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18/11/2014 | CEDH | N°001-148065

CEDH | CEDH, AFFAIRE ELİNÇ c. TURQUIE, 2014, 001-148065


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELİNÇ c. TURQUIE

(Requête no 50388/06)

ARRÊT

STRASBOURG

18 novembre 2014

DÉFINITIF

18/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Elinç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Span

o,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2014,

Rend l’arrêt qu...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ELİNÇ c. TURQUIE

(Requête no 50388/06)

ARRÊT

STRASBOURG

18 novembre 2014

DÉFINITIF

18/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Elinç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 octobre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50388/06) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mehmet Can Elinç et Mme Akide Elinç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 décembre 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me T. Elçi, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérants soutiennent en particulier que l’État est responsable du décès de leur proche et, invoquant l’article 13 de la Convention, ils dénoncent l’absence d’une voie de recours effective pour faire valoir leur grief à cet égard. Sur le terrain de l’article 6 de la Convention, ils se plaignent également d’une atteinte à leur droit à un procès équitable.

4. Le 4 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1957 et en 1965 et résident à Cizre.

6. Ils sont les parents légitimes de Mağdur Elinç, né en 1995 et décédé le 14 août 2004 à la suite d’une explosion survenue aux alentours de 12 h 10, dans le quartier de Konak, sis dans le département de Cizre. Le cousin de Mağdur Elinç, S.E., alors âgé de 6 ans, fut également tué par cette explosion.

A. Les circonstances du décès de Mağdur Elinç et l’enquête menée par le procureur de la République de Cizre

7. Le jour de l’explosion, le procureur de la République de Cizre (« le procureur de la République ») établit un procès-verbal de déplacement sur les lieux. D’après ce procès-verbal, l’explosion était survenue à une distance d’environ un mètre de la porte d’un bâtiment en chantier et une goupille de grenade à main avait été retrouvée sur les lieux.

Le procureur établit également un procès-verbal d’examen des corps des défunts et d’autopsie dont il ressortait que, faute d’expert médicolégal dans le département, l’examen des corps avait été effectué par un praticien travaillant dans un foyer médical. Ce procès-verbal détaillait les blessures et traumatismes observés sur les corps des victimes et précisait que la mort de Mağdur était due à la destruction de son cerveau à la suite d’un trauma à la tête. Selon ce procès-verbal, le procureur avait enjoint à l’équipe en charge de l’examen des lieux de l’explosion de procéder aux examens requis sur les corps des victimes, de les photographier, de les filmer et de se rendre sur place avec des artificiers pour rechercher les causes de l’explosion.

8. Le même jour, un croquis détaillé des lieux de l’explosion fut dessiné. D’après ce croquis, l’explosion était survenue devant la maison de M.E., frère du requérant.

9. À 14 h 30, deux artificiers dressèrent un procès-verbal des faits dont il ressortait notamment que l’explosion était survenue à environ un mètre de la porte d’entrée d’un bâtiment, provoquant un trou de 8 cm de profondeur et de 20 cm de diamètre, et qu’avaient été retrouvés sur les lieux la goupille et le levier d’une grenade à main.

10. Les témoignages des parents et proches des défunts furent également recueillis ce jour-là.

Le requérant déclara avoir entendu une explosion alors qu’il était chez lui, s’être précipité dehors et avoir vu devant la maison de son frère M.E. les corps sans vie de son fils et de son neveu. Il déclara que deux hommes à l’égard desquels il avait contracté une dette de 500 millions de livres turques (TRL) avaient enlevé son fils quatre ou cinq jours avant l’explosion parce qu’il n’avait pas pu les rembourser, et que les policiers avaient retrouvé l’enfant deux jours auparavant. Il dit ne pas savoir comment et par qui une grenade à main avait été apportée au domicile de son frère et ne soupçonner personne à cet égard.

Ş.Y. indiqua qu’elle était unie de façon non officielle au requérant, que Mağdur était son fils mais qu’il avait été déclaré comme étant le fils d’Akide Elinç, épouse officielle du requérant. Elle dit que dix minutes avant l’incident son fils était sorti pour aller à l’épicerie, qu’elle avait entendu une explosion provenant de la maison de M.E., qu’elle s’y était précipitée et avait vu les enfants morts. Elle déclara que, quatre ou cinq jours plus tôt, trois personnes avaient enlevé son fils en raison d’une dette contractée par le requérant, et que son fils avait été retrouvé deux jours auparavant par les policiers et lui avait été rendu.

Akide Elinç déclara que son mari avait contracté une seconde union après l’avoir épousée, qu’elle-même vivait avec la compagne de celui-ci, Ş.Y., et leurs enfants et que le jour de l’incident elle n’était pas à la maison. Elle déclara ne pas savoir où et comment les enfants avaient pu se procurer une grenade à main.

R.E., l’oncle des enfants morts et propriétaire de la maison devant laquelle était survenue l’explosion, déclara qu’il avait mis cette maison encore en chantier à la disposition de son frère M.E. pour que celui-ci puisse y vivre. Il dit avoir entendu l’explosion alors qu’il était chez lui, être sorti et s’être rendu compte que les enfants étaient morts, avoir appris que leur décès était dû à l’explosion d’une grenade à main mais ne pas savoir ni où ni comment ils avaient pu se la procurer.

Les parents de S.E. furent également entendus. Ils déclarèrent ignorer comment les enfants avaient pu entrer en possession d’une grenade à main.

11. Toujours le même jour, la direction de la sûreté près le gouvernorat de Cizre saisit le procureur de la République d’une demande d’autorisation de perquisition afin de vérifier qu’aucun engin explosif ne se trouvait aux domiciles des proches des victimes. À 14 h 30, un procès-verbal de perquisition de la maison de M.E. fut établi ; il indiquait qu’aucun élément infractionnel n’avait été découvert. À 15 heures, un procès-verbal de perquisition au domicile des requérants fut établi ; il indiquait aussi qu’aucun élément infractionnel n’avait été découvert.

12. D’après un rapport d’examen des lieux de l’explosion daté du 15 août 2004, les équipes de la sûreté et de la lutte contre le terrorisme s’étaient rendues sur les lieux de l’incident mais n’avaient pas sécurisé ceux-ci. Cette sécurisation fut faite avant le début de l’examen technique. Ce rapport mentionnait que deux enfants avaient perdu la vie à la suite de l’explosion d’une grenade avec laquelle ils jouaient, que cette explosion était survenue à une distance de 1,20 cm de la porte de la maison de M.E. et que l’un des enfants morts était Mağdur Elinç. Les éléments suivants furent également constatés : le point d’impact de l’explosion était à une profondeur de 8 cm et avait un diamètre de 20 cm ; à 15 cm de l’entrée se trouvait la goupille de la grenade à main ; à 2,20 cm à gauche du point d’impact se trouvait le corps de Mağdur ; à 1,90 cm à droite du point d’impact se trouvait le corps de S.E. ; à l’est, au coin de la maison, à une distance de 9,70 cm, se trouvait le levier de la grenade à main. Une fois les preuves numérotées, elles furent photographiées et filmées.

13. Le 18 août 2004, la direction départementale de la sûreté rattachée au gouvernorat de Cizre transmit au procureur de la République un rapport d’enquête sur les faits contenant les dépositions des proches des défunts. Selon ce rapport, à la suite de l’explosion, les équipes techniques et les artificiers s’étaient rendus sur les lieux de l’incident où il avait été établi qu’une grenade à main avait provoqué l’explosion. Toujours selon ce rapport, cinq jours avant les faits le requérant avait saisi les autorités internes en raison de l’enlèvement de son fils par des personnes envers lesquelles il avait contracté des dettes, puis les forces de l’ordre avaient retrouvé l’enfant et l’avaient rendu à ses parents. Ce rapport mentionnait en outre que Ş.Y. était la mère biologique de Mağdur mais que, n’étant pas officiellement mariée avec le requérant, l’enfant avait été déclaré comme étant celui de la requérante.

14. Le 31 août 2004, le laboratoire de la police criminelle de Diyarbakır établit un rapport d’expertise.

15. Lors d’une déposition faite devant le procureur de la République le 8 novembre 2004, le requérant déclara ignorer comment les enfants avaient pu se procurer un engin explosif, que nul n’avait fait preuve de négligence ou d’un acte intentionnel dans la survenance de l’incident et qu’il n’y avait personne dont il souhaitait se plaindre.

16. Le 11 novembre 2004, la mère biologique de Mağdur fut entendue en sa déposition. Elle affirma qu’il ne se trouvait aucun engin explosif ou incendiaire à son domicile, que les enfants avaient l’habitude de jouer dans le quartier et qu’elle ne savait pas toujours où ils jouaient une fois sortis de la maison. Dans une déposition du même jour, la requérante fit un témoignage similaire.

17. Le 19 novembre 2004, soutenant que les enfants avaient trouvé l’explosif ayant causé leur mort dans la décharge de la gendarmerie située, à leurs dires, à 100-150 mètres des maisons du quartier, les requérants saisirent le procureur de la République d’une demande tendant à l’identification du personnel de la gendarmerie dont la négligence avait selon eux – en raison de l’abandon allégué de l’explosif en question dans la décharge de la gendarmerie – causé la mort de Mağdur. Ils alléguaient que le site de la gendarmerie n’était pas sécurisé et ne disposait d’aucun panneau d’avertissement. Ils demandaient par conséquent l’engagement de poursuites.

18. D’après un rapport d’examen du 23 novembre 2004 établi par des artificiers, la grenade à main ayant explosé était une grenade à main de type F-1 de fabrication russe. Ce rapport précisait que le port de ce genre de grenade, sa possession, sa conservation et son utilisation étaient prohibés.

19. Le 29 décembre 2004, le procureur de la République adressa une demande d’informations au commandement de la gendarmerie de Cizre afin de savoir si celle-ci disposait d’une décharge militaire et, dans l’affirmative, si cette dernière était signalée par un panneau, si des produits explosifs y étaient ou non jetés et si des grenades à main de type F-1 de fabrication russe étaient utilisées par le commandement.

20. Le 30 décembre 2004, A.A. et E.Ö., respectivement chauffeur d’un camion-benne et éboueur travaillant pour la municipalité de Cizre, déclarèrent que les déchets de la gendarmerie se trouvaient sur le site militaire dans des conteneurs, qu’il n’y avait pas de déchets au sol et que, en dehors du site militaire, il n’y avait pas de poubelles dans des lieux ouverts au public. Ils précisèrent qu’ils procédaient au ramassage des ordures escortés par des militaires et qu’il y avait toujours des militaires près des grilles de la gendarmerie.

21. Le 31 décembre 2004, le commandement de la gendarmerie de Cizre répondit au procureur de la République que le site de la gendarmerie comportait seulement une décharge ordinaire servant au bâtiment des services du commandement de la gendarmerie départementale et aux logements, que cette décharge ne se trouvait pas près du mur d’enceinte et des grillages et qu’elle se trouvait près des logements situés au milieu de la caserne. Il soutint que, en dehors du personnel militaire, il était impossible à quiconque d’entrer dans l’enceinte de la caserne – affirmant que celle-ci était protégée 24 heures sur 24 par des gardiens –, que les déchets étaient ramassés tous les jours par les véhicules de la municipalité sous la surveillance des gardiens, qu’il n’y avait pas de grenades à main de type F-1 de fabrication russe dans l’inventaire du commandement et qu’aucune grenade de ce type n’avait été utilisée.

22. Le 14 janvier 2005, sur demande de la direction départementale de la sûreté de Cizre, la direction du cadastre de la préfecture de Şırnak établit un croquis indiquant les distances existant entre les lieux de l’explosion et le commandement de la gendarmerie.

23. Le 23 février 2005, le procureur de la République inculpa le requérant ainsi que deux autres personnes pour contravention à la loi no 6136 sur les armes à feu et autres armes (« la loi no 6136 »). Il ressort de l’acte d’accusation que le requérant aurait été approché par A.D. qui souhaitait lui acheter des armes. Le requérant en aurait tout d’abord informé les forces de l’ordre mais, bien que sommé d’avertir la police s’il était à nouveau l’objet de contacts, il aurait notamment accepté 8 milliards de TRL de A.D. pour des kalachnikovs.

24. Le 7 mars 2005, la direction départementale de la sûreté de Cizre écrivit au procureur de la République pour l’informer que les éléments suivants ressortaient des échanges de correspondance avec le commandement de la gendarmerie départementale : le site de la gendarmerie comportait seulement une décharge ordinaire servant au bâtiment des services du commandement de la gendarmerie et aux logements ; cette décharge ne se trouvait pas près du mur d’enceinte et des grillages et se trouvait près des logements situés au milieu de la caserne ; en dehors du personnel militaire, il était impossible que quiconque puisse entrer dans l’enceinte de la caserne, celle-ci étant protégée 24 heures sur 24 par des gardiens ; les déchets étaient ramassés tous les jours par les véhicules de la municipalité sous la surveillance des gardiens ; il n’y avait pas de grenades à main de type F-1 de fabrication russe dans l’inventaire du commandement et aucune grenade de ce type n’avait été utilisée. La direction départementale informa également le procureur de la République qu’il ressortait des documents de la direction du cadastre qu’il existait une distance de 250 m entre les lieux de l’explosion et le commandement de la gendarmerie et qu’entre ces deux endroits se trouvaient une maison de quatre étages, l’école élémentaire du quartier de Konak, une maison individuelle et de nouveaux chantiers de construction.

25. Le 11 avril 2005, le procureur de la République saisit le tribunal correctionnel de Cizre d’une demande d’autorisation d’effectuer une perquisition aux domiciles de M.E. et du requérant au motif que, si des perquisitions avaient déjà été effectuées, celles-ci étaient intervenues trois heures après l’explosion et que ce laps de temps aurait été suffisant pour cacher d’éventuelles munitions. À l’appui de sa demande, il mentionna que M.E. avait été antérieurement arrêté pour appartenance à une organisation terroriste, qu’il en allait de même du requérant et que ce dernier était par ailleurs soupçonné de trafic d’armes.

26. Le jour même, le tribunal correctionnel fit droit à cette demande.

27. Les procès-verbaux de perquisition dressés au cours de la même journée mentionnent l’absence d’éléments infractionnels aux domiciles de M.E. et du requérant.

28. Le 15 novembre 2005, le procureur de la République de Cizre transmit au procureur de la République de Şırnak un résumé de l’enquête dans lequel les requérants, ainsi que les proches de l’autre enfant décédé au cours de l’explosion, étaient qualifiés de suspects pour avoir causé la mort des enfants par négligence et imprudence et pour détention, sans autorisation, de produits dangereux. Ce document mentionnait que M.E. et le requérant avaient été arrêtés en 1993 pour appartenance à une organisation terroriste, que le 24 septembre 1993 ils avaient été placés en détention provisoire pour avoir contrevenu à la loi no 6136 et qu’une action pénale était par ailleurs en cours contre le requérant pour avoir enfreint cette loi. Au vu de ces éléments, bien qu’ayant relevé que les suspects soutenaient ne pas connaître la provenance de la grenade ayant tué les enfants et alléguaient que ceux-ci auraient pu la trouver alors qu’ils jouaient dans une décharge, le procureur estima que les éléments de preuve laissaient à penser que la grenade aurait appartenu aux suspects.

29. Le jour même, il prononça aussi une décision de non-lieu à poursuivre. Dans sa décision, le procureur mentionnait l’absence d’éléments de preuve suffisants permettant d’établir que les victimes avaient trouvé la grenade litigieuse dans la décharge du commandement de la gendarmerie départementale ou que cette grenade y avait été jetée par le personnel de la gendarmerie, et il considérait qu’il n’y avait donc pas lieu d’engager des poursuites contre le personnel en question. Il relevait pour ce faire les éléments suivants : la gendarmerie était située à 250 mètres de distance des lieux de l’explosion ; contrairement aux allégations des plaignants, d’autres immeubles se trouvaient entre les lieux de l’explosion et la gendarmerie ; des loges de gardiens se trouvaient à chaque coin de la gendarmerie ; celle-ci était entourée de grillages et d’un mur ; la décharge se trouvait accolée aux logements de la gendarmerie ; il y avait des gardes 24 heures sur 24 autour de la gendarmerie ; il n’était pas possible que les enfants aient pu entrer dans cette zone pour fouiller dans les poubelles ou y jouer ; les agents municipaux A.A. et E.Ö., en charge de procéder au ramassage des ordures, avaient confirmé ce point ; et le rapport d’expertise avait établi qu’était en cause dans l’incident une grenade à main de type F-1 de fabrication russe et, d’après des informations transmises le 8 janvier 2005 par le commandement de la gendarmerie, ce type d’explosif ne se trouvait pas dans son inventaire. Le procureur soulignait qu’aucun élément de preuve ne permettait de croire que les victimes avaient trouvé la grenade à main dans la décharge de la gendarmerie départementale et que le personnel de la gendarmerie départementale l’y avait jetée par négligence.

30. Le 7 décembre 2005, se référant au résumé de l’enquête transmis par le procureur de la République de Cizre portant sur les infractions d’homicide par imprudence et négligence ayant causé la mort de deux personnes et de détention, sans autorisation, de produits dangereux, le procureur de la République de Şırnak estima qu’il convenait de séparer la procédure afférente à la détention de produits dangereux de celle afférente à l’homicide involontaire. Il prit une décision en ce sens.

31. Le 27 janvier 2006, le procureur de la République de Şırnak, se référant au résumé précité, rendit une décision d’incompétence quant à l’infraction d’homicide involontaire, estimant que celle-ci relevait de la compétence du procureur de la République de Cizre.

32. Le 7 mars 2006, ce dernier inculpa les requérants ainsi que les parents de l’autre enfant décédé pour homicide par imprudence et pour manquement à leurs devoirs de soins et de surveillance.

33. Au cours de la procédure devant le tribunal correctionnel de Cizre, un pédagogue établit un rapport d’expertise à la demande du tribunal. Dans ce rapport, il concluait que les enfants avaient joué avec l’explosif alors qu’ils se trouvaient dehors et que leurs parents n’en étaient pas informés. Il considérait aussi que, compte tenu des conditions socio-économiques et environnementales de la région, du grand nombre d’enfants par famille, de l’insuffisance des aires de jeux et parcs, aucune faute ne pouvait être imputée aux parents.

34. Le 11 avril 2006, dans ses réquisitions sur le fond, le procureur de la République de Cizre demanda l’acquittement des accusés, estimant qu’ils n’étaient pas directement liés à l’incident, qu’ils n’avaient pas commis de faute ou de négligence qui auraient pu être à l’origine de l’incident et qu’en outre, ils éprouvaient une très grande souffrance en raison du décès des enfants.

35. Le jour même, le tribunal correctionnel de Cizre acquitta les requérants estimant qu’aucune faute ne pouvait leur être imputée au vu des circonstances de l’espèce.

B. L’action en indemnisation devant les instances administratives

36. Le 18 novembre 2004, les requérants saisirent le ministère de l’Intérieur d’une action en indemnisation du préjudice qu’ils disaient avoir subi en raison du décès de leur fils, soutenant que la grenade avait été trouvée par les enfants dans la décharge de la gendarmerie de Cizre qui, selon eux, était située en face de leur domicile. Ils réclamaient 250 milliards de TRL. Ils déclaraient que cette décharge se trouvait accolée au mur du bâtiment de la gendarmerie, ne bénéficiait ni de protection ni de panneau d’avertissement et était à ciel ouvert. Selon les requérants, les enfants avaient ainsi fouillé dans les poubelles et y avaient trouvé la grenade et celle-ci avait ensuite explosé alors qu’ils jouaient avec.

37. Le 11 janvier 2005, le muhtar du quartier de Konak établit une attestation d’indigence au nom du requérant. Cette attestation précisait que ce dernier ne disposait pas de biens dans le quartier, qu’il ne percevait pas de salaires, qu’il assurait sa subsistance avec difficulté, qu’il était pauvre et qu’il avait besoin d’aide.

38. Par une lettre du 7 février 2005, l’avocat des requérants fut informé que le ministère de l’Intérieur n’avait pas la possibilité d’accorder une indemnité sans décision de justice préalable allant en ce sens. Cette lettre précisait que les requérants avaient la possibilité de saisir le tribunal administratif de Diyarbakır (« le tribunal administratif ») d’un recours de pleine juridiction contre le ministère de l’Intérieur, pour obtenir l’indemnité sollicitée, dans un délai de 60 jours.

39. Le 28 février 2005, les requérants saisirent le tribunal administratif d’une action en dommages et intérêts contre le ministère de l’Intérieur, assortissant leur demande introductive d’instance d’une demande d’admission à l’aide juridictionnelle et de dispense des frais de procédure. Ils réclamaient 320 000 livres turques (TRY)[1] à titre d’indemnités. Ils déclaraient que la décharge de la gendarmerie était située à 100-150 mètres de leur maison, que des déchets y étaient déversés, que le lieu n’était pas protégé et qu’il n’y avait aucun panneau d’avertissement. Ils soutenaient que la grenade avait été trouvée par les enfants dans une poubelle de la gendarmerie où, selon eux, elle avait été jetée par imprudence soit par le personnel militaire soit par des membres d’une organisation illégale dans le but de causer du tort au personnel militaire, et ils considéraient que, en tous les cas, l’administration intimée devait les indemniser. Les requérants estimaient qu’était en effet en cause soit la responsabilité de l’administration pour faute de service du personnel militaire soit la responsabilité objective de l’État.

40. Le 29 mars 2005, le tribunal administratif rejeta cette demande, soulignant qu’elle ne satisfaisait pas au formalisme requis car elle ne précisait pas le type et le montant de l’indemnité réclamée par chaque demandeur, que l’extrait des registres d’état civil mentionnait que Mağdur était vivant et que les formulaires de pouvoir présentaient des lacunes. Il accorda un délai de 30 jours aux requérants pour remédier à ces lacunes et soumettre une nouvelle demande introductive d’instance. Il décida que, par application de l’article 15 § 3 du code de procédure administrative, il n’y aurait pas lieu de prélever des frais de consignation pour la nouvelle procédure qui serait ainsi introduite.

41. Le 20 juin 2005, l’avocat des requérants saisit le tribunal administratif d’une action en indemnisation par une requête revue conformément au jugement du 29 mars 2005. Les requérants réclamaient chacun, au titre des préjudices qu’ils alléguaient avoir subis, 25 000 TRY pour dommage matériel et 25 000 TRY pour dommage moral, et ils demandaient à être admis au bénéfice de l’aide juridictionnelle.

42. Le 30 juin 2005, le tribunal administratif rendit une décision intermédiaire par laquelle il enjoignait au gouvernorat de Cizre de rechercher, auprès de tous les organes administratifs compétents, si les requérants disposaient de biens ou revenus ou s’ils étaient dans le besoin et pauvres, afin de pouvoir statuer sur leur demande d’aide juridictionnelle. Il demanda aux requérants de lui fournir un document de la municipalité ou du muhtar attestant qu’ils avaient besoin de l’aide juridictionnelle.

43. Le 10 novembre 2005, n’ayant obtenu ni les informations sollicitées du gouvernorat ni l’original du document attestant de l’existence d’un besoin pour la requérante, le tribunal administratif émit une nouvelle injonction.

44. Le 21 novembre 2005, le gouvernorat de Cizre saisit la direction du bureau de la lutte contre le terrorisme d’une demande d’informations aux fins de savoir si les requérants disposaient ou non de biens et étaient ou non dans le besoin.

45. Le 24 novembre 2005, la municipalité de Cizre écrivit au gouvernorat de Cizre pour l’informer que les requérants n’avaient pas de biens immobiliers inscrits à leur nom.

46. Le 25 novembre 2005, la direction des services fiscaux de Cizre écrivit au gouvernorat de Cizre pour l’informer que le requérant était assujetti à l’impôt pour ses activités de transporteur, qu’il se livrait à des activités de transport avec deux camions datant de 1974 et 1975 et qu’il avait soumis une déclaration pour l’année 2004 selon laquelle il n’avait pas de revenus imposables.

47. Le 30 novembre 2005, deux policiers établirent un rapport. Ce rapport indiquait que les requérants ne payaient pas de loyers, qu’ils vivaient dans une maison de deux étages qui leur appartenait bien qu’ils n’avaient pas de titre de propriété. Il indiquait aussi qu’ils étaient mariés. S’agissant du requérant, ce rapport mentionnait en outre qu’il avait contracté deux autres unions religieuses, qu’il avait dix enfants, qu’il n’avait pas de carte verte établie à son nom, qu’il possédait deux camions (modèles Agustin 1974 et BMC 1975), qu’il recevait pour l’éducation de ses enfants une aide à l’éducation et une aide au charbon, qu’il gagnait sa vie avec le commerce de charbon et d’animaux et que, selon une enquête de voisinage, il n’était pas dans le besoin. Le rapport mentionnait également que la requérante ne disposait d’aucun bien.

48. Le 16 décembre 2005, le muhtar du quartier de Konak à Cizre établit une attestation d’indigence concernant la requérante.

49. Le 21 décembre 2005, l’avocat du requérant envoya au tribunal administratif un document émanant d’un groupe de sages, faisant état d’un besoin d’aide et établi au nom de la requérante.

50. Le 27 décembre 2005, le tribunal administratif précisa que, conformément à l’article 31 de la loi no 2557 sur la procédure administrative, les dispositions de l’article 465 du code de procédure civile s’appliquaient. Il indiqua que, en application de cet article, pour qu’une demande d’aide juridictionnelle soit acceptée, il fallait la réalisation de deux conditions, à savoir la pauvreté du demandeur et le bien-fondé de l’action : si l’intéressé ne parvenait pas à établir par des preuves le bien-fondé de son action, son état de pauvreté n’était pas suffisant à l’admettre au bénéfice de l’aide juridictionnelle. Selon le tribunal, il fallait en outre que la pauvreté soit établie par un document obtenu auprès de la municipalité ou des groupes de sages des villages ou des quartiers, ce document devant mentionner la profession, la qualité, le patrimoine du demandeur, le montant des impôts payés par ce dernier à l’État, ses conditions de vie et celles de sa famille, ainsi que le manque de moyens de l’intéressé pour assumer les frais de la procédure.

Le tribunal rejeta la demande d’aide juridictionnelle présentée par les requérants au motif que le requérant possédait deux camions et qu’il n’était pas dans une situation nécessitant une aide. Il demanda donc le paiement des frais de procédure dans les 30 jours à compter de la notification de sa décision.

51. Le 26 janvier 2006, une demande datée du 17 janvier 2006 fut envoyée à l’avocat des requérants, l’invitant à payer les sommes de 60 TRY au titre des frais postaux et 1361,20 TRY[2] au titre des frais de consignation.

52. Le 5 avril 2006, en l’absence d’un acquittement des frais susmentionnés, une seconde demande datée du 23 mars 2006 fut envoyée à l’avocat des requérants.

53. Le 23 mai 2006, le tribunal administratif rendit une décision selon laquelle il estimait que l’action des requérants devait être considérée comme n’ayant pas été intentée. Pour ce faire, il relevait que les frais de procédure et les frais postaux n’avaient pas été réglés dans le délai de 30 jours, et ce malgré une première demande d’acquittement desdits frais, datée du 17 janvier 2006 et notifiée à l’avocat des requérants le 26 janvier 2006, et une seconde demande allant dans le même sens, datée du 23 mars 2006 et notifiée le 5 avril 2006.

54. Cette décision fut notifiée aux requérants le 22 septembre 2006.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

55. Le droit interne pertinent en l’espèce relatif à l’aide juridictionnelle, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, est décrit dans l’affaire Bakan c. Turquie (no 50939/99, §§ 36-41, 12 juin 2007).

EN DROIT

I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

56. Le Gouvernement affirme que les requérants ont omis d’épuiser les voies de recours internes et cite à cet égard certains passages de l’arrêt Selmouni c. France ([GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Il soutient que les requérants auraient dû saisir les instances nationales d’une action en indemnisation sur le fondement de la loi no 5233 sur l’indemnisation des dommages résultant d’actes de terrorisme ou de mesures de lutte contre le terrorisme (« loi no 5233 »). À ce titre, il se réfère à l’affaire İçyer c. Turquie ((déc.), no 18888/02, 12 janvier 2006).

57. Concernant plus spécifiquement le grief tiré de l’article 6 de la Convention, le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes étant donné qu’ils n’auraient pas formé de recours contre la décision des juridictions internes.

58. Les requérants affirment quant à eux que la voie de recours prévue par la loi no 5233 à laquelle le Gouvernement se réfère ne leur offrait pas une solution appropriée dès lors que la mort de leur fils ne serait pas due à une activité terroriste mais à un comportement fautif des agents administratifs. Ils estiment que c’est la responsabilité de l’administration pour « faute de service » qui est en cause.

59. Les requérants soutiennent en outre avoir épuisé toutes les voies de recours. Ils indiquent avoir déposé plainte devant le procureur de la République et que cette plainte s’est conclue par un non-lieu à poursuivre. Ils indiquent en outre avoir exercé la voie de recours administrative disponible afin d’obtenir l’indemnisation des préjudices qu’ils disent avoir subis et, précisant que leur demande d’aide juridictionnelle a été rejetée, ils affirment ne pas avoir pu accéder à un tribunal pour cette raison.

60. La Cour rappelle d’abord avoir déjà examiné et rejeté une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes au motif qu’un requérant n’avait pas saisi les autorités nationales compétentes d’une demande d’indemnisation formulée en vertu de la loi no 5233 (voir Nihayet Arıcı et autres c. Turquie, nos 24604/04 et 16855/05, § 134, 23 octobre 2012 et les autres références jurisprudentielles qui y sont mentionnées). Elle ne voit en l’occurrence aucune raison de s’écarter de l’approche ainsi adoptée et rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point.

61. S’agissant ensuite de l’exception préliminaire du Gouvernement spécifiquement relative au grief des requérants tiré de l’article 6 de la Convention, la Cour souligne que d’après l’article 469 du code de procédure civile, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, une décision d’octroyer ou non l’aide juridictionnelle était définitive et ne pouvait faire l’objet d’un recours (paragraphe 66 ci-dessous). À cet égard, elle rappelle avoir déjà rejeté une exception similaire à celle soulevée par le Gouvernement (voir, entre autres, Ciğerhun Öner c. Turquie, no 33612/03, § 29, 20 mai 2008, Serin c. Turquie, no 18404/04, § 24, 18 novembre 2008, Sabri Aslan et autres c. Turquie, no 37952/04, § 22, 15 décembre 2009 et Alkan c. Turquie, no 17725/07, § 20, 7 février 2012). Suivant l’approche adoptée dans sa jurisprudence précitée, la Cour estime que les requérants, n’ayant pas pu obtenir l’aide juridictionnelle, n’avaient pas à se pourvoir en cassation contre le jugement du 23 mai 2006. Elle rejette en conséquence l’exception préliminaire du Gouvernement à cet égard.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

62. Les requérants se plaignent d’un défaut d’équité de la procédure devant le tribunal administratif. À cet égard, ils exposent avoir intenté une action en indemnisation contre le ministère de l’Intérieur et avoir demandé à être dispensés des frais de procédure afférents à cette action, faute d’avoir été en mesure de les assumer. Ils soutiennent que leur recours a toutefois été rejeté dans son ensemble parce que le requérant possédait deux camions. Ils invoquent l’article 6 de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

63. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

64. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

65. Le Gouvernement déclare que, selon le droit turc, deux types de frais de justice sont liés à l’introduction d’un recours : les frais fixes et les frais variables. Il précise que les principes généraux concernant les frais de justice sont régis par la loi sur les frais officiels. Il ajoute que, pour être considérés comme valides à compter du début de l’année calendaire suivante, le montant et le taux des frais officiels sont annoncés dans le Journal officiel par le ministre des Finances à la fin de chaque année. Il expose ce qui suit : le but d’un tel système est de permettre une administration juste, effective et organisée de la fonction judiciaire et de prévenir l’engagement de fausses actions en justice. Il précise que la protection de personnes innocentes serait ainsi assurée et que les tribunaux ne seraient pas occupés par des recours reposant sur de fausses allégations. Le Gouvernement ajoute que les frais et dépens légaux, même symboliques, incitent les personnes à reconsidérer l’introduction d’une action judiciaire et que les montants symboliques qu’ils représentent contribuent également aux coûts de fonctionnement du système judiciaire. Il conclut que tous ces facteurs jouent un rôle dans la mise en balance entre le droit d’accès à un tribunal et l’intérêt général ; dès lors, l’imposition de frais et dépens aurait un but légitime.

66. De plus, le Gouvernement déclare que, selon l’article 465 du code de procédure civile une demande d’aide juridictionnelle peut être acceptée si les demandeurs soumettent des preuves au regard de l’authenticité de leurs réclamations. Le Gouvernement indique aussi que, d’après l’article 466 du code de procédure civile, l’aide juridictionnelle dispense temporairement de tous les frais et dépens, ainsi que des dépenses liées aux témoins, aux experts et à l’assistance juridique lorsque celle-ci est requise. Il ajoute que l’article 468 du code de procédure civile prévoit ce qui suit : la demande d’aide juridictionnelle est soumise oralement et par écrit à la juridiction de jugement ; la requête doit inclure un document de la municipalité ou du conseil du village indiquant l’identité, la profession et le patrimoine du demandeur, le montant des impôts payés par celui-ci à l’État, ainsi que la situation économique de sa famille, et mentionnant que l’intéressé n’a pas les moyens d’assumer les frais de procédure ; la demande est exonérée du paiement de toute taxe. Le Gouvernement indique également que l’article 469 du code de procédure civile dispose ce qui suit : les décisions concernant les demandes d’aide juridictionnelle sont définitives ; la demande d’aide juridictionnelle doit être soumise au cours de la procédure et, si elle est acceptée, l’aide juridictionnelle n’inclut pas les frais dépensés jusqu’alors ; une demande qui a fait l’objet d’un rejet peut être réitérée si de nouveaux éléments apparaissent.

67. D’après le Gouvernement, aucune disposition législative ne prévoit l’obligation pour le juge d’accorder l’aide juridictionnelle, celui-ci se prononçant sur la question au regard des preuves relatives à la situation économique du demandeur et rendant sa décision en conséquence.

68. Le Gouvernement se réfère en outre à certains jugements rendus par la Cour relatifs au droit d’accès à un tribunal (Kreuz c. Pologne, no 28249/95, § 53, CEDH 2001‑VI, et Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie, no 52658/99, § 33-34, 17 juillet 2007). Il déclare par ailleurs que, dans la présente espèce, les juridictions internes ont examiné la situation économique du requérant et constaté qu’il possédait deux camions. Il affirme aussi que le requérant a trois compagnes, dont une avec laquelle il serait marié, et dix enfants, qu’il a déclaré ne pas avoir de carte verte, accordée en principe aux personnes indigentes pour qu’elles puissent bénéficier de soins médicaux, et que les juridictions internes ont par ailleurs constaté que l’intéressé était transporteur. Le Gouvernement soutient que les juridictions internes ont rejeté la demande des requérants après examen de leur situation économique et que, de plus, les requérants ont été informés qu’ils pouvaient payer les frais réclamés dans les 30 jours et qu’à défaut leur action serait considérée comme n’ayant pas été introduite.

Le Gouvernement conclut que le rejet d’une demande d’aide juridictionnelle n’affecte pas le droit d’accès à un tribunal.

69. Les requérants allèguent que leurs demandes d’indemnisation et d’admission au bénéfice de l’aide juridictionnelle ont été rejetées en violation du principe d’équité de la procédure. À cet égard, ils affirment avoir soumis tous les documents nécessaires à l’établissement de leur indigence.

2. Appréciation de la Cour

70. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation de l’État. L’article 6 § 1 de la Convention, s’il garantit aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil », laisse à l’État le choix des moyens à employer à cette fin. Toutefois, alors que les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation en la matière, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, §§ 91-93, CEDH 2001‑V). Une limitation de l’accès au tribunal ne saurait restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tels que son droit d’accès à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même. Elle ne se concilie avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elle tend à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 31, série A no 333‑B).

71. La Cour rappelle aussi que pareille limitation peut être de caractère financier (Kreuz, précité, § 54) : elle n’a ainsi jamais exclu que les intérêts d’une bonne administration de la justice puissent justifier d’imposer une restriction financière à l’accès d’une personne à un tribunal (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, §§ 61 et suiv., série A no 316‑B). L’exigence de payer aux juridictions civiles des frais afférents aux demandes dont elles ont à connaître ne saurait passer pour une restriction au droit d’accès à un tribunal incompatible en soi avec l’article 6 § 1 de la Convention (Kreuz, précité, § 60).

72. Cela étant, la Cour rappelle que le montant des frais, apprécié à la lumière des circonstances particulières d’une affaire donnée – y compris la solvabilité du requérant et la phase de la procédure à laquelle la restriction en question est imposée –, est un facteur à prendre en compte pour déterminer si l’intéressé a bénéficié de son droit d’accès à un tribunal (Bakan, précité, § 68).

73. En l’espèce, la Cour souligne l’importance pour les requérants de l’action qu’ils souhaitaient introduire aux fins d’établir l’éventuelle responsabilité des autorités administratives dans la survenance du décès de leur fils. Elle constate que le non-paiement des frais de procédure a conduit le tribunal administratif à considérer la demande des requérants comme n’ayant pas été introduite : la restriction financière est ainsi intervenue au stade initial de la procédure devant la juridiction de première instance saisie d’une demande d’indemnisation.

74. À cet égard, la Cour reconnaît que les États ont sans nul doute le souci légitime d’allouer des deniers publics au titre de l’aide juridictionnelle aux seuls demandeurs effectivement indigents. Toutefois, au regard de l’article 468 du code de procédure civile tel qu’en vigueur à l’époque des faits (Bakan précité,§ 39) et de la décision du tribunal administratif quant au document émanant de la municipalité ou du muhtar que les requérants devaient fournir à l’appui de leur demande d’aide juridictionnelle (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime que les attestations d’indigence délivrées par le muhtar du quartier au nom des requérants devaient suffire à témoigner de la situation matérielle de ces derniers (Sabri Aslan et autres, précité, § 30). La circonstance que le requérant possédait deux camions et se livrait à une activité de transporteur ne change en rien ce constat étant donné que le Gouvernement ne conteste nullement l’authenticité des attestations d’indigence. Au demeurant, la Cour relève, au vu des pièces du dossier, que la direction des services fiscaux avait établi que le requérant ne disposait d’aucun revenu imposable pour l’année 2004 (paragraphe 46 ci-dessus). Elle considère que l’exposé du Gouvernement quant à la situation matrimoniale et familiale du requérant et à l’absence de carte verte à son nom est à cet égard sans pertinence, aucune de ces circonstances ne venant établir que les requérants auraient eu les moyens de s’acquitter de l’ensemble des frais afférents à la procédure.

75. Pour la Cour, les attestations d’indigence auraient dû entrer en ligne de compte dans l’appréciation du tribunal administratif, ce qui n’a pas été le cas (voir, en ce sens, Serin, précité § 34, et Sabri Aslan et autres, précité § 30). En l’occurrence, la Cour constate que le rejet de la demande d’aide juridictionnelle a privé les requérants de la possibilité de faire entendre leur cause par un tribunal.

76. Eu égard à l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime donc que les requérants n’ont pas bénéficié d’un droit d’accès concret et effectif au tribunal administratif, d’une manière conforme aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention. Partant, la Cour conclut à la violation de cette disposition.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

77. Les requérants allèguent que l’engin explosif à l’origine du décès de leur fils avait été trouvé par celui-ci dans la décharge d’une gendarmerie. Ils soutiennent que sa mort est due à une carence des autorités internes, lesquelles n’auraient pas pris les mesures requises pour assurer la protection de la vie de leur enfant et se seraient montrées négligentes et fautives. À cet égard, ils déclarent que l’État turc est partie à la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction (dite « Convention d’Ottawa ») et qu’il a des obligations découlant de celle-ci au regard des « restes de conflits ».

Les requérants affirment également avoir porté plainte contre les personnes responsables selon eux du décès de leur fils et se plaignent de ce que les instances nationales ont engagé des poursuites à leur encontre au lieu de poursuivre ces personnes. Ils invoquent l’article 2 de la Convention ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »

78. Le Gouvernement repousse ces allégations.

A. Arguments des parties

1. Arguments du Gouvernement

79. Le Gouvernement expose que l’article 2 de la Convention peut impliquer l’obligation positive pour les autorités d’un État contractant de prendre les mesures préventives nécessaires à la protection d’un individu contre le danger que représente un autre individu ou un risque réel pour sa vie. Il considère toutefois que cette obligation ne peut intervenir que dans des circonstances exceptionnelles lorsqu’il existe un risque réel, direct et immédiat de danger pour la vie d’un individu et lorsque les autorités ont assumé la responsabilité de la sécurité de ce dernier.

80. À la lumière des faits de l’espèce, le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de preuves à l’appui des allégations des requérants selon lesquelles les enfants avaient trouvé la grenade à main dans une poubelle de la gendarmerie. Il affirme que, par ailleurs, au début des investigations, les requérants avaient déclaré qu’ils ne savaient pas où les enfants avaient trouvé la grenade à main et que, en outre, lorsque les policiers leur avaient demandé s’ils avaient été en conflit avec quelqu’un, ils avaient répondu par la négative. Or, le Gouvernement soutient qu’il ressort des documents de la police que le fils des requérants avait été kidnappé par des personnes avec lesquelles le requérant était en conflit et que la police avait retrouvé l’enfant et l’avait rendu à ses parents quatre ou cinq jours avant l’incident ayant causé sa mort.

81. Se référant à l’affaire Evcil c. Turquie ((déc.) no 46260/99, 6 avril 2004), le Gouvernement affirme qu’il résulte des preuves versées au dossier de l’affaire que la grenade à main qui a explosé et causé la mort du fils des requérants avait été trouvée par les enfants victimes dans un lieu inconnu. Conformément selon lui à la jurisprudence bien établie de la Cour, il estime qu’il n’y a pas en l’espèce violation de l’article 2 de la Convention.

82. De plus, le Gouvernement déclare que des investigations ont été menées tout de suite après l’incident et qu’elles ont permis de rassembler les preuves, de recueillir les témoignages et d’établir que la grenade en cause était de type F-1 de fabrication russe et n’avait jamais été utilisée par l’armée turque. Il expose aussi ce qui suit : le procureur, prenant en compte l’allégation des requérants selon laquelle la grenade avait été trouvée dans une poubelle de la gendarmerie, avait recueilli le témoignage des agents de la municipalité en charge du ramassage des poubelles de la gendarmerie afin de savoir s’il était aisé ou non pour les enfants d’atteindre celles-ci ; les agents en question avaient déclaré que les poubelles étaient toujours gardées dans les limites du commandement protégé par des soldats et qu’ils procédaient au ramassage sous la surveillance de ces derniers ; le procureur, après avoir effectué des recherches, constata également que la maison des requérants n’était pas située à proximité de la gendarmerie.

83. Le Gouvernement soutient que l’échec dans l’identification des responsables de l’incident n’indique pas en soi que les investigations menées étaient ineffectives. Citant l’affaire Tekdağ c. Turquie (no 27699/95, 15 janvier 2004), il affirme que l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention n’impose pas qu’un État doit nécessairement réussir à localiser et à poursuivre des auteurs d’attaques fatales.

2. Arguments des requérants

84. Les requérants attirent l’attention de la Cour sur l’importance du nombre de morts et de blessés qui résulteraient des négligences des forces de l’ordre dans l’usage de mines, munitions et autres armes militaires lors des affrontements qui perdurent depuis des années dans le sud-est de la Turquie. Ils considèrent que les autorités ne prennent pas les mesures nécessaires pour assurer la protection de la vie des civils. Ils affirment aussi que, pratiquement tous les jours, des civils – et particulièrement des enfants – sont victimes d’armes militaires. Des explosions se produiraient surtout à proximité des centres de sécurité et des commissariats ou des zones de passage des militaires. Un nombre important de blessures et de décès surviendrait également à proximité des poubelles militaires. Les requérants citent l’exemple d’un incident similaire pour étayer leurs dires à cet égard.

85. Les requérants réitèrent leur allégation selon laquelle leur fils est décédé en jouant avec un engin explosif qui avait été jeté dans la décharge du commandement de la gendarmerie de Cizre, laquelle se trouvait selon eux à proximité de leur domicile. Ils affirment aussi qu’il n’a pas été tenu compte de leur plainte et que les forces de sécurité et les procureurs ont engagé des poursuites à leur encontre en exerçant sur eux des menaces et des pressions.

86. De plus, les requérants estiment que l’affirmation selon laquelle la grenade en cause est de fabrication russe et que les forces de sécurité n’ont pu être en possession de ce type d’armement est fallacieuse. Ils soutiennent que, dans le sud-est de la Turquie, les forces de l’ordre utilisent des kalachnikovs et des grenades de fabrication russe contre les membres des organisations illégales armées. Ils indiquent que ces armes peuvent être obtenues par la voie légale, mais ils affirment qu’il est de notoriété publique que les forces de sécurité peuvent aussi les obtenir des membres des organisations illégales ou de toute autre manière sans les déclarer et les utiliser de manière illégale. Il y aurait régulièrement dans la presse des informations quant à la découverte d’armes illégales ou de grenades à main au domicile d’anciens membres des forces de sécurité ayant servi dans le sud-est de la Turquie.

87. Les requérants soutiennent en outre qu’après l’explosion les autorités internes n’ont pas mené des investigations effectives et impartiales. Ils considèrent que les instances nationales, qui les auraient tenus pour responsables de la mort de leur enfant et n’auraient pas mené de recherches appropriées, ont violé l’article 2 de la Convention.

88. Enfin, l’avocat des requérants affirme que, contrairement à l’assertion du Gouvernement, l’enfant de ses clients n’avait ni été enlevé ni été porté disparu : il se serait rendu chez sa grand-mère maternelle sans avertir ses parents – ce qui les aurait inquiétés – et il aurait été reconduit chez lui par sa grand-mère.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

89. La Cour rappelle les principes de sa jurisprudence en matière de droit à la vie. Tout d’abord, la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention non seulement astreint l’État à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais elle garantit également le droit à la vie en des termes généraux et, dans certaines circonstances bien définies, elle fait peser sur les États l’obligation de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (voir, notamment, L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III).

90. L’obligation positive de prendre toutes les mesures nécessaires à la protection de la vie au sens de l’article 2 de la Convention implique avant tout pour les États le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004-XII).

91. La Cour estime également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre définitivement des mesures d’orde pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (A.A. c. Royaume-Uni, no 8000/08, §§ 44-45, 20 septembre 2011). Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue, en particulier, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en termes de priorités et de ressources (A.A. et autres c. Turquie, no 30015/96, §§ 44 et 45, 27 juillet 2004).

92. Les obligations découlant de l’article 2 ne s’arrêtent pas là. Lorsqu’il y a eu mort d’homme dans les circonstances susceptibles d’engager la responsabilité de l’État, cette disposition implique pour celui-ci le devoir d’assurer, par tous les moyens dont il dispose, une réaction adéquate ‑ judiciaire ou autre ‑ pour que le cadre législatif et administratif instauré aux fins de la protection de la vie soit effectivement mis en œuvre et pour que, le cas échéant, les violations du droit en jeu soient réprimées et sanctionnées (Öneryıldız, précité, § 91).

93. Toutefois, l’article 2 de la Convention n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız, précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, les juridictions nationales ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes injustifiées au droit à la vie. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit, ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 116, 18 juin 2013).

94. Cela étant, même si la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit à l’ouverture de poursuites pénales contre des tiers, la Cour a maintes fois affirmé que le système judiciaire efficace exigé par l’article 2 de la Convention peut comporter, et dans certaines circonstances doit comporter, un mécanisme de répression pénale (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 51, CEDH 2002‑I).

95. Toutefois, si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas intentionnelle, l’obligation positive découlant de l’article 2 de la Convention de mettre en place « un système judiciaire efficace » n’exige pas nécessairement dans tous les cas un recours de nature pénale. Dans certains cas de décès provoqués par négligence, la Cour a ainsi estimé que la mise en œuvre de procédures administratives était suffisante pour remplir les obligations positives des autorités sur le terrain de cet article (Murillo Saldias et autres c. Espagne (déc.), no 76973/01, 28 novembre 2006).

96. Cela étant, la Cour rappelle que l’article 2 impose en outre aux autorités une obligation d’enquête officielle dans le domaine des activités dangereuses lorsque celles-ci ont entraîné mort d’homme à la suite d’évènements survenus sous la responsabilité des pouvoirs publics. En effet, ceux-ci sont souvent les seuls à disposer des connaissances suffisantes et nécessaires permettant d’identifier et d’établir les phénomènes complexes susceptibles d’être à l’origine de tels incidents (Öneryıldız, précité, § 93). Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou d’autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, §§ 69 et 71, CEDH 2002‑II, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII, et Oruk c. Turquie, no 33647/04, § 49, 4 février 2014).

2. Application des principes précités à la présente espèce

97. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ne soutiennent aucunement que l’État défendeur avait délibérément cherché à provoquer la mort de leur fils. Il n’est par ailleurs pas contesté par les parties que l’explosion en cause est survenue à la suite des agissements des enfants victimes qui avaient manipulé une grenade à main par jeu (paragraphe 85 ci-dessus). Cela étant, la Cour relève que les versions des deux parties diffèrent radicalement quant à la manière dont les enfants tués lors de l’explosion seraient entrés en possession de la grenade à main et aux conclusions à tirer des faits de la cause au regard de l’article 2 de la Convention.

98. La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents écrits versés au dossier de l’affaire, notamment ceux relatifs à l’enquête judiciaire, ainsi que des observations présentées par les parties. Pour l’appréciation de ces éléments, elle se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », rappelant qu’une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants et que, en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 160-161, série A no 25, et A.K. et V.K. c. Turquie, no 38418/97, § 35, 30 novembre 2004). En matière d’appréciation des preuves, consciente du caractère subsidiaire de son rôle, la Cour rappelle de surcroît qu’elle doit se montrer prudente avant d’assumer celui d’une juridiction de première instance appelée à connaître des faits lorsque les circonstances d’une affaire donnée ne le lui imposent pas (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 216, CEDH 2004‑III).

99. En effet, en principe, là où des procédures internes ont été menées, il n’entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 29, série A no 28, et Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247‑B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle a à sa disposition des données convaincantes à cet effet (voir, entre autres, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 283, CEDH 2001‑VII (extraits), et Giuliani et Gaggio précité, § 180, CEDH 2011 (extraits)).

100. À cet égard, la Cour estime tout d’abord utile de préciser qu’elle ne saurait tirer aucune conclusion des considérations du Gouvernement quant à l’enlèvement dont le fils des requérants aurait fait l’objet quelques jours avant l’incident ayant causé sa mort (paragraphe 80 ci-dessus). En effet, même après avoir relevé la contradiction existant entre les déclarations faites par le requérant et la mère biologique de Mağdur Elinç devant les instances nationales sur la disparition de leur fils quelques jours avant l’incident litigieux et les observations de l’avocat des requérants (paragraphes 10 et 88 ci-dessus), la Cour ne saurait aucunement spéculer quant à une quelconque incidence de cette circonstance sur les conditions dans lesquelles les enfants victimes de l’explosion se seraient procurés une grenade à main.

101. Ensuite, au vu des pièces du dossier et des éléments rassemblés lors de l’enquête menée par le procureur de la République de Cizre (paragraphes 20, 21 et 24 ci-dessus), la Cour considère que l’assertion selon laquelle les enfants morts au cours de l’explosion avaient fouillé les poubelles de la gendarmerie départementale et y avaient trouvé une grenade à main qui y aurait été jetée par le personnel de la gendarmerie relève du domaine de l’hypothèse et de la spéculation et n’apparaît aucunement étayée. Ainsi, rien dans le dossier ne permet de conclure que l’État ait manqué à son obligation positive de protéger le droit à la vie du proche des requérants ni ne porte à croire que celui-ci ait été victime d’une négligence des autorités internes.

102. La Cour rappelle par ailleurs que l’article 2 de la Convention n’implique nullement le droit pour un requérant de faire poursuivre ou condamner au pénal des tiers (Öneryıldız, précité, § 96) ou une obligation de résultat supposant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée. En revanche, pour la Cour, ce qui importe au sens de la protection offerte par cette disposition est de garantir une enquête effective. En l’espèce, il convient donc d’examiner, à la lumière des considérations exposées ci-dessus, le respect des exigences procédurales de l’article 2 de la Convention par les autorités judiciaires dans l’identification des responsables de l’incident ainsi que dans leur poursuite (pour une approche similaire, voir Nurettin Aydın c. Turquie (déc.), no 69762/01, 8 novembre 2006).

103. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour constate que le procureur et les équipes de la sûreté se sont rendus sur les lieux de l’explosion, sitôt informés, et qu’une enquête judiciaire préliminaire, qui a consisté en divers actes visant à la détermination des circonstances de l’explosion, a débuté. Elle note qu’un examen physique des lieux, une autopsie des corps, un examen criminologique et une identification du type d’explosif en cause ont notamment été effectués et que, dès le début de l’enquête, il a été procédé à l’audition des proches des victimes pour essayer de déterminer la provenance de l’explosif ainsi que les circonstances de l’explosion. Pour la Cour, les investigations officielles ont donc été menées promptement.

104. La Cour relève en outre que, d’après les informations obtenues au cours de l’enquête, l’explosif en cause n’était pas répertorié dans l’inventaire de l’arsenal de la gendarmerie départementale mise en cause par les requérants (paragraphe 21 ci-dessus). À cet égard, il convient de préciser qu’il n’appartient pas à la Cour de déterminer l’origine de l’engin explosif ; son contrôle se limite à observer si les autorités ont fait tout ce qu’on pouvait attendre d’elles dans le cadre de l’enquête en vue d’identifier les responsables (voir, pour une approche similaire, Nurettin Aydın c. Turquie, décision précitée).

105. La Cour rappelle que l’effectivité de l’enquête requiert que les autorités prennent les mesures raisonnables dont elles disposent pour assurer l’obtention de preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet sur la cause du décès. Elle souligne également que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI, et Stern c. France (déc.), no 70820/01, 11 octobre 2005).

106. En l’espèce, au vu des pièces du dossier retraçant notamment les différents actes d’enquête accomplis en droit interne (paragraphe 102 ci‑dessus), la Cour estime qu’il n’existe aucune raison laissant à penser que l’État défendeur n’a pas satisfait à ses obligations au regard de l’article 2 de la Convention, pris sous son volet procédural, que ce soit au stade de l’enquête préliminaire ou de l’information ouverte à la suite de la plainte de la famille de la victime et que les faits de l’espèce n’ont pas été examinés de manière satisfaisante par les autorités internes.

107. Partant, la Cour estime que le grief des requérants tiré de l’article 2 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

108. Les requérants se plaignent d’un rejet de leur action en indemnisation pour cause de non-paiement des frais de procédure et allèguent ne pas avoir bénéficié d’une voie de recours effective. Ils invoquent l’article 13 de la Convention à l’appui de leur grief.

109. Le Gouvernement rétorque que les requérants avaient à leur disposition à la fois la voie de la procédure pénale et la voie de la procédure administrative qui étaient toutes deux effectives selon lui. Il considère que, en sus des recours judiciaires, ils auraient pu exercer la voie de recours prévue à la loi no 5233.

110. La Cour rappelle que, quand le droit revendiqué est un droit de caractère civil, l’article 6 § 1 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par celle-ci (entre autres, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000‑XI). Eu égard au constat relatif à l’article 6 de la Convention (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

111. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages

112. Au titre des préjudices qu’ils disent avoir subis, les requérants réclament 30 000 euros (EUR) conjointement pour dommage matériel et 100 000 EUR conjointement pour dommage moral.

113. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

114. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants 6 000 EUR conjointement au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

115. Les requérants demandent également 3 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, lesquels sont ventilés comme suit : 1 800 EUR pour la procédure devant les juridictions internes, 900 EUR pour la procédure devant la Cour et 300 EUR pour les frais postaux, de traduction et de papeterie. Ils renvoient, à titre de justificatif, au tableau des honoraires de référence des avocats du barreau de Diyarbakır.

116. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

117. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, faute de documents venant suffisamment étayer la demande des requérants quant aux frais et dépens, la Cour rejette celle-ci.

C. Intérêts moratoires

118. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 de la Convention et irrecevable quant au grief tiré de l’article 2 de la Convention ;

2. Dit, par 6 voix contre 1 qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit, par 6 voix contre 1

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 000 EUR (six mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge A. Sajó.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SAJÓ

À mon grand regret, je ne pouvais pas suivre le jugement quant à la constatation d’une violation de l’article 6, pour atteinte au droit d’accès des requérants à un tribunal.

L’arrêt Mehmet et Suna Yiğit c. Turquie (no 52658/99, §§ 20-22, 17 juillet 2007) cite les articles du code de procédure civile portant sur l’aide juridictionnelle. L’article 465 de ce code stipule qu’une demande d’aide juridictionnelle ne peut être accordée que si le demandeur apporte une preuve venant étayer sa demande.

Conformément à l’article 468 du code de procédure civile, afin que puisse être déterminé si elle dispose ou non de moyens suffisants, la personne qui demande l’aide juridictionnelle est tenue de présenter un certificat attestant de son indigence, un autre certificat indiquant si oui ou non elle est propriétaire de biens ainsi qu’une attestation concernant le montant des impôts qu’elle aura, le cas échéant, payé. Ces documents doivent être obtenus auprès des autorités nationales compétentes.

Dans les règles de la preuve, le juge est libre d’évaluer les documents pertinents. En l’espèce, son évaluation ne peut être tenue pour arbitraire car il y avait des preuves indiquant que les requérants ne remplissaient pas les critères légaux de l’article 465 du code de procédure civile. Il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation des faits à cette évaluation. Dans les exemples jurisprudentiels cités dans l’arrêt, c’est l’absence de justification du rejet de la demande d’aide juridictionnelle qui avait entraîné la constatation par la Cour d’une violation du droit d’accès à un tribunal. À cet égard, la Cour énonçait dans certains cas :

« La Cour rappelle que, conformément à l’article 19 de la Convention, sa tâche n’est pas de se substituer aux autorités nationales compétentes aux fins de déterminer la stratégie la plus appropriée pour réglementer l’accès aux tribunaux nationaux (...) Toutefois, en l’espèce, la Cour estime que la raison donnée par le tribunal administratif, lorsqu’il a refusé d’accorder l’aide juridictionnelle est tout à fait insuffisante (...) » (voir Mehmet et Suna Yiğit, précité, § 37).

Le présent arrêt s’appuie, au paragraphe 74, sur l’autorité de l’affaire Sabri Aslan et autres c. Turquie (no 37952/04, § 30, 15 décembre 2009). Dans cette affaire, la Cour avait estimé que la méconnaissance de l’attestation d’indigence était arbitraire, au terme de la motivation suivante :

« En outre et surtout, la décision du tribunal administratif n’ayant été aucunement motivée (paragraphe 10 ci-dessus), elle ne permet pas de s’assurer que les requérants ont bénéficié d’un examen effectif et concret de leur situation (voir, en ce sens, Ciğerhun Öner c. Turquie, no 33612/03, § 36, 20 mai 2008 ».

Cette constatation est absente en l’espèce et ce, pour de bonnes raisons : la justification donnée par la juridiction nationale à son refus est bien argumentée.

Dans certaines autres affaires, la Cour a estimé que le montant des frais de procédure représentait une charge excessive pour le requérant dont les seuls revenus se limitaient à une pension de retraite (Iorga c. Roumanie, no 4227/02, § 43, 25 janvier 2007, et Serin c. Turquie, no 18404/04, § 32, 18 novembre 2008). Dans la présente affaire, la Cour insiste sur la pertinence et l’authenticité des attestations d’indigence délivrées par le muhtar.

On ne peut pas réévaluer les faits qui ont conduit la juridiction nationale à adopter telle décision plutôt qu’une autre. Le rôle de la Cour se limite à un examen, en vertu de la Convention, des décisions que les autorités ont prises dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, série A no 316‑B).

* * *

[1]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY valait un million TRL.

[2]2. Environ 839 euros à cette date.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-148065
Date de la décision : 18/11/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure administrative;Article 6-1 - Accès à un tribunal)

Parties
Demandeurs : ELİNÇ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ELCI T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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