La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

15/01/2015 | CEDH | N°001-150301

CEDH | CEDH, AFFAIRE ARNAUD ET AUTRES c. FRANCE, 2015, 001-150301


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ARNAUD ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 36918/11, 36963/11, 36967/11, 36969/11,

36970/11 et 36971/11)

ARRÊT

STRASBOURG

15 janvier 2015

DÉFINITIF

15/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Arnaud et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nuß

berger,
Boštjan M. Zupančič,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffi...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ARNAUD ET AUTRES c. FRANCE

(Requêtes nos 36918/11, 36963/11, 36967/11, 36969/11,

36970/11 et 36971/11)

ARRÊT

STRASBOURG

15 janvier 2015

DÉFINITIF

15/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Arnaud et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent six requêtes (nos 36918/11, 36963/11, 36967/11, 36969/11, 36970/11 et 36971/11) dirigées contre la République française et dont huit ressortissants de cet État, Mme Paule Arnaud, M. Alan Grant, Mme et M. Simone et Robert Lavail, Mme et M. Monique et Pierre Le Lan et Mmes Geneviève Matignon et Rose Mettey (« les requérants »), ont saisi la Cour le 22 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes X. Lordkipanidzé et P.‑J. Douvier, avocats à Neuilly-Sur-Seine. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent que leur soumission à l’impôt sur la fortune avec effet rétroactif a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens et a constitué une discrimination illicite en violation de l’article 1 du Protocole no 1, pris seul et en combinaison avec l’article 14 de la Convention.

4. Le 5 décembre 2012, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1928, 1947, 1935, 1928, 1937, 1933, 1942 et 1920. Ils résident à Monaco.

6. La convention fiscale franco-monégasque signée le 18 mai 1963 et modifiée par un avenant du 25 juin 1969, prévoyait en son article 7, dans sa rédaction initiale, que les personnes de nationalité française résidentes à Monaco étaient « assujetties en France à l’impôt sur le revenu des personnes physiques et à la taxe complémentaire dans les mêmes conditions que si elles avaient leur domicile ou leur résidence en France ».

7. Au cours de l’année 2001, la France et Monaco négocièrent une modification de cette convention qui aboutit, le 18 octobre 2001, à la signature d’un relevé de conclusions fixant le cadre d’un avenant à la Convention, suivi de la signature à Monaco de l’Avenant rédigé sur cette base, le 26 mai 2003. Aux termes de ce dernier, les Français ayant transporté leur domicile ou leur résidence à Monaco à compter du 1er janvier 1989 se voyaient assujettis à l’impôt sur la fortune (« ISF ») à compter du 1er janvier 2002, dans les mêmes conditions que les contribuables français fiscalement domiciliés en France, c’est-à-dire à la fois sur leurs biens situés sur le territoire national et sur ceux situés à l’étranger. Cette mesure fut publiquement annoncée le 24 octobre 2001, avec indication de sa prise d’effet à compter du 1er janvier 2002.

8. Les contribuables concernés par cette mesure en furent informés, notamment par une lettre du 5 mai 2002 dans laquelle le ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire informa les délégués de Monaco au Conseil supérieur des Français de l’étranger de l’adoption prochaine de la loi et de l’effet rétroactif envisagé. Par ailleurs, il leur fut indiqué qu’il était préférable pour eux d’anticiper l’entrée en vigueur de ce texte en déclarant et en payant leur impôt dès l’année 2002, malgré l’absence d’obligation légale à ce stade. Dans une réponse ministérielle publiée dans le journal officiel du 7 avril 2005, l’administration fiscale précisa qu’aucune pénalité ne serait appliquée pour la période antérieure à la ratification de l’Avenant à la convention bilatérale et que de larges facilités de paiement seraient accordées aux contribuables concernés.

9. La loi no 2005-227 du 14 mars 2005 autorisa l’approbation par la France de l’Avenant à la convention fiscale. Le décret no 2005-1078 du 23 août 2005 porta publication de ce dernier au Journal officiel de la République française.

10. Après avoir déposé des déclarations d’ISF au titre de l’année 2005 pour M. et Mme Le Lan et des exercices 2002 à 2005 pour les autres requérants, puis s’être acquittés spontanément de l’imposition en cause, les intéressés réclamèrent aux services fiscaux la restitution des sommes ainsi versées.

11. À la suite du rejet de leurs réclamations, les requérants assignèrent le directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes devant le tribunal de grande instance de Nice.

12. Par des jugements du 24 janvier 2008, cette juridiction débouta les requérants de leurs demandes. Elle observa qu’aucun recouvrement illégal de l’impôt ne pouvait être intervenu, celui-ci ayant été acquitté spontanément. S’agissant de la conformité de la mesure à la Convention, elle considéra qu’aucune créance au sens de l’article 1 du Protocole no 1 n’avait pu naître dans le patrimoine des contribuables du fait du versement de l’ISF conformément au droit interne. Elle ajouta que l’Avenant à la convention fiscale n’avait entraîné aucune discrimination entre les nationaux français, son objectif étant d’éviter l’évasion fiscale en alignant la situation des contribuables résidant à Monaco sur celle de ceux résidant en France. S’agissant de la distinction entre les Français de l’étranger selon qu’ils étaient installés à Monaco où dans un autre pays, le tribunal releva qu’il n’existait aucune situation analogue à celle de la Principauté compte tenu de l’enclavement territorial de cette dernière et du fait de la soumission des intéressés aux lois fiscales du pays qui les hébergent. Il ajouta qu’en toute hypothèse une éventuelle discrimination de traitement serait motivée par l’intérêt général tendant à éviter l’évasion fiscale et se révèlerait objective et raisonnable. Enfin, le tribunal jugea que le caractère rétroactif de la disposition fiscale contestée n’était contraire ni à la constitution ni au droit communautaire.

13. Par des arrêts du 18 décembre 2008, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma les jugements du tribunal de grande instance de Nice. Elle constata qu’aucune irrégularité n’affectait la perception des sommes versées volontairement et par anticipation par les requérants. Elle considéra que l’ISF n’est pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1, qu’il s’applique aux Français résidant à Monaco ou à ceux vivant en France. S’agissant du respect de l’article 14 de la Convention, elle ajouta que l’Avenant à la convention franco-monégasque ne faisait pas de discrimination parmi les Français se trouvant dans la même situation, à savoir ceux qui résident à Monaco, son objectif étant de mettre ces-derniers dans la même situation que leurs compatriotes résidant sur le territoire français. Elle précisa que la situation de la Principauté vis-à-vis de la France n’était pas comparable à celle des autres États, compte tenu de sa proximité géographique. Elle estima également que le texte n’avait rien de discriminatoire, s’appliquant à tous les Français pour éviter l’évasion fiscale. Enfin, elle jugea que le caractère rétroactif de la mesure, en l’absence de création d’une infraction pénale ou d’application de pénalité fiscale sur la période 2002-2005, ne portait pas une atteinte exorbitante au droit de propriété, puisqu’elle ne présentait pas de caractère confiscatoire et que les intéressés avaient été informés dès 2001 de la mise en place du dispositif.

14. Par des arrêts du 26 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants. Elle estima, d’une part, que l’Avenant ne procédait à aucune discrimination et ménageait un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la protection des droits des contribuables et, d’autre part, que le paiement par anticipation n’ouvrait pas droit à restitution dès lors que l’imposition était due.

II. LE DROIT PERTINENT

15. Les dispositions pertinentes de l’Avenant à la convention fiscale franco-monégasque (du 18 mai 1963, modifiée par l’Avenant du 25 juin 1969) signé à Monaco le 26 mai 2003 se lisent comme suit :

Article 2

« À l’article 7 de la Convention, il est inséré le paragraphe 3 ainsi rédigé :
" 3. Les personnes physiques de nationalité française qui ont transporté à Monaco leur domicile ou leur résidence à compter du 1er Janvier 1989 sont assujetties à l’impôt sur la fortune à compter du 1er janvier 2002 dans les mêmes conditions que si elles avaient leur domicile ou leur résidence en France. " »

Article 6

« 2. (...) l’Avenant s’appliquera en matière d’impôt de solidarité sur la fortune à compter du 1er janvier 2002 (...) »

16. Les dispositions pertinentes du code général des impôts, applicables à l’époque des faits, se lisent comme suit :

Article 885 A

« Sont soumises à l’impôt annuel de solidarité sur la fortune, lorsque la valeur de leurs biens est supérieure à la limite de la première tranche du tarif fixé à l’article 885 U :

1o Les personnes physiques ayant leur domicile fiscal en France, à raison de leurs biens situés en France ou hors de France ;

2o Les personnes physiques n’ayant pas leur domicile fiscal en France, à raison de leurs biens situés en France.

Sauf dans les cas prévus aux a et b du 4 de l’article 6, les couples mariés font l’objet d’une imposition commune.

Les partenaires liés par un pacte civil de solidarité défini par l’article 515-1 du code civil font l’objet d’une imposition commune.

Les conditions d’assujettissement sont appréciées au 1er janvier de chaque année.

Les biens professionnels définis aux articles 885 N à 885 R ne sont pas pris en compte pour l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune. »

Article 885 L

« Les personnes physiques qui n’ont pas en France leur domicile fiscal ne sont pas imposables sur leurs placements financiers.

Ne sont pas considérées comme placements financiers les actions ou parts détenues par ces personnes dans une société ou personne morale dont l’actif est principalement constitué d’immeubles ou de droits immobiliers situés sur le territoire français, et ce à proportion de la valeur de ces biens par rapport à l’actif total de la société. Il en est de même pour les actions, parts ou droits détenus par ces personnes dans les personnes morales ou organismes mentionnés au deuxième alinéa du 2o de l’article 750 ter. »

Article 885 U (version applicable au 1er janvier 2002)

« Le tarif de l’impôt est fixé à (...) :

FRACTION DE LA VALEUR nette taxable du patrimoine / TARIF APPLICABLE (en pourcentage)

N’excédant pas 720 000 euros : 0

Comprise entre 720 000 euros et 1 160 000 euros : 0,55

Comprise entre 1 160 000 euros et 2 300 000 euros : 0,75

Comprise entre 2 300 000 euros et 3 600 000 euros : 1

Comprise entre 3 600 000 euros et 6 900 000 euros : 1,3

Comprise entre 6 900 000 euros et 15 000 000 euros : 1,65

Supérieure à 15 000 000 euros : 1,8. (...) »

Article 885 U (version applicable au 1er janvier 2005)

« Le tarif de l’impôt est fixé à :

FRACTION DE LA VALEUR nette taxable du patrimoine / TARIF APPLICABLE (en pourcentage)

N’excédant pas 732 000 euros : 0

Supérieure à 732 000 euros et inférieure ou égale à 1 180 000 euros : 0,55

Supérieure à 1 180 000 euros et inférieure ou égale à 2 339 000 euros : 0,75

Supérieure à 2 339 000 euros et inférieure ou égale à 3 661 000 euros : 1

Supérieure à 3 661 000 euros et inférieure ou égale à 7 017 000 euros : 1,3

Supérieure à 7 017 000 euros et inférieure ou égale à 15 255 000 euros : 1,65

Supérieure à 15 255 000 euros : 1,8

Les limites des tranches du tarif prévu au tableau ci-dessus sont actualisées chaque année dans la même proportion que la limite supérieure de la première tranche du barème de l’impôt sur le revenu et arrondies à la dizaine de milliers d’euros la plus proche. »

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

17. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles soulèvent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt en application de l’article 42 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

18. Les requérants allèguent que le caractère rétroactif de l’imposition qui leur a été appliquée a porté atteinte à leur droit au respect des biens tel que prévu par l’article 1 du Protocole no 1, dont les dispositions se lisent comme suit :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

19. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

20. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

21. Les requérants estiment que le caractère rétroactif de leur imposition à l’ISF constitue une atteinte à leur droit au respect de leurs biens. Ils considèrent que cette ingérence était imprévisible jusqu’en 2005, n’ayant pas de fondement en droit interne, qu’elle n’était justifiée par aucun impératif d’intérêt général et qu’elle ne respectait pas un juste équilibre entre le motif de lutte contre l’évasion fiscale invoqué et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu, une telle lutte ne pouvant viser que des situations futures. Ils considèrent que le motif tiré de la perte de recettes ne saurait justifier une disposition rétroactive. Ils ajoutent que l’impôt ainsi créé vise à imposer des biens qui peuvent ne plus faire partie du patrimoine du contribuable au moment de l’imposition, ce qui lui confère un caractère confiscatoire et disproportionné, tout comme le fait d’exiger d’eux, dès 2005, le paiement d’une somme correspondant à quatre années d’imposition (2002 à 2005).

22. Le Gouvernement rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’application rétroactive d’une disposition fiscale ne constitue pas en soi une violation de l’article 1 du Protocole no 1. Il considère qu’en l’espèce la charge imposée aux requérants n’était pas excessive, de sorte que l’équilibre n’a pas été rompu. À cet égard, il relève qu’aucune double imposition n’a été engendrée par l’Avenant en l’absence d’ISF à Monaco, que la taxation ainsi que l’effet rétroactif envisagé avaient été annoncés dès le 24 octobre 2001 et que les modalités de paiement ont été adaptées afin de ménager la capacité contributive des contribuables. Il précise que l’Avenant ayant été publié par un décret du 23 août 2005, l’imposition au titre de l’année 2005 ne présentait aucun caractère rétroactif tandis que celle au titre des années 2002 à 2004 n’était qu’en apparence rétroactive compte tenu de l’annonce préalable de la mesure. Il rappelle d’ailleurs qu’en France, en matière d’impôt sur le revenu et d’impôt sur les sociétés, la loi de finances votée au 31 décembre s’applique aux revenus, bénéfices et gains non pas futurs mais réalisés au cours de l’année écoulée.

2. Appréciation par la Cour

a) Les principes généraux

23. La Cour rappelle que l’imposition fiscale constitue en principe une ingérence dans le droit garanti par le premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 et que cette ingérence se justifie conformément au deuxième alinéa de cet article, qui prévoit expressément une exception pour ce qui est du paiement des impôts ou d’autres contributions.

24. Toutefois une telle question n’échappe pas pour autant à tout contrôle de la Cour, celle-ci devant vérifier si l’article 1 du Protocole no 1 a fait l’objet d’une application correcte. A cet égard, la Cour rappelle que le second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 doit se lire à la lumière du principe consacré par la première phrase de l’article. Il s’ensuit qu’une mesure d’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Tre Traktörer AB c. Suède, 7 juillet 1989, § 59, série A no 159). Par conséquent, l’obligation financière née du prélèvement d’impôts ou de contributions peut léser la garantie consacrée par cette disposition si elle impose à la personne ou à l’entité en cause une charge excessive ou porte fondamentalement atteinte à leur situation financière (Di Belmonte c. Italie (no2) (déc.), no 72665/01, 3 juin 2004). La Cour rappelle que l’application rétroactive d’une loi fiscale n’est pas interdite en tant que telle par l’article 1 du Protocole no 1 (M.A. et autres c. Finlande (déc.), no 27793/95, 10 juin 2003, et Di Belmonte (no2), précitée).

25. Par ailleurs, il appartient en premier lieu aux autorités nationales de décider du type d’impôts ou de contributions qu’il convient de lever. Les décisions en ce domaine impliquent normalement une appréciation des problèmes politiques, économiques et sociaux que la Convention laisse à la compétence des États parties, car les autorités internes sont manifestement mieux placées que la Cour pour apprécier ces problèmes. Les États parties disposent donc en la matière d’un large pouvoir d’appréciation et la Cour respecte l’appréciation portée par le législateur en pareilles matières, sauf si elle est dépourvue de base raisonnable (Gasus Dosier et Fördertechnik Gmbh c. Pays-Bas, 23 février 1995, § 60, série A no 306-B, The National & Provincial Building Society, the Leeds Permanent Building Society and the Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, et Imbert de Tremiolles c. France (déc.), nos 25834/05 et 27815/05, 4 janvier 2008).

b) L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

26. En l’espèce, la Cour relève d’emblée que l’ingérence dans le droit garanti par l’article 1 du Protocole no 1 constituée par l’imposition litigieuse était expressément prévue par la loi, l’approbation de l’Avenant à la convention fiscale ayant été autorisée par le législateur et le texte ayant été publié par décret. S’agissant de la finalité de l’ingérence, elle observe que la mesure visait à lutter contre l’évasion fiscale, à savoir l’installation de Français à Monaco dans le seul but d’échapper à l’ISF pour leurs biens situés hors de France.

27. À cet égard, la Cour estime que l’imposition litigieuse s’inscrit dans la grande marge d’appréciation dont dispose l’État en matière fiscale et que, par conséquent, elle ne saurait être considérée en tant que telle comme arbitraire. Il est vrai que la soumission des résidents français de Monaco à l’ISF a été appliquée aux requérants à compter du 1er janvier 2002 (1er janvier 2005 uniquement concernant les époux Le Lan), et ce bien que la validation législative de l’Avenant ne soit intervenue qu’en 2005. Néanmoins, la Cour rappelle que l’application rétroactive de cette loi au cas des requérants ne constitue pas per se une violation de l’article 1 du Protocole no 1, étant donné que l’application rétroactive d’une loi fiscale n’est pas interdite en tant que telle par cette disposition (M.A. et autres c. Finlande, et Di Belmonte (no 2), précitées).

28. La question qui se pose est alors celle de savoir si, en l’espèce, l’application de l’article 2 de l’Avenant a ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des requérants et n’a pas imposé à ces derniers une charge excessive ou porté fondamentalement atteinte à leur situation financière.

29. À ce titre, la Cour observe que l’Avenant litigieux s’inscrit dans le cadre d’une relation ancienne et étroite qu’entretiennent la France et Monaco en matière d’imposition, particulièrement en ce qui concerne les règles applicables en la matière aux Français installés dans la Principauté, pour des raisons liées aux spécificités géographiques et fiscales de cet État. Elle relève ainsi que la convention fiscale franco-monégasque signée le 18 mai 1963 prévoit l’imposition des intéressés sur leur revenu dans les mêmes conditions que s’ils avaient leur domicile ou leur résidence en France. Il en va de même du nouveau texte, négocié dès 2001, qui a rendu ceux-ci redevables de l’ISF, dans les mêmes conditions que s’ils avaient leur domicile ou leur résidence en France.

30. De plus, la Cour note que la rétroactivité de la mesure litigieuse, en ce qu’elle s’applique à l’année 2005, ne présente aucun caractère exceptionnel du point de vue du droit fiscal, l’autorisation législative pour l’approbation de l’Avenant à la convention franco-monégasque étant intervenue au cours de cet exercice. Elle constate d’ailleurs qu’en France, comme le rappelle le Gouvernement, la loi de finances votée à la fin de chaque année civile définit notamment les règles en matière d’impôt sur le revenu applicables aux revenus perçus au cours de l’exercice écoulé (voir paragraphe 22 ci-dessus).

31. S’agissant des sommes versées par les requérants (à l’exception des époux Le Lan) au titre de l’ISF pour les années 2002 à 2004, la Cour remarque que les intéressés se plaignent de l’importance de la charge d’impôt à laquelle les Français de l’étranger ont été soumis en 2005, cette dernière correspondant à quatre années d’imposition. Or, elle observe qu’en l’espèce les contribuables, selon les termes mêmes des requêtes dont la Cour est saisie, ont été informés de l’adoption future de la mesure et de l’effet rétroactif envisagé dès le 24 octobre 2001 par une déclaration publique, puis le 5 mai 2002 par une lettre du ministre délégué au Budget et à la Réforme budgétaire aux délégués de Monaco au Conseil supérieur des Français de l’étranger. Elle note que, dans cette dernière, ils ont été invités à anticiper l’entrée en vigueur du texte en déclarant et en payant leur impôt dès l’année 2002 malgré l’absence d’obligation légale à ce stade. A cet égard, elle constate que certains contribuables ont choisi de suivre cette recommandation en effectuant leurs déclarations et en s’acquittant de l’ISF chaque année à partir de 2002. Ces derniers n’ont donc pas été soumis en 2005 à une charge d’impôt supérieure à celle liée à l’exercice concerné. D’autres, au contraire, ont préféré attendre l’entrée en vigueur de la mesure en 2005 pour effectuer les déclarations et les versements spontanés correspondants. Pour ces derniers, l’administration fiscale avait prévu et annoncé, dès le 7 avril 2005, que de larges facilités de paiement seraient accordées et qu’aucune pénalité ne serait appliquée pour la période antérieure à la ratification de l’Avenant. En outre, la Cour observe que les requérants n’ont pas été privés de leur droit de contester la légalité des impositions dont ils s’étaient acquittés spontanément devant les juridictions compétentes.

32. Ainsi, la Cour constate que malgré le caractère rétroactif de la mesure litigieuse, les autorités ont fourni aux contribuables une information préalable leur permettant d’anticiper ses effets, soit en procédant au paiement de l’impôt chaque année, soit en se préparant à devoir effectuer les versements au titre des années 2002 à 2005 après l’entrée en vigueur des nouveaux textes. De plus, elle estime que des mesures adaptées ont été prises afin d’atténuer l’importance de l’impôt exigé à partir de 2005 de ceux qui avaient attendu l’entrée en vigueur de la loi pour s’y conformer. Elle considère donc qu’aucune charge excessive n’a été imposée aux requérants du fait de la mesure litigieuse et que cette dernière n’a pas porté fondamentalement atteinte à leur situation financière.

33. Compte tenu de ces éléments, la Cour estime que l’imposition prévue par l’Avenant du 26 mai 2003 à la convention franco-monégasque du 25 juin 1969 et par la loi du 14 mars 2005 autorisant l’approbation de celle-ci, n’a pas rompu le « juste équilibre » devant régner entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

34. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 COMBINE AVEC L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

35. Les requérants allèguent que le caractère rétroactif de l’imposition qui leur a été appliquée a également constitué une discrimination illicite au regard de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec l’article 14, dont les dispositions se lisent comme suit :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

36. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

37. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

38. Les requérants considèrent que leur assujettissement rétroactif à l’ISF constitue une discrimination illicite fondée à la fois sur la résidence et la nationalité dans la jouissance du droit au respect des biens des Français établis à Monaco. Ils soutiennent que celle-ci n’est pas justifiée par des motifs d’intérêt général et paraît disproportionnée. À cet égard, ils font remarquer que les Français résidant dans d’autres États étrangers ne sont assujettis à l’ISF qu’à concurrence de leurs biens situés en France et en sont exonérés pour leurs placements financiers effectués dans ce pays. Ils observent que la situation de Monaco ne présente aucune particularité exceptionnelle, d’autres territoires étrangers étant proches des frontières nationales sans, pour certains, connaître d’imposition sur la fortune.

39. Le Gouvernement fait valoir que la situation des résidents de Monaco n’est pas analogue à celle des autres Français de l’étranger, compte tenu de l’état d’enclavement du territoire concerné. Il ajoute que les conventions fiscales entre la France et d’autres États présentent des différences qui ne dépendent pas nécessairement de la volonté des autorités françaises puisqu’elles sont le fruit de la négociation interétatique. Enfin, il estime que la mesure contestée poursuit un but légitime, la lutte contre l’évasion fiscale, auquel elle est proportionnée, les personnes visées bénéficiant en outre d’un mécanisme de plafonnement applicable aux Français résidant en France mais pas aux autres Français de l’étranger.

2. Appréciation par la Cour

a) Les principes généraux

40. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 36, série A no 126, et Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV).

41. La Cour estime que cette condition se trouve remplie en l’espèce dès lors que les faits dénoncés par les requérants relèvent potentiellement de l’article 1 du Protocole no 1, et ce malgré le constat de non violation auquel la Cour est parvenue (paragraphe 34 ci-dessus, voir Di Belmonte (no 2), précitée).

42. S’agissant de l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, la Cour rappelle que toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de cet article. Il faut établir que des personnes placées dans des situations analogues ou comparables en la matière jouissent d’un traitement préférentiel, et que cette distinction ne trouve aucune justification objective et raisonnable (The National & Provincial Building Society, the Leeds Permanent Building Society and the Yorkshire Building Society, précité, § 88), en l’absence d’un but légitime et d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Alujer Fernández et Caballero Garcia c. Espagne (déc.), no 53072/99, CEDH 2001‑VI). Par ailleurs, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (Karlheinz Schmidt c. Allemagne, 18 juillet 1994, § 24, série A no 291‑B). L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 38, Recueil 1998-II), et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 52, CEDH 2006‑VI).

b) L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

43. En l’espèce, la Cour observe que l’imposition prévue par l’Avenant du 26 mai 2003 à la convention franco-monégasque du 25 juin 1969 et par la loi du 14 mars 2005 autorisant l’approbation de celle-ci, s’applique de manière uniforme aux personnes placées dans une situation analogue et clairement identifiées par ces textes, à savoir les Français ayant transporté leur domicile ou leur résidence à Monaco à compter du 1er janvier 1989. La Cour ne partage pas le point de vue des requérants selon lequel les intéressés sont dans une situation analogue aux autres Français de l’étranger. En effet, elle observe qu’en matière de conventions fiscales internationales bilatérales, les règles définies par les États sont le fruit d’une négociation qui dépend à la fois des relations diplomatiques existant entre eux et de leurs régimes d’imposition nationaux respectifs. À cet égard, les Français de l’étranger ne peuvent être considérés comme formant une catégorie uniforme dont les membres se trouveraient dans une situation analogue. Au contraire, la Cour estime qu’il convient de les distinguer selon le pays où ils ont élu domicile.

44. Compte tenu de ces éléments, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner le caractère objectif et raisonnable des motifs avancés par le Gouvernement pour justifier la mesure litigieuse. Néanmoins, elle rappelle ses conclusions relatives au grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et observe que l’imposition des Français résidant à Monaco à l’ISF avec effet rétroactif au 1er janvier 2002, pour les besoins de la lutte contre l’évasion fiscale, ne saurait passer pour disproportionnée au regard du but visé au sens de l’article 14 de la Convention (Di Belmonte (no 2), précitée).

45. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 combiné avec 14 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément et combiné avec l’article 14 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 janvier 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award