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28/10/2014 | CEDH | N°001-147604

CEDH | CEDH, AFFAIRE PANJU c. BELGIQUE, 2014, 001-147604


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PANJU c. BELGIQUE

(Requête no 18393/09)

ARRÊT

STRASBOURG

28 octobre 2014

DÉFINITIF

23/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Panju c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,


Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septembre 2014,

Rend l’ar...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PANJU c. BELGIQUE

(Requête no 18393/09)

ARRÊT

STRASBOURG

28 octobre 2014

DÉFINITIF

23/03/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Panju c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 septembre 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 18393/09) dirigée contre le Royaume de Belgique dont un ressortissant canadien, M. Zulfikarali Panju (« le requérant »), a saisi la Cour le 27 mars 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me X. Magnée, avocat à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. M. Tysebaert, conseiller général, service public fédéral de la Justice.

3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée excessive d’une procédure pénale. Il se plaint également de l’ineffectivité des recours pour faire valoir ce grief (article 13).

4. Le 9 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1943 et réside à Bukavu (République démocratique du Congo).

6. Le requérant fut mis sous mandat d’arrêt le 19 novembre 2002 au motif qu’il était soupçonné de trafic illégal d’or et d’infraction à la loi sur le blanchiment de capitaux. À cette occasion, les 50 kilogrammes d’or qu’il transportait furent confisqués et ses comptes bancaires belges furent bloqués.

7. Le 11 décembre 2002, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles ordonna sa mise en liberté sous condition.

8. Courant 2002, cinq autres personnes furent inculpées dans la même affaire.

9. Le 11 avril 2005, le juge d’instruction en charge de l’affaire inculpa le requérant de blanchiment d’argent et transmit l’affaire au parquet.

10. Le 25 novembre 2005, le requérant saisit la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles d’une requête sur pied de l’article 136 alinéa 2 du code d’instruction criminelle (« CIC », voir paragraphes 23 à 27, ci-dessous). Il se plaignait que le parquet n’avait pas encore pris ses réquisitions en vue du règlement de la procédure et de la durée excessive de la procédure en résultant.

11. Par un arrêt du 8 décembre 2005, la chambre des mises en accusation considéra que le délai n’était pas anormal eu égard à l’ampleur et à la complexité de l’affaire. Elle estima ne devoir prendre aucune des mesures prévues par le CIC pour accélérer la procédure.

12. Le requérant introduisit deux requêtes similaires en 2006 et 2007.

13. Par un arrêt du 30 juin 2006, la chambre des mises en accusation reconnut que le requérant se plaignait à juste titre des lenteurs de la procédure. Toutefois, elle souligna que, malgré sa compétence de contrôle du bon déroulement des instructions, elle était sans pouvoir pour demander au parquet de prendre des réquisitions. La chambre des mises en accusation confirma cette position dans un arrêt du 15 février 2007 et prit note que :

« (...) le procureur général, après avoir décrit les conditions de travail difficiles que connaît le parquet de Bruxelles, et plus particulièrement la section financière qui est en plein restructuration, a regretté le retard que connaissait la présente procédure et s’est engagé à ce qu’elle soit réglée prioritairement et dans les plus brefs délais ».

14. Le 2 février 2007, le requérant saisit le juge d’instruction tendant à obtenir, sur fondement de l’article 61quater du CIC, la levée des saisies opérées au motif, notamment, que le délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1 de la Convention avait été dépassé. Cette demande fut rejetée. Le requérant interjeta appel contre cette décision. Le 30 mai 2007, la chambre des mises en accusation considéra que, du fait de sa participation au retard qu’il dénonçait au moyen de droits certes légitimes, le requérant était malvenu de se plaindre des lenteurs de procédure.

15. Par un arrêt du 3 octobre 2007, la chambre des mises en accusation, après avoir rappelé que le requérant se plaignait à juste titre des lenteurs de la procédure, souligna que celui-ci ainsi que les co-accusés faisaient usage sans parcimonie des droits accordés par la loi privant ainsi le ministère public de la possession matérielle du dossier indispensable pour prendre ses réquisitions. Dans ces circonstances, elle estima que le requérant ne pouvait pas invoquer le dépassement du délai raisonnable puisqu’il y contribuait en déposant multiples requêtes, notamment sur pied de l’article 136 alinéa 2 du CIC, empêchant tout règlement de la procédure. La chambre des mises en accusation fit le même constat dans des arrêts du 30 janvier et du 17 décembre 2008.

16. Entre-temps, le 19 juin 2008, le parquet traça ses réquisitions finales de renvoi. L’affaire ne put toutefois être fixée en raison d’un pourvoi dont avait été saisie la Cour de cassation par un co-inculpé.

17. Le 27 mars 2009, le requérant saisit la Cour de la présente requête.

18. Le 29 mars 2010, la cour d’appel, saisie d’une requête en récusation par une co-inculpée, récusa le juge d’instruction en charge de l’affaire au motif qu’une lettre transmise par ce juge au parquet avait violé la présomption d’innocence de l’intéressée.

19. La chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles considéra, par une ordonnance du 10 mai 2011, que le comportement sanctionné par la cour d’appel affectait également la régularité de la procédure relative au requérant, que des pièces devaient être écartées, avec pour conséquence l’annulation du blocage de ses comptes bancaires et de la saisie de l’or lui appartenant. La juridiction d’instruction considéra que vu la complexité particulière de l’affaire, il n’y avait pas lieu, à ce stade, de considérer que le délai raisonnable était dépassé. L’instruction n’étant pas complète, la chambre du conseil renvoya la cause au procureur du Roi.

20. Les 4 novembre et 8 décembre 2011, le requérant saisit la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles en référé pénal tendant à obtenir, sur fondement de l’article 61quater du CIC, la levée des saisies opérées au motif, notamment, que le délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1 de la Convention avait été dépassé. Par un arrêt du 19 septembre 2012, la chambre des mises en accusation constata que l’annulation du blocage et des saisies ordonnée par le tribunal de première instance de Bruxelles était devenue définitive. Elle considéra que le moyen tiré du dépassement du délai raisonnable était devenu sans objet compte tenu de l’annulation des saisies querellées.

21. D’après les informations figurant au dossier, l’instruction est toujours pendante.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

22. Le droit belge prévoit plusieurs mesures en cas de dépassement du délai raisonnable d’une procédure pénale.

A. Mesures prévues par le Code d’instruction criminelle

1. Au cours de l’instruction

23. Le CIC, en ses articles 136 et 136bis, combinés avec les articles 235 et 235bis, offre des techniques de contrôle « préventif » de la durée de la procédure au cours de l’instruction.

24. Lorsque l’instruction n’a pas été clôturée après une année, l’article 136 du CIC permet à la partie civile et à l’inculpé de saisir la chambre des mises en accusation dans le cadre de sa mission de contrôle de l’instruction. De même, l’article 136bis du CIC donne au procureur général près la cour d’appel le droit de saisir la chambre des mises en accusation. Les articles 136 et 136bis du CIC énumèrent les mesures que la juridiction d’instruction peut prendre pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou, dans les cas les plus graves, évoquer la cause en application de l’article 235 du CIC.

25. Les dispositions précitées se lisent comme suit :

Article 136

« La chambre des mises en accusation contrôle d’office le cours des instructions, peut d’office demander des rapports sur l’état des affaires et peut prendre connaissance des dossiers. (...)

Si l’instruction n’est pas clôturée après une année, la chambre des mises en accusation peut être saisie par requête motivée adressée au greffe de la cour d’appel par l’inculpé ou la partie civile. La chambre des mises en accusation agit conformément à l’alinéa précédent et à l’article 136bis. La chambre des mises en accusation statue sur la requête par arrêt motivé, qui est communiqué au procureur général, à la partie requérante et aux parties entendues. Le requérant ne peut déposer de requête ayant le même objet avant l’expiration du délai de six mois à compter de la dernière décision. »

Article 136bis

« (...) le procureur du Roi fait rapport au procureur général de toutes les affaires sur lesquelles la chambre du conseil n’aurait point statué dans l’année à compter du premier réquisitoire.

S’il l’estime nécessaire pour le bon déroulement de l’instruction, la légalité ou la régularité de la procédure, le procureur général prend, à tout moment, devant la chambre des mises en accusation, les réquisitions qu’il juge utiles.

Dans ce cas, la chambre des mises en accusation peut, même d’office, prendre les mesures prévues par les articles 136, 235 et 235bis.

Le procureur général est entendu.

La chambre des mises en accusation peut entendre le juge d’instruction en son rapport, hors la présence des parties si elle l’estime utile. Elle peut également entendre la partie civile, l’inculpé et leurs conseils, sur convocation qui leur est notifiée par le greffier, par télécopie ou par lettre recommandée à la poste, au plus tard quarante‑huit heures avant l’audience. »

Article 235

« Dans toutes les affaires, les chambres des mises en accusation, tant qu’elles n’auront pas décidé s’il y a lieu de prononcer la mise en accusation, pourront d’office, soit qu’il y ait ou non une instruction commencée par les premiers juges, ordonner des poursuites, se faire apporter les pièces, informer ou faire informer, et statuer ensuite ce qu’il appartiendra. »

26. En application de l’article 235bis du CIC, lors de la clôture de l’instruction (règlement de procédure) et dans tous les cas de saisine, y compris sur la base des articles 136 et 136bis du CIC, la chambre des mises en accusation peut contrôler, d’office, ou doit contrôler sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise, y compris le dépassement éventuel du délai raisonnable. Cette disposition est actuellement rédigée comme suit :

Article 235bis

« § 1er. Lors du règlement de la procédure, la chambre des mises en accusation contrôle, sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise. Elle peut même le faire d’office.

§ 2. La chambre des mises en accusation agit de même, dans les autres cas de saisine.

§ 3. Lorsque la chambre des mises en accusation contrôle d’office la régularité de la procédure et qu’il peut exister une cause de nullité, d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle ordonne la réouverture des débats.

§ 4. La chambre des mises en accusation entend, en audience publique si elle en décide ainsi à la demande de l’une des parties, le procureur général, la partie civile et l’inculpé en leurs observations et ce, que le contrôle du règlement de la procédure ait lieu sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties.

§ 5. Les irrégularités, omissions ou causes de nullités visées à l’article 131, § 1er, ou relatives à l’ordonnance de renvoi, et qui ont été examinées devant la chambre des mises en accusation ne peuvent plus l’être devant le juge du fond, sans préjudice des moyens touchant à l’appréciation de la preuve. Il en va de même pour les causes d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, sauf lorsqu’elles ne sont acquises que postérieurement aux débats devant la chambre des mises en accusation. Les dispositions du présent paragraphe ne sont pas applicables à l’égard des parties qui ne sont appelées dans l’instance qu’après le renvoi à la juridiction de jugement, sauf si les pièces sont retirées du dossier conformément à l’article 131, § 2, ou au § 6 du présent article.

§ 6. Lorsque la chambre des mises en accusation constate une irrégularité, omission ou cause de nullité visée à l’article 131, § 1er, ou une cause d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle prononce, le cas échéant, la nullité de l’acte qui en est entaché et de tout ou partie de la procédure ultérieure. Les pièces annulées sont retirées du dossier et déposées au greffe du tribunal de première instance, après l’expiration du délai de cassation. Les pièces déposées au greffe ne peuvent pas être consultées, et ne peuvent pas être utilisées dans la procédure pénale. La chambre des mises en accusation statue, dans le respect des droits des autres parties, dans quelle mesure les pièces déposées au greffe peuvent encore être consultées lors de la procédure pénale et utilisées par une partie. La chambre des mises en accusation indique dans sa décision à qui il faut rendre les pièces ou ce qu’il advient des pièces annulées. »

27. Un pourvoi en cassation immédiat est ouvert contre un arrêt de la chambre des mises en accusation statuant sur la base de l’article 235bis du CIC (article 416 alinéa 2 du CIC).

2. Devant les juridictions de jugement

28. Quand la question du dépassement du délai raisonnable est soulevée devant les juridictions de jugement, l’article 21ter de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale (actuellement le CIC), inséré par la loi du 30 juin 2000, consacrant une jurisprudence antérieure, prévoit que :

« Si la durée des poursuites pénales dépasse le délai raisonnable, le juge peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi.

Si le juge prononce la condamnation par simple déclaration de culpabilité, l’inculpé est condamné aux frais et, s’il y a lieu, aux restitutions. La confiscation spéciale est prononcée. »

3. Jurisprudence de la Cour de cassation

29. Dans ses conclusions avant l’arrêt de la Cour de cassation du 15 septembre 2010 (P.10.0572.F), l’avocat général à la Cour de cassation, D. Vandermeersch, fit le point sur la jurisprudence de la Cour de cassation en ce qu’elle interprète les dispositions précitées du CIC quand le dépassement du délai raisonnable est invoqué, comme en l’espèce, avant la saisine des juridictions du fond.

30. Selon la Cour de cassation, en principe, ce n’est pas la juridiction d’instruction mais le juge qui statue sur le bien-fondé des poursuites pénales, qui apprécie si la cause a été examinée dans un délai raisonnable et qui, en cas de dépassement de ce délai, détermine quelle est la réparation appropriée pour le prévenu (Cass. 8 novembre 2005, P.05.1191.N).

31. Toutefois, dans la foulée de la jurisprudence Kudła c. Pologne ([GC], no 30210/96, CEDH 2000‑XI), la Cour de cassation reconnut que tout inculpé était autorisé à invoquer le dépassement du délai raisonnable dès la phase préparatoire du procès pénal, notamment devant les juridictions d’instruction lors du règlement de la procédure mais aussi devant la chambre des mises en accusation appelée à contrôler la régularité de la procédure en cours d’instruction. La méconnaissance du droit de chaque justiciable à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable doit donc pouvoir être constatée à chaque stade de la procédure pénale, même celui de l’instruction, et ensuite adéquatement réparée (Cass. 8 avril 2008, P.07.1903.N, et Cass. 28 mai 2008, P.08.0216.F).

32. La Cour de cassation considère que lorsqu’une des parties demande à la chambre des mises en accusation, régulièrement saisie, de se prononcer sur le dépassement du délai raisonnable, cette dernière est tenue, d’une part, d’appliquer l’article 235bis §§ 1er, 2 et 3 du CIC et, d’autre part, en tant qu’instance nationale visée à l’article 13 de la Convention, de tenir des débats contradictoires et de statuer sur ce litige qui concerne la régularité de la procédure (Cass. 8 avril 2008, P.07.1903.N).

33. S’agissant des sanctions ou compensations que la juridiction d’instruction, qui constate le dépassement du délai raisonnable, peut envisager en cours d’instruction ou lors du règlement de la procédure, l’avocat général s’exprima comme suit :

« D’abord, lorsqu’elle constate que le dépassement du délai raisonnable a pour effet que l’exercice des droits de la défense et/ou l’administration de la preuve sont devenus, entre-temps, impossibles (Cass., 25 janvier 2000, Rev. dr. pén. crim., 2001, p. 255) et qu’il en résulte une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable, la chambre des mises en accusation doit, dans ce cas, déclarer les poursuites irrecevables (C. const., 18 février 2010, arrêt no 16/2010 et C. Const., 29 avril 2010, arrêt no 51/2010).

Ainsi en est-il lorsque les prévenus ne pourront plus jouir devant le juge du fond de l’exercice entier de leurs droits de défense, notamment parce qu’ils n’ont plus la possibilité de contester la recevabilité des poursuites et le bien-fondé des préventions, de faire valoir tout moyen de défense et de présenter toutes demandes utiles au jugement de la cause et plus spécialement des éléments de preuve à décharge (Cass. 16 septembre 2008, J.L.M.B., 1998, p. 1348, F. KUTY, « Le contrôle de l’exigence de délai raisonnable au stade de l’instruction », J.T., 2009, p. 131).

De même, si, lors du règlement de la procédure, la juridiction constate que la durée anormale de la procédure a eu pour résultat la déperdition ou le dépérissement des preuves et qu’en conséquence, les charges sont insuffisantes, la juridiction d’instruction doit prononcer le non-lieu.

Mais il a été jugé que la juridiction d’instruction ne peut prononcer le non-lieu à l’égard de l’inculpé que dans la mesure où elle décide que le dépassement du délai raisonnable a gravement et irrémédiablement porté atteinte à l’administration de la preuve et aux droits de la défense de l’inculpé, rendant impossible un procès pénal équitable ainsi que l’appréciation de l’action civile. En dehors de ces deux hypothèses, la juridiction d’instruction n’a pas la compétence de prononcer l’extinction de l’action publique purement et simplement en raison du dépassement du délai raisonnable, sans plus faire cas de l’action civile (Cass. 24 novembre 2009, P.09.1080.N, Pas., 2009).

Mais d’autres sanctions sont envisageables à ce stade de la procédure.

Dans un arrêt récent, la Cour a considéré que, durant l’instruction ou à sa clôture, la réparation en droit peut consister, à ce stade de la procédure, en la simple constatation du dépassement du délai raisonnable, ce dont le juge de renvoi appelé à se prononcer sur le fond devra tenir compte lors de l’appréciation globale de la cause (Cass. 27 octobre 2009, P.09.0901.N, Pas., 2009).

En réalité, la sanction consiste ici en l’annonce d’une sanction différée dans le temps : le juge du fond ne pourra pas s’abstenir de sanctionner le dépassement du délai raisonnable mais il lui appartiendra de déterminer la nature et la portée de cette sanction. Mais, dès lors que cette sanction n’offre pas, en elle-même, une satisfaction compensatoire concrète, elle doit s’accompagner, à mon sens, d’une satisfaction préventive consistant en l’accélération de la procédure à venir (...).

Face au constat du dépassement du délai raisonnable en cours d’instruction, la chambre des mises en accusation peut envisager plusieurs réactions pour compenser ou réparer le dépassement du délai raisonnable ou en atténuer les conséquences.

Il s’agit d’une compétence qui lui est spécialement reconnue dans le cadre du contrôle prévu aux articles 136 et 136bis C.i.cr. Dans le cadre du contrôle du bon déroulement de l’instruction, la chambre des mises en accusation peut prendre différentes mesures pour accélérer l’instruction et sa clôture. Elle peut donner des injonctions au juge d’instruction ou, dans les situations les plus graves, évoquer la cause en application de l’article 235 du Code d’instruction criminelle (...).

Ainsi, la chambre des mises en accusation peut ordonner au juge d’instruction de prendre des mesures pour obvier aux retards mis par des experts pour rentrer leur rapport (...). Elle peut l’inviter à achever ses investigations en ce qu’elles concernent les inculpés et décider qu’il conviendra d’ordonner la disjonction des poursuites à l’égard d’autres personnes suspectes demeurées inconnues à ce jour (...). Elle peut également ordonner au magistrat instructeur de communiquer son dossier au procureur du Roi afin que celui-ci puisse prendre des réquisitions en vue du règlement de la procédure par la chambre du conseil (...).

Si la réactivation de la procédure ou son accélération peuvent constituer des formes de compensation in natura du dépassement du délai raisonnable, elles ne pourront jamais effacer totalement le temps déraisonnablement et irrémédiablement perdu, situation qui devra être prise en compte par le juge du fond qui, le cas échéant, appliquera les conséquences prévues à l’article 21ter de la loi du 17 avril 1878 contenant le Titre préliminaire du Code de procédure pénale.

Par ailleurs, s’il est exact que, lors du règlement de la procédure, la juridiction d’instruction ne peut prendre en compte le dépassement éventuel du délai raisonnable et ses conséquences au niveau de la détermination de la peine, dès lors qu’elle ne peut prononcer de peine, j’estime, pour ma part, qu’à titre de réparation adéquate du dépassement du délai raisonnable, elle pourrait, à ce stade de la procédure, prononcer une simple déclaration du culpabilité (...) ou ordonner, de l’accord de l’inculpé, la suspension du prononcé de la condamnation (Voy. les concl. du ministère public avant Cass. 28 mai 2008, P.08.0216.F, Pas., 2008).

Certes, ces hypothèses ne sont pas prévues explicitement par la loi mais le juge n’est-il pas contraint, en l’absence de disposition légale fixant la réparation en droit adéquate, de combler cette lacune ? Le juge du fond s’était d’ailleurs livré au même exercice avant l’introduction de l’article 21ter du titre préliminaire du Code de procédure pénale (...). Il faut noter que la sanction du dépassement du délai raisonnable à ce stade sous la forme d’une simple déclaration de culpabilité ou d’une suspension du prononcé présente l’avantage indéniable que la juridiction d’instruction reste compétente pour statuer sur l’action civile, ce qui évite de pénaliser la partie civile pour une faute qui ne lui est pas imputable.

Enfin, lorsque l’instruction s’est prolongée au-delà d’une durée raisonnable, il nous paraît cohérent de pouvoir mettre fin, à titre de sanction du dépassement du délai raisonnable, à certaines mesures de contrainte « conservatoires » prises à l’égard de l’inculpé ou de ses biens. Je songe ici à la non-prolongation des conditions imposées lors de la libération de l’inculpé ou à la restitution de la caution. Cela peut consister également en la levée d’une mesure de saisie. »

34. Statuant sur les conclusions précitées de l’avocat général Vandermeersch, la Cour de cassation, sur un pourvoi du procureur général près la cour d’appel, cassa en ces termes un arrêt d’une juridiction du fond déclarant irrecevables des poursuites contre des prévenus :

« 1. La constatation (...) d’un dépassement du délai raisonnable en cours d’instruction n’a pas pour effet de rendre nécessairement impossible la tenue d’un procès équitable devant la juridiction de jugement. Il incombe en effet à celle-ci de déterminer la réparation la plus adéquate, et prévue par la loi, du dommage subi par les parties.

L’article 21ter du titre préliminaire du Code de procédure pénale dispose que, si un tel dépassement est constaté au préjudice du prévenu, le juge du fond peut prononcer la condamnation par simple déclaration de culpabilité ou prononcer une peine inférieure à la peine minimale prévue par la loi.

Dès lors que les droits garantis par l’article 6.1 de la Convention s’appliquent à toutes les parties au procès, la réparation adéquate allouée à l’une d’elle ne peut avoir pour effet de sanctionner son adversaire victime du même manquement à cet article.

L’irrecevabilité de la poursuite ne sanctionne le caractère déraisonnable de la durée de la procédure que si cette longueur excessive a entraîné une déperdition des preuves ou rendu impossible l’exercice normal des droits de la défense.

(...)

3. L’affirmation d’après laquelle le Code d’instruction criminelle ne contiendrait aucun mécanisme permettant de prévenir ou de sanctionner, au stade de l’instruction, la durée anormalement longue de celle-ci, ne trouve pas d’appui dans la loi.

En effet, si l’instruction n’est pas clôturée après une année, l’inculpé ou la partie civile peuvent saisir la chambre des mises en accusation pour qu’elle entende le magistrat instructeur ou les parties, demande des rapports sur l’état de l’affaire, délègue un de ses membres, se fasse apporter les pièces, informe ou fasse informer et statue ensuite ce qu’il appartiendra.

De plus, lorsqu’elle est régulièrement invitée par une partie à exercer les pouvoirs que l’article 235bis du Code d’instruction criminelle lui confère, la chambre des mises en accusation est tenue de procéder au contrôle sollicité. Il ne lui appartient pas de s’y dérober au motif que celui-ci pourra avoir lieu lors du règlement de la procédure.

Les vérifications qu’au titre de la disposition légale précitée, la chambre des mises en accusation doit effectuer lorsqu’elle est invitée à contrôler une instruction de longue durée, portent notamment sur l’existence de la cause de nullité, d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique alléguée par la partie qui la saisit.

Par ailleurs, l’article 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales implique que toute personne qui se plaint d’une violation de l’article 6.1 en raison du dépassement du délai raisonnable dans lequel une cause doit être entendue, doit pouvoir exercer un recours effectif devant une instance nationale afin de faire constater cette violation et obtenir une réparation adéquate. L’appréciation du dépassement éventuel de ce délai dès avant le règlement de la procédure ressortit au contrôle de la régularité de celle-ci au sens de l’article 235bis du Code d’instruction criminelle.

Enfin, la constatation, par la juridiction d’instruction, que le délai raisonnable est dépassé peut constituer une réparation adéquate au bénéfice de l’inculpé néanmoins renvoyé devant la juridiction de jugement. Il appartiendra en effet à celle-ci d’en tirer les conséquences prévues par la loi. La procédure étant appréciée dans son ensemble, le recours ne perd pas son effectivité du seul fait qu’ayant été accueilli avant la saisine du juge du fond, il ne produit ses effets qu’après celle-ci.

4. Les juges d’appel n’ont dès lors pas légalement justifié la fin de non- recevoir opposée aux poursuites, en tant qu’ils l’ont déduite de l’affirmation que le droit interne ne permet ni de prévenir ni de redresser de manière effective un dépassement du délai raisonnable au stade de l’instruction. Partant, l’arrêt ne décide pas légalement non plus qu’en pareil cas, seule l’irrecevabilité de l’action publique peut réparer adéquatement la violation dénoncée.

(...) »

B. Action en responsabilité civile

35. Dans le cadre d’une affaire mettant en cause une durée de procédure en matière civile résultant de l’arriéré judiciaire dans les cours et tribunaux de la cour d’appel de Bruxelles, la Cour de cassation jugea qu’en déclarant l’État responsable en raison de la faute, au sens des articles 1382 et 1383 du code civil, consistant à avoir « omis de légiférer afin de donner au pouvoir judiciaire les moyens nécessaires pour lui permettre d’assurer efficacement le service public de la justice, dans le respect notamment de l’article 6 § 1 de la Convention », l’arrêt de la cour d’appel n’avait méconnu aucune disposition de droit interne ou international (Cass. 28 septembre 2006, C.02.05.70.F). Les dispositions précitées du code civil se lisent comme suit :

Article 1382

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par lequel il est arrivé, à le réparer. »

Article 1383

« Chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. »

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

36. Le requérant allègue que la durée de la procédure pénale menée contre lui a dépassé le délai raisonnable tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

37. Il se plaint également, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, de ne pas avoir disposé d’un recours effectif à cet égard. L’article 13 est ainsi rédigé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

38. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Cette exception comporte plusieurs volets.

39. Le Gouvernement soutient, d’une part, que le requérant ayant invité la chambre des mises en accusation au cours du référé pénal à se prononcer sur le dépassement du délai raisonnable, il pouvait introduire un pourvoi en cassation contre la décision de la chambre des mises en accusation du 19 septembre 2012 en ce qui concerne le délai raisonnable. La circonstance que le requérant avait obtenu la mainlevée des saisies n’excluait pas nécessairement la violation de l’exigence du délai raisonnable.

40. La Cour note que le requérant ne fournit aucune explication sur les raisons pour lesquelles il n’a pas saisi la Cour de cassation d’un pourvoi contre l’arrêt de la chambre des mises en accusation du 19 septembre 2012. Toutefois, la Cour rappelle que le requérant a introduit sa requête devant elle en 2009 et qu’elle n’entend pas, pour déterminer si l’intéressé a épuisé les voies de recours internes, prendre en considération un recours qui s’est présenté à lui à un stade ultérieur de la procédure et au sujet duquel le Gouvernement n’apporte aucun élément permettant d’en évaluer l’effectivité.

41. Il s’ensuit que sous cet angle, l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

42. Le Gouvernement fait valoir, d’autre part, qu’il existe plusieurs mécanismes en droit interne qui doivent avoir été utilisés avant de saisir la Cour en cas de dépassement du délai raisonnable au cours d’une instruction pénale. Le Gouvernement énumère les dispositions des articles 136, 136bis et 235bis du CIC, ainsi que l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation afférente à ces dispositions (voir paragraphes 23 à 35, ci-dessus), qui donnent à la chambre des mises en accusation la compétence de contrôler la régularité de la procédure, y compris sa durée. Il cite également la possibilité d’intenter une action en responsabilité extracontractuelle contre l’État sur la base des articles 1382 et 1383 du code civil.

43. Le Gouvernement reconnaît que le requérant s’est prévalu des premières dispositions ; toutefois, la chambre des mises en accusation a, à plusieurs reprises, considéré qu’il ne pouvait invoquer le dépassement du délai raisonnable auquel il participait. De plus, vu la complexité de l’affaire, à ce stade, la durée ne pouvait être considérée comme étant déraisonnable. Il souligne également qu’à un stade ultérieur, lors du règlement de la procédure, la juridiction d’instruction, si elle est saisie de la question du dépassement du délai raisonnable par une partie, sera tenue en application de l’article 235bis du CIC de statuer et, en cas de constat de dépassement, de se prononcer sur sa sanction et son adéquate réparation.

44. Le requérant souligne qu’il a largement fait usage des seules dispositions qui répondaient à son souci légitime d’accélérer la procédure – à savoir les articles 136 et 136bis du CIC – mais qu’elles se sont révélées inefficaces à ce stade de l’instruction. Il considère que le recours indemnitaire ne permettrait pas de redresser son grief et n’est pas un recours effectif dans le cadre d’un procès pénal pendant.

45. La Cour considère que la question de savoir si la condition de l’épuisement des voies de recours internes invoquées par le Gouvernement a été satisfaite en l’espèce concerne le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

46. S’agissant des recours prévus par le CIC pendant l’instruction, elle constate que le Gouvernement admet que le requérant en a fait usage. La circonstance évoquée par le Gouvernement qu’à un stade ultérieur, la juridiction d’instruction pourra être tenue de statuer sur le dépassement du délai raisonnable n’entre pas en ligne de compte puisqu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, un grief tiré de la durée excessive de procédure doit pouvoir être invoqué et examiné à tous les stades de la procédure. Sur ce point, il y a lieu de rejeter l’exception.

47. En ce qui concerne l’action en responsabilité contre l’État, la Cour estime que la question de savoir si le requérant était obligé d’introduire une telle action avant de saisir la Cour est étroitement liée à celle de l’existence d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention (voir Sürmeli c. Allemagne (déc.), no 75529/01, 29 avril 2004, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 75, 10 septembre 2010, et Vlad et autres c. Roumanie, nos 40756/06, 41508/07 et 50806/07, § 103, 26 novembre 2013). Partant, la Cour joint ce dernier aspect du deuxième volet de l’exception soulevée par le Gouvernement à l’examen du bien-fondé du grief tiré de la violation de l’article 13 de la Convention.

48. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

49. Le requérant dénonce l’absence dans l’ordre juridique belge de recours effectif qui lui eût permis de se plaindre de la durée de l’instruction menée contre lui. Il invoque l’article 13 de la Convention précité.

A. Thèses des parties

50. Les parties développent les mêmes arguments que sous l’angle de la recevabilité (voir paragraphes 38 à 44, ci-dessus).

51. Le Gouvernement ajoute que le requérant a fait valoir son grief tiré du dépassement de la durée raisonnable devant les juridictions d’instruction saisies sur fondement des articles 136 et 136bis du CIC et en référé pénal et que celles-ci l’ont examiné. Il en déduit que le requérant a bénéficié d’un recours effectif.

B. Appréciation de la Cour

52. Sans anticiper l’examen de la question de savoir s’il y a eu ou non dépassement du délai raisonnable, la Cour estime que le grief du requérant concernant la durée de l’instruction constitue prima facie un grief « défendable », celle-ci durant depuis plus de onze ans. Il avait donc droit à un recours effectif à cet égard.

53. La Cour rappelle que pour être « effectif », un recours permettant de dénoncer la longueur d’une procédure pénale doit notamment fonctionner sans délais excessifs et fournir un niveau de redressement adéquat (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 195 et 204 à 207, CEDH 2006-V, Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 99, CEDH 2009, et McFarlane, precité, § 108). L’article 13 permet aussi à un État de choisir entre un recours apte à provoquer l’accélération d’une procédure pendante et un recours indemnitaire permettant d’obtenir a posteriori une compensation pour des retards déjà accumulés. Si le premier type de recours est préférable car il est de nature préventive, un recours indemnitaire peut passer pour effectif lorsque la procédure a déjà connu une durée excessive et qu’il n’existe pas de recours préventif (Kudła, précité, § 158, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002-VIII, Scordino (no 1), précité, § 187, et McFarlane, précité, § 108). La circonstance, dénoncée par le requérant, qu’un recours indemnitaire ne permet pas d’accélérer la procédure en cours n’est donc pas déterminante.

1. Le recours indemnitaire

54. La Cour rappelle que le Gouvernement belge a, par le passé, formulé sans succès une exception de non-épuisement tirée de ce que l’action en responsabilité extracontractuelle contre l’État, fondée sur les articles 1382 et 1383 du code civil, constitue un recours effectif pour se plaindre de la durée d’une procédure (civile ou pénale). La Cour a en effet estimé que cette possibilité n’avait pas acquis, au moment de l’introduction des différentes requêtes concernées, un degré de certitude juridique suffisant pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (Panier (déc.), no 2527/02, 20 octobre 2005, Lenardon et Vandaele (déc.), no 18211/03, 8 décembre 2005, Van Acker c. Belgique (déc.), no 19443/02, 19 janvier 2006, Defalque c. Belgique, no 37330/02, 20 avril 2006).

55. Le Gouvernement souleva de nouveau cette exception dans une affaire Depauw c. Belgique concernant une durée excessive de procédure civile et expliqua que la Cour de cassation avait, par un arrêt du 28 septembre 2006, reconnu la possibilité d’introduire une action en responsabilité extracontractuelle contre l’État sur pied des articles 1382 et 1383 du code civil en pareille situation (voir paragraphe 35, ci-dessus). Dans sa décision sur la recevabilité (Depauw c. Belgique (déc.), no 2115/04, 15 mai 2007), la Cour estima que ce recours avait acquis un degré de certitude suffisant à partir du 28 mars 2007 et que, par conséquent, aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, toute requête introduite après cette date devait établir que le recours indemnitaire avait été épuisé (en ce qui concerne les liens entre cette disposition et l’article 13 de la Convention, voir, parmi d’autres, Kudła, précité, § 152, et McFarlane, précité, §§ 107 et 108). La Cour a ensuite confirmé cette jurisprudence dans un nombre d’autres affaires (voir, notamment, Nagler et Nalimmo B.V.B.A. c. Belgique, no 40628/04, 17 juillet 2007, De Saedeleer c. Belgique, no 27535/04, 24 juillet 2007, De Clerck c. Belgique, no 34316/02, 25 septembre 2007, De Turck c. Belgique, no 43542/04, 25 septembre 2007, Raway et Wera c. Belgique, no 25864/04, 27 novembre 2007, et Jouan c. Belgique, no 5950/05, 12 février 2008).

56. Tout en sachant que l’arrêt précité de la Cour de cassation et l’affaire Depauw concernaient la durée de procédures civiles, la Cour a ensuite estimé que rien ne s’opposait à ce que la jurisprudence de la Cour de cassation ne puisse s’appliquer en matière de longueur de procédure pénale (voir, notamment, Phserowsky c. Belgique (déc.), no 52436/07, 7 avril 2009, H.K. c. Belgique (déc.), no 22738/08, 12 janvier 2010, Poncelet c. Belgique, no 44418/07, § 67, 30 mars 2010, et Tyteca c. Belgique (déc.), no 483/06, 24 août 2010). Elle constata, toutefois, dans chacune de ces décisions, que le Gouvernement ne citait aucun exemple de décision judiciaire statuant dans le sens de l’arrêt de la Cour de cassation en matière pénale. Attribuant dans un premier temps cette situation au peu de temps écoulé depuis l’arrêt précité de la Cour de cassation (Phserowsky, décision précitée, et H.K., décision précitée), la Cour s’interrogea ensuite ouvertement sur les raisons d’une telle omission (Poncelet, précité, § 67).

57. En l’espèce, le requérant n’a pas introduit d’action en responsabilité contre l’État en raison de la durée excessive de l’instruction menée contre lui. Il soutient qu’un tel recours n’est pas effectif.

58. Afin de clarifier la situation et de vérifier, sous l’angle de l’article 13 de la Convention, que le recours indemnitaire est effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique dans le cas d’une procédure pénale pendante, la Cour communiqua au Gouvernement la requête et lui posa une question précise à ce sujet. La Cour a en effet pour tâche de déterminer, à la lumière des observations des parties, si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention tels qu’interprétés dans sa jurisprudence et, en l’espèce, si le recours indemnitaire invoqué par le Gouvernement correspond aux critères prévus par la jurisprudence en la matière (voir paragraphe 53, ci-dessus).

59. La Cour admet que ses arrêts et décisions précités (paragraphe 56) ont pu faire croire au Gouvernement qu’elle considérait le recours indemnitaire comme un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention qu’il convenait d’épuiser, quel que soit le type de procédure, pour satisfaire aux exigences de l’article 35 § 1. Cette situation résulte de ce qu’elle a souhaité, conformément à sa jurisprudence, laisser un certain délai aux autorités belges pour permettre d’éprouver le « nouveau » recours destiné à porter remède à des durées excessives de procédure (voir, mutatis mutandis, McFarlane, précité, § 117). Ce délai ne saurait toutefois s’éterniser.

60. La Cour rappelle à cet égard qu’en l’absence, comme en l’espèce, d’un recours créé spécialement pour remédier aux durées excessives de procédures, l’évolution et la disponibilité d’un recours que l’on invoque, y compris sa portée et son champ d’application, doivent être exposés avec clarté et confirmés ou complétés par la pratique ou la jurisprudence (McFarlane, précité, § 120 et références citées).

61. Dans ses observations en réponse, le Gouvernement maintient que le recours indemnitaire fait partie des recours à épuiser avant de saisir la Cour mais ne cite pas un seul exemple de décision judiciaire qui irait dans le sens de l’application de la jurisprudence précitée de la Cour de cassation en matière pénale.

62. Dans ces conditions, la Cour estime que le Gouvernement, auquel la charge de la preuve incombe en la matière, n’a pas démontré que le recours indemnitaire sur pied des articles 1382 et 1383 du code civil était appliqué en pratique par les juridictions dans le cadre des procédures pénales ni donc que ce recours puisse aboutir à des résultats satisfaisant les exigences d’effectivité que l’article 13 de la Convention pose en ce qui concerne les recours indemnitaires en matière de durée excessive de procédures judiciaires (voir paragraphe 53 ci-dessous et les références qui y sont citées).

63. Partant, le recours indemnitaire ne saurait, à ce jour, être considéré comme un recours effectif au sens de l’article 13 pour se plaindre de la longue durée de l’instruction pénale menée contre lui.

64. Il s’ensuit que l’exception tirée par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne le grief fondé sur une violation de l’article 6 § 1, dans la mesure où cette exception a été jointe à l’examen du bien-fondé du grief fondé sur une violation de l’article 13 (voir paragraphe 45 ci-dessus), doit être rejetée.

2. Le contrôle par la chambre des mises en accusation

65. Le Gouvernement explique que le droit belge offre plusieurs techniques de contrôle « préventif » de la durée de la procédure au cours de l’instruction. Il s’agit des mesures pouvant être prises par les juridictions d’instruction sur la base des articles 136, 136bis, 235 et 235bis du CIC (voir paragraphes 23 à 35, ci-dessus).

66. La Cour note que les articles 136 et 136bis du CIC prévoient un contrôle de l’instruction par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel. Ces dispositions donnent à cette juridiction le pouvoir de prendre les mesures prévues par les articles 235 et 235bis du CIC. En vertu de ces dispositions, la chambre des mises en accusation peut donc, notamment, donner des injonctions au juge d’instruction ou même évoquer la cause (voir les conclusions de l’avocat général Vandermeersch, citées au paragraphe 33 ci-dessus).

67. La Cour rappelle qu’elle a conclu dans certaines affaires que le recours prévu aux articles 136 et 136bis du CIC ne constituait pas un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention en cas de durée excessive au stade de l’instruction. D’une part, elle a remarqué, d’après les observations des parties, que l’article 136 soulevait des questions de droit interne belge qui n’avaient pas encore été résolues (Stratégies et Communications et Dumoulin c. Belgique, no 37370 /97, § 55, 15 octobre 2002). D’autre part et à titre subsidiaire, elle a relevé que selon la jurisprudence de l’époque de la Cour de cassation, il appartenait au juge du fond, et non au juge d’instruction, de juger si la cause était traitée dans un délai raisonnable et, en cas de dépassement de ce délai, de déterminer la réparation adéquate (De Clerck et autres, précité, § 84, Wauters et Schollaert c. Belgique (déc.), no 13414/05, 13 novembre 2007, Garsoux et Massenet c. Belgique, no 27072/05, §§ 33 et 34, 13 mai 2008, et Phserowsky, décision précitée).

68. La Cour observe que, par un arrêt du 8 avril 2008 (voir paragraphe 32, ci-dessus), la Cour de cassation, opérant un revirement de jurisprudence, reconnut que la méconnaissance du droit de chaque justiciable à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable devait pouvoir être constatée à chaque stade de la procédure pénale, même celui de l’instruction. Partant, conformément à l’article 235bis du CIC, lors du règlement de la procédure ainsi que dans les autres cas de saisine, notamment sur pied des articles 136 et 136bis, la chambre des mises en accusation devait contrôler, d’office ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui était soumise, en ce compris la durée de celle-ci.

69. Dans l’affaire Tyteca c. Belgique précitée, prenant note de cette évolution de jurisprudence, la Cour nuança sa position en déclarant irrecevable le grief tiré de la longueur de l’instruction au motif que les requérants n’avaient tenté ni le recours en responsabilité civile ni les recours prévus aux articles 136 et 136bis du CIC.

70. La Cour estime que l’on ne saurait inférer de cette dernière décision que les mesures que peut prendre la chambre des mises en accusation sur la base des articles 136, 136bis, 235 et 235bis du CIC en vue d’assurer le bon déroulement de la procédure soient devenus constitutifs, pour chaque affaire, d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention en cas de dépassement du délai raisonnable d’une instruction pénale.

71. La Cour relève en effet un certain nombre de points qui peuvent jeter un doute sur l’effectivité de ce recours.

72. Premièrement, la Cour prend note des exemples donnés par l’avocat général à la Cour de cassation, D. Vandermeersch, de mesures que peut ordonner la chambre des mises en accusation : enjoindre au juge d’instruction de prendre des mesures pour remédier aux retards mis par des experts pour rendre un rapport, l’inviter à achever ses investigations en ce qu’elles concernent les inculpés, et décider de la disjonction des poursuites ou ordonner au magistrat instructeur de communiquer son dossier au parquet afin que celui-ci puisse prendre des réquisitions en vue du règlement de la procédure par la chambre du conseil (paragraphe 33, ci‑dessus). Tout en admettant que ces injonctions puissent avoir un effet d’accélération sur le déroulement de la procédure au cas où il y est immédiatement donné suite, la Cour note qu’aucune de ces mesures n’est destinée à s’attaquer concrètement au retard dénoncé. Contrairement par exemple au système en vigueur en Espagne (Gonzalez Marin c. Espagne (déc.), no 39521/98, CEDH 1999‑VII), au Portugal (Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999‑IX) ou en Slovénie (Grzinčič c. Slovénie, no 26867/02, § 87, 3 mai 2007), il n’est pas établi que dans le système belge, la chambre des mises en accusation puisse fixer des délais pour l’accomplissement des actes de procédure, enjoindre au magistrat instructeur de fixer une date pour une audience ou la clôture de l’instruction ou encore décider que l’affaire doit être traitée par priorité (voir également Hartman c. République tchèque, no 53341/99, § 83, CEDH 2003‑VIII (extraits)).

73. Deuxièmement, la Cour observe qu’en l’espèce, la chambre des mises en accusation n’a pris, d’office, aucune de ces mesures. La Cour s’interroge sur les raisons de cette attitude et se demande s’il ne résulte pas de ce que lesdites mesures n’étaient, de toute façon, pas de nature à pallier les défaillances identifiées par le procureur général lui-même, à savoir le manque d’effectifs et les carences structurelles du parquet de Bruxelles en charge du dossier (voir paragraphe 13, ci-dessus). La chambre des mises en accusation n’a, par ailleurs, pas ordonné une quelconque mesure à la requête du requérant non plus.

74. Troisièmement, la Cour note que, en dehors des hypothèses où le dépassement du délai raisonnable entraîne l’irrecevabilité des poursuites ou l’extinction de l’action publique en raison d’une atteinte irrémédiable aux droits de la défense, la juridiction d’instruction n’a pas le pouvoir de sanctionner le dépassement du délai raisonnable. La circonstance que le juge du fond soit obligé de tenir compte lors de l’appréciation globale de la cause du constat fait par la juridiction d’instruction du dépassement du délai raisonnable, ne saurait constituer un redressement adéquat au sens de la jurisprudence de la Cour (voir paragraphe 53, ci-dessus). La Cour note, par ailleurs, que dans les cas où l’instruction se termine avec un non-lieu, où que l’inculpé est acquitté, le pouvoir précité du juge du fond peut n’apporter aucun redressement du tout.

75. Il s’ensuit que les recours préventifs invoqués par le Gouvernement ne sauraient pas non plus être considérés, en l’espèce, comme des recours effectifs au sens de l’article 13 de la Convention pour dénoncer un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1.

3. Conclusion

76. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas démontré que les recours qu’il invoque constituent des recours effectifs qui étaient disponibles en théorie et en pratique.

77. Partant, elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

78. Le requérant se plaint également du fait que la procédure pénale dirigée contre lui n’ait pas été menée dans un délai raisonnable.

A. Thèses des parties

79. Le requérant se plaint de la durée excessive de la procédure pénale menée contre lui : celle-ci a débuté le 19 novembre 2002 lors de la délivrance du mandat d’arrêt et n’est toujours pas achevée.

80. Le Gouvernement fait valoir que les saisies litigieuses datent du 19 novembre 2002, qu’elles ont été levées par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles le 10 mai 2011 et que, dans le cadre du référé pénal mis en mouvement par le requérant le 8 décembre 2011, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles s’est prononcée le 12 septembre 2012. Se référant a contrario à l’arrêt Jouan précité et à l’analyse du caractère raisonnable de la durée de la procédure faite par la chambre du conseil, le Gouvernement estime que la durée de la procédure n’a pas été déraisonnable.

B. Appréciation de la Cour

81. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit s’apprécier suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères suivants : la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, Sürmeli, précité, § 128, et McFarlane, précité, § 140). En outre, seules les lenteurs imputables à l’État peuvent amener à conclure à l’inobservation du délai raisonnable (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 186, 22 mai 2012).

82. La période à prendre en considération pour le calcul du délai raisonnable débuta le 19 novembre 2002 lorsque le requérant fut placé sous mandat d’arrêt et informé qu’il était soupçonné de trafic illégal d’or et d’infraction à la législation sur le blanchiment de capitaux. Selon les informations versées au dossier, l’instruction est encore pendante à la date de l’adoption du présent arrêt (23 septembre 2014). La procédure a donc déjà duré onze ans et neuf mois.

83. L’instruction de l’affaire revêt certainement, comme l’ont relevé les juridictions d’instruction, une certaine complexité mais la Cour considère que cela ne suffit pas à expliquer pourquoi la procédure pénale dirigée contre le requérant a déjà connu une telle durée.

84. Pour ce qui est du comportement du requérant, la chambre des mises en accusation a, à plusieurs reprises, souligné que le requérant était à l’origine de la durée de la procédure du fait de ses demandes répétées sur pied de l’article 136 du CIC qui ont eu pour effet de priver le procureur du Roi de la disposition du dossier et d’empêcher la clôture de l’instruction.

85. La Cour rappelle que les requérants peuvent user de toutes les voies procédurales pertinentes qu’offre le droit interne et notamment solliciter la cessation des poursuites pour cause de délais excessifs mais qu’ils doivent agir avec diligence et supporter les conséquences si ces démarches provoquent des retards (voir notamment Boczoń c. Pologne, no 66079/01, § 51, 30 janvier 2007, et McFarlane, précité, § 148).

86. La Cour convient qu’en 2007 et 2008 (voir paragraphes 13 à 15, ci‑dessus), le requérant a contribué à la durée de la procédure dirigée contre lui en usant de manière répétée les voies procédurales prévues par le CIC en vue d’obtenir des mesures d’accélération de la procédure ou la levée des saisies sans qu’on puisse apercevoir quelle était la finalité de ces démarches aussi rapprochées. La conduite du requérant n’explique toutefois pas, selon la Cour, la totalité de la durée.

87. Pour ce qui est du comportement des autorités, la Cour note qu’à plusieurs reprises à partir de 2007, les juridictions d’instruction ont admis que le requérant se plaignait à juste titre des longueurs de procédure et ont pris acte, dans un premier temps, de ce qu’elles résultaient des conditions de travail difficile du parquet de Bruxelles (voir paragraphes 13 et 15, ci‑dessus).

88. Compte tenu de sa jurisprudence constante relative aux problèmes posés par l’engorgement des tribunaux, la Cour estime qu’il ne lui incombe pas de rechercher à quelle autorité attribuer le dépassement observé car, dans tous les cas, c’est la responsabilité de l’État qui se trouve en jeu, l’article 6 § 1 de la Convention obligeant les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que les tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences, notamment celle du délai raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Remzi Aydın c. Turquie, no 30911/04, § 66, 20 février 2007 et références citées).

89. Sur la base de l’ensemble des éléments considérés, la Cour conclut que la complexité de l’instruction et le comportement du requérant n’expliquent pas à eux seuls la longueur de la procédure ; la cause majeure de celle-ci réside dans la manière dont les autorités ont conduit l’affaire.

90. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

91. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

92. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable ni de remboursement des frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement du non-épuisement des recours prévus par le code d’instruction criminelle ;

2. Joint au fond, à la majorité, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement du non-épuisement des recours prévus par le code civil et la rejette ;

3. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

4. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente du juge Spano.

G.R.A.
A.C.

OPINION dissidente DU JUGE SPANO

(Traduction)

I.

1. Comme la Grande Chambre de la Cour l’a récemment rappelé dans l’affaire Vučković et autres c. Serbie ([GC], 25 mars 2014, § 69), « [l]e mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne ».

2. Dans cette affaire, la Grande Chambre a poursuivi ainsi : « [l]a règle de l’épuisement des recours internes est fondée sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (...) L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (...). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (...). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (...) » (Vučković, précité, §§ 71 et 74).

3. Il découle de l’ « hypothèse » d’un lien étroit entre le droit à un recours interne effectif et l’obligation faite aux requérants d’épuiser les recours internes avant de s’adresser à Strasbourg qu’une interprétation excessivement large de ce droit limitera inévitablement l’étendue de cette obligation. Dans ces conditions, exiger des états défendeurs qu’ils apportent la preuve manifeste et quasi-certaine de l’effectivité d’un recours interne – charge souvent insurmontable pour eux compte tenu des vicissitudes de l’évolution de la jurisprudence nationale –, ouvre la voie à l’introduction devant la Cour de griefs qui n’auront pas fait l’objet au préalable de l’examen interne exigé par le principe de subsidiarité, élément central de la relation institutionnelle entre la Cour et les états membres. Aussi la Cour a‑t-elle expressément signalé, au paragraphe 74 de l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Vučković (précitée), que « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question ».

4. Dans cette perspective, et pour les raisons que je préciserai ci-dessous, je me permets d’exprimer mon désaccord avec le rejet, par la majorité, de l’exception d’irrecevabilité opposée par le Gouvernement aux griefs du requérant, tirée du non-épuisement de la voie de recours effective offerte par les articles 1382 et 1383 du code civil belge. La conclusion à laquelle la majorité est parvenue sur ce point n’est pas conforme à une interprétation pratique et raisonnable des articles 13 et 35 § 1 de la Convention qui refléterait de manière appropriée le principe fondamental de subsidiarité tel que le conçoit la Grande Chambre de la Cour. J’estime que le grief du requérant aurait dû être déclaré irrecevable.

II.

5. Le Gouvernement soutient que l’action en réparation prévue par les articles 1382 et 1383 du code civil belge constitue un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention en ce qui concerne le grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 6. Il faut souligner d’emblée, comme la majorité l’indique à juste titre au paragraphe 53 du présent arrêt, qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Grande Chambre que, lorsqu’une personne formule un grief défendable de durée excessive d’une procédure judiciaire interne, l’article 13 de la Convention « permet aussi à un État de choisir entre un recours apte à provoquer l’accélération d’une procédure pendante et un recours indemnitaire permettant d’obtenir a posteriori une compensation pour des retards déjà accumulés. Si le premier type de recours est préférable car il est de nature préventive, un recours indemnitaire peut passer pour effectif lorsque la procédure a déjà connu une durée excessive et qu’il n’existe pas de recours préventif » (McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 108).

6. Pour statuer sur la présente affaire, il est indispensable de garder à l’esprit que ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la question de savoir si les articles 1382 et 1383 du code civil belge offrent un recours effectif en cas de durée excessive de procédures pénales. Dans un premier temps, la Cour avait rejeté la thèse du Gouvernement selon laquelle ces dispositions offraient un recours effectif, en matière pénale comme en matière civile, aux fins de la règle de l’épuisement des voies de recours internes (voir le paragraphe 54 du présent arrêt). Toutefois, dans l’affaire Depauw c. Belgique ((déc), no 2115/04, CEDH 2007-V (extraits)), la Cour est revenue sur sa position pour tenir compte de l’évolution de la jurisprudence interne, et en particulier d’un arrêt de la Cour de cassation belge du 28 septembre 2006 qui avait reconnu la possibilité d’introduire une action en responsabilité extracontractuelle sur le fondement des articles 1382 et 1383 en cas de durée excessive de procédures civiles. Dans cette affaire, la Cour de Strasbourg a jugé que, en matière civile, cette voie de recours avait acquis un degré de certitude suffisant pour qu’il revienne aux requérants de l’épuiser au sens l’article 35 § 1 de la Convention avant qu’ils puissent s’adresser à Strasbourg. Qui plus est, la Cour a par la suite étendu cette jurisprudence au domaine pénal (paragraphe 56 du présent arrêt), en dernier lieu dans l’affaire Tyteca c. Belgique (déc.), no 483/06, 24 août 2010).

7. Dans ces conditions, le gouvernement belge est parfaitement fondé à inviter la Cour, dans ses observations sur la présente requête introduite le 27 mars 2009 et communiquée le 9 janvier 2013 – soit seulement deux ans et demi après l’adoption de la décision Tyteca (précitée) –, à faire preuve de cohérence en maintenant sa position antérieure sur cette question. Le fait que le Gouvernement n’ait pas encore communiqué à la Cour d’exemples de décisions judiciaires faisant application des articles 1382 et 1383 dans des affaires de durée de procédures pénales ne peut en soi justifier que la Cour revienne sur sa jurisprudence. Je tiens à souligner qu’aucune décision en sens contraire démontrant que les juridictions belges écartent ces dispositions en matière pénale n’a été fournie. Qui plus est, les articles 1382 et 1383 sont systématiquement appliqués sur le plan interne aux affaires de durée de procédures civiles, et ils ne contiennent rien – comme d’ailleurs la jurisprudence de la Cour de cassation exposée à la Cour – qui puisse donner à penser que l’action en réparation qu’ils instituent ne s’applique pas à la durée des procédures pénales. C’est ainsi qu’il faut comprendre la jurisprudence antérieure de la Cour, qui qualifie les articles 1382 et 1383 de recours effectif en matière pénale. La majorité n’avance aucun argument convaincant – sur le plan des principes ou sur le fond – propre à justifier un revirement de la jurisprudence de la Cour sur cette question.

En somme, même à admettre que certaines incertitudes demeurent quant à la portée et à la teneur du recours en question, je rappelle une fois encore la position clairement exprimée par la Grande Chambre dans l’affaire Vučković (précitée, § 74), selon laquelle « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (...) ». J’estime que les conclusions auxquelles la majorité est parvenue en l’espèce enfreignent ce précepte fondamental de la Grande Chambre et le postulat sur lequel il repose : le principe de subsidiarité.


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