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03/02/2015 | CEDH | N°001-150779

CEDH | CEDH, AFFAIRE ANDRIŞCĂ c. ROUMANIE, 2015, 001-150779


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ANDRIŞCĂ c. ROUMANIE

(Requête no 65804/09)

ARRÊT

STRASBOURG

3 février 2015

DÉFINITIF

03/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Andrişcă c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Kristina P

ardalos,
Johannes Silvis,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ANDRIŞCĂ c. ROUMANIE

(Requête no 65804/09)

ARRÊT

STRASBOURG

3 février 2015

DÉFINITIF

03/05/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Andrişcă c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 janvier 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 65804/09) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Viorel Andrişcă (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 décembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me N.M. Turiac, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant soutient, d’une part, s’être vu infliger des mauvais traitements par des policiers lors de son interpellation et, d’autre part, ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective sur ses allégations de mauvais traitements, en méconnaissance selon lui de l’article 3 de la Convention.

4. Le 18 décembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1957 et réside à Popeşti.

A. L’incident du 14 août 2007

6. Dans la soirée du 14 août 2007, le requérant, retraité, se trouvait sur la terrasse d’un restaurant à Mădăraşi en compagnie de trois amis, S.I., S.G. et M.M.N. Une dispute éclata entre S.I. et deux serveuses. La police fut appelée sur les lieux par les gérants du restaurant, Z.F. et B.C. Quatre agents de police conduits par C.O. arrivèrent rapidement.

7. S.I. refusa de décliner son identité aux policiers et les insulta. Le policier C.O. appela des renforts. Le policier R.A.T., accompagné par le policier S.P. et le témoin certificateur B.A., arrivèrent sur les lieux.

8. Les policiers procédèrent par la force à l’interpellation de S.I. et le menottèrent. C.O. et G.C. l’emmenèrent vers une voiture de police.

9. Par la suite, le policier R.A.T. ordonna que le requérant et ses amis fussent conduits au commissariat de police. S.G. opposa de la résistance. Le requérant et son ami M.M.N. acceptèrent d’accompagner les policiers à leur voiture. Le requérant et S.G. furent conduits à une voiture de police par le policier H.I.

10. Les parties divergent sur le déroulement des événements lors de la montée dans la voiture.

11. Le requérant indique que les policiers C.O. et R.A.T. lui ont reproché de marcher trop lentement. Devant la voiture, le policier R.A.T. l’aurait forcé à baisser la tête et lui aurait tordu le bras gauche dans le dos. Puis R.A.T. l’aurait frappé à coups de poing à la tête et au cou. C.O. lui aurait donné un coup de pied dans l’abdomen.

12. Une fois installé dans la voiture auprès de S.G., le requérant aurait commencé à se plaindre de douleurs au cou.

13. Déclarant se fonder sur le constat des juridictions internes (paragraphe 35 ci-dessous), le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas été blessé par les policiers lors de son interpellation.

14. Les parties s’accordent à dire que, à son arrivée au commissariat, le requérant a été placé dans une salle d’interrogatoire avec M.M.N. et qu’il se plaignait de violentes douleurs dans le cou. Le policier R.A.T. appela une ambulance et le requérant fut transporté à l’hôpital en urgence.

B. Les examens médicolégaux effectués sur le requérant

15. Le requérant fut pris en charge par le médecin S.M. Un policier assista à l’examen du requérant. Après avoir constaté que l’intéressé respirait difficilement et que ses voies respiratoires étaient obstruées par la présence d’un hématome, S.M. ordonna son transfert en urgence au service ORL.

16. Le requérant fut hospitalisé du 15 au 28 août 2007 pour traumatisme laryngien avec hématome, insuffisance respiratoire et otite chronique.

17. Dressé à la suite de l’examen médicolégal du requérant, le 20 août 2007, un rapport établissait que l’intéressé souffrait de « traumatisme laryngien ; hématome laryngien, insuffisance respiratoire aiguë, imminence d’asphyxie et dysphonie ». Il comportait les constatations suivantes :

« – au niveau de l’abdomen droit (...) une ecchymose violacée de 6 x 4 cm, sur un fond de grande sensibilité lors de la palpation ;

– [au niveau de] l’hémithorax gauche postérieur (...), une ecchymose violacée de 5 x 4 cm ;

– [le requérant] présente une douleur à l’épaule gauche avec incapacité à soulever à l’horizontale le membre supérieur gauche ;

– [il] souffre de maux de tête et de vertiges ;

– [il] présente une dysphagie et une dysphonie accentuées lors de la déglutition ; voix cassée ;

– il est hospitalisé au service ORL. »

18. Le même rapport médicolégal concluait que le requérant présentait des lésions post-traumatiques causées le 14 août 2007 « par des contacts avec des objets durs comportant des bords et des coins et par des coups portés avec des objets durs. » Le rapport indiquait en outre que les lésions nécessitaient vingt-deux jours de soins médicaux.

19. Le 29 octobre 2007, le requérant fut examiné au service de médecine légale de l’hôpital départemental de Bihor. Le rapport médicolégal établi à cette occasion concluait comme suit :

« Les lésions les plus importantes étaient situées au niveau du cou, de l’abdomen et de l’hémithorax gauche postérieur.

Les ecchymoses ne nécessitent pas, habituellement, de jours de soins médicaux.

Les ecchymoses mentionnées dans les documents médicaux ont pu être causées par des coups (donnés avec les membres supérieurs ou inférieurs).

Le traumatisme laryngien avec hématome nécessite quinze jours de soins médicaux. Ces lésions peuvent avoir été produites par un coup porté avec un objet dur au niveau de la région cervicale antérieure (par exemple avec un poing).

La pathologie chronique au niveau de l’organe auditif (l’otite chronique) a été localisée au niveau de l’oreille droite. Cette pathologie ne présente pas de lien de causalité avec le traumatisme subi le 14 août 2007. »

20. Un nouveau rapport médicolégal fut établi le 21 novembre 2007 par l’institut de médecine légale de Timişoara sur demande du parquet près la cour d’appel d’Oradea aux fins d’élucider les raisons de l’écart entre le nombre de jours de soins médicaux mentionnés par les deux rapports médicolégaux présentés ci-dessus. Ce rapport indiquait que, lors du premier examen, en raison de la gravité des symptômes présentés par le patient, un nombre de vingt-deux jours de soins médicaux avait été estimé nécessaire. Il précisait que le rapport du 29 octobre 2007 avait pris en compte le fait que l’intéressé avait été hospitalisé pendant quatorze jours et non pendant les vingt-deux jours préconisés par le rapport antérieur du 20 août 2007, ce qui aurait expliqué la diminution du nombre de jours de soins médicaux.

C. L’enquête pénale diligentée contre les policiers

21. À une date non précisée, le requérant forma une plainte pénale auprès du parquet près la cour d’appel d’Oradea (« le parquet ») contre les policiers R.A.T. et C.O. qu’il accusait de comportement abusif, infraction réprimée par l’article 250 du code pénal. Il leur reprochait de l’avoir soumis à des mauvais traitements lors de l’incident du 14 août 2007, alors même que son comportement lors de l’interpellation n’aurait aucunement justifié l’usage de la force. Il s’appuyait à cet égard sur la déclaration de S.G., qui confirmait ses dires.

22. Le parquet interrogea les personnes impliquées dans l’incident.

23. Les policiers R.A.T. et C.O. nièrent avoir agressé le requérant.

24. Le médecin S.M., qui avait soigné le requérant lors de son arrivée à l’hôpital, déclara que ce dernier lui avait dit avoir été frappé sans indiquer par qui et il confirma qu’un policier avait assisté à l’examen médical.

25. S.G. déclara que le requérant avait été frappé par les policiers R.A.T. et C.O. sur la terrasse du restaurant et que l’intéressé s’était ensuite déplacé avec difficulté jusqu’à la voiture. Lors de la montée dans le véhicule, le policier R.A.T. lui aurait donné encore plusieurs coups. S.G. déclara également qu’au commissariat il avait été placé dans une autre salle que le requérant et qu’il avait entendu ce dernier parler d’une voix cassée.

26. M.M.N. déclara qu’il n’avait pas vu les policiers frapper le requérant. Il indiqua également que, au commissariat, il avait été placé dans une salle dans laquelle le requérant, assis à une table, aurait reçu du policier C.O. l’ordre de rédiger une déclaration. Il précisa que le requérant se plaignait d’une voix cassée qu’il avait mal à la gorge. Il ajouta que le policier R.A.T. était entré dans la salle et qu’il avait demandé au requérant de décliner son identité en lui mettant une main sur le cou et une autre sur l’épaule. Il indiqua qu’il était alors intervenu pour dire à R.A.T. que le requérant ne se sentait pas bien et lui demander de le laisser tranquille. R.A.T se serait tourné vers lui en lui demandant son nom puis l’aurait emmené dans un autre bureau.

27. L’un des serveurs du restaurant déclara qu’il n’avait entendu aucune dispute sur la terrasse, qu’il avait observé l’arrivée successive des sept policiers dont l’intervention ne lui aurait pas paru nécessaire eu égard à la situation. Il indiqua également que S.I. avait été menotté et que les trois autres personnes avaient été emmenées vers les voitures de police.

28. V.C. et B.C., qui se trouvaient sur la terrasse du restaurant lors de l’incident, déclarèrent que seul S.I. avait été immobilisé par les policiers et que le requérant avait été accompagné à la voiture de police.

29. C.S., l’un des membres de la famille du requérant, déclara qu’il avait rendu visite à ce dernier à l’hôpital où il aurait rencontré S.I. et M.M.N. Il soutint que ces derniers s’interrogeaient sur les raisons qui auraient poussé les policiers R.A.T. et C.O. à agresser le requérant alors que ce dernier se serait soumis à leurs ordres.

30. Une confrontation eut lieu entre le requérant et le policier C.O., lors de laquelle chacun maintint sa version des faits.

31. À une date non précisée, le requérant fut invité à reconnaître son agresseur dans un groupe de personnes. Il ne reconnut pas le policier C.O. et désigna une autre personne.

32. Dans un réquisitoire du 5 mars 2008, le parquet ordonna le renvoi en jugement des policiers R.A.T. et C.O. du chef de comportement abusif.

33. La cour d’appel d’Alba Iulia interrogea des témoins, dont des membres de la famille du requérant, des policiers et des personnes présentes dans le restaurant lors de l’incident. Tous les témoins déclarèrent que le requérant n’avait pas opposé de résistance lors de son interpellation et qu’il n’avait pas été agressé sur la terrasse du restaurant. Le témoin S.G. déclara que le requérant avait été agressé par les policiers au moment de monter dans la voiture de police. Le témoin M.M.N. ajouta qu’il n’avait pas vu les policiers agresser le requérant et que le seul geste de R.A.T. au commissariat aurait été de poser sa main sur son épaule.

34. Par un jugement du 29 janvier 2009, la cour d’appel d’Alba Iulia, se fondant sur l’article 10 c) du code de procédure pénale, acquitta les deux policiers au motif qu’ils n’avaient pas commis les faits reprochés.

35. La cour d’appel s’exprimait dans ces termes :

« (...) La cour [d’appel] relève qu’en l’espèce il est évident que la partie lésée Andrişcă Viorel a souffert d’une agression, confirmée par l’ensemble des documents médicaux figurant au dossier.

32. Ce qui est controversé, (...) c’est l’identité de la personne qui a causé les lésions de la victime.

33. L’accusation selon laquelle la victime aurait été agressée par R.A.T. et C.O. n’est confirmée, de manière directe, que par la partie lésée et le témoin S.G., et, de manière indirecte, que par les parents de la victime qui lui ont rendu visite à l’hôpital mais qui n’avaient pas assisté à l’incident.

34. En l’espèce, la cour [d’appel] écarte ces preuves indirectes, au motif qu’elles ne constituent pas un fondement solide découlant de la description de faits incontestés.

35. S’agissant de la déclaration du témoin S.G. qui était présent lors des deux premières étapes de l’incident supposé (à savoir sur la terrasse du restaurant (...) et lors du déplacement vers la voiture), la cour [d’appel] l’écarte au motif qu’elle est unique et qu’elle est totalement contredite par les dépositions des autres témoins.

(...)

37. La cour [d’appel] estime, après avoir confronté les déclarations des témoins présents, à savoir H.I., G.C., M.M.N., I.B. et G.C., que la partie lésée Andrişcă Viorel n’a pas été agressée sur la terrasse du restaurant, son bon comportement n’ayant pas nécessité l’intervention des organes de la police.

38. Cet aspect est reconnu de manière unanime par tous les témoins, tant ceux à charge que ceux à décharge, proposés par les inculpés, témoins qui ont affirmé constamment que la partie lésée Andrişcă Viorel (...) n’avait opposé aucune résistance (...)

39. Dans ce contexte, la cour [d’appel] estime que l’attitude docile de la victime ne pouvait faire naître la nécessité d’un acte d’immobilisation de la part des agents de police.

40. Quant à l’incident qui aurait eu lieu lors de la montée dans le véhicule de la police, la cour [d’appel] constate que les allégations formulées à l’encontre des deux accusés sont fondées sur des preuves insuffisantes et qui ont été interprétées de manière erronée par le parquet.

41. Les seuls à avoir dénoncé l’agression sur la victime sont S.G. et la victime elle-même.

42. Leurs déclarations contiennent une série d’inexactitudes et elles sont infirmées par l’ensemble des preuves instruites dans l’affaire, ce qui convainc la cour [d’appel] de leur manque de véracité.

43. Ainsi, les témoins oculaires I.C.B., G.G.I., M.M.N., B.C. et V.C. affirment de manière unanime que l’inculpé R.A.T. n’a pas accompagné les quatre personnes, dont la partie lésée, jusqu’à la voiture de police et qu’il est resté sur la terrasse afin de faire soigner ses blessures.

(...)

45. Partant, il est exclu que l’inculpé ait participé à l’agression de la victime lors de sa montée dans la voiture, et les accusations sont sans fondement.

46. Un autre aspect qu’il convient de retenir est celui de la manière dont les personnes étaient réparties dans les deux voitures de police : la partie lésée Andrişcă Viorel et le témoin S.G. sont montés dans l’une des voitures avec l’agent H.I. ; S.I. a été accompagné à la voiture par l’inculpé C.O. et l’agent de police G.C., le témoin M.M.N. s’étant déplacé de son plein gré, accompagné par l’agent de police B.R.

47. Dans ces circonstances, qui ont été confirmées par les autres témoins présents et par les deux inculpés, la cour [d’appel] constate que l’inculpé C.O. n’a pas eu de contact direct avec la victime et qu’il était donc dans l’incapacité de l’agresser lors de sa montée dans la voiture.

48. Les déclarations des témoins oculaires V.C. et K.L. confirment cette hypothèse. Ceux-ci ont déclaré que la portière de la voiture dans laquelle la victime était montée avait été ouverte par un homme vêtu d’un tee-shirt rouge et non pas par l’un des inculpés.

49. S’agissant des affirmations selon lesquelles la victime a été agressée au commissariat, la cour [d’appel] constate qu’elles sont mal fondées, compte tenu de ce que l’inculpé R.A.T. était présent dans un autre bureau que celui dans lequel la partie lésée et le témoin M.M.N. avaient été placés.

(...)

52. Un autre argument pour exclure toute accusation contre l’inculpé C.O. est l’incapacité pour la partie lésée de le reconnaître dans un groupe.

Ainsi, les preuves administrées démontrent sans doute aucun que, bien que la partie lésée ait indiqué C.O. comme agresseur, elle a été dans l’impossibilité de le reconnaître, ayant désigné à sa place le témoin J.C.I.

53. La cour [d’appel] estime que, compte tenu de ce qui précède, les accusations formulées contre les deux inculpés ne sont pas suffisamment solides pour fonder leur condamnation.

54. Les inculpés ont constamment nié la réalité des faits allégués et le rapport de constatation technico-scientifique a conclu à l’absence de comportement simulé de l’inculpé R.A.T.

55. En l’espèce, il ne s’agit pas de chercher à savoir si ces derniers ont outrepassé leurs fonctions (quand bien même la situation l’aurait imposé), mais il convient de noter que les accusations formulées n’ont aucun fondement réel.

56. (...) En l’espèce, la coexistence de présomptions graves de culpabilité ou de faits qui pouvaient mener, au-delà de tout doute raisonnable, à la conclusion que les inculpés R.A.T. et C.O. ont agressé la partie lésée, n’a pas été établie.

57. Les accusations formulées ne peuvent pas être basées de manière objective uniquement sur la déclaration de la victime et d’un témoin, dont la déposition est subjective dans le contexte, ou sur les perceptions de certaines personnes qui, sans avoir un minimum de connaissances quant aux responsabilités des agents de police, se sont avancées à faire des commentaires sur l’affaire (tels que « la présence d’un nombre si important de policiers sur la terrasse ne s’imposait pas », « leur intervention n’était pas nécessaire », etc.)

58. Il n’y a pas de doute que la partie lésée Andrişcă Viorel a subi une réelle agression qui a nécessité quinze jours de soins médicaux, agression qui s’est probablement produite lors des événements du 14 août 2007.

La cour [d’appel] souligne toutefois que cet aspect n’entraîne pas automatiquement, en l’absence de preuves solides de culpabilité, la condamnation des deux inculpés. »

36. Le parquet et le requérant formèrent des pourvois en recours. Le parquet soutenait que la cour d’appel avait fait une interprétation erronée des déclarations des témoins et qu’elle n’avait aucunement justifié les lésions causées à la victime. Le requérant sollicita la cassation du jugement rendu en première instance et la condamnation des policiers.

37. Par un arrêt définitif du 7 juillet 2009, la Haute Cour de cassation et de justice rejeta les recours et confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance. Elle jugea que la cour d’appel avait interprété correctement les déclarations des témoins d’où il ressortait que les accusés n’avaient pas commis les faits reprochés.

D. La condamnation de S.G. pour outrage à agent

38. Entre-temps, le 20 août 2007, le policier R.A.T. avait saisi le parquet près le tribunal de première instance de Salonta d’une plainte pénale contre S.I. et S.G. pour insultes à son égard lors de l’incident du 14 août 2007. À la suite de cette plainte, S.G. avait été condamné pénalement pour outrage à agent.

E. Les actions en dédommagement engagées par les policiers contre le requérant

1. La plainte pénale du chef de diffamation

39. Le 10 août 2009, le policier R.A.T. saisit le parquet d’une plainte pénale contre le requérant pour diffamation. Il lui reprochait de l’avoir accusé de comportement abusif, d’avoir poussé le témoin S.G. à faire des faux témoignages contre lui et d’avoir proposé des témoins fictifs dans la procédure pénale diligentée contre lui pour abus de fonction. Des poursuites pénales furent entamées contre le requérant du chef de diffamation.

40. Par une ordonnance du 22 juin 2010, le parquet près la cour d’appel d’Oradea mit fin aux poursuites et rendit un non-lieu en faveur du requérant. Il estimait que le seul acquittement de R.A.T. ne pouvait justifier la condamnation du requérant pour diffamation dès lors qu’il n’aurait été apporté aucune preuve de mauvaise foi dans ses déclarations. Pour ce qui était de l’implication de témoins fictifs dans la procédure pénale, le parquet notait qu’en effet le requérant avait proposé un témoin qui n’avait pas pu être localisé, mais qu’il avait par la suite renoncé à sa citation. Le parquet en concluait qu’il n’était pas prouvé que le requérant eût tenté d’utiliser des témoins fictifs pour accuser R.A.T.

41. Cette ordonnance fut confirmée par un arrêt définitif du tribunal départemental de Bihor du 18 février 2011.

2. L’action en responsabilité civile délictuelle

42. Le 21 juillet 2011, se fondant sur les articles 998 et 999 du code civil en vigueur à l’époque des faits, R.A.T. saisit les juridictions internes d’une action en responsabilité civile délictuelle contre le requérant, arguant que la plainte pénale pour comportement abusif que ce dernier avait formulée contre lui s’était soldée par son acquittement. Il alléguait notamment qu’en réalité, le 14 août 2007, le requérant avait été agressé par le témoin S.G., lequel aurait été, par ailleurs, condamné pour outrage à agent.

43. Dans les observations qu’il formula en réponse, le requérant indiquait qu’il avait été acquitté du chef de diffamation et que sa plainte pénale n’avait causé aucun préjudice à R.A.T. Il contestait l’arrêt de la cour d’appel d’Alba Iulia par lequel R.A.T. avait été acquitté, alléguant que la décision de renvoyer R.A.T. en jugement avait appartenu au parquet, qui, selon le requérant, avait estimé qu’il y avait des preuves suffisantes dans l’affaire pour réaliser cet acte procédural.

44. Le policier C.O. se constitua partie intervenante dans la procédure et sollicita la réparation du préjudice qu’il disait avoir subi en raison de sa mise à disposition (a fost pus la dispoziţie) au cours de la procédure pénale engagée contre lui à la suite de la plainte pénale du requérant.

45. Par un jugement du 10 juillet 2012, le tribunal de première instance de Marghita fit partiellement droit à l’action de R.A.T. et de C.O. et condamna le requérant à leur verser respectivement 8 500 lei roumains (RON) et 11 000 RON pour dommage moral, ainsi que 18 635 RON et 320 RON pour dommage matériel.

46. Le tribunal de première instance notait que, selon les décisions d’acquittement, les faits d’agression sur le requérant avaient été commis par des personnes autres que les deux policiers mis en cause. Or, pendant toute la période pendant laquelle les policiers avaient été renvoyés en jugement, ils auraient été mis à disposition et par conséquent leurs salaires auraient diminué. En outre, des témoins proposés par les policiers auraient attesté du stress et des difficultés matérielles des policiers pendant cette période. Le tribunal de première instance estimait que le préjudice des policiers avait été causé par la négligence ou l’imprudence avec laquelle le requérant avait agi en déposant sa plainte pénale. Il relevait que, dans l’action pénale contre les policiers, la Haute Cour de cassation et de justice avait jugé de manière irrévocable que les accusations du requérant « ne présentaient aucun fondement réel » et qu’il « n’y avait aucune preuve certaine de la culpabilité des inculpés ».

47. Ce jugement fut confirmé par un arrêt définitif du tribunal départemental de Bihor no 1015/2013.

48. Les policiers engagèrent une exécution forcée contre le requérant afin d’obtenir le paiement des sommes accordées à l’issue de cette procédure.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

49. L’article 250 du code pénal incriminant le comportement abusif était ainsi libellé à l’époque des faits :

« (1) La profération d’injures à l’égard d’une personne par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions est passible d’une peine d’un mois à un an d’emprisonnement ou d’une amende.

(...)

(3) Les coups ou autres actes de violence commis par un fonctionnaire dans les conditions décrites au premier alinéa sont passibles d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement ou d’une amende.

(4) L’infraction de coups et blessures aggravée commise par un fonctionnaire dans les conditions décrites au premier alinéa est passible d’une peine de trois à douze ans d’emprisonnement. »

50. L’article 10 du code de procédure pénale était ainsi rédigé à l’époque des faits dans sa partie pertinente en l’espèce :

« L’action publique ne peut pas être déclenchée et, lorsqu’elle a été déclenchée, elle ne peut pas être poursuivie si :

(...)

c) les faits n’ont pas été commis par le suspect ou par l’inculpé (fapta nu a fost comisă de învinuit sau de inculpat). »

51. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 218/2002 relative à l’organisation et au fonctionnement de la police roumaine, en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :

Article 31

(1) Dans l’accomplissement de ses tâches, le policier est dépositaire de l’autorité publique et il a les droits et obligations suivants :

(...)

b) accompagner au commissariat de police les personnes qui, par leurs actions, mettent en péril la vie des individus, l’ordre public ou d’autres valeurs sociales, ainsi que celles qui sont suspectées d’avoir commis des faits illégaux et dont l’identité n’a pas pu être établie dans les conditions prévues par la loi ; en cas de non-respect des ordres d’un agent de police, celui-ci est autorisé à recourir à la force ; (...) »

52. Les articles 998 et 999 du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle, tels qu’en vigueur à l’époque des faits, sont présentés dans l’arrêt Iambor c. Roumanie (no 1), (no 64536/01, § 142, 24 juin 2008).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

53. Invoquant les articles 3 et 6 de la Convention, le requérant se plaint, d’une part, d’avoir subi des mauvais traitements de la part des policiers lors de son interpellation et, d’autre part, de ne pas avoir bénéficié d’une enquête effective sur ses allégations de mauvais traitements.

54. La Cour estime nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, d’examiner les allégations du requérant uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention (voir, par exemple, Şercău c. Roumanie, no 41775/06, § 62, 5 juin 2012). Cette disposition est ainsi libellée :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

55. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

56. Le requérant soutient qu’il a été victime de mauvais traitements injustifiés lors de son interpellation par la police. Pour attester de la gravité de ses blessures, il produit les certificats médicolégaux le concernant qui ont été établis dans le cadre de l’affaire et les déclarations des témoins S.G. et M.M.N.

57. Il indique ensuite qu’il ne s’est pas opposé à son interpellation et que rien ne justifiait par conséquent la force à laquelle les policiers auraient eu recours à son encontre. Il qualifie un tel comportement des policiers d’abusif et d’illégal, et de contraire aux dispositions régissant le fonctionnement de la police.

58. Le requérant estime en outre que les juridictions internes ont interprété de manière erronée les lois en vigueur et les preuves versées au dossier, ce qui aurait eu pour conséquence le prononcé d’un non-lieu en faveur des policiers. Il souligne enfin que les juridictions roumaines ont complètement ignoré les documents médicaux qui attestaient, selon lui, ses blessures et qu’elles n’ont fourni aucune explication quant à ses lésions qu’il qualifie de très graves.

59. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce il convient d’accorder de l’importance aux conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions nationales. Il soutient que la décision d’acquittement des policiers est fondée sur une interprétation correcte des dispositions légales et sur l’appréciation des preuves versées au dossier. Il ajoute qu’il est impossible pour la Cour d’établir, sur la base des preuves présentées devant elle, si le requérant a subi ou non, entre les mains des autorités, un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Selon le Gouvernement, il n’appartient pas à la Cour de s’ériger en juridiction de première instance, les juridictions internes étant, selon lui, mieux placées pour établir les faits et interpréter le droit interne.

60. Le Gouvernement indique ensuite que, à la suite de la plainte pénale du requérant, une enquête a été diligentée au niveau interne contre les policiers mis en cause, que les autorités internes ont mené une enquête détaillée et qu’elles ont instruit un nombre significatif de preuves. Il ajoute que le fait que la procédure n’a pas abouti à la condamnation des policiers attaqués ne peut pas remettre en cause l’effectivité de l’enquête.

2. L’appréciation de la Cour

a) Sur le volet matériel de l’article 3 de la Convention

61. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, les mauvais traitements doivent atteindre un seuil minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime. Lorsqu’un individu se trouve privé de sa liberté, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 de la Convention (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV).

62. La Cour relève qu’en l’espèce les allégations du requérant concernant les violences qui lui auraient été infligées lors de l’incident du 14 août 2007 sont corroborées par les conclusions des rapports médicolégaux établis lors de son hospitalisation qui a suivi son transfert au commissariat. Elle estime que les blessures constatées ont, eu égard à la gravité des traitements qu’elles attestent, incontestablement causé au requérant des souffrances pouvant entrer dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention.

63. La Cour rappelle à cet égard que les obligations des États contractants prennent une dimension particulière à l’égard des personnes qui sont entièrement sous le contrôle des autorités : ces personnes se trouvant en situation de vulnérabilité, les autorités ont le devoir de les protéger (voir, mutatis mutandis, Alboreo c. France, no 51019/08, § 90, 20 octobre 2011). La Cour en a déduit, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, que, le cas échéant, il incombait à l’État de fournir une explication convaincante quant à l’origine de blessures survenues en garde à vue (voir, par exemple, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336, et Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII) ou à l’occasion d’autres formes de privation de liberté (voir, par exemple, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 91, CEDH 2001‑III, Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 56, CEDH 2002-II, et Slimani c. France, no 57671/00, § 27, CEDH 2004‑IX).

64. Dès lors, la Cour a estimé, sous l’angle de l’article 3, que l’impossibilité d’établir les circonstances exactes dans lesquelles une personne qui se trouvait sous le contrôle des agents de l’État a été blessée ne l’empêche pas de parvenir à un constat de violation matérielle de cet article, faute pour le gouvernement défendeur d’avoir établi le déroulement des faits de manière satisfaisante et convaincante, éléments de preuve à l’appui (Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 100, 16 décembre 2008, et Alboreo, précité, § 91).

65. En l’espèce, la Cour note que le requérant allègue avoir subi, de la part des policiers, des traitements contraires à l’article 3 de la Convention lors des événements qui se sont déroulés dans la soirée du 14 août 2007. Il se plaint notamment d’avoir reçu des coups lors de sa montée dans le véhicule de la police.

66. La Cour note que, s’il n’est pas contesté que le requérant a effectivement été blessé le 14 août 2007, les parties sont en désaccord quant à l’origine des blessures. L’intéressé accuse les policiers d’avoir employé à son égard une force excessive lors de son interpellation tandis que le Gouvernement nie tout recours à la force.

67. La Cour relève qu’il n’est pas contesté que la police est intervenue sur la terrasse du restaurant où se trouvait le requérant en raison du comportement agressif de l’un des amis de celui-ci. Toutefois, tous les témoignages et les juridictions nationales s’accordent sur le fait que le comportement du requérant n’a aucunement été mis en cause et que ce dernier a obtempéré aux ordres des policiers. De même, les juridictions nationales ont retenu que le requérant n’avait pas été blessé sur la terrasse du restaurant et qu’il avait accepté d’accompagner les policiers au commissariat. Dès lors, la Cour estime qu’il ne ressort pas du dossier que l’interpellation du requérant ait nécessité l’usage de la force par les agents de police ni que l’intéressé fût déjà blessé au moment de l’arrivée des agents de police.

68. La Cour note ensuite qu’il ressort également des témoignages et des décisions rendues par les juridictions internes que, à son arrivée au commissariat, le requérant se plaignait de douleurs au niveau du cou, ce qui a nécessité son transfert en urgence à l’hôpital.

69. La Cour note que, entre le moment de son interpellation sur la terrasse du restaurant et celui de son arrivée au commissariat, le requérant était sous le contrôle des forces de police. En effet, il a été emmené vers la voiture par un policier et il est monté dans une voiture de police qui l’a transporté jusqu’au commissariat. S’il est vrai que le requérant a partagé la banquette arrière de la voiture avec S.G., il n’en reste pas moins que le Gouvernement n’a pas soutenu que c’est ce dernier qui a frappé le requérant. En tout état de cause, à supposer que ce fût vrai, le requérant se trouvait entre les mains des autorités de l’État chargées de sa sécurité pendant son transport.

70. Même si aucun élément du dossier ne permet d’affirmer avec certitude à quel moment le requérant a été blessé, la Cour estime que les allégations de l’intéressé sont plausibles au vu de la manière dont l’opération s’est déroulée. Elle prend en compte également les rapports médicolégaux qui ont été établis à la suite de l’hospitalisation du requérant survenue très rapidement après son transfert au commissariat. Ces rapports, dont les constatations n’ont pas été contestées, attestent la présence de plusieurs ecchymoses et d’un traumatisme laryngien avec hématome, lésions qui avaient pu, selon les experts, être causées par un coup porté avec un objet dur, par exemple un poing. La Cour estime que ces blessures atteignent indubitablement le seuil minimum de gravité requis par l’article 3 de la Convention et qu’elles nécessitent des explications quant à leur cause.

71. Prenant en compte le fait que les témoignages et les juridictions internes n’ont aucunement fait état de blessures qui auraient été antérieures à l’interpellation du requérant par les agents de police et le fait que celui-ci a été présenté rapidement après son arrivée au commissariat à un médecin qui a décidé de l’hospitaliser en urgence, la Cour considère qu’il appartient au Gouvernement de fournir une explication plausible quant à l’origine des blessures en cause. Or le Gouvernement se borne à renvoyer aux constatations des juridictions nationales qui ont décidé de ne pas poursuivre les agents de l’État accusés par le requérant. La Cour estime que, selon sa jurisprudence bien établie (Iambor, précité, § 171), le non-lieu rendu au pénal par les juridictions internes ne dégage pas l’État roumain de sa responsabilité au regard de la Convention.

72. Compte tenu de l’état de vulnérabilité dans lequel se trouve toute personne placée sous le contrôle des agents de l’État et de l’importance que revêtent les garanties contre l’arbitraire relativement aux actes des agents investis du pouvoir répressif de l’État, la Cour considère que l’État roumain, n’ayant pas démontré que le requérant ait subi ces sévices avant de se trouver entre les mains de la police, est resté en défaut de fournir une explication satisfaisante quant à l’origine des blessures du requérant (Iambor, précité, § 175).

73. La Cour note enfin que le requérant a été transporté en urgence à l’hôpital, où il a été examiné par un médecin. Elle rappelle à cet égard que des examens médicaux indépendants et approfondis sont des garanties essentielles propres à prémunir les personnes se trouvant sous le contrôle des agents de l’État contre les mauvais traitements. Ces examens doivent être effectués par des médecins dûment qualifiés, en dehors de la présence de la police, et le rapport de l’examen doit faire état non seulement de toutes les lésions corporelles relevées mais aussi des explications fournies par le patient quant à la façon dont elles sont survenues et de l’avis du médecin sur la compatibilité des lésions avec ces explications (Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, § 118, CEDH 2000‑X). Or, en l’espèce, l’examen médical pratiqué par le médecin des urgences en présence d’un policier ne paraît pas satisfaire entièrement à ces exigences.

74. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, dans la présente affaire, l’absence totale d’explication de la part du Gouvernement quant aux blessures du requérant et l’impossibilité d’établir les circonstances exactes dans lesquelles le requérant a été blessé alors qu’il se trouvait sous le contrôle des agents de l’État ne l’empêchent pas de parvenir à un constat de violation matérielle de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Alboreo, précité, § 100, et Iambor, précité, § 175). Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de cette disposition dans son volet matériel.

b) Sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention

75. La Cour rappelle que, lorsqu’un individu affirme de manière défendable avoir subi, aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État, de graves sévices illicites et contraires à l’article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l’État par l’article 1 de la Convention de « reconnaître à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu’il y ait une enquête officielle effective (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, §§ 102-103, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, et Ay c. Turquie, no 30951/96, §§ 59-60, 22 mars 2005). Cette enquête doit pouvoir mener à l’identification et à la punition des responsables. S’il n’en allait pas ainsi, nonobstant son importance fondamentale, l’interdiction légale générale de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants serait inefficace en pratique, et il serait possible dans certains cas à des agents de l’État de fouler aux pieds, en jouissant d’une quasi-impunité, les droits des individus soumis à leur contrôle (Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, § 177, 24 février 2005, et Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 67, CEDH 2006‑III).

76. La Cour rappelle également qu’il s’agit là d’une obligation non pas de résultat mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves relatives à l’incident en question (Salman, précité, § 106).

77. Elle rappelle enfin que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce, et qu’ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79-81, Recueil 1998-IV).

78. En l’espèce, la Cour estime que les autorités judiciaires internes avaient l’obligation de vérifier le déroulement des événements et les circonstances dans lesquelles le requérant s’est ou a été blessé (voir, en ce sens, Birgean c. Roumanie, no 3626/10, § 64, 14 janvier 2014).

79. Elle constate qu’une enquête a été ouverte au niveau interne sur les allégations de mauvais traitements du requérant. Un nombre important de preuves ont été rassemblées par le parquet, qui a interrogé les personnes présentes sur le lieu de l’incident, les parties impliquées ainsi que le médecin qui avait examiné l’intéressé. De même, des confrontations ont eu lieu entre le requérant et l’un des policiers mis en cause et une parade d’identification a été organisée. La Cour note également que les rapports médicolégaux dressés en l’espèce mentionnaient la nature des lésions constatées sur le requérant, le nombre de jours de soins médicaux requis ainsi que les origines possibles de pareilles lésions.

80. La Cour note encore que, saisies par le réquisitoire du parquet et se fondant sur les preuves versées au dossier, les juridictions internes ont été unanimes sur le fait que le requérant ne s’était pas opposé à son interpellation et qu’il n’avait pas eu un comportement violent. Tout en prenant en compte les blessures constatées sur le requérant, les juridictions internes ont acquitté les policiers, au motif qu’il n’y avait pas de preuve certaine que ces derniers eussent commis les faits.

81. À cet égard, la Cour rappelle qu’en matière d’appréciation des preuves, son rôle est de nature subsidiaire et qu’il appartient en premier lieu aux juridictions nationales de les interpréter (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 274, CEDH 2007‑II). Toutefois, la responsabilité en droit pénal dans les systèmes juridiques internes, dont les standards en matière de preuves s’inspirent de la présomption d’innocence garantie à l’article 6 § 2 de la Convention, ne doit pas être confondue avec la responsabilité en droit international au titre de l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Alboreo, précité, § 153), disposition qui demande la conduite d’une enquête afin que soient établies les circonstances exactes dans lesquelles une interpellation s’est déroulée et dans lesquelles une personne qui se trouvait sous l’autorité des agents de l’État a été blessée (Rupa, précité, § 122).

82. Revenant aux faits de l’espèce, la Cour note que les juridictions nationales ont admis que le requérant avait probablement été blessé lors de l’incident du 14 août 2007. Or, bien que la réalité des lésions du requérant n’ait nullement été contestée et que la thèse de l’automutilation n’ait pas été évoquée, le tribunal départemental a clôturé l’affaire.

83. Dans ce contexte, la Cour estime que, étant donné le rôle clé que jouent les juridictions dans l’établissement des faits, il était légitime d’attendre de la part des juridictions internes qu’elles éclaircissent les circonstances dans lesquelles le requérant avait été blessé afin de lever les incertitudes quant aux agissements des policiers (Rupa, précité, § 122). Or la Cour note que les juridictions internes ne se sont nullement penchées sur cette contradiction entre, d’une part, les déclarations des témoins qui affirmaient que le requérant n’avait pas été blessé par les policiers et, d’autre part, la gravité des lésions constatées chez le requérant lors de son hospitalisation en urgence après son départ du commissariat en compagnie de la police.

84. La Cour note que, selon le requérant, sa blessure la plus grave, à savoir le traumatisme laryngien avec hématome, lui a été infligée lors de la montée dans la voiture de police. Les juridictions internes ont établi que les policiers mis en cause n’avaient pas accompagné le requérant à la voiture, sans toutefois chercher qui était présent aux côtés de l’intéressé lors de sa montée dans le véhicule. Dès lors, la Cour considère que les autorités judiciaires n’ont pas suffisamment cherché à reconstituer le déroulement des faits après que le requérant avait accepté d’accompagner les policiers au commissariat et à identifier l’origine et les responsables de la lésion litigieuse.

85. La Cour note que, dans la procédure civile engagée contre le requérant, le policier R.A.T. a mentionné que l’intéressé avait été blessé par S.G. dans la voiture. Cependant, R.A.T. n’a pas réitéré ces affirmations très graves dans le cadre de l’enquête pénale pour mauvais traitements engagée par le requérant. En outre, le parquet n’a pas examiné cette hypothèse, de sorte que les affirmations en question n’ont pas été vérifiées par les juridictions internes.

86. Enfin, d’après les renseignements dont la Cour dispose, les juridictions internes n’ont pas ordonné la poursuite de l’enquête in rem afin d’identifier le responsable des blessures de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, E.M. c. Roumanie, no 43994/05, § 69, 30 octobre 2012, et Macovei et autres c. Roumanie, no 5048/02, § 46, 21 juin 2007).

87. Eu égard à ces éléments, la Cour estime que l’enquête menée n’a pas permis d’établir de manière suffisamment précise les circonstances dans lesquelles le requérant a été blessé. Il y a donc eu violation de l’article 3 de la Convention dans son volet procédural.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

88. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

89. Le requérant réclame 227 223 RON pour préjudice matériel. Ce montant correspond selon lui aux dépenses qu’il aurait exposées pour des médicaments et pour la rémunération d’un accompagnateur, à une compensation pour la perte partielle de ses capacités physiques pendant plus d’un an, à une compensation pour une infraction de refus de décliner son identité le 14 août 2007 qui lui aurait été reprochée puis ultérieurement annulée par décision de justice, ainsi qu’aux pertes financières que lui auraient causées les procédures engagées contre lui par les policiers. Il réclame également 150 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

90. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel allégué par le requérant et les faits de l’espèce, et que, en tout état de cause, l’intéressé n’a aucunement justifié le montant sollicité. Pour ce qui est du préjudice moral, le Gouvernement considère que le constat de violation pourrait à lui seul constituer une satisfaction équitable suffisante. À défaut, il demande à la Cour d’accorder au requérant une somme conforme à sa jurisprudence en la matière.

91. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère que le seul constat de violation de la Convention ne constitue pas une satisfaction équitable suffisante. Partant, elle estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 11 700 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

92. Le requérant demande également 10 000 RON pour les frais et dépens qu’il aurait engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, ce montant représentant d’après lui les honoraires de son avocate et les frais de transport.

93. Le Gouvernement souligne que le requérant n’a versé au dossier aucun justificatif des dépenses alléguées.

94. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000‑XI). En l’espèce, eu égard à l’absence de justificatifs pour la somme sollicitée, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

95. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention dans ses volets matériel et procédural ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 11 700 EUR (onze mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 février 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stephen PhillipsJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-150779
Date de la décision : 03/02/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : ANDRIŞCĂ
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TURIAC N.M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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