait été causé par les mauvais traitements infligés par les policiers.

48. La plainte de Romani CRISS était également accompagnée de la copie d’une lettre reçue par la famille de Nelu Bălăşoiu de la part de P., qui l’avait croisé en détention et qui décrivait l’état, selon lui déplorable, dans lequel se trouvait Nelu Bălăşoiu. Il mentionnait que celui-ci allait très mal et qu’il crachait du sang.

49. P.D. avait aussi livré une déclaration écrite le 11 juin 2002, laquelle fut également jointe à la plainte de Romani CRISS. Il y indiquait : qu’alors qu’il était en garde à vue, Nelu Bălăşoiu et « deux autres » lui avaient indiqué être battus cruellement pour admettre avoir commis des vols dont les auteurs n’avaient pas été identifiés ; que le 30 avril 2002, Nelu Bălăşoiu avait été soumis à un examen radiologique pour la tuberculose sans qu’une quelconque maladie soit découverte ; que des collègues de cellule de Nelu Bălăşoiu lui avaient dit que ce dernier était gravement malade et qu’il n’avait été transporté à l’hôpital que lorsqu’il n’y avait plus rien à faire ; et que, selon lui, son frère était décédé à la suite des mauvais traitements infligés par les policiers au cours de l’enquête.

ii) Le rapport d’expertise médicolégale

50. Une expertise médicale fut ordonnée, dont l’objectif était d’établir s’il y avait eu ou non faute médicale dans le cas de Nelu Bălăşoiu.

51. Le 4 juillet 2003, l’Institut national de médecine légale « Mina Minovici » (« l’INML ») établit un rapport d’expertise médicolégale selon lequel la détérioration de l’état de santé de l’intéressé jusqu’à ce qu’il en décède avait été aggravée par la préexistence d’une pathologie respiratoire grave (tuberculose pulmonaire fibronodulaire avec des foyers bronchopneumoniques) et le type de son affection rénale, à évolution rapide. Il releva que l’absence de symptômes avait empêché une identification précoce de ces pathologies et, partant, l’administration d’un traitement adéquat.

iii) Les premières conclusions de l’enquête

52. Par une ordonnance du 18 septembre 2003, le parquet militaire près le tribunal militaire territorial rendit un non-lieu en faveur du médecin M.D. Par la même ordonnance, le parquet disjoignit la plainte visant A.I. des chefs de mauvais traitements et torture et ordonna le renvoi de l’affaire au parquet près la cour d’appel de Craiova (« le parquet près la cour d’appel ») pour enquête.

b) La poursuite de l’enquête concernant le médecin M.D.

53. Le requérant contesta le non-lieu du 18 septembre 2003. Par un arrêt du 7 octobre 2004, le tribunal militaire de Bucarest accueillit le pourvoi en recours du requérant et renvoya l’affaire au parquet afin que des poursuites pénales soient engagées contre M.D.

54. En raison de modifications législatives, l’affaire fut attribuée au parquet près la cour d’appel, lequel décida l’abandon des poursuites le 6 novembre 2006. Sur contestation du requérant, par un arrêt du 19 mars 2007 la cour d’appel de Craiova renvoya l’affaire au parquet pour réouverture de l’enquête. Par une décision du 26 septembre 2008, le parquet abandonna de nouveau les poursuites, au motif que le décès de Nelu Bălăşoiu n’était pas la conséquence d’une négligence médicale. Le requérant ne forma pas de pourvoi en recours contre cet arrêt.

c) La poursuite de l’enquête devant les autorités ordinaires concernant le policier A.I.

55. Par une ordonnance du 27 octobre 2003, le parquet près la cour d’appel rendit un non-lieu en faveur de A.I., au motif que la matérialité des faits n’était pas établie.

56. Le requérant forma une réclamation contre cette ordonnance devant la cour d’appel de Craiova.

57. Par un arrêt du 9 juillet 2004, la cour d’appel de Craiova cassa le non-lieu du 27 octobre 2003 et renvoya l’affaire au parquet afin que soient entamées des poursuites pénales contre A.I. du chef de mauvais traitements et torture. Dans ses motifs, la cour d’appel releva qu’avant de rendre sa décision, le parquet près la cour d’appel n’avait effectué aucun acte d’instruction et avait rendu sa décision sur la base des preuves rassemblées par le parquet militaire, alors que c’étaient justement ces mêmes preuves qui avaient mené le parquet militaire à disjoindre l’affaire et à ordonner la poursuite de l’enquête contre A.I. (paragraphe 52 ci-dessus). La cour d’appel ordonna au parquet d’interroger les parents et les membres de la famille de la victime ainsi que les personnes avec qui elle avait partagé la cellule dans le dépôt de police.

Cet arrêt fut confirmé, sur recours du parquet, par un arrêt définitif de la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») du 12 janvier 2005.

58. Le dossier fut transmis au parquet près la cour d’appel pour réalisation de nouveaux actes d’enquête.

59. En mai 2005, les témoins T.D., B.P., E.D. et O.A. furent interrogés et déclarèrent ne pas avoir vu de traces de violences sur l’intéressé. D.I., un codétenu de Nelu Bălăşoiu au dépôt de la police, fut interrogé et déclara qu’il n’avait vu personnellement aucun policier agresser l’intéressé.

60. Par une décision du 8 mai 2005, le parquet près la cour d’appel rendit un non-lieu en faveur d’A.I., au motif que la matérialité des faits n’avait pas été établie.

61. Par un arrêt définitif du 7 mars 2006, sur réclamation puis pourvoi en recours du requérant, la Haute Cour cassa le non-lieu, au motif qu’en vertu de l’arrêt du 9 juillet 2004 de la cour d’appel (paragraphe 57 ci‑dessus), le parquet était tenu d’entamer des poursuites pénales contre A.I. et d’accomplir des actes d’instruction complets afin d’établir la vérité, ce qu’il n’avait pas fait.

d) Les preuves instruites après une deuxième cassation avec renvoi

62. Le 7 juin 2006, le parquet près la cour d’appel entama des poursuites pénales contre A.I. du chef de mauvais traitements et torture.

63. Le parquet interrogea T.D. et B.P. (paragraphe 19 ci-dessus) ainsi qu’un ancien détenu du dépôt de police, E.D. Tous trois déclarèrent qu’ils n’avaient pas observé de traces de violences sur l’intéressé.

64. Par une décision du 11 juillet 2006, le parquet près la cour d’appel ordonna la cessation des poursuites à l’égard d’A.I., au motif que la matérialité des faits n’avait pas été établie.

65. Le requérant contesta cette décision auprès du procureur en chef près la cour d’appel, en faisant valoir qu’il n’avait jamais été interrogé au cours des poursuites pénales. Par une ordonnance du 16 août 2006, le procureur en chef accueillit sa contestation et ordonna la réouverture des poursuites afin que les parents de la victime et le médecin M.D. soient interrogés.

66. Le 17 août 2006, le médecin M.D. déclara au parquet qu’il avait examiné Nelu Bălăşoiu lors de son transfert dans la prison, qu’il n’avait constaté sur lui aucune trace de violences et que l’intéressé ne s’était pas plaint d’avoir été battu par les policiers. Il déclara également qu’après le décès de Nelu Bălăşoiu, l’un des détenus ayant partagé la cellule avec lui au dépôt de police, D.I., l’avait informé que la victime avait été battue par la police, qu’elle était systématiquement aspergée d’eau et qu’elle avait été gardée dans le dépôt de police le temps que ses lésions guérissent.

67. Le 22 août 2006, le requérant fut interrogé par le parquet. Il déclara qu’il avait appris de certains roms que son fils avait été battu par le policier A.I., que les personnes pouvant confirmer ces faits étaient D.D., C.O. et P.D. mais qu’il ne savait pas où ils se trouvaient.

68. Par une décision du 23 août 2006, se fondant sur l’article 10 lettre a) du code de procédure pénale, le parquet abandonna les poursuites, au motif que la matérialité des faits n’avait pas été prouvée. Sur contestation du requérant, cette décision fut confirmée par le procureur en chef par une décision du 15 mai 2007.

69. Le requérant contesta cette dernière décision devant la cour d’appel, en faisant valoir que l’affaire avait été renvoyée plusieurs fois au parquet sans que celui-ci ne respecte ensuite les instructions données par les juridictions d’instruire certaines preuves. Il se plaignait également de ce que l’enquête n’était pas menée avec diligence.

70. Par un arrêt du 11 septembre 2007, la cour d’appel cassa la décision du parquet et lui renvoya le dossier de l’affaire. Dans ses motifs, celle-ci estima que le parquet aurait dû faire plus de démarches pour éclaircir la situation de fait, comme elle le lui avait d’ailleurs déjà indiqué dans son arrêt du 9 juillet 2004 (paragraphe 57 ci-dessus). La cour d’appel considéra notamment :

– que le parquet aurait dû interroger tous les codétenus ayant été en contact avec Nelu Bălăşoiu dans le dépôt de police et à la prison de Târgu Jiu, ainsi que les gendarmes et policiers qui avaient été impliqués dans l’enquête ou dans la détention de l’intéressé ;

– qu’il était nécessaire de faire des démarches pour identifier le dénommé P., qui avait relaté dans une lettre adressée à la famille de Nelu Bălăşoiu des aspects essentiels pour l’enquête (paragraphe 48 ci‑dessus) ;

– qu’il convenait, enfin, d’ordonner la réalisation d’un complément d’expertise médicolégale afin d’établir, non pas s’il y avait eu faute médicale, mais si l’insuffisance organique développée par Nelu Bălăşoiu sur fond d’affection rénale, mentionnée comme cause du décès, pouvait avoir été causée par des coups infligés à l’intéressé.

La cour d’appel nota aussi que des témoins avaient été interrogés en mai 2005, mais releva qu’à cette date des poursuites pénales n’avaient pas encore été ouvertes contre A.I.

71. Le pourvoi en recours du parquet contre cet arrêt fut rejeté par un arrêt définitif de la Haute Cour du 9 avril 2008.

e) Le déroulement de l’enquête après la troisième cassation avec renvoi

72. Par une ordonnance du 13 octobre 2008, le parquet rouvrit les poursuites pénales contre A.I.

i) L’interrogatoire des témoins

73. Le parquet interrogea plusieurs témoins.

74. Le 16 juin 2008, D.I. déclara que ses codétenus lui avaient dit qu’il s’en était très bien sorti après l’interrogatoire par rapport à Nelu Bălăşoiu qui, lui, avait été déposé presque inconscient dans la cellule et avait dû être aidé par les autres codétenus pour s’allonger. Il se souvenait que Nelu Bălăşoiu avait le visage légèrement enflé.

75. Les codétenus T.D. et B.P. ne furent pas interrogés à nouveau, au motif que l’un était parti à l’étranger et que l’état de santé de l’autre ne permettait pas son audition. Quant à D.D., l’avocat O.A., le médecin M.D., le policier C.S. et le détenu E.D., ils maintinrent leurs déclarations antérieures (voir, pour ce dernier, le paragraphe 63 ci-dessus).

La prison de Târgu Jiu informa le tribunal que les registres de détention dans lesquels étaient consignés les noms des détenus à l’époque des faits n’avaient pas été gardés et que, dès lors, les codétenus de Nelu Bălăşoiu ne pouvaient pas être identifiés.

76. Le parquet interrogea également le chauffeur du fourgon qui avait transporté Nelu Bălăşoiu, deux employés et le commandant du dépôt de police. Tous déclarèrent que l’intéressé n’avait pas été agressé, que c’était un détenu calme et qu’il ne présentait pas de traces de violences.

Le parquet interrogea les gendarmes qui avaient fait partie de la patrouille qui avait interpellé Nelu Bălăşoiu dans la nuit du 4 au 5 avril 2002. L’un d’entre eux déclara qu’il ne se souvenait plus des faits ; l’autre déclara qu’il n’avait pas agressé l’intéressé et qu’il ne se souvenait plus des noms de ses collègues impliqués dans l’incident.

77. Le requérant fut convoqué au parquet le 19 janvier 2009 pour une présentation du dossier d’enquête et pour qu’il communique des détails sur la personne de P. Le requérant ne se présenta pas au parquet.

ii) L’avis de la commission supérieure de l’INML

78. Le parquet ordonna la réalisation d’un complément d’expertise médicolégale pour établir si d’éventuelles violences pouvaient avoir été à l’origine de la dégradation de l’état de santé de la victime.

79. Le 6 mars 2009, la commission supérieure de l’INML fit savoir qu’en vertu des dispositions légales en vigueur, une fois qu’elle avait rendu un avis, les organes judiciaires ne pouvaient plus solliciter la réalisation d’une expertise médicolégale, à moins que de nouvelles données médicales ou d’enquête aient été obtenues, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Elle émit toutefois un avis par lequel elle maintenait ses conclusions antérieures et précisa que la pathologie rénale dont souffrait la victime ne pouvait pas avoir été causée par des coups reçus dans la région lombaire.

iii) L’issue de l’enquête

80. Par une décision du 20 mars 2009, le parquet près la cour d’appel ordonna le classement sans suite de l’affaire, au motif que la matérialité des faits n’avait pas été prouvée. Sur réclamation puis recours du requérant, la Haute Cour confirma la décision du parquet par un arrêt définitif du 28 mai 2010. Dans ses motifs, la Haute Cour nota le comportement passif du requérant, qui n’avait pas coopéré avec le parquet pendant la procédure d’enquête (paragraphe 77 ci-dessus), et releva que l’impossibilité de faire réinterroger certains témoins était due à des raisons objectives ; de surcroît, la décision du parquet avait été prise sur la base de témoignages recueillis à une époque plus proche des faits, et qui étaient donc plus fiables.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

81. L’article 47 f) du règlement d’application du 25 mai 1966 du décret no 446/1966 concernant les expertises médicolégales, en vigueur à l’époque des faits, prévoyait que, pour les personnes placées en détention provisoire, les expertises médicolégales devaient être demandées par les policiers ou le procureur chargés de l’enquête ou, le cas échéant, être décidées d’office par les tribunaux.

82. La loi no 23/1969 sur l’exécution des peines, qui contenait également des dispositions visant les personnes en détention provisoire, ne prévoyait pas le droit de bénéficier, sur demande, d’un examen médical, mais se limitait à garantir, de manière générale, le droit des détenus à l’assistance médicale. L’ordonnance d’urgence du gouvernement nº 56 du 25 juin 2003, venue compléter la loi no 23/1969, prévoit qu’un tel examen doit être effectué au moment de l’entrée dans l’établissement pénitentiaire et périodiquement par la suite, et que le médecin a l’obligation de consigner les observations de l’intéressé et de saisir le procureur en cas d’indices de mauvais traitements.

83. Dans un arrêt définitif no 840/R du 28 septembre 2004, la cour d’appel de Braşov a jugé, au sujet d’allégations relatives à des mauvais traitements infligés par des policiers en 2002, que la victime, qui soutenait avoir demandé en vain aux policiers d’être soumise à un examen médical, se trouvait en détention provisoire et qu’en conséquence l’exercice par elle de certains droits, dont celui de voir un médecin pour obtenir un certificat médicolégal, était limité. Dans ces circonstances, la cour d’appel a estimé que l’absence d’un tel certificat ne pouvait pas être reprochée à la victime.

III. RAPPORT DU CONSEIL DE L’EUROPE

84. En vertu des recommandations du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT), l’accomplissement d’un examen médical, ainsi que le respect du droit d’accès à un avocat et du droit de pouvoir informer de sa détention un tiers de son choix, représentent des droits fondamentaux contre les mauvais traitements des personnes détenues, qui devraient être respectés dès le début de la privation de liberté, qu’il s’agisse d’un placement en garde à vue ou d’une arrestation (CPT/Inf/E (2002) 1, Rev. 2013, § 36, p.6).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

85. Le requérant allègue que la cause du décès de son fils en détention réside dans les mauvais traitements qu’il aurait subis lors de sa détention provisoire. Il dénonce également l’absence d’une enquête effective quant aux traitements subis par son fils entre les mains des autorités. Il invoque l’article 2 de la Convention, ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. Sur la recevabilité

86. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

87. Le requérant soutient devant la Cour que son fils avait été battu par la police, ce dont son décès ne serait que la conséquence. Il expose que son fils ne souffrait pas de maladies de nature à mettre sa vie en danger et que, lors de son placement en garde à vue, il était en bonne santé. ; que les parents de D.D. et C.M. avaient déclaré que leurs enfants avaient été battus par la police ; et que, aux dires du père de C.M., l’un des policiers avait admis avoir frappé les mineurs afin de leur donner une leçon.

88. Le requérant expose ensuite que, malgré les déclarations des témoins qui déclaraient que son fils avait été battu par les policiers, les autorités internes n’ont pas mené une enquête effective sur ces propos. Selon le requérant, les enquêteurs n’ont pas prêté suffisamment attention aux déclarations des témoins C.M. et D.D. et n’ont pas établi dans quelles circonstances ces deux témoins importants avaient eu des informations concernant Nelu Bălăşoiu.

89. Le requérant dénonce également le rôle passif du parquet dans l’enquête. À cet égard, il souligne qu’il a déposé sa plainte pour mauvais traitements tout de suite après avoir appris que son fils avait été maltraité. Selon lui, le procureur est resté passif, alors que des éléments importants auraient pu être rassemblés. Notamment, le parquet n’a pas cherché à savoir avec qui la victime avait partagé sa cellule, avant que la cour d’appel ne le lui impose. Or, à ce moment-là il était déjà trop tard, étant donné que les registres de garde à vue n’avaient pas été conservés.

90. Le Gouvernement relève d’abord que les allégations du requérant présentant le décès de son fils comme une conséquence de mauvais traitements qui lui auraient été infligés par la police ne sont étayées par aucun document médical ni par les expertises médicolégales qui ont réalisées. Il indique également qu’en l’espèce il n’y avait pas de divergence d’opinions médicales sur la cause du décès du fils du requérant.

91. Le Gouvernement fait valoir qu’une enquête a eu lieu au niveau interne à la suite du décès de Nelu Bălăşoiu et que les deux hypothèses exposées concernant les causes du décès de Nelu Bălăşoiu, à savoir la faute médicale et les allégations de mauvais traitements, ont l’une et l’autre été explorées par les autorités internes. Pour ce qui est de l’hypothèse de la négligence médicale, le Gouvernement souligne que le requérant n’a pas contesté l’arrêt du 26 septembre 2008 de la cour d’appel de Craiova qui entérinait la cessation des poursuites à l’égard du médecin.

92. Pour ce qui est des allégations de mauvais traitements suivis du décès de la victime, la Gouvernement expose que le procureur chargé de l’enquête a maintenu un contact permanent avec le frère de Nelu Bălăşoiu, que plusieurs personnes ont été interrogées et que des documents médicaux avaient été élaborés. Sur la base de ces éléments, il a été conclu que le décès de Nelu Bălăşoiu était survenu pour des raisons médicales préexistant à son placement en garde à vue. L’enquête concernant les allégations de mauvais traitements s’est poursuivie devant le parquet près la cour d’appel de Craiova, qui a interrogé les personnes ayant été en contact avec le fils du requérant lorsqu’il était entre les mains des agents de l’État.

93. Le Gouvernement admet que le parquet a rendu, le 8 mai 2005, une décision de non-lieu à poursuivre au lieu de mettre fin aux poursuites pénales, ce qui a amené la Haute Cour à casser sa décision et à prolonger l’enquête. Cependant, cette erreur de procédure n’a aucunement affecté l’établissement des faits. Le Gouvernement souligne qu’un avis médical avait confirmé que le décès de Nelu Bălăşoiu n’avait pas été dû à des mauvais traitements. Il défend le caractère effectif de l’enquête et rappelle que l’appréciation des éléments de fait appartient en premier lieu aux instances nationales.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

94. L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation. Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement. L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000‑VII et Carabulea c. Roumanie, no 45661/99, § 107, 13 juillet 2010).

95. Pour apprécier les preuves, la Cour a généralement adopté jusqu’ici le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Carabulea, précité, § 109). Lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure ou décès survenu en détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. Il convient en vérité de considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman, précité, § 99).

b) Application en l’espèce

96. En l’espèce, le fils du requérant, interpellé par la police et placé en garde à vue dans la nuit du 4 au 5 avril 2002, est décédé le 5 juin 2002. Le requérant allègue que pendant les premiers jours de sa garde à vue, Nelu Bălăşoiu a été maltraité par les agents de police, et estime que son décès trouve son origine dans ces mauvais traitements supposés.

97. La Cour note qu’il y a divergence entre les parties quant à la réalité des mauvais traitements infligés au fils du requérant pendant les premiers jours de sa privation de liberté.

98. Force est de constater que lors de son placement en garde à vue, le fils du requérant n’a pas fait l’objet d’un examen médical. La Cour y reviendra dans le cadre de l’examen des griefs tirés de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 77, CEDH 2000‑VII). Cependant, elle observe que lors de son transfert à la prison de Târgu Jiu, le 14 mai 2002, la victime a été examinée par un médecin et que la mention « cliniquement sain » fut inscrite sur sa fiche médicale. Aucune mention ne fut faite de la présence ou de l’absence de lésions ou de traces de violences sur le corps de Nelu Bălăşoiu. Ce n’est qu’à partir du 28 mai 2002 que le fils du requérant a commencé à se sentir mal et à accuser des douleurs pour lesquelles il fut mis sous surveillance médicale et sous traitement.

99. De plus, selon le rapport d’autopsie, Nelu Bălăşoiu est décédé à la suite d’une insuffisance rénale aiguë, compliquée par une bronchopneumonie, alors que son organisme présentait de multiples affections organiques, à savoir une tuberculose pulmonaire, une myocardite subaiguë, des lésions hépatiques et une pyélonéphrite subaiguë (paragraphe 30 ci-dessus). S’il est fait mention de l’existence d’une lésion sur le corps de Nelu Bălăşoiu causée par un coup avec ou contre un corps dur, un ou deux jours avant son décès, il est toutefois indiqué que cette lésion ne présentait aucun lien de causalité avec le décès (paragraphe 31 ci-dessus). De même, le rapport d’expertise médicolégale du 4 juillet 2003 de l’INML établit que la détérioration de l’état de santé de Nelu Bălăşoiu qui a abouti à son décès avait été accélérée par la préexistence d’une pathologie respiratoire grave (tuberculose pulmonaire fibronodulaire avec des foyers broncho-pneumoniques) et la forme de son affection rénale, à évolution rapide (paragraphe 51 ci-dessus).

100. La Cour constate dès lors qu’il n’y a aucun élément de preuve convaincant pour étayer les allégations du requérant selon lesquelles la détérioration fatale de l’état de santé de son fils serait due à des mauvais traitements de la part des policiers lors de sa garde à vue. À cet égard, la Cour ne peut ignorer le laps de temps d’environ un mois et demi entre le moment des mauvais traitements allégués et les premiers symptômes de dégradation de son état de santé (voir, a contrario, Carabulea, précité, §§ 13 à 22). Par ailleurs, il convient de noter que le requérant n’invoque pas devant la Cour une faute médicale ou l’absence de soins appropriés. D’ailleurs, le requérant n’a pas contesté la décision de la cour d’appel de mettre fin aux poursuites pour faute médicale qui avaient été engagées à l’encontre du médecin M.D.

101. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’est pas établi « au-delà de tout doute raisonnable » que l’État est responsable du décès de Nelu Bălăşoiu en raison de mauvais traitements qui lui auraient été infligés lors de sa garde à vue. Partant, il n’y a pas eu en l’espèce, violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

102. À la lumière de sa conclusion ci-dessus, la Cour estime ne pas avoir à se pencher sur les allégations formulées également sous l’angle de l’article 2 de la Convention au sujet de l’obligation pour les autorités de mener une enquête effective au sujet de l’usage de la force (voir, mutatis mutandis, İlhan, précité, § 79).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

103. Le requérant allègue que Nelu Bălăşoiu a fait l’objet de tortures et de mauvais traitements lors de l’enquête menée par la police, et que ces sévices n’ont pas donné lieu à une enquête effective et adéquate. Ces allégations doivent être examinées sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, en ce sens İlhan, précité, § 80 et Kurnaz et autres c. Turquie, no 36672/97, § 47, 24 juillet 2007), ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

104. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

105. Le requérant soutient que ses allégations de mauvais traitements sur la personne de son fils sont prouvées par les déclarations de C.M., D.D., et D.F.D. ainsi que par la lettre de P. Or, les enquêteurs ont complètement ignoré ces déclarations. L’argument du Gouvernement selon lequel la manière dont C.M. et D.D. auraient eu connaissance du fait que son fils avait été maltraité n’est pas établie prouve à ses yeux que l’enquête a été superficielle. Selon lui, il appartenait aux autorités d’établir comment ces deux témoins décisifs avaient eu connaissance des faits.

106. Pour ce qui est de l’enquête menée par les autorités internes, le requérant réitère les mêmes arguments que ceux exposés ci-dessus (paragraphe 89 ci-dessus).

107. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce les allégations de mauvais traitements de la part d’agents de l’État sur la personne de Nelu Bălăşoiu n’ont pas été prouvées au-delà de « tout doute raisonnable ». À cet égard, il souligne que les dires sur lesquels s’appuie le requérant sont ceux de personnes n’ayant pas été des témoins directs des mauvais traitements supposément infligés à son fils et qu’ils sont contredits par toutes les autres déclarations des témoins.

108. Le Gouvernement soutient ensuite qu’une enquête effective a bien été menée en l’espèce sur les circonstances dans lesquelles Nelu Bălăşoiu est décédé, et réitère les arguments présentés ci-dessus (paragraphes 92 et 93 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Quant à l’effectivité des investigations menées par les autorités nationales

109. La Cour considère que lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d’autres services comparables de l’État, des sévices contraires à l’article 3, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l’instar de celle résultant de l’article 2, doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables (B.S. c. Espagne, no 47159/08, § 40, 24 juillet 2012). S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits de ceux soumis à leur contrôle (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII et Georgescu c. Roumanie, no 25230/03, § 71, 13 mai 2008).

110. La Cour souligne que la prompte ouverture d’une enquête par les autorités lorsqu’il a été fait usage de la force peut, d’une manière générale, être considérée comme capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’état de droit et pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, § 55, 26 avril 2007). Cette obligation de promptitude n’implique pas uniquement l’ouverture formelle d’une enquête. Elle vise également la réalisation des actes d’enquête nécessaires dans des délais appropriés, surtout quand des allégations de mauvais traitements sont en cause.

111. La Cour rappelle ensuite que l’article 3 de la Convention impose encore que l’enquête en cause soit suffisamment « approfondie » : les autorités chargées de l’enquête doivent chercher à établir de bonne foi les circonstances de l’espèce, sans négliger les preuves pertinentes ou s’empresser de mettre fin à l’enquête en s’appuyant sur des constats mal fondés ou hâtifs (voir, parmi d’autres, l’arrêt Assenov et autres, précité, §§ 103 à 105). Les autorités sont tenues par ailleurs de préserver et recueillir les preuves nécessaires à l’établissement des faits, qu’il s’agisse – par exemple – des dépositions de témoins ou des preuves matérielles (Zelilof c. Grèce, no 17060/03, § 56, 24 mai 2007).

112. En l’espèce, Nelu Bălăşoiu avait été interpellé dans la nuit du 4 au 5 avril 2002. Le 27 avril 2002, le requérant a déposé une plainte auprès du parquet militaire pour dénoncer les mauvais traitements que son fils aurait subis entre les mains des policiers. Dans sa plainte il indiquait tant le nom du policier qui avait selon lui maltraité son fils que les noms des témoins l’ayant informé de l’existence de ces mauvais traitements (paragraphe 32
ci-dessus). De l’avis de la Cour, les déclarations du requérant appelaient des vérifications.

113. La Cour constate que le procureur compétent pour conduire l’enquête au moment où le requérant a déposé sa plainte pour mauvais traitements était le procureur militaire. Or l’indépendance des procureurs militaires ayant mené l’enquête peut être mise en doute eu égard à la législation nationale en vigueur à la date des faits, étant donné qu’ils appartenaient aux cadres militaires actifs et se trouvaient soumis au principe de la subordination hiérarchique (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 70, 5 octobre 2004).

114. La Cour observe ensuite que, bien qu’il ait été saisi de la plainte du requérant rapidement après les faits, le procureur chargé d’instruire l’enquête n’a pas contacté Nelu Bălăşoiu, alors que celui-ci était la victime supposée des mauvais traitements dénoncés. Le premier pas dans l’enquête a été de faire interroger le policier accusé des mauvais traitements, sans que la victime eût été interrogée au préalable afin d’obtenir des clarifications sur les faits. Or, ces clarifications s’imposaient d’autant plus dans l’affaire que les autorités avaient été saisies non pas directement par la victime, mais par son père.

115. La Cour note également qu’une autre preuve qui eût été déterminante pour accréditer ou infirmer les allégations de mauvais traitements du requérant aurait été un constat médical. Elle observe à cet égard que lors de son placement en garde à vue, le fils du requérant n’avait fait l’objet d’aucun examen médical (paragraphe 22 ci-dessus). Or, la Cour a maintes fois souligné l’importance de procéder à un examen médical avant le placement d’une personne en garde à vue. Un tel examen peut permettre non seulement de savoir si la personne en cause est à même de faire l’objet d’un interrogatoire, mais également, en cas d’allégation ultérieure de traitements contraires à l’article 3 de la Convention, de « décharger » les autorités de la preuve du contraire (Turkan c. Turquie, no 33086/04, § 42, 18 septembre 2008).

116. Étant donné que Nelu Bălăşoiu se trouvait entre les mains des agents de l’État avec des moyens limités pour rassembler des preuves, la Cour estime que l’absence d’un document médical attestant des mauvais traitements allégués par le requérant est imputable aux autorités internes, qui n’ont pas fait pratiquer de contrôle médical alors que des allégations de mauvais traitements pendant la garde à vue avaient été soulevées devant elles (voir, mutatis mutandis, Ghiga Chiujdea c. Roumanie, no 4390/03, § 45, 5 octobre 2010 et Rupa c. Roumanie (no 2), no 37971/02, § 58, 19 juillet 2011). En effet, le procureur n’a pas demandé qu’une expertise soit faite pour relever sur Nelu Bălăşoiu d’éventuelles traces de blessures et en évaluer la sévérité. Il convient de bien noter à cet égard qu’à l’époque des faits, une personne en détention provisoire ne pouvait pas exiger d’être soumise à un examen médical (paragraphes 81 à 83 ci-dessus).

117. La Cour note qu’un avis médical rendu par l’INML le 6 mars 2009, soit sept ans environ après les allégations de mauvais traitements, a établi sur pièces que la pathologie rénale dont souffrait l’intéressé ne pouvait pas avoir été causée par des coups que la victime aurait reçus. Sans qu’il y ait lieu de contester l’exactitude de ces conclusions, il reste que cet avis ne faisait qu’exclure l’existence d’un lien de causalité entre la maladie de l’intéressé et d’éventuels mauvais traitements, et ne permettait donc pas d’infirmer ou de confirmer l’existence de coups sur le corps de la victime lors de sa garde à vue.

118. Ce manque de diligence de la part de l’État pour faire interroger la victime et la soumettre à un examen médical rapidement a considérablement diminué les chances pour les autorités de pouvoir mener une enquête effective en l’espèce pour éclaircir les circonstances dans lesquelles la garde à vue de l’intéressé s’était déroulée (voir, en ce sens, Rupa (no 2), précité, § 61). Ce constat s’impose indépendamment du décès de la victime, intervenu un mois et deux semaines après la plainte pénale du requérant.

119. La Cour note ensuite qu’après le transfert de l’affaire au parquet près la cour d’appel, ce dernier n’a diligenté aucun acte d’enquête et a rendu un non-lieu en faveur du policier A.I. La méconnaissance de la nécessité de réaliser des actes d’enquête a été relevée par la suite et sanctionnée par les juridictions nationales, qui ont cassé le non-lieu et ont renvoyé le dossier au parquet en lui indiquant expressément les actes d’enquête à réaliser (paragraphe 57 ci-dessus). Or, il a fallu encore deux cassations avec renvoi pour que le parquet se conforme aux instructions données par les tribunaux l’invitant à ouvrir des poursuites pénales et à faire interroger certains témoins. Aux yeux de la Cour, la survenance de deux autres décisions de justice estimant que les lacunes de l’enquête déjà constatées auparavant par un tribunal n’avaient pas été comblées jette de forts doutes sur le sérieux de la démarche des enquêteurs (voir, Predicã c. Roumanie, no 42344/07, §§ 69 et 72, 7 juin 2011 et, mutatis mutandis, R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie, no 27782/10, § 63, 10 mai 2012)

120. Dans ce contexte, la Cour tient également compte de ce que l’écoulement du temps est de nature à altérer la capacité des témoins à se souvenir d’événements dans le détail et avec exactitude (İpek c. Turquie, no 25760/94, § 116, CEDH 2004‑II (extraits)). Or, en l’espèce, les éléments essentiels pour juger si Nelu Bălăşoiu avait été victime de mauvais traitements étaient les dépositions des témoins, lesquels ont été invités à se remémorer des faits survenus plusieurs années auparavant. De plus, certaines personnes, comme des codétenus de la victime, ne pouvaient plus être identifiées ou ne pouvaient plus être interrogées (paragraphe 75 et 76 ci-dessus).

121. En conséquence, compte tenu des éléments exposés ci-dessus, la Cour estime que le manque de promptitude et de diligence des autorités a rendu l’enquête menée en l’espèce ineffective. Partant, la Cour estime qu’il convient de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

b) Quant aux allégations de mauvais traitements lors de la garde à vue

122. La Cour rappelle que la prohibition de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les agissements reprochés à la victime (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil 1996-V).

123. Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées devant la Cour par des éléments de preuve appropriés. Comme il a déjà été indiqué ci-dessus, pour l’établissement des faits allégués, la Cour peut se fonder sur un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, §§ 121 et 152, CEDH 2000‑IV). De plus, il appartient aux autorités de fournir une explication convaincante aux blessures constatées chez une personne placée en garde à vue (Salman, précité, § 100).

124. La Cour constate que dans la présente affaire, aucun document médical n’atteste de mauvais traitements sur la personne de Nelu Bălăşoiu pendant sa garde à vue. Le dossier médical établi lors de son transfert du dépôt de la police à la prison de Târgu Jiu ne mentionne aucune trace de violences sur son corps.

125. De même, le dossier ne fait apparaître aucune déclaration de l’intéressé lui-même dans laquelle il aurait indiqué avoir été victime de mauvais traitements. Quant aux témoignages des personnes ayant été en contact avec Nelu Bălăşoiu, force est de constater qu’ils sont contradictoires : s’il est vrai que certaines personnes ont soutenu qu’elles avaient entendu l’intéressé crier et pleurer et que ce dernier leur avait confié avoir été battu, en revanche l’avocat choisi par Nelu Bălăşoiu, qui l’avait rencontré le jour de son placement en garde à vue et l’avait assisté lors de ses différents interrogatoires, a déclaré de son côté que celui-ci ne lui avait rien dit en ce sens.

126. Dans ces conditions, la Cour considère que les éléments dont elle dispose quant à l’assertion du requérant selon laquelle son fils aurait été soumis à des mauvais traitements lors de la garde à vue ne fournissent pas d’indices de nature à étayer une telle conclusion. Toutefois, la Cour tient à souligner que cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’une enquête approfondie et effective des autorités nationales sur la plainte du requérant (Lopata c. Russie, no 72250/01, § 125, 13 juillet 2010 et Gharibashvili c. Géorgie, no 11830/03, § 57, 29 juillet 2008).

127. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut conclure à une violation matérielle de l’article 3 de la Convention s’agissant des mauvais traitements allégués.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

128. Dans le prolongement de sa thèse selon laquelle son fils a été soumis à la torture, le requérant estime que le mobile des agissements allégués réside dans son appartenance à la communauté rom. Il dénonce également l’absence d’enquête effective sur le mobile raciste existant selon lui en l’espèce. Il y voit une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.

129. Compte tenu de la manière dont le requérant a formulé son grief, la Cour estime qu’il convient de l’examiner sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 précité. L’article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

130. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

131. Le requérant considère que les mauvais traitements qu’il affirme avoir été infligés à son fils étaient fondés sur une présomption de dangerosité du suspect, en raison de son appartenance à la communauté rom. Selon le requérant, l’existence d’un tel préjugé dans l’esprit des policiers ressortait bien des paroles du policier A.I., qui avait informé les parents de C.M. qu’il avait appliqué une correction à leur fils « afin de lui donner une leçon ».

132. Le requérant indique ensuite que son allégation de l’existence d’un mobile raciste aux mauvais traitements qu’il dénonçait n’a fait l’objet d’aucune enquête de la part des autorités internes.

133. De son côté, le Gouvernement estime que l’idée que le fils du requérant aurait fait l’objet d’un traitement discriminatoire selon des considérations de race est à écarter en l’espèce. Il explique à ce sujet que Nelu Bălăşoiu a été le seul suspect que les gendarmes ont réussi à attraper dans la nuit du 4 au 5 avril 2002 mais que, dès le lendemain, d’autres personnes ont été arrêtées sur la base de ses déclarations. Le Gouvernement indique que Nelu Bălăşoiu avait avoué les faits reprochés et qu’aucune trace de violences n’avait été constatée sur lui. Il insiste sur le fait que dans la plainte déposée le 27 avril 2002, le requérant n’avait aucunement soutenu que son fils avait été victime des mauvais traitements en raison de son appartenance à la communauté rom. De même, aucun des témoins, même parmi ceux ayant déclaré avoir connaissance de ce que Nelu Bălăşoiu avait été battu, n’a soutenu que ces mauvais traitements avaient un mobile raciste.

134. Le Gouvernement expose ensuite qu’aucune discrimination fondée sur des considérations de race n’est prouvée en ce qui concerne la manière dont l’enquête a été conduite. Aucune preuve de la discrimination alléguée n’existe dans l’affaire. Tant le parquet que les tribunaux ont fondé leurs décisions sur les déclarations des témoins, qu’ils fussent policiers ou détenus.

2. Appréciation de la Cour

135. La Cour considère que, lorsqu’elles enquêtent sur des incidents violents, les autorités de l’État ont de surcroît l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements. Certes, il est souvent extrêmement difficile dans la pratique de prouver une motivation raciste. L’obligation qu’a l’État défendeur d’enquêter sur d’éventuelles connotations racistes dans un acte de violence est une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent prendre les mesures raisonnables, vu les circonstances, pour recueillir et conserver les éléments de preuve, étudier l’ensemble des moyens concrets de découvrir la vérité et rendre des décisions pleinement motivées, impartiales et objectives, sans omettre des faits douteux révélateurs d’un acte de violence motivé par des considérations de race (B.S. c. Espagne, précité, § 69, et Bekos et Koutropoulos c. Grèce, no 15250/02, § 69, CEDH 2005‑XIII (extraits)). Enfin, la Cour rappelle qu’il incombe au Gouvernement de produire des preuves établissant des faits qui fassent peser un doute sur le récit de la victime (Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009 et Sonkaya c. Turquie, no 11261/03, § 25, 12 février 2008).

136. En outre, le devoir qu’ont les autorités de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence constitue un aspect des obligations procédurales découlant pour elles de l’article 3 de la Convention, mais ce devoir peut également passer pour faire implicitement partie de la responsabilité qui incombe aux autorités, en vertu de l’article 14 de la Convention, d’assurer sans discrimination le respect de la valeur fondamentale consacrée par l’article 3. Compte tenu de l’interaction des deux dispositions, on peut considérer ou bien que des questions comme celles dont il s’agit en l’espèce appellent un examen sur le terrain de l’une des deux dispositions seulement, et qu’aucun problème distinct ne se pose au regard de l’autre, ou bien qu’elles exigent un examen sous l’angle des deux articles. Ce problème doit être tranché dans chaque cas, selon les faits et la nature des allégations formulées (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 161, CEDH 2005‑VII).

137. En l’espèce, la Cour a déjà constaté que les autorités nationales avaient violé l’article 3 de la Convention en ce qu’elles n’avaient pas mené une enquête effective sur les allégations de mauvais traitements. Elle estime devoir examiner séparément le grief selon lequel elles auraient de surcroît manqué à rechercher s’il existait un lien de causalité entre les préjugés racistes prêtés à la police et les violences auxquelles celle-ci se serait livrée sur la personne du fils du requérant (voir, B.S. c. Espagne, précité, § 69).

138. La Cour ne saurait oublier que son rôle est d’établir si, in casu, le traitement allégué était motivé par le racisme (Natchova et autres [GC], précité, § 155). Or, la Cour note que, ni dans la plainte initiale du requérant, ni dans celle présentée par Romani CRISS devant les autorités internes, l’existence d’un mobile raciste aux mauvais traitements allégués n’a été avancée (voir, a contrario, Bekos et Koutropoulos, précité, § 72). De plus, aucun des témoins interrogés n’a affirmé ce que Nelu Bălăşoiu avait fait l’objet d’insultes racistes. Partant, la Cour estime que les procureurs et juridictions qui sont intervenus dans l’affaire ne disposaient pas d’informations suffisantes pour les rendre attentives à la nécessité de procéder à une première vérification et, en fonction des résultats, de rechercher si les mauvais traitements allégués avaient ou non une connotation raciste (Soare et autres c. Roumanie, no 24329/02, § 208, 22 février 2011).

139. Partant, il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention.

IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

140. Le requérant estime par ailleurs ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans le cadre de sa plainte pénale formulée contre les policiers pour mauvais traitements. Il estime également qu’il a subi une atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention, en raison du décès de son fils. Invoquant l’article 14 de la Convention, il dénonce également une discrimination dans la jouissance de ses droits garantis par les articles 6 et 8 précités.

141. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par les articles ci-dessus mentionnés. Partant, ces griefs doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 1, 3 (a) et 4 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

142. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

143. Le requérant réclame 250 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il demande également à la Cour d’imposer à l’État défendeur d’adopter des mesures à caractères général concernant le recours aux armes à feu par les agents de l’État et l’élimination des stéréotypes contre les membres de la communauté rom dans l’activité de la police et du pouvoir judiciaire.

144. Le Gouvernement estime que la somme sollicitée au titre du préjudice moral est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour dans des affaires similaires. Pour ce qui est des mesures générales à adopter à la suite de l’arrêt de la Cour, le Gouvernement considère qu’il appartient à l’État, sous le contrôle du Comité des Ministres de choisir les moyens de s’acquitter de ses obligations juridiques.

145. La Cour relève d’abord que la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside en l’espèce dans la violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 7 500 EUR au titre du préjudice moral.

146. Elle rappelle ensuite qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique, non seulement de verser à l’intéressé les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences, de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004‑VII). Dans la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 46 de la Convention étant donné qu’en l’espèce la législation concernant l’utilisation des armes à feu n’a pas été appliquée et qu’aucun mobile raciste n’a été prouvé dans les mauvais traitements allégués ou la défaillance de l’enquête menée.

B. Frais et dépens

147. Le requérant ne demande pas le remboursement des frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

148. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention ainsi que de l’article 3 de la Convention seul ou combiné avec l’article 14 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

4. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation du volet matériel de l’article 3 de la Convention ;

6. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, somme à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident


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