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10/02/2015 | CEDH | N°001-152388

CEDH | CEDH, AFFAIRE BÉLÁNÉ NAGY c. HONGRIE, 2015, 001-152388


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BÉLÁNÉ NAGY c. HONGRIE

(Requête no 53080/13)

ARRÊT

STRASBOURG

10 février 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 13/12/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Béláné Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris, <

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Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 janvier 2015

Rend...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BÉLÁNÉ NAGY c. HONGRIE

(Requête no 53080/13)

ARRÊT

STRASBOURG

10 février 2015

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 13/12/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Béláné Nagy c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Işıl Karakaş, présidente,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 janvier 2015

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 53080/13) dirigée contre la Hongrie et dont une ressortissante de cet État, Mme Béláné Nagy (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 août 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, la requérante a été représentée par Me A. Cech, avocate à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi du ministère de l’Administration et de la Justice.

3. Dans sa requête, la requérante se plaignait d’avoir perdu ses moyens de subsistance, entièrement assurés par une pension d’invalidité, en raison d’une réforme législative que les autorités auraient appliquée sans souci d’équité, ce alors même que son état de santé n’avait connu aucune amélioration. Elle invoquait l’article 6 de la Convention.

4. Le 21 janvier 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 27 août 2014, la requérante s’est vu accorder l’assistance judiciaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante est née en 1959 et réside à Baktalórántháza.

7. En 2001, le taux d’incapacité de travail de la requérante fut évalué à 67 % (au 1er avril 2001), en conséquence de quoi l’intéressée se vit accorder une pension d’invalidité (paragraphe 18 ci-dessous). Cette évaluation fut maintenue en 2003, 2006 et 2007.

8. À la suite d’une modification de la méthode d’évaluation, le taux d’invalidité de la requérante fut ramené à 40 % le 1er décembre 2009, sans apparemment que l’état de santé de celle-ci ait notablement évolué. La commission d’évaluation indiqua que la requérante devrait se soumettre à un nouveau contrôle de son état de santé en novembre 2012, sans envisager la réadaptation de l’intéressée.

Du fait de la réduction du taux d’invalidité de la requérante, la pension d’invalidité dont celle-ci bénéficiait fut supprimée le 1er février 2010.

La requérante contesta cette décision en justice, mais le tribunal du travail de Nyíregyháza la débouta de son recours le 1er avril 2011 bien qu’une expertise eût constaté que l’état de santé de l’intéressée n’avait connu aucune amélioration depuis 2007. La requérante dut rembourser les sommes qu’elle avait perçues après le 1er février 2010.

9. En 2011, la requérante sollicita une nouvelle évaluation de son invalidité. En septembre 2011, l’autorité de première instance évalua le taux d’invalidité de la requérante à 45 % et indiqua que celle-ci devrait se soumettre à une nouvelle évaluation en septembre 2014. L’autorité de seconde instance releva le taux d’invalidité de la requérante à 50 % et prescrivit une nouvelle évaluation pour mars 2015. Ce taux aurait permis à la requérante d’obtenir une pension d’invalidité si sa réadaptation n’avait pas été possible (paragraphe 19 ci-dessous). Toutefois, l’évaluation opérée par l’autorité de seconde instance prévoyait que la réadaptation de la requérante devrait intervenir dans un délai de trente-six mois et que, durant ce laps de temps, l’intéressée recevrait une allocation de réadaptation.

10. Le 1er janvier 2012 entra en vigueur une nouvelle loi sur les prestations d’invalidité (la loi no CXCI de 2011) qui introduisit de nouvelles conditions d’attribution (paragraphe 20 ci-dessous). La nouvelle loi impose notamment aux personnes invalides de justifier d’au moins 1 095 jours d’affiliation à la sécurité sociale au cours des cinq ans précédant le dépôt de leur demande pour pouvoir bénéficier d’une prestation alors que, sous l’empire de la législation antérieure, elles devaient avoir accompli une certaine durée de service. Toutefois, les personnes qui ne satisfont pas à cette condition peuvent bénéficier d’une prestation si leur affiliation à la sécurité sociale n’a pas été interrompue pendant plus de 30 jours au cours de leur carrière ou si elles percevaient une pension d’invalidité au 31 décembre 2011.

11. En février 2012, la requérante déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité. En avril 2012, son état de santé fit l’objet d’une évaluation à l’issue de laquelle l’intéressée fut déclarée invalide à 50 %. Le 5 juin 2012, la demande d’allocation d’invalidité formulée par la requérante fut rejetée au motif que celle-ci ne justifiait pas de la durée d’affiliation requise à la sécurité sociale. La réadaptation de la requérante ne fut pas envisagée. Il fut prévu que l’état de santé de la requérante ferait l’objet d’une nouvelle évaluation en avril 2014.

12. Le 2 août 2012, la requérante déposa une nouvelle demande d’allocation d’invalidité fondée sur la nouvelle loi sur les prestations d’invalidité. Son état de santé fit l’objet d’une nouvelle évaluation à l’issue de laquelle l’intéressée fut derechef déclarée invalide à 50 %. La réadaptation de la requérante ne fut pas envisagée.

13. En principe, ce taux d’invalidité aurait dû permettre à la requérante d’obtenir la pension d’invalidité prévue par le régime nouvellement applicable. Toutefois, la pension d’invalidité dont la requérante bénéficiait auparavant avait été supprimée en février 2010, si bien que celle-ci n’était pas titulaire d’une telle pension au 31 décembre 2011, et elle ne justifiait pas non plus de la durée d’affiliation requise à la sécurité sociale ou d’une affiliation ininterrompue. De ce fait, la requérante ne remplissait aucune des conditions requises pour l’obtention de l’allocation d’invalidité prévue par le nouveau régime. Elle ne comptait que 947 jours d’affiliation à la sécurité sociale au lieu des 1 095 jours requis.

14. En conséquence, la demande d’allocation d’invalidité formulée par la requérante fut rejetée tant par les autorités administratives compétentes – le 23 novembre 2012 et le 27 février 2013 – que par le tribunal administratif et du travail de Nyíregyháza, le 20 juin 2013.

15. Les conditions fixées par la loi, que la requérante dénonce, ont fait l’objet à compter du 1er janvier 2014 de modifications étendant le bénéfice de l’allocation d’invalidité aux personnes pouvant justifier d’au moins 2 555 jours d’affiliation à la sécurité sociale sur une période de dix ans ou de 3 650 jours sur une période de quinze ans. Toutefois, la requérante ne satisfait pas non plus à ces conditions.

16. Il semble que la requérante vit aujourd’hui de la charité.

17. En 2013 et en 2014, la Cour constitutionnelle a été saisie d’un certain nombre de recours contestant en substance le nouveau régime des prestations d’invalidité en cause dans la présente affaire (décisions nos 3227/2013, 3156/2013 et 3235/2014). Les auteurs des recours en question s’étaient pourvus devant la Cour constitutionnelle après que les juridictions internes eurent rendu à leur égard des décisions définitives et obligatoires, mais sans avoir saisi la Kúria (Cour suprême) au préalable. La Cour constitutionnelle a jugé que l’examen de ces recours constitutionnels n’était pas subordonné à la saisine préalable de la Kúria, mais elle les a déclarés irrecevables pour d’autres motifs.

II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENTS

18. Les dispositions pertinentes de la loi no LXXXI de 1997 relative aux prestations d’assurance en matière de pension[1], telle qu’en vigueur jusqu’au 31 décembre 2011, se lisaient ainsi :

Article 4 § 1 c)

« [Aux fins de la présente loi], l’expression « pension d’invalidité » désigne la pension versée aux personnes invalides satisfaisant à la condition de durée de service requise. »

Article 23 § 1

« Une pension d’invalidité est accordée aux personnes

a) qui sont atteintes d’une incapacité de travail de 67 % due à un état pathologique ou à un handicap physique ou mental ne présentant aucune perspective d’amélioration dans l’année suivant la perte de la capacité de travail (...), [et]

b) qui ont accompli la durée de service requise [laquelle est fonction de leur âge et se trouve précisée par la loi], [et]

c) qui ne travaillent pas régulièrement ou qui perçoivent des revenus très inférieurs à ceux qu’elles percevaient avant de devenir invalides. »

19. En ce qui concerne les pensions d’invalidité à accorder après le 31 décembre 2007, la même loi, dans sa version en vigueur du 12 mars au 31 décembre 2011, disposait ce qui suit :

Article 36/A

« Une pension d’invalidité est accordée aux personnes

a) qui sont atteintes [d’une incapacité de travail d’au moins 79 % ou allant de 50 % à 79 % sans possibilité de réadaptation], et

b) qui ont accompli la durée de service requise eu égard à leur âge, et

c) qui [n’ont pas de revenus ou perçoivent des revenus très inférieurs à leurs revenus antérieurs], et

d) qui ne perçoivent pas d’indemnités de maladie ou d’indemnités de maladie pour accident du travail. »

20. Les dispositions pertinentes de la loi no CXCI de 2011 relative aux prestations versées aux personnes à capacité de travail réduite, telles qu’en vigueur du 26 juillet 2012 au 31 décembre 2013, étaient ainsi libellées :

Article 2

« 1) Les personnes dont l’état de santé a été évalué à 60 % ou moins dans le cadre de l’évaluation complexe réalisée par le service de réadaptation (ci-après « les personnes à capacité de travail réduite »), et

a) qui ont été affiliées pendant au moins 1 095 jours à la sécurité sociale en application de l’article 5 [de la loi sur la sécurité sociale] au cours des cinq années précédant la date de leur demande, et

b) qui n’exercent aucune activité rémunérée, et

c) qui ne perçoivent pas de prestations en espèces régulières

ont droit aux allocations accordées aux personnes à capacité de travail réduite.

2) Par dérogation à l’alinéa a) du paragraphe 1, les personnes

a) dont l’affiliation à la sécurité sociale est intervenue dans un délai de 180 jours à compter de la fin de leur scolarité et n’a connu aucune interruption de plus de 30 jours avant la date de leur demande, ou

b) qui, au 31 décembre 2011, percevaient une pension d’invalidité, une pension d’invalidité pour accident, une allocation de réadaptation ou une allocation accordée aux personnes dont la santé est déficiente

ont droit aux allocations accordées aux personnes à capacité de travail réduite quelle que soit la durée de leur affiliation à la sécurité sociale.

3) Sont comprises dans la période d’affiliation de 1 095 jours :

a) les périodes de versement d’indemnités de maladie, d’indemnités de maladie pour accident du travail, d’allocations de maternité, d’allocations de naissance, d’allocations de garde d’enfants et d’indemnités de chômage ;

b) les périodes de versement de pensions d’invalidité, de pensions d’invalidité pour accident du travail, d’allocations de réadaptation et d’allocations accordées aux personnes dont la santé est déficiente ;

c) la durée de service acquise au titre d’un accord conclu conformément à l’article 34 [de la loi sur la sécurité sociale] en vue de l’acquisition d’années de service et de revenus générateurs de droits à pension, à condition que l’accord ait été conclu le 31 décembre 2011 au plus tard. »

Article 3

« 1) Selon la proposition de réadaptation formulée par le service de réadaptation dans le cadre de l’évaluation complexe, les personnes à capacité de travail réduite ont droit :

a) à une allocation de réadaptation, ou

b) à une allocation d’invalidité ».

Article 5

« 1) Les personnes à capacité de travail réduite ont droit à une allocation d’invalidité lorsque leur réadaptation n’est pas recommandée. »

21. La Cour constitutionnelle procéda à un contrôle de constitutionnalité de la loi no CXCI de 2011 dans sa décision no 40/2012 (XII.6.). Elle rappela que sa jurisprudence opérait une distinction entre, d’une part, les prestations acquises au titre des cotisations obligatoires au régime de sécurité sociale et, d’autre part, les prestations sociales ne constituant pas des « droits contributifs ». Elle précisa que, en raison de leur nature assurantielle, les prestations relevant de la première catégorie (comprenant notamment la pension de vieillesse et la pension de réversion au conjoint survivant) bénéficiaient d’une protection constitutionnelle analogue à celle que la Constitution accordait au droit de propriété. En revanche, elle indiqua que les critères de constitutionnalité applicables aux prestations de la seconde catégorie n’étaient pas les garanties entourant la protection de la propriété mais les corollaires du principe de prééminence du droit (protection de l’espérance légitime et temps de préparation suffisant). Elle signala que, dans sa jurisprudence, la protection de l’espérance légitime (c’est-à-dire la protection des droits acquis) se traduisait par l’obligation de laisser aux personnes concernées un temps de préparation suffisant, laquelle découlait aussi du principe de sécurité juridique des droits acquis. Elle déclara que, en l’absence de droit acquis, elle devait se borner à rechercher si la loi laissait aux personnes concernées un délai suffisant pour prendre connaissance de son contenu. Elle précisa que cela tenait au fait que la base de l’espérance n’avait pas la même solidité dans l’un et l’autre cas.

22. Les passages pertinents de la décision de la Cour constitutionnelle se lisent ainsi :

« 30. (...) La Cour constitutionnelle a examiné les modifications apportées à la législation et à la réglementation relatives aux pensions d’invalidité dans un certain nombre de décisions. Dans sa décision no 321/B/ 1996 AB, elle a indiqué que les pensions d’invalidité étaient en partie des prestations couvertes par la protection de la propriété et en partie des prestations d’aide sociale. Selon cette décision, la loi « vient en aide, conformément au principe constitutionnel de sécurité sociale, aux personnes qui ont perdu leur capacité de travail en raison d’une invalidité ou d’une invalidité due à un accident avant d’avoir atteint l’âge ouvrant droit à une pension de vieillesse. (...) La pension d’invalidité est une prestation spéciale destinée aux personnes qui n’ont pas encore atteint l’âge officiel de la retraite et qui leur est accordée en raison de leur invalidité. À l’âge de la retraite, les personnes qui se trouvent (...) dans l’incapacité de travailler (...) n’ont plus droit à cette prestation spéciale puisque, au moment de la cessation de leurs fonctions, elles ont droit à une pension de vieillesse en raison de leur âge.

31. Selon la décision no 1129/B/2008 AB, la pension d’invalidité relève de la catégorie des avantages personnels de retraite, bien que son caractère « contributif » se résume au fait que « son montant est d’autant plus élevé que la durée de service est longue, ou qu’il atteint ou approche celui de la pension de vieillesse. Pour le reste, le principe de solidarité est prépondérant puisqu’une personne invalide n’ayant pas droit à une pension de vieillesse fondée sur son âge ou la durée pendant laquelle elle a travaillé peut percevoir une pension d’invalidité à partir du moment où son invalidité est constatée. (...)

32. Selon l’interprétation que leur donne la Cour constitutionnelle, les dispositions juridiques qui ouvrent droit à des pensions d’invalidité créent non pas des droits constitutionnels subjectifs mais des avantages sociaux qui relèvent en partie des prestations de sécurité sociale et en partie des prestations d’aide sociale et qui sont accordés, sous certaines conditions, aux personnes n’ayant pas atteint l’âge de la retraite qui présentent un état pathologique et qui, à cause de leur invalidité, ont une capacité de travail réduite et ont besoin d’une assistance financière en raison d’une perte de revenus. »

23. Les dispositions pertinentes de la Convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) no 102 concernant la sécurité sociale (norme minimum), adoptée le 28 juin 1952, se lisent ainsi[2] :

Partie IX. Prestations d’invalidité

Article 53

« Tout Membre pour lequel la présente Partie de la convention est en vigueur doit garantir aux personnes protégées l’attribution de prestations d’invalidité, conformément aux articles ci-après de ladite Partie. »

Article 54

« L’éventualité couverte sera l’inaptitude à exercer une activité professionnelle, d’un degré prescrit, lorsqu’il est probable que cette inaptitude sera permanente ou lorsqu’elle subsiste après la cessation de l’indemnité de maladie. »

Article 55

« Les personnes protégées doivent comprendre :

(a) soit des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés ;

(b) soit des catégories prescrites de la population active, formant au total 20 pour cent au moins de l’ensemble des résidents ;

(c) soit tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites conformément aux dispositions de l’article 67 ;

(d) soit, lorsqu’une déclaration a été faite en application de l’article 3, des catégories prescrites de salariés, formant au total 50 pour cent au moins de l’ensemble des salariés travaillant dans des entreprises industrielles qui emploient 20 personnes au moins. »

Article 56

« La prestation sera un paiement périodique calculé comme suit :

(a) conformément aux dispositions soit de l’article 65, soit de l’article 66, lorsque sont protégées des catégories de salariés ou des catégories de la population active ;

(b) conformément aux dispositions de l’article 67, lorsque sont protégés tous les résidents dont les ressources pendant l’éventualité n’excèdent pas des limites prescrites. »

Article 57

« 1. La prestation mentionnée à l’article 56 doit, dans l’éventualité couverte, être garantie au moins :

(a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage qui peut consister soit en 15 années de cotisation ou d’emploi, soit en 10 années de résidence ;

(b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel atteint un chiffre prescrit.

2. Lorsque l’attribution de la prestation mentionnée au paragraphe 1 est subordonnée à l’accomplissement d’une période minimum de cotisation ou d’emploi, une prestation réduite doit être garantie au moins :

(a) à une personne protégée ayant accompli, avant l’éventualité, selon des règles prescrites, un stage de 5 années de cotisation ou d’emploi ;

(b) lorsqu’en principe toutes les personnes actives sont protégées, à une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle a été versée, au cours de la période active de sa vie, la moitié du nombre moyen annuel de cotisations prescrit auquel se réfère l’alinéa b) du paragraphe 1 du présent article.

3. Les dispositions du paragraphe 1 du présent article seront considérées comme satisfaites lorsqu’une prestation calculée conformément à la Partie XI, mais selon un pourcentage inférieur de 10 unités à celui qui est indiqué dans le tableau annexé à cette Partie pour le bénéficiaire-type, est au moins garantie à toute personne protégée qui a accompli, selon des règles prescrites, 5 années de cotisation, d’emploi ou de résidence.

4. Une réduction proportionnelle du pourcentage indiqué dans le tableau annexé à la Partie XI peut être opérée lorsque le stage pour la prestation qui correspond au pourcentage réduit est supérieur à 5 ans de cotisation ou d’emploi, mais inférieur à 15 ans de cotisation ou d’emploi. Une prestation réduite sera attribuée conformément au paragraphe 2 du présent article. »

Article 58

« Les prestations mentionnées aux articles 56 et 57 doivent être accordées pendant toute la durée de l’éventualité ou jusqu’à leur remplacement par une prestation de vieillesse. »

24. La disposition pertinente de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé (CIF), entérinée en 2001 par les états membres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), est ainsi libellée :

Appendice 6

Considérations éthiques pour l’utilisation de la CIF – Utilisation sociale des informations de la CIF

« 10) La CIF et les informations découlant de son utilisation ne doivent pas être utilisées pour refuser à une personne ou à un groupe de personnes des droits acquis ou restreindre d’une façon quelconque leurs droits légitimes à des prestations. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

25. La requérante se plaint d’avoir perdu ses moyens de subsistance, auparavant assurés par une pension d’invalidité à laquelle elle n’a plus droit du fait du nouveau système en vigueur depuis 2012, ce alors même que son état de santé ne s’est jamais amélioré. Selon elle, la perte de ses moyens de subsistance tient au fait que la nouvelle législation fixe des conditions auxquelles il lui est impossible de satisfaire. Elle invoque l’article 6 de la Convention.

La Cour estime que ce grief appelle un examen sous l’angle de l’article no 1 du Protocole no 1. Cet article se lit ainsi :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

26. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement considère que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes. À cet égard, il allègue que la requérante n’a pas formé de pourvoi contre les jugements du 1er avril 2011 et du 20 juin 2013, bien que cette voie de droit constitue selon lui un recours effectif à épuiser en matière de contentieux administratif.

Par ailleurs, il estime que la requête est tardive. D’après lui, le délai de six mois doit être calculé à compter de la première décision ayant retiré à la requérante le bénéfice de sa pension, c’est-à-dire le jugement de 2011. Pour le Gouvernement, le cours du délai de six mois n’a pas été interrompu par l’adoption de la nouvelle loi et par les réévaluations ultérieures dont la requérante a fait l’objet.

28. Pour sa part, la requérante soutient qu’un pourvoi devant la Cour suprême (rebaptisée Kúria), qui est légalement tenue de se limiter à l’examen des questions de droit, aurait été vain, tant pour la première procédure que pour la seconde, dès lors qu’il lui était objectivement impossible de satisfaire aux conditions fixées par la loi. En outre, elle avance que la situation dont elle se plaint revêt un caractère continu, et surtout que celle-ci trouve son origine dans la deuxième décision reflétant la législation de 2012, raisons pour lesquelles le délai de six mois doit être considéré comme respecté.

29. La Cour rappelle que le pourvoi devant la Kúria est en principe un recours à épuiser en matière de contentieux civil et administratif (Béla Szabó c. Hongrie, no 37470/06, 9 décembre 2008). Toutefois, la règle de l’épuisement des recours internes doit être appliquée avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu : en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). Dans le cadre de l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar, précité, §§ 66 et 67).

30. En l’espèce, la Cour observe que le premier contentieux portait sur le taux d’invalidité tel qu’établi selon la nouvelle méthode prévue par la loi. La question en litige dans le second contentieux – qui constitue l’objet du grief de la requérante – consistait à savoir si la requérante avait suffisamment cotisé à la sécurité sociale par le passé au regard des règles applicables à la prise en charge de l’invalidité. Aux yeux de la Cour, les juridictions internes se sont bornées dans les deux cas à appliquer les règles légales à la situation de la requérante sans se livrer à une interprétation particulière de la loi ou à une appréciation spécifique des éléments de preuve. Dès lors que le pourvoi devant la Kúria est limité aux questions de droit – selon les affirmations de la requérante non contredites par le Gouvernement, la Cour est convaincue qu’un pourvoi dirigé contre les règles elles-mêmes n’aurait pas eu de chances raisonnables de succès. En conséquence, ce recours n’aurait pas été effectif et aurait donc été vain dans les circonstances particulières de l’espèce, raison pour laquelle on ne saurait reprocher à la requérante de ne pas l’avoir exercé. Partant, la requête ne peut être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes.

31. Si la thèse de la requérante selon laquelle son espérance légitime d’obtenir une prise en charge de son invalidité revêt un caractère continu est défendable (voir la partie de l’arrêt consacrée au fond de l’affaire et, en particulier, le paragraphe 45 ci-dessous), il n’en demeure pas moins que le premier contentieux, qui portait sur les critères médicaux d’éligibilité alors applicables, a donné lieu à une décision interne définitive rendue le 1er avril 2011, soit plus de six mois avant l’introduction de la requête (le 12 août 2013). Dans ces conditions, l’article 35 § 1 de la Convention s’oppose à ce que la Cour examine la procédure en question.

En ce qui concerne le second contentieux, la Cour observe que la décision judiciaire définitive et obligatoire par laquelle la requérante a été déclarée inéligible au bénéfice de la pension d’invalidité instituée par les règles de 2012 au motif qu’elle ne justifiait pas d’une durée suffisante d’affiliation à la sécurité sociale date du 20 juin 2013. En conséquence, pour autant qu’elle concerne le grief de la requérante tiré de cette décision, la requête ne peut être rejetée pour non-respect de la règle des six mois.

32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. En conséquence, la Cour déclare la requête recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

33. La requérante soutient que la suppression de sa pension d’invalidité, qui résulte des modifications successives qui ont été apportées aux règles d’éligibilité pertinentes et qui ont conduit à la situation de 2012 sans que son état de santé se soit amélioré, s’analyse en une ingérence injustifiée dans ses droits découlant de la Convention. Elle estime que l’ingérence en question ne poursuit aucun but légitime et identifiable et qu’elle lui impose une charge individuelle excessive en ce que la suppression de sa pension d’invalidité la prive de ses moyens de subsistance.

34. Le Gouvernement considère pour sa part que la requérante ne peut se prévaloir d’aucun bien ni d’aucune espérance légitime aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Il soutient qu’elle n’avait déjà plus droit à une pension d’invalidité au titre du régime antérieur et que, au moment de l’entrée en vigueur de la nouvelle loi, elle n’avait pas de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il ajoute que la requérante ne peut davantage se prévaloir d’une espérance légitime, faute pour elle de satisfaire aux conditions d’éligibilité fixées par le nouveau régime institué par la loi.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

35. Les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence en matière de prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. En particulier, cette disposition ne crée pas un droit à acquérir des biens (Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, § 48, série A no 70). Elle ne garantit pas non plus, en tant que tel, un quelconque droit à une pension d’un montant donné (voir, par exemple, Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004‑IX). D’ailleurs, aucun droit à l’octroi d’une pension de vieillesse ou à une prestation sociale d’un montant donné ne figure, comme tel, parmi les droits et libertés garantis par la Convention (voir, par exemple, Aunola c. Finlande (déc.), no 30517/96, 15 mars 2001).

36. L’article 1 du Protocole no 1 n’impose aucune restriction à la liberté pour les états contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (voir, sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 54, CEDH 2005‑X). La Cour estime que ce principe peut recevoir une interprétation spécifique en matière de prise en charge de l’invalidité, prestation sociale d’un type particulier. Dès lors que le versement de cotisations à un fonds de pension peut, dans certaines circonstances, donner naissance à un droit patrimonial susceptible d’être affecté par la manière dont les ressources du fonds sont réparties (Kjartan Ásmundsson, précité, § 39), la suppression, notamment par voie de modification rétroactive des règles de cotisation, d’une prestation d’invalidité qui a été accordée à une personne en vertu de la législation applicable parce qu’elle a suffisamment cotisé à la sécurité sociale et qu’elle satisfaisait aux conditions posées par la loi en vigueur pendant sa période d’activité devra être justifiée de manière convaincante sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 tant que la personne concernée sera en mauvaise santé, autre condition essentielle pour l’octroi d’une telle prestation.

37. Dans un État démocratique moderne, beaucoup d’individus, pour tout ou partie de leur vie, ne peuvent assurer leur subsistance que grâce à des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. De nombreux ordres juridiques internes reconnaissent que ces individus ont besoin d’une certaine sécurité et prévoient donc le versement automatique de prestations, sous réserve que soient remplies les conditions d’ouverture des droits en cause. Lorsque la législation interne reconnaît à un individu un droit à une prestation sociale, il est logique que l’on reflète l’importance de cet intérêt en jugeant l’article 1 du Protocole no 1 applicable (voir, entre autres, Stec, précité, § 51, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 39, 15 septembre 2009).

38. La Cour admet que les droits à des prestations de sécurité sociale peuvent être réduits dans certaines circonstances. Elle observe notamment que l’écoulement du temps peut avoir d’importantes conséquences sur l’existence et la nature juridique des prestations de sécurité sociale. Cela concerne aussi bien les éventuelles réformes législatives reflétant des changements sociaux ou un réexamen des catégories de personnes ayant besoin d’une assistance sociale que l’évolution des situations individuelles (voir Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 67, 8 décembre 2009, et les références qui s’y trouvent citées). Toutefois, la réduction du montant d’une prestation ou la suspension du versement de celle-ci peut s’analyser en une ingérence dans les biens qu’il faut justifier (Kjartan Ásmundsson, précité, § 40, et Rasmussen c. Pologne, no 38886/05, § 71, 28 avril 2009).

39. La légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité d’une mesure d’ingérence avec l’article 1 du Protocole no 1.

En outre, une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens ne peut se justifier que si elle sert un intérêt public (ou général) légitime. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’« utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des mesures portant atteinte au droit au respect des biens (Terazzi S.r.l. c. Italie, no 27265/95, § 85, 17 octobre 2002, et Wieczorek c. Pologne, précité, § 59).

L’article 1 du Protocole no 1 exige en outre qu’une telle ingérence soit raisonnablement proportionnée au but qu’elle poursuit (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, §§ 81-94, CEDH 2005-VI). Le juste équilibre à préserver sera détruit si l’individu concerné supporte une charge spéciale et exorbitante (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, §§ 69-74, série A no 52).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

40. En l’espèce, la requérante s’est vu accorder le bénéfice d’une pension d’invalidité en 2001 parce qu’elle satisfaisait à toutes les conditions prévues par la loi (paragraphe 7 ci-dessus). Selon les règles applicables à l’époque pertinente, l’accomplissement d’une certaine durée de service était l’une des conditions d’éligibilité à une pension d’invalidité (paragraphe 18 ci-dessus).

41. Il est constant que la requérante a par la suite perdu le droit au bénéfice d’une pension (paragraphe 8 ci-dessus) parce que son état de santé, apprécié à l’aune d’une nouvelle méthode d’évaluation, n’a plus été jugé suffisamment déficient pour justifier l’octroi d’une telle prestation. La Cour relève à ce stade que la perte de ce droit à pension est due à une modification de la méthode applicable plutôt qu’à une amélioration de l’état de santé de l’intéressée.

42. La Cour observe que le régime de la pension d’invalidité a été remplacé à compter de janvier 2012 par un système de prestations fixant de nouvelles conditions d’éligibilité. En 2012, la requérante demanda à bénéficier de la prestation remplaçant la pension, mais elle fut déclarée inéligible au bénéfice de cette prestation, non parce qu’elle ne satisfait pas à la condition d’invalidité requise, mais parce qu’elle n’avait pas été affiliée assez longtemps à la sécurité sociale, et ce nonobstant le fait que le montant de ses cotisations passées au régime de sécurité sociale avait autrefois été jugé suffisant au regard des années de service accomplies par elle (paragraphes 11, 13 et 14 ci-dessus).

43. La Cour estime que les changements intervenus dans la situation de la requérante au regard de la pension/l’allocation d’invalidité doit être examinée sous l’angle des caractéristiques propres aux prestations en question. À cet égard, il importe de relever que la Cour constitutionnelle a jugé que les prestations acquises au titre des cotisations obligatoires au régime de sécurité sociale pouvaient être considérées en partie comme des « droits contributifs » (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Elle a notamment déclaré que les pensions d’invalidité étaient « en partie des prestations couvertes par la protection de la propriété et en partie des prestations d’aide sociale », et elle a jugé que les garanties découlant du principe de la prééminence du droit, en l’occurrence la protection de l’espérance légitime, s’appliquaient également à cette dernière catégorie de prestations.

Souscrivant dans une large mesure au point de vue de la Cour constitutionnelle, la Cour considère que la pension/l’allocation d’invalidité constitue un droit subjectif à une prestation sociale reconnu par le droit interne, et que l’article 1 du Protocole no 1 trouve donc à s’appliquer (paragraphe 37 ci‑dessus). D’ailleurs, l’octroi d’une pension/allocation d’invalidité, composante particulière du système de pensions, revient à garantir – en vertu du principe de solidarité sociale – la perception d’une prestation aux personnes qui ont suffisamment contribué au régime, sous la forme notamment de cotisations salariales versées pendant une certaine durée, au cas où une grave dégradation de leur santé se traduisant par une incapacité à exercer une activité rémunérée l’exigerait.

44. En l’espèce, la requérante a versé à la sécurité sociale les cotisations dont elle était redevable pendant sa vie active. Il en est résulté pour elle une espérance légitime de prise en charge d’une éventuelle invalidité, que les autorités ont reconnue et respectée au moment où cette éventualité s’est produite en lui accordant en 2001 une pension d’invalidité. La requérante a bénéficié de ce « bien » jusqu’en 2010. Son état de santé ne semble pas avoir connu d’évolution notable au cours de ce laps de temps et de la période suivante. Les fluctuations que le taux d’invalidité correspondant à l’état de santé de la requérante a subies résultent uniquement des modifications successives apportées à la méthode d’évaluation employée.

45. La Cour estime que l’existence dans le chef de la requérante d’une espérance légitime continue et reconnue d’obtenir une prise en charge de son invalidité si son état de santé l’exige, et ce même après la suppression de sa pension intervenue en 2010, est attestée par le fait que l’intéressée a été soumise par la suite à des contrôles périodiques (réalisés en septembre 2011 ainsi qu’en avril et août 2012, des réévaluations ayant été prévues pour 2014 et 2015) parce qu’elle satisfaisait à la condition de cotisation.

46. La Cour considère que l’article 57 § 1 b) de la Convention de l’OIT concernant la sécurité sociale (paragraphe 23 ci-dessus) – selon lequel une personne protégée qui a accompli un stage de trois années de cotisation et au nom de laquelle ont été versées, au cours de la période active de sa vie, des cotisations dont le nombre moyen annuel atteint un chiffre prescrit est éligible aux prestations – mérite d’être mentionné bien que ni la Hongrie ni la majorité des états membres du Conseil de l’Europe ne l’aient ratifié.

47. Dans ces conditions, la Cour estime que dès lors que la requérante satisfaisait à la condition administrative imposée par le régime de la pension d’invalidité applicable à la première date à retenir (2001 en l’occurrence), elle a obtenu, aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, la reconnaissance formelle de son espérance légitime de percevoir une pension/allocation d’invalidité en cas de besoin et aussi longtemps que son état de santé l’exigerait. Cette espérance légitime trouve son origine dans la législation qui était en vigueur au moment où la requérante travaillait et où elle a commencé à acquérir des droits à pension. Les dispositions légales concernant l’éligibilité au bénéfice d’une pension confèrent à cette espérance légitime et reconnue une nature plus concrète qu’un simple espoir puisque celle-ci est fondée sur la loi (comparer avec Gratzinger et Gratzingerova c. République tchèque (déc.), no 39794/98, § 73, CEDH 2002‑VII).

48. Cette espérance légitime et reconnue, de même que les intérêts patrimoniaux engendrés par la législation de l’État contractant en vigueur au moment où la requérante est devenue éligible au bénéfice d’une pension (Stec, précité, § 54), ne sauraient être réputés éteints du fait que le taux d’invalidité de la requérante a été ramené à 40 % en décembre 2009 (paragraphe 28 ci-dessus) en application d’une nouvelle méthode d’évaluation, ce alors même que son état de santé n’avait apparemment pas connu d’évolution notable. La Cour estime que le point crucial de la présente affaire réside dans le versement par la requérante de cotisations à la sécurité sociale dans les conditions prévues par la loi pendant sa période d’activité, fait qui à lui seul a obligé l’État à prendre en charge son éventuelle invalidité au nom du principe de solidarité sociale. En accordant à la requérante une pension d’invalidité en 2001, les autorités ont implicitement reconnu qu’elle satisfaisait aux critères applicables. De 2001 à 2010, la requérante a disposé d’un bien constitué par la pension d’invalidité ainsi accordée, auquel s’est substituée plus tard, lorsque son invalidité a été jugée moins grave, l’espérance légitime et reconnue du maintien de la prise en charge de son invalidité au cas où les circonstances l’exigeraient de nouveau.

Dans ces conditions, et nonobstant le fait que la pension en question a été supprimée en 2010, la Cour estime que la requérante, en sa qualité de cotisante à la sécurité sociale ayant autrefois satisfait aux conditions d’octroi d’une pension, peut se prévaloir d’une espérance légitime et continue dans sa nature juridique.

Il convient de rappeler que « si une distinction peut toujours passer pour être opérée dans la jurisprudence entre prestations contributives et prestations non contributives aux fins de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1, rien ne justifie son maintien » (Stec, précité, § 53). La Cour précise que cette considération ne saurait être interprétée comme une remise en cause de la protection qui a été accordée aux régimes contributifs, en sus de celle due aux régimes non contributifs. En tout état de cause, la Cour note que la pension d’invalidité comporte des éléments à caractère contributif, comme l’a jugé la Cour constitutionnelle (paragraphes 21, 22 et 43 ci-dessus).

49. Par la suite, les autorités ont porté atteinte au droit de la requérante en refusant en 2012 de prendre en charge son invalidité au motif qu’elle n’avait pas suffisamment cotisé par le passé, alors pourtant que son état de santé avait derechef été jugé suffisamment déficient. Il convient de souligner que les cotisations versées par la requérante, qui reposaient initialement sur la durée de service accomplie, étaient auparavant suffisantes pour lui donner droit à une pension, et que la nouvelle condition, fondée sur la durée d’affiliation à la sécurité sociale, n’a été introduite que plus tard, à un moment où il était quasiment impossible à la requérante d’y satisfaire.

50. Il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence litigieuse était prévue par la loi et la Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement. En effet, le refus d’accorder une allocation d’invalidité à la requérante résulte précisément d’une réforme législative (voir, mutatis mutandis, Lakićević et autres c. Monténégro et Serbie, nos 27458/06, 37205/06, 37207/06 et 33604/07, § 70, 13 décembre 2011).

51. En ce qui concerne l’intérêt public ou général de la mesure litigieuse, la Cour admet que la loi incriminée poursuit un but légitime en ce qu’elle vise au bien-être économique de la société.

52. S’agissant de la question de la proportionnalité, l’État jouit évidemment d’une certaine marge d’appréciation pour réglementer l’accès des administrés aux prestations d’invalidité, notamment en le subordonnant à la condition qu’ils aient versé un certain montant de cotisations à la sécurité sociale et en le réservant à ceux qui atteignent un taux minimum d’invalidité fixé par la loi. Ces éléments peuvent varier en fonction des évolutions de la société et du marché du travail ainsi que des progrès de la médecine, du point de vue notamment des perspectives de réadaptation.

53. Toutefois, dès lors que ce droit a été accordé, la liberté dont les états jouissent en la matière ne saurait aller jusqu’à le priver de son essence même. En outre, les exigences de la prééminence du droit doivent être respectées, et l’adoption de mesures de réforme sociale ne saurait faire rétroactivement abstraction de droits acquis, d’espérances légitimes ainsi que de cotisations ayant été versées à la sécurité sociale. Quant à la question de savoir si l’espérance légitime d’obtenir une prise en charge de l’invalidité englobe le droit à l’immutabilité des conditions d’octroi d’une telle prestation, la Cour relève, à titre d’analogie, que les considérations éthiques formulées dans la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé entérinée par l’OMS veulent que cette classification ne soit pas utilisée pour refuser aux personnes des droits acquis ou restreindre d’une façon quelconque leurs droits légitimes à des prestations (paragraphe 24 ci-dessus). La prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 50, Recueil 1996‑III). Dans le contexte de la présente affaire, pareille considération impose à l’état l’obligation d’assurer, au nom de la solidarité sociale, un certain revenu aux personnes dont la capacité de travail est inférieure au seuil fixé par la loi, à condition qu’elles aient suffisamment cotisé à la sécurité sociale et sans préjudice du principe général – omniprésent dans la jurisprudence de la Cour – selon lequel l’article 1 du Protocole no 1 ne crée pas un droit à acquérir des biens et n’impose aucune restriction à la liberté pour les états contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (Stec, § 54, cité au paragraphe 36 ci-dessus).

À ce stade, la Cour relève que, en ce qui concerne la prééminence du droit, le principe impossibilium nulla obligatio est revêt une importance particulière dans la présente affaire, dans laquelle la requérante s’est vu reprocher a posteriori de ne pas avoir versé par le passé des cotisations suffisantes par rapport à celles fixées par la nouvelle législation, condition à laquelle elle ne pouvait satisfaire à ce moment-là.

54. En l’espèce, lorsque la requérante a dû solliciter l’octroi d’une pension pour la première fois, elle satisfaisait déjà à la condition administrative qui était alors en vigueur, en conséquence de quoi elle s’est vu accorder une pension.

Bien que son état de santé fût resté globalement inchangé, la requérante a été privée de sa pension quelques années plus tard, les autorités compétentes ayant considéré que ses problèmes de santé n’étaient plus suffisamment graves pour justifier le maintien de cette prestation.

La révision à la hausse du taux d’invalidité de la requérante intervenue par la suite ne donna pas lieu à l’octroi d’une pension car l’intéressée ne pouvait matériellement satisfaire, dans la situation qui était la sienne, à la nouvelle condition administrative introduite entre-temps.

55. En définitive, la requérante s’est vu refuser l’ensemble des prestations de sécurité sociale auxquelles ses problèmes de santé auraient dû lui ouvrir droit. Du point de vue de la proportionnalité, il convient de souligner que la requérante n’a pas eu à subir une réduction raisonnable de ses droits proportionnée à la durée de son affiliation à la sécurité sociale –947 jours au lieu de 1 095 jours en l’occurrence – (voir, mutatis mutandis, Kjartan Ásmundsson, précité, § 45, Wieczorek, précité, § 67, Maggio et autres c. Italie, nos 46286/09, 52851/08, 53727/08, 54486/08 et 56001/08, § 62, 31 mai 2011, Banfield c. Royaume-Uni (déc.), no 6223/04, 18 octobre 2005, et Lakićević et autres, précité, § 72), elle a été totalement privée de sa pension/allocation en raison de l’introduction d’une nouvelle condition d’éligibilité.

56. Aux yeux de la Cour, le déroulement des faits exposés ci-dessus a abouti à une modification radicale des conditions d’accès de la requérante à une prestation d’invalidité puisque son espérance légitime de percevoir une telle prestation, en cas de besoin et sur la base des cotisations sociales dont elle s’était acquittée par le passé, a été réduite à néant. L’intéressée ne pouvait prévoir ou anticiper pareille modification et elle n’a jamais été en mesure de remédier à cette situation.

57. Eu égard aux considérations qui précèdent, la Cour estime que la requérante a dû supporter une charge individuelle disproportionnée et excessive. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. La requérante réclame 9 834 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’elle dit avoir subi et 5 000 EUR pour dommage moral. La somme réclamée pour préjudice matériel est censée correspondre au montant cumulé des pensions d’invalidité non versées au cours de la période pertinente.

60. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

61. La Cour considère qu’il y a lieu d’allouer à la requérante 5 000 EUR au titre du préjudice matériel (compte tenu du fait que la violation constatée se rapporte exclusivement à la période postérieure au 1er janvier 2012). Statuant en équité, elle lui accorde en outre 5 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

62. La requérante demande également 6 240 EUR au titre des frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour. Cette somme est censée couvrir 38,6 heures de travail effectuées par son avocate au taux horaire de 150 EUR et neuf heures de travail effectuées par un assistant juridique au taux horaire de 50 EUR, qui lui seront facturées par son avocate.

63. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères en question, la Cour juge raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, de laquelle il convient de déduire le montant de 850 EUR versé à la requérante par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice matériel ;

ii) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii) 4 150 EUR (quatre mille cent-cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 10 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithIşıl Karakaş
GreffierPrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Keller, Spano et Kjølbro.

A.I.K.
S.H.N.

OPINION DISIDENTE COMMUNE AUX JUGES KELLER, SPANO et KJØLBRO

(Traduction)

I.

Jusqu’à présent, l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’avait jamais été interprété par la Cour comme imposant aux États l’obligation d’accorder aux personnes un droit à une prestation sociale – une pension d’invalidité en l’occurrence – indépendamment de la question de savoir si ces personnes ont un droit subjectif à une telle prestation reconnu par la législation interne. Par le présent arrêt, la majorité étend la portée du droit de propriété garanti par la Convention d’une manière absolument incompatible avec la jurisprudence de la Cour et avec l’objet et le but de l’article 1 du Protocole no 1. Le droit de propriété protégé par la Convention européenne des droits de l’homme n’étant pas un réceptacle autonome pour des droits économiques et sociaux non prévus par les états membres, nous marquons respectueusement notre désaccord avec la majorité.

II.

2. Il convient tout d’abord de récapituler la jurisprudence de la Cour en la matière.

3. Comme la Grande Chambre l’a expliqué dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue dans l’affaire Stec et autres c. Royaume-Uni ((déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 50, CEDH 2005‑X),

« [l]a démarche de la Cour quant à l’article 1 du Protocole no 1 devrait refléter réellement la façon dont la protection sociale est aujourd’hui organisée dans les États membres du Conseil de l’Europe. Il est clair qu’au sein de cette communauté d’États comme au sein de la plupart des États pris individuellement il existe un vaste éventail de prestations sociales destinées à conférer des droits automatiques. Les modalités de financement de celles-ci sont tout aussi variées : certaines sont alimentées par des cotisations à une caisse particulière ; d’autres dépendent de l’état des contributions versées par le demandeur ; beaucoup sont versées à partir de l’impôt général sur la base de l’appartenance à une catégorie définie par la loi (...). Eu égard à la diversité des méthodes de financement et à l’intrication des prestations dans la plupart des systèmes de protection sociale, il apparaît de plus en plus artificiel de considérer que seules les prestations financées par des contributions à une caisse particulière relèvent du champ d’application [de l’article 1] du Protocole no 1. De surcroît, exclure les prestations financées par l’impôt général reviendrait à oblitérer le fait que, dans une situation de ce type, nombre d’ayants droit contribuent eux aussi, au travers du paiement de l’impôt, au financement du système. »

4. Elle a poursuivi ainsi (ibidem, § 51, italiques ajoutés) :

« Dans un État démocratique moderne, beaucoup d’individus, pour tout ou partie de leur vie, ne peuvent assurer leur subsistance que grâce à des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. De nombreux ordres juridiques internes reconnaissent que ces individus ont besoin d’une certaine sécurité et prévoient donc le versement automatique de prestations, sous réserve que soient remplies les conditions d’ouverture des droits en cause. Lorsque la législation interne reconnaît à un individu un droit à une prestation sociale, il est logique que l’on reflète l’importance de cet intérêt en jugeant l’article 1 du Protocole no 1 applicable. »

5. Toutefois, elle a eu la prudence d’apporter une importante réserve à ce principe, qu’elle a formulée de la manière suivante (ibidem, §§ 54-55, italiques ajoutés) :

« Il convient toutefois de souligner que les principes (...) qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence lorsqu’il s’agit de prestations sociales. En particulier, ladite clause ne crée pas un droit à acquérir des biens. Elle n’impose aucune restriction à la liberté pour les états contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime (...). En revanche, dès lors qu’un état contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (...) »

S’agissant des affaires dans lesquelles les requérants soulèvent des griefs fondés sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 en alléguant avoir été privés de tout ou partie de telle ou telle prestation pour un motif discriminatoire interdit par l’article 14, la Grande Chambre s’est exprimée comme suit :

« [L]e critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause (...). Si le Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un état décide de créer un régime de prestations il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14. »

6. Il ressort donc clairement de la décision Stec et autres (précitée) – confirmée par la Grande Chambre dans l’arrêt Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, § 77, CEDH 2009) et plus récemment dans l’arrêt Stummer c. Autriche ([GC], no 37452/02, § 82, CEDH 2011) – que la Convention elle-même ne garantit aucun droit de devenir propriétaire d’un bien, aucun droit à percevoir une pension ou d’autres prestations sociales et aucun droit à des prestations sociales d’un montant donné. Toutefois, nous observons que l’affaire Stec et autres (précitée) se limitait à la question de savoir si la prestation sociale litigieuse relevait du « champ d’application » de l’article 1 du Protocole no 1 aux fins de l’article 14. Or par la suite, la Cour a employé un critère d’applicabilité analogue à des requêtes qui l’invitaient à conclure à une violation séparée de l’article 1 du Protocole no 1, et donc à rechercher si la suppression de prestations de sécurité ou de prévoyance sociales satisfaisait aux exigences de légalité et de proportionnalité inhérentes à l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Wieczorek c. Pologne, no 18176/05, § 67, 8 décembre 2009, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, § 39, 15 septembre 2009). Dans les affaires en question, la Cour a réaffirmé sa position constante selon laquelle une allégation d’ingérence injustifiée dans un droit à caractère social ne peut relever de l’article 1 du Protocole no 1 si le requérant n’est pas en mesure d’apporter la preuve préliminaire et irréfutable qu’il avait un « droit reconnu » par la législation interne à la date de l’ingérence alléguée. En conséquence, comme la Cour l’a confirmé à nouveau, en dernier lieu dans l’affaire Richardson c. Royaume-Uni ((déc.) no 26252/08, 10 avril 2012, § 17), lorsque « la personne concernée ne satisfait pas ou cesse de satisfaire aux conditions requises pour bénéficier de telle ou telle prestation ou pension prévue par le droit interne, il ne peut y avoir ingérence dans les droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 » (italiques ajoutés). Dans la décision en question, la Cour a renvoyé aux affaires Bellet, Huertas et Vialatte c. France, ((déc.) no 40832/98, 27 avril 1999), et Rasmussen c. Pologne (no 38886/05, § 71, 28 avril 2009).

III.

7. En l’espèce, il est constant, comme la majorité l’admet aux paragraphes 41 et 42 de l’arrêt, que la requérante n’a pas un droit reconnu par la législation interne à la pension d’invalidité qu’elle a réclamée en vain en février et août 2012, et dont le refus a par la suite servi de fondement à l’action exercée par elle, action qui fut en définitive rejetée par le tribunal administratif et du travail le 20 juin 2013. Il s’est donc écoulé plus de deux ans depuis la suppression du droit de la requérante à une pension d’invalidité, et la procédure judiciaire diligentée par la requérante pour contester cette suppression a pris fin le 1er avril 2011. Dans ces conditions, c’est à juste titre que la Cour déclare irrecevable, en application de l’article 35 § 1 de la Convention, la partie de la requête portant sur ladite procédure (paragraphe 31 de l’arrêt)

À nos yeux, ce fait juridique incontesté aurait dû mettre un terme à l’affaire puisque, en matière de prestations sociales, l’existence d’un grief défendable sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 est formellement subordonnée à l’existence d’un droit à de telles prestations reconnu par la législation interne, comme nous l’avons expliqué aux paragraphes 2-6 ci‑dessus. En d’autres termes, la Convention ne garantit pas un droit à une pension d’invalidité indépendamment du droit national.

8. La majorité tente de contourner cette limitation de la portée de l’article 1 du Protocole no 1 dans le domaine des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales en établissant – pour la première fois – qu’un requérant ayant eu droit à une pension d’invalidité en application de la législation interne conserve indéfiniment une « espérance légitime de percevoir une pension/allocation d’invalidité en cas de besoin et aussi longtemps que son état de santé l’exige[ra] » (paragraphe 47 de l’arrêt). Bien que la requérante ait manifestement perdu en 2010 tout droit reconnu à une pension d’invalidité, la majorité n’en conclut pas moins que « la requérante, en sa qualité de cotisante à la sécurité sociale ayant autrefois satisfait aux conditions d’octroi d’une pension, peut se prévaloir d’une espérance légitime et continue dans sa nature juridique » (paragraphe 48 in fine de l’arrêt).

9. En premier lieu – et avec tout le respect que nous lui devons, nous relevons que la majorité se garde de reconnaître ouvertement que cette approche implique une conception totalement nouvelle de la notion d’« espérance légitime » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 et absolument inédite dans la jurisprudence de la Cour, a fortiori dans le domaine des prestations de sécurité ou de prévoyance sociales. Ce faisant, la majorité prétend « appliquer » des principes généraux de la jurisprudence de la Cour – lesquels se trouvent rappelés aux paragraphes 35-39 de l’arrêt –dont l’exacte application ne saurait pourtant conduire au résultat auquel elle est parvenue.

10. En second lieu, nous souhaitons souligner que la Cour a précédemment jugé que la notion autonome de « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 ne se limite pas aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, entre autres, Öneryıldız c. Turquie, no 48939/99, § 124, CEDH 2004-XII). En conséquence, pour qu’un requérant puisse éventuellement avoir un grief défendable sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 sur le fondement d’une « espérance légitime », l’espérance en question doit s’appuyer sur une base juridique normative de droit interne pouvant raisonnablement conférer un droit de propriété à l’intéressé. Il va sans dire que la question de l’existence d’une espérance légitime portant sur un droit de propriété ne saurait se poser lorsque la personne concernée ne peut être titulaire d’un tel droit au regard de la législation nationale compte tenu de la nature et du fondement juridique de celui-ci. Comme la Grande Chambre l’a indiqué sans équivoque dans l’arrêt Kopecký c. Slovaquie ([GC], 44912/98, § 50, CEDH 2004‑IX), « on ne peut conclure à l’existence d’une « espérance légitime » [aux fins de l’article 1 du Protocole no 1] lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que les arguments développés par le requérant à cet égard sont en définitive rejetés par les juridictions nationales » (voir aussi Anheuser-Busch Inc c. Portugal, [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007‑I).

11. En conséquence, le raisonnement suivi par la majorité soulève la question cruciale suivante : quelle est la base juridique normative de l’espérance légitime « continue » que la majorité reconnaît à la requérante ? Il est incontestable que cette base n’est pas à rechercher dans la législation interne hongroise. Nous le répétons : en 2012, la requérante n’avait pas droit à la pension litigieuse. Les juridictions hongroises ont formellement conclu à l’inexistence d’un tel droit. Dans ces conditions, dès lors que l’article 1 du Protocole no 1 ne crée pas un droit à acquérir des biens, et surtout qu’il n’impose aucune restriction à la liberté pour les états contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale, il est évident que la requérante ne pouvait absolument pas avoir en 2012 – soit deux ans après qu’elle eut perdu le droit à une pension d’invalidité que lui reconnaissait la législation interne – une espérance légitime protégée par l’article 1 du Protocole no 1 de conserver un droit autonome inexistant au regard des limites du droit de propriété garanti par la Convention. Nous rappelons que la Cour a énoncé il y a trois ans, dans l’affaire Richardson (précitée, § 17), le principe général selon lequel il ne peut y avoir ingérence dans les droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 lorsque la personne concernée ne satisfait pas ou « cesse de satisfaire » aux conditions d’octroi de telle ou telle prestation ou pension fixées par le droit interne.

12. Le fait que la requérante ait cotisé au régime de sécurité sociale pendant sa vie active semble avoir influencé la majorité (paragraphes 48 et 49 de l’arrêt). Toutefois, cet élément n’a aucune incidence sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 dans le contexte de l’espèce. En tout état de cause, la requérante n’a pas allégué et n’a aucunement démontré devant la Cour que le régime contributif dont il est ici question est fondé sur des cotisations obligatoires, par exemple à un fonds de pension ou à un régime d’assurance sociale, créant un lien direct entre le montant des cotisations et les prestations allouées. En conséquence, la requérante n’a jamais détenu une part identifiable et exigible d’un fonds aux fins de l’article 1 du Protocole no 1, c’est-à-dire un « droit contributif » au sens de la Convention (voir, par exemple, Müller c. Autriche, no 5849/72, décision de la Commission du 1er octobre 1975, Décisions et Rapports (DR) 3, p. 25, G c. Autriche, no 10094/82, décision de la Commission du 14 mai 1984, DR 38, p. 84, et De Kleine Staarman c. Pays-Bas, no 10503/83, décision de la Commission du 16 mai 1985, DR 42, p. 162).

13. Il s’ensuit que les questions de savoir si la requérante a contribué dans une certaine mesure au régime public de pension et si les cotisations versées par elle ont été prises en compte lors de l’examen de son éligibilité à une pension d’invalidité en 2001 sont sans incidence sur l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1 dès lors que l’intéressée n’avait clairement pas droit en 2012 à une telle pension au titre du nouveau régime national mis en place par la loi no CXCI (paragraphe 10 de l’arrêt). Cette conception de l’applicabilité du droit de propriété garanti par la Convention découle directement de la décision Stec et autres (précitée), qui rend en principe inutile la distinction entre les régimes de pension contributifs et les régimes de pension non contributifs dans les états membres aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. Dans un cas comme dans l’autre, le requérant doit démontrer qu’il a un droit reconnu par le droit interne pour que l’article 1 du Protocole trouve à s’appliquer. Ce n’est tout simplement pas le cas de la requérante en l’espèce.

IV.

14. En conclusion, la requérante avait peut-être un grief défendable sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention lors de la suppression de sa pension d’invalidité en 2010, laquelle a fait l’objet devant les juridictions hongroises d’une procédure qui a abouti à une décision définitive rendue en 2011. Quoiqu’il en soit, la Cour n’a pas compétence pour se prononcer sur ce point puisque le grief de la requérante qui s’y rapporte n’a pas été introduit devant elle dans un délai de six mois à compter de la décision définitive rendue dans la procédure en question (paragraphe 7 ci-dessus). La majorité ne saurait remédier à cette situation en inventant un droit matériel à une pension d’invalidité au titre de la Convention – laquelle ne prévoit nullement un tel droit – dont il découlerait des conséquences imprévisibles pour les systèmes de sécurité et de protection sociales des 47 états membres du Conseil de l’Europe.

* * *

[1]. Abrogée par la loi n° CXCI de 2011 à compter du 1er janvier 2012.

[2]. La Convention n° 102 a été ratifiée par 50 pays. Quatorze des états membres du Conseil de l’Europe ont ratifié la partie IX de cet instrument. La Hongrie ne figure pas au nombre des états en question.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-152388
Date de la décision : 10/02/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens);Dommage matériel et préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Dommage matériel;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : BÉLÁNÉ NAGY
Défendeurs : HONGRIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CECH A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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