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18/11/2014 | CEDH | N°001-148091

CEDH | CEDH, AFFAIRE KHALEDIAN c. BELGIQUE, 2014, 001-148091


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KHALEDIAN c. BELGIQUE

(Requête no 42874/09)

ARRÊT

STRASBOURG

18 novembre 2014

DÉFINITIF

18/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Khaledian c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens, >Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2014,

Rend l...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KHALEDIAN c. BELGIQUE

(Requête no 42874/09)

ARRÊT

STRASBOURG

18 novembre 2014

DÉFINITIF

18/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Khaledian c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42874/09) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant iraquien, M. Hiwa Khaledian (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Mary, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Le requérant allègue que son droit à un procès équitable a été violé du fait de l’absence de motivation du verdict du jury et de l’arrêt de la cour d’assises l’ayant condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans.

4. Le 29 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1978. Il est détenu à la prison d’Anvers.

6. Le 25 juillet 2006, la police britannique fut informée d’une possible prise d’otage. Étant donné que la demande de rançon provenait d’un téléphone mobile belge, la police britannique transmit l’information à la police fédérale belge qui procéda immédiatement à la localisation et à l’identification du numéro téléphonique utilisé.

7. Le 28 juillet 2006, la police belge effectua des perquisitions et découvrit à Anvers deux personnes séquestrées et sévèrement maltraitées. Outre les quatre malfaiteurs pris en flagrant-délit au moment de la perquisition, les victimes mirent en cause deux autres personnes, dont le requérant.

8. L’acte d’accusation du 8 septembre 2008 fait état des éléments suivants : R.R. et B.S., les deux victimes, relatèrent avoir été enlevés sous le prétexte de bénéficier d’un transit vers le Royaume-Uni où ils souhaitaient se rendre. Ils furent sommés de payer chacun 25 000 euros pour leur libération et de contacter leurs connaissances au Royaume-Uni pour obtenir la rançon. Entretemps, ils furent battus et torturés par intervalles réguliers aux moyens d’une ceinture en cuir, d’un bâton en bois, de bombes de déodorant pour causer des brûlures en allumant le gaz, d’un sac en plastique noué autour de la tête pour produire une sensation de suffocation et d’un fil électrique. Selon le récit des deux victimes, le requérant les battait tous les jours avec un bâton et un fil électrique. Il leur avait également mis un mouchoir en bouche, un sac en plastique sur leur tête en le serrant au point de provoquer une sensation de suffocation et il les battait sur tout le corps, y compris dans l’estomac, les oreilles, la nuque et le dos. Les victimes relatèrent qu’elles avaient eu l’impression que le requérant était le principal collaborateur du premier accusé.

9. Lors de son interrogatoire, le premier accusé, F.R., déclara avoir agi sur ordre du requérant. Le requérant, quant à lui, avoua avoir battu les victimes à l’aide d’un fil électrique mais il fit valoir que le premier accusé était le principal tortionnaire. D’après lui, c’était le quatrième accusé qui aurait joué le second rôle dans la prise d’otages et les sévices. Il se plaçait lui-même à la troisième place.

10. L’acte d’accusation contenait également une retranscription des interrogatoires des cinq coaccusés, qui avaient chacun une version différente de l’implication et du rôle joué par chacun d’entre eux dans l’enlèvement et la prise d’otage.

11. Par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel d’Anvers du 26 juin 2008, le requérant et les cinq autres coaccusés furent mis en accusation, de s’être, à Anvers, du 23 juillet 2006 au 29 juillet 2006, comme auteur ou coauteur, rendus coupables de la prise d’otage de B.S. et de R.R. constituée par l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes pour répondre de l’exécution d’un ordre ou d’une condition, tel que préparer ou faciliter l’exécution d’un crime ou d’un délit, favoriser la fuite, l’évasion, obtenir la libération ou assurer l’impunité des auteurs ou des complices d’un crime ou d’un délit. Ces faits avaient pour circonstances aggravantes que les otages avaient été soumis à la torture et que ces faits leur avaient causé une incapacité permanente physique ou psychique.

12. Le procès du requérant et de ses coaccusés se tint devant la cour d’assises de la province d’Anvers du 14 au 26 novembre 2008.

13. Le jury fut appelé à répondre à trente-six questions soumises par le président de la cour d’assises. Ces questions étaient identiques pour chacun des accusés. Les six questions relatives au requérant, ainsi que les réponses du jury, furent libellées comme suit :

[traduction]

« Question 7 : Fait principal

Est-ce que le second accusé, Khaledian Hiwa, ici présent, est coupable du fait d’avoir, à Anvers, du 23 juillet 2006 au 29 juillet 2006 ;

Soit pour avoir exécuté l’infraction ou avoir coopéré directement à son exécution ;

Soit pour avoir, par un fait quelconque, prêté pour son exécution une aide telle que sans son assistance l’infraction n’eût pu être commise ;

S’être rendu coupable de la prise d’otage de [R.R.], constituée par l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes pour répondre de l’exécution d’un ordre ou d’une condition, tel que préparer ou faciliter l’exécution d’un crime ou d’un délit, favoriser la fuite, l’évasion, obtenir la libération ou assurer l’impunité des auteurs ou des complices d’un crime ou d’un délit ?

Réponse : OUI

Question 8 : Circonstance aggravante

Est-ce que la prise d’otage décrite à la sixième question fut commise avec la circonstance que [R.R.] fut soumise à la torture ?

Réponse : OUI

Question 9 : Circonstance aggravante

Est-ce que la prise d’otage décrite à la sixième question fut commise avec la circonstance que l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de [R.R.] a causé une incapacité permanente physique ou psychique ?

Réponse : NON

Question 10 : Fait principal

Est-ce que le second accusé, Khaledian Hiwa, ici présent, est coupable du fait d’avoir, à Anvers, du 23 juillet 2006 au 29 juillet 2006 ;

Soit pour avoir exécuté l’infraction ou avoir coopéré directement à son exécution ;

Soit pour avoir, par un fait quelconque, prêté pour son exécution une aide telle que sans son assistance l’infraction n’eût pu être commise ;

S’être rendu coupable de la prise d’otage de [B.S.], constituée par l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes pour répondre de l’exécution d’un ordre ou d’une condition, tel que préparer ou faciliter l’exécution d’un crime ou d’un délit, favoriser la fuite, l’évasion, obtenir la libération ou assurer l’impunité des auteurs ou des complices d’un crime ou d’un délit ?

Réponse : OUI

Question 11 : Circonstance aggravante

Est-ce que la prise d’otage décrite à la sixième question fut commise avec la circonstance que [B.S.] fut soumis à la torture ?

Réponse : OUI

Question 12 : Circonstance aggravante

Est-ce que la prise d’otage décrite à la sixième question fut commise avec la circonstance que l’arrestation, la détention ou l’enlèvement de [B.S.] a causé une incapacité permanente physique ou psychique ?

Réponse : NON ».

14. Le 26 novembre 2008, la cour d’assises de la province d’Anvers reprit le verdict de culpabilité prononcé par le jury et condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans. Pour la fixation de la peine, la cour tint compte de l’atrocité des faits et de l’état d’esprit dangereux et criminel des accusés. Elle tint également compte d’une circonstance atténuante en ce que le requérant n’avait dans son casier judiciaire qu’une violation de la loi sur l’interdiction du port d’armes. La cour releva qu’il ressortait des débats à l’audience que le requérant avait joué un rôle de leader et avait une grande influence sur les coaccusés. Par ailleurs, la cour d’assises condamna le premier coaccusé à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans, le troisième à trois ans, le quatrième à huit ans, le cinquième à trois ans et le sixième à dix-sept ans.

15. Le requérant se pourvut en cassation, invoquant notamment une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

16. Le 10 mars 2009, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle estima que le juge motive régulièrement sa décision dès lors qu’il juge que les faits tels que décrits par la loi sont établis. Aussi, elle considéra que le seul fait que les jurés répondent par un simple « oui » ou « non » aux questions qui leur sont posées sans autre motivation n’entraîne pas en soi une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. D’après la Cour de cassation, la procédure devant la cour d’assises ainsi que la composition du jury formeraient des garanties suffisantes contre l’arbitraire. La procédure d’assises permettrait à l’accusé de disposer d’une décision motivée sur la légalité et la régularité des preuves, et lui permettrait de comprendre de manière suffisante quels preuves ou moyens de défense le jury avait retenu pour former son verdict. En l’espèce, la Cour de cassation constata que l’acte d’accusation, qui avait été signifié au requérant avant le début du procès, décrivait les faits reprochés au requérant de manière très précise ; que l’acte de défense avait été lu pendant l’audience et avait été distribué aux jurés ; que le requérant n’avait pas contesté avoir participé aux faits qui lui étaient reprochés ; que le requérant n’avait à aucun moment déposé des conclusions soulevant un problème de droit ou une contestation de fait ; et que le requérant n’avait pas demandé à ce qu’une question subsidiaire soit posée concernant une cause d’excuse. L’arrêt de la cour d’assises était donc régulièrement motivé dès lors qu’il reprenait le verdict du jury qui avait répondu affirmativement aux questions qui lui étaient posées.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, §§ 22-42, CEDH 2010).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

18. Le requérant allègue que du fait de l’absence de motivation du verdict de la cour d’assises, son procès n’a pas été équitable et a méconnu l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

19. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

20. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

21. Le requérant estime que l’arrêt de la cour d’assises le condamnant n’était pas motivé, en violation de ce qu’exige l’article 6 de la Convention. De la sorte, le requérant n’était pas en mesure de déterminer s’il avait été déclaré coupable de manière arbitraire et si les règles procédurales en matière de preuves et de charge de la preuve avaient été respectées. Le requérant ne savait pas non plus quels étaient les faits considérés comme avérés par le jury, pourquoi le jury avait considéré ces faits comme avérés et enfin comment ces faits étaient, ensemble, constitutifs des infractions qui lui étaient reprochées. De plus, l’arrêt de la cour d’assises ne répondait aucunement à l’acte de défense que le requérant avait déposé le 14 novembre 2008. Il n’était donc pas possible de savoir si les moyens de défense – développés oralement ou dans l’acte de défense – avaient été pris en compte par les jurés et pourquoi ils n’avaient pas été retenus. Pour le requérant, la composition du jury et la procédure devant la cour d’assises ne constituent pas des garanties suffisantes contre l’arbitraire. En l’espèce, les questions qui furent posées au jury étaient identiques pour chacun des six accusés ; elles n’étaient ni précises ni individualisées et ne permettaient pas de déterminer le rôle qu’avait joué le requérant dans les faits qui lui étaient reprochés.

22. Le Gouvernement est d’avis que l’acte d’accusation contenait une chronologie détaillée des investigations policières et judiciaires, ainsi que les déclarations nombreuses et précises des victimes et des accusés. De plus, il désignait non seulement chacun des crimes dont le requérant était accusé mais il démontrait également quels étaient les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé et permettait même de conclure qu’il avait été une figure dirigeante dans la commission des faits et qu’il avait exercé une grande influence sur les autres accusés. Compte tenu de la précision de l’acte d’accusation, le Gouvernement est d’avis qu’il est difficile de souscrire à la thèse du requérant lorsque celui-ci soutient qu’il n’est pas à même de comprendre les faits qui lui sont reprochés. Si le Gouvernement constate que le requérant usa de la possibilité de déposer un acte de défense, il relève néanmoins qu’il n’a pas déposé des conclusions devant la cour d’assises tel que le permet l’article 235bis du code d’instruction criminelle. Aussi, le Gouvernement rappelle que le requérant ne contestait pas avoir participé aux faits qui lui étaient reprochés. Quant aux questions posées au jury, elles étaient similaires pour tous les accusés mais les réponses variaient selon leur degré d’implication. Le Gouvernement est dès lors d’avis que le requérant pouvait comprendre quel rôle, selon le jury, il avait joué par rapport à ses coaccusés et pourquoi la circonstance aggravante de torture avait été retenue mais pas celle d’incapacité permanente physique ou psychique. Une circonstance atténuante relative au casier judiciaire presque vierge du requérant lui fut d’ailleurs accordée. En conclusion, le Gouvernement estime que la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et que le requérant avait été à même de comprendre les raisons de sa condamnation.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes applicables

23. La Cour relève d’emblée que la présente affaire s’inscrit dans la lignée de l’arrêt Taxquet (précité) et renvoie à cet arrêt (§§ 83-92) s’agissant des principes applicables. En particulier, dans l’arrêt Agnelet c. France (no 61198/08, §§ 56-62, 10 janvier 2013), la Cour a rappelé ce qui suit :

« 56. La Cour rappelle que la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et que l’article 6 ne s’oppose pas à ce qu’un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n’est pas motivé. L’absence de motivation d’un arrêt qui résulte de ce que la culpabilité d’un requérant avait été déterminée par un jury populaire n’est pas, en soi, contraire à la Convention (Saric c. Danemark (déc.), no 31913/96, 2 février 1999, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 89, CEDH 2010).

57. Il n’en demeure pas moins que pour que les exigences d’un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C’est là une garantie essentielle contre l’arbitraire. Or, comme la Cour l’a déjà souvent souligné, la prééminence du droit et la lutte contre l’arbitraire sont des principes qui sous-tendent la Convention (Taxquet, précité, § 90). Dans le domaine de la justice, ces principes servent à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente, l’un des fondements de toute société démocratique (Suominen c. Finlande, no 37801/97, § 37, 1er juillet 2003, Tatichvili c. Russie, no 1509/02, § 58, CEDH 2007-III, et Taxquet, précité).

58. La Cour rappelle également que devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (Taxquet, précité, § 92). Dans ce cas, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation. Ces garanties procédurales peuvent consister par exemple en des instructions ou éclaircissements donnés par le président de la cour d’assises aux jurés quant aux problèmes juridiques posés ou aux éléments de preuve produits, et en des questions précises, non équivoques soumises au jury par ce magistrat, de nature à former une trame apte à servir de fondement au verdict ou à compenser adéquatement l’absence de motivation des réponses du jury (ibidem, et Papon c. France (déc.), no 54210/00, ECHR 2001-XII). Enfin, doit être prise en compte, lorsqu’elle existe, la possibilité pour l’accusé d’exercer des voies de recours.

59. Eu égard au fait que le respect des exigences du procès équitable s’apprécie sur la base de la procédure dans son ensemble et dans le contexte spécifique du système juridique concerné, la tâche de la Cour, face à un verdict non motivé, consiste donc à examiner si, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, la procédure suivie a offert suffisamment de garanties contre l’arbitraire et a permis à l’accusé de comprendre sa condamnation (Taxquet, précité, § 93). Ce faisant, elle doit garder à l’esprit que c’est face aux peines les plus lourdes que le droit à un procès équitable doit être assuré au plus haut degré possible par les sociétés démocratiques (Salduz c. Turquie, [GC] no 36391/02, § 54, CEDH 2008, et ibidem).

60. Dans l’arrêt Taxquet (précité), la Cour a examiné l’apport combiné de l’acte d’accusation et des questions posées au jury. S’agissant de l’acte d’accusation, qui est lu au début du procès, elle a relevé que s’il indique la nature du délit et les circonstances qui déterminent la peine, ainsi que l’énumération chronologique des investigations et les déclarations des personnes entendues, il ne démontre pas « les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé ». Surtout, elle en a relevé la « portée limitée » en pratique, dès lors qu’il intervient « avant les débats qui doivent servir de base à l’intime conviction du jury » (§ 95).

61. Quant aux questions, au nombre de trente-deux pour huit accusés, dont quatre seulement pour le requérant, elles étaient rédigées de façon identique et laconique, sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », à la différence de l’affaire Papon, où la cour d’assises s’était référée aux réponses du jury à chacune des 768 questions posées par le président de cette cour (§ 96).

62. Il ressort de l’arrêt Taxquet (précité) que l’examen conjugué de l’acte d’accusation et des questions posées au jury doit permettre de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre questions le concernant, et ce afin de pouvoir notamment : différencier les coaccusés entre eux ; comprendre le choix d’une qualification plutôt qu’une autre ; connaître les motifs pour lesquels des coaccusés sont moins responsables aux yeux du jury et donc moins sévèrement punis ; justifier le recours aux circonstances aggravantes (§ 97). Autrement dit, il faut des questions à la fois précises et individualisées (§ 98). »

b) Application au cas d’espèce

24. Dans la présente affaire, le requérant fut condamné à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans pour la prise d’otage de deux personnes. L’enjeu pour le requérant était donc considérable, et ce d’autant plus qu’il était inculpé avec cinq coaccusés. Les circonstances de l’espèce étaient complexes puisque le jury devait déterminer le rôle joué par chacun des six accusés sur la base presque exclusive du témoignage des deux victimes et des accusés eux-mêmes.

25. S’agissant de l’acte d’accusation, la Cour rappelle qu’il avait une portée limitée, puisqu’il intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès (Taxquet, précité, § 95 ; Legillon c. France, no 53406/10, § 61, 10 janvier 2013). Ceci est d’autant plus vrai que l’article 6 de la Convention consacre la nécessité de comprendre les raisons qui ont conduit, non pas les organes compétents à renvoyer l’affaire devant la cour d’assises, mais les membres du jury, après les débats menés devant eux, à décider durant le délibéré de la culpabilité de l’accusé. En l’espèce, la Cour relève que l’acte d’accusation désignait le crime dont le requérant était accusé, et il reprenait de manière très détaillée chacun des témoignages des victimes, des témoins et des accusés. Il ne démontrait toutefois pas quels étaient les éléments à charge qui, pour l’accusation, pouvaient être retenus contre l’intéressé (Taxquet, précité, § 95 ; Castellino c. Belgique, no 504/08, § 37, 25 juillet 2013). De plus, s’agissant des constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict prononcé contre le requérant, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé le délibéré et l’arrêt finalement adopté par la cour d’assises (Legillon, précité, § 61 ; Voica c. France, no 60995/09, § 49, 10 janvier 2013).

26. Quant aux trente-six questions soumises au jury, la Cour relève que six questions furent posées pour chacun des six accusés, y compris le requérant. Les questions furent laconiques et identiques pour chaque accusé (paragraphe 13 ci-dessus). Elles ne se référaient à aucune circonstance concrète et particulière qui aurait pu permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation (dans le même sens, Castellino, précité, § 38). De l’avis de la Cour, il en résulte que, même combiné à l’acte d’accusation, les questions posées au jury ne permettaient pas au requérant de savoir quels éléments de preuve et circonstances de fait, parmi tous ceux ayant été discutés durant le procès, avaient en définitive conduit les jurés à répondre par l’affirmative aux quatre des six questions le concernant. Ainsi, le requérant n’était pas en mesure, notamment, de différencier de façon certaine l’implication de chacun des accusés dans la commission de l’infraction ; de comprendre quel rôle précis, pour le jury, il avait joué par rapport à ses coaccusés ; de déterminer quels avaient été les éléments qui avaient permis au jury de conclure que trois des coaccusés avaient eu une participation limitée dans les faits reprochés, entraînant une peine nettement moins lourde (paragraphe 14 ci-dessus). Ceci est d’autant plus problématique que l’affaire était complexe et que le procès avait duré près de deux semaines.

27. Enfin, il y a lieu de constater l’absence de toute possibilité d’appel contre les arrêts de la cour d’assises dans le système belge, le pourvoi en cassation ne portant que sur des points de droit et n’éclairant dès lors pas adéquatement l’accusé sur les raisons de sa condamnation (Taxquet, précité, § 99).

28. En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce le requérant n’a pas disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.

29. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

30. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

31. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et moral qu’il aurait subi, compte tenu du public nombreux et du retentissement par voie de presse que le procès d’assises a engendré.

32. Le Gouvernement considère que, compte tenu de la jurisprudence de la Cour, une somme moindre doit être allouée au requérant. Il s’en remet pour cela à la sagesse de la Cour.

33. La Cour relève que le requérant n’a aucunement établi la réalité du dommage matériel allégué. Elle rejette dès lors cette demande. En revanche, la Cour estime que le requérant a dû éprouver un préjudice moral certain, auquel le constat de violation figurant dans le présent arrêt (paragraphe 29 ci-dessus) ne suffit pas à remédier. La Cour rappelle que, lorsqu’un particulier a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d’autres, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 ; Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 89, CEDH 2009 et références citées). À cet égard, la Cour relève que le code d’instruction criminelle permet à un requérant de solliciter la réouverture de son procès à la suite d’un arrêt de la Cour constatant une violation de la Convention (Taxquet, précité, §§ 38-42). Elle considère donc que l’intéressé dispose effectivement de la possibilité de demander à ce que sa cause soit réexaminée (Taxquet, précité, § 107). Eu égard à cette possibilité et statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant un montant de 2 000 EUR au titre du préjudice moral (voir, dans le même sens, Fraumens c. France, no 30010/10, § 56, 10 janvier 2013; Castellino, précité, § 52).

B. Frais et dépens

34. Le requérant n’a présenté aucune demande pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour.

35. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

36. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-148091
Date de la décision : 18/11/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : KHALEDIAN
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MARY S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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