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13/01/2015 | CEDH | N°001-150236

CEDH | CEDH, AFFAIRE ŁOZOWSKA c. POLOGNE, 2015, 001-150236


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ŁOZOWSKA c. POLOGNE

(Requête no 62716/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 janvier 2015

DÉFINITIF

13/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Łozowska c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Nona Tsotsoria,
Paul Mahoney,
K

rzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembr...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE ŁOZOWSKA c. POLOGNE

(Requête no 62716/09)

ARRÊT

STRASBOURG

13 janvier 2015

DÉFINITIF

13/04/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Łozowska c. Pologne,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Nona Tsotsoria,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62716/09) dirigée contre la République de Pologne et dont une ressortissante de cet État, Mme Marzanna Łozowska (« la requérante »), a saisi la Cour le 25 novembre 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante est représentée par Me Z. Daniszewska-Dek, avocat à Białystok. Le gouvernement polonais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. J. Wołąsiewicz, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante allègue une violation de son droit à la liberté d’expression, garanti par l’article 10 de la Convention, en raison de sa condamnation pour diffamation calomnieuse après la publication d’un article dans un journal local. Citant l’article 6 de la Convention, elle se plaint en outre que son appel contre cette condamnation n’a pas été examiné par un tribunal impartial.

4. Le 14 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1964 et réside à Kleosin. À l’époque des faits, elle était journaliste au quotidien régional Kurier Poranny.

A. Les publications de la requérante entre 1999 et 2001

6. Entre 1999 et 2001, la requérante publia une série d’articles sur l’actualité judiciaire de sa région, en rapport avec l’arrestation de membres présumés d’un réseau mafieux qui étaient soupçonnés de trafic de véhicules et de stupéfiants. Dans ses publications, la requérante s’interrogeait notamment sur les éventuelles imbrications entre les membres dudit réseau et les agents de la justice locale.

7. Le 19 mars 1999, la requérante publia un article intitulé « Les gangsters et le procureur » (« Gangsterzy i prokurator ») dont un passage se lisait ainsi :

« L’arrestation du conjoint de l’une des juges de Białystok par les agents du bureau de lutte contre le crime organisé a été l’évènement le plus marquant de ces derniers jours. Les locaux de la société dont il était le dirigeant ont été perquisitionnés. L’arrestation a eu lieu lundi après-midi et mardi dans la soirée il a été libéré après avoir versé une caution entre cinq à dix mille zlotys. Il a été placé sous surveillance policière.

D’après nos sources, l’époux de la juge a été interrogé au sujet de l’acquisition d’un véhicule. Son vendeur était... “Myszka” [“Petite Souris”] et le véhicule aurait appartenu à un dénommé “Koral” (ou bien à sa sœur), bien connu des milieux criminels de Białystok. Or celui-ci a disparu il y a un an (...). Parmi les suspects de l’enlèvement de “Koral” est cité “Myszka” (...). L’époux de la juge a payé pour la voiture entre trente-cinq et cinquante mille zlotys.

Quelques mois plus tard, la sœur de “Koral” s’est présentée à l’acquéreur du véhicule pour lui demander de lui verser une somme en supplément (...) Selon nos sources, la juge et son époux ont versé en présence du commissaire en chef du IIe commissariat de police (ces faits nous ont été relatés par la police) quinze mille zlotys de plus et la sœur de “Koral” a renoncé à toutes ses prétentions (...). Étant donné que la police a ouvert une enquête dans l’affaire (...), seul le procureur aurait pu décider de l’abandon des poursuites. C’est justement le procureur en chef du parquet de district de Białystok qui devait le faire. Selon l’une de nos sources, l’époux de la juge n’était pas du tout un acquéreur fortuit du véhicule de “Myszka” mais un de ses pions (podstawiony) en raison de la fonction exercée par sa conjointe. Il s’agissait pour lui de faire en sorte qu’elle soit sous sa coupe (chodziło o to by mieć na nią haka) ».

8. Le 30 octobre 1999, la requérante publia un article intitulé « La juge défendait-elle son époux ? » (« Sędzia broniła męża ? ») dont l’un des passages se lisait ainsi :

« Pour son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, la juge du tribunal régional de Białystok B.L. comparaîtra devant l’autorité disciplinaire de la magistrature de Varsovie. Comme nous en a informés J.D., président de la cour d’appel de Białystok, le médiateur en matière disciplinaire auprès de la cour d’appel a déposé mardi une demande d’ouverture de poursuites disciplinaires. Rappelons que l’élément déclencheur de cette procédure était la lettre du 24 juin 1999, par laquelle H. S., ministre de la Justice, demandait que la lumière soit faite sur les circonstances de la visite que la juge avait effectuée en septembre 1998 au IIe commissariat de Białystok en compagnie de l’ancien procureur de district de Białystok.

La juge s’est rendue au commissariat en étant accompagnée du procureur de district qui avait été suspendu – N.D.L.R. : à la suite de la réception par la police d’une plainte au sujet du délit commis par (illisible). L’affaire concerne l’acquisition d’un véhicule. Le même procureur s’occupait du dossier de monsieur L. et a mis fin aux poursuites.

(...)

Nous avons appris que le manquement aux devoirs de l’état de magistrat aurait consisté dans la visite de B.L. au commissariat, visite à laquelle celle-ci aurait « convoqué » le commissaire en chef, l’ancien procureur de district et la victime qui avait porté plainte à la suite du délit commis par L. On ne sait pas si la juge avait présenté au poste sa carte d’identité professionnelle. Il est cependant indéniable que son identité professionnelle était bien connue de la police et du parquet.

La juge a enfreint les règles de la déontologie professionnelle que chaque agent de la justice exerçant une fonction comme la sienne se doit d’observer. Dans sa demande d’ouverture de poursuites disciplinaires, le médiateur exigera que la responsabilité de B.L. pour faute professionnelle, à raison de son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, soit mise en jeu – dit le président [de la cour d’appel]. Le président J.D. a refusé de répondre à la question de savoir ce qu’avait exactement fait la juge B.L. (...) - "Je ne peux ni le confirmer ni le démentir", a-t-il répondu lorsqu’on lui a demandé s’il était vrai que le médiateur responsable de la procédure disciplinaire avait joint au dossier de madame B.L. le dossier de l’enquête dirigée contre son époux ainsi que le dossier de l’ex-procureur de Białystok qui avait mis fin aux poursuites contre monsieur L. (...) »

9. Le 2 novembre 1999, la requérante publia un article intitulé « La nomination avant le scandale » (« Nominacja przed skandalem »). Un passage de l’article en question se lisait ainsi :

« – La ministre demande des explications (Minister prosi o wyjaśnienie) –

La raison de l’ouverture de la procédure était la lettre du 24 juin 1999, par laquelle H. S., ministre de la Justice, demandait que la lumière soit faite sur les circonstances dans lesquelles la juge, accompagnée de l’ancien procureur de district de Białystok, s’était rendue en septembre 1998 au IIe commissariat de police. La juge s’était rendue au commissariat en compagnie du procureur qui avait été suspendu de ses fonctions (...) après avoir été informée d’une infraction commise par son époux. L’affaire concernait l’acquisition d’un véhicule. Ce même procureur traitait l’affaire du monsieur L. et a rendu un non-lieu.

– La juge joue-t-elle franc-jeu ? (Sędzia nie w porzadku ?) –

Nous avons appris que le manquement de B.L. aux devoirs de l’état de magistrat tiendrait à la visite qu’elle a effectuée au commissariat et à laquelle elle avait “convoqué” le commissaire, l’ancien procureur en chef et la victime qui avait déposé plainte à la suite du délit commis par L.

La juge a enfreint les règles de la déontologie professionnelle qu’un membre de la justice exerçant une fonction comme la sienne se doit d’observer. Dans sa demande d’ouverture d’une procédure disciplinaire, le médiateur exigera que la responsabilité de B.L. pour faute professionnelle, à raison de son manquement aux devoirs de l’état de magistrat, soit mise en jeu.

Le fait qu’une enquête a été menée signifie que la conduite de madame la juge n’était pas irréprochable – a dit J.D., président de la cour d’appel.

(...) ».

B) La publication litigieuse de la requérante

10. Le 14 septembre 2007, la requérante publia dans le Kurier Poranny un article intitulé « Tuer les concurrents » (« Zabić konkurencję »). Cette publication traitait d’une affaire alors pendante devant le tribunal régional de Gdańsk, qui portait sur l’enlèvement et la séquestration de T.D., dirigeant d’une société locale de vente de pièces pour automobiles, par S.M., ressortissant biélorusse. Le ravisseur présumé était supposé avoir été commandité par M.L., principal concurrent de T.D. En août 2009, S.M. et M.L. furent condamnés pour les faits qui leur étaient imputés dans cette procédure à des peines d’emprisonnement – respectivement, de trois ans et six mois, et de deux ans et dix mois.

11. La publication de la requérante, issue de son entretien avec la victime du rapt, comportait une section intitulée « Moi, je fais des affaires sérieuses » (« Ja poważne interesy prowadzę ») avec comme sous-titre « Histoire de la juge B. L. » (« Historia sędzi B. L. »). Cette dernière était en effet tout à la fois la mère de M.L. et la responsable des affaires juridiques de sa société. Le passage qui suivait se lisait ainsi :

« Il y a cinq ans, après une longue procédure devant la commission de discipline elle a cessé d’être juge, alors qu’elle avait siégé comme telle pendant 24 ans. Elle a été punie pour ses rapports obscurs avec les milieux criminels. Il s’agissait, entre autres, du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son époux. Celui-ci exerçait dans le secteur automobile. » (Pięć lat temu, po długim postępowaniu przed Sądem Dyscyplinarnym przestała być sędzią, a sądziła 24 lata. Została ukarana za niejasne związki ze światem przestępczym. M.in. chodziło o rolę, która odegrała w sprawach, w które zamieszany był jej mąż. Działał w samochodowej branży.)

12. Le 11 octobre 2007, l’avocat de B.L. demanda à la rédaction du Kurier Poranny de publier le rectificatif suivant :

« Suite à l’article publié par le journal Kurier Poranny le 14 septembre, nous démentons l’indication selon laquelle la juge B. L. a cessé d’être juge en raison “de ses rapports obscurs avec les milieux criminels [et notamment] du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles avait été impliqué son conjoint”. Nous nous excusons pour le contenu de cette indication. La juge B.L. a cessé d’être juge pour d’autres motifs. » (W związku z treścią artykułu zawartego w magazynie Kurier poranny z dnia 14 września wskazujemy, że nieprawdziwie podaliśmy, iż sędzia B. L. przestała być sędzią za niejasne związki ze światem przestępczym, m.in. chodziło o rolę, jaką odegrała w sprawach, w które zamieszany był jej mąż, przepraszamy za treść tego zapisu. Sędzia B. L. przestała być sędzią z innych powodów.)

13. Le 23 octobre 2007, B.L. porta plainte contre la requérante pour diffamation calomnieuse (pomówienie).

14. Le 3 novembre 2007, la rédaction du Kurier Poranny publia la rectification exigée par B.L.

15. Par un jugement du 8 décembre 2008, le tribunal de district de Białystok (« le tribunal ») déclara la requérante coupable de diffamation calomnieuse, selon l’article 212 § 2 du code pénal (CP), et lui infligea à ce titre une peine d’amende de 2 000 zlotys polonais (PLN). Le tribunal lui enjoignit d’effectuer une donation de 3 000 PLN au profit d’un établissement de soins, mit à sa charge l’obligation de rembourser à la plaignante les frais de procédure (d’environ 1 200 PLN) et ordonna la publication de son jugement dans le Kurier Poranny.

16. Dans ses motifs, le tribunal nota que, selon l’article 213 § 1 du CP, le délit de calomnie n’était pas constitué lorsque l’affirmation litigieuse était véridique. Toutefois, constata-t-il, celle de la requérante selon laquelle « B.L. a[vait] été punie pour ses rapports obscurs avec les milieux criminels. Il s’agissait, entre autres, du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son époux. Celui-ci exerçait dans le secteur automobile » ne l’était pas.

17. Le tribunal observa que les motifs des jugements rendus par les autorités disciplinaires de la magistrature dans l’affaire de B.L. faisaient apparaître que sa révocation de la magistrature était intervenue en conséquence d’une faute professionnelle résultant de sa conduite constitutive d’un manquement aux devoirs de l’état de magistrat et à la dignité attachée à cette fonction. Plus précisément, B.L. avait été punie pour son intervention illégale auprès des autorités instruisant l’affaire criminelle de son conjoint en vue de sa résolution dans un sens favorable pour lui, c’est-à-dire en vue de l’abandon des poursuites. Lors d’un entretien mettant en présence, outre elle-même, la plaignante, un commissaire de police et un procureur, et à l’issue duquel il avait été convenu que le procureur concerné allait instruire l’affaire, B.L. s’était prévalue de sa qualité de juge.

18. Le tribunal releva que les motifs des jugements prononcés à l’encontre de B.L. par les instances disciplinaires de la magistrature permettaient de conclure à une distorsion évidente entre le véritable motif de sa révocation de la magistrature et celui que la requérante avançait dans sa publication. En particulier, il en ressortait clairement que la mesure retenue à l’encontre de B.L. était intervenue en raison d’une « conduite constitutive d’une atteinte à la dignité de magistrat » et non pas de « rapports obscurs avec les milieux criminels » de sa part.

Le tribunal nota que l’affirmation de la requérante au sujet des « affaires criminelles dans lesquelles le conjoint de B.L. était impliqué » était également fausse. Contrairement à ce que la requérante laissait entendre, le conjoint de B.L. n’était pas impliqué dans une « série » d’affaires criminelles mais dans une seule affaire – une affaire de recel –, qui de surcroît était encore pendante à l’époque pertinente.

19. Le tribunal jugea que les éléments sur lesquels la requérante affirmait s’être appuyée dans sa publication n’étaient pas probants et ne démontraient pas sa diligence. Ainsi, les informations issues de ses entretiens avec T.D. et W.D., respectivement père et fils, étaient dépourvues de pertinence puisque, en particulier, ceux-ci avaient déclaré ne pas connaître B.L. Il en allait de même pour les notes prises par la requérante lors du procès du fils de B.L., qui ne contenaient aucune information sur cette dernière ni sur la procédure disciplinaire engagée à son encontre.

20. Pour autant que la requérante affirmait que ses propos étaient corroborés par les déclarations de plusieurs autorités publiques, dont le président du tribunal régional de Białystok et le ministre de la Justice d’alors, le tribunal nota que ce dernier avait déclaré à la presse que « l’affaire de la juge B.L. [était] susceptible d’avoir un double aspect : [celui] de ses rapports avec les milieux criminels ou [celui] de l’absence de réaction adéquate à ses agissements de la part du tribunal [c’est-à-dire, de ses supérieurs] ». Le tribunal jugea qu’une telle déclaration ne pouvait être regardée comme contenant des données factuelles, dès lors qu’elle était antérieure à l’achèvement de la procédure disciplinaire contre B.L. et reflétait seulement l’avis de cet homme politique sur l’éventuelle portée de l’affaire en question. Quant aux déclarations du président du tribunal régional de Białystok, elles ne contenaient aucune référence à de quelconques rapports de B.L. avec les milieux criminels. Il en ressortait par ailleurs que le président du tribunal régional n’avait pris connaissance de l’affaire disciplinaire de B.L. que par la presse.

21. Le tribunal retint que, bien qu’elle fût une journaliste expérimentée, la requérante n’avait pas observé les règles d’éthique professionnelle: elle avait délibérément tenu les propos incriminés tout en sachant pertinemment qu’ils n’étaient pas avérés. Le tribunal observa dans ce contexte que les publications de la requérante à l’époque où la procédure disciplinaire concernant B.L. était pendante, en particulier l’article « La nomination avant le scandale », faisaient apparaître qu’elle était parfaitement informée du véritable contexte de cette procédure, et notamment qu’elle savait que celle-ci ne portait pas sur des « rapports de B.L. avec les milieux criminels ». Or, dans sa publication, la requérante avait affirmé que ces rapports sulfureux supposés constituaient le véritable motif de révocation de B.L. de la magistrature.

22. Le tribunal nota que les éléments réunis dans l’affaire démontraient que la requérante n’avait pris aucun soin d’établir, préalablement à sa publication, le véritable motif de révocation de B.L. de la magistrature.

Le démenti publié par la rédaction du Kurier Poranny attestait, selon le tribunal, du caractère non véridique des indications incriminées.

23. Le tribunal souligna la gravité du préjudice occasionné à B.L. par la publication de la requérante. En se référant aux déclarations des témoins, dont les employés et les partenaires commerciaux de la société du fils de B.L., le tribunal nota que les propos incriminés avaient exposé celle-ci au mépris public, y compris parmi ses relations professionnelles. Le préjudice subi par B.L. était d’autant plus grave que les déclarations la concernant avaient été publiées dans la presse locale par une journaliste expérimentée. En employant les termes incriminés, la requérante avait agi au détriment de B.L. dans la seule intention de renforcer l’effet sensationnel de l’article et de discréditer le témoignage effectué par B.L. dans la procédure dirigée contre son fils. Le fait que la requérante soit ainsi revenue, de manière inexacte et biaisée, sur cette affaire close depuis plusieurs années, ne contribuait en l’espèce à la préservation d’aucun intérêt légitime.

24. Le tribunal jugea enfin que, compte tenu du caractère non véridique des propos incriminés, le droit de B.L. à la protection de sa réputation l’emportait sur la liberté d’expression de la requérante. Il rappela dans ce contexte que la liberté d’expression n’était pas synonyme de règne de l’arbitraire (dowolności) et ne pouvait se voir reconnaître une primauté absolue sur le droit de l’individu à la protection de son honneur. Tout en soulignant que la peine retenue à l’encontre de la requérante avait pour principal objectif d’amener celle-ci à respecter la loi et les règles d’éthique professionnelle, le tribunal précisa que la publication de son jugement, obligatoire en l’espèce, contribuerait à l’atténuation de l’ombre portée à la réputation de B.L. par sa publication.

25. La requérante fit appel de sa condamnation.

Dans ses motifs, elle soutint que ses déclarations n’étaient pas dénuées de base factuelle, en rappelant que B.L. avait été révoquée de la magistrature en raison de son ingérence dans la procédure dirigée contre son conjoint, soupçonné de recel et d’acquisition irrégulière d’un véhicule issu d’un crime. Selon les éléments dont elle pouvait disposer à l’époque des faits, le véhicule en question avait initialement appartenu à un homme d’affaires local. Il avait été ensuite repris en gage du remboursement de ses créances par un groupe de malfaiteurs dirigé par S.W.Z., surnommé « Myszka ». Peu après, l’homme d’affaires concerné avait disparu sans plus jamais être retrouvé par les autorités.

26. La requérante faisait remarquer que, après leur abandon initial par les autorités à la suite de l’intervention irrégulière de B.L., les poursuites contre le conjoint de cette dernière avaient été reprises et jointes à l’affaire pénale des membres de ce même groupe de malfaiteurs, en l’occurrence accusés d’extorsion de rançons avec recours à des armes à feu, de recouvrements irréguliers de créances et de trafic illégal de véhicules. Ce n’était que plus tard, en décembre 2008, que le conjoint de B.L. avait été acquitté du chef de recel, tout en se voyant déclaré coupable de faux et condamné de ce chef à une peine d’emprisonnement assortie d’une mesure de mise à l’épreuve.

27. La requérante rappelait également l’implication antérieure de B.L. en tant que juge dans les affaires dirigées contre S.W.Z. Elle faisait remarquer qu’en décembre 1998, soit quelques mois après son intervention auprès des autorités instruisant les poursuites contre son conjoint, B.L. avait siégé dans la formation de jugement du tribunal régional de Białystok ayant annulé la condamnation pénale de S.W.Z., annulation qui avait été suivie par le renvoi de son dossier pour réexamen.

28. La requérante soutenait que ses propos n’avaient pas été analysés dans leur contexte, c’est-à-dire à la lumière de sa publication entière, laquelle était consacrée à l’affaire d’un autre proche de B.L. : son fils. Entendue dans cette affaire, B.L. avait témoigné dans un sens favorable aux accusés. Puisque ce témoignage de l’ancienne juge, expérimentée en matière pénale, lui paraissait sujet à caution, elle avait estimé opportun de rappeler aux lecteurs le comportement dont B.L. s’était rendue coupable à l’occasion de l’affaire criminelle de son conjoint.

29. La requérante faisait observer que sa publication portait sur un thème d’intérêt général, son objectif étant de mettre en lumière certains maux, en particulier la corruption au sein de la justice et les éventuelles imbrications entre ses agents et les milieux criminels. Malgré sa révocation de la magistrature, le cas de B.L. restait de nature à intéresser l’opinion publique, en particulier dans la mesure où les jugements qu’elle avait rendus à l’époque continuaient d’être appliqués. La requérante soulignait à cet égard qu’en tant que journaliste intervenue sur un thème d’intérêt général, elle aurait dû se voir reconnaître une liberté d’expression étendue.

30. La requérante soutenait encore que les règles d’éthique journalistique avaient bien été observées, dès lors que sa publication était étayée par un certain nombre d’éléments qu’elle avait réunis dans les limites de la loi, notamment à l’occasion de la procédure concernant le conjoint de B.L. Elle expliquait que, en raison du caractère confidentiel de la procédure disciplinaire concernant cette dernière, elle n’avait pas été en mesure de prendre connaissance du contenu des jugements rendus à l’encontre de cette dernière par les autorités du corps de la magistrature.

31. La requérante faisait enfin remarquer que le rectificatif publié à l’égard de ses propos par le Kurier Poranny ne reflétait pas son opinion personnelle sur l’affaire et ne pouvait justifier la conclusion selon laquelle ses propos n’étaient pas avérés.

32. Par une ordonnance du 3 février 2009, en se fondant sur l’article 476 § 2 du code de procédure pénale (CPP), le président de la section pénale du tribunal régional de Białystok attribua l’appel de la requérante à une formation à juge unique du même tribunal.

33. Le 9 février 2009, le président de la section pénale ainsi que cinquante-deux des cinquante-trois autres magistrats du tribunal régional de Białystok se récusèrent, en faisant valoir leurs liens avec la plaignante, ancienne membre de leur juridiction. Le président du tribunal régional de Białystok formula en outre une demande de dépaysement de l’affaire.

34. Par une ordonnance du 9 avril 2009, la cour d’appel de Białystok accueillit l’auto-récusation de l’ensemble des magistrats demandeurs, tout en refusant de consentir à la demande de dépaysement. Dans ses motifs, la cour d’appel observa que l’un des magistrats du tribunal régional de Białystok pouvait examiner l’affaire puisqu’il avait déclaré ne connaître aucune des parties. Or, la formulation de l’article 43 du CPP permettait l’examen de l’appel de la requérante par une formation à juge unique. Partant, le dernier magistrat restant disponible suffisait à constituer une formation de jugement en l’espèce.

35. Par un jugement du 25 mai 2009, le tribunal régional de Białystok, statuant ainsi à juge unique, rejeta l’appel de la requérante.

Souscrivant aux conclusions juridiques du tribunal de district, le tribunal régional considéra que dès lors que la requérante avait publié en connaissance de cause des propos non avérés au sujet de la plaignante, elle ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité pénale pour diffamation calomnieuse au seul motif que sa publication tendait à la défense d’intérêts légitimes.

36. Dans ses motifs, le tribunal régional nota que B.L. avait été révoquée de la magistrature pour son intervention auprès des fonctionnaires instruisant l’affaire pénale de son conjoint, cette conduite ayant été jugée contraire aux devoirs de l’état de magistrat. Il s’était cependant agi d’une action isolée de la plaignante, insusceptible d’être assimilée à des « rapports obscurs avec les milieux criminels », soit avec des délinquants se livrant continuellement à des activités criminelles. B.L. ne s’était jamais vu imputer de tels liens par les autorités de la magistrature et ceux-ci n’avaient pas non plus été établis dans une quelconque autre procédure.

37. Le tribunal régional jugea que le fait que la requérante n’avait pas pu accéder au dossier disciplinaire de B.L. importait peu, dans la mesure où, comme l’avait correctement établi le tribunal de district, elle était très bien informée par ailleurs du véritable motif de la révocation de B.L. du corps de la magistrature. Le tribunal régional se référa aux publications de la requérante à l’époque où l’affaire disciplinaire de B.L. était pendante, en observant que l’intéressée avait décrit de manière détaillée tant le déroulement de la « visite » effectuée par B.L. au commissariat que les poursuites qui s’en étaient suivies contre cette dernière et le procureur en chef du district. Plus particulièrement, dans l’article « Les gangsters et le procureur », la requérante avait décrit les circonstances de l’acquisition du véhicule par le conjoint de B.L., le déroulement des entretiens auxquels elle avait procédé au poste de police de Białystok ainsi que l’abandon des poursuites contre monsieur L. par le procureur M.Z. De même, dans l’article « La nomination avant le scandale », la requérante avait indiqué, comme motif d’ouverture des poursuites disciplinaires contre B.L., « une atteinte à la dignité de la fonction de magistrat, consistant dans sa visite au commissariat à laquelle avaient été convoqués le commissaire, l’ancien procureur en chef du district et la victime ayant porté plainte au sujet de l’infraction commise par monsieur L. »

Le tribunal observa que dans le même article, la requérante avait cité la déclaration du président de la cour d’appel de Białystok selon laquelle « la juge B.L. allait répondre devant l’organe disciplinaire de la magistrature d’une atteinte à la dignité de magistrat consécutive à sa « visite » au commissariat et aux entretiens auxquels elle y avait procédé ». La requérante avait en outre rappelé les paroles du président du tribunal régional de Białystok, qui avait déclaré que « s’il avait été informé de la visite de la juge au commissariat, il n’aurait pas fait de demande en vue de sa promotion à un poste au sein du tribunal régional ». Le tribunal observa enfin que dans l’article « La juge défendait-elle son époux ? », la requérante avait décrit les motifs d’ouverture des poursuites disciplinaires contre B.L. d’une manière identique à celle de son article « La nomination avant le scandale ».

38. Le tribunal observa que les termes employés par la requérante dans sa publication avaient pour l’objectif d’amplifier la coloration très péjorative qu’elle-même attribuait aux actions de B.L. et de son époux. En présentant comme motif de révocation de B.L. de la magistrature des faits beaucoup plus graves que ceux dont cette dernière s’était réellement rendue coupable, la requérante avait tenté de discréditer le témoignage de la plaignante effectué dans le procès de son fils – et, par-là, de faire croire au public que celui-ci était coupable des faits qui lui étaient imputés. Le recours à de tels moyens d’expression dans la publication traitant du procès du fils de B.L. s’apparentait à une manipulation à l’égard de l’opinion publique. La requérante voulait faire croire aux lecteurs que la famille L. tout entière était impliquée dans des activités criminelles dans le secteur automobile – le conjoint de B.L. commettant des infractions dans le cadre de son activité professionnelle, tandis que son épouse s’ingérait dans les procédures consécutives y afférentes en tant que juge présentée comme ayant des « rapports obscurs avec les milieux criminels ». Or, cela était inacceptable dans la mesure où le procès du fils de B.L. était en cours et celui de son conjoint n’avait aucunement établi l’implication de ce dernier dans les activités de milieux criminels. Le tribunal considéra que les termes employés par la requérante laissaient entendre que les prétendus rapports de B.L. avec les milieux criminels étaient réguliers et dépassaient le cadre de la seule affaire de son conjoint.

39. Le tribunal nota que le rectificatif apporté aux propos de la requérante par le Kurier Poranny faisait apparaître que le motif de la révocation de B.L. de la magistrature ne permettait pas d’inférer des « rapports obscurs avec les milieux criminels » à son sujet. Par ailleurs, les déclarations des autorités publiques auxquelles la requérante se référait ne pouvaient attester de sa diligence professionnelle, dès lors qu’il avait été établi à la lumière de ses publications antérieures qu’elle connaissait le véritable motif de la révocation de B.L. de la magistrature.

40. Le tribunal régional jugea que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme n’avait pas été violé, au motif que cette disposition ne protégeait pas les déclarations non avérées et diffamatoires, quand bien même celles-ci concerneraient des personnalités publiques : de tels propos n’étaient pas couverts par le droit garanti à la presse de participer au débat sur les thèmes d’intérêt général, la presse étant avant tout censée informer le public et non pas l’induire en erreur.

41. Le 10 juillet 2009, la requérante demanda par l’intermédiaire de son avocat au Médiateur de se pourvoir en cassation en sa faveur en arguant, entre autres, du défaut d’impartialité du tribunal ayant examiné son appel. Elle faisait valoir que le refus de la cour d’appel d’ordonner le dépaysement de l’affaire – en dépit de l’auto-récusation de la quasi-totalité des magistrats du tribunal régional de Białystok – avait eu pour conséquence que celle-ci avait été examinée par une juridiction dont la plaignante avait été membre. La requérante soutenait que la formation de jugement de la cour d’appel ayant rejeté la demande de dépaysement était elle-même composée de magistrats dont l’impartialité était sujette à caution, compte tenu du fait qu’ils connaissaient la plaignante. La requérante critiquait enfin la décision

du président de la section pénale du tribunal régional d’attribuer son recours à une formation de jugement à juge unique : selon elle, compte tenu des circonstances justifiant sa propre récusation de l’affaire, le président n’aurait pas dû exercer cette prérogative non plus.

42. Par une lettre du 31 décembre 2009, le Médiateur refusa de déférer à la demande de la requérante.

Tout en concédant que la situation qu’elle avait dépeinte ne contribuait pas à accroître la confiance des justiciables en la justice, le Médiateur ne s’estima en présence d’aucune violation des règles de procédure susceptible d’avoir eu une incidence sur le contenu du jugement (brak naruszenia prawa mogący mieć wpływ na treść rozstrzygnięcia) et d’en justifier la cassation. En particulier, selon le Médiateur, les articles 37 et 476 § 2 du CPP (voir paragraphe 44 ci-dessous) n’avaient pas été violés.

43. Le Médiateur observa en effet que la décision du président de la section pénale du tribunal régional de Białystok n’était pas contraire à la loi, dès lors qu’elle était antérieure à la récusation de ce juge et de ses collègues. Le refus de la cour d’appel d’ordonner le dépaysement du dossier ne lui parut pas davantage entaché d’une quelconque illégalité. Le Médiateur observa également que l’appel de la requérante avait été examiné par un magistrat dont l’impartialité n’avait jamais été mise en cause.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Les dispositions du code pénal concernant la calomnie

44. Selon l’article 212 § 1 du CP, celui qui impute à autrui (...) un comportement ou des qualités susceptibles de le rabaisser aux yeux de l’opinion publique ou de mettre en péril la confiance nécessaire à l’exercice de sa fonction, de sa profession ou d’une activité donnée, est passible d’une peine d’amende ou d’une mesure restrictive de liberté.

45. Selon l’article 212 § 2, lorsque l’infraction ainsi définie est commise par des moyens de communication de masse, son auteur est passible d’une amende, d’une mesure restrictive de liberté ou d’une peine d’emprisonnement pour une durée d’un an au maximum.

46. Selon l’article 213 § 2 du CP, l’infraction en question n’est pas constituée lorsque les propos tenus publiquement sont véridiques et concernent une personne investie d’une fonction d’intérêt général ou contribuent à la défense d’un intérêt public légitime (obrona społecznie uzasadnionego interesu).

B. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale

47. L’article 40 du CPP énumère les motifs admissibles de récusation des juges.

48. L’article 41 § 1 prévoit que tout juge peut être récusé en cas d’existence prouvée de circonstances permettant de douter de son impartialité. Selon l’article 42 § 1, le juge peut se déporter d’office ou peut être récusé sur demande d’une partie. Selon la jurisprudence des juridictions polonaises, une telle demande peut être motivée aussi bien par des circonstances « subjectives » – en rapport notamment avec la situation personnelle du juge par rapport à l’une des parties – que par des circonstances à caractère « objectif ».

49. L’article 34 du CPP autorise le dépaysement d’une affaire lorsque, à la suite de la récusation des juges chargés d’instruire une affaire donnée, celle-ci ne peut plus être traitée par la juridiction initialement saisie. En pareil cas, le tribunal de niveau supérieur transmet l’affaire à une juridiction de même niveau que celle qui se voit dessaisie.

50. L’article 476 § 2 du CPP prévoit que le président du tribunal régional peut décider qu’en appel, l’affaire sera examinée par une formation de jugement à juge unique.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

51. La requérante se plaint que sa condamnation a violé son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention. La disposition concernée est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

52. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

53. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) le Gouvernement

54. Le Gouvernement admet que la condamnation litigieuse a constitué une ingérence dans le droit de la requérante à la liberté d’expression. Toutefois, il expose qu’il s’agit d’une ingérence prévue par la loi, à savoir l’article 212 § 2 du CP, et poursuivant un but légitime, à savoir la protection de la réputation d’autrui – en l’occurrence, celle de B.L.

55. Pour ce qui est de la nécessité de cette ingérence, le Gouvernement fait remarquer qu’à la date de la publication incriminée, B.L. n’était plus magistrate depuis plusieurs années. Les déclarations incriminées ne peuvent dès lors être regardées comme une critique formulée à l’égard d’un fonctionnaire en exercice : il s’agit purement et simplement de graves propos diffamatoires mettant en cause un particulier. Le Gouvernement entend rappeler dans ce contexte que les limites de la critique autorisée à l’égard des particuliers sont plus réduites qu’à l’égard des personnalités publiques.

56. Tout en entendant souligner que la requérante n’a pas observé la diligence professionnelle requise, le Gouvernement fait observer que les juridictions internes ont établi qu’elle connaissait l’affaire à un degré lui permettant de faire la distinction entre les informations véridiques et celles qui ne l’étaient pas. En publiant, en toute connaissance de cause, des propos non avérés au sujet de la plaignante, la requérante a fait la preuve de sa mauvaise foi et de son mépris à l’égard des règles d’éthique journalistique. Le Gouvernement estime que les propos de cette nature ne contribuent pas à l’intérêt général et ne méritent pas d’être protégés.

57. En se référant aux conclusions des tribunaux internes, le Gouvernement fait observer que les déclarations de personnalités publiques auxquelles la requérante s’était référée sans pour autant les citer se sont avérées insuffisantes pour établir la véracité de ses affirmations à l’égard de B.L.

58. Le Gouvernement souligne que l’affaire a été dûment examinée, avec un double degré de juridiction, et que les jugements rendus renferment des motifs à la fois suffisants et pertinents à l’appui de leur conclusion selon laquelle les limites autorisées de la liberté d’expression ont été dépassées par la requérante.

59. Le Gouvernement conclut que la condamnation infligée à la requérante était proportionnée au but légitime poursuivi. La peine retenue à son encontre était modérée, puisque se trouvant au bas de l’échelle des peines prévues dans le code pénal, et ayant pour finalité de la dissuader d’un comportement semblable à l’avenir.

b) la requérante

60. Récusant les arguments du Gouvernement, la requérante soutient que sa condamnation ne répondait pas à un besoin impérieux dans une société démocratique.

61. Elle estime que cette condamnation ne peut être regardée comme nécessaire à la protection d’un fonctionnaire en exercice. De plus, il est selon elle évident que ses propos visaient la plaignante en tant que juge et personnalité publique.

62. La requérante souligne que sa publication s’inscrivait dans le cadre du débat sur la justice, peu présent à l’époque en Pologne, en particulier sur la moralité et la conduite des juges. Étaient abordés dans ce contexte dans les médias des sujets tels que les imbrications entre la justice et les milieux criminels, la corruption et les appuis familiaux de ses agents. Ses propos, rappelant les circonstances à l’origine de la révocation de B.L. de la magistrature, s’inscrivaient dans ce débat. Bien que B.L. ne fût déjà plus juge à l’époque de leur publication, elle suscitait l’intérêt légitime de l’opinion publique du fait de l’importance de la fonction exercée par elle auparavant. La requérante estime que, compte tenu des exigences et des attentes très élevées des justiciables à l’égard des représentants de la justice, en l’espèce, il était de son devoir d’informer l’opinion publique sur la conduite de la juge, reconnue contraire aux devoirs de son état.

63. La requérante estime avoir respecté les règles d’éthique journalistique, dès lors que sa publication était appuyée par les éléments qu’elle avait réunis à l’époque dans les limites de la loi et des principes applicables à sa profession. On ne saurait lui reprocher de ne pas s’être exprimée avec une précision égale à celle exigée des auteurs de rapports ou comptes-rendus officiels car, en ce qui concerne les journalistes, il est suffisant qu’ils présentent à l’appui de leurs déclarations une base factuelle défendable.

64. Tout en soulignant que le ton sur lequel elle s’exprimait dans sa publication était à la fois équilibré et en adéquation avec la gravité des problèmes abordés, la requérante rappelle que son langage se devait d’être accessible à un lecteur ordinaire de la presse régionale. Renvoyant à des circonstances appelant des clarifications, et considéré dans ce contexte, le terme « obscur » n’était ni exagéré ni déplacé.

65. Entendant rappeler que les autorités nationales disposent d’une marge d’appréciation très réduite en matière de mesures tendant à la punition d’un journaliste pour des propos exprimés dans l’intérêt général, la requérante soutient que la peine retenue à son encontre a été disproportionnée. La rectification de ses propres déclarations par le Kurier Poranny constituait, selon elle, une réparation suffisante pour la plaignante. En raison de l’inscription de sa condamnation dans son casier judiciaire jusque-là vierge elle a été contrainte de renoncer à la pratique du journalisme.

66. La requérante estime qu’un poids excessif a été accordé à la protection de la réputation de B.L. au détriment de sa liberté d’expression journalistique, et qu’ainsi les autorités nationales ont rompu l’équilibre exigé par la Convention.

c) le tiers intervenant (Fondation Helsinki de Varsovie)

67. Dans les observations présentées en sa qualité de tiers intervenant, la Fondation Helsinki de Varsovie stigmatise le caractère très sévère des dispositions du droit pénal polonais établissant les conditions dont dépend la faculté pour une personne inculpée de diffamation de s’exonérer de sa responsabilité en la matière. Les dispositions concernées obligent celle-ci à apporter la preuve de la vérité du fait diffamatoire supposé et à démontrer que ses propos ont été prononcés dans l’intérêt général. Selon la Fondation, une telle législation est contraire au droit à la présomption d’innocence dont chaque personne accusée d’infraction pénale doit bénéficier. Le fait de faire peser sur elle le fardeau de la preuve, en l’obligeant à démontrer l’existence des circonstances susceptibles de la disculper, constitue une charge excessive. Selon les recommandations en la matière des instances internationales, dont l’ONU et l’OSCE, la charge de la preuve du caractère non véridique du fait qui lui est imputé devrait incomber au plaignant.

68. La Fondation soutient que les juridictions polonaises ont une approche trop restrictive à l’égard des éléments de preuve que la personne inculpée de diffamation doit produire pour se disculper. Lorsque les déclarations diffamatoires supposées consistent en une imputation d’activités illégales, en réalité seuls sont admis comme preuves à décharge les jugements définitifs établissant la culpabilité de la personne visée par lesdites déclarations. Or, une telle approche est, selon la Fondation, contraire à la jurisprudence établie par la Cour, entre autres, dans les affaires Flux et Kasabova.

69. La Fondation fait observer que l’approche susvisée des juridictions polonaises se traduit par l’augmentation constante des condamnations de journalistes pour diffamation. De 44 en 2000, le nombre de condamnations de ce type est passé à 176 en 2006 et à 246 en 2010. Bien que la plupart de ces affaires n’aient conduit qu’à des peines d’amende, environ trente personnes mises en cause se sont vu infliger des peines d’emprisonnement et dix-huit ont subi des mesures restrictives de liberté. La Fondation estime qu’une approche comme celle des juridictions polonaises en l’espèce est susceptible d’avoir un effet inhibiteur à l’égard de la presse, et notamment des journalistes d’investigation au niveau régional. La Fondation affirme que le caractère excessivement protecteur de la jurisprudence nationale à l’égard des magistrats limite le développement du débat sur le fonctionnement de la justice en Pologne.

70. La Fondation fait remarquer que la dépénalisation de la diffamation est une tendance confirmée au niveau international. En particulier, selon le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, les mesures pénales sont superflues pour la protection de la réputation des particuliers.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour

71. La Cour entend en premier lieu rappeler les principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, arrêt du 25 août 1998, Recueil 1998‑VI, § 46).

72. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique (...). Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.

73. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Zana c. Turquie, arrêt du 25 novembre 1997, Recueil 1997‑VII, pp. 2547‑2548, § 51, et Axel Springer c. Allemagne [GC], no 39954/08, §§ 82-84, 7 février 2012).

74. La Cour doit par ailleurs vérifier si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, la protection de la liberté d’expression, consacrée par l’article 10, et, d’autre part, celle du droit à la réputation des personnes mises en cause, qui, en tant qu’élément de la vie privée, se trouve protégé par l’article 8 de la Convention (Chauvy et autres, précité, § 70 in fine).

75. La Cour rappelle qu’une ingérence dans le droit à la liberté d’expression emporte violation de l’article 10 si elle ne relève pas de l’une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cet article. Il y a donc lieu de vérifier successivement si l’ingérence incriminée était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts (July et Sarl Libération c. France, no 20893/03, § 49, CEDH 2008- ..., Thoma c. Luxembourg, no 38432/97 § 52, 20 mars 2001).

76. La Cour rappelle que dans des situations où un journaliste avance des faits sans preuves suffisantes mais où son propos s’inscrit, d’un autre côté, dans la discussion d’un véritable problème d’intérêt général, il est primordial d’examiner si le journaliste s’est comporté de manière professionnelle et s’il était de bonne foi (Flux c. Moldova (no7), no 25367/05, § 41, 24 novembre 2009, Yordanova et Toshev c. Bulgarie, no 5126/05, § 48, 2 octobre 2012, Stankiewicz c. Pologne, no 48723/07, § 69, 14 octobre 2014).

b) Application de ces principes en l’espèce

77. Les parties s’accordent présentement sur le fait que la condamnation de la requérante pour diffamation calomnieuse constituait une ingérence d’une autorité publique dans son droit à la liberté d’expression, que cette ingérence était prévue par la loi et qu’elle poursuivait un but légitime, à savoir la protection de la réputation ou des droits d’autrui. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire », dans une société démocratique, pour atteindre le but légitime poursuivi.

78. La Cour observe que la requérante a été condamnée pénalement en raison de ses déclarations effectuées dans un article paru dans la presse locale, et aux termes desquelles B.L. avait « été punie [par sa révocation de la magistrature] en raison de ses rapports obscurs avec les milieux criminels [et notamment] du rôle qu’elle avait joué dans des affaires dans lesquelles était impliqué son conjoint ». Les tribunaux qui ont condamné la requérante ont jugé que les faits ainsi rapportés n’étaient pas avérés et que ces imputations portaient atteinte à la réputation de la plaignante. Ils ont considéré en outre qu’en publiant ces propos, la requérante avait enfreint les règles de l’éthique journalistique.

La Cour doit examiner si les motifs ainsi avancés par les juridictions nationales pour justifier la condamnation de la requérante étaient pertinents et suffisants (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, §§ 53-54, CEDH 2007‑...(extraits))

79. La Cour considère que les propos litigieux portaient sur des questions d’intérêt général. Elle note que dans le passage incriminé de l’article publié dans la presse locale, la requérante rappelait aux lecteurs les circonstances à l’origine de la révocation de B.L. de la magistrature. Plus particulièrement, était en cause la conduite de cette dernière à un moment où son conjoint s’était trouvé visé par des poursuites pénales. La Cour observe que l’immixtion de B.L. dans cette affaire avait été déclarée contraire aux devoirs de l’état de magistrat par les organes disciplinaires de la magistrature, en conséquence de quoi celle-ci avait été punie par la mesure disciplinaire la plus sévère, soit par sa révocation de la magistrature.

80. La Cour rappelle dans ce contexte que l’attitude des magistrats, même en dehors des tribunaux et surtout quand ils usent de leur qualité, constitue une préoccupation légitime de la presse et qu’en abordant ce sujet, celle-ci contribue au débat sur le fonctionnement de la justice et la moralité de ceux qui en sont les garants (Sabou et Pircalab c. Roumanie, no 46572/99, § 38, 28 septembre 2004). La presse représente l’un des moyens dont dispose l’opinion publique pour s’assurer que les juges s’acquittent de leurs hautes responsabilités conformément au but constitutif de la mission qui leur est confiée (Prager et Obserschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313). Par ailleurs, les limites de la critique admissible sont plus larges envers les personnes chargées de fonctions officielles, s’agissant notamment de leur façon d’exercer celles-ci, que pour les simples particuliers (Mamère c. France, no 12697/03, § 27, CEDH 2006‑XIII).

81. La Cour observe également que devant les juridictions nationales, la requérante faisait valoir que ses propos s’inscrivaient dans le contexte d’un débat plus large et d’actualité sur la corruption et les interventions familiales indues au sein de la justice ainsi que les éventuelles imbrications entre les agents de celle-ci et les milieux criminels. La Cour rappelle à cet égard qu’à la fonction de la presse, qui consiste à diffuser des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I).

82. Cela étant dit, la Cour souligne que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans limites même quand il s’agit d’aborder dans la presse d’importantes questions d’intérêt général (...) et que l’exercice de cette liberté comporte des « devoirs et responsabilités », qui valent aussi pour la presse. Ces « devoirs et responsabilités » peuvent revêtir de l’importance lorsque, comme en l’espèce, l’on risque de porter atteinte à la réputation de particuliers et de mettre en péril les « droits d’autrui ». La garantie que l’article 10 offre aux journalistes en ce qui concerne la façon dont ils rendent compte des questions d’intérêt général est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit, dans le respect de la déontologie journalistique (Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 37, 30 mars 2004, Cuc Pascu c. Roumanie, no 36157/02, § 32, 16 septembre 2008).

83. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, afin d’évaluer l’admissibilité d’une déclaration litigieuse, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité d’un fait peut se prouver, un jugement de valeur ne se prête pas à une démonstration de son exactitude (De Haes et Gijsels, précité, § 42, et Harlanova c. Lettonie (déc.), no 57313/00, 3 avril 2003). Certes, lorsqu’il s’agit d’allégations quant à la conduite d’un tiers, il peut parfois s’avérer difficile de distinguer entre imputations de fait et jugements de valeur. Il n’en reste pas moins que même lorsqu’une déclaration revêt le caractère d’un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle devient abusive. Par ailleurs, plus l’allégation est grave, plus la base factuelle doit être solide (Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, §§ 76 et 78, CEDH 2004-XI).

84. Examinant les affirmations litigieuses à lumière de la publication concernée dans son ensemble, la Cour estime qu’on se trouve en présence d’éléments factuels. En ce qui concerne en particulier le passage rapportant que B. L. avait cessé d’être juge en raison de « rapports obscurs avec les milieux criminels » de sa part, il est à noter que les juridictions nationales ont considéré que les affirmations de la requérante n’étaient pas avérées. La conclusion à laquelle les juridictions internes sont parvenues à ce sujet repose sur leur analyse du contenu du dossier disciplinaire de B.L., et en particulier des motifs des jugements rendus à son encontre par les autorités disciplinaires de la magistrature (paragraphes 17-18 ci-dessus).

85. La Cour observe que les juridictions nationales ont rejeté l’argument de la requérante selon lequel ses propos se justifiaient par des faits, dont la révocation de B.L. de la magistrature décidée en conséquence de son immixtion dans la procédure pénale dans le cadre de laquelle son conjoint était poursuivi pour collaboration avec une association de malfaiteurs de type mafieux. Les juridictions nationales ont observé dans ce contexte que la prétendue collaboration du conjoint de B.L avec les milieux criminels n’avait pas été établie (paragraphe 36 ci-dessus). Les juridictions nationales ont rejeté les éléments de preuve produits par la requérante à l’appui de ses déclarations, au motif de leur caractère non probant (paragraphes 19-20 ci‑dessus).

86. La Cour observe qu’il a été établi dans le cadre de la procédure devant les juridictions nationales que l’absence d’accès audit dossier n’avait pas empêché la requérante de s’informer de l’affaire disciplinaire de B.L. à un degré lui permettant de savoir que ses propos la concernant ne pouvaient passer pour véridiques. Les juridictions nationales sont parvenues à cette conclusion après l’analyse des publications de la requérante à l’époque où l’affaire disciplinaire contre B.L. était pendante. Sur cette base, elles ont estimé que la requérante avait publié en connaissance de cause des propos non avérés au sujet de B.L. et que, ce faisant, elle avait enfreint l’éthique journalistique (paragraphes 21 et 37 ci-dessus). Les juridictions nationales ont considéré que, compte tenu de son attitude, la requérante ne pouvait prétendre à la protection offerte par l’article 10 de la Convention aux déclarations effectuées dans la presse.

87. La Cour souscrit à la conclusion des juridictions nationales qui ont estimé que le contenu des publications de la requérante faisait apparaître qu’elle disposait d’une connaissance étendue de l’affaire disciplinaire de B.L. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requérante, en sa qualité de journaliste, aurait dû faire preuve de la plus grande rigueur et d’une prudence particulière avant de publier l’article litigieux (Cuc Pascu, précité, § 33, a contrario Stankiewicz et autres, précité, § 75).

88. La Cour note que, dans leurs motifs, les juridictions internes ont établi que, en lisant les déclarations publiées par la requérante, les lecteurs pouvaient avoir l’impression que les autorités compétentes de la magistrature avaient établi que B.L. entretenait des rapports avec les milieux criminels, en conséquence de quoi elle avait été révoquée. En tant que journaliste, la requérante ne pouvait ignorer que des propos ainsi libellés étaient susceptibles de porter atteinte à la réputation de B.L.

89. S’il est vrai que la requérante avait le droit d’alerter le public sur la conduite irrégulière d’un membre de la justice, et de contribuer ainsi à la libre discussion publique de problèmes d’intérêt général, en l’absence de base factuelle suffisamment tangible elle aurait pu s’exprimer sans employer les mots incriminés (Backes c. Luxembourg, no 24261/05, § 49, 8 juillet 2008). Compte tenu de leur teneur, la Cour n’estime pas qu’on puisse voir dans les propos de la requérante l’expression de la « dose d’exagération » ou de « provocation » dont il est permis de faire usage dans le cadre de l’exercice de la liberté journalistique (Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/05, § 49, 28 septembre 1999).

90. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour est d’avis que la requérante n’a pas agi conformément aux exigences de l’éthique professionnelle et de la bonne foi. Dès lors, elle considère que la condamnation de la requérante pour l’atteinte portée à la réputation de B.L. reposait sur des motifs « pertinents et suffisants ».

91. La Cour rappelle ensuite que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité de l’ingérence (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie, précité, § 111, et Brunet-Lecomte et autres c. France, no 42117/04, § 51, 5 février 2009).

92. En l’espèce, la Cour note que la requérante a été déclarée coupable d’un délit et condamnée au paiement d’une amende pénale ce qui, en soi, confère aux mesures prises à son encontre un degré élevé de gravité (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Lehideux et Isorni c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, § 57, Niskasaari et autres c. Finlande, no 37520/07, § 77, 6 juillet 2010). Toutefois, vu la marge d’appréciation que l’article 10 de la Convention laisse aux États contractants, il ne saurait être considéré qu’une réponse pénale à des faits de diffamation est, de par sa nature même, disproportionnée au but poursuivi (Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], no 21279/02, § 59, CEDH 2007-..., Radio France c. France, no 53984/00, § 40, CEDH 2004-..., Ruokanen et autres c. Finlande, no 45130/06, § 51, 6 avril 2010).

La Cour observe que le montant de l’amende n’était pas démesuré (2 000 PLN, soit environ 500 EUR). Elle relève que l’intéressée s’est en outre vu enjoindre d’effectuer une donation et de rembourser à la plaignante les frais de procédure pour un montant total de 5 236 PLN. La Cour note qu’en décidant du montant de l’amende, les tribunaux internes ont tenu compte aussi bien de la situation financière de la requérante que de la gravité du préjudice occasionné à B.L. par sa publication.

93. En dernier lieu, pour autant que la requérante se plaint d’un manque d’impartialité du tribunal d’appel – qui l’aurait selon elle privée d’un procès équitable –, la Cour souligne qu’il est essentiel, pour protéger les intérêts concurrents que représentent la liberté d’expression et la liberté des débats, qu’une procédure équitable soit dans une certaine mesure assurée (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005-II).

94. La Cour observe que l’intéressée, qui était assistée par un professionnel dans la procédure interne, n’a pas usé de la faculté qui lui était ouverte par l’article 42 § 1 du CP de demander la récusation du juge chargé d’examiner son appel contre le jugement de condamnation rendu à son encontre. Dès lors, la Cour estime que cet aspect de l’affaire n’a pas été soulevé de manière adéquate par la requérante dans l’ordre interne.

95. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la condamnation de la requérante et la peine qui lui a été infligée n’étaient pas disproportionnées au but légitime poursuivi. Elle considère que les autorités nationales pouvaient raisonnablement tenir cette ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression pour nécessaire dans une société démocratique afin de protéger la réputation et les droits d’autrui.

96. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

97. La requérante se plaint que son appel contre le jugement du tribunal de district de Białystok du 8 décembre 2008 n’a pas été examiné par un tribunal impartial. Elle cite l’article 6 de la Convention ainsi libellé dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal (...) impartial, (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ».

98. Sans se prononcer sur le fond du grief, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que la requérante aurait dû se pourvoir en cassation contre le jugement du tribunal régional de Bialystok du 25 mai 2009.

La requérante ne se prononce pas sur l’exception soulevée par le Gouvernement. Concernant le fond du grief, elle soutient qu’au vu de la proximité entre B.L. et le tribunal régional de Białystok, son affaire aurait dû être attribuée à une autre juridiction.

99. La Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur l’exception soulevée par le Gouvernement, compte tenu du fait que le grief est en tout état de cause irrecevable pour les motifs exposés ci-après.

100. La Cour rappelle que l’impartialité au sens de l’article 6 § 1 se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris et s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir entre autres, l’arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58). L’existence des procédures nationales destinées à garantir l’impartialité, à savoir des règles en matière de déport des juges, est un facteur pertinent (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 99, CEDH 2009).

101. En l’espèce, la Cour relève que les dispositions spécifiques concernant la récusation des juges étaient contenues dans les articles 41 § 1 et 42 § 1 du CPP (paragraphe 48 ci-dessus). Elle note qu’en appel, l’affaire de la requérante a été examinée par le juge à propos duquel la cour d’appel de Bialystok avait estimé qu’il pouvait se prononcer, compte tenu du fait qu’il avait déclaré ne connaître aucune des parties et être en mesure de statuer de manière impartiale (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour observe que, si la requérante estimait que le juge en cause n’offrait pas les garanties d’impartialité requises pour examiner l’affaire, elle aurait dû le récuser selon la possibilité lui étant ouverte par l’article 42 § 1 du CPP. La Cour relève que rien dans les motifs du jugement rendu par le tribunal régional de Bialystok ne lui permet de croire que ce tribunal aurait manqué d’impartialité.

102. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le grief est manifestement mal fondé et le rejette, en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable en ce qui concerne le grief tiré de l’article 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 janvier 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosIneta Ziemele
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-150236
Date de la décision : 13/01/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : ŁOZOWSKA
Défendeurs : POLOGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DANISZEWSKA-DEK Z.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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