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05/02/2015 | CEDH | N°001-152332

CEDH | CEDH, AFFAIRE BOCHAN c. UKRAINE (N° 2), 2015, 001-152332


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BOCHAN c. UKRAINE (no 2)

(Requête no 22251/08)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 11 mars 2015

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

5 février 2015

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Bochan c. Ukraine (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro, >Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger,
Erik Møse,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal, ...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BOCHAN c. UKRAINE (no 2)

(Requête no 22251/08)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 11 mars 2015

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour.

STRASBOURG

5 février 2015

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Bochan c. Ukraine (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Ganna Yudkivska,
Angelika Nußberger,
Erik Møse,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Paul Mahoney,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Dmitry Dedov, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 mai et 19 novembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22251/08) dirigée contre l’Ukraine et dont une ressortissante de cet État, Mme Mariya Ivanivna Bochan (« la requérante »), a saisi la Cour le 7 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par son fils, Me I. Bochan, avocat à Ternopil. Le gouvernement ukrainien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme N. Sevostyanova, du ministère de la Justice.

3. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaignait de la procédure conduite dans le cadre du « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles » que, comme le lui permettait le droit ukrainien applicable, elle avait formé sur le fondement de l’arrêt rendu par la Cour au sujet de la première requête introduite par elle (Bochan c. Ukraine, no 7577/02, 3 mai 2007).

4. Le 6 septembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Le 19 novembre 2013, une chambre de la cinquième section composée de Mark Villiger, président, Angelika Nußberger, Boštjan M. Zupančič, Ganna Yudkivska, André Potocki, Paul Lemmens, Aleš Pejchal, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, ni l’une ni l’autre des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement de la Cour – « le règlement »).

6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites. Le 17 mars 2014, après avoir consulté les parties, le président de la Grande Chambre a décidé de ne pas tenir d’audience.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. La requérante est née en 1917 et réside à Ternopil.

9. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Le contexte factuel de l’affaire

10. Depuis 1997, la requérante revendique, en vain jusqu’à présent, la propriété d’une partie d’une maison, en la possession de M. M. au moment des faits, et du terrain sur lequel celle-ci est bâtie. Ses prétentions reposent principalement sur la thèse suivante : cette partie de la maison aurait été construite à ses frais et aux frais de son défunt époux ; ce dernier en aurait régulièrement acquis la propriété et elle en aurait hérité par la suite ; le bien n’aurait pas été vendu à M. M., ce malgré un accord initialement conclu entre lui et le fils de la requérante ; et le contrat de vente sur la base duquel M. M. se dit propriétaire du bien serait un faux.

11. Les juridictions internes examinèrent à de nombreuses reprises la demande en revendication immobilière de la requérante. En définitive, après que l’affaire eut été réattribuée par la Cour suprême à des juridictions inférieures ayant un autre ressort territorial, la requérante fut déboutée. Se fondant sur les dépositions de dix-sept témoins, dont l’un avait été entendu en personne, et sur des documents produits par M. M., les tribunaux de deux degrés de juridiction estimèrent que M. M. avait acheté au fils de la requérante en 1993 les fondations d’une partie de la maison en question, puis bâti celle-ci à ses propres frais. Ils en conclurent que M. M. était le propriétaire légal de cette partie de la maison et qu’il avait le droit de jouir du terrain sur lequel celle-ci avait été construite. La décision définitive, confirmant les conclusions des juridictions inférieures, fut rendue par la Cour suprême le 22 août 2002.

B. L’arrêt rendu par la Cour dans la première affaire

12. Le 17 juillet 2001, la requérante saisit la Cour d’une requête. Elle y alléguait en particulier que son procès devant les juridictions internes avait manqué d’équité. Elle s’y plaignait en outre de la durée de ce procès et voyait dans le résultat auquel celui-ci avait abouti une violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

13. Le 3 mai 2007, la Cour rendit au sujet de cette requête un arrêt qui devint définitif le 3 août 2007. Elle conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des circonstances de la réattribution de l’affaire par la Cour suprême et de l’insuffisance de la motivation des décisions de justice internes, ces aspects ayant été considérés de manière combinée et de manière cumulative (Bochan, précité, § 85).

14. L’arrêt comportait notamment le passage suivant :

« 74. (...) La Cour suprême a ordonné la réattribution [de l’affaire] après avoir expressément récusé les conclusions des juridictions inférieures sur les points de fait et exposé sa position sur l’une des questions centrales en l’espèce (...), avant même le réexamen et l’appréciation des moyens de preuve par lesdites juridictions (...) La Cour suprême n’ayant de surcroît pas motivé sa décision de réattribuer l’affaire, la Cour estime que les craintes de la requérante, laquelle redoutait que les magistrats de la haute juridiction, notamment son vice-président, ne se fussent déjà fait une idée de l’issue de l’affaire et que les juges saisis du dossier le 9 octobre 2000 ne l’examinassent conformément aux vues de la Cour suprême, pouvaient passer pour objectivement justifiées.

75. La Cour estime en outre que, globalement, cette situation procédurale a aussi porté atteinte au principe de la sécurité juridique (Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 51-52, CEDH 2003‑IX). La divergence de vues entre la Cour suprême et les juridictions inférieures sur cette affaire ne pouvait à elle seule motiver les multiples réexamens de celle-ci. Les juridictions supérieures ne devraient exercer leur pouvoir de contrôle que pour corriger les dénis de justice et les erreurs judiciaires, et non pour substituer leur appréciation des faits à celle des juridictions inférieures. »

15. La Cour constata en outre que les juridictions internes n’avaient apporté aucune réponse aux arguments soulevés par la requérante en raison d’un manque de fiabilité des dépositions des témoins et d’une invalidité des preuves documentaires, alors que ces questions étaient déterminantes pour l’issue de l’affaire (Bochan, précité, §§ 81-84).

16. S’appuyant sur les conclusions reprises ci-dessus formulées par elle sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour jugea qu’il ne lui était pas nécessaire de se prononcer sur le grief de la requérante fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, considérant que celui-ci ne soulevait aucune question distincte (Bochan, précité, § 91).

17. Elle rejeta pour défaut de fondement les griefs soulevés par la requérante en raison de la durée de la procédure et d’une discrimination contraire à l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14 de la Convention (Bochan, précité, §§ 87 et 93).

18. Au titre de la satisfaction équitable, la Cour accorda à la requérante 2 000 euros (EUR) pour dommage moral. Elle releva également que « le droit ukrainien permet[tait] à la requérante de demander un nouveau procès à la lumière de son constat d’une violation de l’article 6 commise par les juridictions internes en l’espèce » (Bochan, précité, §§ 97-98).

19. À ce jour, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe n’a pas encore terminé la surveillance de l’exécution de cet arrêt qui lui incombe en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention.

C. Le « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles » formé par la requérante

20. Le 14 juin 2007, la requérante saisit la Cour suprême d’un « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles », sur la base notamment des articles 353 à 355 du code de procédure civile de 2004 (« le code » – paragraphe 24 ci-dessous). S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, elle priait la haute juridiction d’annuler les décisions de justice adoptées dans son procès et de rendre un nouvel arrêt lui donnant gain de cause sur tous les points. Elle joignait à son pourvoi copie de l’arrêt de la Cour et des décisions de justice internes.

21. Par une décision du 14 mars 2008, après en avoir délibéré en chambre du conseil, une formation de dix-huit juges de la chambre civile de la Cour suprême, se fondant sur l’article 358 du code (reproduit au paragraphe 24 ci-dessous), débouta la requérante. Les parties pertinentes de cette décision se lisent ainsi :

« Par un arrêt du 3 mai 2007, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré recevables les griefs de manque d’équité de la procédure et de violation de l’article 1 du Protocole no 1 formulés par la requérante, et irrecevable le reste de la requête. Elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 (...) dans cette affaire. [La Cour] a condamné l’État défendeur à verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt serait devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), pour dommage moral (...)

Au paragraphe 64 de son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé que les griefs de la requérante portaient surtout sur les quatre questions suivantes :

a) Les juridictions saisies de l’affaire avaient-elles été indépendantes et impartiales ?

b) Le fait que le procès se fût tenu devant le tribunal municipal de Tchemerovetsk avait-il empêché la requérante d’y être associée ?

c) Le principe de l’égalité des armes avait-il été respecté, alors que les juridictions internes n’avaient pas entendu les témoins dont elles avaient admis les dépositions écrites à titre de preuve ?

d) Les décisions définitives rendues par les juridictions de première instance, d’appel et de cassation étaient-elles suffisamment motivées ?

Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier, la requérante a été représentée au cours de la procédure [interne] par son fils, avocat de profession (...) À aucun moment de cette procédure elle n’a comparu, alors que les dates des audiences lui avaient été dûment communiquées.

Aucun des participants à la procédure, pas même M. B.I. [le fils de la requérante], n’a demandé la convocation des témoins (...) M. B.I. n’a produit aucune déposition de témoin (...) susceptible de prouver que la maison avait été bâtie à ses frais (ou aux frais de son père ou de sa mère).

Aucune des parties, pas même M. B.I., n’a récusé le juge [de première instance]. M. B.I. n’a tiré grief d’un manque d’objectivité du tribunal (...) qu’une fois le jugement prononcé.

Ainsi qu’il ressort des pièces du dossier, la validité du contrat de vente du 18 mars 1993, aux termes duquel M. M. achetait à M. B.I. la moitié des fondations et certains des matériaux de construction, n’a pas été contestée (...) En outre, un document confirme que la partie gauche de la maison avait été construite aux frais de M. M. et un autre indique que M. M. avait versé à M. B.I. 1 550 000 000 karbovanets [la monnaie provisoire ukrainienne qui avait cours avant septembre 1996] pour les fondations de la partie gauche de la maison. L’expertise conduite en l’espèce n’a pas permis de réfuter ces éléments.

Dans son arrêt, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté en outre que la requérante (...) n’avait produit aucun élément prouvant que l’issue de son procès civil lui avait fait subir dans la jouissance de son droit de propriété une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Elle a estimé que les griefs formulés par la requérante [sur le terrain de ces dispositions] devaient être rejetés pour défaut manifeste de fondement en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention. Elle a conclu que les décisions des juridictions [internes] étaient licites et fondées et elle n’a décidé d’allouer à la requérante une indemnité de 2 000 EUR qu’au motif que les tribunaux ukrainiens n’avaient pas respecté l’exigence de « délai raisonnable ».

Au vu de ce qui précède, il n’y a pas lieu d’annuler, sur la base des moyens exposés dans le pourvoi de Mme Bochan, les décisions rendues par les tribunaux en l’espèce.

Sur la base de [l’article] 358 du [code de procédure civile ukrainien], le collège de juges de la chambre civile de la Cour suprême d’Ukraine

[Décide]

De ne pas faire droit à la demande [de Mme M.I. Bochan] tendant à la révision, à la lumière de circonstances exceptionnelles, du jugement rendu par le tribunal municipal de Tchemerovetsk (région de Khmelnytsk) le 19 janvier 2001, de la décision rendue par la cour d’appel régionale de Khmelnytsk le 1er mars 2001 et de la décision rendue par la Cour suprême d’Ukraine le 22 août 2002. »

22. Le 8 avril 2008, la requérante saisit la Cour suprême d’un nouveau « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles ». Soutenant que la décision du 14 mars 2008 reposait sur une mauvaise « interprétation » de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, elle priait la haute juridiction de réexaminer l’affaire au fond à la lumière des constats, repris au paragraphe 15 ci-dessus, opérés par la Cour sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention dans ledit arrêt.

23. Le 5 juin 2008, se fondant sur l’article 356 du code, une formation de sept juges de la chambre civile de la Cour suprême jugea le pourvoi irrecevable au motif qu’il ne renfermait aucun des moyens, énumérés à l’article 354 du code, susceptibles de justifier la révision de l’affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles (voir le texte de l’article 354 et les extraits pertinents de l’article 356 du code au paragraphe 24 ci-dessous).

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code de procédure civile de 2004

24. Les extraits pertinents de ce code, tels que libellés à l’époque des faits, se lisent ainsi :

Article 353 – Droit de contester une décision de justice
à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. Toute partie à la procédure (...) a le droit de contester devant la Cour suprême d’Ukraine, à la lumière de circonstances exceptionnelles, une décision de justice en matière civile ayant fait l’objet d’une révision en cassation. »

Article 354 – Moyens du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. Une décision de justice en matière civile ayant fait l’objet d’une révision en cassation peut être révisée à la lumière de circonstances exceptionnelles si un pourvoi fondé sur les moyens [suivants] est formé contre elle :

1) une divergence dans l’application de la loi par une ou plusieurs juridictions de cassation ;

2) un constat, par une autorité judiciaire internationale dont la compétence est reconnue par l’Ukraine, de violation par une décision de justice [interne] des engagements internationaux de l’Ukraine. »

Article 355 – Introduction du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. Le pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles est formé dans le délai d’un mois à compter de la découverte de celles-ci.

2. Le pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles est formé conformément aux règles régissant les pourvois en cassation.

(...) »

Article 356 – Recevabilité du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. Une formation de sept juges se prononce, en chambre du conseil, sur la recevabilité du pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles (...)

2. Le pourvoi est déclaré recevable (...) si au moins trois des juges l’estiment tel (...)

3. La décision sur la recevabilité du pourvoi (...) est insusceptible de recours (...)

4. Une copie de la décision par laquelle le pourvoi est déclaré recevable (...) est adressée aux parties (...)

5. Si le pourvoi a été déclaré recevable (...), le tribunal peut surseoir à l’exécution des décisions en cause.

6. Les règles énoncées aux paragraphes 1 à 4 du présent article ne sont pas applicables à un pourvoi dans lequel est soulevé le moyen prévu au paragraphe 2 de l’article 354 du présent code. »

Article 357 – Procédure d’examen à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. L’examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles est une forme de pourvoi en cassation (різновидом касаційного провадження).

2. L’affaire est examinée par une formation judiciaire composée d’au moins les deux tiers des membres de la chambre civile de la Cour suprême d’Ukraine (...)

(...)

4. L’examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles est conduit conformément aux règles régissant la procédure en cassation. »

Article 358 – Pouvoirs de la Cour suprême d’Ukraine saisie d’un pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles

« 1. Lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles, la Cour suprême d’Ukraine peut :

1) rejeter le pourvoi et laisser inchangée la décision attaquée (...) ;

2) annuler, en totalité ou en partie, la décision attaquée et renvoyer l’affaire devant la juridiction de première instance, d’appel ou de cassation pour qu’elle soit rejugée (...) ;

3) annuler la décision d’appel ou de cassation attaquée et confirmer la décision de première instance erronément annulée (...) ;

4) annuler les décisions rendues en l’espèce et prononcer la clôture de la procédure (...) ;

5) réformer la décision attaquée ou en adopter une nouvelle sur le fond (...) »

Article 360 – Force obligatoire des décisions de la Cour suprême

« Les décisions rendues par la Cour suprême d’Ukraine à la lumière de circonstances exceptionnelles ont force de loi dès leur prononcé et elles ne sont pas susceptibles de recours. »

B. La loi du 23 février 2006[1] sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et l’application de la jurisprudence de celle-ci

25. Les parties pertinentes de cette loi, telle que libellée à l’époque des faits, se lisent ainsi :

« La présente loi régit les relations nées de l’obligation pour l’État d’exécuter les arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires dirigées contre l’Ukraine ; de la nécessité d’éliminer les causes des violations par l’Ukraine de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et des Protocoles à celle-ci ; de la nécessité d’intégrer les normes européennes de protection des droits de l’homme dans la pratique juridique et administrative en Ukraine ; et de la nécessité de créer les conditions de nature à faire baisser le nombre de requêtes dirigées contre l’Ukraine devant la Cour européenne des droits de l’homme. »

Article 1 – Définitions

« 1. Aux fins de la présente loi, les termes ci-dessous sont définis comme suit :

(...)

La Convention – la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales de 1950 et les Protocoles à celle-ci dont [le parlement ukrainien] a reconnu la force obligatoire ;

La Cour – la Cour européenne des droits de l’homme ;

(...)

Le bénéficiaire – a) requérant devant la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire dirigée contre l’Ukraine en faveur duquel la Cour a rendu un arrêt ou dans le cas duquel les parties sont parvenues à un règlement amiable ou ses représentants ou ayants droit (...) ;

(…)

L’exécution d’un arrêt [de la Cour] – a) le versement d’une indemnité au bénéficiaire et l’adoption de mesures individuelles ; b) l’adoption de mesures générales ;

(...) »

Article 2 – Exécution des arrêts [de la Cour]

« 1. Tout arrêt [de la Cour] lie l’Ukraine et doit être exécuté par celle-ci conformément à l’article 46 de la Convention.

2. La procédure d’exécution des arrêts de la Cour est régie par la présente loi, par la loi sur les voies d’exécution et par d’autres textes normatifs, eu égard aux dispositions expresses de la présente loi. »

Article 10 – Mesures individuelles additionnelles

« 1. Outre le versement d’une indemnité, des mesures individuelles sont adoptées en vue du rétablissement dans ses droits du bénéficiaire lésé.

2. Par mesures individuelles on entend notamment :

a) le rétablissement, dans la mesure du possible, du bénéficiaire dans la situation juridique qui était la sienne avant la violation de la Convention (restitutio in integrum) ;

(...)

3. Le bénéficiaire est rétabli dans sa situation juridique antérieure notamment par les moyens suivants :

a) le réexamen de l’affaire par un tribunal, y compris la réouverture de la procédure en cause ;

b) le réexamen de l’affaire par un organe administratif. »

Article 11 – Démarches à accomplir par le bureau de l’agent du Gouvernement
en matière de mesures individuelles

« 1. Dans les trois jours à compter de la notification par la Cour du caractère définitif de l’arrêt, le bureau de l’agent du Gouvernement :

a) adresse au bénéficiaire un avis lui signifiant son droit d’entamer une action en révision de l’affaire et/ou de rouvrir la procédure conformément au droit en vigueur ;

(...) »

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE AU SEIN DES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE

26. Une étude comparative de la législation et de la pratique de trente-huit États membres du Conseil de l’Europe montre que bon nombre d’entre eux ont mis en place des mécanismes internes permettant de demander, sur la base d’un constat de violation de la Convention formulé par la Cour, le réexamen d’une affaire civile tranchée par une décision de justice définitive. En particulier, dans vingt-deux de ces États, le code de procédure civile national habilite expressément tout justiciable en faveur de qui la Cour européenne des droits de l’homme ou toute autre juridiction internationale a rendu une décision concluant que ses droits avaient été enfreints dans le cadre d’une affaire civile à demander le réexamen de l’affaire sur la base de cette décision. Ces États sont les suivants : l’Albanie, l’Allemagne, Andorre, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Croatie, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Géorgie, la Lettonie, la Lituanie, la République de Moldova, le Monténégro, la Norvège, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Suisse et la Turquie. Dans tous ces pays, le réexamen doit être demandé devant le juge, mais le niveau de juridiction varie d’un État membre à l’autre. Pour certains, c’est la plus haute juridiction qui doit être saisie, c’est-à-dire la Cour suprême (l’Albanie, l’Azerbaïdjan, l’Estonie et la Lituanie) ou la Cour constitutionnelle (la République tchèque). Pour d’autres, le réexamen doit être demandé devant la juridiction qui a rendu la décision litigieuse (la Croatie, l’ex-République yougoslave de Macédoine et la Serbie). En principe, le réexamen n’est pas de droit, mais il doit satisfaire à des critères de recevabilité tels que le respect de délais, la qualité du demandeur pour ester et la motivation de la demande (c’est le cas, par exemple, en Albanie, en ex-République yougoslave de Macédoine, en Géorgie, au Monténégro et en Turquie). Certaines législations nationales prévoient d’autres conditions ; il faut, par exemple, que les conséquences graves de la violation persistent (la Roumanie), que la réparation n’ait pas remédié à la violation (la Slovaquie) ou qu’il soit impossible de dédommager le requérant par un quelconque autre moyen (l’Estonie).

27. Si, dans seize des trente-huit États membres étudiés (l’Autriche, la Belgique, l’Espagne, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Liechtenstein, le Luxembourg, Monaco, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni (Angleterre et pays de Galles), la Slovénie et la Suède), le réexamen en matière civile sur la base d’un constat de violation de la Convention formulé par la Cour n’est à ce jour pas expressément prévu dans les dispositions légales en vigueur, les requérants qui ont obtenu une décision concluant à la violation de la Convention ont toujours la possibilité, dans certains desdits États (en l’occurrence en France, aux Pays-Bas et en Pologne), de demander le réexamen de leur affaire par le biais de la procédure en révision en plaidant l’apparition d’éléments nouveaux ou l’existence de vices de procédure.

IV. LA RECOMMANDATION No R (2000) 2 DU COMITÉ DES MINISTRES

28. Dans sa Recommandation no R (2000) 2, adoptée le 19 janvier 2000 lors de la 694e réunion des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres a indiqué qu’il se dégageait de la pratique relative au contrôle de l’exécution des arrêts de la Cour qu’il y avait des circonstances exceptionnelles dans lesquelles le réexamen d’une affaire ou la réouverture d’une procédure se révélait être le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum. Il a donc invité les États à instaurer des mécanismes de réexamen pour les affaires concernées par des constats de violation de la Convention formulés par la Cour, surtout dans les cas suivants :

« i) la partie lésée continue de souffrir des conséquences négatives très graves à la suite de la décision nationale, conséquences qui ne peuvent être compensées par la satisfaction équitable et qui ne peuvent être modifiées que par le réexamen ou la réouverture, et

ii) il résulte de l’arrêt de la Cour que

a) la décision interne attaquée est contraire sur le fond à la Convention, ou

b) la violation constatée est causée par des erreurs ou défaillances de procédure d’une gravité telle qu’un doute sérieux est jeté sur le résultat de la procédure interne attaquée. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

29. La requérante dénonce la procédure conduite dans le cadre de son « pourvoi à la lumière de circonstances exceptionnelles » (« le pourvoi exceptionnel »), qui a pris fin avec la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008. En particulier, lorsqu’elle a examiné ce pourvoi, la haute juridiction n’aurait pas tenu compte des conclusions que la Cour, dans son arrêt du 3 mai 2007, aurait formulées, sur le terrain de l’article 6 § 1, quant à l’appréciation faite des éléments de preuve par le juge interne (paragraphe 15 ci-dessus). Elle n’aurait pas non plus abordé certains des points les plus importants de l’affaire, notamment la validité de la principale des preuves documentaires sur lesquelles les décisions des juridictions internes étaient fondées. De plus, son raisonnement relatif à l’issue de la première requête contredirait les conclusions énoncées par la Cour dans son arrêt du 3 mai 2007 (paragraphes 13 et 18 ci-dessus). La requérante considère que la manière, inéquitable selon elle, dont la Cour suprême a examiné son pourvoi exceptionnel a emporté une nouvelle violation de l’article 6 § 1 et de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellés dans leurs parties pertinentes en l’espèce :

Article 6 § 1

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

30. La Cour relève d’emblée que la requête ici examinée fait suite à une précédente requête introduite par la même personne au sujet d’un litige civil portant sur la propriété d’une partie d’un immeuble. Dans son arrêt du 3 mai 2007 concernant la première requête, elle jugea que les décisions de justice internes en cause avaient été rendues dans le cadre d’une procédure qui avait méconnu les garanties d’indépendance et d’impartialité caractérisant un procès équitable au sens de l’article 6 § 1, ainsi que la sécurité juridique et l’obligation de fournir une motivation suffisante (paragraphes 13-15 ci-dessus). S’appuyant principalement sur cet arrêt, la requérante attaqua lesdites décisions en saisissant la Cour suprême d’un pourvoi exceptionnel. En mars 2008, à l’issue de la procédure objet de la présente affaire, la Cour suprême rejeta son pourvoi au motif que les décisions contestées étaient correctes et fondées.

31. La Cour doit en premier lieu rechercher si, compte tenu de la répartition des compétences opérée par la Convention entre le Comité des Ministres et elle-même relativement à la surveillance de l’exécution de ses arrêts, l’article 46 de la Convention l’empêche d’examiner les divers griefs soulevés par la requérante (voir, par exemple, Lyons et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 15227/03, CEDH 2003-IX). Si tel n’est pas le cas, il lui faudra en deuxième lieu rechercher si les garanties de la Convention, en particulier celles découlant de l’article 6 § 1, devaient s’appliquer à la procédure d’examen du pourvoi exceptionnel (Steck-Risch et autres c. Liechtenstein (déc.), no 29061/08, 11 mai 2010) et, dans l’affirmative, si les exigences de l’article 6 § 1 ont été respectées.

32. Il y a toutefois lieu de noter au préalable que les griefs de la requérante sont principalement dirigés contre la procédure relative au pourvoi exceptionnel formé par elle le 14 juin 2007 et rejeté par la Cour suprême le 14 mars 2008. Compte tenu de sa nature et de son issue, le pourvoi similaire formé subséquemment par la requérante et rejeté par la Cour suprême le 5 juin 2008 sera lui aussi pris en compte (paragraphes 55-56 ci-dessous).

A. L’article 46 de la Convention fait-il obstacle à l’examen par la Cour des griefs soulevés en l’espèce ?

1. Principes généraux

33. Si elle n’est pas soulevée dans le cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la question du respect par les Hautes Parties contractantes des arrêts de la Cour échappe à la compétence de celle-ci (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 56, 18 octobre 2011). L’article 46 § 2 de la Convention donne au Comité des Ministres le pouvoir de surveiller l’exécution des arrêts de la Cour et d’apprécier les mesures prises par les États défendeurs. Toutefois, le rôle que joue le Comité des Ministres dans le cadre de l’exécution des arrêts de la Cour n’empêche pas celle-ci d’examiner une nouvelle requête portant sur des mesures prises par un État défendeur en exécution de l’un de ses arrêts si cette requête renferme des éléments pertinents nouveaux touchant des questions non tranchées dans l’arrêt initial (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, §§ 61-63, CEDH 2009).

34. Les principes généraux pertinents à cet égard sont exposés dans la décision Egmez c. Chypre ((déc.), no 12214/07, §§ 48-56, 18 septembre 2012)[2] :

« 48. La Cour rappelle que les constats de violation dans ses arrêts sont en principe déclaratoires (Krčmář et autres c. République tchèque (déc.), no 69190/01, 30 mars 2004, Lyons et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 15227/03, CEDH 2003-IX, et Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 58, série A no 31) et que, aux termes de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé d’en surveiller l’exécution (voir, mutatis mutandis, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330-B). Il s’ensuit notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Pisano c. Italie (radiation) [GC], no 36732/97, § 43, 24 octobre 2002, et Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000‑VIII). L’État défendeur reste libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour ([ibidem], § 249). La Cour, quant à elle, n’a aucun rôle à jouer dans ce dialogue (Lyons et autres, décision précitée).

49. Bien que la Cour puisse dans certains cas indiquer la mesure précise, compensatoire ou autre, que l’État défendeur devra prendre (voir, par exemple, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, point 14 du dispositif, CEDH 2004-II, et Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003), c’est au Comité des Ministres, en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention, qu’il revient d’apprécier la mise en œuvre de ces mesures (Greens et M.T. c. Royaume-Uni, nos 60041/08 et 60054/08, § 107, [CEDH] 2010, Suljagić c. Bosnie-Herzégovine, no 27912/02, § 61, 3 novembre 2009, Hutten-Czapska c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 35014/97, § 42, 28 avril 2008, Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, §§ 231-239 et dispositif, CEDH 2006-VIII, Broniowski c. Pologne (règlement amiable) [GC], no 31443/96, § 42, CEDH 2005-IX, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 189-194 et dispositif, CEDH 2004-V).

50. En conséquence, la Cour a toujours souligné qu’elle n’a pas compétence pour vérifier si une Partie contractante s’est conformée aux obligations imposées par l’un de ses arrêts. Elle a ainsi refusé d’examiner des griefs tirés d’une inexécution par l’État de ses arrêts, les déclarant irrecevables ratione materiae (Moldovan et autres c. Roumanie (déc.), nos 8229/04 et 29 autres, 15 février 2011, Dowsett c. Royaume-Uni (no 2) (déc.), no 8559/08, 4 janvier 2011, Öcalan c. Turquie (déc.), no 5980/07, 6 juillet 2010, Haase c. Allemagne, no 11057/02, CEDH 2004-III, Komanický c. Slovaquie (déc.), no 13677/03, 1er mars 2005, Lyons et autres, décision précitée, Krčmář et autres, décision précitée, et Franz Fischer c. Autriche (déc.), no 27569/02, CEDH 2003-VI).

51. Le rôle joué par le Comité des Ministres dans ce domaine ne signifie pas pour autant que les mesures prises par un État défendeur en vue de remédier à la violation constatée par la Cour ne puissent pas soulever un problème nouveau, non tranché par l’arrêt (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, § 62, Hakkar c. France (déc.), no 43580/04, 7 avril 2009, Haase, précité, Mehemi [c. France (no 2), no 53470/99, § 43, CEDH 2003-IV], Rongoni c. Italie, no 44531/98, § 13, 25 octobre 2001, Rando c. Italie, no 38498/97, § 17, 15 février 2000, Leterme c. France, 29 avril 1998, Recueil 1998-III, Pailot c. France, 22 avril 1998, § 57, Recueil 1998‑II, et Olsson c. Suède (no 2), 27 novembre 1992, série A no 250), et à elles seules faire l’objet d’une nouvelle requête que la Cour pourrait être appelée à examiner.

52. Sur ce fondement, la Cour s’est dite compétente pour connaître de griefs formulés dans un certain nombre d’affaires faisant suite à des arrêts rendus par elle, par exemple lorsque les autorités internes avaient procédé à un réexamen du dossier dans le cadre de l’exécution de l’un de ses arrêts, que ce soit par la réouverture de l’instance (Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, 11 octobre 2011, et Hertel [c. Suisse (déc.), no 53440/99, CEDH 2002‑I]) ou par la conduite d’un tout nouveau procès (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, 18 octobre 2011, et Liou c. Russie (no 2), no 29157/09, 26 juillet 2011).

53. De plus, dans le cas particulier d’une violation d’un droit conventionnel se poursuivant après l’adoption d’un arrêt constatant que ce droit a été violé pendant une certaine période, il n’est pas inhabituel que la Cour examine une seconde requête alléguant la violation de ce droit pendant la période subséquente (voir, parmi d’autres, Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie, no 23687/05, §§ 93-96, 15 novembre 2011, concernant un maintien en détention, Wasserman c. Russie (no 2), no 21071/05, §§ 36-37, 10 avril 2008, concernant l’inexécution d’une décision de justice interne, et Rongoni c. Italie, précité, § 13, concernant la durée d’un procès). Dans ces affaires, le « problème nouveau » était né de la persistance de la violation constatée dans la décision initiale de la Cour. Le contrôle opéré par cette dernière se limite toutefois aux périodes nouvelles en question et à tout nouveau grief qui en serait tiré (voir, par exemple, Ivanţoc et autres, précité).

54. Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que le constat de l’existence d’un « problème nouveau » dépend dans une large mesure des circonstances particulières de l’affaire et que la distinction entre les cas n’est pas toujours nette. Par exemple, dans l’affaire Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précitée, la Cour a conclu à sa compétence pour connaître d’un grief tiré du rejet par la juridiction interne en cause d’une demande de réouverture de la procédure à la suite de l’un de ses arrêts. Elle s’est principalement appuyée sur la nouveauté des motifs du rejet de la demande, lesquels constituaient donc des éléments pertinents nouveaux susceptibles de donner lieu à une nouvelle violation de la Convention (ibidem, § 65). Elle a considéré aussi que si le Comité des Ministres avait clos la surveillance de l’exécution de son arrêt sans avoir pris en compte le refus de réouverture, c’était parce qu’il n’avait pas été informé de celui-ci. Elle a estimé que, sous cet angle également, le rejet en question constituait un élément nouveau (ibidem, § 67). De la même manière, dans son récent arrêt Emre, précité, elle a jugé que constituait un élément nouveau une nouvelle décision de justice interne rendue à la suite de la réouverture du procès et renfermant une nouvelle mise en balance des intérêts concurrents. Elle a également constaté à cet égard que la procédure d’exécution devant le Comité des Ministres n’avait pas encore été entamée. Des griefs comparables ont cependant été rejetés dans les affaires Schelling c. Autriche (no 2) (déc.), no 46128/07, 16 septembre 2010, et Steck-Risch et autres c. Liechtenstein (déc.) no 29061/08, 11 mai 2010, la Cour ayant estimé, au vu du dossier, que les rejets des demandes de réouverture par les juridictions nationales ne se fondaient pas sur des motifs nouveaux susceptibles de donner lieu à une nouvelle violation de la Convention et ne pouvaient pas non plus être rattachés à de tels motifs. Elle a par ailleurs observé dans sa décision Steck-Risch et autres, précitée, que le Comité des Ministres avait clos sa surveillance de l’exécution de l’arrêt antérieur de la Cour avant que le juge national ne refuse de rouvrir le procès et sans avoir considéré qu’une demande de réouverture pouvait être formée. Il n’y avait aucun élément pertinent nouveau à cet égard non plus.

55. Mention doit être faite aussi à ce titre des critères établis dans la jurisprudence relative à l’article 35 § 2 b) de la Convention, aux termes duquel une requête doit être déclarée irrecevable si elle est « essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour (...) et ne contient pas de faits nouveaux ». Premièrement, pour qu’une requête soit considérée comme « essentiellement la même » qu’une requête précédente, il faut qu’elles se rapportent toutes deux à des parties, des griefs et des faits identiques (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, § 63, et Pauger c. Autriche, nos 16717/90 et 24872/94, décisions de la Commission du 9 janvier 1995, non publiées). Deuxièmement, la notion de grief se caractérise par les faits qui y sont allégués et pas simplement par les motifs et arguments juridiques qui y sont invoqués (Guerra et autres c. Italie, 19 février 1998, § 44, Recueil 1998-I, et Powell et Rayner c. Royaume-Uni, 21 février 1990, § 29, série A no 172). Troisièmement, dès lors que son auteur invoque des faits nouveaux, la requête n’est pas essentiellement la même qu’une requête précédente (Patera c. République tchèque, no 25326/03, décision de la Commission du 10 janvier 1996, non publiée, et Chappex c. Suisse, no 20338/92, décision de la Commission du 12 octobre 1994, non publiée).

56. En conséquence, il n’y a pas empiètement sur les pouvoirs conférés au Comité des Ministres par l’article 46 – surveiller l’exécution des arrêts de la Cour et apprécier la mise en œuvre des mesures prises par les États au titre de cet article – là où la Cour connaît des faits nouveaux dans le cadre d’une nouvelle requête (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, § 67). »

2. Application des principes susmentionnés aux faits de l’espèce

35. Pour en venir au cas d’espèce, la Cour estime qu’on peut voir dans certaines des observations de la requérante un grief de défaut de bonne exécution de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007 au sujet de sa première requête. La requérante paraît en particulier soutenir que, au cours de la procédure qui s’est conclue par la décision de la Cour suprême du 14 mars 2008, il n’a pas été remédié aux défaillances de la procédure – objet de l’arrêt rendu par la Cour en 2007 – initialement conduite devant le juge interne, faute pour la haute juridiction d’avoir abordé la question de la validité de la principale des preuves documentaires sur lesquelles reposaient les décisions de justice internes contestées (paragraphe 29 ci-dessus). Or tout grief tiré d’une inexécution d’un arrêt de la Cour ou d’un défaut de redressement d’une violation déjà constatée par elle échappe à sa compétence ratione materiae (voir le résumé de la jurisprudence de la Cour reproduit au paragraphe précédent et en particulier la décision Lyons et autres, précitée). Dès lors, pour autant qu’ils se rapportent à un défaut de redressement de la violation de l’article 6 § 1 constatée par la Cour dans son arrêt de 2007, les griefs de la requérante doivent, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention, être déclarés incompatibles ratione materiae avec celle-ci.

36. La nouvelle requête soulève toutefois aussi un nouveau grief, qui a trait moins à l’issue qu’à la conduite et à l’équité de la procédure tranchée par la Cour suprême en 2008, laquelle est distincte de la procédure interne visée dans l’arrêt de 2007 et postérieure à celle-ci.

37. Le grief de la requérante sur ce point, tel qu’il peut se déduire de ses observations, porte sur la manière dont la Cour suprême a traité l’un de ses principaux arguments fondés sur l’arrêt rendu par la Cour en 2007. En particulier, la requérante soutient que le raisonnement suivi par la Cour suprême dans sa décision du 14 mars 2008 contredit manifestement les constats correspondants opérés par la Cour dans son arrêt de 2007 (paragraphe 29 ci-dessus). Ce grief est donc tiré non pas de l’issue proprement dite de la procédure suivie dans le cadre du pourvoi exceptionnel formé par la requérante ni d’une ineffectivité de l’exécution de l’arrêt de la Cour par les juridictions nationales, mais de la manière dont la Cour suprême est parvenue à la décision de mars 2008 au cours de cette procédure (comparer avec les décisions précitées Steck-Risch et autres, Öcalan et Schelling (no 2), où aucune allégation distincte de manque d’équité n’avait été formulée au sujet de la conduite des nouvelles procédures engagées devant le juge interne par les requérants dans ces affaires). Certes, les démarches de la requérante visant à faire réexaminer les décisions internes rendues en l’espèce avaient incontestablement un rapport avec l’exécution de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, mais non seulement les griefs que l’intéressée tire d’un manque d’équité de la procédure judiciaire ultérieure ont trait à une situation distincte de celle examinée dans cet arrêt, mais ils renferment des éléments nouveaux se rapportant à des questions non tranchées par lui.

38. Dès lors, en l’espèce, le « problème nouveau » que la Cour a compétence pour trancher sans empiéter sur les prérogatives de l’État défendeur et du Comité des Ministres découlant de l’article 46 de la Convention concerne le manque d’équité allégué de la procédure conduite dans le cadre du pourvoi exceptionnel formé par la requérante, et non son issue proprement dite ou ses conséquences sur la bonne exécution de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007.

39. Partant, l’article 46 de la Convention ne fait pas obstacle à l’examen par la Cour du nouveau grief soulevé par la requérante en raison d’un manque d’équité de la procédure qui s’est conclue par la décision de la Cour suprême du 14 mars 2008. La Cour va à présent rechercher si les garanties d’équité requises par l’article 6 § 1 de la Convention devaient s’appliquer à la procédure interne litigieuse.

B. Le nouveau grief de la requérante est-il compatible ratione materiae avec l’article 6 § 1 de la Convention ?

1. Thèses des parties

40. Le Gouvernement soutient que l’article 6 de la Convention était inapplicable à la procédure suivie dans le cadre du pourvoi exceptionnel formé par la requérante. Il explique que la décision du 14 mars 2008 par laquelle la Cour suprême a rejeté le premier pourvoi de la requérante a été rendue avant dire droit et n’a pas tranché une contestation sur ses droits ou obligations de caractère civil. Ce serait la décision de rejet du second pourvoi, rendue par la Cour suprême le 5 juin 2008, qui aurait « défini » lesdits droits ou obligations. Dès lors, toutefois que l’intéressée ne se serait pas plainte de la procédure conduite en juin 2008, il y aurait lieu de conclure à l’inapplicabilité de l’article 6.

41. La requérante, de son côté, soutient que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable à la procédure suivie dans le cadre de son pourvoi exceptionnel à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

42. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 sous son volet « civil » trouve à s’appliquer, il faut qu’il y ait « contestation » sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, et ce qu’il soit protégé par la Convention ou non. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse ; elle peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice ; enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi bien d’autres précédents, Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 74, CEDH 2009, et Boulois c. Luxembourg [GC], no 37575/04, § 90, CEDH 2012).

43. À cet égard, la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif, etc.) ne revêtent pas une importance déterminante (Micallef, précité, § 74).

b) Jurisprudence sur l’applicabilité de l’article 6 aux procédures de recours extraordinaire

44. Selon une jurisprudence ancienne et constante qui reflète les principes ci-dessus, la Convention ne garantit pas un droit à la réouverture d’une procédure terminée. Quant aux procédures extraordinaires permettant de solliciter pareille réouverture, il ne s’y agit pas en principe de statuer sur des « contestations » relatives à des « droits ou obligations de caractère civil » ou sur le bien-fondé d’« accusations en matière pénale ». L’article 6 leur est donc jugé inapplicable (voir, parmi bien d’autres précédents, X c. Autriche, no 7761/77, décision de la Commission du 8 mai 1978, Décisions et rapports (DR) 14, p. 171, Surmont, De Meurechy et autres c. Belgique, nos 13601/88 et 13602/88, décision de la Commission du 6 juillet 1989, DR 62, p. 284, J.F. c. France (déc.), no 39616/98, 20 avril 1999, Zawadzki c. Pologne (déc.), no 34158/96, 6 juillet 1999, Sonnleitner c. Autriche (déc.), no 34813/97, 6 janvier 2000, Sablon c. Belgique, no 36445/97, § 86, 10 avril 2001, Gorizdra c. Moldova (déc.) no 53180/99, 2 juillet 2002, Kucera c. Autriche, no 40072/98, 3 octobre 2002, Franz Fischer, décision précitée, Jussy c. France, no 42277/98, § 18, 8 avril 2003, Dankevitch c. Ukraine, no 40679/98, 29 avril 2003, Steck-Risch et autres, décision précitée, Öcalan, décision précitée, Schelling (no 2), décision précitée, Hurter c. Suisse (déc.), no 48111/07, 15 mai 2012, et Dybeku c. Albanie (déc.), no 557/12, § 30, 11 mars 2014). En effet, une fois l’affaire tranchée par un jugement interne définitif ayant acquis force de chose jugée, on ne peut en principe soutenir qu’un recours ou une demande extraordinaires formés ultérieurement pour solliciter la révision de ce jugement permettent d’alléguer de manière défendable qu’il existe un droit reconnu dans l’ordre juridique national, ou que l’issue de la procédure au cours de laquelle il s’agit de statuer sur l’opportunité de réexaminer l’affaire est déterminante pour des « droits et obligations de caractère civil » ou une « accusation en matière pénale » (comparer avec l’arrêt Melis c. Grèce, no 30604/07, §§ 18-20, 22 juillet 2010, qui s’écarte de ce raisonnement).

45. Ce raisonnement a été suivi aussi dans des cas où la réouverture d’une procédure interne terminée avait été demandée sur la base d’un constat par la Cour d’une violation de la Convention (voir, par exemple, Franz Fischer, décision précitée). En déclarant irrecevable le grief soulevé par l’association requérante sur le terrain de l’article 6 dans Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) (no 32772/02, § 24, 4 octobre 2007), la chambre s’est exprimée comme suit :

« 24. (...) il ressort de sa jurisprudence que cette disposition ne s’applique pas à la procédure d’examen d’une demande tendant à la révision d’une condamnation ou d’un procès civil (Sablon c. Belgique, no 36445/97, § 86, 10 avril 2001). La Cour ne voit aucune raison de ne pas appliquer ce raisonnement également à la demande de révision après la constatation par elle d’une violation de la Convention (voir, pour une affaire pénale, Franz Fischer c. Autriche (déc.), no 27569/02, CEDH 2003‑VI). Elle estime donc que le grief tiré de l’article 6 est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. »

46. En revanche, si un recours extraordinaire conduit de plein droit ou concrètement à faire entièrement rejuger le litige, l’article 6 s’applique de la manière habituelle à la procédure de « réexamen » (voir, par exemple, Sablon, précité, §§ 88-89, Vaniane c. Russie, no 53203/99, § 56, 15 décembre 2005, Zassourtsev c. Russie, no 67051/01, § 62, 27 avril 2006, Alexeïenko c. Russie, no 74266/01, § 55, 8 janvier 2009, Hakkar, décision précitée, et Rizi c. Albanie (déc.), no 49201/06, § 47, 8 novembre 2011).

47. L’article 6 a de même été considéré comme applicable dans certains cas où, bien qu’appelée « extraordinaire » ou « exceptionnelle » en droit interne, la procédure avait été jugée assimilable dans sa nature et son étendue à une procédure d’appel ordinaire, la qualification au niveau interne n’étant pas regardée par la Cour comme déterminante pour la question de l’applicabilité.

48. C’est ainsi que dans l’arrêt San Leonard Band Club c. Malte (no 77562/01, §§ 41-48, CEDH 2004‑IX) la Cour a jugé l’article 6 applicable à une procédure en révision d’un procès. Elle a considéré que la demande en révision était assimilable à un pourvoi en cassation, que les autorités maltaises ne jouissaient en la matière d’aucune latitude, mais qu’elles étaient tenues de statuer sur la demande, et que l’issue de la procédure de révision était déterminante pour les « droits et obligations de caractère civil » de la société requérante.

49. De même, dans son arrêt Maresti c. Croatie (no 55759/07, 25 juin 2009), la Cour a estimé qu’une procédure en réexamen extraordinaire d’un jugement définitif en matière pénale tombait dans le champ d’application de l’article 6. S’attachant à la nature et aux particularités de cette procédure, elle a relevé que la demande en réexamen extraordinaire n’était ouverte à l’accusé que dans le cas très limité d’une erreur de droit commise au détriment de ce dernier, qu’elle devait être formée dans un délai strict d’un mois à compter de la notification à l’accusé de la décision d’appel et que la Cour suprême croate ne jouissait d’aucune latitude dans le choix des motifs de révision, qui étaient expressément énumérés dans le code de procédure pénale croate. Elle a ajouté que ladite demande avait un équivalent en procédure civile croate, à savoir un pourvoi en cassation en matière civile, auquel l’article 6 s’appliquait (ibidem, §§ 25-28).

50. En somme, si l’article 6 § 1 n’est en principe pas applicable aux recours extraordinaires permettant de solliciter la réouverture d’une procédure terminée, la nature, la portée et les particularités de pareille procédure dans tel ou tel ordre juridique peuvent être propres à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 1 et des garanties d’équité du procès que cette disposition accorde au justiciable. Aussi la Cour dit examiner la nature, la portée et les particularités du recours extraordinaire dont il est question en l’espèce.

c) Application en l’espèce des principes susmentionnés

51. Se tournant donc vers les circonstances concrètes de l’espèce, la Cour relève que, à l’époque des faits, le code de procédure civile garantissait à toute partie à un litige clos par une décision de cassation « le droit de contester devant la Cour suprême (...), à la lumière de circonstances exceptionnelles, une décision de justice en matière civile » (article 353, disposition introductive de la partie du code consacrée aux pourvois exceptionnels et dont le texte est reproduit au paragraphe 24 ci-dessus). En vertu de la disposition suivante du code (l’article 354 § 1, dont le texte est lui aussi reproduit au paragraphe 24 ci-dessus), « un constat, par une autorité judiciaire internationale dont la compétence est reconnue par l’Ukraine, de violation par une décision de justice [interne] des engagements internationaux de l’Ukraine » était l’un des deux moyens susceptibles de fonder un pourvoi exceptionnel. L’article 357 du code définissait en outre l’« examen d’une affaire à la lumière de circonstances exceptionnelles » comme étant une « forme de pourvoi en cassation », assimilable à un tel pourvoi tant du point de vue des pouvoirs de contrôle exercés par la Cour suprême que du point de vue de la procédure applicable. De même, le pouvoir décisionnel de la Cour suprême quant à l’issue d’un pourvoi exceptionnel était comparable à celui dont elle disposait en cassation. Ainsi, la procédure de pourvoi exceptionnel pouvait déboucher sur l’une des différentes catégories de décisions énumérées à l’article 358 du code. La Cour suprême pouvait en particulier « rejeter le pourvoi et laisser inchangée la décision attaquée », « annuler, en totalité ou en partie, la décision attaquée et renvoyer l’affaire devant la juridiction [inférieure compétente] pour qu’elle soit rejugée », « annuler la décision d’appel ou de cassation attaquée et confirmer la décision de première instance erronément annulée » ou « réformer la décision attaquée ou en adopter une nouvelle sur le fond ».

52. Aux fins de l’analyse par la Cour de la nature et de la portée du recours exercé par la requérante sur la base du code de procédure civile, le cadre législatif de référence que constituent les dispositions de la loi de 2006 sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et l’application de la jurisprudence de celle-ci peut lui aussi revêtir un certain intérêt (paragraphe 25 ci-dessus, où sont reproduites les parties pertinentes de la loi). En particulier, l’article 10 § 3 a) de cette loi disposait que « [l]e bénéficiaire » – c’est-à-dire un requérant ayant obtenu gain de cause devant la Cour – « [serait] rétabli dans sa situation juridique antérieure notamment par (...) le réexamen de l’affaire par un tribunal, y compris la réouverture de la procédure en cause ». De plus, aux termes de l’article 11 § 1 a) de la même loi, le bureau de l’agent du Gouvernement devait adresser « au bénéficiaire un avis lui signifiant son droit d’entamer une action en révision de l’affaire et/ou de rouvrir la procédure conformément au droit en vigueur ».

53. Le cadre juridique en vigueur en Ukraine ouvrait donc à la requérante un recours permettant le réexamen de son litige civil par la Cour suprême à la lumière du constat de la Cour jugeant viciées les décisions internes initiales. Compte tenu du type de réexamen prévu, le pourvoi exceptionnel formé par la requérante peut passer pour un prolongement de la procédure civile (close), assimilable au pourvoi en cassation tel que défini par le droit ukrainien. Dans ces conditions, la Cour estime que, dès l’instant où les caractéristiques de cette procédure assimilable à la cassation peuvent avoir une incidence sur la manière dont jouent les garanties procédurales figurant à l’article 6 § 1 (Delcourt c. Belgique, 17 janvier 1970, § 26, série A no 11), celles-ci doivent lui être applicables de la même façon qu’elles le sont généralement à la procédure de cassation en matière civile (voir, par exemple, Mushta c. Ukraine, no 8863/06, § 39, 18 novembre 2010, et, mutatis mutandis, San Leonard Band Club et Maresti, cités aux paragraphes 48-49 ci-dessus).

54. Cette conclusion, qui découle du droit ukrainien applicable, est confirmée par la portée et la nature de l’« examen » concrètement opéré en l’espèce par la Cour suprême le 14 mars 2008, avant qu’elle ne rejette le pourvoi exceptionnel de la requérante en laissant inchangées les décisions attaquées. Dans le cadre de cet examen, la Cour suprême a reconsidéré, à la lumière des nouvelles observations de la requérante principalement fondées sur l’arrêt de la Cour du 3 mai 2007, les pièces du dossier et les décisions de justice rendues lors de la procédure initiale (paragraphes 20-21 ci-dessus). Par conséquent, le déroulement de la procédure conduite en mars 2008 est tout à fait comparable à celui de la procédure en cassation engagée par la requérante et tranchée par la Cour suprême en août 2002 (paragraphe 11 ci-dessus et Bochan c. Ukraine, no 7577/02, § 39, 3 mai 2007), à laquelle l’article 6 § 1 s’appliquait ratione materiae. Aux yeux de la Cour, en mars 2008 la Cour suprême a reconsidéré ce litige civil « à la lumière de circonstances exceptionnelles », en l’occurrence l’arrêt rendu par la Cour en 2007, dans le cadre d’une procédure assimilable à une procédure de cassation et elle n’a vu aucune raison de casser les décisions contestées. Elle s’est donc livrée à un « réexamen » – pour reprendre les termes de la loi de 2006 – de la demande en revendication immobilière concernée sur la base de moyens nouveaux tirés de son interprétation de l’arrêt rendu par la Cour le 3 mai 2007, même si elle a décidé de ne pas changer l’issue de l’affaire et, en particulier, de ne pas ordonner que celle-ci soit entièrement rejugée par une juridiction inférieure.

55. Le fait que la Cour suprême ait en juin 2008, sur la base de l’article 356 du code, déclaré irrecevable pour des motifs de forme sans autre « examen » au fond (paragraphe 23 ci-dessus) le pourvoi subséquemment formé par la requérante en avril 2008 ne change rien aux considérations ci-dessus.

56. Dès lors, compte tenu tant des dispositions pertinentes de la législation ukrainienne que de la nature et de la portée de la procédure à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008 sur le pourvoi exceptionnel formé par la requérante, confirmée ensuite par la haute juridiction dans sa décision de juin 2008, la Cour considère que cette procédure était déterminante pour les droits et obligations de caractère civil de la requérante. Par conséquent, les garanties pertinentes de l’article 6 § 1 s’appliquaient à cette procédure. L’exception que le Gouvernement tire d’une inapplicabilité de cette disposition à la procédure en cause doit donc être rejetée.

57. Indépendamment de sa conclusion quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 au type de procédure dont il est question en l’espèce, la Cour tient à rappeler que c’est aux États contractants qu’il revient de décider de la meilleure manière d’exécuter ses arrêts sans indûment heurter les principes de l’autorité de la chose jugée ou de la sécurité juridique en matière civile, en particulier dans les cas où le litige touche des tiers dont les intérêts légitimes propres sont à protéger. Par ailleurs, même quand l’État contractant prévoit la possibilité de demander, sur la base d’un arrêt de la Cour, la réouverture d’une procédure terminée, c’est aux autorités internes qu’il incombe de mettre en place une procédure pour le traitement des demandes de cette nature et de fixer les critères permettant de dire si la réouverture sollicitée s’impose dans un cas donné. Il n’existe pas au sein de la communauté des États contractants une approche uniforme quant à la faculté de demander la réouverture d’une procédure terminée à la suite d’un constat de violation émis par la Cour ou quant aux modalités de fonctionnement des mécanismes de réouverture existants (paragraphes 26-27 ci-dessus).

58. Cependant, les considérations qui précèdent ne diminuent en rien l’importance que revêt, pour l’effectivité du système de la Convention, la mise en place au niveau interne de procédures permettant de revenir sur une affaire à la lumière d’un constat de violation des garanties d’équité du procès prévues à l’article 6. Pareilles procédures peuvent en effet être considérées comme un élément important de l’exécution des arrêts de la Cour, telle que régie par l’article 46, et en les mettant en place un État contractant démontre son attachement à la Convention et à la jurisprudence de la Cour (Lyons et autres, décision précitée). La Cour rappelle à cet égard la Recommandation no R (2000) 2 du Comité des Ministres, dans laquelle celui-ci invite les États parties à la Convention à veiller à ce qu’il existe des possibilités adéquates de faire rouvrir une procédure au niveau interne dans le cas où la Cour constate une violation de la Convention (paragraphe 28 ci‑dessus). Elle réaffirme son opinion selon laquelle une telle mesure peut représenter « le moyen le plus efficace, voire le seul, pour réaliser la restitutio in integrum » (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) (no 2), cité au paragraphe 33 ci-dessus, §§ 33 et 89, et Steck-Risch et autres, décision précitée).

C. Le nouveau grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention satisfait-il aux autres conditions de recevabilité ?

59. La Cour constate que le grief soulevé par la requérante en raison d’un manque d’équité de la procédure à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

D. Sur le fond du nouveau grief formulé par la requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention

60. Sur la question du respect en l’espèce des exigences de l’article 6 § 1, la Cour observe que le grief de manque d’équité soulevé par la requérante est spécifiquement dirigé contre le raisonnement suivi par la Cour suprême dans sa décision du 14 mars 2008.

61. Elle rappelle que, selon une jurisprudence ancienne et constante, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, par exemple, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, et Perez c. France [GC], no 47287/99, § 82, CEDH 2004‑I), dans le cas où elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6 de la Convention. Si cette disposition garantit le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, par exemple, Dulaurans c. France, no 34553/97, §§ 33-34 et 38, 21 mars 2000, Khamidov c. Russie, no 72118/01, § 170, 15 novembre 2007, et Anđelković c. Serbie, no 1401/08, § 24, 9 avril 2013).

62. C’est ainsi que, dans l’arrêt Dulaurans, la Cour a conclu à une violation du droit à un procès équitable au motif que la seule raison pour laquelle la Cour de cassation française était parvenue à sa décision litigieuse de rejet, pour irrecevabilité, d’un pourvoi en cassation était le résultat d’une « erreur manifeste d’appréciation » (ibidem). La logique qui sous-tend cette notion d’« erreur manifeste d’appréciation » (tirée du droit administratif français), telle qu’employée dans le contexte de l’article 6 § 1 de la Convention, est sans aucun doute que, dès lors que l’erreur de fait ou de droit commise par le juge national est évidente au point d’être qualifiée de « manifeste » – en ce sens que nul magistrat raisonnable n’aurait pu la commettre –, elle peut avoir nui à l’équité du procès. Dans l’affaire Khamidov, le caractère déraisonnable de la conclusion des juridictions nationales sur les faits était si « flagrant et manifeste » que la Cour a estimé que la procédure dénoncée devait être regardée comme « grossièrement arbitraire » (ibidem, § 174). Dans l’arrêt Anđelković, la Cour a jugé que la décision de justice interne, qui en substance était dépourvue de base légale en droit interne et ne faisait pas de lien entre les faits établis, le droit applicable et l’issue du procès, revêtait ainsi un caractère arbitraire et s’analysait en un « déni de justice » (ibidem, § 27).

63. En l’espèce, la Cour note que, dans sa décision du 14 mars 2008, la Cour suprême a grossièrement dénaturé les constats opérés par elle dans son arrêt du 3 mai 2007. La Cour suprême a notamment expliqué que la Cour avait conclu que les décisions rendues en l’espèce par les tribunaux nationaux étaient licites et fondées et que la requérante avait obtenu une satisfaction équitable pour le manquement à la garantie de « délai raisonnable », ce qui est totalement erroné (paragraphes 13-18 et 21 ci-dessus).

64. La Cour observe que le raisonnement de la Cour suprême ne se réduit pas simplement à une lecture différente d’un texte juridique. Il ne peut être regardé que comme étant « manifestement arbitraire » ou comme emportant un « déni de justice », la dénaturation de l’arrêt rendu en 2007 dans la première affaire Bochan, précitée, ayant eu pour effet de faire échouer la démarche de la requérante tendant à voir examiner sa demande à la lumière de cet arrêt dans le cadre de la procédure de type cassation prévue par le droit interne (paragraphes 51-53 ci-dessus). À cet égard, il y a lieu de noter que dans son arrêt de 2007 la Cour avait conclu que, au vu des circonstances de la réattribution de l’affaire aux tribunaux inférieurs par la Cour suprême, les doutes nourris par la requérante quant à l’impartialité des magistrats ayant connu de l’affaire, y compris ceux de la haute juridiction, étaient objectivement justifiés (paragraphes 13-15 ci-dessus).

65. Force est donc pour la Cour de conclure, à partir de ses constats sur la nature et les répercussions du vice dont était entachée la décision de la Cour suprême du 14 mars 2008 (paragraphes 63-64 ci-dessus), que la procédure dénoncée n’a pas satisfait aux exigences d’équité du procès énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il y a donc eu violation de cette disposition.

E. Sur le nouveau grief de la requérante pour autant qu’il concerne l’article 1 du Protocole no 1

66. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante dit avoir été irrégulièrement privée de sa propriété à raison de la procédure relative à son pourvoi exceptionnel.

67. La Cour constate que ce grief se rattache à celui précédemment examiné et doit donc lui aussi être déclaré recevable.

68. Au vu de sa conclusion sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour ne juge pas nécessaire de rechercher s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

69. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

70. La requérante réclame 300 000 euros (EUR) pour le dommage qu’elle dit avoir subi du fait de la violation alléguée de ses droits découlant de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

71. Le Gouvernement rétorque que la requérante n’a pas précisé la nature du dommage en question et qu’elle n’a produit aucune pièce à l’appui de sa demande. Il estime donc que celle-ci doit être rejetée en totalité.

72. La Cour constate que la requérante n’a donné aucune précision sur la nature ou la gravité du dommage qu’elle allègue. Elle considère néanmoins que l’intéressée doit avoir éprouvé un sentiment de détresse et d’angoisse du fait de la manière « inéquitable » dont la Cour suprême a statué sur son pourvoi exceptionnel, celle-ci ayant entraîné l’échec de ses démarches tendant à voir examiner sa demande en revendication immobilière à la lumière du premier arrêt rendu par la Cour dans le cadre de la procédure de type cassation prévue par le droit interne (paragraphe 64 ci-dessus). La Cour ne juge pas opportun de rechercher si un réexamen de cette affaire au niveau interne est réalisable au vu des circonstances, eu égard en particulier au laps de temps considérable qui s’est écoulé dans l’intervalle ainsi qu’aux répercussions qu’un tel réexamen pourrait avoir sur les principes de l’autorité de la chose jugée et de la sécurité juridique relativement à un procès civil clos, ainsi que sur les intérêts légitimes des tiers. Cela étant, force est à la Cour de considérer, pour les besoins de son analyse sur le terrain de l’article 41, que la requérante n’a désormais plus aucune possibilité pratique de faire redresser au niveau interne la violation constatée en l’espèce. Dès lors, statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’allouer à l’intéressée 10 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

73. La requérante ne demande rien pour frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare que les griefs soulevés par la requérante, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, en raison d’un manque d’équité de la procédure à l’origine de la décision rendue par la Cour suprême le 14 mars 2008 et, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, d’une privation irrégulière de propriété à raison de cette procédure sont recevables, et que la requête est irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 5 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence EarlyDean Spielmann
JurisconsultePrésident

Conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, le texte des opinions séparées suivantes est joint au présent arrêt :

a) opinion concordante commune aux juges Yudkivska et Lemmens ;

b) opinion concordante du juge Wojtyczek.

D.S.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE
AUX JUGES YUDKIVSKA ET LEMMENS

(Traduction)

1. Nous partageons sans réserve le constat de violation de l’article 6 § 1.

Sur ce point, l’arrêt constitue un important pas en avant dans la protection offerte par la Convention aux requérants ayant saisi avec succès la Cour d’un grief de violation de leurs droits fondamentaux, puis cherché à obtenir la réouverture de la procédure interne.

2. Nous souhaitons néanmoins indiquer que, dans la mesure où l’arrêt examine si l’article 6 § 1 était applicable à la procédure devant la Cour suprême, nous aurions préféré un raisonnement un peu plus large.

À notre avis, il suffit de constater que la procédure ouverte à la suite du constat par la Cour d’un manque d’équité de la procédure devant la Cour suprême avait pour objet le réexamen judiciaire de décisions des juridictions internes, dont celle initialement rendue par la Cour suprême le 22 août 2002. Nous attachons beaucoup d’importance au fait que le pourvoi exceptionnel formé par la requérante pouvait passer pour un prolongement de la procédure initiale, assimilable à un pourvoi en cassation (paragraphe 53 de l’arrêt).

En revanche, nous ne pensons pas qu’il soit nécessaire de tenir compte de la manière dont la Cour suprême a effectivement exercé sa mission lors de la procédure du pourvoi exceptionnel (paragraphe 54 de l’arrêt). L’applicabilité de l’article 6 § 1 ne devrait pas dépendre de l’issue d’une procédure, et en particulier de la possibilité que l’instance de cassation ait, dans une certaine mesure, examiné la demande initiale au fond.

3. Nous tenons également à souligner que les principes de la force de la chose jugée et de la sécurité juridique évoqués au paragraphe 57 de l’arrêt ne peuvent être indûment heurtés dans des affaires de cette nature puisque la possibilité de réouverture d’une procédure close est d’emblée prévue par le droit national.

À cet égard, nous rappelons que la Convention doit être interprétée comme garantissant des droits concrets et effectifs. Souligner, du point de vue des principes, l’inaltérabilité de décisions internes considérées par la Cour comme contraires à la Convention pourrait conduire à priver ses arrêts de la plupart de leurs effets réels, ce qui rendrait sa saisine illusoire.

4. Nous saisissons cette occasion pour observer que, de manière générale, nous préconiserions d’aborder de manière bien plus large la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 en matière civile.

Nous devons nous demander si l’article 6 § 1 ne s’applique pas à toute procédure judiciaire portant sur des droits ou intérêts juridiquement protégés, quelle que soit la mesure dans laquelle ils ont été jugés déterminants pour la décision sur un droit ou une obligation (de caractère civil). Cela éviterait la recherche laborieuse de savoir si une procédure donnée, compte tenu des caractéristiques qui lui sont propres, relève ou non du champ d’application de l’article 6 § 1.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Dans la présente affaire j’ai voté avec la majorité pour constater une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. J’ai cependant certains doutes sur la motivation de l’arrêt et notamment sur les considérations relatives à l’applicabilité de l’article 6 aux procédures dans lesquelles sont examinés les recours extraordinaires contre les décisions de justice.

2. La question de savoir si et dans quelle mesure l’article 6 s’applique aux procédures d’examen des recours extraordinaires contre les décisions de justice ou contre les actes administratifs individuels est très difficile, étant donné la grande complexité du droit procédural et sa diversité en Europe. Aux difficultés de fond s’ajoutent les problèmes linguistiques, particulièrement aigus dans ce domaine du droit, car beaucoup de termes juridiques dans les langues de la législation des États parties n’ont pas d’équivalents dans les langues officielles de la Cour.

Je note que la jurisprudence antérieure de la Cour a admis que l’article 6 est applicable aux « pourvois en cassation » dans les procédures judiciaires de certains États, quand bien même le recours serait considéré comme extraordinaire en droit national. La Cour a en revanche déclaré l’article 6 inapplicable, en principe, à la procédure d’examen de la demande de « réouverture d’une procédure judiciaire » (voir les arrêts cités au paragraphe 44 de l’arrêt). En même temps, dans plusieurs affaires, la Cour a déclaré l’article 6 applicable à d’autres recours extraordinaires prévus dans certains États (voir notamment les arrêts Melis c. Grèce, no 30604/07, § 19, 22 juillet 2010, San Leonard Band Club c. Malte, no 77562/01, CEDH 2004‑IX, Maresti c. Croatie, no 55759/07, 25 juin 2009, et J.S. et A.S. c. Pologne, no 40732/98, 24 mai 2005).

Différents arguments ont été avancés dans ces arrêts pour justifier l’applicabilité de l’article 6. Dans l’arrêt San Leonard Band Club, précité, concernant une demande de nouveau procès en matière pénale, la Cour a mis en exergue trois éléments : 1) la demande de nouveau procès était le seul moyen de contester une décision confirmée en appel en droit maltais ; 2) la demande formulée dans le cas d’espèce invoquait l’application erronée de la loi ; 3) si les conditions prévues par la loi étaient réunies, la demande déclenchait un nouveau procès sans la moindre place pour une appréciation discrétionnaire de son opportunité.

Dans l’arrêt Melis, précité, concernant un recours en révision, la Cour a mis l’accent sur « [l]’élément décisif [qui] est (...) le fait que le recours en révision était en l’occurrence la seule voie de droit permettant au requérant d’obtenir l’annulation du jugement civil en appel et sa réhabilitation dans ses droits de propriétaire » (ibidem, § 19).

Dans l’arrêt Maresti, concernant une demande de réexamen extraordinaire en matière pénale, l’applicabilité de l’article 6 a été justifiée avant tout par l’argument que ce recours était similaire au pourvoi en cassation en matière civile. Par ailleurs, la Cour a souligné que le recours invoquait le fait que les poursuites dans le cas d’espèce étaient exclues par la loi.

Il est aussi intéressant de noter que l’arrêt J.S. et A.S. c. Pologne, précité, a déclaré l’article 6 applicable à l’un des recours extraordinaires prévus en procédure administrative polonaise, en l’occurrence la demande en constatation de la nullité d’une décision administrative individuelle, entachée de certains vices particulièrement graves. Ce recours permet d’obtenir l’examen de la légalité d’une décision administrative individuelle définitive, même des années après son édiction. Ainsi, si un particulier présente une demande en constatation de nullité d’une décision administrative définitive rendue des années auparavant et portant sur des droits ou obligations civils au sens de la Convention, il a le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable par un tribunal qui doit statuer sur le bien-fondé de sa demande. La Cour, pour justifier l’applicabilité de l’article 6, a argumenté que les requérants dans le cas d’espèce avaient cherché à obtenir non pas la réouverture de la procédure administrative mais uniquement la constatation de la nullité d’une décision administrative rendue dans le passé.

3. Sans entrer dans les analyses de droit procédural comparé, on peut noter brièvement que dans beaucoup de systèmes juridiques les « pourvois en cassation » sont encadrés par des délais très stricts et portent sur des questions de droit alors que les « demandes en réouverture de procédure » peuvent être présentées de longues années plus tard et sont fondées en particulier sur des faits nouveaux, des preuves nouvelles ou certains vices de procédure graves. On peut dès lors constater, d’une façon très intuitive, que l’examen du pourvoi en cassation constitue en quelque sorte le « prolongement naturel » du litige initial qui, à ce stade, se focalise sur les questions d’interprétation du droit applicable, prolongeant pour les parties la durée de l’état d’incertitude quant à l’issue de la procédure. La réouverture d’une procédure paraît plus exceptionnelle et peut advenir après l’écoulement d’une période très longue après le prononcé d’une décision de justice définitive dans la procédure initiale.

D’un autre côté, il faut souligner que le pourvoi en cassation, dans beaucoup de systèmes juridiques, sert avant tout l’intérêt public. Il permet d’établir l’interprétation correcte du droit et d’uniformiser la jurisprudence des juridictions inférieures. La partie introduisant un tel recours doit démontrer l’existence de l’intérêt public à examiner le pourvoi. En revanche, très souvent, la demande en réouverture d’une procédure n’est pas soumise à cette condition. Ce dernier recours peut donc servir la protection de droits subjectifs sans qu’il y ait besoin de démontrer l’existence de l’intérêt public à l’examiner. De plus, les injustices corrigées par voie de réouverture d’une procédure, liées à des erreurs factuelles, sont souvent beaucoup plus criantes que les hésitations interprétatives, fréquemment inévitables, surmontées par la voie du pourvoi en cassation. Par ailleurs, le pourvoi en cassation est souvent soumis à une procédure de filtrage préliminaire permettant de vérifier sa recevabilité avant son examen sur le fond.

La Cour a dit dans différents arrêts que l’examen de la demande en réouverture de la procédure n’est pas en soi une action qui conduit à déterminer les droits ou obligations des parties ni à décider du bien-fondé de l’accusation. Ce n’est qu’une fois que la décision de rouvrir la procédure est rendue qu’une nouvelle détermination des droits et des obligations des parties a lieu. Je note, pour ma part, que le pourvoi en cassation dans certains pays présente beaucoup de similarités sur ce point. Dans un premier temps, la juridiction compétente examine la recevabilité du pourvoi. Dans un deuxième temps, elle se prononce sur le fond du pourvoi, ce qui peut conduire à l’annulation du jugement contesté. Dans un troisième temps, le cas échéant, une autre juridiction va déterminer, une nouvelle fois, les droits et obligations des parties.

Dans ce contexte, peut-on vraiment distinguer les deux types de voies de recours extraordinaires pour les besoins de l’applicabilité de l’article 6 ? On peut en douter. En tout cas, une réponse affirmative convaincante exigerait une analyse approfondie des droits procéduraux nationaux. L’analyse des arrêts et des décisions de la Cour conduit à la conclusion que la jurisprudence n’a pas formulé de critères précis permettant de dire quels recours extraordinaires relèvent du champ d’application de l’article 6 de la Convention. Par ailleurs, l’approche développée dans l’affaire J.S. et A.S. c. Pologne, précitée, me semble difficile à concilier avec la jurisprudence de la Cour relative aux recours visant à obtenir le réexamen des décisions rendues dans les différentes procédures. Il résulte de la jurisprudence analysée un degré très élevé d’incertitude pour les justiciables et pour les États parties à la Convention.

4. L’affaire Bochan c. Ukraine (no 2) était une bonne occasion de clarifier la jurisprudence de la Cour en matière d’applicabilité de l’article 6 aux recours extraordinaires dans les procédures judiciaires, au moins en matière civile.

La majorité a conclu au paragraphe 50 de l’arrêt :

« En somme, si l’article 6 § 1 n’est en principe pas applicable aux recours extraordinaires permettant de solliciter la réouverture d’une procédure terminée, la nature, la portée et les particularités de pareille procédure dans tel ou tel ordre juridique peuvent être propres à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 1 et des garanties d’équité du procès que cette disposition accorde au justiciable. »

Dans l’analyse du recours en question, la Cour met l’accent sur ses similarités avec le « pourvoi en cassation » et sur le fait que le pourvoi peut passer pour le prolongement de la procédure initiale, puis elle analyse l’examen opéré par la Cour suprême ukrainienne dans l’affaire en question. Je regrette que la motivation de l’arrêt ne donne pas de critères généraux plus précis permettant d’apprécier quels éléments concernant la nature, la portée et les particularités d’une procédure sont déterminants pour rendre l’article 6 applicable.

L’incertitude quant au champ d’application exact de l’article 6 semble se traduire dans l’argumentation développée. Par exemple, la Cour, au paragraphe 44 de l’arrêt, in fine, résume dans les termes suivants la jurisprudence établie relative aux recours extraordinaires :

« En effet, une fois l’affaire tranchée par un jugement interne définitif ayant acquis force de chose jugée, on ne peut en principe soutenir qu’un recours ou une demande extraordinaires formés ultérieurement pour solliciter la révision de ce jugement permettent d’alléguer de manière défendable qu’il existe un droit reconnu dans l’ordre juridique national, ou que l’issue de la procédure au cours de laquelle il s’agit de statuer sur l’opportunité de réexaminer l’affaire est déterminante pour des « droits et obligations de caractère civil » ou une « accusation en matière pénale » (…) »

Je note que cet argument utilisé pour expliquer la non-applicabilité de l’article aux demandes en réouverture de la procédure plaide tout autant en faveur de l’inapplicabilité de l’article 6 au pourvoi en cassation dans les systèmes juridiques où ce recours est dirigé contre une décision de justice considérée comme définitive et exécutoire en droit national.

On peut relever aussi que, au paragraphe 47 de l’arrêt, la majorité constate que la Cour a déclaré l’article 6 applicable aux procédures assimilables à l’appel ordinaire. En même temps, au paragraphe 48 de l’arrêt, supposé illustrer cette thèse, elle constate que l’arrêt San Leonard Band Club, précité, souligne que la demande en révision de procès en droit maltais était assimilable à un pourvoi en cassation. Or l’appel et le pourvoi en cassation sont des recours très différents.

5. L’article 6 de la Convention exige que les contestations sur les droits et obligations de caractère civil soient décidées dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi. La lettre de cette disposition n’exclut pas son application aux recours extraordinaires dirigés contre des décisions de justice qui ont déterminé de façon définitive (au sens du droit national) les droits et les obligations de caractère civil des parties. Par ailleurs, l’article 6 a pour but d’assurer une protection efficace du justiciable dans les affaires civiles et pénales contre l’injustice procédurale. L’argument téléologique plaide donc en faveur de l’application la plus large de cette disposition aux différentes voies de recours ordinaires et extraordinaires. Dans ces conditions, il semble plus convaincant de considérer l’article 6 applicable – au moins en principe – à tous les recours extraordinaires dans les procédures judiciaires. Cependant, si son champ d’application devait rester limité à certains types de recours extraordinaires, il serait impératif de le définir par des critères précis.

Il faut souligner que ces conclusions concernent les procédures judiciaires. La question de l’applicabilité de l’article 6 aux recours extraordinaires dans les procédures administratives se pose dans des termes différents et demanderait un examen à part.

6. La présente affaire touche aussi la question très délicate des effets des arrêts de la Cour constatant une violation de la Convention dans le cadre d’une procédure civile ou par une décision de justice rendue dans une procédure civile. Les décisions de justice en matière civile tranchent très fréquemment des litiges entre des parties aux intérêts opposés. Quand l’une de ces parties conteste devant la Cour la compatibilité avec la Convention de la procédure appliquée ou de la décision rendue, l’issue de la procédure devant la Cour touche aux droits et aux intérêts des autres parties. Même si la Cour examine la relation verticale (c’est-à-dire la relation requérant – État) et statue sur les violations de la Convention imputées aux autorités étatiques, l’arrêt constatant une violation des droits du requérant dans une procédure civile ou par une décision de justice rendue dans une procédure civile exerce une influence sur la protection accordée aux droits des autres parties à cette procédure et a nécessairement une dimension horizontale, c’est-à-dire concernant les relations entre sujets de droit privé. L’extension continue par la jurisprudence du champ d’application des droits protégés par la Convention aux relations entre sujets de droit privé (Drittwirkung en allemand) accentue cette tendance.

Cette influence des arrêts de la Cour serait encore plus profonde si une constatation de la violation de la Convention dans le cadre d’une procédure civile ou par une décision de justice rendue dans une procédure civile devait conduire à la réouverture de cette procédure. La motivation de l’arrêt dans la présente affaire relève à très juste titre l’absence de consensus entre les Hautes Parties contractantes dans ce domaine (paragraphe 57 de l’arrêt). Elle note aussi très pertinemment les répercussions qu’un éventuel réexamen de l’affaire de la requérante « pourrait avoir sur les principes de l’autorité de la chose jugée et de la sécurité juridique relativement à un procès civil clos, ainsi que sur les intérêts légitimes des tiers » (paragraphe 72 de l’arrêt). Cependant, la motivation de l’arrêt semble exprimer une certaine préférence pour l’instauration d’une possibilité de réouverture des procédures civiles pour permettre l’exécution des arrêts de la Cour (paragraphe 58 de l’arrêt). Pour ma part, je préférerais introduire quelques nuances dans l’argumentation de la Cour.

Toute partie à la procédure civile a droit à une décision définitive stable, rendue dans un délai raisonnable. Une décision définitive, même entachée de vices du point de vue de la Convention, crée des attentes légitimes quant à sa stabilité, en particulier si la partie adverse a agi de bonne foi alors que les violations de la Convention ne sont pas évidentes à la lumière de la jurisprudence antérieure de la Cour. L’impératif de respecter la stabilité des décisions de justice définitives tranchant des affaires concernant les sujets de droit privé et les intérêts légitimes de toutes les parties à la procédure est un argument important contre la réouverture de la procédure civile à la suite d’un arrêt de la Cour constatant une violation de la Convention. Une telle réouverture peut même conduire à une violation des droits des autres parties, protégés par la Convention. Toutefois, on ne peut exclure que dans certaines situations la décision définitive rendue par une juridiction civile nationale crée une injustice tellement criante dans les relations entre sujets de droit privé que la seule solution est l’annulation ou la modification de la décision rendue. D’une façon générale, néanmoins, dans les cas de figure envisagés ici, la satisfaction équitable consiste, le plus souvent, en une indemnisation par l’État.

7. La question des effets des arrêts de la Cour est intrinsèquement liée à la question de la procédure devant la Cour. Toute réglementation procédurale doit être adéquate à l’objet et au but de la procédure et doit assurer une protection efficace des intérêts légitimes de tous les sujets de droit concernés. De plus, elle doit assurer la légitimité procédurale incontestée des décisions rendues.

La justice procédurale exige en particulier de garantir le droit d’être entendu à toutes les personnes concernées par l’issue de la procédure. Comme le rappelle Sénèque dans Médée : « Qui statuit aliquid parte inaudita altera, aequum licet statuerit, haud aequus fuit. » Plus les effets des arrêts de la Cour sont profonds, plus il est indispensable de garantir à toutes les personnes concernées le droit d’être entendues. Les évolutions de la jurisprudence et de la pratique en matière d’effets et d’exécution des arrêts de la Cour peuvent rendre nécessaires des ajustements aux règles procédurales applicables.

8. Lorsque l’on examine les requêtes alléguant les violations des droits de l’homme dans la procédure civile ou par les décisions de justice en matière civile, tranchant des litiges entre individus ou personnes morales de droit privé, il ne faut jamais perdre de vue les droits de la partie adverse à la partie requérante. En effet, une constatation par la Cour de la violation de la Convention par une décision de justice en matière civile peut avoir des conséquences de fait et de droit pour les autres parties à la procédure civile et pour la mise en œuvre de leurs droits. Ce problème est particulièrement aigu dans le cas des requêtes contre les États dont le système juridique permet la réouverture d’une procédure civile suite à un arrêt de la Cour (comme en Ukraine).

Il faut ici noter que dans l’arrêt Ruiz-Mateos c. Espagne (23 juin 1993, série A no 262) la Cour s’est penchée sur la question du droit des personnes concernées d’être entendues dans la procédure de contrôle des normes devant une juridiction constitutionnelle. Le problème s’était posé dans le contexte des relations entre la procédure civile et la procédure de contrôle des normes. Dans cette affaire, une juridiction espagnole, à l’occasion d’un litige civil, avait présenté à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle portant sur la constitutionnalité d’un texte normatif applicable en l’espèce. La Cour a conclu à une violation de la Convention au motif que, dans la procédure de contrôle concret des normes devant la Cour constitutionnelle, l’Espagne n’avait pas garanti à l’une des parties à la procédure civile le droit de présenter des observations sur la position de la partie adverse concernant la question de constitutionnalité d’une loi (ibidem, § 67).

9. Il est indéniable que la procédure d’examen des requêtes individuelles par la Cour présente un nombre important de spécificités par rapport aux procédures devant les différentes juridictions suprêmes nationales. Si un arrêt de la Cour peut être important pour la mise en œuvre des droits d’autres parties aux procédures nationales, il n’établit pas à leur égard de droits ni d’obligations avec un effet direct dans les États parties. Cependant, étant donné que dans les cas de figure envisagés les tiers sont souvent concernés par l’issue de la procédure devant la Cour, l’approche adoptée dans l’affaire Ruiz-Mateos, précitée, dans le contexte des relations entre la procédure civile et la procédure de contrôle des normes vaut aussi dans le contexte des relations entre la procédure civile nationale et la procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme.

La Convention ne garantit pas aux autres parties à la procédure nationale, concernées par la décision de justice contestée, le droit d’être entendues par la Cour. Il est vrai que selon l’article 36 § 2 de la Convention, complété par l’article 44 § 3 du règlement de la Cour, le président de la chambre peut, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, autoriser ou inviter toute personne intéressée autre que le requérant à soumettre des observations écrites ou, dans des circonstances exceptionnelles, à prendre part à l’audience. La Cour utilise parfois cette possibilité, notamment dans les affaires concernant le droit familial. La solution retenue ne me semble pas suffisante, car la possibilité d’entendre un sujet de droit concerné, laissée à l’appréciation discrétionnaire du président de la chambre, n’équivaut pas à une garantie du droit d’être entendu. Elle n’est pas toujours utilisée lorsque les droits des tiers sont concernés.

En siégeant dans des affaires relatives aux violations de la Convention dans une procédure civile ou par une décision de justice rendue dans une procédure civile, je me demande toujours s’il n’est pas nécessaire de garantir aux autres parties concernées le droit de présenter des observations devant la Cour. Est-il juste de statuer sans entendre les autres parties concernées ? Leur garantir le droit d’être entendues permettrait non seulement une meilleure mise en œuvre des principes de la justice procédurale, mais apporterait souvent aussi un regard plus profond sur les questions examinées.

Étant donné les évolutions jurisprudentielles mentionnées ci-dessus, les règles applicables à la procédure d’examen des requêtes par la Cour n’assurent pas un degré suffisant de légitimité procédurale aux décisions rendues. Dans ce contexte, il est temps de repenser la procédure devant la Cour pour mieux l’adapter aux exigences de la justice procédurale.

* * *

[1]. Rectifié le 11 mars 2015. Le texte était le suivant : « 3 février 2006 ».

[2]. Décision existant uniquement en anglais, dont les paragraphes ci-dessus ont été traduits pour les besoins de la cause.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-152332
Date de la décision : 05/02/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Procès équitable);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : BOCHAN
Défendeurs : UKRAINE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOCHAN I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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