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13/11/2014 | CEDH | N°001-147880

CEDH | CEDH, AFFAIRE BODEIN c. FRANCE, 2014, 001-147880


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BODEIN c. FRANCE

(Requête no 40014/10)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2014

DÉFINITIF

13/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bodein c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,


Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 20...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE BODEIN c. FRANCE

(Requête no 40014/10)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2014

DÉFINITIF

13/02/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bodein c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40014/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Pierre Bodein (« le requérant »), a saisi la Cour le 13 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me Y. Dardaine Fischer, avocate à Strasbourg. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des affaires étrangères.

3. Le requérant allègue que l’infliction de la peine de perpétuité constitue un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, il dénonce également le défaut de motivation de l’arrêt de la cour d’assises qu’il estime contraire au droit à un procès équitable.

4. Le 23 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né le 30 décembre 1947 et est actuellement détenu au centre pénitentiaire de Moulins. Il est inscrit au répertoire des détenus particulièrement signalés.

A. Situation pénale du requérant

6. Le requérant purge une peine de réclusion criminelle à perpétuité prononcée par la cour d’assises du Haut-Rhin le 2 octobre 2008 (voir paragraphe 16 ci-dessous). En plus de cette peine, le casier judiciaire du requérant porte mention de neuf condamnations prononcées entre 1969 et 2008, dont quatre sont de nature criminelle. En particulier, le 9 février 1996, la cour d’assises du Bas-Rhin le condamna à vingt ans de réclusion criminelle pour tentative de meurtre, vol avec port d’arme, viol commis sous la menace d’une arme, viol, évasion d’un détenu hospitalisé, vol et violences volontaires. Les trois peines criminelles auxquelles le requérant a été condamné entre 1994 et 1996 représentaient un total de cinquante‑quatre ans de réclusion criminelle. Conformément aux dispositions légales, elles furent exécutées dans la limite du maximum légal le plus élevé, soit vingt ans de réclusion criminelle.

7. Le 25 février 2004, le requérant fut admis au bénéfice de la libération conditionnelle et remis en liberté le 15 mars 2004.

B. La condamnation à perpétuité du requérant

8. Entre le 18 juin et le 25 juin 2004, trois meurtres furent perpétrés selon un mode opératoire similaire dans un rayon de vingt kilomètres autour des localités de Barr et Obernai (Bas-Rhin). Le premier meurtre concernait une fillette de dix ans (ci-après J.-M.K.), le deuxième une femme de trente‑huit ans (E.V.) et le troisième une jeune fille de quatorze ans (J.S.). Les trois victimes furent noyées et présentaient un très grand nombre de blessures, en particulier au niveau de l’abdomen et des organes génitaux, occasionnées avec une grande violence à l’aide d’une ou plusieurs armes blanches. Les investigations menées par les enquêteurs et les juges d’instruction saisis des trois affaires finirent par être jointes en raison de leur lien de connexité et révélèrent que leur principal auteur était le requérant. Elles mirent également en évidence qu’il n’avait pas agi seul pour commettre les faits sur la première victime mais avec la coaction ou grâce à la complicité d’un certain nombre de membres des familles F. et R. Le requérant fit l’objet d’un mandat de dépôt le 1er juillet 2004.

9. Au terme de l’information, dans le cadre de la première affaire relative au meurtre de J.-M.K., vingt-et-une personnes furent mises en examen, dont deux mineurs âgés respectivement de 15 et 16 ans au moment des faits. Cette information fut complexe et donna lieu à de nombreuses mises en examen ainsi qu’à de multiple interrogatoires et vérifications. Les informations concernant les meurtres de E.V. et J.S. aboutirent à la seule mise en examen du requérant. Celui-ci fut en outre mis en examen pour deux tentatives d’enlèvement également commises au mois de juin 2004.

10. Par une ordonnance du 20 octobre 2006, comportant quatre cents pages, le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Strasbourg renvoya le requérant devant la cour d’assises sous l’accusation de viols aggravés, de meurtres aggravés, d’enlèvement, de tentative d’enlèvement et de séquestrations en récidive. Il ressort de l’ordonnance que les trois meurtres mentionnés ci-dessus - dont deux sur mineurs de quinze ans précédés ou accompagnés d’un viol - furent établis, ainsi que les lieux et le moment de ces crimes.

Dans le cadre de la première affaire (meurtre de J.-M.K.), quatre des co-accusés furent renvoyés pour enlèvement et séquestration, viols en réunion et meurtre sur mineure de quinze ans. Les autres co-accusés furent renvoyés sous l’accusation de non-assistance à personne en danger et de non-dénonciation de crime. S’agissant de la détermination des rôles de chacune des personnes mises en examen, le juge d’instruction indiqua que, malgré son refus absolu de reconnaître son implication dans les faits, les investigations avaient rapidement permis d’établir que le requérant était l’auteur principal de l’enlèvement et du meurtre de J.-M.K. grâce à de multiples éléments matériels et notamment génétiques. Il ajouta que les déclarations du requérant avaient été démenties par toutes les vérifications effectuées : aucune des personnes qu’il disait avoir rencontrées le 18 juin 2004 ne confirmait ses allégations et il était présenté de manière quasi‑unanime par la plupart des autres mis en examen, au moins jusqu’en janvier 2005, comme étant l’instigateur et l’auteur principal des faits commis sur J.‑M.K. Concernant les autres personnes mises en examen, le juge d’instruction fit part des difficultés à obtenir des preuves formelles de leur implication dans les faits, en raison en particulier des versions des faits sans cesse contradictoires qu’ils donnèrent :

« (...) la plupart d’entre eux n’hésitaient pas, régulièrement, à construire des récits invraisemblables, ou à fournir des détails qui, après vérifications, s’avéraient inexacts. Leur déclarations ne cessaient de varier dans le temps, et étaient, d’une manière générale, empreintes d’une importante confusion ainsi que d’une évidente mauvaise foi, de sorte qu’il apparaissait extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de les synthétiser de manière claire et cohérente (...) ».

Concernant les autres affaires (meurtres de E.V. et J.S.), le juge d’instruction souligna que si le requérant s’obstinait, jusqu’à la fin de l’information, à soutenir qu’il n’était pas l’auteur des faits, tous les éléments recueillis dans le cadre de la procédure démontraient le contraire, en particulier les expertises génétiques qui constituaient des preuves accablantes.

Il conclut que « l’ensemble des éléments recueillis dans le cadre de l’information démontraient qu’indiscutablement, [le requérant] avait commis tous les faits qui lui étaient reprochés ».

11. Le requérant et les co-accusés interjetèrent appel de l’ordonnance de mise en accusation.

12. Par un arrêt de trois cent douze pages du 14 décembre 2006, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Colmar, après avoir rappelé les faits et les déclarations recueillies au cours de l’enquête et de l’instruction, infirma l’ordonnance attaquée du seul chef de ses dispositions afférentes au renvoi des quatre co-accusés pour meurtre et viol sur J.-M.K., prononça un non-lieu à cet égard, et requalifia le crime de séquestration pour lequel l’un d’entre eux avait été mis en examen en complicité de séquestration. Elle confirma pour le reste l’ordonnance en toutes ses dispositions. Le dispositif de l’arrêt se lit notamment comme suit :

« Et attendu qu’il résulte de l’information des charges suffisantes contre :

1. Pierre Bodein, né le 30.12.1947 à Obernai

1o) D’avoir, à Rhinau, le 18 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, enlevé J.-M.K. , ladite personne n’ayant pas été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis son appréhension, avec cette circonstance que la victime était âgée de moins de 15 ans comme étant née le 28.07.1993.

Crime prévu et réprimé par les articles 224-1, 224-5 et 224-9 du code pénal.

2o) D’avoir, entre Rhinau, Artolsheim et Valff, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 18 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, séquestré J.-M.K., ladite personne n’ayant pas été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis son appréhension, avec cette circonstance que la victime était âgée de moins de 15 ans comme étant née le 28.07.1993.

Crime prévu et réprimé par les articles 224-1, 224-5 et 224-9 du code pénal.

3o) D’avoir, à Artolsheim, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 18 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, par violence, contrainte, menace ou surprise, imposé à J.-M.K., mineure de 15 ans comme étant née le 28.07.1993, un ou des acte(s) de pénétration sexuelle, avec cette circonstance que les faits ont été commis par plusieurs auteurs agissant en réunion.

Crime prévu et réprimé par les articles 222-23, 222-24, 222-44, 222-45, 222-47, 222-48 et 222-48-1 du code pénal.

4o) D’avoir, à Valff, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 18 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, volontairement donné la mort à J.-M.K., mineure de 15 ans comme étant née le 28.07.1993, ce meurtre ayant été précédé, accompagné ou suivi d’un autre crime, en l’espèce un ou des viol(s).

Crime prévu et réprimé par les articles 221-1, 221-4, 221-8, 221-9, 221-9-1 et 221‑11 du code pénal.

5o) D’avoir, à Hindisheim, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 22 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, volontairement donné la mort à E.V.

Crime prévu et réprimé par les articles 221-1, 221-8, 221-9 et 221-11 du code pénal.

6o) D’avoir, entre Russ et Schirmeck, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 25 juin 2004, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, enlevé J.S., ladite personne n’ayant pas été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis son appréhension, avec cette circonstance que la victime était âgée de moins de 15 ans comme étant née le 08.08.1989.

Crime prévu et réprimé par les articles 224-1, 224-5 et 224-9 du code pénal.

7o) D’avoir, entre Russ, Schirmeck et Nothalten, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 25 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, séquestré J.S., ladite personne n’ayant pas été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis son appréhension, avec cette circonstance que la victime était âgée de moins de 15 ans comme étant née le 08.08.1989.

Crime prévu et réprimé par les articles 224-1, 224-5 et 224-9 du code pénal.

8o) D’avoir, entre Russ, Schirmeck et Nothalten, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 25 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, par violence, contrainte menace ou surprise, imposé à J.S, mineure de 15 ans comme étant née le 08.08.1989, un ou des acte(s) de pénétration sexuelle.

Crime prévu et réprimé par les articles 222-23, 222-24, 222-44, 222-45, 222-47, 222-48 et 222-48-1 du code pénal.

9o) D’avoir, à Nothalten, en tout cas dans le département du Bas-Rhin et sur le territoire national, le 25 juin 2004 et en tout cas depuis temps non couvert par la prescription, volontairement donné la mort à J.S., mineure de 15 ans comme étant née le 08.08.1989, ce meurtre ayant été précédé, accompagné ou suivi de viol(s).

Crime prévu et réprimé par les articles 221-1, 221-4, 221-8, 221-9, 221-9-1 et 221‑11 du code pénal.

10o) D’avoir, à Zellwiller, le 16 juin 2004, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, tenté d’enlever A.S., ladite tentative manifestée par un commencement d’exécution, en l’espèce le fait de bloquer la victime et de l’agripper par le bras, n’ayant manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur, en l’espèce la résistance et les cris de la victime.

Crime prévu et réprimé par les articles 121-4, 121-5, 224-1 alinéa 1, 224-9 du code pénal.

11o) D’avoir, à Molsheim, le 24 juin 2004, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, tenté d’enlever A.F., mineur de 15 ans comme étant né le 23.08.1989, ladite tentative manifestée par un commencement d’exécution, en l’espèce le fait de poursuivre sa route après avoir dépassé le domicile de la victime qu’il avait prise en auto-stop souhaitait être déposée, n’ayant manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de la volonté de l’auteur, en l’espèce la fuite de la victime ayant sauté du véhicule en marche.

Crime prévu et réprimé par les articles 121-4, 121-5, 224-1 alinéa 1, 224-5, 224-9 du code pénal.

L’ensemble de ces faits ayant été commis par Pierre Bodein en état de récidive légale au regard d’une condamnation définitive prononcée par la cour d’assises du Bas-Rhin le 9 février 1996. »

13. Par un arrêt du 11 juillet 2007, la cour d’assises du Bas-Rhin condamna le requérant à la réclusion criminelle à perpétuité et dit qu’aucune des mesures d’aménagement de peine énumérées à l’article 132-23 du code pénal (paragraphe 21 ci‑dessous) ne pourrait être accordée. Elle prononça l’acquittement des autres co-accusés.

14. Le requérant fit appel. Le procès se déroula devant la cour d’assises du Haut-Rhin du 9 septembre au 2 octobre 2008. Les questions suivantes furent posées à la cour et au jury :

1. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Rhinau, le 18 juin 2004, enlevé J.-M.K. sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi ?

2. J.-M.K. a-t-elle été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis celui de son appréhension ?

3. J.-M. K. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

4. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir, entre Rhinau et Artolsheim et Valff, en tout cas sur le territoire national, le 18 juin 2004, séquestré J.-M.K. sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi ?

5. J.-M.K. a-t-elle été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis celui de son appréhension ?

6. J.-M.K. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

7. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir, sur le territoire national, le 18 juin 2004, commis sur la personne de J.-M.K., par violence, contrainte, menace ou surprise un acte de pénétration sexuelle ?

8. J.-M.K. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

9. Le viol ci-dessus spécifié a-t-il été commis par plusieurs personnes agissant en qualité d’auteur ou de complice ?

10. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Valff, en tout cas sur le territoire national, le 18 juin 2004, volontairement donné la mort à J.-M.K. ?

11. J.-M.K. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

12. Le meurtre spécifié à la question no 10 et qualifié à la question no 11, a-t-il précédé, accompagné ou suivi le crime de viol spécifié à la question no 7 et qualifié aux questions no 8 et no 9 ?

13. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Hindisheim, en tout cas sur le territoire national, le 22 juin 2004, volontairement donné la mort à E.V. ?

14. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir, entre Russ et Schirmeck, en tout cas sur le territoire national, le 25 juin 2004, enlevé J.S. sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi ?

15. J.S. a-t-elle été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis celui de son appréhension ?

16. J.S. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

17. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir, entre Russ, Schirmeck et Nothalten, en tout cas sur le territoire national, le 25 juin 2004, séquestré J. S. sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi ?

18. J.S. a-t-elle été libérée volontairement avant le septième jour accompli depuis celui de son appréhension ?

19. J.S. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

20. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir entre Russ, Schirmeck et Nothalten, en tout cas sur le territoire national, le 25 juin 2004, commis sur la personne de J.S. par violence, contrainte, menace ou surprise, un acte de pénétration sexuelle ?

21. J.S était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

22. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Nothalten, en tout cas sur le territoire national, le 25 juin 2004, volontairement donné la mort à J.S. ?

23. J.S. était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgée de moins de quinze ans ?

24. Le meurtre spécifié à la question no 22 et qualifié à la question no 23, a-t-il précédé, accompagné ou suivi le crime de viol spécifié à la question no 20 et qualifié à la question no 21 ?

25. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Zellwiller, le 16 juin 2004, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, tenté d’enlever A.S. ladite tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’ayant été suspendue ou n’ayant manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de sa volonté ?

26. L’accusé Pierre Bodein est-il coupable d’avoir à Molsheim, le 24 juin 2004, sans ordre des autorités constituées et hors les cas prévus par la loi, tenté d’enlever A.F., ladite tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’ayant été suspendue ou n’ayant manqué son effet qu’en raison de circonstances indépendantes de sa volonté ?

27. A.F. était-il, à la date des faits ci-dessus spécifiés, âgé de moins de quinze ans ?

15. Il fut répondu « oui à la majorité de dix voix au moins » aux questions nos 1, 3, 4, 6, 7, 8, 10, 11, 12, 13, 14, 16, 17, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26 et 27. Il fut répondu « non à la majorité de dix voix au moins » aux questions nos 2, 5, 15 et 18, et « non » à la question no 9.

16. Par un arrêt du 2 octobre 2008, la cour d’assises du département du Haut‑Rhin, statuant en appel, confirma la condamnation à perpétuité à la majorité de dix voix au moins, vu l’état de récidive résultant de la condamnation définitive prononcée contre le requérant le 9 février 1996 par la cour d’assises du Bas-Rhin à la peine de vingt ans de réclusion criminelle. Par décision spéciale, à la majorité absolue, la cour d’assises confirma également qu’aucune des mesures énumérées à l’article 132-23 du code pénal ne pouvait être accordée au requérant.

17. Le requérant forma un pourvoi en cassation contre cet arrêt. Il fit valoir dans ses moyens en cassation que l’absence de motivation de l’arrêt d’assises était contraire à l’article 6 § 1 de la Convention. Il dénonça l’absence d’explication des raisons de la décision sans motivation « autrement que par des réponses affirmatives à des questions posées de façon abstraite, ne faisant aucune référence à un quelconque comportement précis de l’accusé, et se bornant à rappeler chacune des infractions, objet de l’accusation et ses éléments constitutifs légaux ; que ce procédé ne garantit pas à l’accusé, à l’encontre de qui a été prononcée la peine la plus lourde en droit pénal français, un procès équitable ». Le requérant invoqua également la violation du principe non bis in idem et des droits de la défense en ce que la cour d’assises et le jury avait été interrogés deux fois sur le même fait, à savoir l’absence de libération volontaire de J.-M.K. et de J.S. Il fit valoir qu’ils avaient été interrogés d’abord par les questions nos 2 et 15 sur le point de savoir si les deux victimes avaient été libérées volontairement avant le 7e jour, à la suite des questions nos 1 et 14 sur l’enlèvement des deux mêmes personnes, puis par les questions nos 5 et 18 sur leur libération avant séquestration. Le requérant souleva enfin un moyen relatif au caractère inhumain et dégradant de sa peine, l’infliction d’une peine de réclusion à perpétuité « sans aucune possibilité offerte au condamné de bénéficier du moindre aménagement de peine, ni de possibilité éventuelle de sortir, à titre temporaire ou définitif, en dehors d’un décret de grâce » étant contraire à l’article 3 de la Convention.

18. Par un arrêt du 20 janvier 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant. Elle se prononça comme suit sur les trois moyens soulevés :

« Attendu que les crimes d’enlèvement, d’une part et séquestration illégale, d’autre part, qui constituent, bien que prévus et réprimés par le même texte des crimes distincts, et doivent faire l’objet de questions séparées ; qu’il en est de même pour les questions de libération volontaire avant le septième jour qui constituent pour chacun de ces crimes, une cause de diminution des peines prévues par l’article 221-4, dernier alinéa du code pénal ; (...)

Attendu que sont reprises dans l’arrêt de condamnation les réponses qu’en leur intime conviction, magistrats et jurés composant la cour d’assises d’appel, statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité qualifiée des deux tiers, ont donné aux questions sur la culpabilité, posées conformément au dispositif de la décision de renvoi et soumises à la discussion des parties ;

Attendu qu’en cet état, et dès lors qu’ont été assurés l’information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, l’arrêt satisfait aux exigences légales conventionnelles invoquées ; (...)

Attendu qu’en condamnant [le requérant] à la réclusion criminelle à perpétuité en disant qu’aucune des mesures énumérées à l’article 123-32 du code pénal ne pourra lui être accordée, la cour d’assises n’a pas prononcé une peine inhumaine et dégradante au sens de l’article 3 dès lors qu’il résulte de l’article 720-4 du code de procédure pénale qu’à l’issue d’une période de trente ans, le tribunal de l’application des peines peut, au vu de gages sérieux de réadaptation sociale, mettre fin à l’application de cette mesure ; »

C. Expertises psychiatriques

19. Au cours de son parcours, le requérant fit l’objet de plusieurs placements d’office dans des établissements psychiatriques et parvint à s’évader de l’un d’eux pendant une période de quatre jours en 1992. Au cours de la procédure soumise à l’examen de la Cour, le requérant fit l’objet de nombreuses expertises psychologiques et psychiatriques, en milieu pénitentiaire comme en milieu hospitalier psychiatrique. Ces expertises relevèrent notamment que le requérant présentait une personnalité de type psychopathique aggravé par un caractère particulier de perversité et qu’il fonctionnait sur le mode de l’emprise, signe de la « dimension perverse d’une personnalité complexe qui comporte dans la part de théâtralisation et de la mise en scène de son personnage des traits de caractère hystérique ». Les experts furent unanimes pour souligner la dangerosité du requérant en raison, selon l’un deux, dans un rapport de 2006, « de son impulsivité et de sa tendance au récidivisme »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

20. La loi du 1er février 1994 « instituant une peine incompressible et relative au nouveau code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale » a instauré, comme son intitulé l’indique, une peine incompressible. Celle-ci est prévue par les articles 221-3 et 221-4 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessous) en répression des infractions criminelles d’assassinat ou de meurtre d’un mineur de moins de quinze ans précédé ou accompagné de viol, tortures, ou d’actes de barbarie. La loi de 1994 a modifié les règles d’exécution des peines de réclusion concernant les auteurs des infractions précitées. Elle permet à une cour d’assises qui prononce une peine de réclusion criminelle à perpétuité à l’encontre de ces auteurs de décider qu’aucune mesure d’aménagement de peine prévue par l’article 132-23 du code pénal (voir paragraphe 21 ci-dessous) ne pourra être prise. Le relèvement de cette sûreté perpétuelle peut être mis en œuvre lorsque le condamné a subi trente années d’incarcération (article 720-4 du code de procédure pénale, ci-après « CPP », paragraphe 21 ci-dessous). Dans ce cas, le juge de l’application des peines saisit un collège de trois experts médicaux qui se prononce sur la dangerosité du condamné. Selon la circulaire du 14 février 1994 relative à la présentation générale de la loi no 94-89 du 1er février 1994 (Bulletin officiel du ministère de la Justice no 94/53 p. 171-190), l’avis des experts est soumis à l’examen d’une commission composée de cinq magistrats de la Cour de cassation, qui peut mettre fin à l’interdiction imposée par la cour d’assises. Si tel est le cas, le condamné retrouve le droit commun de l’exécution des peines et peut, le cas échéant, bénéficier d’une libération conditionnelle.

La loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure du 14 mars 2011 a ajouté aux articles 221-3 et 221-4 du code pénal le cas de l’assassinat commis à l’encontre d’un magistrat, d’un fonctionnaire de la police nationale, d’un militaire de la gendarmerie, d’un membre du personnel de l’administration pénitentiaire ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique. S’agissant des crimes réprimés par l’article 221-4, le législateur a ajouté que les infractions citées devaient être commises en bande organisée.

21. Les articles 132-23 du code pénal, 221-4 et 720-4 du code de procédure pénale se lisent ainsi :

Article 132-23

« En cas de condamnation à une peine privative de liberté, non assortie du sursis, dont la durée est égale ou supérieure à dix ans, prononcée pour les infractions spécialement prévues par la loi, le condamné ne peut bénéficier, pendant une période de sûreté, des dispositions concernant la suspension ou le fractionnement de la peine, le placement à l’extérieur, les permissions de sortir, la semi-liberté et la libération conditionnelle.

La durée de la période de sûreté est de la moitié de la peine ou, s’il s’agit d’une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, de dix-huit ans. La cour d’assises ou le tribunal peut toutefois, par décision spéciale, soit porter ces durées jusqu’aux deux tiers de la peine ou, s’il s’agit d’une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, jusqu’à vingt-deux ans, soit décider de réduire ces durées.

Dans les autres cas, lorsqu’elle prononce une peine privative de liberté d’une durée supérieure à cinq ans, non assortie du sursis, la juridiction peut fixer une période de sûreté pendant laquelle le condamné ne peut bénéficier d’aucune des modalités d’exécution de la peine mentionnée au premier alinéa. La durée de cette période de sûreté ne peut excéder les deux tiers de la peine prononcée ou vingt-deux ans en cas de condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité.

Les réductions de peines accordées pendant la période de sûreté ne seront imputées que sur la partie de la peine excédant cette durée. »

Article 221-4

« Le meurtre est puni de la réclusion criminelle à perpétuité lorsqu’il est commis :

1o Sur un mineur de quinze ans ;

(...)

Les deux premiers alinéas de l’article 132-23 relatif à la période de sûreté sont applicables aux infractions prévues par le présent article. Toutefois, lorsque la victime est un mineur de quinze ans et que le meurtre est précédé ou accompagné d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie ou lorsque le meurtre a été commis en bande organisée sur un magistrat, un fonctionnaire de la police nationale, un militaire de la gendarmerie, un membre du personnel de l’administration pénitentiaire ou toute autre personne dépositaire de l’autorité publique, à l’occasion de l’exercice ou en raison de ses fonctions, la cour d’assises peut, par décision spéciale, soit porter la période de sûreté jusqu’à trente ans, soit, si elle prononce la réclusion criminelle à perpétuité, décider qu’aucune des mesures énumérées à l’article 132-23 ne pourra être accordée au condamné ; en cas de commutation de la peine, et sauf si le décret de grâce en dispose autrement, la période de sûreté est alors égale à la durée de la peine résultant de la mesure de grâce. »

Article 720-4

« Lorsque le condamné manifeste des gages sérieux de réadaptation sociale, le tribunal de l’application des peines peut, à titre exceptionnel et dans les conditions prévues par l’article 712-7, décider qu’il soit mis fin à la période de sûreté prévue par l’article 132-23 du code pénal ou que sa durée soit réduite.

Toutefois, lorsque la cour d’assises a décidé de porter la période de sûreté à trente ans en application des dispositions du dernier alinéa des articles 221-3 et 221-4 du code pénal, le tribunal de l’application des peines ne peut réduire la durée de la période de sûreté ou y mettre fin qu’après que le condamné a subi une incarcération d’une durée au moins égale à vingt ans.

Dans le cas où la cour d’assises a décidé qu’aucune des mesures énumérées à l’article 132-23 du code pénal ne pourrait être accordée au condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, le tribunal de l’application des peines ne peut accorder l’une de ces mesures que si le condamné a subi une incarcération d’une durée au moins égale à trente ans.

Les décisions prévues par l’alinéa précédent ne peuvent être rendues qu’après une expertise réalisée par un collège de trois experts médicaux inscrits sur la liste des experts agréés près la Cour de cassation qui se prononcent sur l’état de dangerosité du condamné.

Par dérogation aux dispositions du troisième alinéa de [l’article 732](http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=5B8257AFE3065389987994B00AF3CF78.tpdjo02v_1?cidTexte=LEGITEXT000006071154&idArticle=LEGIARTI000006578128&dateTexte=&categorieLien=cid), le tribunal de l’application des peines peut prononcer des mesures d’assistance et de contrôle sans limitation dans le temps ».

22. Dans une décision no 93-334 DC du 20 janvier 1994, le Conseil constitutionnel a validé les dispositions de la loi du 1er février 1994 instituant une peine incompressible :

« (...) 9. Considérant qu’aux termes de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée" ;

10. Considérant que les principes ainsi énoncés ne concernent pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s’étendent au régime des mesures de sûreté qui les assortissent ; qu’en l’absence de disproportion manifeste avec l’infraction commise, il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer sa propre appréciation à celle du législateur ;

11. Considérant qu’il est loisible au législateur de fixer les modalités d’exécution de la peine et notamment de prévoir les mesures énumérées à l’article 132-23 du code pénal ainsi que de déterminer des périodes de sûreté interdisant au condamné de bénéficier de ces mesures ;

12. Considérant que l’exécution des peines privatives de liberté en matière correctionnelle et criminelle a été conçue, non seulement pour protéger la société et assurer la punition du condamné, mais aussi pour favoriser l’amendement de celui-ci et préparer son éventuelle réinsertion ;

13. Considérant que la disposition mise en cause prévoit que dans l’hypothèse où la Cour d’assises décide que les mesures énumérées à l’article 132-23 du code pénal ne seront pas accordées au condamné, le juge de l’application des peines, après la période de sûreté de trente ans, peut déclencher la procédure pouvant conduire à mettre fin à ce régime particulier, au regard du comportement du condamné et de l’évolution de sa personnalité ; que cette disposition doit être entendue comme ouvrant au ministère public et au condamné le droit de saisir le juge de l’application des peines ; qu’une telle procédure peut être renouvelée le cas échéant ; qu’au regard de ces prescriptions, les dispositions susmentionnées ne sont pas manifestement contraires au principe de nécessité des peines, énoncé par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme ».

Dans une décision no 2011-625 du 10 mars 2011, le Conseil constitutionnel a validé la disposition de la loi du 14 mars 2011 (paragraphe 20 ci-dessus) qui étend aux auteurs de meurtres ou d’assassinat commis sur les dépositaires de l’autorité publique les dispositions selon lesquelles la cour d’assises peut, par décision spéciale, soit porter la période de sûreté à trente ans soit, si elle prononce la réclusion criminelle à perpétuité, décider qu’aucune des mesures d’aménagement de peine ne pourra être accordée au condamné :

« (...) le tribunal de l’application des peines peut accorder l’une de ces mesures [énumérées à l’article 132-23 du code pénal] si le condamné a subi une incarcération d’une durée au moins égale à trente ans ; (...) les dispositions contestées (...) ne sont pas manifestement contraires au principe de nécessité des peines (...) ».

23. L’article 716-4 de la section I (Dispositions générales) du chapitre II (De l’exécution des peines privatives de liberté) du livre V (Des procédures d’exécution) du CPP est ainsi libellé :

« Quand il y a eu détention provisoire à quelque stade que ce soit de la procédure, cette détention est intégralement déduite de la durée de la peine prononcée ou, s’il y a lieu, de la durée totale de la peine à subir après confusion. (...) ».

24. Le condamné peut effectuer un recours en grâce auprès du président de la République. Le droit de grâce relève de la compétence personnelle du chef de l’État et consiste soit en une dispense d’exécution totale ou partielle de la peine, soit en une atténuation de celle-ci par voie de commutation. L’exercice du droit de grâce individuelle n’est entouré d’aucune condition de fond et il appartient au seul président de la République d’en apprécier souverainement l’opportunité, notamment lorsqu’une situation d’une particulière gravité appelle des mesures humanitaires.

25. L’article 720-1-1 du code de procédure pénale prévoit la possibilité de demander une suspension de peine pour des raisons médicales dans les conditions suivantes :

« Sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n’a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu’ils sont atteints d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d’hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux.

La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l’une des situations énoncées à l’alinéa précédent. Toutefois, en cas d’urgence, lorsque le pronostic vital est engagé, la suspension peut être ordonnée au vu d’un certificat médical établi par le médecin responsable de la structure sanitaire dans laquelle est pris en charge le détenu ou son remplaçant. (...) »

26. Selon le Gouvernement, en 2010, seize condamnations à la réclusion criminelle à perpétuité ont été prononcées par les cours d’assises. Ce chiffre était de 58 en 1994. Actuellement, un peu plus de 520 personnes exécutent une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Parmi ces détenus, seule une personne, outre le requérant, a fait l’objet d’une condamnation assortie d’une exclusion des mesures prévues à l’article 123-32 du code pénal. Entre 2006 et 2012, cinquante-six condamnés à perpétuité ont bénéficié d’une mesure de libération conditionnelle après avoir effectué des durées de détention allant de huit à trente-trois ans.

III. SOURCES INTERNATIONALES

27. Il est renvoyé aux parties III (Éléments pertinents de droit européen, international et comparé concernant les peines perpétuelles et les peines « nettement disproportionnées ») et IV (Instruments internationaux pertinents concernant la réinsertion des détenus) de l’arrêt de Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, §§ 59 à 75 et §§ 76 à 81, CEDH 2013 (extraits)).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

28. Le requérant se plaint d’avoir été privé de son droit à un procès équitable, compte tenu de l’absence de motivation de l’arrêt de la cour d’assises d’appel. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Sur la recevabilité

29. Après avoir présenté la procédure criminelle, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, estimant que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il considère que les articles 315 et 352 du code de procédure pénale lui permettaient de contester la formulation des questions en déposant des conclusions écrites et de provoquer un incident contentieux sur lequel la cour d’assises devait statuer par un arrêt incident motivé. Il rappelle que la Cour a déjà considéré, dans les affaires Hakkar et Verrier c. France (respectivement no 43580/04, 7 avril 2009 et no 1958/06, 20 avril 2010), que l’opposition à des questions spéciales et des incidents sur le déroulement d’une audience de cour d’assises doit donner lieu à l’exercice du recours prévu par l’article 315 du code de procédure pénale avant de la saisir. Par conséquent, si le requérant, qui n’a pas souhaité que la liste des questions soit complétée, considère qu’elles étaient laconiques et insuffisantes, à elles-seules, pour motiver ou expliquer les raisons de sa culpabilité, il aurait dû formuler des contestations ou soulever un incident devant la cour d’assises.

30. L’avocat du requérant n’a présenté aucune observation sur la recevabilité de ce grief.

31. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré, dans une affaire similaire (Agnelet c. France, no 61198/08, §§ 42 et 43, 10 janvier 2013), que l’exception d’irrecevabilité telle qu’elle est formulée par le Gouvernement ne pouvait être acceptée. D’une part, la Cour de cassation a répondu au moyen du requérant tiré de l’absence de motivation, sans lui opposer ni évoquer le défaut de recours aux possibilités offertes par les articles 315 et 352 du code de procédure pénale. D’autre part, le recours invoqué n’est pas susceptible de redresser le grief soulevé devant elle. En effet, en se plaignant de l’absence de motivation de l’arrêt de condamnation et en invoquant le droit à un procès équitable, le grief du requérant ne concerne pas la formulation des questions posées à la cour et au jury, ou encore un incident dans le déroulement des débats, mais le fait que l’arrêt de la cour d’assises, postérieur non seulement à la lecture de ces questions par le président, mais également au délibéré pendant lequel il a été décidé de la culpabilité de l’accusé et de la peine infligée, ne soit pas motivé. Ainsi, la formulation des questions ne représente qu’un critère identifié parmi d’autres par la Cour dans sa jurisprudence pour apprécier, dans le cadre de l’examen sur le bien-fondé, le respect de l’article 6 en cas d’absence de motivation de l’arrêt lui-même.

32. L’exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

33. Par ailleurs, la Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

34. Dans son formulaire de requête, le requérant se plaignait de l’absence de motivation de l’arrêt d’assises qui se contente, alors qu’il niait les faits dont il était accusé, de le déclarer coupable des faits reprochés, sans donner les raisons de la décision et sans motiver celle-ci autrement que par des réponses à des questions posées de façon abstraite. Le représentant du requérant n’a formulé aucune observation à la suite de la communication de la requête par la Cour.

35. Le Gouvernement estime, à la lumière des critères dégagés dans l’arrêt Taxquet c. Belgique ([GC], no 926/05, CEDH 2010), que la procédure criminelle suivie en l’espèce répondait aux exigences conventionnelles. Si dans cet arrêt, la Cour a considéré que « ni l’acte d’accusation, ni les questions posées au jury ne comportaient des informations suffisantes quant à son implication [de l’accusé] dans la commission des infractions qui lui étaient reprochées », tel ne serait pas le cas en l’espèce selon l’avis du Gouvernement. Tout d’abord, l’arrêt de mise en accusation et les questions principales posées à la cour d’assises ont été lus dans leur intégralité à l’audience du 9 septembre 2008. Ensuite, la lecture de l’arrêt de mise en accusation laisse apparaître son caractère extrêmement motivé et détaillé. La chambre de l’instruction s’est attachée à établir les éléments justifiant la saisine de la juridiction criminelle : circonstances des disparitions des victimes, analyse des nombreuses investigations policières et judiciaires, exposé des multiples expertises qui ont été diligentées dans le cadre de l’enquête et dont les résultats ont révélé des éléments confondants à l’encontre du requérant, en particulier les expertises génétiques qui ont établi la présence des traces ADN du requérant mêlées à celles des trois victimes. Le Gouvernement ajoute que le requérant avait connaissance de ces éléments puisqu’il s’est pourvu en cassation pour contester cet arrêt. Il souligne encore qu’il a pu, assisté de son avocat au cours des dix‑huit jours d’audience, librement se défendre et discuter chacun des éléments de preuve produits. Enfin, le Gouvernement soutient que les questions posées au jury par le président, au nombre de vingt-sept, portant sur l’enlèvement, la libération volontaire avant le septième jour, la minorité de quinze ans, la séquestration, la pénétration sexuelle par violence, contrainte, menace ou surprise, la pluralité d’auteurs ou de complices, le meurtre et la tentative d’enlèvement, ne laissent subsister aucune ambigüité quant à leur formulation, et ce d’autant que le requérant comparaissait seul. En conclusion, le Gouvernement estime que le requérant a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict prononcé à son encontre.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

36. La Cour renvoie aux principes ressortant de sa jurisprudence tels que récemment rappelés dans les arrêts Agnelet précité, Oulahcene c. France, (no 44446/10, 10 janvier 2013), Voica c. France (no 60995/09, 10 janvier 2013), Legillon c. France (no 53406/10, 10 janvier 2013) et Fraumens c. France (no 30010/10, 10 janvier 2013).

b) Application en l’espèce

37. La Cour constate d’emblée que tous les accusés, à l’instar du requérant, bénéficient d’un certain nombre d’informations et de garanties durant la procédure criminelle française : l’ordonnance de mise en accusation ou l’arrêt de la chambre de l’instruction en cas d’appel sont lus dans leur intégralité par le greffier au cours des audiences d’assises ; les charges sont exposées oralement puis discutées contradictoirement, chaque élément de preuve étant débattu et l’accusé étant assisté d’un avocat ; les magistrats et les jurés se retirent immédiatement après la fin des débats et la lecture des questions, sans disposer du dossier de la procédure ; ils ne se prononcent donc que sur les éléments contradictoirement examinés au cours des débats. Par ailleurs, les décisions des cours d’assises sont susceptibles d’un réexamen par une cour d’assises statuant en appel et dans une composition élargie.

38. Reprenant la méthode utilisée dans les arrêts précités (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour doit examiner l’apport combiné de l’acte de mise en accusation et des questions posées au jury. À cet égard, elle relève tout d’abord que si le requérant n’était pas le seul accusé au début du procès, mais qu’il avait de nombreux co-accusés dans l’affaire concernant la mort de J.-M.K., une partie d’entre eux bénéficia d’un non-lieu pour les faits les plus graves (meurtres et viols en réunion) en cours de procédure (paragraphe 12 ci-dessus) et les autres, renvoyés pour non-assistance à personne en danger et non dénonciation de crime, furent tous acquittés par la cour d’assises du Bas-Rhin. Le requérant se retrouva ainsi seul accusé devant la cour d’assises d’appel.

39. Par ailleurs, l’ordonnance de mise en accusation avait une portée limitée, puisqu’elle intervenait avant les débats qui constituent le cœur du procès. Concernant les constatations de fait reprises par cet acte et leur utilité pour comprendre le verdict, la Cour ne saurait se livrer à des spéculations sur le point de savoir si elles ont ou non influencé l’arrêt finalement rendu par la cour d’assises. Elle constate cependant que cet acte présentait de manière circonstanciée les évènements. S’il laissait clairement apparaître que la participation des co-accusés aux faits était difficile à prouver, il indiquait le contraire en ce qui concerne le requérant. Bien que restant des hypothèses puisque ce dernier niait les faits, l’ordonnance de renvoi soulignait que de multiples éléments matériels, et notamment génétiques, établissaient très clairement qu’il était l’auteur principal des faits commis dans les trois affaires. La Cour observe que les charges furent ensuite débattues pendant vingt-quatre jours.

40. Quant aux questions, la Cour rappelle qu’elles s’avèrent importantes puisque, pendant le délibéré, les magistrats et les jurés ne disposent pas du dossier de la procédure et qu’ils se prononcent sur les seuls éléments contradictoirement discutés au cours des débats, même s’ils disposent, conformément à l’article 347 du code de procédure pénale, de l’ordonnance de mise en accusation (Agnelet, précité, § 66).

41. En l’espèce, vingt-sept questions furent posées, en relation avec l’ensemble des crimes et avec des références aux circonstances aggravantes concernant l’âge des victimes. Les réponses positives à ces questions, qui confirmaient la condamnation du requérant à la peine de réclusion criminelle à perpétuité prononcée par la cour d’assises du Bas-Rhin (voir a contrario, Agnelet, précité, § 67), alors que l’ordonnance de mise en accusation concluait que l’ensemble des éléments recueillis au cours de l’information laissaient apparaître qu’il avait indiscutablement commis les faits reprochés, ne pouvaient échapper à la compréhension de l’intéressé.

42. En conclusion, la Cour estime que le requérant a disposé de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation qui a été prononcé à son encontre.

43. Enfin, la Cour prend note de la réforme intervenue depuis l’époque des faits, avec l’adoption de la loi no 2011-939 du 10 août 2011 qui a notamment inséré, dans le code de procédure pénale, un nouvel article 365‑1. Ce dernier prévoit dorénavant une motivation de l’arrêt rendu par une cour d’assises dans un document qui est appelé « feuille de motivation » et annexé à la feuille des questions. En cas de condamnation, la loi exige que la motivation reprenne les éléments qui ont été exposés pendant les délibérations et qui ont convaincu la cour d’assises pour chacun des faits reprochés à l’accusé. Aux yeux de la Cour, une telle réforme, semble donc a priori susceptible de renforcer significativement les garanties contre l’arbitraire et de favoriser la compréhension de la condamnation par l’accusé, conformément aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

44. En l’espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

45. Le requérant allègue que sa condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité est contraire à l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

46. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

47. Dans son formulaire de requête, le requérant allègue que l’infliction d’une peine de perpétuité sans aucune possibilité offerte de bénéficier du moindre aménagement de peine, ni de possibilité de sortir, en dehors d’un décret de grâce, constitue un traitement inhumain et dégradant. Le représentant du requérant n’a pas présenté d’observations à la suite de la communication de la requête par la Cour.

48. Le Gouvernement soutient que l’infliction de la peine de réclusion criminelle à perpétuité n’est pas en soi contraire à l’article 3 de la Convention. Seule une impossibilité d’avoir un espoir, un jour, d’être libéré pourrait contrevenir à cette disposition. Or, la peine à laquelle a été condamnée le requérant est de jure et de facto compressible.

49. Selon le Gouvernement, le dispositif mis en place par le législateur de 1994 veille à maintenir des mécanismes juridiques qui permettent de ne pas figer la peine. En vertu de l’article 720-4 du code de procédure pénale, le tribunal d’application des peines peut, après l’expiration d’une durée d’incarcération au moins égale à trente ans, et au regard d’une expertise psychiatrique sur la dangerosité du requérant, déclencher la procédure susceptible de mettre fin à la décision spéciale de la cour d’assises d’exclure les mesures d’aménagement de peine. Dans ce cas, le condamné bénéficiera alors du régime d’exécution de peine de droit commun. Le Gouvernement indique que cette durée apparaît correspondre à celle prévue dans les législations européennes prévoyant un tel dispositif ainsi qu’en droit international.

Ce dispositif ménage les impératifs de protection de la société et de punition du condamné avec la nécessité de favoriser son amendement et son reclassement social, en ménageant la possibilité d’atténuer la rigueur du régime de la peine dite « incompressible ». La peine apparaît donc compressible de jure. Au regard de cette disposition, le Gouvernement indique que le requérant, emprisonné depuis huit ans à la date d’envoi de ses observations, pourra présenter des demandes de libération conditionnelle à l’issue d’une période de trente ans à compter de la condamnation, soit à partir de 2034.

50. Le Gouvernement ajoute que d’autres dispositions du droit français introduisent un véritable droit à ne pas mourir en prison. L’obtention d’une grâce présidentielle participe de ce dispositif. De même, si l’état de santé du requérant le justifie, il peut bénéficier d’une suspension de peine pour des raisons médicales, en vertu de l’article 720-1-1 du code de procédure pénale.

51. Le Gouvernement indique que seules deux personnes y compris le requérant sont condamnés en France à la peine de perpétuité avec exclusion des mesures prévues à l’article 132-23 du code pénal, ce qui démontrerait le caractère exceptionnel et marginal de ce type de peine, prononcée en répression d’infractions elles-mêmes d’une exceptionnelle gravité. Il fait valoir en conséquence qu’il n’est pas possible de fournir à la Cour une évaluation sur les modalités d’exécution de ces peines et sur le sort réservé à d’éventuelles demandes d’aménagement. En tout état de cause, il souligne qu’il n’appartient pas à la Cour de « spéculer » sur les chances de succès de ces recours ou sur la durée au terme de laquelle le requérant pourra recouvrer sa liberté. Il reviendra aux autorités internes, le moment venu, d’apprécier, au regard de la personnalité du requérant et de la sécurité publique, la possibilité de modérer sa peine. Citant l’arrêt Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 80, CEDH 2002‑IV), selon lequel le maintien en détention, une fois l’élément punitif de la sentence satisfait, doit être motivé par des considérations de risque et de dangerosité, le Gouvernement soutient que la question de la conformité du maintien en détention du requérant ne se pose pas eu égard au faible nombre d’années en détention du requérant. Il rappelle à cet égard l’extrême gravité des faits pour lesquels il a été condamné et le résultat formel des expertises psychiatriques sur l’état de dangerosité de l’intéressé et sur le risque important de récidive.

2. Tierce intervention, Observatoire international des prisons (OIP)

52. L’OIP souligne que les perspectives d’élargissement des condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité sont de plus en plus réduites compte tenu d’un durcissement continu de la politique pénale, la notion même de dangerosité étant devenue le pilier sur lequel se construit cette politique. Il rappelle que les très longues peines sont éminemment pathogènes. Il fait valoir que la peine de réclusion criminelle à perpétuité est de facto incompressible et cite une étude approfondie - réalisée en 2007 par un conseiller d’insertion et de probation - sur la base des dossiers judiciaires de cent-quarante-huit détenus condamnés à perpétuité dans trois maisons centrales. Parmi ces dossiers, trente-deux ont été sélectionnés car accessibles à un aménagement de peine : dix ont fait l’objet de rejet à la suite d’une demande, et quatorze détenus refusent de faire de telles demandes. L’étude distingue trois catégories de condamnés à une « perpétuité perpétuelle » subie de facto. Tout d’abord, ceux qui ont fait le choix d’une perpétuité « idéologique », deux réclusionnaires ayant décidé de ne demander aucun élargissement, se situant dans une posture d’affrontement avec l’administration. Ensuite ceux qui subissent « la perpétuité sociale » exécutée dans une « prison refuge » qui concerne douze personnes qui ne se socialisent « qu’en interaction avec l’institution » et angoissent « face au moindre changement». Enfin, ceux pour lesquels la « dangerosité criminologique » est concrètement « neutralisée par une réclusion à vie » : souvent pour ceux-ci, « l’absence d’évolution positive semble figée par un insurmontable déni des faits ». À propos de ce dernier cas de figure, l’OIP cite l’exemple d’un réclusionnaire à perpétuité, examiné par un expert psychiatre après une durée d’emprisonnement de plus de trente ans, et pour lequel il a été établi qu’il n’y avait eu « aucune évolution de la dangerosité, qui reste identique, de même que les risques de récidive en milieu libre ». L’auteur de l’étude conclut à l’égard de ce dernier cas que « cette vie entre parenthèses depuis trente ans, si elle est considérée comme un argument positif par [le condamné], constitue au contraire pour les experts un argument négatif dans le sens où il est psychologiquement dans les mêmes conditions qu’à son entrée ».

L’OIP appelle à une position de la Cour qui passe par la récusation d’une orientation pénologique dominée par la logique d’élimination du risque. La « justification pénologique » n’est rationnellement acceptable que dans la perspective d’une exclusion définitive du condamné. L’OIP dénonce le hiatus existant entre, d’une part, la consécration unanime de la réinsertion sociale comme objectif central des politiques pénales et, d’autre part, son occultation s’agissant des détenus à perpétuité.

3. Appréciation de la Cour

53. La Cour juge utile de revenir sur ce qu’elle a rappelé, d’une part, et dit, d’autre part, dans son arrêt de Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013 (extraits)).

54. Infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible peut soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Ce qu’interdit cette disposition, c’est que la peine soit de jure et de facto incompressible. Dans le cas contraire, aucune question ne se pose sous l’angle de l’article 3 si, par exemple, un condamné à perpétuité qui, en vertu de la législation nationale, peut théoriquement obtenir un élargissement demande à être libéré, mais se voit débouté au motif qu’il constitue toujours un danger pour la société. En effet, la Convention impose aux États contractants de prendre des mesures visant à protéger le public des crimes violents et elle ne leur interdit pas d’infliger à une personne convaincue d’une infraction grave une peine de durée indéterminée permettant de la maintenir en détention lorsque la protection du public l’exige. D’ailleurs, empêcher un délinquant de récidiver est l’une des « fonctions essentielles » d’une peine d’emprisonnement (§ 108). Par ailleurs, pour déterminer si une peine perpétuelle peut passer pour incompressible, il faut rechercher si l’on peut dire qu’une détenu condamné à la perpétuité a des chances d’être libéré. Là où le droit national offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions, il est satisfait aux exigences de l’article 3 (§ 109).

55. En ce qui concerne les peines perpétuelles, l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention (§ 119). La Cour a précisé qu’un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de connaître, dès la date d’imposition de cette peine, les conditions d’accès à un tel réexamen. En l’absence de perspective d’être un jour libéré, faute de mécanisme ou de possibilité de réexamen d’une telle peine, l’incompatibilité avec l’article 3 de la Convention en résultant prend naissance ab initio et non à un stade ultérieur de la détention (§ 122). Elle a ajouté que la forme que devait prendre le réexamen et la question de la durée subie de détention à partir de laquelle il devait intervenir relève de la marge d’appréciation qu’il faut accorder aux États en matière de justice criminelle et de détermination des peines. Néanmoins, elle a indiqué qu’il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle puis des réexamens périodiques (§ 120).

56. Faisant application des principes dégagés dans l’arrêt Vinter, la Cour a récemment jugé que la seule perspective d’une libération pour motifs humanitaires, ou d’une grâce présidentielle pouvant prendre la forme du pardon - sans que le détenu ne sache ce qu’il devait faire pour que sa libération soit envisagée et quelles étaient les conditions applicables - ne sont pas des mécanismes efficients de réexamen de la peine permettant la prise en compte de l’évolution des condamnés à perpétuité (Öcalan c. Turquie (no 2), nos 24069/03, 197/04, 6201/06 et 10464/07, § 203, 18 mars 2014, et, László Magyar c. Hongrie , no 73593/10, §§ 57-58, 20 mai 2014).

57. En l’espèce, il convient d’examiner les perspectives de réexamen prévues par le droit français. La Cour rappelle au préalable que le représentant du requérant n’a présenté aucune observation en réponse à celles du Gouvernement et qu’elle examinera en conséquence la requête en l’état. La Cour constate que le requérant a été condamné le 2 octobre 2008 à la réclusion criminelle à perpétuité pour trois meurtres dont deux commis sur des mineurs de quinze ans précédés ou accompagnés d’un viol ; la cour d’assises, au vu de l’état de récidive résultant de la condamnation prononcée contre le requérant en 1996 (paragraphe 6 ci-dessus) a décidé qu’aucune des mesures d’aménagement de peine ne pourra lui être accordée.

58. Conformément à l’article 720-4 du code de procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessus), à l’expiration d’une période de trente ans d’incarcération, le condamné est susceptible de bénéficier d’une mesure d’aménagement de peine. Pour cela, il faut que le juge de l’application des peines désigne un collège de trois experts médicaux avec mission de se prononcer sur l’état de dangerosité du condamné. Ensuite, il incombe à une commission de magistrats de la Cour de cassation de juger, au vu de l’avis du collège d’experts, s’il y a lieu de mettre fin à l’application de la décision de la cour d’assises. En cas de décision favorable, le requérant recouvrera alors la possibilité de demander un aménagement de peine. Cette procédure peut être renouvelée le cas échéant, selon le Conseil constitutionnel (paragraphe 22 ci-dessus). Le requérant dispose par ailleurs de la possibilité de saisir le président de la République d’une demande de grâce et de demander une suspension de sa peine pour raisons médicales (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus).

59. La Cour estime d’emblée qu’il convient d’exclure de son champ d’examen la requête en grâce qui n’est qu’une faveur accordée de manière discrétionnaire par le président de la République. Le Gouvernement n’a fourni aucun exemple d’une personne purgeant une peine de réclusion criminelle à perpétuité qui ait obtenu un aménagement de sa peine en vertu d’une grâce présidentielle (a contrario, Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, nos 15018/11 et 61199/12, §§ 258 à 260, 8 juillet 2014). Il en est de même de la suspension de peine pour raisons médicales qui, bien que constituant une garantie pour assurer la protection de la santé et du bien-être des prisonniers (Mouisel c. France, no 67263/01, §§ 43 et 44, CEDH 2002‑IX), n’est pas un mécanisme qui correspond à la notion de « perspective d’élargissement » pour des motifs légitimes d’ordre pénologique (voir, dans le même sens, Vinter, § 129).

60. S’agissant du réexamen de la situation du requérant à l’issue d’un délai de trente ans, tel que prévu par l’article 720-4 du CPP, la Cour observe qu’il aura précisément pour but de se prononcer sur sa dangerosité et de prendre en compte son évolution au cours de l’exécution de sa peine. À la différence du système britannique déclaré non conforme par la Cour dans l’arrêt Vinter, en raison de l’incertitude de l’état du droit régissant les possibilités d’élargissement des détenus condamnés à la perpétuité réelle, notamment quant aux délais et conditions d’une perspective de libération « dès la date d’imposition de la peine perpétuelle », la Cour observe que l’article 720-4 prévoit un réexamen judiciaire de la période de sûreté perpétuelle, ouvert au ministère public et au condamné (paragraphe 22 ci‑dessus), dans la perspective de contrôler si des motifs légitimes justifient toujours le maintien en détention. S’il est mis fin à la décision spéciale de la cour d’assises de n’accorder aucune mesure d’aménagement de peine, le requérant sera alors éligible à ces mesures, notamment à la libération conditionnelle. La Cour ne peut spéculer sur les résultats d’un tel mécanisme, faute d’applications concrètes à ce jour de celui-ci, mais elle ne peut que constater qu’il ne laisse pas d’incertitude sur l’existence d’une « perspective d’élargissement» dès le prononcé de la condamnation. En outre, elle observe que le Conseil constitutionnel a validé les dispositions litigieuses de la loi du 1er février 1994 au motif que le juge de l’application des peines pourra y mettre fin « au regard du comportement du condamné et de l’évolution de sa personnalité » (paragraphe 22 ci-dessus).

61. Reste la question du moment où pourra intervenir ce réexamen. La Cour rappelle qu’elle n’a pas à dire à quel moment il convient de procéder à celui-ci, compte tenu de la marge d’appréciation qu’il faut accorder aux États en la matière (Vinter, précité, § 120). Elle observe que le délai de trente ans prévu à l’article 720-4 du code de procédure pénale se situe au‑delà de la « tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle » (ibidem). Toutefois, cette disposition prévoit que le relèvement de la période de sûreté en cause pourra être accordé si « le condamné a subi une incarcération d’une durée au moins égale à trente ans ». Ce libellé implique que la privation de liberté subie à compter du mandat de dépôt (paragraphe 8 ci-dessus) soit comptabilisée dans la durée d’incarcération et que cette date, soit le 1er juillet 2004, soit considérée comme le point de départ de la période de sûreté perpétuelle. Il s’agit de l’application, mutatis mutandis, du principe édicté par l’article 716-4 du code de procédure pénale (paragraphe 23 ci‑dessus) selon lequel la détention provisoire subie au cours de la procédure est déduite de la peine privative de liberté prononcée. La Cour observe à cet égard qu’il n’est pas contesté par les parties que c’est donc en 2034, soit vingt-six ans après le prononcé de la peine perpétuelle par la cour d’assises le 2 octobre 2008, que le requérant pourra saisir le juge de l’application des peines d’une demande de relèvement de la décision spéciale de la cour d’assises de ne lui octroyer aucun aménagement de peine (paragraphe 49 ci-dessus) et se voir accorder, le cas échéant, une libération conditionnelle. Au regard de la marge d’appréciation des États en matière de justice criminelle et de détermination des peines, la Cour conclut que cette possibilité de réexamen de la réclusion à perpétuité est suffisante pour considérer que la peine prononcée contre le requérant est compressible aux fins de l’article 3 de la Convention.

62. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Nußberger.

M.V.
C.W.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE NUSSBERGER

Le présent arrêt suit la ligne de jurisprudence que la Cour a développée dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume Uni ([GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, CEDH 2013 (extraits)), et qui exprime en substance l’idée que même les détenus condamnés à perpétuité pour les crimes les plus graves et violents doivent se voir offrir une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen de leur peine, de manière à ce que la porte à la vie en liberté ne soit pas fermée à jamais pour eux et qu’ils ne restent pas sans espoir. C’est pourquoi la Cour a toujours souligné que la chance de libération ne doit pas être seulement théorique, mais réelle. Ainsi, dès l’affaire Kafkaris c. Chypre ([GC], no 21906/04, CEDH 2008) la Cour a entrepris d’analyser si la peine perpétuelle était compressible de jure et de facto.

Dans ce contexte je vois un problème spécifique dans la présente affaire qui ne s’est pas posé dans les autres affaires concernant ce sujet et que la chambre aurait dû, à mon avis, traiter.

Le requérant est né le 30 décembre 1947 et aura 87 ans en 2034, au moment où, pour la première fois, il sera susceptible de bénéficier d’une mesure d’aménagement de peine. Si l’on prend au sérieux l’idée d’une chance réelle, et non purement théorique, qu’il soit libéré, il me semble que c’est un aspect important qu’il faudrait prendre en considération.

Bien sûr, une jurisprudence garantissant le droit à un réexamen d’une peine à perpétuité en relation avec l’espérance de vie de la personne concernée privilégierait ceux qui ne commettent des crimes ou ne sont arrêtés qu’à un âge avancé et mettrait alors en danger les principes d’égalité en matière de condamnation pénale. Malgré tout, la Cour devrait se prononcer sur la manière dont elle entend atteindre le but de sa jurisprudence dans des situations où un système juridique contient des garanties qui sont adéquates en principe, mais illusoires ou même dérisoires en pratique. Par exemple, on pourrait imaginer un cas où le premier réexamen de la peine n’aurait lieu qu’après le centième anniversaire.

Néanmoins, j’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de non‑violation dans la présente affaire. D’abord je pense que, même si l’âge de 87 ans est au-delà de l’espérance de vie pour les hommes en France, le requérant a une chance qui n’est pas simplement théorique, mais quand même réelle d’atteindre cet âge. Deuxièmement, il me semble qu’il faut prendre en considération l’ensemble du tableau du système français des aménagements des peines à perpétuité. Même si la Cour ne considère pas qu’une libération pour motifs humanitaires et une grâce présidentielle soient des mécanismes qui correspondent à la notion de « perspectives d’élargissement » pour des motifs légitimes d’ordre pénologique (Vinter § 129), leur existence a quand même un effet atténuant sur les conséquences de la condamnation pour le requérant. Quand il aura atteint un âge très élevé et qu’il deviendra probable qu’il mourra avant le moment où il pourra demander un réexamen de sa peine, le système français lui offrira alors une certaine chance de recouvrer sa liberté. Ainsi, il n’est pas sans espoir de retourner, même si ce n’est que pour une courte période, à une vie en liberté.


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-147880
Date de la décision : 13/11/2014
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Non-violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable);Non-violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Peine dégradante;Peine inhumaine) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : BODEIN
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DARDAINE FISCHER Y.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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