La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

17/09/2014 | CEDH | N°001-146539

CEDH | CEDH, AFFAIRE MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE, 2014, 001-146539


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requêtes nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08)

ARRÊT

STRASBOURG

17 septembre 2014

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Peer Lorenzen,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Ann Power-Forde,
Işıl Karaka

ş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
Florin Streteanu...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MOCANU ET AUTRES c. ROUMANIE

(Requêtes nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08)

ARRÊT

STRASBOURG

17 septembre 2014

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Peer Lorenzen,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Ann Power-Forde,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Krzysztof Wojtyczek, juges,
Florin Streteanu, juge ad hoc,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 octobre 2013 et 25 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, Mme Anca Mocanu (requête no 10865/09), M. Marin Stoica (requête no 32431/08) et M. Teodor Mărieş, ainsi qu’une personne morale de droit roumain, ayant son siège à Bucarest, l’association « 21 Décembre 1989 » (requête no 45886/07), ont saisi la Cour les 28 janvier 2009, 25 juin 2008 et 13 juillet 2007 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, Mme Mocanu, M. Mărieş et l’association requérante ont été représentés par Me A. Popescu, Me I. Sfîrăială et Me I. Matei, avocats à Bucarest. Mme Mocanu a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire. M. Stoica, qui a été également admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté jusqu’au 8 décembre 2009 par Me D. Nacea, avocate à Bucarest, et, à partir du 22 janvier 2013, par Me D.O. Hatneanu, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents successifs, M. R.H. Radu, puis Mme I. Cambrea, et enfin Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Dans leurs requêtes respectives, les requérants individuels se disaient victimes de la répression violente des manifestations antigouvernementales organisées à Bucarest en juin 1990 et alléguaient que ces événements n’avaient pas fait l’objet d’une enquête effective. Dénonçant les mêmes événements, l’association requérante se plaignait de la durée de la procédure pénale à laquelle elle avait été partie civile.

4. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 3 février 2009, la chambre a décidé de joindre les requêtes nos 45886/07 et 32431/08 et de les communiquer au Gouvernement. Le 15 mars 2011, elle a résolu de communiquer également la requête no 10865/09 au Gouvernement.

5. À la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie alors en fonctions, le Gouvernement a désigné M. Florin Streteanu pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6. Le 13 novembre 2012, une chambre de la troisième section, composée des juges Josep Casadevall, Egbert Myjer, Alvina Gyulumyan, Ján Šikuta, Ineta Ziemele, Luis López Guerra et Florin Streteanu, juge ad hoc, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, a décidé de joindre les trois requêtes et les a déclarées recevables quant aux griefs tirés de l’article 2 de la Convention à l’égard de Mme Mocanu, de l’article 3 de la Convention à l’égard de M. Stoica et de l’article 6 § 1 de la Convention à l’égard de l’association requérante, et irrecevables pour le surplus. La requête no 45886/07 a été déclarée irrecevable à l’égard de M. Mărieş. La chambre a conclu, à l’unanimité, qu’il y avait eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention dans le chef de Mme Mocanu, violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association requérante et qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 34 de la Convention. Elle a également conclu, par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention dans le chef de M. Stoica.

7. Le 12 février 2013, M. Stoica a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 29 avril 2013, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

9. Tant M. Stoica et l’association requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été présentées par l’organisation internationale non gouvernementale Redress, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 2 octobre 2013 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmeC. Brumar,agent,
MmeG. Munteanu,conseil ;

– pour les requérants
MeD.O. Hatneanu, avocate,
MeA. Popescu, avocat,
MeI. Sfîrăială, avocate,conseils,
M.T. Mărieş,président de l’association requérante,
M.M. Stoica,requérant.

La Cour a entendu d’abord Me Hatneanu et MeSfîrăială, puis Mme Brumar et Mme Munteanu, enfin Me Popescu et M. Mărieş en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Mme Anca Mocanu et M. Marin Stoica sont nés en 1970 et 1948 respectivement. Ils résident à Bucarest.

12. L’association « 21 Décembre 1989 » (Asociaţia 21 Decembrie 1989) a été fondée le 9 février 1990 et a son siège à Bucarest.

13. L’association requérante rassemble principalement des personnes ayant été blessées lors de la violente répression des manifestations contre le régime totalitaire organisées en Roumanie en décembre 1989 et les parents de personnes qui y ont trouvé la mort. Elle faisait partie des groupes ayant soutenu les manifestations antigouvernementales qui se sont déroulées à Bucarest d’avril à juin 1990 notamment, et qui réclamaient entre autres l’identification des responsables des violences perpétrées en décembre 1989.

A. Les événements qui se sont déroulés du 13 au 15 juin 1990

1. Synthèse des principaux faits

14. Les principaux faits concernant la répression des manifestations antigouvernementales menée du 13 au 15 juin 1990 ont été décrits dans les décisions des 16 septembre 1998 (paragraphes 99-110 ci-dessous) et 17 juin 2009 (paragraphes 152-163 ci-dessous) rendues par le parquet près la Cour suprême de justice (devenue en 2003 la Haute Cour de cassation et de justice) et dans les décisions de renvoi en jugement (rechizitoriu) rendues par le même parquet en date du 18 mai 2000 et du 27 juillet 2007.

15. Le 13 juin 1990, l’intervention des forces de sécurité contre les manifestants qui avaient investi la place de l’Université et d’autres quartiers de la capitale fit plusieurs victimes civiles, dont l’époux de Mme Mocanu, M. Velicu‑Valentin Mocanu, qui fut tué par un coup de feu tiré depuis le bâtiment du ministère de l’Intérieur.

16. Dans la soirée du 13 juin 1990, M. Stoica et d’autres personnes, manifestants ou non, furent interpellés et maltraités par des policiers en uniforme et des hommes en civil aux abords et dans le sous-sol du bâtiment de la télévision publique.

17. Le 14 juin 1990, des milliers de mineurs provenant pour la plupart de la région minière de la vallée de Jiu (Valea Jiului) furent conduits par convois à Bucarest pour prendre part à la répression des manifestants.

18. Le 14 juin 1990, à 6 h 30, le président roumain s’adressa aux mineurs arrivés sur le parvis du siège du Gouvernement, les invitant à se diriger vers la place de l’Université, à l’occuper et à la défendre contre les manifestants, ce qu’ils firent par la suite.

19. Les violences des 13 et 14 juin 1990 firent plus d’un millier de victimes, dont les noms figurent dans une liste jointe à la décision rendue le 29 avril 2008 par la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.

20. Le siège de plusieurs partis politiques et d’autres institutions, dont celui de l’association requérante, fut attaqué et saccagé. Par la suite, cette dernière se constitua partie civile à la procédure pénale.

21. La procédure pénale portant sur l’homicide par arme à feu de M. Mocanu demeure pendante. L’enquête ouverte sur les mauvais traitements infligés à M. Stoica le 13 juin 1990 a été close par une ordonnance de non-lieu du 17 juin 2009 confirmée par un arrêt de la Haute Cour de cassation et de justice rendu le 9 mars 2011.

22. Les faits exposés dans les décisions des 16 septembre 1998 et 17 juin 2009 et les décisions de renvoi en jugement prises le 18 mai 2000 et le 27 juillet 2007 par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice peuvent se résumer comme suit.

2. Les manifestations organisées durant les premiers mois de 1990

23. La place de l’Université de Bucarest était considérée comme un lieu symbolique de la lutte contre le régime totalitaire de Nicolae Ceauşescu en raison du grand nombre de personnes qui y avaient été tuées ou blessées par la répression armée que le régime avait déclenchée le 21 décembre 1989. Ce fut donc sur cette place que plusieurs associations – dont l’association requérante – appelèrent leurs membres à se rassembler pour protester dans les premiers mois de l’année 1990.

24. Aussi les premières manifestations contre le gouvernement provisoire instauré après la chute du régime Ceauşescu eurent-elles lieu sur la place de l’Université à Bucarest les 12 et 24 janvier 1990, comme l’indique la décision rendue le 17 juin 2009 par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice. Il ressort également de la décision en question qu’une contre‑manifestation fut organisée par le Front du salut national (Frontul Salvării Naţionale – « FSN ») le 29 janvier 1990. À cette occasion, des mineurs venus, entre autres, des bassins houillers de Valea Jiului et Maramureş apparurent à Bucarest. Le siège du parti national libéral fut vandalisé à ce moment-là.

25. À partir du 25 février 1990, des manifestations eurent lieu tous les dimanches. Selon la décision de renvoi en jugement du 27 juillet 2007, elles visaient à stigmatiser l’attitude non démocratique des dépositaires du pouvoir, accusés d’avoir « trahi les idéaux de la révolution », et à alerter la population sur le danger de l’instauration d’un nouveau régime dictatorial.

26. Par la suite fut lancée une campagne électorale pour les élections législatives et l’élection du président de la République, prévues pour le 20 mai 1990.

27. C’est dans ce contexte que débutèrent le 22 avril 1990 des « manifestations marathon » (manifestaţii maraton) non autorisées sur la place de l’Université, à l’initiative de la Ligue des étudiants et d’autres associations, dont l’association requérante. Ces manifestations durèrent cinquante-deux jours, pendant lesquels les manifestants occupèrent la place de l’Université. Il ressort des décisions du 16 septembre 1998 et du 17 juin 2009 que les manifestants, réunis en grand nombre, n’étaient pas violents et demandaient principalement l’exclusion de la vie politique des personnalités qui avaient exercé le pouvoir à l’époque du régime totalitaire. Ils réclamaient en outre une télévision indépendante du pouvoir.

28. Ils exigeaient par ailleurs l’identification des responsables de la répression armée de décembre 1989 et la démission des dirigeants en place, notamment celle du ministre de l’Intérieur, qu’ils tenaient pour responsables de la répression des manifestations anticommunistes de décembre 1989.

29. Le 22 avril 1990, 14 manifestants furent arrêtés par la police au motif que la manifestation n’avait pas été autorisée. Face à la réaction de la population, qui était venue se joindre aux manifestants de la place de l’Université, la police libéra les 14 personnes arrêtées. Les jours suivants, les autorités n’eurent plus recours à la force, bien que la mairie de Bucarest n’eût toujours pas autorisé le rassemblement.

30. Les pourparlers engagés entre les manifestants et le gouvernement provisoire aboutirent à une impasse.

31. Le 20 mai 1990, les élections présidentielles et parlementaires eurent lieu. Elles furent remportées par le FSN et son dirigeant, qui s’était porté candidat à la présidence.

32. Au lendemain de ces élections, le mouvement de protestation se poursuivit place de l’Université, mais il avait perdu de son ampleur initiale. Sur les quelque 260 personnes encore présentes, 118 avaient entamé une grève de la faim.

3. La réunion tenue par l’exécutif le 11 juin 1990

33. Dans la soirée du 11 juin 1990, le président roumain nouvellement élu et son Premier ministre convoquèrent une réunion gouvernementale à laquelle participèrent le ministre de l’Intérieur et son adjoint, le ministre de la Défense, le directeur du service roumain de renseignements (Serviciul Român de Informaţii – « le SRI »), le premier vice-président du FSN – le parti au pouvoir – et le procureur général de la Roumanie. Cela est établi dans les décisions du parquet des 16 septembre 1998 et 17 juin 2009.

34. Lors de cette réunion, il fut décidé de prendre des mesures en vue d’évacuer la place de l’Université pour le 13 juin 1990. En outre, il fut proposé d’apporter aux organes de l’État – police et armée – le renfort de quelque 5 000 civils mobilisés. La mise en œuvre de cette mesure fut confiée au premier vice-président du FSN. Deux membres du comité directeur de ce parti s’y opposèrent, en vain. Il ressort de la décision du 17 juin 2009 qu’un plan d’action établi par le général C. fut approuvé par le Premier ministre.

35. Le même soir, le parquet général (Procuratura Generală) fit diffuser par la télévision publique un communiqué invitant le gouvernement à prendre des mesures en vue de rendre la place de l’Université à la circulation automobile.

36. Lors d’une réunion qui eut lieu au cours de la même soirée et à laquelle participèrent le ministre de l’Intérieur, le chef du SRI et le chef de la police, le général D.C. présenta le plan d’évacuation de la place de l’Université par la police et la gendarmerie assistées des forces recrutées parmi les civils. Selon ce plan, l’opération devait « commencer le 13 juin 1990 à 4 heures par l’encerclement du périmètre, l’arrestation des manifestants et le rétablissement de l’ordre public ».

4. Le déroulement des événements du 13 juin 1990

37. Le 13 juin 1990, vers 4 h 30, les forces de police et de gendarmerie chargèrent brutalement les manifestants de la place de l’Université. Les manifestants arrêtés furent conduits et enfermés dans les locaux de la police municipale de Bucarest. Parmi les 263 personnes appréhendées (ou 262, selon la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000) se trouvaient des étudiants présents dans les locaux de l’Institut d’architecture situés place de l’Université, qui n’avaient pas participé aux manifestations. La décision du 17 juin 2009 indique que les 263 personnes appréhendées furent conduites à la garnison militaire de Măgurele après leur incarcération dans les cellules de la police.

38. L’opération de police suscita des protestations de la part de nombreuses personnes, qui réclamèrent la libération des manifestants appréhendés. Selon la décision du 16 septembre 1998, ces personnes s’en prirent violemment aux forces de l’ordre, lançant des projectiles et incendiant des voitures. Selon la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000, ces agissements étaient l’œuvre de quelques individus au comportement agressif qui s’étaient joints aux groupes de manifestants pacifiques.

39. Vers 10 heures, des ouvriers des usines IMGB de Bucarest se dirigèrent en masse vers la place de l’Université pour aider les forces de police à appréhender les manifestants. D’après la décision du 16 septembre 1998, ils agirent de manière désordonnée et brutale, frappant aveuglément et indistinctement manifestants et simples passants.

40. Dans l’après-midi du 13 juin 1990, les manifestations s’intensifièrent aux abords de la télévision, de la place de l’Université, du ministère de l’Intérieur et des locaux de la police municipale, autant de lieux où, d’après les manifestants, les personnes appréhendées pouvaient être retenues prisonnières.

41. À la suite de ces incidents, l’armée intervint et plusieurs véhicules blindés furent envoyés au siège du ministère de l’Intérieur.

42. Il ressort d’un rapport rédigé par le ministère de l’Intérieur, dont le Gouvernement a fait état dans ses observations, que, vers 18 heures, le siège du ministère de l’Intérieur était encerclé par 4 000 à 5 000 manifestants, et que, sur ordre des généraux A.G. et C.M, des militaires postés à l’intérieur du ministère avaient tiré vers les plafonds des halls afin de les disperser.

43. Les coups de feu tirés au siège du ministère de l’Intérieur tuèrent trois personnes.

44. C’est dans ces circonstances que, vers 18 heures, alors qu’il se trouvait à quelques mètres de l’une des portes du ministère, l’époux de la requérante fut tué par une balle qui l’avait touché à l’arrière de la tête après avoir ricoché. Ces faits sont décrits en détail dans les décisions du 18 mai 2000 et du 27 juillet 2007, qui ont renvoyé en jugement le ministre de l’Intérieur de l’époque, un général et trois colonels. Selon la première décision de renvoi en jugement, l’époux de la requérante et les autres victimes, qui revenaient de leurs lieux de travail ce jour-là, n’étaient pas armés et n’avaient pas participé auparavant aux manifestations marathon de la place de l’Université. Simples spectateurs des événements, ils avaient été tués par des balles ayant ricoché.

45. Les forces de l’ordre tuèrent par balle une quatrième personne dans un autre quartier de la capitale. Une autre mourut après avoir été poignardée dans le quartier de la télévision.

46. Le 13 juin 1990, aucun militaire ne subit de violences de la part des manifestants, comme cela ressort de la décision de renvoi en jugement du 27 juillet 2007. Selon ce document, l’armée avait tiré 1 466 balles depuis le siège du ministère de l’Intérieur ce jour-là.

47. Par ailleurs, d’autres personnes parmi lesquelles se trouvait M. Stoica furent battues et retenues par des policiers et des civils au siège de la télévision publique, dans les circonstances décrites ci-dessous.

48. Le siège de la télévision publique était alors gardé par 82 militaires appuyés par 14 véhicules blindés, renforcés par la suite par d’autres forces armées, dont les plus importantes comptaient 156 militaires (arrivés sur les lieux à 19 heures), un détachement de parachutistes (arrivé à 19 h 30), 646 militaires (arrivés à 20 heures), 118 parachutistes (arrivés à 23 heures) et 360 militaires avec 13 autres véhicules blindés (arrivés à 23 heures).

49. Vers 1 heure, les manifestants furent chassés du siège de la télévision à la suite de cette intervention en force.

5. Circonstances propres à M. Stoica

50. Le 13 juin 1990, en fin d’après-midi, alors qu’il se rendait à son lieu de travail à pied en passant par une rue proche du siège de la télévision publique, le requérant fut brutalement arrêté par un groupe de personnes armées et conduit de force dans les locaux de la télévision. En présence de policiers et de militaires qui se trouvaient là, des civils le frappèrent et le ligotèrent avant de l’emmener au sous-sol du bâtiment. Il fut ensuite conduit dans un studio de la télévision, où se trouvaient déjà plusieurs dizaines de personnes. Ils y furent filmés en présence du directeur de la chaîne publique de télévision de l’époque. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1990, des enregistrements furent diffusés, assortis de commentaires qui présentaient les intéressés comme des agents de services secrets étrangers ayant menacé de détruire les locaux et les biens de la télévision.

51. La même nuit, le requérant fut battu, frappé à la tête avec des objets contondants et menacé avec des armes à feu jusqu’à en perdre connaissance.

52. Il se réveilla vers 4 h 30 à l’hôpital Floreasca de Bucarest. D’après le rapport d’expertise médicolégale établi le 18 octobre 2002, il ressortait du certificat médical délivré par le service des urgences chirurgicales de l’hôpital que l’intéressé y avait été admis le 14 juin 1990, vers 4 h 30, et que l’on avait diagnostiqué chez lui une contusion thoracique abdominale du côté gauche, des excoriations du thorax du côté gauche dues à une agression et un traumatisme crânio‑cérébral.

53. Vers 6 h 30, par peur de la répression, il s’enfuit de l’hôpital qui était encerclé par des policiers.

54. Ses pièces d’identité lui avaient été confisquées dans la nuit du 13 au 14 juin 1990. Il fut invité à aller les chercher trois mois plus tard à la direction des enquêtes criminelles de l’Inspection générale de la police. Entre-temps, il était demeuré cloîtré chez lui, de crainte d’être à nouveau arrêté, torturé et incarcéré.

6. L’arrivée des mineurs à Bucarest

55. D’après la décision du 16 septembre 1998, le témoin M.I., ingénieur de profession et chef de service à l’agence de Craiova de la Société nationale des chemins de fer (Regionala CFR Craiova) à l’époque des faits, avait déclaré que, dans la soirée du 13 juin 1990, le directeur de cette agence avait ordonné de supprimer des trains réguliers et de mettre à la disposition des mineurs, à la gare de Petroşani, au cœur de l’exploitation minière de la vallée du Jiu, 4 convois de trains composés de 57 wagons au total.

56. M.I. avait ajouté que cet ordre lui avait paru abusif et qu’il avait tenté d’empêcher le transport des mineurs vers Bucarest en coupant l’alimentation électrique de la ligne ferroviaire sur le trajet indiqué. Il avait précisé que, face à sa désobéissance, le directeur de l’agence l’avait fait remplacer et avait fait remettre la ligne ferroviaire en fonction vers 21 heures. Par la suite, M.I. aurait été licencié et déféré au parquet.

57. Il ressort de la décision rendue le 10 mars 2009 par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice que, le 14 juin 1990, 11 trains – 120 wagons au total – transportant des ouvriers, notamment des mineurs, avaient été acheminés vers Bucarest depuis plusieurs zones industrielles du pays. Le premier d’entre eux était arrivé à Bucarest à 3 h 45, le dernier à 19 h 8.

58. Il ressort de la décision du 16 septembre 1998 que les mineurs avaient été informés qu’ils devraient apporter leur concours aux forces de police afin de rétablir l’ordre public à Bucarest et qu’ils étaient armés de haches, de chaînes, de bâtons et de câbles métalliques.

59. La décision du 10 mars 2009 indique que les mineurs s’étaient rassemblés à l’appel des dirigeants de leur syndicat. Entendu comme témoin, le président de la fédération syndicale des mineurs – devenu maire de la ville de Lupeni en 1998 – avait déclaré que cinq trains transportant des mineurs étaient arrivés à la gare de Bucarest le 14 juin 1990 vers 1 heure, que les mineurs avaient été accueillis par le ministre-adjoint aux Mines et un directeur général de ce ministère, et que ces deux hauts responsables gouvernementaux les avaient conduits place de l’Université.

7. Le déroulement des événements du 14 juin 1990

60. Au matin du 14 juin 1990, des groupes de mineurs firent une première halte place de la Victoire (Piaţa Victoriei), où se trouvait le siège du gouvernement.

61. Vers 6 h 30, le chef de l’État s’adressa aux mineurs regroupés devant le siège du gouvernement, les invitant à coopérer avec les forces de l’ordre et à ramener le calme sur la place de l’Université et dans les autres quartiers où des incidents avaient eu lieu. Dans ce discours, intégralement reproduit dans la décision du 17 juin 2009, il les exhorta à se diriger vers la place de l’Université pour l’occuper, leur faisant savoir qu’ils seraient confrontés à des « éléments ouvertement fascistes qui s’étaient livrés à des actes de vandalisme » en incendiant le siège du ministère de l’Intérieur et celui de la Police et en « investissant le bâtiment de la télévision ».

62. Aussitôt après, des cohortes de mineurs furent conduites « par des personnes non identifiées » au siège des partis d’opposition et des associations réputées hostiles au pouvoir.

63. Les mineurs étaient encadrés par les forces de l’ordre du ministère de l’Intérieur, avec lesquelles ils formaient des « équipes mixtes », et s’étaient lancés à la recherche des manifestants. Il ressort de la décision du 17 juin 2009 que se produisirent à cette occasion des « actes d’une extrême cruauté, les violences frappant indistinctement les manifestants et des habitants de la capitale totalement étrangers aux manifestations ». La décision du 10 mars 2009 indique que les mineurs s’en étaient également pris aux domiciles de personnes appartenant à l’ethnie Rom. Selon la même décision, les mineurs avaient des « critères de sélection » pour identifier les personnes suspectes à leurs yeux d’avoir participé aux manifestations de la place de l’Université, s’attaquant « en règle générale, aux Roms, aux étudiants, aux intellectuels, aux journalistes et à quiconque ne reconnaissait pas leur légitimité ».

64. Les groupes de mineurs et les autres personnes qui les accompagnaient avaient saccagé le siège du Parti national paysan (Partidul Naţional Ţărănesc Creştin şi Democrat), celui du Parti national libéral, et celui d’autres personnes morales telles que l’Association des anciens détenus politiques (Asociaţia Foştilor Deţinuţi Politici), la Ligue pour la défense des droits de l’homme (Liga pentru Apărarea Drepturilor Omului) et l’Association « 21 Décembre 1989 » (« l’association requérante »).

65. D’après la décision du 16 septembre 1998, aucune des personnes qui se trouvaient à ce moment-là au siège de ces partis politiques et associations ne fut épargnée par les mineurs. Toutes furent agressées et dépossédées de leurs biens. Bon nombre d’entre elles furent appréhendées, remises à la police – qui se trouvait là « comme par hasard » – et incarcérées de manière totalement irrégulière.

66. D’autres groupes de mineurs s’étaient dirigés vers la place de l’Université. En y arrivant, ils pénétrèrent par effraction dans les locaux de l’Université et de l’Institut d’architecture, situés sur cette place. Ils molestèrent le personnel et les étudiants qu’ils y rencontrèrent, leur infligeant des violences et des humiliations. Ils appréhendèrent les personnes présentes dans ces locaux et les remirent à la police et aux gendarmes. Les personnes arrêtées furent conduites par les forces de l’ordre dans des commissariats de police ou dans les unités militaires de Băneasa et de Măgurele.

67. Les mineurs investirent ensuite les rues situées autour de la place de l’Université et y poursuivirent leurs agissements.

68. Selon la décision du 17 juin 2009, 1 021 personnes – dont 63 n’étaient pas majeures à ce moment-là – furent appréhendées dans ces conditions. Cent quatre-vingt-deux d’entre elles furent placées en détention provisoire, 88 se virent infliger une sanction administrative et 706 personnes furent libérées « après vérifications ».

69. La décision du 16 septembre 1998 énonce que « les mineurs [avaient] mis un terme à leurs actes justiciers le 15 juin 1990, après avoir reçu du président roumain des remerciements publics pour ce qu’ils avaient réalisé dans la capitale et l’autorisation de retourner à leur travail ».

70. Il en ressort également que certaines des personnes battues et incarcérées furent illégalement privées de liberté pendant plusieurs jours et que plusieurs d’entre elles recouvrèrent la liberté le 19 ou le 20 juin 1990.

71. Les autres personnes gardées à vue furent placées en détention provisoire pour trouble à l’ordre public sur décision d’un procureur, notamment l’actuel président de l’association requérante, qui fut acquitté par la suite de toutes les accusations portées contre lui.

72. La décision du 17 juin 2009 précise que les mineurs avaient agi en étroite collaboration avec les forces de l’ordre et sur les instructions des dirigeants de l’État. Ses passages pertinents se lisent ainsi :

« Les 14 et 15 juin 1990, les mineurs ont commis en groupes coordonnés par des civils agissant au nom et avec l’accord des dirigeants de l’État [în numele şi cu acordul conducerii de stat] des actes auxquels les forces de l’ordre de l’État ont pleinement collaboré [deplină cooperare] et qui ont causé non seulement des dommages corporels aux personnes appréhendées pour vérifications, mais aussi de multiples dégâts au siège de l’Université de Bucarest, de l’Institut d’architecture, de plusieurs partis politiques et d’associations civiles ainsi qu’aux logements de personnalités des partis dits « historiques ». (...)

Les investigations menées par les procureurs militaires n’ont pas permis d’identifier les personnes en civil qui s’étaient mêlées aux mineurs, les victimes entendues ayant distingué les mineurs de leurs autres agresseurs en désignant les premiers comme étant des « mineurs sales » et les seconds comme étant des « mineurs propres ». »

8. Circonstances propres à l’association requérante

73. Le 13 juin 1990, l’association requérante condamna publiquement les violences survenues le même jour.

74. Vers 23 heures, les responsables de l’association décidèrent de passer la nuit au siège de celle-ci par mesure de sécurité. Sept d’entre eux y demeurèrent cette nuit-là.

75. Le 14 juin 1990, à 7 heures, un groupe de mineurs pénétra dans les locaux de l’association requérante après avoir brisé les vitres d’une fenêtre. Ceux-ci ne commirent aucune violence dans les premières minutes de leur intrusion, faisant preuve d’une certaine retenue. Quelque temps après, un civil non identifié qui n’était pas des leurs arriva sur les lieux et se mit à frapper l’un des membres de l’association. Les mineurs l’imitèrent, passant à tabac les sept membres de l’association, qui furent ensuite appréhendés par les forces de l’ordre.

76. Dans la journée du 14 juin 1990, tous les biens et documents de l’association furent confisqués au mépris des formalités légales, sous le contrôle des troupes du ministère de la Défense.

77. Le 22 juin 1990, les responsables de l’association purent revenir dans les locaux de l’association, en présence de la police.

9. La suite des événements du 13 au 15 juin 1990

78. Il ressort des décisions précitées du parquet que, au lieu de regagner immédiatement leurs foyers respectifs, 958 mineurs étaient restés à Bucarest, « prêts à intervenir si les manifestations de protestation reprenaient » en prévision notamment du serment que le président nouvellement élu devait prêter dans les jours suivants. Du 16 au 19 juin 1990, ces mineurs furent hébergés dans les casernes militaires de Bucarest, où ils reçurent des uniformes militaires.

79. La décision du 16 septembre 1998 indique que l’enquête n’a pas permis d’établir l’identité de ceux qui avaient donné l’ordre d’héberger et d’équiper les mineurs, mais elle précise que « pareille mesure ne pouvait avoir été prise ailleurs qu’au ministère de la Défense, pour le moins ».

80. Il ressort d’un communiqué du ministère de la Santé daté du 15 juin 1990 et cité dans la décision du 17 juin 2009 que 467 personnes s’étaient présentées à l’hôpital entre le 13 et le 15 juin 1990 à 6 heures à la suite des violences commises, que 112 y avaient été admises et que 5 décès avaient été enregistrés.

81. Selon la même décision du 17 juin 2009, des agents de police, des mineurs et ultérieurement des militaires conscrits chargés d’encadrer ces derniers avaient eu recours à une force excessive contre les 574 manifestants et les autres personnes – parmi lesquelles figuraient des enfants, des personnes âgées et des malvoyants – appréhendés et placés en détention dans l’unité militaire de Măgurele. Il en ressort que les détenus y avaient subi des violences et des agressions de nature « psychique, physique et sexuelle », qu’ils avaient été incarcérés dans des conditions inappropriées et qu’ils avaient reçu des soins médicaux tardifs et inadéquats.

B. L’enquête pénale

82. Les violences de juin 1990, au cours desquelles l’époux de Mme Mocanu fut tué, dont M. Stoica allègue avoir été victime et qui conduisirent au saccage du siège de l’association requérante donnèrent lieu en 1990 à l’ouverture d’une enquête. Au début, celle-ci était fractionnée en plusieurs centaines de dossiers distincts.

83. Le 29 mai 2009, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice adressa à l’agent du Gouvernement une lettre où ces faits étaient résumés de la manière suivante :

« Au cours de la période 1990‑1997, des centaines de plaintes portant sur des vols, des destructions, des vols à main armée, des atteintes à l’intégrité corporelle, des privations illégales de liberté et d’autres faits commis dans le contexte des exactions perpétrées par des mineurs les 14 et 15 juin 1990 à Bucarest ont été inscrites au rôle du parquet près le tribunal départemental de Bucarest et des parquets d’arrondissement. La majorité de ces dossiers ont débouché sur des non-lieux en raison de l’impossibilité d’identifier les responsables. »

84. Aucune décision de non-lieu ne fut communiquée à Mme Mocanu ni à l’association requérante, qui s’était constituée partie civile à la procédure.

85. Par la suite, ces dossiers ont été joints et le cadre de l’enquête s’est élargi à partir de 1997 après que les faits eurent reçu une qualification juridique différente impliquant une responsabilité pénale aggravée. De hauts responsables de l’armée et de l’État furent inculpés les uns après les autres et l’ensemble de l’enquête fut transférée à la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice (Parchetul de pe lângă Curtea Supremă de Justiţie - Secţia Parchetelor Militare) sous le numéro 160/P/1997.

86. Du 22 octobre 1997 au 27 octobre 1999, 213 dossiers déjà ouverts furent joints au dossier no 160/P/1997, dont 46 le 22 octobre 1997, 90 le 16 septembre 1998 et 69 le 22 octobre 1999.

87. Le 26 juin 2000, la section militaire dudit parquet se fit adresser 748 dossiers concernant les événements du 13 au 15 juin 1990 et se rapportant notamment aux privations de liberté abusives du 13 juin 1990.

88. Dans la décision du 17 juin 2009, l’état du dossier constitué après la jonction de toutes ces affaires est décrit de la manière suivante :

« Une grande partie des documents versés aux 250 volumes du dossier sont des photocopies qui ne portent pas de tampon, ni d’attestation de conformité à l’original. Les pièces figurant dans chacun de ces volumes ne sont pas classées de manière chronologique, par sujet ou selon un autre critère, mais de manière désordonnée. Certaines d’entre elles sont étrangères à l’affaire (par exemple, le volume 150 contient des dossiers de disparitions intervenues après juin 1990). (...) »

89. Le 16 septembre 1998, le dossier no 160/P/1997 fut scindé en quatre dossiers et la poursuite de l’enquête fut confiée à la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice.

90. Le 8 janvier 2001, trois de ces quatre dossiers furent joints. Après cette date, l’enquête se concentra sur deux affaires principales.

91. La première d’entre elles portait sur des faits d’incitation ou de participation à un homicide aggravé, notamment sur la personne de Velicu‑Valentin Mocanu. Les personnes accusées de ces faits étaient le président roumain de l’époque et cinq hauts responsables de l’armée au nombre desquels figurait le ministre de l’Intérieur.

92. L’acte d’accusation du 19 juin 2007 et la décision subséquente de disjoindre les accusations du 19 juillet 2007 indiquent que, sur ordre de l’ancien président, les forces armées avaient usé de leurs armes et de munitions de guerre contre des manifestants dans la soirée du 13 juin et la nuit du 13 au 14 juin 1990, tuant quatre personnes, en blessant trois autres et mettant en danger la vie d’autres individus.

93. Par la suite, les accusations portées contre l’ancien président furent disjointes de celles dirigées contre les autres accusés, des officiers de haut rang, et celui-ci bénéficia d’un non-lieu.

94. Au 2 octobre 2013, ce premier volet de l’enquête était toujours pendant à l’égard de deux des officiers en question, les trois autres étant décédés entre-temps.

95. L’autre dossier portant sur les événements de juin 1990, notamment sur la plainte pénale pour violences déposée par M. Stoica et le saccage des locaux de l’association requérante, concernait des faits d’incitation ou de participation à des actes de sédition (subminarea puterii de stat), de sabotage (actele de diversiune), de traitements inhumains (tratamentele neomenoase), de provocation à la guerre (propaganda pentru război) ainsi que de génocide au sens de l’article 357 a) à c) du code pénal.

96. Les personnes accusées de ces faits étaient l’ancien président, plusieurs officiers de haut rang et des dizaines de civils. Des poursuites furent engagées du chef de ces faits contre l’ancien président le 9 septembre 2005, et contre l’ancien chef du SRI le 12 juin 2006.

97. Ce second volet de l’enquête se termina par une décision de non-lieu adoptée le 17 juin 2009. Cette décision fut confirmée par un arrêt rendu le 9 mars 2011 par la Haute Cour de cassation et de justice sur recours de M. Stoica.

98. Les principales étapes de l’enquête sont détaillées ci‑après.

1. La décision adoptée le 16 septembre 1998

99. Le 16 septembre 1998, la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice se prononça sur le dossier no 160/P/1997 à la suite d’une enquête concernant 63 personnes victimes de violences et d’arrestations abusives, au nombre desquelles figuraient Mme Mocanu et 3 membres de l’association requérante, ainsi que cette dernière et 11 autres personnes morales dont les locaux avaient été saccagés lors des événements qui s’étaient déroulés du 13 au 15 juin 1990.

100. Trois de ces 63 victimes mentionnées dans le tableau figurant dans la décision rendue le 16 septembre 1998 avaient été agressées et privées de liberté au siège de la télévision publique. Dans sa dernière colonne relative au stade des investigations menées, le tableau mentionne à l’égard de ces trois personnes « qu’il n’a[vait] pas été enquêté sur l’affaire (cauza nu este cercetată) ».

101. Dans la décision en question, la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice indiquait que d’autres plaintes étaient pendantes devant le parquet civil.

102. Elle y ajoutait que sa décision portait également sur « une centaine d’homicides présumés commis lors des événements du 13 au 15 juin 1990, [dont les victimes] auraient été incinérées ou inhumées dans des fosses communes, dans des cimetières de villages proches de Bucarest (notamment à Străuleşti) ».

103. Elle y indiquait aussi que l’enquête n’avait pas permis jusqu’alors d’identifier les personnes qui avaient effectivement mis en œuvre la décision de l’exécutif de faire appel à des civils pour rétablir l’ordre à Bucarest. Selon le parquet, cette lacune de l’enquête tenait au fait « qu’aucune des personnes qui exerçaient des fonctions de commandement à l’époque des faits n’a[vait] été entendue », notamment le président roumain alors en exercice, le Premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur, le chef de la police, le directeur du SRI et le ministre de la Défense.

104. Dans sa décision, la section militaire ordonna la scission de l’affaire en quatre dossiers distincts.

105. Le premier de ces dossiers avait pour objet la poursuite de l’enquête concernant l’homicide par arme à feu de quatre civils, dont l’époux de la requérante.

106. Le deuxième dossier visait les personnes qui avaient exercé des fonctions de commandement civil ou militaire. Les autorités décidèrent de poursuivre l’enquête à leur égard, notamment pour abus de pouvoir contre des intérêts publics ayant entraîné des conséquences graves, infraction réprimée par l’article 248 § 2 du code pénal, et d’enquêter également sur l’enrôlement d’un groupe social aux côtés des forces de l’ordre pour combattre d’autres pans de la société.

107. Le troisième dossier portait sur la poursuite des investigations qui devaient conduire, le cas échéant, à la découverte d’autres victimes tuées lors des violences perpétrées du 13 au 15 juin 1990 (paragraphe 102 ci‑dessus).

108. Enfin, estimant que l’action publique était prescrite, la section militaire du parquet décida de classer sans suite les poursuites engagées contre des personnes non identifiées membres des forces de l’ordre ou de groupes de mineurs pour des faits de vol à main armée, de privation illégale de liberté, de comportement abusif, d’enquête abusive, d’abus de pouvoir contre des intérêts privés, de coups et blessures, d’atteinte à l’intégrité corporelle, de destruction de biens, de vol, de violation de domicile, de prévarication et de viol, commis entre le 13 et le 15 juin 1990.

109. Cette dernière partie de la décision du 16 septembre 1998 fut infirmée par une décision rendue le 14 octobre 1999 par le chef de la section militaire du parquet (Şeful Secţiei Parchetelor Militare) près la Cour suprême de justice, qui ordonna la reprise des poursuites et des investigations destinées à identifier toutes les victimes, précisant à ce dernier égard qu’il était établi que le nombre de victimes dépassait largement celui des parties lésées indiqué dans la décision critiquée.

110. En outre, la décision du 14 octobre 1999 précisait que les enquêteurs n’avaient pas mené jusqu’alors d’investigations sur la « collusion avérée » entre le ministère de l’Intérieur et les dirigeants des exploitations minières « en vue de l’organisation d’un véritable appareil de répression illégale », collusion qui, selon cette décision, était établie par les preuves versées au dossier.

2. La suite de l’enquête dirigée contre des hauts responsables de l’armée pour participation à un homicide

111. Après la décision du 16 septembre 1998, les investigations sur l’homicide de M. Mocanu se poursuivirent sous le numéro de dossier 74/P/1998 (voir le paragraphe 105 ci-dessus).

112. Mme Mocanu et les deux enfants qu’elle avait eus avec la victime se constituèrent parties civiles.

113. Deux généraux – l’ancien ministre de l’Intérieur et son adjoint – et trois officiers supérieurs furent inculpés des homicides commis le 13 juin 1990, notamment celui de l’époux de la requérante, les 12, 18 et 21 janvier 2000 et le 23 février 2000 respectivement.

114. Une décision (rechizitoriu) du 18 mai 2000 les renvoya tous les cinq en jugement au motif qu’ils avaient réclamé – et ordonné s’agissant des deux généraux – l’ouverture du feu avec des munitions de guerre, acte qui avait causé la mort de quatre individus et provoqué de graves blessures chez neuf autres personnes.

115. Par une décision du 30 juin 2003, la Cour suprême de justice renvoya l’affaire à la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice pour un complément d’enquête destiné à remédier à diverses lacunes et requalifia les faits en participation à des homicides aggravés. Par ailleurs, elle ordonna la réalisation de diverses mesures d’enquête.

116. Mme Mocanu, d’autres parties civiles et ledit parquet se pourvurent en cassation contre cette décision. Leurs pourvois furent rejetés par un arrêt rendu le 16 février 2004 par la Haute Cour de cassation et de justice (anciennement dénommée Cour suprême de justice, voir également le paragraphe 14 ci-dessus).

117. Après la reprise de l’enquête, les poursuites contre les cinq accusés furent abandonnées par une décision du 14 octobre 2005. Cette décision ayant été infirmée le 10 septembre 2006, les poursuites furent rouvertes.

118. Après avoir procédé au complément d’enquête selon les instructions figurant dans l’arrêt du 30 juin 2003, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice renvoya en jugement l’ancien ministre de l’Intérieur, son adjoint et deux autres officiers supérieurs de l’armée par une décision du 27 juillet 2007. Elle prononça un non-lieu concernant le cinquième officier, décédé entre-temps.

Selon cette décision, « l’absence de réaction des autorités publiques » et l’absence d’enquête effective immédiate « a[vaient] mis en danger l’existence même de la démocratie et de l’État de droit ».

119. Par un arrêt du 17 décembre 2007, la Haute Cour de cassation et de justice ordonna le renvoi de l’affaire à la section militaire du parquet pour vice de procédure, au motif principal que les poursuites pénales contre un ancien ministre relevaient d’une procédure spéciale exigeant une autorisation parlementaire préalable.

120. Le 15 avril 2008, la section militaire du parquet près la Haute Cour forma un pourvoi contre cette décision, qui fut rejeté le 23 juin 2008.

121. Le 30 avril 2009, la section militaire du parquet près la Haute Cour se déclara incompétente pour connaître de ce volet de l’affaire au motif principal que le personnel de la police – y compris le ministre de l’Intérieur – étaient devenus des fonctionnaires civils à la suite d’une réforme législative et, que, de ce fait, les tribunaux et parquets militaires n’avaient plus compétence pour connaître des crimes commis par eux, même s’ils les avaient perpétrés à l’époque où ils étaient encore des militaires. En conséquence, elle s’en dessaisit au profit de l’une des sections pénales de droit commun du même parquet, à savoir de la section de poursuite pénale et de criminalistique (Secţia de urmărire penală şi criminalistică).

122. Par une décision du 6 juin 2013, cette dernière abandonna les poursuites dirigées contre l’ancien ministre et son adjoint, décédés le 2 novembre 2010 et le 4 février 2013 respectivement.

123. Par la même décision, ladite section du parquet se déclara incompétente à l’égard des deux derniers accusés encore en vie, les colonels C.V. et C.D., dont elle renvoya les affaires au parquet près le tribunal militaire territorial de Bucarest.

124. Cette enquête était pendante devant ce parquet au 2 octobre 2013.

3. Les accusations portées contre l’ancien président de la République au sujet du décès de l’époux de Mme Mocanu

125. Ce volet de l’enquête concerne les accusations portées contre l’ancien président de la République roumaine au sujet des victimes tuées ou blessées par les tirs effectués par l’armée le 13 juin 1990.

126. L’ancien président de la République, en exercice de 1989 à 1996 et de 2000 à 2004, fut inculpé le 19 juin 2007, date à laquelle il exerçait les fonctions de sénateur et était membre du Parlement. Il était accusé d’avoir « délibérément incité les militaires à recourir à la force contre les manifestants de la place de l’Université et d’autres quartiers de la capitale, acte dont plusieurs personnes tuées ou blessées par balle avaient été victimes ». Ces faits furent qualifiés de participation lato sensu à des homicides aggravés, crime réprimé par les articles 174, 175 e) et 176 b) du code pénal combinés avec l’article 31 § 2 du même code.

127. Le 19 juillet 2007, ces accusations furent disjointes du dossier no 74/P/1998. L’enquête se poursuivit sous le numéro de dossier 107/P/2007.

128. Entre-temps, le 20 juin 2007, la Cour constitutionnelle avait rendu un arrêt, dans une autre affaire sans rapport avec la présente espèce, écartant la compétence des juridictions militaires pour juger ou poursuivre des accusés civils. En conséquence, par une décision prise le 20 juillet 2007, la section militaire du parquet se déclara incompétente pour connaître du dossier no 107/P/2007 et s’en dessaisit au profit de l’une des sections pénales de droit commun.

129. Le 7 décembre 2007, le procureur général de la Roumanie infirma pour vices de procédure la décision d’inculpation du 19 juin 2007 et ordonna la reprise de l’enquête.

130. Le 10 octobre 2008, la section de poursuite pénale et de criminalistique du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice rendit une décision de non-lieu, estimant qu’il n’y avait pas de lien de causalité entre l’ordre d’évacuation de la place de l’Université donné par l’ancien président et la décision prise par trois officiers avec l’accord de leurs supérieurs – le général A. et le général C. (ministre de l’Intérieur) – de faire ouvrir le feu sur les manifestants.

Pour se prononcer ainsi, le parquet avait considéré que les objectifs du plan d’action établi le 12 juin 1990 avaient été exécutés jusqu’à 9 heures le lendemain matin et que les événements qui avaient suivi, y compris les ordres de tir ultérieurs, étaient totalement étrangers à ce plan et imprévisibles par les auteurs de celui-ci.

131. Le 3 novembre 2008, Mme Mocanu et d’autres parties lésées contestèrent ce non-lieu.

132. Le 18 décembre 2009, une formation de trois juges de la Haute Cour de cassation et de justice rejeta leurs recours, les jugeant irrecevables, tardifs ou mal fondés, selon le cas. Elle conclut à l’absence de lien de causalité entre les actes imputés à l’ancien président et les suites imprévisibles des manifestations qui avaient causé la mort de plusieurs personnes. Par ailleurs, elle releva que trois des parties lésées – veuves ou parentes des victimes tuées les 13 et 14 juin 1990 –, au nombre desquelles figurait Mme Mocanu, avaient déclaré à l’audience du 11 décembre 2009 qu’elles n’entendaient pas contester le non‑lieu prononcé à l’égard de l’ancien président et qu’elles souhaitaient seulement que les responsables des homicides fussent identifiés et que leur responsabilité fût engagée. Sur pourvoi des parties civiles, cette décision fut confirmée par un arrêt rendu le 25 octobre 2010 par un collège de neuf juges de la Haute Cour.

4. Les actes d’instruction sur les circonstances du décès de M. Mocanu

133. Il ressort du rapport médicolégal de l’autopsie pratiquée sur l’époux de Mme Mocanu que celui-ci était mort des blessures par balle qui lui avaient été infligées.

134. La requérante formula sa première demande expresse de constitution de partie civile le 11 décembre 2000. Le même jour, la requérante et les autres parties civiles – parentes de trois autres personnes tuées lors des événements des 13 et 14 juin 1990 – déposèrent un mémoire conjoint contenant leurs observations quant à l’identité des personnes responsables du décès de leurs proches ainsi que leurs demandes de dédommagement.

135. Le 14 février 2007, la requérante fut entendue pour la première fois par le parquet, aux fins de l’enquête. En présence de l’avocat qu’elle avait mandaté, elle indiqua que son mari n’était pas rentré à son domicile dans la soirée du 13 juin 1990, qu’elle s’en était inquiétée, qu’elle l’avait cherché en vain le lendemain et qu’elle avait appris plus tard par la presse qu’il avait été tué d’une balle dans la tête. Elle ajouta qu’aucun enquêteur ou représentant des autorités ne lui avait rendu visite ni ne l’avait convoquée aux fins de l’enquête, et que seuls quelques journalistes s’étaient rendus chez elle. Elle précisa qu’elle était âgée de vingt ans à l’époque des faits, qu’elle était sans emploi et qu’elle élevait seule depuis la mort de son époux les deux enfants qu’elle avait eus avec lui, une fille de deux mois (née en avril 1990) et un fils âgé de deux ans.

136. Les pièces du dossier soumis à la Cour ne permettent pas de savoir si Mme Mocanu a été informée des progrès de l’enquête sur l’homicide aggravé de son époux après que la Haute Cour de cassation et de justice eut rendu son arrêt du 17 décembre 2007 ordonnant le renvoi de l’affaire au parquet.

5. La suite de l’enquête sur les accusations de traitements inhumains

137. Entre le 26 novembre 1997 et le 12 juin 2006, des poursuites pénales furent diligentées contre 37 personnes – 28 civils et 9 militaires – principalement pour des actes de sédition commis dans le cadre des événements de juin 1990. L’ancien président roumain figurait au nombre des personnes poursuivies. Il fut inculpé le 9 juin 2005 des chefs de participation à un génocide (article 357, alinéas a), b) et c) du code pénal), de provocation à la guerre (article 356 du code pénal), de traitements inhumains (article 358 du code pénal), de sédition (article 162 du code pénal) et de sabotage (article 163 du code pénal).

La grande majorité des 28 civils accusés étaient des directeurs d’exploitations minières, des chefs de syndicats de mineurs et des hauts fonctionnaires du ministère des Mines.

138. Le 16 septembre 1998, ce volet de l’enquête se vit attribuer le numéro de dossier 75/P/1998 (paragraphe 106 ci-dessus).

139. Le 19 décembre 2007, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice ordonna la scission de l’affaire faisant l’objet du dossier no 75/P/1998 en deux parties, l’une concernant les accusations dirigées contre les 28 civils – parmi lesquels figuraient l’ancien président roumain et l’ancien chef du SRI –, l’autre portant sur les charges retenues contre les 9 militaires. L’enquête concernant les 28 civils devait se poursuivre devant la section civile compétente du même parquet.

140. Par une décision du 27 février 2008, le procureur en chef de la section militaire du parquet infirma la décision du 19 décembre 2007 au motif que l’ensemble de l’affaire et tous les accusés, tant civils que militaires, relevaient de la compétence de l’une des sections civiles du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice, en raison de la connexité des faits poursuivis.

141. Le 29 avril 2008, conformément à cette décision, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice se déclara incompétente aussi pour connaître des accusations pénales dirigées contre les neuf officiers – au nombre desquels figuraient plusieurs généraux, l’ancien chef de la police et l’ancien ministre de l’Intérieur – et s’en dessaisit au profit de l’une des sections de droit commun.

142. La décision du 29 avril 2008 dressait une liste de plus d’un millier de personnes ayant été retenues et soumises à des mauvais traitements, notamment dans les locaux de l’école supérieure d’officiers de Băneasa et de l’unité militaire de Măgurele. M. Stoica figurait dans cette liste de victimes. La décision en question contenait également la liste des personnes morales ayant subi des dommages lors de la répression du 13 au 15 juin 1990. L’association requérante y figurait.

143. Cette décision mentionnait également « l’identification des quelque 100 personnes décédées lors des événements des 13‑15 juin 1990 ».

144. Elle contenait également la liste des entreprises publiques qui avaient mis des ouvriers à la disposition des autorités pour l’intervention à Bucarest. Cette liste comprenait notamment 20 exploitations minières réparties sur l’ensemble du pays et les usines de 11 villes (Călăraşi, Alexandria, Alba-Iulia, Craiova, Constanţa, Deva, Giurgiu, Galaţi, Braşov, Slatina et Buzău), ainsi que 3 usines de Bucarest.

145. À la suite de cette décision, le 5 mai 2008, les procureurs militaires adressèrent à la section compétente du parquet les 209 volumes – totalisant quelque 50 000 pages – du dossier no 75/P/1998.

146. Le 26 mai 2008, la section du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice qui avait reçu l’ensemble du dossier, à savoir la section de poursuite pénale et de criminalistique se déclara incompétente et s’en dessaisit au profit d’une autre section du même parquet, à savoir la direction d’investigation des crimes relevant de la criminalité organisée et du terrorisme (Direcţia de Investigare a Infracţiunilor de Criminalitate Organizată şi Terorism – « DIICOT »).

147. Par une décision du 10 mars 2009, la direction compétente du parquet près la Haute Cour – la DIICOT – accorda un non-lieu à l’ancien chef du SRI pour prescription relativement à l’accusation de sédition, et un non-lieu à la plupart des 27 civils poursuivis – directeurs d’exploitations minières, chefs de syndicats de mineurs, hauts fonctionnaires du ministère des Mines et de l’administration locale – pour absence des éléments constitutifs de l’infraction.

148. Pour se prononcer ainsi, le parquet avait estimé que, en leurs qualités respectives de chef d’État, de ministre de l’Intérieur, de ministre‑adjoint ou de chef de la police, certains des accusés étaient dépositaires de la puissance publique et qu’il eût été illogique de penser qu’ils avaient pu commettre des actes de nature à affaiblir leur propre pouvoir. Quant aux mineurs et autres ouvriers qui s’étaient rendus à Bucarest le 14 juin 1990, le parquet avait considéré qu’ils s’étaient « mués en forces de l’ordre » et qu’ils étaient persuadés que leurs actes servaient le pouvoir étatique. Il avait en outre relevé que leur intervention s’était révélée inutile car l’action menée par les parachutistes au siège de la télévision avait permis le rétablissement de l’ordre dans la capitale vers 1 heure le 14 juin 1990.

149. Par ailleurs, le parquet abandonna les poursuites contre trois des accusés décédés entre-temps.

150. Enfin, la DIICOT se déclara incompétente pour connaître du reste de l’affaire – c’est-à-dire des faits de traitements inhumains, de sabotage, de provocation à la guerre et de génocide au sens de l’article 357 a) à c) du code pénal – et s’en dessaisit au profit de la section de poursuite pénale et de criminalistique. Ces faits ne concernaient que neuf des personnes qui avaient été accusées pendant la période allant de 2000 à 2006, dont l’ancien président.

151. Le 17 juin 2009, un non-lieu fut rendu pour ce qui est des accusations en question, dont le contenu est exposé ci-dessous.

6. Le non-lieu du 17 juin 2009

152. Le 17 juin 2009, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice rendit un non-lieu dans le dossier qui portait principalement sur des accusations de traitements inhumains fondées sur 856 plaintes de parties lésées par les violences commises du 13 au 15 juin 1990.

153. La décision en question indiquait que l’ancien chef de l’État n’avait pas été entendu en tant que prévenu au cours de l’enquête.

154. Elle décrivait l’ensemble des violences – qualifiées d’extrêmement cruelles – infligées à plusieurs centaines de personnes.

155. Il y était indiqué que les investigations menées pendant dix-neuf ans environ par les parquets civils puis par les parquets militaires n’avaient pas permis d’établir l’identité des agresseurs et le degré d’implication des forces de l’ordre. Le passage pertinent de cette décision se lit ainsi :

« Les investigations menées pendant dix-neuf ans environ par les parquets civils, puis par les parquets militaires, et dont les résultats sont consignés dans le dossier (...) n’ont pas permis d’établir l’identité des mineurs agresseurs, le degré d’implication des forces de l’ordre et des membres et sympathisants du FSN dans leurs agissements ainsi que leur rôle et leur degré d’implication dans les exactions perpétrées les 14 et 15 juin 1990 contre les habitants de la capitale. »

156. Cette décision prononçait l’abandon des poursuites à l’égard d’un des accusés décédé entre-temps et accordait aux huit autres accusés un non-lieu (scoatere de sub urmărire penală) pour prescription quant aux infractions prescriptibles, notamment le recel de malfaiteurs.

157. Quant aux chefs d’accusation portant sur des infractions imprescriptibles, notamment les traitements inhumains reprochés aux accusés, la décision prononçait des non-lieux pour absence des éléments constitutifs des infractions poursuivies ou parce que la réalité des faits dénoncés n’avait pas été prouvée.

158. À cet égard, la décision indiquait qu’aucune forme de participation aux agissements conjoints des mineurs et des forces de l’ordre ne pouvait être reprochée au chef de l’État en exercice à l’époque des faits, celui-ci s’étant borné à approuver les actes accomplis le 13 juin 1990 au matin et l’intervention de l’armée dans l’après-midi de la même journée, dans le but déclaré de restaurer l’ordre. Il y était également mentionné qu’il n’y avait pas de données (date certe) susceptibles de conduire à imputer au chef de l’État la préparation de la venue des mineurs à Bucarest et les consignes qui leur avaient été fournies. Il y était précisé que la demande adressée aux mineurs par le chef de l’État de défendre les institutions de l’État et de restaurer l’ordre – à la suite de laquelle 1 021 personnes avaient été privées de liberté et avaient subi des dommages corporels – ne pouvait être qualifiée que d’incitation à commettre l’infraction de coups et blessures, et que cette infraction était prescrite.

159. Le parquet considéra que les manifestants et les autres personnes ciblées par les mineurs appartenaient à différentes ethnies (roumaine, rom, hongroise) et catégories sociales (intellectuels, étudiants, élèves, mais aussi ouvriers), et qu’ils ne pouvaient donc pas être considérés comme un groupe unitaire ou une collectivité identifiable selon un critère objectif, géographique, historique, social ou autre, raison pour laquelle les faits dénoncés ne pouvaient être qualifiés de génocide. S’appuyant sur la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex‑Yougoslavie, le parquet considéra en outre que les personnes privées de liberté n’avaient pas été systématiquement soumises à des mauvais traitements.

160. La décision indiquait aussi que le discours par lequel le chef de l’État avait incité les mineurs à occuper et à défendre la place de l’Université contre les manifestants qui y campaient ne pouvait être qualifié de provocation à la guerre, l’intéressé n’ayant pas recherché le déclenchement d’un conflit mais au contraire demandé aux mineurs « de mettre un terme aux excès et aux actes sanglants ».

161. Il y était également indiqué que les mineurs étaient animés par des convictions personnelles simplistes nées d’une hystérie collective qui les avaient conduits à se poser en arbitres de la scène politique et en gardiens zélés du régime politique – dont les dirigeants les avaient reconnus comme tels – autorisés à « sanctionner » ceux qui en contestaient la légitimité. Par ailleurs, le procureur releva que la loi exigeait que les traitements inhumains répréhensibles visent des « personnes tombées dans les mains de l’ennemi » et estima que cette condition n’était pas remplie en l’espèce, les mineurs n’ayant plus eu d’adversaire à combattre le 14 juin 1990.

162. S’agissant des accusations de torture, le procureur considéra que la loi roumaine n’incriminait pas la torture à l’époque des faits.

163. La décision du 17 juin 2009 analyse chacun des chefs d’accusation à l’égard de chaque accusé mais elle ne désigne aucune des victimes par son nom et ne fait pas état des exactions dénoncées par chacune d’elles, renvoyant à une annexe qui n’a pas été soumise à la Cour. Elle évoque les victimes par leur nombre et leur appartenance à telle ou telle catégorie, mentionnant, par exemple, les 425 personnes appréhendées et détenues dans les locaux de l’école d’officiers de Băneasa ou les 574 manifestants arrêtés et incarcérés dans les locaux de la base militaire de Măgurele.

7. Les recours exercés contre la décision de non-lieu du 17 juin 2009

164. L’association requérante, d’autres personnes morales et des particuliers exercèrent contre la décision de non-lieu du 17 juin 2009 un recours qui fut rejeté le 3 septembre 2009 par le procureur en chef de la section compétente du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice. Pour se prononcer ainsi, le parquet avait estimé qu’aucun fait susceptible d’être qualifié de crime contre l’humanité, tels que les traitements inhumains ou le génocide, n’avait été commis.

165. M. Stoica et quatre autres parties lésées exercèrent eux aussi un recours contre la même décision. Ils en furent déboutés le 6 novembre 2009. M. Stoica se pourvut devant la Haute Cour de cassation et de justice.

166. Le 9 mars 2011, après avoir rejeté la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée soulevée par l’ancien chef de l’État, la Haute Cour de cassation et de justice statua sur le bien-fondé du non-lieu en rejetant le recours formé par le requérant.

167. Dans son arrêt, elle qualifia l’agression subie par le requérant d’atteinte grave à l’intégrité corporelle (article 182 du code pénal), d’arrestation abusive, de mauvais traitement (article 267 du code pénal), de torture, de répression injuste et de chantage. Elle estima que la décision du 17 juin 2009 avait à juste titre prononcé un non-lieu aux motifs que les infractions poursuivies étaient prescrites et que la torture n’était pas incriminée à l’époque des faits.

168. En revanche, elle ne se prononça pas sur l’incrimination de traitements inhumains (article 358 du code pénal) qui avait fait l’objet de la décision du 29 avril 2008, dans laquelle le requérant figurait nommément en qualité de victime de traitements inhumains imputés à cinq officiers supérieurs.

8. Récapitulatif et précisions sur les mesures d’instruction

169. Selon le Gouvernement, les principales mesures d’instruction réalisées pendant la période allant de 1990 à 2009 ont été les suivantes : plus de 840 auditions de parties lésées, plus de 5 724 auditions de témoins, plus de 100 expertises médicolégales. Les résultats de ces mesures étaient consignés dans plusieurs milliers de pages.

a) Mesures d’instruction concernant particulièrement M. Stoica

170. Le 18 juin 2001, alors qu’il était reçu par un procureur de la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice, M. Stoica déposa une plainte officielle au sujet des violences qu’il disait avoir subies dans la nuit du 13 au 14 juin 1990.

171. Sa plainte fut versée au dossier de l’enquête ouverte sur d’autres accusations, notamment de traitements inhumains (dossier no 75/P/1998).

172. Le 18 octobre 2002, pour les besoins de l’enquête sur l’agression dont il se disait victime, le requérant subit à l’Institut public de médecine légale un examen qui donna lieu à un rapport médicolégal. Le rapport en question indiquait que les lésions décrites dans le dossier établi par le service des urgences médicales le 14 juin 1990 avaient nécessité trois à cinq jours de soins médicaux et qu’elles n’avaient pas mis en danger la vie de l’intéressé.

173. Il y était également indiqué que le requérant avait été hospitalisé pour des crises d’épilepsie sévères du 31 octobre au 28 novembre 1990, en février 1997, en mars 2002 et en août de la même année, et que l’on avait diagnostiqué chez lui une épilepsie secondaire post-traumatique et d’autres troubles vasculaires cérébraux (AIT – accident ischémique transitoire). Le rapport précisait que l’épilepsie post‑traumatique était apparue après un traumatisme subi en 1966.

174. Les 9 et 17 mai 2005, le requérant fut entendu et put exposer son point de vue sur les faits dénoncés ainsi que sur ses demandes de réparation du préjudice matériel et du dommage moral dont il se disait victime.

175. Par une lettre du 23 mai 2005, la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice informa l’intéressé que la plainte que celui-ci avait déposée pour dénoncer les traumatismes que lui avaient infligés des militaires non identifiés le 13 juin 1990, et qui avaient conduit à son hospitalisation « en état de coma », était en cours d’instruction dans le cadre du dossier no 75/P/1998.

176. Il ressort d’une attestation délivrée le 26 avril 2006 que, selon les mentions portées au registre de la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice, le requérant avait été reçu par un procureur en 2002, 2003, 2004, 2005 et 2006, principalement pour les besoins de l’instruction ou pour s’enquérir de l’état de l’enquête. Le requérant déposa deux nouvelles plaintes, le 12 septembre et le 4 octobre 2006 respectivement.

177. Le 23 avril 2007, le procureur procéda à l’interrogatoire de deux témoins désignés par l’intéressé.

178. Entendu le 9 mai 2007 en qualité de partie lésée, le requérant demanda au procureur militaire d’ordonner une contre-expertise médicolégale, estimant que l’expertise réalisée en 2002 ne soulignait nullement la gravité des lésions subies par lui en 1990 ni celle des séquelles qui en résultaient.

179. Le procureur ordonna une nouvelle expertise. Il invita les médecins légistes à rechercher notamment s’il y avait un lien de causalité entre le traumatisme subi par le requérant en juin 1990 et les pathologies dont il souffrait à la date à laquelle l’expertise avait été ordonnée.

180. Lors de son audition, l’intéressé fut invité à regarder un enregistrement vidéo des événements du 13 juin 1990, notamment ceux qui s’étaient produits au siège de la télévision publique. L’intéressé s’y reconnut et demanda que le document vidéo fût versé au dossier de l’enquête.

181. Le 25 juin 2007, le nouveau rapport d’expertise fut versé au dossier. S’appuyant lui aussi sur le rapport médical établi le 14 juin 1990, il indiquait que les lésions du requérant avaient nécessité trois à cinq jours de soins médicaux et qu’elles n’avaient pas mis en danger la vie de l’intéressé. Il précisait qu’il n’y avait pas de rapport de causalité entre le traumatisme subi dans la nuit du 13 au 14 juin 1990 et les pathologies dont souffrait le requérant, lesquelles avaient donné lieu à de nombreuses hospitalisations par la suite.

182. Le 30 octobre 2007, à la demande du requérant, les fiches d’observation le concernant établies en 1992 par le service des urgences de l’hôpital de Bucarest furent versées au dossier.

183. Auparavant, la commission médicale auprès de la Caisse nationale de sécurité sociale avait délivré au requérant une attestation en date du 24 mai 2007, d’où il ressortait que l’intéressé était atteint d’une « déficience globale accentuée » entraînant une incapacité totale de travail. Les passages pertinents de cette attestation se lisent ainsi :

« Au vu des documents médicaux versés au dossier du patient, de ceux qui y ont été ajoutés récemment (...) et de l’examen psychiatrique clinique daté du 24 mai 2007, la commission spécialisée et la commission supérieure posent le diagnostic clinique suivant : Troubles de la personnalité mixtes aggravés par des causes organiques. Traumatisme crânio-cérébral aigu 1990 (agression). Épilepsie avec crises partielles secondairement généralisées, confirmées cliniquement et à l’EEG, rares à présent (...) Troubles supraventriculaires dans les antécédents (épisodes de flutter et (...) bloc auriculo-ventriculaire avec retour au rythme sinal (...) après cardioversion).

Diagnostic fonctionnel : déficience globale accentuée.

Capacité de travail : perte totale, 2ème degré d’invalidité.

Incapacité adaptative : 72% »

184. Entre-temps, un non-lieu avait été rendu le 10 mai 2004 dans un autre dossier par le parquet près le tribunal départemental de Bucarest, après le dépôt par le requérant d’une plainte pour tentative de meurtre fondée sur les mêmes faits.

b) Précisions sur l’instruction de la plainte avec constitution de partie civile déposée par l’association requérante

185. Le 9 juillet 1990, l’unité militaire 02515 de Bucarest adressa à l’association requérante une lettre par laquelle elle l’informait que « le matériel trouvé le 14 juin 1990 [au siège de l’association] a[vait] été inventorié par des représentants du parquet général (Procuratura Generală) et déposé contre procès-verbal au siège du parquet de Bucarest (Procuratura Municipiului Bucureşti) ».

186. Le 22 juillet 1990, deux officiers de police se rendirent au siège de l’association requérante. Ils constatèrent que les vitres en avaient été brisées et les serrures détruites, et que les objets qui s’y trouvaient avaient « tous été saccagés ». Ils dressèrent un procès-verbal en présence des dirigeants de l’association et d’un témoin.

187. Le 26 juillet 1990, l’association requérante saisit le parquet de Bucarest d’une plainte pénale, dénonçant le saccage de son siège ainsi que les agressions subies par certains de ses membres le 14 juin 1990 et réclamant la restitution de la totalité du matériel et des documents confisqués. Elle se constitua partie civile à la procédure pénale.

188. Le 22 octobre 1997, l’inspection générale de la police adressa au parquet près la Cour suprême de justice 21 dossiers qui avaient été ouverts sur plaintes pénales de particuliers et de personnes morales et qui se rapportaient aux événements des 13 et 14 juin 1990. Parmi eux se trouvait le dossier no 1476/P/1990, qui portait sur la plainte de l’association requérante dénonçant les mauvais traitements infligés à plusieurs de ses membres. L’inspection générale de la police invita également le parquet à lui indiquer les modalités à suivre pour procéder à des auditions dans le cadre de l’enquête.

189. L’association requérante s’adressa régulièrement au parquet près la Cour suprême de justice, (ultérieurement la Haute Cour de cassation et de justice) pour s’enquérir de l’avancement de l’instruction ou demander des compléments d’enquête, jusqu’à ce que celle-ci aboutisse à la décision de non-lieu prononcée le 17 juin 2009.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET INTERNES PERTINENTS

A. Documents juridiques internationaux

1. Documents des Nations Unies

190. Le Comité contre la torture des Nations Unies a émis l’Observation générale no 3 (2012) sur l’application par les États parties de l’article 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« Obstacles au droit à réparation

37. Un élément essentiel du droit à réparation est la reconnaissance claire par l’État partie concerné que les mesures de réparation sont offertes ou accordées à la victime pour des violations de la Convention, commises par action ou omission. Par conséquent, le Comité est d’avis que des mesures visant à promouvoir le développement ou à apporter une aide humanitaire ne peuvent pas se substituer aux mesures de réparation dues aux victimes de torture ou de mauvais traitements. L’État partie qui n’offre pas à une victime de torture une réparation individualisée ne peut pas se justifier en invoquant son niveau de développement. Le Comité rappelle que l’obligation de garantir l’exercice du droit à réparation reste la même en cas de changement de gouvernement ou de succession d’États.

38. Les États parties à la Convention ont l’obligation de garantir que le droit à réparation soit effectif. Les facteurs susceptibles de faire obstacle à l’exercice du droit à réparation et d’empêcher la mise en œuvre effective de l’article 14 sont notamment: l’insuffisance de la législation nationale, la discrimination exercée dans l’accès aux mécanismes de plaintes et d’enquête et aux procédures de recours et de réparation; l’insuffisance des moyens mis en œuvre pour obtenir l’arrestation des auteurs de violation présumés, les lois sur le secret d’État, les règles de la preuve et les règles de procédure qui entravent la détermination du droit à réparation; la prescription, l’amnistie et l’immunité; le fait de ne pas assurer une aide juridictionnelle suffisante et des mesures de protection aux victimes et aux témoins; la stigmatisation et les incidences physiques, psychologiques et autres de la torture et des mauvais traitements. En outre, la non-exécution par un État partie de jugements rendus par une juridiction nationale, internationale ou régionale ordonnant des mesures de réparation pour une victime de torture constitue un obstacle majeur à l’exercice du droit à réparation. Les États parties devraient mettre en place des dispositifs coordonnés pour permettre aux victimes d’obtenir l’exécution de jugements hors des frontières de l’État, notamment en reconnaissant la validité des décisions de justice rendues par les tribunaux d’autres États parties et en aidant à retrouver les biens détenus par les responsables.

39. En ce qui concerne les obligations faites à l’article 14 de la Convention, les États parties doivent garantir de jure et de facto l’accès à des dispositifs de réparation effectifs et diligents pour les membres de groupes marginalisés ou de groupes vulnérables, éviter les mesures qui empêchent les membres de ces groupes de demander et d’obtenir réparation et éliminer les obstacles formels et informels qu’ils peuvent rencontrer pour obtenir réparation. Ces obstacles peuvent être, par exemple, constitués par des procédures judiciaires ou autres inappropriées pour quantifier le dommage, ce qui peut avoir une incidence négative variable pour ce qui est d’accéder à l’argent ou de pouvoir garder l’argent. Comme le Comité l’a souligné dans son Observation générale no 2, le sexe est un facteur déterminant et «[d]es données ventilées par sexe − croisées avec d’autres données personnelles [...] − sont cruciales pour déterminer dans quelle mesure les femmes et les filles sont soumises ou exposées à la torture et aux mauvais traitements». Les États parties doivent veiller à prendre dûment en considération ce facteur, en tenant compte de tous les éléments cités plus haut, de façon à garantir que chacun, en particulier les personnes appartenant à des groupes vulnérables, y compris les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT), soit traité de façon équitable et juste et obtienne une indemnisation juste et adéquate, des moyens de réadaptation suffisants et d’autres mesures de réparation qui répondent à leurs besoins spécifiques.

40. Compte tenu du caractère continu des effets de la torture, il ne devrait pas y avoir de prescription car cela reviendrait à priver les victimes de la réparation, l’indemnisation et la réadaptation qui leur sont dues. Pour de nombreuses victimes, le passage du temps n’atténue pas le préjudice qui, dans certains cas, peut même s’aggraver du fait d’un syndrome post-traumatique nécessitant une prise en charge médicale et psychologique et un soutien social, souvent inaccessibles pour qui n’a pas obtenu réparation. Les États parties doivent veiller à ce que toutes les victimes de torture ou de mauvais traitement, indépendamment de la date à laquelle la violation a été commise ou du fait qu’elle a été commise par un régime précédent ou avec son assentiment soient en mesure de faire valoir leurs droits à un recours et d’obtenir réparation. (...) »

2. La jurisprudence de la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme et de la Cour interaméricaine des Droits de l’Homme

191. La jurisprudence internationale offre des exemples de cas où les victimes alléguées de violations massives de droits fondamentaux – tels que le droit à la vie et le droit à ne pas être soumis à des mauvais traitements – ont été autorisées à attendre de nombreuses années avant d’entamer des poursuites sur le plan national et de porter ensuite leur affaire devant les juridictions internationales bien des années après les faits dénoncés, alors que les conditions de recevabilité des requêtes tenant à l’épuisement des voies de recours internes et aux délais de saisine étaient similaires à celles prévues par la Convention (voir, entre autres, Commission interaméricaine des droits de l’homme, Communauté de Rio Negro des indigènes Maya et ses membres c. Guatemala, rapport no 13/2008 du 5 mars 2008, requête no 844/05 ; Cour interaméricaine des droits de l’homme (« CIADH »), Affaire du massacre de « Las Dos Erres » c. Guatemala, 24 novembre 2009 et CIADH, García Lucero et al. c. Chili, 28 août 2013).

192. Les passages pertinents de la première des décisions susmentionnées (Communauté de Rio Negro des indigènes Maya et ses membres, §§ 88-89) se lisent ainsi :

[Traduction du greffe]

« La règle du délai raisonnable pour la présentation d’une pétition dans le système interaméricain de protection des droits de l’homme doit s’apprécier au cas par cas, au vu des efforts déployés par les proches des victimes pour demander justice, du comportement de l’État, et des circonstances ainsi que du contexte dans lesquels la violation alléguée est survenue. En conséquence, eu égard au contexte et aux particularités de la présente affaire, et au fait que plusieurs enquêtes et procédures judiciaires sont en cours d’instruction, la Commission estime que la pétition litigieuse a été présentée en temps utile et qu’elle satisfait à la condition de recevabilité relative au délai de présentation d’une pétition. »

B. Dispositions concernant la prescription de la responsabilité pénale

193. L’article 121 du code pénal, en vigueur à l’époque des faits, est ainsi rédigé :

« La prescription de la responsabilité pénale ne s’applique pas aux infractions contre la paix et l’humanité. »

194. L’article 122, en vigueur à l’époque des faits, régit les délais de prescription de la responsabilité pénale. Ses parties pertinentes sont ainsi libellées :

« La responsabilité pénale se prescrit :

a) par quinze ans lorsque l’infraction commise est passible au maximum de la réclusion à perpétuité ou d’une peine d’emprisonnement de quinze ans ;

b) par dix ans lorsque l’infraction commise est passible au maximum d’une peine d’emprisonnement supérieure à dix ans et inférieure à quinze ans ;

c) par huit ans lorsque l’infraction commise est passible au maximum d’une peine d’emprisonnement supérieure à cinq ans et inférieure à dix ans ;

d) par cinq ans lorsque l’infraction commise est passible au maximum d’une peine d’emprisonnement supérieure à un an et inférieure à cinq ans ;

e) par trois ans lorsque l’infraction commise est passible au maximum d’une peine d’emprisonnement inférieure à un an ou d’une amende.

Ces délais commencent à courir à partir de la date à laquelle l’infraction a été commise. (...) »

195. L’article 123 régit une cause d’interruption du cours de la prescription, à savoir l’accomplissement de tout acte de procédure dont la loi exige qu’il soit notifié au prévenu ou à l’inculpé.

196. L’article 124, en vigueur à l’époque des faits, régit la prescription spéciale. Ses parties pertinentes sont ainsi libellées :

« La prescription fait obstacle à la mise en cause de la responsabilité pénale quel que soit le nombre d’interruptions intervenues dès lors que le dépassement du délai prévu à l’article 122 est égal à la moitié de la durée du délai en question. »

C. L’article 358 du code pénal et la jurisprudence concernant son application

197. L’article 358 du code pénal était ainsi libellé :

Les traitements inhumains (Tratamentele neomenoase)

« 1. La soumission à des traitements inhumains des blessés, des malades, des membres du personnel civil sanitaire ou celui de la Croix Rouge ou d’autres organisations assimilées à celle-ci, des naufragés, des prisonniers de guerre et, en général, de toute autre personne tombée dans les mains de l’ennemi (şi în general a oricărei persoane căzute sub puterea adversarului), ou leur soumission à des expérimentations médicales ou scientifiques qui ne soient pas justifiées par un traitement médical dans leur intérêt, est punie d’emprisonnement de 5 à 20 ans et de l’interdiction de certains droits.

2. Sera punie de la même peine la commission à l’égard des personnes indiquées dans le précédent alinéa des faits suivants :

a) la contrainte de servir dans les forces armées de l’ennemi ;

b) la prise d’otages ;

c) la déportation ;

d) le transfert forcé (dislocarea) ou la privation de liberté sans base légale ;

e) la condamnation ou l’exécution sans jugement préalable par un tribunal établi selon les voies légales et dont le jugement a été rendu dans le respect des garanties judiciaires fondamentales prévues par la loi.

3. La torture, la mutilation ou l’extermination des personnes mentionnées à l’alinéa premier est punie de détention à vie ou d’emprisonnement de 15 à 25 ans et de l’interdiction de certains droits.

4. Si les faits réprimés par le présent article sont commis en temps de guerre, la peine est la détention à vie. »

198. Par un arrêt no 2579 rendu le 7 juillet 2009, la Haute Cour de cassation et de justice confirma une décision portant sur l’applicabilité de l’article 358 du code pénal – disposition qui réprime les traitements inhumains – adoptée par la cour militaire d’appel dans une affaire où étaient en cause l’arrestation et le décès en prison survenu en 1948 d’un opposant au régime totalitaire qui venait d’être instauré en Roumanie. Les passages pertinents de cet arrêt se lisent ainsi :

« Par un arrêt du 28 janvier 2009, la cour militaire d’appel a décidé (...) d’accueillir le recours de l’appelant (...) contre la décision (...) de non-lieu rendue à l’égard de D. Z. et du personnel du Service médical du ministère de l’Intérieur (de l’année 1948) en ce qui concerne l’infraction de traitements inhumains réprimée par l’article 358 du code pénal. (...)

(...) l’affaire a été renvoyée au parquet militaire près la cour militaire d’appel en vue de l’ouverture de poursuites pénales (în vederea începerii urmăririi penale) pour les motifs, faits et circonstances établis au moyen des éléments de preuve mentionnés dans l’arrêt. (...)

Pour se prononcer ainsi, la cour d’appel a constaté que : (...)

S’appuyant sur la définition de traitements inhumains donnée par la Cour européenne [des droits de l’homme], la Haute Cour constate en l’espèce que, pendant l’année 1948, période au cours de laquelle les faits tombant sous le coup de l’article 358 du code pénal ont été commis, il existait une situation de conflit – condition préalable [pour que ce crime soit constitué] – entre les autorités de l’État communiste, qui ont non seulement toléré mais encore autorisé que des « agents de l’État » se comportent en véritables tortionnaires, et les victimes de ce régime de répression physique et psychologique. Dans ces conditions, rien ne s’oppose à ce que les accusés fassent l’objet d’une enquête du chef de cette infraction.

L’élément matériel de l’infraction de traitements inhumains telle qu’applicable en l’espèce consiste à soumettre des blessés ou des malades à des traitements inhumains, c’est-à-dire difficiles à supporter physiquement et humiliants.

En conséquence, c’est à bon droit que la cour militaire d’appel a ordonné le renvoi de l’affaire au parquet pour diligenter des poursuites, y compris du chef de ce crime, les intimés Z. et D. ayant ordonné l’arrestation de D.A. le 21 avril 1948 sous l’accusation d’atteinte à la sûreté de l’État sur la base d’une dénonciation anonyme et en l’absence de tout indice de commission de cette infraction. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

199. Mme Anca Mocanu et M. Marin Stoica soutiennent que l’État défendeur a manqué à ses obligations découlant du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention. Selon eux, ces dispositions imposaient à l’État de conduire une enquête effective, impartiale et diligente susceptible de mener à l’identification et à la punition des personnes responsables de la répression armée des manifestations des 13 et 14 juin 1990, lors de laquelle M. Mocanu, l’époux de la première requérante, fut tué par balle et le deuxième requérant soumis à des mauvais traitements.

Les passages de l’article 2 pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, [...] »

L’article 3 se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la compétence ratione temporis de la Cour

200. La Cour relève que, devant la Grande Chambre, le gouvernement défendeur n’a pas plaidé l’incompétence ratione temporis de la Cour. Toutefois, il a avancé que la Cour ne pouvait connaître des griefs portés devant elle que pour autant qu’ils concernent la période postérieure au 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

201. La Cour rappelle qu’elle doit, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître d’une requête, et qu’il lui faut donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence quand bien même aucune exception n’aurait été soulevée à cet égard (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).

1. L’arrêt de la chambre

202. La chambre a jugé que l’obligation procédurale de mener une enquête effective découlant des articles 2 et 3 de la Convention était devenue une obligation distincte et indépendante pouvant s’imposer à un État même en cas d’atteinte à la vie ou à l’intégrité corporelle antérieure à la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de celui-ci. Pour en décider ainsi, elle a rappelé les principes énoncés dans l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009) et appliqués plus tard dans des affaires dirigées contre la Roumanie où étaient en cause les événements de décembre 1989 (Agache et autres c. Roumanie, no 2712/02, §§ 70-73, 20 octobre 2009, Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 59, 8 décembre 2009, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, §§ 114-118, 24 mai 2011).

203. Elle a également estimé que, pour que cette obligation procédurale trouve à s’appliquer, il devait être établi qu’une part importante des mesures procédurales avait été ou aurait dû être mise en œuvre après la ratification de la Convention par le pays concerné. Faisant application de ces principes en l’espèce, la chambre a noté que la procédure pénale concernant la répression violente des manifestations de juin 1990 avait été ouverte en 1990, qu’elle s’était poursuivie après le 20 juin 1994 et qu’une part importante des mesures procédurales avait été accomplie après cette date.

204. Partant, la chambre s’est déclarée compétente ratione temporis pour connaître de l’allégation de violation du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention, rejetant l’exception qui avait été soulevée par le Gouvernement à ce titre à l’égard de la requête de M. Stoica seulement.

2. Appréciation de la Cour

205. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Janowiec et autres c. Russie ([GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 128-151, CEDH 2013), la Cour a apporté des précisions complémentaires sur les limites de sa compétence temporelle – auparavant définies dans l’arrêt Šilih (précité, §§ 162-163) – en ce qui concerne l’obligation procédurale d’enquêter sur des décès ou des mauvais traitements antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur (la « date critique »).

206. Elle y a conclu, à titre principal, que cette compétence temporelle était strictement limitée aux actes de nature procédurale qui avaient été accomplis ou qui auraient dû être accomplis après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur, et qu’elle était subordonnée à l’existence d’un lien véritable entre le fait générateur de l’obligation procédurale découlant des articles 2 et 3 et l’entrée en vigueur de la Convention. Elle a ajouté que ce lien se définissait tout d’abord par la proximité temporelle entre le fait générateur et la date critique, qui ne devaient être séparés que par un laps de temps relativement bref n’excédant normalement pas dix ans (Janowiec et autres, précité, § 146), tout en précisant que ce critère de proximité temporelle n’était pas décisif en lui‑même. À cet égard, elle a indiqué que ce lien ne pouvait être établi que si l’essentiel de l’enquête – c’est-à-dire l’accomplissement d’une part importante des mesures procédurales visant à établir les faits et à engager la responsabilité de leurs auteurs – avait eu lieu ou aurait dû avoir lieu postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention (Janowiec et autres, précité, § 147).

207. En l’espèce, la Cour rappelle que les griefs tirés du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention concernent l’enquête relative à la répression armée menée les 13 et 14 juin 1990 contre les manifestations antigouvernementales, répression qui a coûté la vie à l’époux de la première requérante et porté atteinte à l’intégrité physique du deuxième requérant. Cette enquête a débuté en 1990, peu après ces événements, donnant lieu entre autres à des mesures d’instruction qui visaient au premier chef à l’identification des victimes tuées par balle, au nombre desquelles figurait l’époux de la première requérante.

208. Force est donc de constater que quatre ans se sont écoulés entre le fait générateur et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, le 20 juin 1994. Ce laps de temps est relativement bref. Il est inférieur à dix ans et moindre que ceux qui étaient en cause dans d’autres affaires analogues examinées par la Cour (Şandru et autres, précité, §§ 55‑59, Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, §§ 63-66, 8 novembre 2011, et Jularić c. Croatie, no 20106/06, §§ 45-51, 20 janvier 2011).

209. Avant la date critique, les actes de procédure accomplis dans le cadre de l’enquête avaient été rares. C’est après cette date, en particulier à partir de 1997, que l’enquête s’est concrétisée par la jonction de dizaines d’affaires auparavant dispersées et par la mise en accusation de hauts responsables militaires et civils. De même, les décisions de renvoi en jugement et décisions judiciaires concernant la présente affaire sont toutes intervenues après la date critique (voir, entre autres, la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000, l’arrêt de la Cour suprême de justice du 30 juin 2003, la décision de renvoi en jugement du 27 juillet 2007, les arrêts de la Haute Cour de cassation et de justice du 17 décembre 2007 et du 9 mars 2011).

210. Autrement dit, la majeure partie de la procédure et des mesures procédurales les plus importantes sont postérieures à la date critique.

211. En conséquence, la Cour conclut qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître des griefs soulevés par Mme Mocanu et M. Stoica sous l’angle du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention, pour autant que ces griefs se rapportent à l’enquête pénale menée sur la présente affaire postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

B. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

212. Faisant valoir que les requérants n’ont pas exercé d’action en responsabilité civile délictuelle contre l’État, le Gouvernement réitère l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes qu’il avait soulevée devant la chambre en ce qui concerne tant le grief formulé par Mme Mocanu sur le terrain de l’article 2 que celui formulé par M. Stoica sous l’angle de l’article 3.

1. L’arrêt de la chambre

213. Après avoir rappelé que la Cour avait déjà rejeté une exception similaire dans son arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres (précité, §§ 119-125) et que les obligations de l’État découlant des articles 2 et 3 de la Convention ne pouvaient être satisfaites par le simple octroi de dommages et intérêts, la chambre a également rejeté l’exception soulevée en l’espèce par le Gouvernement. En outre, elle a estimé qu’un seul jugement définitif d’un tribunal de première instance ne suffisait pas à démontrer avec assez de certitude l’existence de voies de recours internes effectives et accessibles pour des griefs similaires à ceux des requérants.

2. Thèse du Gouvernement

214. Selon le Gouvernement, l’exercice d’une action civile fondée sur les articles 998 et 999 de l’ancien code civil et visant à la mise en cause de la responsabilité civile de l’État du fait de l’absence d’enquête effective sur les événements de juin 1990 aurait permis aux deux requérants d’obtenir une réparation équitable des préjudices allégués ainsi que la reconnaissance d’une violation des droits garantis par la Convention.

215. A l’appui de cet argument, le Gouvernement indique que les tribunaux nationaux ont donné gain de cause à d’autres personnes qui se trouvaient dans des situations analogues à celles des requérants. À cet égard, il renvoie à la décision qu’il avait déjà mentionnée dans ses observations devant la chambre.

216. La décision en question, que le Gouvernement avait citée pour démontrer l’effectivité de cette voie de recours, est un jugement du 12 juin 2008 par lequel le tribunal du cinquième arrondissement de Bucarest avait condamné le ministère des Finances à verser à une plaignante une indemnité en raison des dysfonctionnements d’une enquête portant sur la répression des manifestations de décembre 1989 à Bucarest. Le Gouvernement avait alors indiqué que le fait qu’il n’ait qu’un seul exemple de décision de justice de ce type à produire s’expliquait par l’absence d’autres assignations ayant le même objet.

217. Par ailleurs, le Gouvernement renvoie à l’arrêt Floarea Pop c. Roumanie (no 63101/00, 6 avril 2010), tout en distinguant la présente affaire des affaires Branko Tomašić et autres c. Croatie (no 46598/06, 15 janvier 2009) et Kats et autres c. Ukraine (no 29971/04, 18 décembre 2008). Il soutient que, contrairement aux recours qui étaient en cause dans ces deux dernières affaires, celui dont il est ici question aurait donné satisfaction aux intéressés également pour ce qui est du volet procédural des articles 2 et 3, les juridictions internes ayant compétence pour constater l’éventuelle méconnaissance de celui-ci.

3. Thèse des requérants

218. Dans ses observations devant la Grande Chambre, M. Stoica a soutenu qu’une action en responsabilité civile ne constituait pas une voie de recours adéquate en ce qu’elle ne pouvait aboutir à contraindre les responsables de l’enquête à établir ce qui s’était passé, et que les perspectives de succès d’une telle action étaient purement hypothétiques. En conséquence, l’épuisement de ce recours n’aurait pas été nécessaire.

219. Mme Mocanu ne s’est pas exprimée sur ce point devant la Grande Chambre. Dans ses observations devant la chambre, elle avait avancé que la décision citée par le Gouvernement ne permettait pas de conclure à l’effectivité de cette voie de recours, car le tribunal concerné n’avait pas enjoint aux autorités responsables d’accélérer les procédures pénales en cause. De plus, elle avait soutenu qu’il s’agissait d’une affaire échafaudée par le Gouvernement pour les besoins de la cause, aux fins de la procédure devant la Cour. Elle avait ajouté que rien ne pouvait exonérer l’État de son obligation de mener une enquête effective telle qu’exigée par l’article 2 de la Convention.

4. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

220. Le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, et c’est primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des recours internes se fonde sur l’hypothèse, reflétée dans l’article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d’étroites affinités, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Elle est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection (Vučković et autres c. Serbie [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69, 25 mars 2014).

221. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Vučković et autres, précité, § 70).

222. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar et autres, précité, § 66, et Vučković et autres, précité, § 71). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II, et Vučković et autres, précité, § 74).

223. Par contre, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar et autres, précité, § 67, et Vučković et autres, précité, § 73). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Akdivar et autres, précité, § 71, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009, et Vučković et autres, précité, § 74).

224. Cela étant, la Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (Ringeisen c. Autriche, 16 juillet 1971, § 89, série A no 13, Akdivar et autres, précité, § 69, et Vučković et autres, précité, § 76). Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Akdivar et autres, précité, § 69, et Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 286, 26 juin 2012).

225. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Akdivar et autres, précité, § 68, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010, McFarlane c. Irlande [GC], no 31333/06, § 107, 10 septembre 2010, et Vučković et autres, précité, § 77).

226. Dans ces conditions, pour se prononcer sur la question de savoir si un requérant a satisfait à cette condition de recevabilité eu égard aux circonstances particulières de son affaire, il incombe d’abord à la Cour d’identifier l’acte des autorités de l’État défendeur dénoncé par le requérant (Haralambie c. Roumanie, no 21737/03, § 70, 27 octobre 2009).

227. À cet égard, la Cour a jugé que, en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État – et non de simple faute, omission ou négligence –, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables n’étaient pas des recours adéquats et effectifs propres à remédier à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (voir, entre autres, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 74, Recueil 1998‑VI).

228. Enfin, dans plusieurs affaires dirigées contre la Roumanie, la Cour a rejeté des exceptions similaires soulevées par le Gouvernement et fondées sur le même jugement définitif datant de 2008 qu’il invoque en l’espèce (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, §§ 119‑125, Lăpuşan et autres c. Roumanie, nos 29007/06, 30552/06, 31323/06, 31920/06, 34485/06, 38960/06, 38996/06, 39027/06 et 39067/06, § 69, 8 mars 2011, et Pastor et Ţiclete c. Roumanie, nos 30911/06 et 40967/06, § 58, 19 avril 2011).

229. Dans les arrêts en question, la Cour a rejeté les exceptions de non‑épuisement au motif que la disponibilité du recours invoqué par le Gouvernement n’était pas certaine en pratique. En effet, ce dernier n’avait pu produire qu’un seul exemple de jugement définitif ayant accueilli une action mettant en cause la responsabilité civile de l’État du fait de l’absence d’enquête effective sur les homicides par balle perpétrés en décembre 1989.

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

230. En l’espèce, la Cour constate que Mme Mocanu et M. Stoica allèguent que l’État a manqué à l’obligation procédurale que lui imposent les articles 2 et 3 de la Convention de mener une enquête effective propre à conduire à l’identification et à la punition des responsables de la répression armée des manifestations des 13 et 14 juin 1990, lors de laquelle M. Mocanu, l’époux de la première requérante, fut tué par balle et le deuxième requérant soumis à des mauvais traitements.

231. À cet égard, elle note que l’enquête concernant la première requérante est pendante devant les instances nationales depuis plus de vingt‑trois ans, tandis que le volet de l’enquête intéressant le deuxième requérant a trouvé un aboutissement par un arrêt rendu le 9 mars 2011.

232. Or le Gouvernement n’a pas précisé de quelle manière une action en responsabilité civile contre l’État du fait de l’absence d’enquête effective sur les événements de juin 1990 auxquels se rapportent les présentes requêtes aurait pu remédier aux griefs des requérants en conférant à cette enquête un caractère effectif, en en comblant les lacunes alléguées, ou, à tout le moins, en l’accélérant.

233. La Cour relève que la seule décision de justice produite par le Gouvernement se limite à octroyer des dommages et intérêts à une partie lésée intéressée par l’enquête menée sur les événements de décembre 1989 qui était inachevée à l’époque où ladite décision a été rendue (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, §§ 119 et 136).

234. L’obligation que les articles 2 et 3 de la Convention font peser sur les États parties d’effectuer une enquête propre à mener à l’identification et à la punition des responsables en cas d’agression pourrait s’avérer illusoire si, pour les griefs formulés sur le terrain de ces articles, un requérant devait avoir exercé une action ne pouvant déboucher que sur l’octroi d’une indemnité (Issaïeva et autres c. Russie, nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, § 149, 24 février 2005).

235. A la lumière des motifs exposés ci-dessus, la Cour estime que le recours mentionné par le Gouvernement n’est pas adéquat en ce qu’il n’est pas de nature à porter remède à la situation dont les requérants se plaignent.

236. Il s’ensuit que l’exception préliminaire est dépourvue de fondement, et qu’elle ne saurait donc être retenue.

C. Sur la tardiveté alléguée de la plainte de M. Stoica

237. Sans réitérer de manière expresse l’exception préliminaire qu’il avait soulevée devant la chambre, le Gouvernement soutient, en ce qui concerne le grief formulé sur le terrain de l’article 3 par M. Stoica, que celui-ci aurait dû faire preuve de diligence, en premier lieu pour saisir les autorités internes de sa plainte pénale, en second lieu pour introduire sa requête devant la Cour.

1. L’arrêt de la chambre

238. La chambre a estimé qu’il convenait de joindre cette deuxième exception – tirée de la tardiveté du dépôt par M. Stoica de sa plainte pénale auprès des autorités compétentes – à l’examen du fond du grief de violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention et a déclaré ce grief recevable.

2. Thèse du Gouvernement

239. Le Gouvernement indique que l’enquête pénale sur les violences perpétrées les 13 et 14 juin 1990 a été ouverte en 1990 et fait observer que, malgré l’ouverture de cette enquête et les difficultés rencontrées par les autorités pour identifier toutes les victimes, le requérant ne s’est joint aux poursuites qu’en 2001.

240. À cet égard, le Gouvernement estime que l’on ne saurait admettre qu’une victime présumée puisse tirer profit des démarches faites par d’autres en vue de l’ouverture d’une enquête sans remettre en question le principe fondamental du mécanisme conventionnel d’épuisement des voies de recours internes, centré sur la dimension individuelle du droit de recours.

241. S’appuyant sur les affaires Toma c. Roumanie ((déc.), no 34403/05, 18 septembre 2012) et Petyo Popov c. Bulgarie (no 75022/01, 22 janvier 2009), le Gouvernement rappelle que la Cour a sanctionné le comportement de requérants qui n’avaient pas régulièrement saisi les organes de poursuite internes de leurs griefs de violation de l’article 3 de la Convention.

242. Pour autant que le requérant cherche à justifier sa passivité par un quelconque état de vulnérabilité qui l’aurait empêché de se joindre à la procédure d’enquête, le Gouvernement fait observer que les violences que l’intéressé dit avoir subies en juin 1990 n’ont nécessité que trois à cinq jours de soins médicaux, qu’il n’a pas été hospitalisé longtemps et qu’il n’a pas produit de documents médicaux attestant une déficience physique ou psychique liée par un rapport de causalité aux événements dénoncés.

243. Le Gouvernement ajoute que, après 1990, le climat social et politique était favorable aux victimes, et que les craintes invoquées par le requérant étaient dès lors sans fondement. À cet égard, il avance que la Cour n’a tenu compte de la vulnérabilité des victimes que dans des situations extrêmement critiques, où les requérants avaient exprimé des craintes bien fondées au regard du contexte national.

244. S’appuyant sur les affaires Narin c. Turquie (no 18907/02, 15 décembre 2009) et Frandes c. Roumanie ((déc.), no 35802/05, 17 mai 2011), le Gouvernement soutient que, appelée à apprécier la diligence dont des parties avaient fait preuve pour la saisir, la Cour a estimé que des requêtes pouvaient être rejetées pour tardiveté même dans des affaires portant sur des situations continues. Le Gouvernement considère que cette règle s’applique à la situation de requérants qui, comme M. Stoica en l’espèce, ont trop tardé ou tardé sans raison apparente à saisir la Cour après s’être aperçus que l’enquête menée par les autorités perdait de son effectivité ou après le moment où ils auraient dû s’en apercevoir. Selon lui, la situation de M. Stoica est bien différente de celle des requérants dans l’affaire Er et autres c. Turquie (no 23016/04, 31 juillet 2012), le requérant dans la présente affaire ayant eu à tout moment la possibilité de contacter les autorités, qui n’avaient pas essayé de cacher les faits ou de nier les circonstances.

3. Thèse du requérant

245. Le requérant explique qu’il s’est gardé de déposer une plainte pénale avant le 18 juin 2001 pour ce qu’il avait subi dans la nuit du 13 au 14 juin 1990 en raison de l’ampleur de la répression menée par les autorités à ce moment-là, dont il a été une victime parmi plus de mille autres. Il considère que l’enquête ici en cause n’avait pas pour objet des incidents ordinaires d’usage illégal de la force par les agents de l’État, mais bien des violations massives des droits de l’homme orchestrées par les plus hautes autorités de l’État.

À cet égard, il soutient que, au lendemain des événements de juin 1990, il se trouvait dans un état de détresse tel qu’il n’est guère sorti de chez lui pendant trois mois par peur des autorités répressives et que sa santé mentale et physique s’est dégradée par la suite au point qu’il en a gardé un trouble psychique permanent.

246. Il plaide que, en pareilles circonstances, seule une réaction prompte des autorités judiciaires aurait pu le rassurer et l’inciter à se plaindre. Il soutient qu’aucune réaction de ce genre n’est intervenue avant l’année 2000 et avance qu’il a porté plainte après avoir appris à cette époque que, pour la première fois, de hauts responsables de l’État avaient été mis en accusation et renvoyés en jugement.

247. Il fait observer que sa plainte n’a pas été rejetée pour tardiveté par les autorités nationales, qu’elle a été jointe immédiatement au dossier de l’enquête plus large ouverte sur les événements incriminés et qu’elle a donné lieu à des actes d’instruction le concernant sans qu’on lui reproche une quelconque passivité.

248. Il estime que le fait qu’il n’ait pas porté plainte avant 2001 n’a en rien compromis l’effectivité de l’enquête. À cet égard, il avance que les autorités auraient pu l’identifier au moyen des enregistrements vidéo que la télévision publique avait réalisés sur les événements qui se déroulaient au siège même de celle-ci, ou à partir des fiches médicales établies notamment pendant la nuit du 13 au 14 juin 1990 par le service des urgences où il était hospitalisé.

En outre, il fait observer que le quatrième point du dispositif de la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000 ordonne la poursuite de l’enquête portant sur la privation de liberté infligée à 1 300 personnes par des militaires et des mineurs à partir du 13 juin 1990 au matin ainsi que sur les agressions subies par des centaines de personnes pendant la même période.

249. Il assure avoir participé très activement à l’enquête à partir de 2001 et avoir régulièrement demandé des informations sur l’avancement de la procédure, en voulant pour preuve les inscriptions portées au registre de la section militaire du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice.

250. Enfin, il estime qu’un dépôt de plainte plus prompt n’aurait en rien changé l’issue de cette enquête, le non-lieu prononcé le 17 juin 2009 concernant aussi les victimes qui avaient eu le courage de se plaindre avant 2001.

4. Observations du tiers intervenant

251. Selon l’organisation non-gouvernementale Redress, tiers intervenante, les conséquences psychologiques néfastes des mauvais traitements sur la capacité des victimes à s’en plaindre constituent un important obstacle à l’exercice d’un recours. La réalité de ce phénomène aurait été reconnue, entre autres, par le Comité contre la torture des Nations Unies (Observation générale no 3, 2012, § 38, cité ci-dessus).

252. Par ailleurs, la Cour aurait admis que, lorsque les violences sont infligées par les agents de l’État, leurs effets psychologiques peuvent être plus importants (Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 33, série A no 26).

253. Des études scientifiques démontreraient que l’expérience de la maltraitance subie entre les mains des institutions sociales et politiques chargées notamment d’assurer la sécurité et le bien-être des individus peut avoir des effets psychologiques particuliers expliquant le retard dans l’introduction d’une plainte, voire l’absence de plainte (voir, entre autres, L. Piwowarczyk, A. Moreno, M. Grodin, « Health Care of Torture Survivors », Journal of the American Medical Association, vol. 284 (2000), pp. 539‑541). Du point de vue psychologique, la cause de cette attitude serait à rechercher dans l’anéantissement de la capacité des victimes à faire confiance à autrui, notamment aux agents de l’État. Les victimes d’agents de l’État se sentiraient plus vulnérables que celles des criminels ordinaires, car elles auraient peu ou pas d’espoir que les autorités enquêtent sur leur cas, a fortiori lorsque l’État continue à réprimer des manifestations pacifiques ou ne démontre pas sa volonté de mener une enquête effective (A. Burnett, M. Peel, The Health of Survivors of Torture and Organised Violence, British Medical Journal, vol. 322 (2001), pp. 606-609).

254. Il ressortirait également de ces études que les victimes qui ne s’identifient pas à des activistes ou à des manifestants souffrent davantage des mauvais traitements subis, voire même de manière disproportionnée par rapport à la violence infligée.

255. Du fait de la difficile situation des victimes tant du point de vue de leur vulnérabilité que des entraves liées à l’accès aux preuves, il y aurait une tendance de plus en plus nette de la part des juridictions nationales à prendre en compte ces réalités pour en faire des obstacles à la prescription de la responsabilité lorsqu’elles acceptent de statuer sur des plaintes introduites bien des années après les faits dénoncés par des personnes ayant été torturées (Tribunal de la Haye, Wisah Binti Silan et autres c. Pays-Bas, 14 septembre 2011, §§ 4.15-4.18, Nederlandse Jurisprudentie 2012, no 578, et High Court (England and Wales), Mutua et autres c. The Foreign and Commonwealth Office, 5 octobre 2012, [2012] EWHC 2678 (QB), et Chambre des Lords (Royaume-Uni), A. c. Hoare, 30 janvier 2008, [2008] UKHL 6, §§ 44-49).

5. Appréciation de la Cour

256. La Cour note que le Gouvernement fait état du retard du requérant à saisir les autorités nationales d’une plainte pénale au sujet des faits à l’origine de la présente requête. Dans ce contexte, il évoque aussi l’obligation de diligence mise à la charge des personnes désireuses de saisir la Cour.

257. La Cour estime que la question de la diligence incombant au requérant est étroitement liée à celle de l’éventuelle tardiveté d’une plainte pénale dans l’ordre juridique interne. Combinés, ces arguments s’apparentent à une exception tirée du non‑respect du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention. Il convient donc d’examiner à présent cette exception (Micu c. Roumanie, no 29883/06, § 108, 8 février 2011).

a) Principes généraux

258. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention poursuit plusieurs buts. Il a pour finalité première d’assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable, et vise aussi à protéger les autorités et autres personnes concernées de l’incertitude où les laisserait l’écoulement prolongé du temps (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 39, 29 juin 2012, El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 135, CEDH 2012, et Bayram et Yıldırım c. Turquie (déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III). Il marque les limites temporelles du contrôle pouvant être mené par les organes de la Convention et signale tant aux individus qu’aux autorités de l’État le délai au-delà duquel il n’y a plus de contrôle possible (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I, Sabri Güneş, précité, § 40, et El-Masri, précité, § 135).

259. En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, lorsqu’il est clair d’emblée que le requérant ne dispose d’aucun recours effectif, le délai de six mois prend naissance à la date des actes ou mesures dénoncés ou à la date à laquelle l’intéressé en prend connaissance ou en ressent les effets ou le préjudice, et, lorsqu’il s’agit d’une situation continue, il court à partir de la fin de celle-ci (voir, parmi d’autres, Dennis et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 76573/01, 2 juillet 2002, Sabri Güneş, précité, § 54, et El-Masri, précité, § 136).

260. L’article 35 § 1 ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne, faute de quoi le principe de subsidiarité en serait atteint. Lorsqu’un requérant utilise un recours apparemment disponible et ne prend conscience que par la suite de l’existence de circonstances qui le rendent ineffectif, il peut être indiqué de considérer comme point de départ de la période de six mois la date à laquelle le requérant a eu ou aurait dû avoir pour la première fois connaissance de cette situation (Edwards c. Royaume-Uni (déc.), no 46477/99, 7 juin 2001, et El-Masri, précité, § 136).

261. Dans le cas d’une situation continue, le délai recommence à courir chaque jour, et ce n’est en général que lorsque la situation cesse que le dernier délai de six mois commence réellement à courir (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 159, CEDH 2009, et Sabri Güneş, précité, § 54).

262. Toutefois, les situations continues ne sont pas toutes identiques. Lorsque la rapidité s’impose pour résoudre les questions d’une affaire, il incombe au requérant de s’assurer que ses griefs sont portés devant la Cour avec la célérité requise pour qu’ils puissent être tranchés correctement et équitablement (Varnava et autres, précité, § 160). Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les griefs tirés d’une obligation d’enquêter sur certains faits imposée par la Convention. Les éléments de preuve se détériorant avec les années, l’écoulement du temps influe non seulement sur la capacité de l’État à s’acquitter de son obligation d’enquête, mais aussi sur celle de la Cour à mener un examen pourvu de sens et d’effectivité. Le requérant doit agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée, c’est-à-dire dès qu’il devient manifeste que l’État défendeur ne s’acquittera pas de son obligation au regard de la Convention (voir les décisions Chiragov et autres c. Arménie (déc.) [GC], no 13216/05, § 136, 14 décembre 2011, et Sargsyan c. Azerbaïdjan (déc.) [GC], no 40167/06, § 135, 14 décembre 2011, qui renvoient à Varnava et autres, précité, § 161).

263. La Cour a déjà jugé que, dans le cas d’une enquête pour mauvais traitements, comme dans celui d’une enquête pour décès suspect d’un proche, les requérants sont censés prendre des mesures pour se tenir au courant de l’état d’avancement de l’enquête, ou de sa stagnation, et introduire leurs requêtes avec la célérité voulue dès lors qu’ils savent, ou devraient savoir, qu’aucune enquête pénale effective n’est menée (Bulut et Yavuz (déc.), no 73065/01, 28 mai 2002, Bayram et Yıldırım, décision précitée, Frandes, décision précitée, §§ 18-23, et Atallah c. France (déc.), no 51987/07, 30 août 2011).

264. Il s’ensuit que l’obligation de diligence incombant aux requérants comporte deux aspects distincts quoique étroitement liés : d’une part, les intéressés doivent s’enquérir promptement auprès des autorités internes de l’avancement de l’enquête – ce qui implique la nécessité de les saisir avec diligence car tout retard risque de compromettre l’effectivité de l’enquête –, et, d’autre part, ils doivent promptement saisir la Cour dès qu’ils se rendent compte ou auraient dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective (Nasirkhayeva c. Russie (déc.), no 1721/07, 31 mai 2011, Akhvlediani et autres c. Géorgie (déc.), nos 22026/10 et 9 autres, §§ 23-29, 9 avril 2013, et Gusar c. République de Moldova et Roumanie (déc.), no 37204/02, §§ 14-17, 30 avril 2013).

265. Cela étant, la Cour rappelle que le premier aspect du devoir de diligence – c’est-à-dire l’obligation de saisir promptement les autorités internes – s’apprécie au regard des circonstances de la cause. À cet égard, elle a jugé que le retard mis par des requérants à porter plainte n’est pas décisif dès lors que les autorités auraient dû être averties qu’une personne pouvait avoir subi des mauvais traitements – notamment dans le cas d’une agression perpétrée en présence de policiers –, le devoir d’enquête mis à la charge des autorités leur incombant même en absence de plainte formelle (Velev c. Bulgarie, no 43531/08, §§ 59-60, 16 avril 2013). Pareil retard n’affecte pas non plus la recevabilité de la requête lorsque le requérant était dans une situation particulièrement vulnérable eu égard à la complexité de l’affaire et à la nature des violations des droits de l’homme invoquées, et qu’il était raisonnable de sa part d’attendre des évolutions qui auraient pu permettre de résoudre des questions factuelles ou juridiques cruciales (El‑Masri, précité, § 142).

266. Pour ce qui est du deuxième aspect du devoir de diligence – c’est-à-dire l’obligation incombant au requérant de saisir la Cour dès qu’il se rend compte ou aurait dû se rendre compte que l’enquête n’est pas effective –, la Cour a précisé que le point de savoir à quel moment ce stade est atteint dépend nécessairement des circonstances de l’affaire et qu’il est difficile à déterminer avec exactitude (Nasirkhayeva, décision précitée).

267. Pour délimiter l’étendue de l’obligation de diligence incombant aux requérants qui entendent dénoncer l’absence d’enquête effective sur des décès ou des mauvais traitements, la Cour s’est largement inspirée ces dernières années de la jurisprudence portant sur l’obligation de diligence imposée aux requérants qui se plaignent de disparitions de personnes dans un contexte de conflit international ou d’état d’urgence instauré dans un pays (Varnava et autres, précité, § 165, Yetişen et autres c. Turquie (déc.), no 21099/06, §§ 72-85, 10 juillet 2012, et Er et autres, précité, § 52), en dépit des différences entre ces deux types de situations.

268. Ainsi la Cour a-t-elle rejeté pour tardiveté des requêtes dont les auteurs avaient trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir après s’être rendus compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête, de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de celle-ci ainsi que de l’absence dans l’immédiat de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (voir, entre autres, Narin, précité, § 51, Aydinlar et autres c. Turquie (déc.), no 3575/05, 9 mars 2010, et Frandes, décision précitée, §§ 18-23).

En d’autres termes, la Cour a estimé qu’il était indispensable que les personnes qui entendaient se plaindre devant elle du manque d’effectivité d’une enquête ou de l’absence d’enquête ne tardent pas indûment à la saisir de leur grief. Après un laps de temps considérable, lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les intéressés doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective.

269. La Cour a cependant jugé que, tant qu’il existe un contact véritable entre ces derniers et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel retard excessif de la part des requérants ne se posait généralement pas (Varnava et autres, précité, § 165).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

270. La Cour observe que l’agression que le requérant dit avoir subie à la station de la télévision publique, en présence de policiers et de soldats, serait survenue dans la nuit du 13 au 14 juin 1990. Elle relève qu’une enquête préliminaire a été ouverte peu de temps après. Le 18 juin 2001, soit plus de onze ans après la survenance des faits dénoncés, l’intéressé a déposé une plainte pénale auprès d’un procureur de la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice (paragraphe 170 ci-dessus). Le 25 juin 2008, plus de dix-huit ans après les faits en question, le requérant a introduit sa requête devant la Cour de Strasbourg. Le 17 juin 2009, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice a prononcé l’abandon des poursuites dirigées contre les accusés encore en vie, pour prescription des infractions poursuivies ou non-lieu à poursuivre, selon les cas (paragraphes 156-162 ci‑dessus). Le 9 mars 2011, la Haute Cour de cassation et de justice a rejeté le recours formé par le requérant contre cette décision (paragraphe 166 ci‑dessus).

271. La Cour note ensuite que dans son exception, le Gouvernement dénonce l’inactivité du requérant de 1990 à 2001.

272. En ce qui concerne la règle des six mois, il incombe à la Cour de rechercher si, au moment de l’introduction de sa requête, le requérant savait ou aurait dû savoir depuis plus de six mois qu’aucune enquête pénale effective n’était menée. La Cour précise que la passivité dont l’intéressé a fait preuve avant de déposer une plainte pénale devant les autorités internes n’est pas en elle-même pertinente pour la question de l’observation de la règle des six mois. Toutefois, si la Cour devait constater que le requérant avait eu ou aurait dû avoir connaissance de l’absence d’enquête effective avant son dépôt de plainte devant les autorités internes, il va sans dire que la requête dont il a ultérieurement saisi la Cour devrait être a fortiori considérée comme tardive (Bayram et Yıldırım, et Bulut et Yavuz, décisions précitées), sauf si de nouvelles preuves ou informations imposant aux autorités de procéder à un complément d’enquête étaient apparues entre‑temps (Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 71, 27 novembre 2007, et Gürtekin et autres c. Chypre (déc.), nos 60441/13, 68206/13 et 68667/13, 11 mars 2014).

273. Le fait que le requérant a officiellement porté plainte pendant qu’il était reçu par un procureur de la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice démontre qu’il s’était tenu informé de l’évolution de l’enquête avant le 18 juin 2001. Le requérant justifie sa réticence à se plaindre par sa vulnérabilité, laquelle s’expliquerait non seulement par la dégradation de son état de santé à la suite des sévices qu’il allègue avoir subis en juin 1990, mais aussi par le sentiment d’impuissance qu’il aurait ressenti en raison du nombre élevé de victimes de la répression menée par les forces de l’ordre et de l’absence, de la part des autorités judiciaires, d’une réaction prompte qui aurait pu le rassurer et l’inciter à se manifester.

274. La Cour reconnaît, à l’instar du Comité contre la torture des Nations unies, cité par le tiers intervenant, que les conséquences psychologiques des mauvais traitements infligés par des agents de l’État peuvent aussi nuire à la capacité des victimes à se plaindre des traitements subis et, ainsi, constituer un obstacle majeur à l’exercice du droit à réparation des victimes de torture et autres mauvais traitements (Observation générale no 3, 2012, § 38, au paragraphe 190 ci-dessus). Ce type de facteurs peut avoir pour effet de rendre la victime incapable d’entreprendre les démarches nécessaires pour intenter sans délais des poursuites à l’encontre de l’auteur des faits. Aussi, comme le relève le tiers intervenant, ces facteurs sont-ils pris en compte de plus en plus souvent au niveau national, aboutissant à une certaine flexibilité quant aux délais de prescription applicables aux demandes de réparation de préjudices corporels (paragraphe 255 ci-dessus).

275. La Cour observe que rares ont été les victimes des événements des 13 à 15 juin 1990 qui ont porté plainte dans les premières années qui suivirent. Il apparaît en réalité que la plupart d’entre elles n’ont trouvé le courage de porter plainte qu’après les développements de l’enquête découlant de la décision du 16 septembre 1998 et de la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000. Force est donc de conclure, eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce, que, dans la situation où se trouvait le requérant, il n’était pas déraisonnable de sa part d’attendre des évolutions qui devaient permettre de clarifier des questions factuelles ou juridiques cruciales (voir, a contrario, Akhvlediani et autres, décision précitée, § 27).

Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la vulnérabilité du requérant et son sentiment d’impuissance, qu’il partageait avec de nombreuses autres victimes qui, elles aussi, ont attendu longtemps avant de déposer plainte, représentent une explication plausible et acceptable pour son inactivité de 1990 à 2001.

276. La Cour constate, en outre, que certains éléments – notamment l’enregistrement vidéo réalisé par la télévision publique et la confiscation des documents d’identité du requérant et d’autres personnes retenues et filmées au siège de la télévision – indiquent que les autorités connaissaient ou auraient pu connaître sans réelle difficulté au moins certains des noms des victimes des sévices perpétrés le 13 juin 1990 dans les locaux de la télévision publique et leurs environs, et de ceux qui furent commis pendant la nuit suivante, en présence de nombreux militaires qui se déployaient progressivement (Velev, précité, §§ 59-60). D’ailleurs, la décision du 14 octobre 1999 et la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000 avaient enjoint aux enquêteurs d’identifier toutes ces victimes.

277. En outre, la Cour relève que la décision de non-lieu du 17 juin 2009 – confirmée par l’arrêt de la Haute Cour de cassation et de justice du 9 mars 2011 – valait pour toutes les victimes. La conclusion adoptée quant à la prescription de la responsabilité pénale s’appliquait aussi bien aux victimes qui avaient porté plainte dans les jours suivant leur agression qu’à celles qui, comme le requérant, s’en étaient plaintes plus tard.

278. Dans ces conditions, on ne saurait conclure que le retard avec lequel M. Stoica a déposé sa plainte était de nature à compromettre l’effectivité de l’enquête (voir, a contrario, Nasirkhayeva, décision précitée).

En tout cas, la plainte de l’intéressé a été versée au dossier de l’enquête no 75/P/1998, qui concernait un grand nombre de victimes des événements des 13 au 15 juin 1990. La Cour constate également que la décision du 29 avril 2008 par laquelle la section militaire du parquet s’était déclarée incompétente au profit de la section pénale de droit commun pour connaître – entre autres – des accusations de traitements inhumains dirigées contre les plus hauts responsables de l’armée et les dirigeants de l’État de l’époque, comporte les noms de plus d’un millier de victimes (paragraphe 142 ci-dessus). Il s’agit donc d’une enquête s’inscrivant dans un contexte tout à fait exceptionnel.

279. Par ailleurs, la Cour note qu’à partir de 2001, il y a eu un contact véritable entre le requérant et les autorités au sujet de la plainte de celui-ci et de ses demandes d’information, qu’il a présentées tous les ans en se rendant personnellement au parquet pour s’enquérir des progrès de l’enquête. De surcroît, des éléments tangibles démontraient que l’enquête progressait, notamment les décisions successives de mise en accusation des hauts responsables civils et militaires et les mesures d’instruction intéressant le requérant, au nombre desquelles figuraient les deux expertises médicolégales réalisées.

280. Eu égard à l’évolution de l’enquête après 2001, à son étendue et à sa complexité – d’ailleurs admises par le Gouvernement –, la Cour considère que, après avoir introduit sa plainte devant les autorités nationales, le requérant pouvait légitimement croire à l’effectivité de l’enquête et pouvait raisonnablement en attendre l’issue tant qu’il y avait une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent (voir, mutatis mutandis, Palić c. Bosnie-Herzégovine, no 4704/04, § 52, 15 février 2011).

281. Le requérant a introduit sa requête devant la Cour le 25 juin 2008, plus de sept ans après avoir déposé une plainte pénale auprès des autorités publiques. À cette époque, l’enquête était encore pendante et des mesures d’investigation avaient été prises. Pour les raisons précédemment indiquées (paragraphe 279 ci-dessus), qui sont demeurées valables à tout le moins jusqu’à l’introduction par le requérant de sa requête devant la Cour, l’intéressé ne peut se voir reprocher d’avoir trop tardé.

282. Par ailleurs, la Cour note que la décision interne définitive dans l’affaire concernant le requérant est l’arrêt précité du 9 mars 2011.

283. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la requête n’est pas tardive. Dès lors, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

D. Sur la violation alléguée des articles 2 et 3 de la Convention

1. L’arrêt de la chambre

284. La chambre a examiné séparément le fond des griefs tirés des articles 2 et 3 de la Convention. Elle est parvenue à la conclusion qu’il y avait eu violation du volet procédural de l’article 2 à l’égard de Mme Mocanu et qu’il n’y avait pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention dans le chef de M. Stoica.

a) La partie de l’arrêt concernant Mme Mocanu

285. Pour ce qui est de Mme Mocanu, la chambre a relevé que l’enquête pénale sur l’homicide de l’époux de la requérante avait été ouverte en 1990 et qu’elle était toujours pendante plus de vingt ans après. Elle en a conclu que cette enquête ne satisfaisait pas à l’exigence de célérité.

286. Elle a aussi noté qu’en 1994 l’affaire était du ressort du parquet militaire, qui n’était pas un organe d’enquête indépendant, et que les dysfonctionnements de l’enquête, constatés par les juridictions nationales elles-mêmes, n’avaient pas été rectifiés par la suite.

287. Elle a également observé que Mme Mocanu avait été tardivement associée à l’enquête et qu’elle n’avait pas été correctement informée des progrès de celle-ci.

288. Par ailleurs, elle a considéré que l’enjeu de l’affaire – c’est-à-dire le droit des nombreuses victimes de savoir ce qui s’était passé et, par implication, le droit à une enquête judiciaire effective assorti le cas échéant d’un droit à réparation – revêtait pour la société roumaine une importance telle qu’il aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement et sans retard afin de prévenir toute apparence d’impunité de certains actes.

289. Au vu de ces éléments, la chambre a conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

b) La partie de l’arrêt concernant M. Stoica

290. Pour ce qui est de M. Stoica, la chambre a considéré que, tout comme il était impératif que les autorités internes compétentes ouvrent une enquête et prennent des mesures dès que des allégations de mauvais traitements avaient été portées à leur connaissance, il incombait également aux intéressés de faire preuve de diligence et d’initiative. Aussi la chambre a-t-elle attaché une importance particulière au fait que le requérant n’avait porté sa plainte au sujet des violences subies le 13 juin 1990 à l’attention des autorités que onze ans après ces événements.

291. Elle a noté que la plainte en question avait été jointe au dossier no 75/P/1998, qui portait entre autres sur l’enquête concernant les accusations de traitements inhumains, et que, dans le cadre de ce dossier, plusieurs actes d’instruction intéressant le requérant avaient été réalisés, notamment deux expertises médicolégales.

292. Toutefois, elle a relevé qu’il ressortait du dossier que, au moment où le requérant avait déposé plainte, certaines infractions – coups et blessures et comportement abusif notamment – étaient déjà prescrites en application des règles du droit interne.

293. Bien qu’elle se fût déclarée disposée à admettre que, en cas de violations massives des droits fondamentaux, il faille tenir compte de la vulnérabilité des victimes – notamment de leur incapacité éventuelle à porter plainte par crainte de représailles, la chambre n’a relevé aucun argument convaincant justifiant que le requérant soit resté passif et ait attendu onze ans avant d’adresser sa plainte aux autorités compétentes.

294. En conséquence, la chambre a conclu qu’il n’y avait pas eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

2. Thèse des requérants

295. Les requérants soutiennent que le volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention a été violé en l’espèce. Ils considèrent que l’obligation d’enquêter d’office que renferment ces dispositions de la Convention incombait aux autorités tant en vertu du droit interne que du droit international. Selon eux, cette obligation était d’autant plus stricte qu’il ne s’agissait pas, en l’espèce, d’incidents ordinaires d’usage illégal de la force par des agents de l’État, mais d’un conflit alimenté par les autorités de l’époque et qui avait opposé divers groupes – y compris ethniques – de la population.

296. À cet égard, ils soulignent que, eu égard au nombre élevé de victimes des événements dénoncés, les investigations qui les concernaient en tant que victimes portaient sur des crimes imprescriptibles tels que le génocide ou les traitements inhumains. Selon eux, il en découlait pour les autorités une obligation d’enquête renforcée à laquelle elles n’ont pas satisfait.

Mme Mocanu indique, en outre, qu’elle n’a pas été informée des avancements de l’enquête, après 2009.

297. M. Stoica considère que la Cour doit se pencher sur l’ensemble de l’enquête menée dans la présente affaire, où ont été mis en cause de hauts responsables de l’État, et qu’elle ne doit pas se borner à examiner la partie de l’instruction portant sur les violences qu’il a subies. Il avance que, aux fins de l’appréciation de l’affaire sous l’angle du volet procédural de l’article 3, l’enquête ne doit pas être fragmentée et que les faits de violence dont il a été victime ne sauraient être considérés de manière isolée.

298. M. Stoica soutient que ces événements – que l’enquête aurait dû éclaircir – ont une signification particulière dans l’histoire récente de la Roumanie, car ils sont survenus dans le contexte de la transition vers une société démocratique et s’inscrivaient dans un processus dont le point de départ remontait à la chute du dictateur, en décembre 1989. Ajoutant que ces événements ont affecté un grand nombre de personnes, le requérant estime que l’enquête en question était le seul moyen, pour la société roumaine, de connaître la vérité sur cet épisode de l’histoire récente du pays, circonstance qui aurait dû inciter les autorités compétentes à agir en conséquence, ce qu’elles n’ont pas fait.

299. À cet égard, il avance en particulier que, en clôturant l’enquête sur les traitements inhumains en raison de l’absence des éléments constitutifs de l’infraction, le procureur a fait dans sa décision de non‑lieu du 17 juin 2009 une interprétation erronée de la loi car non conforme à la jurisprudence pertinente de la Haute Cour de cassation et de justice.

300. En outre, en ce qui concerne les infractions prescriptibles ayant fait l’objet de l’enquête, il estime que le délai de prescription n’aurait pas dû courir tant que les dirigeants accusés occupaient de hautes fonctions publiques.

301. Enfin, l’intéressé avance que, eu égard aux particularités de l’espèce, son retard à se plaindre ne doit pas entrer en ligne de compte dans l’examen du grief de violation du volet procédural de l’article 3 et qu’il n’était pas de nature à entraver l’enquête. À cet égard, il fait observer que la décision du 14 octobre 1999 et le quatrième point du dispositif de la décision de renvoi en jugement du 18 mai 2000 mettaient à la charge des enquêteurs l’obligation d’identifier toutes les victimes de la répression. Il soutient par ailleurs que les autorités étaient informées des faits le concernant directement.

3. Thèse du Gouvernement

a) En ce qui concerne Mme Mocanu

302. S’appuyant sur certains actes d’instruction de la procédure interne, le Gouvernement soutient que les autorités nationales ont respecté leur obligation de mener une enquête effective sur les circonstances du décès de l’époux de Mme Mocanu, tous les actes procéduraux nécessaires à l’établissement de la vérité sur ce décès – notamment les circonstances factuelles dans lesquelles celui-ci est survenu – ayant été réalisés dans le cadre de cette enquête.

303. Il précise que les autorités judiciaires ont été contraintes de scinder l’enquête en plusieurs dossiers en fonction des inculpés, infractions ou parties civiles concernés en raison de la complexité des événements ayant eu lieu en juin 1990 à Bucarest, et qu’elles ont dû pour la même raison rassembler un faisceau de preuves complexes parmi lesquelles figuraient plus de 5 700 témoignages.

304. À cet égard, il invite la Cour à tenir compte du caractère inhabituel de l’enquête, dû non seulement au grand nombre de personnes concernées, mais aussi au fait que celle-ci portait sur un événement historique délicat pour la Roumanie. Il souligne que la situation particulière des requérants ne représentait qu’une partie du vaste ensemble de faits survenus à l’occasion des manifestations de grande ampleur qui s’étaient déroulées à Bucarest et avaient conduit à des actes de violence, et que la situation en question ne peut donc être analysée en dehors du contexte général du dossier.

305. Il soutient qu’il n’y a pas eu de période d’inactivité imputable aux autorités de l’an 2000 à ce jour.

306. Il précise par ailleurs qu’il ne conteste pas les conclusions de la chambre en ce qui concerne la durée des investigations, mais ajoute que celle-ci s’expliquait par la nécessité de remédier aux dysfonctionnements que l’enquête a connus dans un premier temps et le souci d’assurer la participation de la requérante à la procédure.

b) En ce qui concerne M. Stoica

307. Pour ce qui est de M. Stoica, le Gouvernement signale que les autorités ont eu des difficultés à identifier toutes les victimes et à les associer à la procédure, faute pour ces dernières d’avoir promptement porté plainte.

308. Il soutient que l’enquête pénale a conclu à juste titre à la prescription de la responsabilité pénale, les mauvais traitements subis par le requérant n’entrant pas dans la catégorie des crimes contre l’humanité. Il assure que cette conclusion ne visait pas à instaurer un climat d’impunité pour les événements tragiques de 1990, mais à appliquer les règles procédurales du droit interne, notamment les délais de prescription raisonnables qui allaient de trois à quinze ans.

309. Selon lui, il n’y a pas en l’espèce de circonstances particulières justifiant d’imposer aux autorités une obligation d’enquête renforcée.

310. Par ailleurs, en cas de violations multiples des droits fondamentaux, la découverte de la vérité d’ensemble ne résulterait pas nécessairement de l’élucidation de chaque situation individuelle. Dans ces conditions, une enquête pourrait atteindre l’objectif qu’elle vise – la manifestation de la vérité globale – quand bien même elle se trouverait entravée dans tel ou tel cas particulier faute de toute démarche de la part de la victime concernée.

4. Observations du tiers intervenant

311. Le tiers intervenant indique que le droit européen et le droit international accordent depuis les dix dernières années une importance accrue à la lutte contre l’impunité en matière de torture et de traitements et peines cruels, inhumains ou dégradants ainsi qu’à la reconnaissance du droit des victimes à un recours effectif et à une réparation. À cet égard, il cite plusieurs textes internationaux, notamment les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe pour éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme (adoptées le 30 mars 2011). Selon ces lignes directrices, « le fait que la victime ne souhaite pas officiellement porter plainte ou décide par la suite de retirer sa plainte ou d’abandonner les poursuites n’exonère pas les autorités de leur obligation de mener une enquête effective s’il y a des raisons de croire qu’une violation grave des droits de l’homme s’est produite ».

312. Le tiers intervenant souligne que l’article 3 de la Convention exige des États qu’ils mettent en place des lois pénales réprimant de manière effective les violations graves des droits de l’homme par des peines adéquates (M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 150, CEDH 2003‑XII, Çamdereli c. Turquie, no 28433/02, § 38, 17 juillet 2008, et Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 117, CEDH 2010). Il en déduit que les délais de prescription devraient être adaptés aux particularités de ces affaires, qui se caractérisent entre autres par la vulnérabilité des victimes, notamment en cas de mauvais traitements infligés par des agents de l’État.

313. S’appuyant sur une affaire portée devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (Le Procureur c. Furundžija, affaire no IT-95-17/1-T, jugement de la chambre de première instance du 10 décembre 1998), il indique que l’inapplicabilité de la prescription de la responsabilité pénale en matière de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité est un principe unanimement reconnu, mais que celui-ci n’est toutefois pas limité à ce type de crimes. Il ajoute que le Comité des droits de l’homme des Nations unies partage cette position pour ce qui est des violations flagrantes des droits fondamentaux, et que le Comité a aussi précisé que l’imprescriptibilité devrait s’appliquer à d’autres formes de mauvais traitements (Observation générale no 3, 2012, § 40, au paragraphe 190 ci-dessus).

5. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

314. La Cour examinera conjointement les griefs de Mme Mocanu et de M. Stoica sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention à la lumière des principes convergents découlant de l’une et de l’autre de ces dispositions, principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 110 et 112-113, CEDH 2005-VII), Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, §§ 324-325, CEDH 2007‑II), Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, §§ 162-167, CEDH 2011), et El-Masri (précité, §§ 182-185).

315. La Cour a déjà précisé qu’elle doit interpréter les articles 2 et 3 en gardant à l’esprit que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives.

Elle rappelle que tout comme l’article 2, l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161). Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et conformément à l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation (Al-Skeini et autres, précité, § 162).

316. Or pour que l’interdiction générale des homicides arbitraires et de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant soit de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’État, soit d’enquêter sur les homicides arbitraires et les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains (Al-Skeini et autres, précité, § 163, et El Masri, précité, § 182).

317. Ainsi, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », les dispositions des articles 2 et 3 requièrent par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée, tant lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 161, série A no 324), que lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 102, Recueil 1998‑VIII).

318. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui protègent le droit à la vie et interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués, et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès et des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Natchova et autres, précité, § 110, et Ahmet Özkan et autres c. Turquie, no 21689/93, §§ 310 et 358, 6 avril 2004).

319. La Cour a déjà jugé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2, tout comme celle découlant de l’article 3, continue de s’appliquer même si les conditions de sécurité sont difficiles, y compris dans un contexte de conflit armé. Même si les faits à l’origine de l’obligation d’enquêter surviennent dans un contexte de violences généralisées et que les enquêteurs rencontrent des obstacles et des contraintes imposant le recours à des mesures d’investigation moins efficaces ou retardant les recherches, il n’en reste pas moins que les articles 2 et 3 exigent l’adoption de toutes les mesures raisonnables propres à assurer la conduite d’une enquête effective et indépendante (Al-Skeini et autres, précité, § 164).

320. D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Natchova et autres, précité, § 110, et Halat c. Turquie, no 23607/08, § 51, 8 novembre 2011).

321. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Al-Skeini et autres, précité, § 163).

322. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (El-Masri, précité, § 183).

323. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours illégal à la force ou sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III).

324. Dans tous les cas, pour ce qui est des obligations découlant de l’article 2 de la Convention, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes. De même, pour ce qui est de l’article 3 de la Convention, la victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (McKerr, précité, § 115).

325. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (El-Masri, précité, § 183).

326. La Cour a également jugé que, en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine (Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 70, 13 janvier 2009, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144). Au demeurant, l’application de la prescription devrait être compatible avec les exigences de la Convention. Il est dès lors difficile d’accepter des délais de prescriptions inflexibles ne souffrant aucune exception (voir, mutatis mutandis, Röman c. Finlande, no 13072/05, § 50, 29 janvier 2013).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

327. En l’espèce, la Cour observe qu’une enquête pénale a été ouverte d’office peu après les événements de juin 1990. Cette enquête portait dès le départ sur les homicides par balle de l’époux de Mme Mocanu et d’autres personnes ainsi que sur les mauvais traitements infligés à d’autres individus dans les mêmes circonstances.

La Cour constate également que cette enquête était au départ fractionnée en plusieurs centaines de dossiers distincts (paragraphes 82-87 ci‑dessus) et qu’elle a été unifiée par la suite avant d’être à nouveau scindée à plusieurs reprises en quatre, deux, puis trois branches.

328. Il ressort de la décision rendue le 14 octobre 1999 par la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice que cette enquête visait également à identifier toutes les victimes de la répression menée du 13 au 15 juin 1990. Elle concernait donc M. Stoica, à tout le moins à partir du 18 juin 2001, date où celui-ci a officiellement porté plainte.

La Cour observe que de très nombreux dossiers ont été ouverts sur le plan national. Toutefois, eu égard au fait que tous ces dossiers tirent leur origine des mêmes faits – ce qui a d’ailleurs conduit à leur regroupement en une seule affaire par une décision prise par le parquet près la Cour suprême de justice en 1997 –, la Cour considère qu’il s’agit en substance d’une seule et même enquête. Quand bien même la Cour retiendrait qu’il s’agit, en l’espèce, de deux enquêtes distinctes – l’une, concernant Mme Mocanu, et l’autre, M. Stoica –, ses constats quant à leur efficacité n’en seraient pas différents, pour les raisons qui suivent.

329. La Cour constate que cette enquête est toujours pendante à l’égard de Mme Mocanu. L’arrêt adopté le 17 décembre 2007 par la Haute Cour de cassation et de justice renvoyant au parquet le dossier relatif aux accusations portées initialement contre cinq officiers de l’armée est la dernière décision de justice rendue à l’égard de la première requérante.

330. La Cour relève que le volet de l’enquête concernant M. Stoica et mettant en cause trente-sept hauts responsables civils et militaires – dont un ancien chef de l’État et deux anciens ministres de l’Intérieur et de la Défense – a pris fin par un arrêt rendu le 9 mars 2011 par la Haute Cour de cassation et de justice.

331. Elle rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période de l’enquête postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie (paragraphe 211 ci-dessus). Dès lors, elle recherchera si, après cette date, l’enquête menée dans la présente affaire a satisfait aux critères d’effectivité énoncés ci‑dessus.

i. Indépendance de l’enquête

332. La Cour constate que, entre 1997 – soit quelques années après la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie – et début 2008, l’affaire a été pendante devant la section militaire du parquet près la Cour suprême de justice, devenue en 2003 la Haute Cour de cassation et de justice. Elle relève également, pour ce qui est de Mme Mocanu, que l’enquête demeure pendante devant le parquet militaire après la déclaration d’incompétence prononcée par le parquet de droit commun le 6 juin 2013 (paragraphe 123 ci-dessus).

333. À ce propos, la Grande Chambre souscrit au constat de la chambre selon lequel l’enquête a été confiée à des procureurs militaires qui étaient, au même titre que les accusés parmi lesquels se trouvaient deux généraux, des officiers soumis au principe de la subordination à la hiérarchie, constat qui a déjà conduit la Cour à conclure à la violation du volet procédural de l’article 2 et de l’article 3 de la Convention dans des affaires antérieures dirigées contre la Roumanie (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, § 67, 5 octobre 2004, Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 107, 12 octobre 2004, et, dernièrement, Şandru et autres, précité, § 74, Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 137, et Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie, no 12442/04, § 92, 24 avril 2012).

334. Le nombre de violations constatées dans des affaires similaires à la présente espèce est particulièrement préoccupant et jette un doute sérieux sur l’objectivité et l’impartialité des enquêtes que les procureurs militaires sont appelés à mener (mutatis mutandis, Natchova et autres, précité, § 117). Le Gouvernement n’a exposé aucun fait ou argument susceptible de conduire la Cour à en décider autrement en l’espèce.

ii. Célérité et adéquation de l’enquête

335. La Cour constate que l’enquête intéressant Mme Mocanu est pendante depuis plus de vingt-trois ans et plus de dix-neuf ans depuis la ratification de la Convention par la Roumanie. Au cours de ce laps de temps, trois des cinq hauts responsables de l’armée mis en cause pour l’homicide de l’époux de la requérante sont décédés.

336. Elle relève également, pour ce qui est de M. Stoica, que l’enquête le concernant s’est terminée par un arrêt rendu le 9 mars 2011, vingt et un ans après l’ouverture des investigations et dix ans après le dépôt officiel de la plainte du requérant et la jonction de celle-ci au dossier de l’enquête.

337. Or le simple passage du temps est de nature non seulement à nuire à une enquête, mais aussi à compromettre définitivement ses chances d’aboutissement (M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 64, 3 novembre 2011).

338. Tout en reconnaissant que l’affaire présente une indéniable complexité, que le Gouvernement a lui-même soulignée, la Cour estime que l’enjeu politique et social invoqué par ce dernier ne saurait justifier un délai aussi long. Au contraire, l’importance de cet enjeu pour la société roumaine aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement afin de prévenir toute apparence de tolérance des actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, entre autres, l’arrêt Lăpuşan et autres, précité, § 94, où était en cause un délai de plus de seize ans depuis l’ouverture d’une enquête visant à l’identification et au jugement des responsables de la répression des manifestations anticommunistes de 1989, et de plus de onze ans depuis l’entrée en vigueur de la Convention).

339. Or la Cour observe que l’enquête menée dans la présente affaire a été marquée par d’importantes périodes d’inactivité, tant dans sa première partie que pendant les dernières années. Elle constate notamment que l’enquête n’a connu aucune avancée importante du 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention, au 22 octobre 1997, date du début de la jonction des nombreux dossiers qui avaient été ouverts séparément mais qui s’inscrivaient dans le même contexte factuel que celui à l’origine des requêtes ici en cause. Ce n’est qu’après cette date que le parquet a commencé à s’enquérir plus largement de l’ensemble des circonstances ayant entouré le recours concerté à la force contre la population civile par des agents de l’État (voir Al-Skeini et autres, précité, § 163).

340. Qui plus est, la Cour constate que la décision du 16 septembre 1998 mentionne qu’aucune mesure d’instruction concernant les plaintes des personnes agressées au siège de la télévision publique n’avait été réalisée avant cette date (paragraphe 100 ci-dessus).

341. En outre, les seuls actes de procédure effectués dans l’affaire concernant Mme Mocanu depuis le dernier renvoi au parquet ordonné le 17 décembre 2007 sont le classement sans suite prononcé le 6 juin 2013 à l’égard de deux accusés décédés entre-temps et deux déclarations d’incompétence rendues le 30 avril 2009 et le 6 juin 2013 respectivement.

342. La Cour relève aussi que de nombreuses lacunes de l’enquête ont été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, la décision adoptée le 16 septembre 1998 par le parquet près la Cour suprême de justice indiquait-elle qu’aucune des personnes ayant exercé de hautes fonctions à l’époque des faits – notamment le chef de l’État, le Premier ministre et son adjoint, le ministre de l’Intérieur et le chef de la police – n’avait été entendue jusqu’alors.

343. De plus, l’enquête subséquente n’est pas parvenue à remédier à toutes ces lacunes, comme l’ont constaté la Cour suprême de justice et la Haute Cour de cassation et de justice dans leurs décisions respectives du 30 juin 2003 et du 17 décembre 2007 faisant état des vices de la procédure antérieure.

344. Par ailleurs, la Cour constate que l’enquête – disjointe depuis 1998 du reste du dossier – menée sur les violences infligées à maints manifestants et à d’autres personnes présentes par hasard sur les lieux de la répression a pris fin par le non‑lieu prononcé le 17 juin 2009 et confirmé par l’arrêt du 9 mars 2011. Parmi ces personnes figurait M. Stoica qui, ayant porté plainte en 2001, a dû attendre pendant dix ans l’aboutissement de cette enquête. Pourtant, en dépit de la durée de ce laps de temps et des actes d’enquête accomplis au profit du requérant, dont le Gouvernement a établi la liste, aucune des décisions précitées n’a réussi à établir les circonstances des mauvais traitements que l’intéressé et d’autres personnes alléguaient avoir subis dans les locaux de la télévision publique.

345. La décision adoptée par le parquet le 17 juin 2009 indiquait en substance que l’identité des agresseurs et le degré d’implication des forces de l’ordre n’avaient pu être établis à l’issue des investigations accomplies par le parquet civil, puis par le parquet militaire. Toutefois, les autorités n’ont pas indiqué quels avaient été les moyens de preuve exploités en vue de l’établissement des faits et pour quelles raisons concrètes leurs démarches n’avaient pas abouti. Par ailleurs, elles n’ont jamais mis en cause au plan interne le comportement du requérant à l’égard de l’enquête, s’abstenant de tout commentaire sur la date du dépôt de la plainte de l’intéressé.

346. La Cour constate que ce volet de l’affaire a été clos principalement en raison de la prescription de la responsabilité pénale. Elle rappelle à cet égard que les obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention peuvent difficilement être considérées comme respectées lorsqu’une enquête s’achève, comme en l’espèce, par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale due à l’inactivité des autorités (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 144).

347. En ce qui concerne l’autre résultat important de l’enquête, à savoir la conclusion selon laquelle les éléments constitutifs du crime de traitements inhumains réprimé par l’article 358 du code pénal roumain n’étaient pas réunis à l’égard de M. Stoica, la Cour estime que la conformité de l’interprétation donnée par le procureur avec la jurisprudence interne pertinente est sujette à caution au regard de l’arrêt rendu le 7 juillet 2009 par la Haute Cour de cassation et de justice. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas apporté d’autres exemples jurisprudentiels à l’appui de la décision rendue en l’espèce. La Cour considère en outre que la conclusion selon laquelle les mineurs n’avaient plus aucun adversaire à combattre le 14 juin 1990 (paragraphe 161 ci-dessus) apparaît douteuse car elle fait manifestement fi des violences qui se sont déroulées le 13 juin 1990 en présence d’importants effectifs de l’armée équipés de munitions de guerre et de blindés, ainsi qu’il ressort de la décision précitée elle-même. Par ailleurs, cette conclusion contredit les faits établis par la même décision, qui décrit en détail les exactions commises par les mineurs le 14 juin 1990, lesquels s’en étaient pris indistinctement aux manifestants, aux étudiants présents dans les locaux de l’université et aux passants. Qui plus est, dans son arrêt du 9 mars 2011 rejetant le recours formé par M. Stoica contre le non‑lieu, la Haute Cour de cassation et de justice ne s’est aucunement penchée sur cette question d’applicabilité de l’article 358 du code pénal, se bornant à contrôler l’application qui avait été faite des règles de prescription dans la présente affaire.

348. Dès lors, il apparaît que les autorités responsables de l’enquête n’ont pas pris toutes les mesures qui auraient raisonnablement permis d’identifier et de sanctionner les responsables.

iii. Association de la première requérante à l’enquête

349. S’agissant de l’obligation d’associer les proches des victimes à la procédure, la Cour observe que Mme Mocanu n’a pas été informée des progrès de l’enquête avant la décision du 18 mai 2000 renvoyant en jugement les personnes accusées d’avoir tué son époux.

350. Qui plus est, la Cour relève que la requérante a été entendue pour la première fois par le procureur le 14 février 2007, près de dix-sept ans après les événements, et que, après l’arrêt rendu par la Haute Cour de cassation et de justice le 17 décembre 2007, elle n’a plus été informée de l’évolution de l’enquête.

351. Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que les intérêts de Mme Mocanu de participer à l’enquête aient été suffisamment protégés (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 141).

iv. Conclusion

352. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que Mme Mocanu n’a pas bénéficié d’une enquête effective aux fins de l’article 2 de la Convention, et que M. Stoica a lui aussi été privé d’une enquête effective aux fins de l’article 3.

353. Partant, elle conclut à la violation du volet procédural de ces dispositions.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

354. L’association requérante se plaint de la durée de la procédure pénale à laquelle elle s’était constituée partie civile pour demander réparation du préjudice résultant du saccage de son siège commis le 14 juin 1990, de la destruction de ses biens et de l’agression de ses membres.

355. Elle dénonce à cet égard une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. L’arrêt de la chambre

356. La chambre a estimé que la durée de la procédure litigieuse avait été excessive et a conclu à la violation de l’article 6 § 1.

B. Thèses des parties

357. La requérante dit avoir accueilli avec satisfaction l’arrêt de la chambre.

358. Le Gouvernement déclare qu’il ne conteste pas, en principe, les conclusions de la chambre sur la durée de la procédure pénale avec constitution de partie civile engagée par l’association requérante.

C. Appréciation de la Cour

359. La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter du constat opéré par la chambre. À l’instar de la chambre, elle observe que l’association avait déposé le 26 juillet 1990 une plainte pénale officielle avec constitution de partie civile dénonçant les dégâts subis par elle lors des événements survenus du 13 au 15 juin 1990. Cette plainte pénale a été instruite dans le cadre de l’enquête close par le non-lieu du 17 juin 2009. La procédure concernant l’association requérante a donc duré près de dix-neuf ans.

360. La compétence ratione temporis de la Cour étant limitée, la chambre n’a pu connaître du grief tiré de la durée de la procédure qu’en ce qui concerne la période postérieure au 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie. La durée de la procédure à prendre en compte était donc de quinze ans.

361. La Cour rappelle qu’elle a conclu à maintes reprises, dans des affaires soulevant des questions semblables à celles de la présente espèce, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 46, CEDH 2000‑VII, et notamment Gheorghe et Maria Mihaela Dumitrescu c. Roumanie, no 6373, §§ 26-28, 29 juillet 2008, où était également en cause la durée d’une procédure pénale avec constitution de partie civile).

362. Après examen de tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour n’aperçoit aucune raison d’en décider autrement en l’espèce.

363. A la lumière des critères établis par sa jurisprudence et au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que la durée de la procédure litigieuse est excessive et qu’elle ne satisfait pas au critère du délai raisonnable.

364. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

365. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage allégué par Mme Mocanu

1. Arguments des parties

366. La requérante avait demandé devant la chambre 200 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle disait avoir subi en raison de la durée excessive de l’enquête concernant l’homicide de son époux alors âgé de vingt-deux ans. Elle exposait qu’elle avait elle-même vingt ans à ce moment-là, et qu’elle s’est retrouvée seule avec leurs deux enfants âgés l’un de deux ans, l’autre de quelques mois. Elle indiquait que, pendant les vingt années suivantes, au cours desquelles elle avait attendu l’aboutissement de l’enquête et l’identification des responsables de la mort de son époux, elle avait dû subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants en travaillant comme femme de ménage, dans des conditions de vie particulièrement misérables. Par ailleurs, elle avait demandé 100 000 EUR pour préjudice matériel, sans expliquer en quoi il consistait.

367. Estimant que ces demandes de satisfaction équitable étaient excessives et injustifiées, le Gouvernement avait invité la Cour à les rejeter.

2. L’arrêt de la chambre

368. S’agissant de la somme demandée au titre du préjudice matériel, la chambre n’a pas discerné de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Partant, elle a rejeté cette demande.

369. En revanche, elle a estimé qu’il y avait lieu d’octroyer une satisfaction équitable en raison du fait que les autorités nationales n’avaient pas traité le dossier concernant l’homicide de l’époux de la requérante avec le degré de diligence requis par l’article 2 de la Convention. À ce titre, elle a alloué 30 000 EUR à la requérante.

370. En outre, la chambre a rappelé que l’application du principe restitutio in integrum implique que les requérants soient placés, autant que faire se peut, dans une situation équivalente à celle dans laquelle ils se seraient trouvés s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention et a conclu que l’État défendeur devait prendre les mesures nécessaires pour accélérer les investigations concernant l’homicide de M. Mocanu afin de rendre une décision conforme aux exigences de la Convention.

3. Appréciation de la Cour

371. Eu égard à ce qui précède, aux raisons exposées par la chambre, et au fait que la requérante n’a pas modifié la demande qu’elle avait présentée devant la chambre, la Cour estime que l’intéressée a subi un important dommage moral en raison de la violation du volet procédural de l’article 2. Elle lui alloue la somme de 30 000 EUR à ce titre.

B. Dommage allégué par M. Stoica

372. Le requérant avait demandé devant la chambre 200 000 EUR pour dommage moral.

373. Estimant cette demande excessive, le Gouvernement avait considéré que le constat de violation constituait une réparation suffisante du préjudice moral allégué.

374. La chambre ayant conclu à la non-violation de la Convention à l’égard de M. Stoica, elle n’a pas examiné la demande de satisfaction équitable formulée par celui-ci.

375. La Cour estime que M. Stoica a subi un préjudice moral indéniable. Tenant compte de la violation de l’article 3 constatée dans le chef de l’intéressé et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour lui octroie 15 000 EUR au titre du préjudice moral.

C. La demande de l’association requérante

376. La chambre a conclu que l’association requérante n’avait pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai imparti.

377. Au cours de la procédure devant la Grande Chambre, l’association a renvoyé à la Cour une télécopie qu’elle lui avait adressée le 22 décembre 2009, déclarant qu’il s’agissait là d’une demande de satisfaction équitable.

378. La Cour constate que, par cette demande non signée, l’association requérante prétendait à une réparation d’un montant de 42 519 EUR correspondant selon elle au montant actualisé du dommage matériel qu’elle disait avoir subi du fait du saccage de son siège, somme qu’elle déclarait vouloir utiliser entre autres pour « la réhabilitation de [s]a santé (sic) ». Cette demande étant confuse, elle ne peut être prise en compte. Même à supposer qu’elle puisse être considérée comme une demande de satisfaction équitable présentée en bonne et due forme, elle se rapporte uniquement à un préjudice matériel étranger au constat de violation de l’article 6 de la Convention découlant de la durée excessive de la procédure.

379. Dès lors, la Cour rejette la demande de l’association requérante.

D. Frais et dépens

1. Frais et dépens relatifs aux requêtes de Mme Mocanu et de l’association requérante (nos 10865/09 et 45886/07)

380. Les parties requérantes réclament un montant total de 18 050 EUR au titre des frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour, dont 2 800 EUR pour la procédure devant la Grande Chambre en ce compris les honoraires de leurs trois avocats.

381. Le Gouvernement estime que, pour ce qui est de la procédure suivie devant la chambre, cette demande est tardive faute d’avoir été formulée dans les délais impartis.

382. En outre, il considère que, pour ce qui est de la procédure devant la Grande Chambre, cette demande est excessive et fait observer qu’elle n’est accompagnée d’aucun document justificatif.

383. La chambre a constaté que les requérants n’avaient pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai imparti.

384. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000‑XI).

385. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et à sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la demande de 2 800 EUR formulée au titre des frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure suivie devant la Grande Chambre, et elle constate que seule cette demande a été soumise en temps utile. De cette somme, il convient de déduire le montant de 600 EUR versé conjointement à deux des trois avocats des parties requérantes par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

2. Frais et dépens relatifs à la requête de M. Stoica (no 32431/08)

386. Le requérant demande 11 507,39 EUR pour les frais et dépens encourus pour les besoins de la procédure suivie devant la Grande Chambre, soit 10 394 EUR au titre des honoraires d’avocat, 300 EUR de frais de correspondance et 813,39 EUR correspondant aux frais de déplacement exposés par le requérant et son avocate pour assister à l’audience devant la Grande Chambre.

387. Le Gouvernement estime déraisonnable le temps passé par l’avocate du requérant pour la préparation de la demande de renvoi devant la Grande Chambre, à savoir 15 heures. Il en va de même du temps consacré à la préparation des observations complémentaires de la partie requérante – 20 heures – et des 15 heures employées à la préparation de la plaidoirie.

388. En outre, le Gouvernement expose que les frais encourus par le requérant pour assister à l’audience n’étaient pas nécessaires, étant donné que seule la présence de son avocate était justifiée. Dès lors, il s’oppose au remboursement des frais de déplacement du requérant.

389. En l’espèce, et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 11 507,39 EUR réclamée au titre de la procédure suivie devant elle, à régler directement à Me Hatneanu. De cette somme, il convient de déduire le montant de 1 638,47 EUR versé par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire, qui couvre les frais de déplacement du requérant et de son avocate.

E. Intérêts moratoires

390. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par seize voix contre une, qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître des griefs soulevés par Mme Anca Mocanu et M. Marin Stoica sous l’angle du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention, pour autant que ces griefs se rapportent à l’enquête pénale menée postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie ;

2. Rejette, par seize voix contre une, l’exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes, soulevée par le Gouvernement à l’égard des requérants individuels ;

3. Rejette, par quatorze voix contre trois, l’exception tirée de la tardiveté de la requête de M. Marin Stoica ;

4. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention dans le chef de Mme Anca Mocanu ;

5. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention dans le chef de M. Marin Stoica ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de l’association requérante ;

7. Dit, par seize voix contre une, que l’État défendeur doit verser à Mme Anca Mocanu, dans les trois mois, 30 000 EUR (trente mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

8. Dit, par quatorze voix contre trois, que l’État défendeur doit verser à M. Marin Stoica, dans les trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

9. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, 2 200 EUR (deux mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérantes, au titre des frais et dépens exposés par Mme Anca Mocanu et l’association requérante (requêtes nos 10865/09 et 45886/07) ;

10. Dit, par seize voix contre une, que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, 9 868,92 EUR (neuf mille huit cent soixante-huit euros et quatre-vingt-douze centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, au titre des frais et dépens exposés par M. Marin Stoica (requête no 32431/08), à régler directement à Me D.O. Hatneanu ;

11. Dit, à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 17 septembre 2014.

Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au greffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vučinić ;

– opinion partiellement dissidente du juge Silvis, à laquelle se rallie le juge Streteanu ;

– opinion partiellement dissidente du juge Wojtyczek.

D.S.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE
PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE
LE JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

1. L’applicabilité de la prescription aux événements qui se sont déroulés en Roumanie pendant la période de la transition vers la démocratie, et plus précisément aux faits survenus à Bucarest en juin 1990, est la question principale que pose l’affaire Mocanu et autres. Je conclus que la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») est compétente ratione temporis en l’espèce, et que les exceptions du Gouvernement tirées du non-épuisement des recours internes et de la tardiveté de la requête de M. Stoica sont infondées[1]. Je souscris aussi aux critiques formulées par la Grande Chambre au sujet des dysfonctionnements de la procédure interne en ce qui concerne le décès de M. Mocanu, la détention illégale et les tortures infligées à M. Stoica, et les dommages subis par l’association requérante (saccage de son siège et confiscation illégale de ses biens et documents).

Dans la présente opinion, je me bornerai à faire observer que la poursuite des violations massives des droits de l’homme survenues en Roumanie pendant la période de transition vers la démocratie – notamment celles commises en juin 1990 – n’est pas prescrite, et qu’il faut donc continuer à enquêter d’office sur ces violations, à les poursuivre et à les sanctionner conformément aux règles du droit international et du droit interne. Il s’agira donc ici de préciser les termes quelque peu réservés employés par la Grande Chambre aux paragraphes 346 et 347 de son arrêt.

La nature de la prescription pénale

2. La prescription pénale fait obstacle à la poursuite et à la condamnation des accusés, ainsi qu’à l’exécution des peines infligées aux personnes condamnées par une décision définitive. Contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, elle n’est pas seulement un moyen de défense procédural. Elle se juxtapose aux conditions d’existence de l’infraction pénale, avec une force égale. C’est pourquoi elle participe de la nature matérielle des éléments constitutifs de l’infraction, et conduit logiquement à la pleine applicabilité de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention »), en ce qui concerne notamment le principe de l’interprétation stricte des régimes de prescription, l’interdiction d’appliquer rétroactivement des règles de prescription défavorables à l’accusé, et l’obligation d’appliquer rétroactivement les règles de prescription qui lui sont favorables. En d’autres termes, du point de vue de la Convention, la prescription a une double nature, à la fois procédurale et matérielle[2].

3. En théorie, seul un système pénal purement rétributiviste qui viserait à punir à tout prix l’auteur de l’infraction ne comporterait aucune règle de prescription. En revanche, les systèmes pénaux fondés sur la prévention spéciale positive (la réinsertion sociale du condamné), qui ont pour objectif de préparer l’auteur de l’infraction à mener une vie dans le respect de la loi au sein de la société une fois libéré, privilégient la solution inverse[3]. Au regard de cet objectif, il est contre-productif d’infliger une sanction pénale à l’auteur d’une infraction de nombreuses années après les faits, alors que la situation personnelle de celui-ci a changé. En outre, la punition tardive de l’accusé est en soi incompatible avec l’objectif de la prévention spéciale négative (la neutralisation de l’auteur de l’infraction), qui consiste à empêcher la récidive en excluant le condamné de la société. De surcroît, elle n’a pas d’effet dissuasif sur les délinquants potentiels, et encore moins d’incidence sur le renforcement de l’autorité sociale de la norme enfreinte. L’écoulement du temps n’a pas seulement pour conséquence d’affaiblir l’effet dissuasif d’une sanction, il le réduit à néant. Par conséquent, ni la prévention générale positive (le renforcement de la norme enfreinte), qui vise à affermir l’acceptation et le respect par la société de la règle violée, ni la prévention générale négative (la dissuasion des délinquants potentiels) ne justifient qu’une infraction puisse faire indéfiniment l’objet d’une sanction.

Si les finalités légitimes de la sanction pénale dans une société démocratique sont incompatibles avec la notion même d’infraction imprescriptible, le principe de la sécurité juridique, qui est au cœur de tout système juridique dans une société démocratique, va encore plus loin en exigeant que, passé un certain temps, le suspect ne soit plus inquiété et que la menace permanente de l’action publique qui pèse sur lui soit levée. Quel que soit le degré de responsabilité de l’état dans le retard apporté à une enquête pénale, le droit de la société de poursuivre le suspect perd un jour ou l’autre sa légitimité. S’il en allait autrement, celui-ci ne serait plus qu’un simple objet du pouvoir exécutif, sacrifié sur l’autel d’une justice absolue et illusoire qui ne refléterait qu’un rétributivisme aveugle. Toute atteinte de l’état à la liberté doit être limitée par les principes de proportionnalité et de nécessité, dont l’un des corollaires est le principe de l’ingérence minimale. La traque perpétuelle d’un suspect excédant de loin cette limite, elle est par principe constitutive d’une atteinte disproportionnée à la liberté.

Enfin, la poursuite et la condamnation d’un suspect de nombreuses années après la commission des actes qui lui sont reprochés sont extrêmement problématiques au regard du principe du procès équitable, en raison principalement des difficultés pratiques insurmontables que pose l’écoulement du temps en ce qui concerne la fiabilité des preuves[4]. Ces difficultés probatoires compromettent non seulement les poursuites, mais aussi la possibilité d’élaborer une défense efficace.

4. En résumé, les principes de la sécurité juridique, du procès équitable et de la réinsertion des condamnés ne sont pas compatibles avec le fait de pouvoir poursuivre et punir indéfiniment des infractions pénales. Les infractions doivent en conséquence être poursuivies et punies dans des délais raisonnables. Les principes susmentionnés de la sécurité juridique et de la réinsertion des condamnés étant applicables aux décisions définitives, les peines doivent être mises à exécution dans un délai raisonnable à compter du prononcé de la condamnation définitive. Les délais applicables à la poursuite des infractions et à l’exécution des peines doivent être proportionnés à la gravité des infractions.

Le cours de la prescription peut évidemment être suspendu lorsqu’il est impossible d’établir les responsabilités et qu’il n’existe aucun recours judiciaire effectif[5]. Certains actes de procédure, tels que la notification des charges à l’accusé, peuvent même interrompre le délai de prescription. En pareil cas, le temps qui s’est écoulé ne compte pas et un nouveau délai de prescription recommence à courir à compter du jour de l’interruption. En tout état de cause, la loi doit prévoir une durée maximale de prescription applicable quel que soit le nombre d’interruptions et de suspensions.

L’obligation internationale de réprimer les crimes contre l’humanité sans délai de prescription

5. Néanmoins, un consensus large et récent donne à penser que le principe voulant que la répression des crimes contre l’humanité échappe à la prescription peut être considéré comme un principe de droit international coutumier s’imposant à tous les États[6]. Ce principe de droit pénal international est énoncé par l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998)[7], disposition qui s’inspire de règles analogues figurant dans la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (1968)[8], dans la Convention européenne sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre (1974)[9], et dans la Résolution ECOSOC 1158 (XLIV) adoptée en 1966[10].

Après avoir montré quelques hésitations au cours des années 1970 et 1980, les états se sont massivement ralliés au principe de l’imprescriptibilité du crime de génocide et des crimes contre l’humanité à la fin du XXe siècle[11]. Les chartes de Nuremberg et de Tokyo, les statuts des tribunaux ad hoc et le Tribunal spécial pour la Sierra Leone ne comportent aucune règle de prescription. L’article 29 du Traité de Rome a pour précurseur l’article II § 5 de la loi no 10 du Conseil de contrôle, qui énonçait expressément que « l’accusé ne peut bénéficier d’aucune prescription en ce qui concerne la période du 30 janvier 1933 au 1er juillet 1945[12] ». Ces dernières années, la pratique étatique a confirmé le choix opéré à Rome puisque des clauses analogues ont été introduites dans l’article 17.1 du règlement 2000/15 de l’ATNUTO[13], dans l’article 17 d) du Statut du Tribunal spécial irakien (2003)[14], ainsi que dans les articles 4 et 5 de la loi relative à la création de chambres extraordinaires au sein des tribunaux du Cambodge pour la poursuite des crimes commis durant la période du Kampuchéa démocratique (2004)[15].

6. Le principe qui s’en dégage a un double corollaire. En premier lieu, les États sont tenus de coopérer avec les juridictions internationales ou mixtes pour la poursuite de tels crimes, en particulier avec la Cour pénale internationale, et ne peuvent invoquer des règles de prescription internes pour s’opposer à la remise d’un accusé à une juridiction internationale ou mixte, ou refuser de faire droit à des demandes d’assistance présentées par celle-ci[16]. En second lieu, ils doivent éliminer de leur droit interne les prescriptions incompatibles avec le principe de l’imprescriptibilité du génocide, des crimes contre l’humanité, et de certains crimes de guerre[17]. Ils doivent faire tout leur possible pour mettre leurs règles de droit en conformité avec leurs obligations internationales et ne peuvent se retrancher derrière les premières pour passer outre aux secondes.

7. Les états sont plus circonspects en ce qui concerne la question très controversée de l’imprescriptibilité de la torture. Cela est dû non seulement à des considérations tenant à l’équilibre à ménager entre, d’une part, le principe de la sécurité juridique, le principe du procès équitable et les finalités de sanction pénale et, d’autre part, la nécessité d’une politique pénale ferme de répression de la torture, mais aussi à l’incertitude qui entoure les frontières conceptuelles du crime de torture, surtout par rapport à la notion de traitements inhumains et dégradants. Si l’existence d’un consensus universel sur la criminalisation de la torture est indiscutable, il n’est pas encore établi en droit international que la répression de cette infraction ne se prescrit pas. Seul l’article 8 § 2 de la Charte arabe des droits de l’homme pose le principe de l’imprescriptibilité de la torture. Le principe 4 des Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire adoptés par l’Assemblée générale dans sa résolution 60/147 du 16 décembre 2005 énonce que « la prescription ne s’applique pas aux violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et aux violations graves du droit international humanitaire qui constituent des crimes de droit international », qui peuvent comprendre la torture. Le Comité contre la torture (« le CAT ») a souligné à maintes reprises que, conformément à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[18], cette infraction devrait être imprescriptible[19]. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies (« le CDH ») partage cette position[20]. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste (2010)[21], le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (2009)[22] et l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité (2005)[23] partagent ce point de vue. Certains travaux doctrinaux préconisent l’imprescriptibilité de la torture, notamment le principe 7 des Principes de Bruxelles contre l’impunité et pour la justice internationale adoptés par le « Groupe de Bruxelles pour la justice internationale » (2002), et le principe 6 des Principes de Princeton sur la compétence universelle (2001)[24].

Dans les espaces juridiques européen et américain, ces instruments non contraignants trouvent un appui dans les décisions rendues par les juridictions régionales de protection des droits de l’homme. Plusieurs arrêts de la Cour[25] et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme[26] rappellent que, en matière de torture, la procédure pénale et la condamnation devraient être imprescriptibles. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) s’est aussi prononcé en ce sens[27]. Au vu de cette jurisprudence et de la disposition susmentionnée de la Charte arabe des droits de l’homme, on peut considérer que le principe de l’imprescriptibilité du crime de torture s’est cristallisé en une obligation conventionnelle internationale dans trois systèmes régionaux – les systèmes arabe, européen et américain – sans avoir encore acquis la force obligatoire du droit international coutumier[28].

L’application en l’espèce du droit pénal par les autorités nationales

8. L’État défendeur reconnaît que les infractions concernant le décès par balle de M. Mocanu sont imprescriptibles, conformément à l’article 121 § 2 b) du code pénal roumain : « La prescription de la responsabilité pénale ne s’applique pas aux infractions prévues aux articles 174-176 du code pénal et aux infractions intentionnelles ayant entraîné la mort de la victime »[29]. En outre, il ne conteste pas les conclusions de la chambre relatives à la durée de la procédure diligentée par l’association requérante en tant que partie civile[30].

9. Comme bien d’autres avant lui, M. Stoica s’est plaint en 2001 des infractions dont il avait été victime. Rejoignant le point de vue du parquet près le tribunal départemental de Bucarest, l’État défendeur soutient que les griefs de l’intéressé sont prescrits depuis le 16 juin 1998 (ce qui correspond à un délai de prescription de huit ans pour la tentative d’homicide), le 16 juin 1995 (cinq ans pour le comportement abusif) et le 16 juin 1998 (huit ans pour le vol aggravé) respectivement. Cette analyse n’est pas convaincante.

Les autorités de poursuite et de jugement nationales ne sont pas parvenues à s’accorder sur la qualification juridique des actes de répression commis en 1990. Les autorités internes chargées de l’enquête ont donné à ces actes des qualifications très diverses : sédition, sabotage, provocation à la guerre, génocide, incitation ou participation à un homicide aggravé, traitements inhumains, torture, répression injuste, chantage, abus de pouvoir contre des intérêts publics ayant entraîné des conséquences graves, vol à main armée, privation illégale de liberté, comportement abusif, enquête abusive, abus de pouvoir contre des intérêts privés, coups et blessures, atteinte à l’intégrité corporelle, destruction de biens, vol, violation de domicile, prévarication et viol (paragraphes 83, 91, 106, 108, 113, 115, 126, 137, 147, 150, 156-159 et 167 de l’arrêt).

En ce qui concerne M. Stoica, rien ne s’opposait à l’ouverture d’office et en temps utile d’une enquête sur les infractions dont il avait été victime, puisque l’État disposait de tous les éléments de preuve nécessaires pour l’identifier comme étant l’une des victimes des brutalités commises dans le sous-sol du bâtiment de la télévision publique[31]. En outre, ni le jugement du 9 mars 2011 ni l’ordonnance de non-lieu délivrée le 17 juin 2009 n’indiquent si le délai de prescription de l’action publique avait expiré avant ou après la date à laquelle l’intéressé avait porté plainte. Qui plus est, le jugement du 9 mars 2011 a rejeté le recours de M. Stoica sans même se prononcer sur la définition et l’applicabilité du plus grave des crimes reprochés aux accusés – des traitements inhumains (article 358 du code pénal roumain) –, alors pourtant que celui-ci avait fait l’objet du non-lieu du 17 juin 2009 et de la décision d’incompétence rendue le 29 avril 2008.

Enfin, le non-lieu prononcé le 17 juin 2009 au motif que les éléments constitutifs de l’infraction de traitements inhumains n’étaient pas réunis en l’espèce puisque les ennemis des forces de l’ordre et des mineurs – c’est-à-dire les manifestants – avaient déjà été éliminés ou neutralisés le 14 juin 1990 (paragraphe 161 de l’arrêt) est en totale contradiction avec la réalité des faits (paragraphes 60-72 et 347 de l’arrêt). Ces contradictions et omissions inadmissibles appellent un réexamen de l’affaire sur le terrain des obligations internationales de l’état défendeur.

L’appréciation des faits au regard du droit international

10. La répression dirigée contre la société civile roumaine du 13 au 15 juin 1990 fut sauvage et barbare. De nombreux manifestants, passants et résidents de Bucarest furent tués, d’autres furent gravement maltraités. Une centaine de personnes perdirent la vie au cours de ces événements, et plus d’un millier furent victimes de sévices (paragraphes 142 et 143 de l’arrêt). Ces faits se trouvent exposés dans la décision rendue par le parquet le 17 juin 2009, qui décrit en détail des « actes d’une extrême cruauté », des « violences frappant indistinctement les manifestants et des habitants de la capitale totalement étrangers aux manifestations » et des charges brutales contre les manifestants (paragraphes 63 et 154 de l’arrêt). Le massacre, la torture, les persécutions et les actes inhumains contre des victimes civiles sont constitués en l’espèce[32].

11. M. Stoica fut agressé sans raison et subit de graves blessures, comme le prouvent les rapports médicaux figurant au dossier, qui font état d’une incapacité adaptative de 72 % et d’une perte totale de capacité de travail dues à une « déficience globale accentuée ». Ces blessures lui furent infligées par des agents armés de l’état défendeur, auxquels s’étaient associés le directeur de la télévision publique de l’époque, des policiers et des militaires (paragraphe 50 de l’arrêt). L’agression subie par M. Stoica s’inscrit dans le cadre d’une répression organisée par l’état et perpétrée par des « équipes mixtes » de civils et de militaires (paragraphe 63 de l’arrêt)[33]. Il en va de même de l’homicide commis sur la personne de M. Mocanu, du saccage du siège de l’association requérante, du passage à tabac des dirigeants de celle-ci ainsi que de la confiscation illégale de ses biens et documents (paragraphes 64 et 65 de l’arrêt).

12. Il est établi que le gouvernement roumain a planifié minutieusement et appliqué de manière systématique une politique de répression dirigée contre les manifestants et les opposants qui appelaient à une réforme politique en 1990. La brutalité de la répression a été soulignée par certaines décisions internes et par la Cour (« charge brutale », « frappant aveuglément », « brutalement arrêté », « violences et agressions de nature psychique, physique et sexuelle », voir les paragraphes 37, 39, 50, 75 et 81 de l’arrêt)[34]. Cette politique répressive a été menée avec la participation de la police, de l’armée et de civils mobilisés, au moyen de tanks et de munitions lourdes, alors même que les manifestations poursuivaient des fins politiques non violentes (paragraphe 27 de l’arrêt)[35]. La mobilisation, le transport et l’hébergement à Bucarest de 5 000 mineurs et autres ouvriers armés de haches, de chaînes et de câbles métalliques étaient au cœur de ce plan (paragraphes 34, 36, 58, 78 et 110 de l’arrêt). L’existence d’une politique étatique répressive généralisée et systématique est avérée en l’espèce[36].

13. Mais l’élément crucial est le fait que cette répression, qui fit appel à de très importants moyens humains et matériels, fut préparée et « planifiée » lors de réunions auxquelles participèrent les plus hautes autorités de l’état (paragraphes 33-36 de l’arrêt). Ces dernières décidèrent de mettre en place une politique visant à mater l’opposition à tout prix et l’appliquèrent froidement. L’attaque barbare lancée contre des civils à la suite de ces réunions n’a pas seulement été prévue par les auteurs de cette politique, elle a été conçue comme le moyen de permettre à l’élite alors au pouvoir d’atteindre ses objectifs politiques et d’assurer sa survie. En l’espèce, l’existence de l’élément subjectif du crime contre l’humanité ne peut être mise en doute[37].

14. Indépendamment de leur qualification juridique en droit interne à l’époque pertinente, les événements susmentionnés s’analysent en des violations massives du droit à la vie, du droit à l’intégrité physique et sexuelle, du droit à la propriété et d’autres droits fondamentaux des citoyens et des personnes morales roumains victimes de la politique de répression de l’état dirigée contre les opposants au gouvernement de l’époque. Il n’existe dans la terminologie juridique qu’une seule qualification applicable aux faits en question : les événements de juin 1990 sont constitutifs d’un crime contre l’humanité perpétré dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique lancée contre une population civile.

Les obligations internationales du gouvernement défendeur

15. Le 7 juillet 2009, la Haute Cour de cassation et de justice a rendu un arrêt – exemplaire du point de vue du respect de l’état de droit – confirmant une décision sur l’applicabilité de l’article 358 du code pénal roumain à l’arrestation d’un opposant politique au régime totalitaire et au décès de celui-ci, survenu en 1948. Dans cet arrêt, elle a déclaré que les « traitements inhumains » devaient être interprétés comme étant des traitements « difficiles à supporter physiquement et humiliants ». Les autorités compétentes doivent faire preuve du même engagement en ce qui concerne la présente affaire, dans laquelle les faits litigieux sont beaucoup plus graves, et pour laquelle l’état défendeur n’a pas encore satisfait à ses obligations internationales[38].

16. La Roumanie a ratifié la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité le 15 septembre 1969. Cette convention est entrée en vigueur le 11 novembre 1970. En conséquence, à l’époque des faits litigieux, la Roumanie était déjà liée par une obligation internationale qui lui imposait d’écarter la prescription applicable aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité[39]. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, l’obligation en question se trouve renforcée par les obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de cet instrument.

17. Il faut maintenant qualifier correctement les faits de l’espèce en droit pénal, chose que les plus hautes autorités internes de jugement et de poursuite n’ont pas faite jusqu’à présent. Le fait de manipuler la qualification juridique des événements litigieux en vue de les soumettre à des délais de prescription qui n’auraient pas été applicables si ces événements avaient été correctement qualifiés va à l’encontre de l’objet et du but même des articles 2 et 3 de la Convention et de l’article 1 de la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Il s’agit là du point crucial de l’affaire. Comme on l’a vu ci-dessus, toutes les preuves figurant dans le dossier indiquent que les éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité – perpétré par des dirigeants de l’état roumain, notamment par des membres du gouvernement de l’époque et des officiers supérieurs de l’armée – sont réunis. Il incombe à l’état de satisfaire à l’obligation que lui impose le droit international et de traduire en justice les responsables de l’attaque générale et systématique lancée contre la population civile roumaine, en particulier ceux qui ont commis ce crime dans l’exercice de fonctions d’autorité civile ou de fonctions de commandement militaire. En outre, en vue de l’exécution pleine et entière de l’arrêt de la Grande Chambre, l’état défendeur doit mettre en place un mécanisme d’indemnisation effectif destiné à réparer les dommages subis par les victimes et par leurs familles respectives du fait des violations massives des droits de l’homme survenues pendant la période de transition, eu égard aux nombreuses requêtes pendantes devant la Cour et au nombre considérable des autres victimes des violations en question[40].

Conclusion

18. Le passage du temps ne dispense pas l’état roumain de se conformer à ses obligations internationales et n’exonère pas les auteurs de violations de leur responsabilité pénale individuelle. Les obligations procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention exigent la tenue d’un procès équitable des responsables des crimes contre l’humanité commis contre des civils roumains pendant la période tumultueuse de la transition vers la démocratie. S’il est impossible de punir chacun des auteurs de ces crimes contre l’humanité, la tenue de procès pénaux, en particulier contre les personnes qui occupaient des fonctions impliquant l’exercice d’un pouvoir civil ou d’un commandement militaire, dénote la maturité du pouvoir judiciaire et la capacité de celui-ci à revenir sur les erreurs du passé et renforce ainsi sa réputation auprès des citoyens et des organisations internationales. Il ne s’agit pas seulement de rendre justice à Mme Mocanu, dont le mari fut tué alors qu’il n’était pas armé et qu’il n’avait même pas participé aux manifestations, et dont les deux enfants, âgés respectivement de deux mois et de deux ans à l’époque des faits, n’auront pas connu leur père (paragraphes 44 et 135 de l’arrêt), à M. Stoica, simple passant qualifié dans le cadre de la procédure interne de victime de traitements inhumains pour lesquels cinq officiers supérieurs furent mis en cause et inculpés (paragraphe 168 de l’arrêt) et, en dernier lieu mais de manière tout aussi importante, à l’association requérante, dont les locaux furent vandalisés et les biens et documents saisis au mépris des formalités légales (paragraphes 75-76 de l’arrêt). La question est beaucoup plus vaste : il s’agit de rendre justice à tous les citoyens roumains qui, pour instaurer un régime politique pleinement démocratique, ont dû subir de la part de l’état une répression organisée et inhumaine au cours d’une période de transition difficile.

OPINION partiellement dissidente DU juge silvis, à laquelle se rallie le juge Streteanu

(Traduction)

1. La présente affaire porte sur la répression des manifestations antigouvernementales qui eurent lieu du 13 au 15 juin 1990 dans la capitale roumaine, répression qui fit plusieurs victimes civiles, dont l’époux de la requérante, M. Velicu-Valentin Mocanu, tué par un coup de feu tiré depuis le siège du ministère de l’Intérieur. M. Marin Stoica, le deuxième requérant, et d’autres personnes furent interpellés et maltraités par des agents de police en uniforme et des hommes en civil aux abords et dans le sous-sol du bâtiment de la télévision publique. Je souscris à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention dans le chef de Mme Anca Mocanu. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective constitue pour les états contractants une obligation distincte et indépendante. Celle-ci peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’état même lorsque le volet matériel de cette disposition échappe à la compétence ratione temporis de la Cour (Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 159, 9 avril 2009). En revanche, je marque mon désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle le grief de M. Stoica tiré de la violation de l’article 3 de la Convention n’était pas tardif.

2. M. Stoica a porté plainte auprès des autorités internes onze ans après la survenance des événements susmentionnés. Il a introduit sa requête devant la Cour de Strasbourg le 25 juin 2008, plus de dix-huit ans après les événements en question. La chambre ayant connu de l’affaire avait jugé que, tout comme il est impératif que les autorités internes compétentes ouvrent une enquête et prennent des mesures dès que des allégations de mauvais traitements ont été portées à leur connaissance, il incombe également aux requérants de faire preuve de diligence et d’initiative. Aussi a-t-elle attaché une importance particulière au fait que M. Stoica ne s’était plaint auprès des autorités des violences subies le 13 juin 1990 que onze ans après leur perpétration. Elle a précisé qu’elle pouvait accepter, dans des situations de violations massives des droits fondamentaux, de prendre en compte la vulnérabilité des victimes, notamment leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre, par crainte de représailles, mais qu’elle ne trouvait en l’espèce aucun argument convaincant justifiant que le requérant fût resté passif et eût attendu onze ans avant de porter plainte auprès des autorités compétentes. En conséquence, elle a conclu à la non-violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention. En revanche, la Grande Chambre a estimé que la vulnérabilité du requérant et son sentiment d’impuissance, qu’il partageait avec de nombreuses autres victimes qui, elles aussi, avaient attendu longtemps avant de déposer plainte, constituaient une explication plausible et acceptable pour son inactivité de 1990 à 2001.

3. Lorsque la rapidité s’impose pour résoudre les questions d’une affaire, il incombe au requérant de s’assurer que ses griefs sont portés devant la Cour avec la célérité requise pour qu’ils puissent être tranchés correctement et équitablement (Varnava et autres [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 160, CEDH 2009). Il en va spécialement ainsi lorsque sont en cause des griefs portant sur une obligation d’enquêter sur certains faits imposée par la Convention. Les éléments de preuve pouvant se détériorer avec les années, l’écoulement du temps influe non seulement sur la capacité de l’état à s’acquitter de son obligation d’enquête, mais aussi sur celle de la Cour à mener un examen pourvu de sens et d’effectivité. Je ne partage pas l’avis selon lequel le manque de diligence à introduire une requête puisse être justifié lorsqu’il apparaît, a posteriori, que la tardiveté de celle-ci n’a probablement pas nui à la qualité de l’examen de la Cour.

4. La Cour a rejeté pour tardiveté des requêtes dont les auteurs avaient trop attendu, ou attendu sans raison, pour la saisir après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir (voir, entre autres, Narin c. Turquie, Narin c. Turquie, no 18907/02, § 51, 15 décembre 2009, Aydinlar et autres c. Turquie (déc.), no 3575/05, 9 mars 2010, et la décision rendue dans l’affaire Frandes c. Roumanie (déc.), no 35802/05, §§ 18-23, 17 mai 2011). En l’espèce, la Cour a estimé qu’il était prouvé que le requérant s’était tenu informé de l’évolution de l’enquête pénale avant le 18 juin 2001.

5. On peut comprendre que le requérant se trouvait dans une telle détresse au lendemain des événements de juin 1990 qu’il ait craint dans un premier temps les autorités répressives. Toutefois, le motif retenu pour justifier l’absence de dépôt de plainte auprès des autorités internes dans les années qui suivirent l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie en 1994 était le manque de confiance dans l’effectivité des enquêtes en cours. Pareille situation aurait dû en principe déclencher le délai de six mois imparti aux justiciables pour introduire une requête devant la Cour. Les requérants doivent agir dès qu’il apparaît clairement qu’aucune enquête effective ne sera menée, c’est-à-dire dès qu’il devient manifeste que l’état défendeur ne s’acquittera pas de son obligation au regard de la Convention (voir les décisions Chiragov et autres c. Arménie (déc.) [GC], no 13216/05, § 136, 14 décembre 2011, et Sargsyan c. Azerbaïdjan (déc.) [GC], no 40167/06, § 135, 14 décembre 2011, qui renvoient toutes deux à l’arrêt Varnava et autres, précité, § 161). Il m’est difficile de comprendre que la Cour ait cru devoir conclure, eu égard aux circonstances exceptionnelles de l’espèce, que, dans la situation où se trouvait le requérant, il n’était pas déraisonnable de sa part d’attendre des évolutions qui devaient permettre de clarifier des questions factuelles ou juridiques cruciales. Une telle conclusion ne me semble pas se concilier avec le degré de diligence dont les requérants doivent faire preuve, ni favoriser un examen pourvu de sens et d’effectivité dans de telles affaires.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DU JUGE WOJTYCZEK

1. Je ne partage pas l’opinion de la majorité selon laquelle la Cour est compétente ratione temporis pour connaître des griefs soulevés sous l’angle du volet procédural des articles 2 et 3 de la Convention. À mon avis, ces deux griefs restent en dehors du champ d’application temporel de la Convention et la partie de la requête fondée sur ces deux articles aurait dû être déclarée irrecevable pour cette raison. Par conséquent, il n’y a pas lieu de rejeter, ni même d’examiner les exceptions soulevées par le Gouvernement. Les articles 2 et 3 de la Convention ne trouvant pas à s’appliquer en l’espèce, l’État défendeur n’a pas pu violer ces dispositions. De plus, en l’absence de violation de la Convention, il n’y a pas de raison d’octroyer une indemnisation à ce titre.

2. Il ne fait aucun doute pour moi que les faits établis par la Cour dans la présente affaire constituent des violations très graves des droits de l’homme, et que ces violations ne doivent en aucun cas rester impunies. La poursuite des coupables est non seulement un devoir moral, mais aussi une obligation légale en vertu du droit national. Je constate par ailleurs que la Roumanie a ratifié le Pacte international des droits civils et politiques le 9 décembre 1974. Les différents griefs allégués entrent dans le champ d’application temporel de ce pacte. Si la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas compétente pour assurer le respect de ce pacte ni pour se prononcer sur d’éventuelles violations de ses dispositions, on peut néanmoins constater dans une opinion séparée que les faits établis dans la présente affaire constituent une violation des obligations résultant de celui‑ci. Toutefois, ces différentes règles de droit international ne sauraient étendre par elles-mêmes le champ d’application temporel de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

3. J’ai exposé ma position concernant le champ d’application temporel de la Convention dans mon opinion séparée jointe à l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Janowiec et autres c. Russie ([GC], nos 55508/07 et 29520/09, CEDH 2013). Je réaffirme ici ma position ainsi que mon accord avec les idées exprimées dans l’opinion dissidente des juges Bratza et Türmen jointe à l’arrêt Šilih c. Slovénie [GC] (no 71463/01, 9 avril 2009). Dans la présente affaire, je souhaiterais ajouter quelques précisions sur cette question.

4. À mon avis, la précision de l’analyse exige de distinguer deux notions : le champ d’application temporel d’un traité (autrement dit sa portée temporelle) et la compétence ratione temporis de l’organe chargé d’en assurer le respect. Le champ d’application temporel d’un traité relève du droit matériel, l’étendue de la compétence ratione temporis d’un organe international est régie par des règles de compétence. La compétence ratione temporis d’une juridiction internationale ne coïncide pas nécessairement avec le champ d’application temporel du traité que celle-ci doit appliquer. Une règle de droit définissant l’étendue de la compétence d’une juridiction internationale peut en effet restreindre cette compétence à l’égard des faits qui entrent dans le champ temporel d’application du traité dont elle doit assurer le respect. Il serait plus exact de se référer dans le point no 1 du dispositif à la notion de champ d’application temporel de la Convention.

5. La Cour a maintes fois affirmé, à très juste titre, que la Convention ne fonctionne pas dans un vide juridique et qu’elle doit être interprétée dans le contexte des autres règles de droit international. Les différentes règles qui constituent le contexte externe d’interprétation d’un traité n’ont pas toutes la même importance ni le même rôle dans le système du droit international. En effet, les règles du droit des traités occupent une place particulière en ce qu’elles ont un caractère métanormatif et qu’elles assurent la cohérence du droit international. Avant de recourir aux règles de fond applicables en l’espèce pour interpréter et appliquer la Convention, il aurait fallu en premier lieu se référer aux différentes métarègles gouvernant les traités, notamment celles concernant leur entrée en vigueur, leur force obligatoire, leur interprétation, leur application ainsi que les champs temporel et territorial de celle-ci.

Les principales règles du droit des traités ont été codifiées par la Convention de Vienne sur le droit de traités. Même si ce traité ne s’applique pas, en tant que tel, à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, il codifie les règles de droit international coutumier applicables en l’espèce. L’article 28 de la Convention de Vienne énonce le principe de non-rétroactivité des traités dans les termes suivants :

« À moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, les dispositions d’un traité ne lient pas une partie en ce qui concerne un acte ou un fait antérieur à la date d’entrée en vigueur de ce traité au regard de cette partie ou une situation qui avait cessé d’exister à cette date. ».

Si la non-rétroactivité des traités n’est pas un principe absolu, la volonté des parties de donner un caractère rétroactif à une règle conventionnelle doit être exprimée avec une clarté suffisante. Il faut souligner par ailleurs que le sens exact du principe de non-rétroactivité en droit peut prêter à discussion et que l’application de la règle posée par l’article 28 de la Convention de Vienne n’est pas toujours facile en pratique.

6. La Cour a reconnu explicitement le principe de non-rétroactivité de la Convention et l’a appliqué d’une façon cohérente pendant de nombreuses années. Il n’y avait initialement aucun doute que la Convention ne pouvait pas imposer d’obligation d’enquête sur des faits antérieurs à son entrée en vigueur à l’égard de l’État défendeur. La Cour confirma cette jurisprudence à l’égard de la Roumanie dans l’affaire Moldovan et autres et Rostaş et autres c. Roumanie ((déc.), nos 41138/98 et 64320/01, 13 mars 2001). L’approche changea complètement avec l’arrêt Šilih, précité. Cet arrêt admit partiellement l’application rétroactive de la Convention à des faits antérieurs à la date de la ratification de celle-ci par l’État défendeur, en posant le principe selon lequel la Convention impose, sous certaines conditions, l’obligation d’enquêter sur de tels faits.

Il faut noter ici, entre parenthèses, la décision de la Cour rendue dans l’affaire Bălăşoiu c. Roumanie (déc.) (no 37424/97, 2 septembre 2003). Cette dernière s’écarta de la ligne jurisprudentielle bien établie, mais cet écart ne fut pas motivé, et la décision en question ne posa aucune règle générale en la matière. Par la suite, la règle de non-rétroactivité fut respectée et confirmée dans d’autres affaires examinées par la Cour avant le 9 avril 2009.

Dans ce contexte, il apparaît clairement que la jurisprudence constante de la Cour, maintenue jusqu’à l’arrêt Šilih, suscita chez les États une attente légitime concernant la définition du champ temporel de la Convention. Cette constance de la jurisprudence créa, dans les relations entre les Hautes Parties contractantes et la Cour, une situation comparable, quoique différente à certains égards, à des expectatives protégées dans les relations interétatiques en vertu du principe de l’estoppel. Les États qui ratifièrent la Convention avant la date de l’arrêt Šilih le firent en prenant en considération le fait qu’ils n’auraient pas à répondre des violations commises avant la date de l’entrée en vigueur de la Convention à leur égard et que celle-ci ne leur imposerait pas l’obligation d’enquêter sur des faits antérieurs à cette date. Tel fut notamment le cas de la Roumanie, qui ratifia la Convention le 20 juin 1994. Les États parties purent planifier en conséquence leurs actions pour assurer la protection des droits de l’homme, et notamment déterminer les priorités et répartir les ressources nécessaires. Jusqu’à l’arrêt Šilih, il était impossible pour les Hautes Parties contractantes de prévoir que leur responsabilité pourrait être engagée pour des actions et omissions en matière d’enquête sur des faits antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à leur égard. L’arrêt Šilih aboutit à engager la responsabilité des États pour des actions et omissions qui avaient été considérées comme restant en dehors du champ d’application temporel de la Convention telle qu’elle avait été interprétée et appliquée au moment de ces actions et omissions.

7. Les partisans d’une approche qui aboutit à admettre des exceptions au principe de non-rétroactivité de la Convention mettent l’accent sur la nécessité d’une interprétation évolutive de la Convention de manière à étendre progressivement la protection des droits de l’homme. Toutefois, la question du contenu des droits protégés est complètement différente de la question de leur portée temporelle. De même, l’interprétation extensive du contenu des droits protégés et l’extension de la protection de ces droits vers le passé ne sont pas comparables. Les modifications jurisprudentielles de la portée temporelle d’un traité visant à lui donner un effet rétroactif ont des implications graves pour l’effectivité du droit international.

Le principe de non-rétroactivité des règles de droit est une garantie essentielle de la sécurité juridique et une condition fondamentale de la confiance dans le droit et d’une politique rationnelle de protection des droits de l’homme. Il faut rejeter l’idée selon laquelle la protection de la sécurité juridique en droit international devrait servir seulement les individus, non les États. La protection efficace des droits de l’homme en Europe exige un minimum de confiance dans les relations entre les États et les organismes internationaux chargés de mettre en œuvre les traités dans ce domaine. Elle nécessite aussi de la loyauté de la part de ces organismes. L’attribution jurisprudentielle d’un effet rétroactif à un traité, après plusieurs décennies de jurisprudence bien établie confirmant le principe de la non-rétroactivité de celui-ci conformément au droit des traités, peut saper la confiance nécessaire au fonctionnement efficace de cet instrument international. Les États dont les actions ou omissions n’étaient pas considérées à l’époque comme étant contraires à la Convention en sont aujourd’hui tenus pour responsables. Une telle approche n’incite pas les États au respect du droit international. Elle soulève aussi la question de la légitimité du juge international, l’exposant à la critique – légitime – d’activisme judiciaire.

8. Il faut ajouter que la position adoptée dans l’arrêt Šilih n’a jamais été expliquée ni justifiée du point de vue des règles du droit des traités. Cette jurisprudence contribue à la fragmentation du droit international, critiquée par la doctrine. De plus, la fragmentation touche ici non le droit matériel, mais affecte les métarègles fondamentales du droit international et peut conduire au développement de régimes dérogatoires au droit universel des traités.

En outre, comme l’a souligné à très juste titre le juge Lorenzen dans son opinion concordante jointe à l’arrêt Šilih, les critères dégagés dans cet arrêt ne sont pas clairs. Qui plus est, l’arrêt Janowiec et autres (précité) n’a pas contribué à leur clarification. Dans ces conditions, il est souvent difficile d’établir si des faits donnés, antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard d’un État donné, font naître l’obligation d’enquête et de poursuite. Il en résulte une situation d’insécurité juridique, à la fois pour les individus et pour les États. Comme le montre l’affaire Janowiec et autres, la naissance d’espoirs excessifs en matière de protection des droits de l’homme, nés du « flou du droit », peut conduire à l’érosion de la légitimité de l’ensemble du système de protection des droits de l’homme en Europe. Si l’on veut que la Convention reste un instrument vivant et efficace, il semble que la solution optimale pour résoudre les différents problèmes posés par la jurisprudence Šilih consiste à revenir à l’application stricte du droit des traités, première condition de la sécurité juridique et de la prévisibilité du droit. Sans ces dernières, il est difficile d’élaborer des politiques d’envergure en matière de protection des droits de l’homme dans les États parties.

9. J’accepte pleinement l’idée que les articles 2 et 3 de la Convention comportent un aspect matériel et un aspect procédural, et que ce dernier se distingue du premier. Toutefois, je suis d’accord avec l’opinion des juges Bratza et Türmen selon laquelle l’aspect procédural n’est pas détachable des faits constitutifs d’une violation du volet matériel des articles en question (voir leur opinion séparée dans Šilih, précitée). L’obligation de mener une enquête a un caractère distinct, mais instrumental et subsidiaire par rapport à la protection matérielle. Les obligations procédurales sont un instrument de mise en œuvre des obligations matérielles. Elles ne peuvent s’actualiser que pour des faits postérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur. La Cour est d’ailleurs consciente du lien existant entre les deux aspects de la protection lorsqu’elle affirme que « pour que les obligations procédurales imposées par l’article 2 deviennent applicables, il doit exister un lien véritable entre le décès et l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur » (Šilih, précité, § 163). Si le volet procédural était vraiment pleinement indépendant du volet matériel et si l’obligation d’enquêter sur des faits antérieurs à la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’État défendeur ne posait pas de problème au regard du principe de non-rétroactivité des traités, alors pourquoi émettre toutes ces réserves et énumérer les différentes conditions pour l’obligation en question ?

10. Il convient également de préciser que la question de la violation de l’article 6 de la Convention se pose dans des termes différents. De nombreux pays admettent le principe selon lequel les changements apportés au droit procédural peuvent s’appliquer aux procédures en cours. Les Hautes Parties contractantes ont dû appliquer les garanties de l’article 6 dès que celles-ci sont entrées en application, notamment l’obligation de respecter le délai raisonnable dans les affaires qui étaient pendantes lors de l’entrée en vigueur de la Convention. L’applicabilité de l’article 6 dans la présente affaire ne signifie nullement que cette disposition a un effet rétroactif. Les griefs soulevés au titre de l’article 6 de la Convention restent dans le champ d’application temporel de la Convention. J’ai voté avec la majorité sur cette question.

11. La majorité met l’accent sur le fait qu’« en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine » (paragraphe 326 de l’arrêt). Je note ici une certaine incohérence avec les positions prises dans les arrêts rendus dans les affaires Janowiec et autres (précitée) et Marguš c. Croatie ([GC], no 4455/10, CEDH 2014). Dans l’arrêt Janowiec et autres, précité – qui concerne, il faut le rappeler, des crimes de guerre – « la Cour [a] soulign[é] la différence fondamentale qui existe entre la possibilité de poursuivre une personne pour un grave crime de droit international si les circonstances le permettent et l’obligation de le faire au regard de la Convention » (§ 151) et a accepté l’idée que l’écoulement du temps puisse éteindre l’obligation d’enquêter et de poursuivre. Dans l’affaire Marguš, la Cour a adopté une position très nuancée sur la question de l’amnistie, en déclarant que :

« le droit international tend de plus en plus à considérer ces amnisties comme inacceptables car incompatibles avec l’obligation universellement reconnue pour les États de poursuivre et de punir les auteurs de violations graves des droits fondamentaux de l’homme. À supposer que les amnisties soient possibles lorsqu’elles s’accompagnent de circonstances particulières telles qu’un processus de réconciliation et/ou une forme de réparation pour les victimes, l’amnistie octroyée au requérant en l’espèce n’en resterait pas moins inacceptable puisque rien n’indique la présence de telles circonstances en l’espèce. » (§ 139)

Je ne vois pas comment les opinions exprimées dans ces deux derniers arrêts pourraient se concilier avec la position adoptée dans la présente affaire et exposée ci-dessus. La position précise de la Cour sur les questions de la prescription et de l’amnistie reste donc à clarifier.

Je souscris pleinement à l’idée que les crimes commis par les régimes totalitaires et autoritaires doivent être poursuivis et les coupables traduits en justice. Cependant, la position prise par la majorité dans la présente affaire sur la question de la prescription et de l’amnistie me semble trop rigide. La catégorie des « mauvais traitements » comprend des actes très différents. Des considérations légitimes de politique pénale rationnelle peuvent justifier la prescription ou l’amnistie, du moins pour les actes de moindre gravité.

12. La protection des droits de l’homme sur le fondement de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a ses limites et ses lacunes. On peut les regretter, mais il faut les accepter. Il appartient aux Hautes Parties contractantes de les corriger par voie de nouveaux traités.

* * *

[1]. Sur la compétence ratione temporis de la Cour en ce qui concerne les événements survenus pendant la période de transition en Roumanie, voir les arrêts Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, §§ 69-73, 20 octobre 2009), Şandru et autres c. Roumanie (no 22465/03, §§ 57-59, 8 décembre 2009), et Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 116-118, 24 mai 2011) fondés sur l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009). La Convention imposant aux États des obligations procédurales distinctes et indépendantes des obligations matérielles qu’elle prévoit, il en découle logiquement que la Cour est compétente ratione temporis dès lors que ces obligations procédurales sont exécutées ou qu’elles auraient dû être exécutées après la date critique. Cette jurisprudence n’est pas nouvelle au regard du principe établi par la Cour permanente de justice internationale dans l’Affaire des concessions Mavrommatis en Palestine (1924, CPJI série A nº 2, p. 35) et l’affaire Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie (exception préliminaire) (1939, CPJI série A/B nº 77, p. 82), et par la Cour internationale de justice dans l’Affaire du droit de passage sur territoire indien (fond) (arrêt du 12 avril 1960, CIJ Recueil 1960, p. 35) – « [a]insi la Cour permanente a distingué entre les situations ou faits qui constituent la source des droits revendiqués par l’une des [p]arties et les situations ou faits générateurs du différend. Seuls ces derniers doivent être retenus pour l’application de la déclaration portant acceptation de la juridiction de la Cour » – et dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (exceptions préliminaires) (arrêt, CIJ Recueil 1996, § 34). L’arrêt Šilih n’est donc guère éloigné du principe établi par le droit international général. Et, comme les faits en cause dans l’affaire Šilih, la mort de M. Mocanu, les mauvais traitements infligés à M. Stoica et le saccage du siège de l’association requérante constituent la « source des droits revendiqués » par les intéressés, non les « faits générateurs du différend », raison pour laquelle ils relèvent de la compétence ratione temporis de la Cour.

[2]. Voir les arrêts K.-H.W. c. Allemagne ([GC], no 37201/97, §§ 107-112, CEDH 2001‑II) et Kononov c. Lettonie ([GC], no 36376/04, §§ 228-233, CEDH 2010) ainsi que l’opinion en partie dissidente des juges Pinto de Albuquerque et Turković jointe à l’arrêt Matytsina c. Russie (no 58428/10, 27 mars 2014). Pour la doctrine, voir M. Delmas-Marty, « La responsabilité pénale en échec (prescription, amnistie, immunités) », in A. Cassese et M. Delmas-Marty (dir.), Juridictions internationales et crimes internationaux, 2002, p. 617, et E. Lambert Abdelgawad et K. Martin-Chenut, « La prescription en droit international : vers une imprescriptibilité de certains crimes », in H. Ruiz Fabri et al., La Clémence saisie par le droit, 2007, p. 151.

[3]. Dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09, 130/10 et 3896/10, §§ 113-118, CEDH 2013), la Cour s’est ralliée au consensus international portant sur l’obligation d’œuvrer à la réinsertion des condamnés à des peines d’emprisonnement, qui se fonde, entre autres, sur l’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, l’article 5 § 6 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme et l’article 40 § 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant.

[4]. Stubbings et autres c. Royaume-Uni (22 octobre 1996, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV) et Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, § 69, 27 novembre 2007).

[5]. Voir l’article 17 § 2 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adoptée par la Résolution no 47/133 de l’Assemblée générale des Nations unies du 18 décembre 1992, et le principe 23 de l’Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité (E/CN.4/2005/102/Add.1, 8 février 2005).

[6]. Voir l’opinion des juges Vučinić et Pinto de Albuquerque jointe à l’arrêt Perinçek c. Suisse (no 27510/08, 17 décembre 2013). La doctrine partage ce point de vue (W. Bourdon, La Cour pénale internationale, 2000, p. 125 ; C. Van den Wyngaert et J. Dugard, « Non applicability of statute of limitations », in Cassesse et al., The Rome Statute of the International Criminal Court, A commentary, 2002, p. 879 ; et E. Lambert Abdelgawad et K. Martin-Chenut, précité, p. 120).

[7]. Ce statut a été adopté le 17 juillet 1998 par la Conférence diplomatique de plénipotentiaires des Nations unies sur la création d’une Cour pénale internationale, et a été ouvert à la signature le même jour. Il est entré en vigueur le 1er juillet 2002. La Roumanie l’a signé le 7 juillet 1999 et l’a ratifié le 11 avril 2002. Il compte actuellement 122 États membres.

[8]. Cette convention a été adoptée le 26 novembre 1968 par la Résolution no 2391 (XXIII) de l’Assemblée générale des Nations unies. Elle a été ratifiée par la Roumanie le 15 septembre 1969. Elle est entrée en vigueur le 11 novembre 1970. Elle compte actuellement 54 États membres.

[9]. Cette convention a été ouverte à la signature le 25 janvier 1974. Elle est entrée en vigueur le 27 juin 2003. La Roumanie l’a signée le 20 novembre 1997 et l’a ratifiée le 8 juin 2000. Elle compte actuellement sept États membres. La Convention des Nations unies de 1968 énonce qu’elle est d’application rétroactive, tandis que la Convention européenne de 1974 et le Statut de Rome ont choisi la solution inverse.

[10]. Cette résolution affirmait « le principe de l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité » en droit international et invitait instamment tous les États à « prendre toutes les mesures voulues pour empêcher l’application de la prescription aux crimes de guerre et aux crimes contre l’humanité ».

[11]. Cela vaut aussi pour les crimes de guerre, à tous le moins pour certains d’entre eux. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a présenté en 2005 une étude sur le droit international humanitaire coutumier (J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck (éds.), Droit international humanitaire coutumier, 2 volumes, Cambridge University Press & CICR, 2005). Cette étude renferme une liste de règles de droit international humanitaire coutumier. La règle 160 s’intitule « Les crimes de guerre ne se prescrivent pas ». Le résumé qui l’accompagne indique que, selon la pratique des États, cette règle constitue une norme de droit international coutumier applicable aux crimes de guerre commis dans les conflits armés internationaux et non internationaux.

[12]. La Cour de cassation française a énoncé ce principe dans son arrêt Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes et al. c. Barbie (1984).

[13]. La poursuite du crime de génocide, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et de la torture est imprescriptible. [Traduction du greffe]

[14]. La poursuite du crime de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre et des infractions à certaines lois irakiennes énumérées à l’article 14 du présent Statut est imprescriptible. [Traduction du greffe]

[15]. La poursuite du crime de génocide et des crimes contre l’humanité est imprescriptible. Les délais de prescription applicables au meurtre, à la torture et aux persécutions religieuses sont prolongés de vingt ans.

[16]. Article 93 § 3 du Statut de Rome.

[17]. Au paragraphe 4 de sa Résolution 2005/81, la Commission des droits de l’homme « [c]onstate que dans le Statut de Rome il n’existe pas de prescription pour le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre et que les poursuites engagées contre les personnes accusées de ces crimes ne s’accompagnent d’aucune immunité, et engage les États, conformément aux obligations qui leur incombent en vertu du droit international applicable, à éliminer les prescriptions qui peuvent encore s’appliquer à ces crimes et à s’assurer, eu égard à leurs obligations en droit international, que les immunités officielles rationae materiae ne s’appliquent pas à eux ».

[18]. Cette convention a été adoptée par l’Assemblée générale dans sa Résolution 39/46 du 10 décembre 1984. Elle est entrée en vigueur le 26 juin 1987. Elle a été ratifiée par la Roumanie le 18 décembre 1990. Elle compte actuellement 155 États membres.

[19]. CAT, Conclusions et recommandations, Turquie, CAT/C/CR/30/5, 27 mai 2003, § 7 c) ; Slovénie, CAT/C/CR/30/4, 27 mai 2003, §§ 5 b) et 6 b) ; Chili, CAT/C/CR/32/5, 14 juin 2004, § 7 f) ; Danemark, CAT/C/DNK/CO/5, 17 juillet 2007, § 11; Japon, CAT/C/JPN/CO/1, 3 août 2007, section C ; Jordanie, CAT/C/JOR/CO/2, 25 mai 2010, § 9 ; Bulgarie, CAT/C/BGR/CO/4-5, 14 décembre 2011, § 8 ; Arménie, CAT/C/ARM/CO/3, 6 juillet 2012, § 10 ; et Observation générale no 3, CAT/C/GC/3, 2012, § 40.

[20]. CDH, Observations finales : Équateur, A/53/40, 15 septembre 1998, § 280 (« torture, disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires ») ; Argentine, CCPR/CO/70/ARG, 15 novembre 2000, § 9 (« violations flagrantes des droits civils et politiques commises sous le régime militaire ») ; Panama, CCPR/C/PAN/CO/3, 17 avril 2008, § 7 (« (i]l ne devrait pas y avoir prescription pour les violations graves des droits de l’homme » ; et El Salvador, CCPR/C/SLV/CO/6, 18 novembre 2010, § 6 (« la torture et les disparitions forcées (…) violations graves des droits de l’homme »). Au sujet de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants analogues, des exécutions sommaires et arbitraires, des disparitions forcées et des crimes contre l’humanité, le CDH a adopté une position plus nuancée qu’il a exposée de la façon suivante dans son Observation générale no 31 (CCPR/C/21/Rev. 1/Add. 13, § 18) : « Il convient aussi de supprimer d’autres obstacles à l’établissement de la responsabilité juridique tels qu’un moyen de défense fondé sur l’obéissance à des ordres supérieurs ou des délais de prescription excessivement brefs dans les cas où de tels délais de prescription sont admissibles. »

[21]. Rapport du Rapporteur spécial des Nations unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, Mission au Pérou, A/HRC/16/51/Add.3, 15 décembre 2010, §§ 17, 18 et 43 c).

[22]. Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, Mission en République de Moldavie, A/HRC/10/44/Add.3, 12 février 2009, § 81, et Suivi des recommandations formulées, A/HRC/19/61/Add.3, 1er mars 2012, §§ 78 et 116.

[23]. Promotion et protection des droits de l’homme, Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour l’Ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité, E/CN.4/2005/102, 18 février 2005, § 47.

[24]. À cet égard, le Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a préconisé la reconnaissance d’un droit à la vérité (Promotion et protection des droits de l’homme, Étude sur le droit à la vérité, E/CN.4/2006/91, 2006), concluant que « le droit à la vérité au sujet des violations flagrantes des droits de l’homme et des violations graves du droit humanitaire est un droit inaliénable et autonome », qu’il « devrait être considéré comme un droit intangible et ne devrait faire l’objet d’aucune limitation » et que, en conséquence, « [l]es amnisties ou mesures analogues et les restrictions au droit de demander des informations ne doivent jamais être utilisées pour limiter ou supprimer le droit à la vérité ni pour lui porter atteinte ».

[25]. Abdülsamet Yaman c. Turquie, no 32446/96, § 55, 2 novembre 2004, Yeter c. Turquie, no 33750/03, § 70, 13 janvier 2009, et İzci c. Turquie, no 42606/05, § 73, 23 juillet 2013.

[26]. Barrios Altos c. Pérou, arrêt du 14 mars 2001, série C no 75, § 41), en ce qui concerne les violations graves des droits de l’homme telles que la torture, les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et les disparitions forcées. Ce principe a été réaffirmé à plusieurs reprises, dans les affaires Massacre de la Rochela c. Colombie (fond, réparation et dépens), arrêt du 11 mai 2007, série C no 163, § 294, Ticona Estrada et autres c. Bolivie (fond, réparation et dépens), arrêt du 27 novembre 2008, série C no 191, § 147), Massacre de « Las Dos Erres » c. Guatemala (exceptions préliminaires, fond, réparation et dépens), arrêt du 24 novembre 2009, série C no 21, § 233, Anzualdo Castro c. Pérou (exceptions préliminaires, fond, réparation et dépens), arrêt du 22 septembre 2009, série C no 202, § 182), et Gomes Lund et autres (« Guerrilla do Araguaia ») c. Brésil (exceptions préliminaires, fond, réparation et dépens), arrêt du 24 novembre 2010, série C no 219, § 172). La Commission interaméricaine des droits de l’homme s’était prononcée en ce sens (affaire 10480 (El Salvador), rapport du 27 janvier 1999, § 113 (en ce qui concerne la torture, les exécutions sommaires et les disparitions forcées)).

[27]. Le Procureur c. Furundžija, jugement du 10 novembre 1998 (IT-95-17/1-T, §§ 155 et 157). Dans son arrêt du 21 juillet 2000 (paragraphe 111), la chambre d’appel confirma le raisonnement suivi par la chambre de première instance.

[28]. Il est d’autant plus difficile pour ce principe d’accéder au rang de norme universelle coutumière que la notion de torture n’a pas exactement le même contenu dans ces trois systèmes. En outre, les systèmes pénaux internes qui criminalisent la torture en tant que telle présentent d’importantes différences en ce qui concerne la prescription applicable. La plupart d’entre eux préfèrent de longs délais de prescription à l’imprescriptibilité.

[29]. Page 6 des observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, 1er juillet 2013.

[30]. Page 23 des observations du Gouvernement devant la Grande Chambre, 1er juillet 2013.

[31]. Je me réfère à un enregistrement vidéo, réalisé par les autorités elles-mêmes, des faits commis dans le sous-sol du bâtiment de la télévision publique le 13 juin 1990, et aux pièces d’identité des victimes, qui avaient été confisquées à cette occasion.

[32]. Le meurtre, la torture, la persécution et les actes inhumains ont toujours été considérés comme des éléments constitutifs de la notion de crime contre l’humanité : article 6 c) du Statut du Tribunal militaire international (TMI), article 5 c) du Statut du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (TMIEO), article 2 § 1 c) de la loi no 10 du Conseil de contrôle allié, article 5 du Statut du TPIY, article 3 du Statut du Tribunal international pour le Rwanda (TPIR), article 18 du Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996 et article 7 § 1 du Statut de la Cour pénale internationale (Statut de Rome). Le Statut de Rome a ajouté les crimes sexuels – autres que le viol – ainsi que les disparitions forcées et l’apartheid à la liste classique.

[33]. Le fait d’attaquer des civils est présenté comme étant l’élément fondamental de la notion de crime contre l’humanité au moins depuis la déclaration commune formulée le 24 mai 1915 par la France, le Royaume-Uni et la Russie au sujet des attaques perpétrées par le gouvernement turc contre sa population d’origine arménienne. Cet élément a été codifié dans l’article 6 c) du Statut du TMI, l’article 5 c) du Statut du TMIEO, l’article 2 § 1 c) de la loi no 10 du Conseil de contrôle allié, l’article 5 du Statut du TPIY, l’article 3 du Statut du TPIR et l’article 7 § 1 du Statut de Rome. La notion d’attaque lancée contre la population civile pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses a été interprétée comme n’excluant pas les attaques lancées contre des civils sans intention discriminatoire, sauf en matière de persécution (voir, par exemple, Duško Tadić, 15 juillet 1999, IT-94-1, §§ 283, 292 et 305, Tihomir Blaškić, 3 mars 2000, IT‑95‑14, §§ 244 et 260, et Dario Kordić et Mario Čerkez, 26 février 2001, IT-95-14/2, § 186). L’attaque peut viser une population civile quelconque, y compris des tiers au conflit (Dragoljub Kunarac et consorts, 22 février 2001, IT-96-23 & 23/1, § 423).

[34]. Pour une description de la période de transition vécue par la population roumaine de décembre 1989 à septembre 1991, voir Şandru et autres et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précités, et Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie (no 12442/04, 24 avril 2012), qui font état d’un « usage massif de la force meurtrière à l’encontre de la population civile » lors des « manifestations antigouvernementales [ayant] précéd[é] la transition d’un régime totalitaire vers un régime plus démocratique ».

[35]. Les revendications des manifestants portaient essentiellement sur l’application de la « proclamation de Timişoara », notamment de l’un de ses principaux objectifs, à savoir l’exclusion de la vie politique des anciens dirigeants du régime communiste (paragraphe 27 de l’arrêt). Le gouvernement a réagi brutalement, par la force des armes, à des manifestations pacifiques à caractère politique. Le lien avec un conflit armé en tant qu’élément de la notion de crimes contre l’humanité, est présent dans l’article 6 c) du Statut du TMI, l’article 5 c) du Statut du TMIEO et l’article 5 du Statut du TPIY, mais absent de l’article 2 § 1 c) de la loi no 10 du Conseil de contrôle allié, de l’article 3 du Statut du TPIR, de l’article 18 du Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996, et de l’article 7 § 1 du Statut de Rome. Comme l’a dit la chambre d’appel du TPIY dans l’arrêt Duško Tadić (2 octobre 1995, IT-94-1, § 141), « il se peut que le droit international coutumier n’exige pas du tout de lien entre les crimes contre l’humanité et un conflit quel qu’il soit ». Le TPIR a adopté la même position dans les affaires Jean-Paul Akayesu (2 octobre 1998, ICTR-96-4, § 565) et Ignace Bagilishema (7 juin 2001, ICTR‑95-1A-T, § 74).

[36]. La condition de généralité et/ou de systématicité de l’attaque, qui présuppose l’existence d’un plan, d’un complot, d’une action organisée, avait déjà été considérée comme étant un élément de la notion de crime contre l’humanité dans les « procès de Constantinople » de 1919 (voir l’opinion séparée des juges Vučinić et Pinto de Albuquerque jointe à l’arrêt Perinçek, précité), avant d’être reprise par l’article 3 du Statut du TPIR, l’article 18 du Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996, et l’article 7 § 1 du Statut de Rome. La notion d’attaque ne se limite pas au recours à la force militaire, elle s’étend à tous les mauvais traitements infligés à la population civile (chambre d’appel du TPIR, affaires Duško Tadić, précitée, § 251, et Dragoljub Kunarac et consorts, 12 juin 2002, IT-96-23 & 23/1, § 86). La condition de généralité signifie que l’attaque doit être de grande ampleur et qu’elle doit causer un nombre élevé de victimes – soit par l’effet cumulatif d’une série d’actes individuels, soit par l’effet singulier d’un seul acte de grande ampleur –, mais exclut en principe un acte isolé, sauf si celui-ci s’inscrit dans le cadre d’une attaque plus générale (voir, entre autres, Duško Tadić, 7 mai 1997, IT-94-1, § 648, Tihomir Blaškić, 3 mars 2000, IT-95-14, § 206, Dragoljub Kunarac et al., 22 février 2001, IT-96-23&23/1, § 429, Jean-Paul Akayesu, 2 septembre 1998, ICTR-95-1, § 123, et George Rutaganda, 6 décembre 1999, ICTR-96-3, § 69). La condition de systématicité requiert un degré minimum de planification et d’organisation de l’attaque, sans pour autant exiger que la planification de l’attaque soit expressément déclarée, ni même énoncée de façon claire et précise, la planification pouvant se déduire d’un ensemble de faits tels que la mobilisation de forces armées, mais exclut en principe les actes de violence fortuits ou spontanés (Goran Jelisić, 14 décembre 1999, IT-95-10, § 53, Tihomir Blaškić, précité, §§ 203-207, et Dragoljub Kunarac et consorts, 22 février 2001, IT-96-23 & 23/1, §§ 428-429). Bien que ces caractéristiques de l’attaque se présentent sous la forme d’une alternative dans l’article 7 § 1 du Statut de Rome, l’alinéa a) du deuxième paragraphe de cet article insiste sur l’existence d’un lien avec une « politique » dans un cas comme dans l’autre (« en application ou dans la poursuite de la politique d’un État ou d’une organisation ayant pour but une telle attaque »).

[37]. Cette condition subjective du crime contre l’humanité signifie que l’auteur d’un tel crime doit comprendre le contexte général dans lequel s’inscrit l’attaque et le lien existant entre ses actes et le contexte en question, mais elle n’exige pas qu’il ait une pleine connaissance de toutes les circonstances de l’attaque (Kayishema et Ruzindana, 21 mai 1999, ICTR-95-1, § 133, Dragoljub Kunarac et consorts, 22 février 2001, IT-96-23 & 23/1, § 592, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo Chui, 30 septembre 2008, ICC-01/04-01/07, § 417, et Omar Al Bashir, 4 mars 2009, ICC-02/05-01/09, § 87). Les éléments de preuve figurant au dossier de la présente affaire démontrent que les membres du gouvernement et les hauts responsables militaires ayant pris part à la préparation et l’exécution de l’assaut lancé contre la place de l’Université, contre le siège des partis d’opposition et d’autres institutions, et contre d’autres quartiers de la ville, avaient agi en connaissance de cause et qu’ils avaient délibérément mené cet assaut contre la population civile. D’ailleurs, des mineurs avaient déjà commis des exactions analogues à Bucarest peu avant les événements de juin 1990, si bien que les autorités avaient parfaitement conscience de ce qui arriverait s’ils étaient à nouveau « mobilisés » (paragraphe 24 de l’arrêt). Il convient de souligner que, après les avoir invités à « coopérer avec les forces de l’ordre et à ramener le calme », le chef de l’état de l’époque leur avait adressé ses « remerciements » le 15 juin 1990, et qu’il leur avait donné « l’autorisation » de quitter la ville (paragraphes 61 et 69 de l’arrêt). Ces termes parlent d’eux-mêmes et indiquent urbi et orbi qui exerçait un contrôle effectif sur le comportement des mineurs.

[38]. En dépit de certaines déclarations louables formulées par des autorités de poursuite et de jugement roumaines, notamment celles reproduites aux paragraphes 110 et 118 de l’arrêt, la justice n’a pas encore été rendue.

[39]. À la page 26 de ses observations devant la Grande Chambre (1er juillet 2013), l’État défendeur reconnaît que « l’imprescriptibilité garde un caractère exceptionnel, étant, en principe, réservée aux infractions relevant du droit international pénal (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre) ».

[40]. Dans l’arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres (précité, § 194), la Cour avait déjà enjoint à l’état défendeur de « mettre un terme à la situation constatée en l’espèce, jugée par elle contraire à la Convention, relevant du droit des nombreuses personnes touchées, comme les requérants individuels, à une enquête effective, qui ne s’achève pas par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale, compte tenu également de l’importance pour la société roumaine de savoir la vérité sur les événements de décembre 1989. L’État défendeur doit donc offrir un redressement approprié afin de respecter les exigences de l’article 46 de la Convention. » Cette conclusion s’applique aussi aux événements de juin 1990.


Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award