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16/09/2014 | CEDH | N°001-155076

CEDH | CEDH, AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE, 2014, 001-155076


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE

(Requête no 42461/13)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 17/05/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Karácsony et autres c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidi

jus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 ju...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE KARÁCSONY ET AUTRES c. HONGRIE

(Requête no 42461/13)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 17/05/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Karácsony et autres c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42461/13) dirigée contre la République de Hongrie et dont quatre ressortissants de cet État, M. Gergely Karácsony, M. Péter Szilágyi, M. Dávid Dorosz et Mme Rebeka Katalin Szabó (« les requérants »), ont saisi la Cour le 14 juin 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me D. Karsai, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de l’Administration publique et de la Justice.

3. Députés à l’époque des faits, les requérants voient dans leur condamnation à des amendes pour avoir brandi des panneaux lors d’un vote en séance plénière de l’Assemblée nationale hongroise (« l’Assemblée ») une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

4. Le 7 novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1975, 1981, 1985 et 1977, et résident à Budapest.

6. À l’époque des faits, les requérants étaient des députés membres du parti d’opposition Párbeszéd Magyarországért. M. Szilágyi était l’un des « notaires » de l’Assemblée.

7. Le 30 avril 2013, au cours de débats préalables à l’ordre du jour tenus en séance plénière de l’Assemblée, MM. Karácsony et Szilágyi brandirent dans l’hémicycle un panneau sur lequel on pouvait lire « FIDESZ [le parti au pouvoir], vous volez, vous trichez et vous mentez ».

Ce même jour, M. Szilágyi prit la parole lors des débats généraux sur le projet de loi no T/10881 portant modification de certaines lois sur le tabagisme, et accusa les partis au pouvoir de corruption.

8. Le 6 mai 2013, en vertu de l’article 49 § 4 de la loi no XXXVI de 2012 relative à l’Assemblée (« la loi de 2012 »), le président de l’Assemblée (« le Président ») présenta une proposition tendant à infliger à M. Karácsony une amende d’un montant de 50 000 forints hongrois (« HUF »), soit environ 170 euros (« EUR »), et à M. Szilágyi une amende d’un montant de 185 520 HUF, soit environ 600 EUR pour avoir gravement perturbé la séance plénière.

9. Le Président proposait l’imposition du montant maximal à M. Szilágyi (un tiers de ses émoluments mensuels) parce qu’il était un officier élu de l’Assemblée, et non un simple député.

Le 13 mai 2013 fut adoptée en séance plénière, sans débat, une décision portant approbation de la proposition du Président.

10. Le 21 mai 2013, au cours du vote final du projet de loi no T/10881, M. Dorosz et Mme Szabó brandirent un panneau sur lequel on pouvait lire « c’est l’œuvre de la mafia nationale du tabac ».

11. Le 27 mai 2013, en vertu de l’article 49 § 4 de la loi de 2012, le Président présenta une proposition tendant à leur infliger à chacun une amende de 70 000 HUF, soit environ 240 EUR, pour avoir gravement perturbé la séance plénière. Il était indiqué dans la proposition qu’un montant majoré s’imposait parce que des comportements similaires, très gênants, avaient été constatés auparavant.

Le 27 mai 2013, la proposition fut adoptée en séance plénière sans débat.

12. Le 4 novembre 2013, la Cour constitutionnelle rejeta un recours constitutionnel que M. E.N., un député membre du parti d’opposition Jobbik, avait formé contre une sanction pour comportement perturbateur (décisions nos 3206/2013. (XI.18.) AB et 3207/2013. (XI.18.) AB ; voir paragraphe 16 ci-dessous).

La Cour constitutionnelle constata que l’amende avait été infligée à M. E.N. sur la base des articles 48 § 3, 50 § 1 et 52 § 2 – et non de l’article 49 § 4 – de la loi de 2012. Elle jugea en particulier que les restrictions imposées à lui pour un comportement relevant des dispositions ci-dessus – c’est-à-dire l’emploi d’« expressions gravement attentatoires » – étaient conformes à la Loi fondamentale. Le grief de M. E.N. fondé sur l’article 49 § 4 fut rejeté au motif que cette disposition, qui vise les « comportements gravement attentatoires », n’était pas applicable dans son cas.

La Cour constitutionnelle releva ensuite que M. E.N. ne disposait d’aucun recours contre la mesure dénoncée.

Enfin, elle dit que les règles en matière de discipline parlementaire concernent les affaires intérieures de l’Assemblée et le comportement des députés dans l’exercice de leurs fonctions, et non les droits et obligations des simples citoyens. Elle en conclut qu’aucune obligation d’instaurer un recours contre une mesure disciplinaire parlementaire ne pouvait être tirée de l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

13. La Loi fondamentale hongroise dispose, dans ses parties pertinentes :

Article IX

« 1. Chacun a droit à la liberté d’expression.

2. La Hongrie reconnaît et garantit la liberté et la diversité de la presse et assure les conditions de la libre diffusion des informations nécessaires à la formation d’une opinion publique démocratique. »

Article XXVIII

« 7. Chacun peut former un recours contre toute décision d’une autorité, judiciaire, administrative ou autre, qui porterait atteinte à ses droits ou intérêts légitimes. »

Article 5

« 7. L’Assemblée nationale fixe ses règles de fonctionnement et l’ordre de ses débats dans les dispositions de son règlement intérieur (Házszabály), adopté à la majorité des deux tiers des voix des députés présents. De manière à en assurer le fonctionnement paisible et à en préserver la dignité, le Président exerce les pouvoirs de police et disciplinaires que lui confère le règlement intérieur.

8. Les règles régissant les sessions ordinaires de l’Assemblée nationale sont fixées par une loi organique. »

Article 7

« 2. Tout député peut interpeller ou questionner le Gouvernement ou l’un quelconque de ses membres sur tout point relevant de leur compétence. »

14. La loi de 2012 dispose, en ses parties pertinentes :

Article 2

« Le Président : (...)

2. f) ouvre les séances, les préside impartialement et en prononce la levée ; donne la parole aux députés, veille au respect du règlement intérieur, annonce le résultat des scrutins et maintient l’ordre et le protocole au cours des séances. »

Article 46

« 1. Le président de séance rappelle à la question tout député qui s’en écarterait manifestement et sans raison au cours de son intervention ou qui répéterait inutilement ses propos ou ceux de ses collègues au cours du même débat et, dans le même temps, l’avertit des conséquences s’il n’obtempère pas.

2. Le président de séance peut retirer le droit de parole à tout député qui, au cours de son intervention, continuerait à se comporter de la manière indiquée au paragraphe 1 du présent article après avoir reçu un second avertissement ».

Article 47

« Le président de séance peut retirer le droit de parole, en en exposant les raisons, à tout intervenant dont le temps de parole, imparti à lui ou à son groupe parlementaire, serait épuisé ».

Article 49

« 2. Ne peut se voir retirer le droit de parole un député qui n’aurait pas été averti des conséquences des rappels par le président de séance.

3. Un député qui se verrait retirer le droit de parole en vertu du paragraphe 1 du présent article, du paragraphe 2 de l’article 46 ou du paragraphe 2 de l’article 48 ne pourra plus reprendre la parole le même jour de séance sur la même question.

4. Le président de séance peut proposer l’exclusion pour le reste du jour de la séance de tout député qui adopterait un comportement attentatoire à l’autorité de l’Assemblée et à l’ordre au sein de celui-ci ou qui violerait les dispositions du règlement de l’Assemblée sur l’ordre des interventions ou du scrutin, sans lui adresser de rappel à l’ordre ni d’avertissement, et l’imposition d’une amende. La proposition précise le motif de la mesure et (...) la disposition du règlement intérieur violée.[1]

(...)

7. En l’absence de la proposition de sanction visée au paragraphe 4 du présent article, le Président peut proposer l’imposition d’une amende au député dans les cinq jours à compter de l’adoption par celui-ci du comportement visé au même paragraphe.

8. L’Assemblée nationale se prononce sans débat sur les propositions d’imposition d’amende visées aux paragraphes 4 et 7 du présent article, lors de la séance qui suit la proposition. Le montant de l’amende ne peut dépasser un tiers des émoluments mensuels du député. »

Article 51

« Si, en séance, un comportement perturbateur rend impossible la poursuite des débats, le président de séance peut suspendre celle-ci pour une durée déterminée ou en prononcer la levée. À la clôture de la séance, il en convoque une nouvelle. S’il n’est pas en mesure de dire quelle décision prendre, il quitte son siège, ce qui interrompt la séance. Une séance interrompue ne peut reprendre que s’il la convoque de nouveau. »

15. Les résolutions pertinentes à caractère général de la commission parlementaire chargée de l’interprétation du règlement intérieur sont ainsi libellées :

Résolution no 28/2010-2014 ÜB du 11 mars 2013

« En vertu de l’article 2 § 2 f) de la loi relative à l’Assemblée nationale, le président de séance est chargé de veiller au bon fonctionnement des séances de l’Assemblée nationale. Le régime instauré par cette loi lui confère une certaine latitude quant au choix des (...) mesures nécessaires au maintien de l’ordre en séance. »

Résolution 22/2010-2014 AIÜB du 1er octobre 2012

« L’article 97 § 4 du règlement intérieur donne au Président le droit de rejeter toute motion qui ne donnerait pas matière à débat ou à décision. Mettre aux débats une motion manifestement futile et offensante est incompatible avec l’autorité de l’Assemblée nationale. Le Président a le droit et l’obligation, en vertu des fonctions que lui confère l’article 2 § 1 de la loi relative à l’Assemblée nationale, de rejeter de telles motions. »

16. Dans ses décisions nos 3206/2013. (XI.18.) AB et 3207/2013. (XI.18.) AB, la Cour constitutionnelle a examiné la loi de 2012. Elle a rappelé que, par rapport à la liberté d’expression des particuliers, celle des députés était plus étendue car ceux-ci étaient protégés par l’immunité parlementaire. Elle a toutefois indiqué que, pour compenser cette immunité étendue, certains de leurs comportements étaient soumis à des règles disciplinaires, par exemple lorsqu’un député porte atteinte aux droits et intérêts d’une personne ou d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Elle a précisé que, s’ils n’atteignaient pas le degré de gravité appelant des poursuites au pénal ou des sanctions au civil, de tels comportements n’en méritaient pas moins d’être réprimés. Voilà pourquoi, selon elle, le Président devait disposer des moyens nécessaires pour empêcher les abus de liberté d’expression de la part des députés. La Cour constitutionnelle a ajouté que le bon déroulement des séances était une condition nécessaire à l’exercice des fonctions de l’Assemblée et que la protection de l’autorité de cette dernière pouvait donc justifier une restriction au droit à la liberté d’expression des députés. Elle a estimé que les dispositions légales attaquées prévoyaient l’application progressive de sanctions disciplinaires, tout en veillant à ce que celles-ci fussent proportionnées à la gravité de la faute disciplinaire en ce sens que les sanctions les plus graves, à savoir l’exclusion d’un député ou la réduction de ses émoluments mensuels, ne pouvaient être prononcées qu’en cas de « propos particulièrement offensants » ou de « comportement particulièrement perturbateur ». Elle a souligné que les règles disciplinaires de l’Assemblée régissaient les affaires intérieures de celle-ci et réglementaient surtout la conduite des députés en leur qualité de parlementaires, par opposition aux droits et obligations des citoyens. Par conséquent, elle n’a déduit de l’article XXVIII § 7 de la Loi fondamentale aucune obligation d’offrir un recours en justice contre les sanctions de ce type (paragraphe 44 de la décision no 3206/2013. (XI.18.) AB).

Dans son opinion dissidente, le président de la Cour constitutionnelle a considéré que restreindre la parole d’un député qui, à l’Assemblée, tiendrait des propos particulièrement offensants ou adopterait un comportement perturbateur ne pouvait passer pour proportionné à l’impératif de protection de la dignité de l’Assemblée que si ce député avait été au préalable rappelé à l’ordre et averti des conséquences de ses actes. Selon lui, une sanction prononcée en l’absence d’un tel préavis serait disproportionnée et contraire à la Loi fondamentale.

III. RÈGLEMENT DE L’ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L’EUROPE

17. L’article 22 du règlement de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (résolution 1202 (1999) adoptée le 4 novembre 1999) avec modifications ultérieures du Règlement), relatif à la discipline, dispose :

« 21.1. Le Président rappelle à l’ordre tout membre de l’Assemblée qui trouble la séance.

21.2. En cas de récidive, le Président le rappelle de nouveau à l’ordre avec inscription au compte rendu des débats.

21.3. En cas de nouvelle récidive, le Président lui retire la parole ou peut l’exclure de la salle pour le reste de la séance. »

IV. DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

A. Règlement du Parlement européen

18. L’article 11 § 2 du règlement du Parlement européen dispose :

« Le comportement des députés est inspiré par le respect mutuel, repose sur les valeurs et principes définis dans les textes fondamentaux de l’Union européenne, préserve la dignité du Parlement et ne doit pas compromettre le bon déroulement des travaux parlementaires ni la tranquillité dans l’ensemble des bâtiments du Parlement. Les députés se conforment aux règles du Parlement applicables au traitement des informations confidentielles. Le non-respect de ces éléments et de ces règles peut conduire à l’application de mesures conformément aux articles 152, 153 et 154. »

19. Le chapitre 4, relatif aux mesures en cas de non-respect des règles de conduite applicables aux députés, énonce les sanctions disciplinaires pertinentes applicables aux députés pour leur comportement au sein de Parlement. En voici les dispositions pertinentes :

Article 152 – Mesures immédiates

« 1. Le Président rappelle à l’ordre tout député qui porte atteinte au bon déroulement de la séance ou dont le comportement n’est pas compatible avec les dispositions pertinentes de l’article 11.

2. En cas de récidive, le Président rappelle à nouveau le député à l’ordre, avec inscription au procès-verbal.

3. Si la perturbation se poursuit, ou en cas de nouvelle récidive, le Président peut retirer la parole au député concerné et l’exclure de la salle pour le reste de la séance. Le Président peut également recourir à cette dernière mesure immédiatement et sans deuxième rappel à l’ordre dans les cas d’une gravité exceptionnelle. Le secrétaire général veille sans délai à l’exécution d’une telle mesure disciplinaire avec l’aide des huissiers et, au besoin, du personnel de sécurité du Parlement.

4. Lorsqu’il se produit une agitation qui compromet la poursuite des débats, le Président, pour rétablir l’ordre, suspend la séance pour une durée déterminée ou la lève. Si le Président ne peut se faire entendre, il quitte le fauteuil présidentiel, ce qui entraîne une suspension de la séance. Elle est reprise sur convocation du Président.

5. Les pouvoirs définis aux paragraphes 1 à 4 sont attribués, mutatis mutandis, au président de séance des organes, commissions et délégations, tels qu’ils sont définis dans le présent règlement.

6. Le cas échéant, compte tenu de la gravité de la violation des règles de conduite, le président de séance peut saisir le Président d’une demande de mise en œuvre de l’article 166, au plus tard avant la prochaine période de session ou la réunion suivante de l’organe, de la commission ou de la délégation concernés. »

Article 153 – Sanctions

« 1. Dans le cas où un député trouble la séance d’une manière exceptionnellement grave ou perturbe les travaux du Parlement en violation des principes définis à l’article 11, le Président, après avoir entendu le député concerné, arrête une décision motivée prononçant la sanction appropriée, décision qu’il notifie à l’intéressé et aux présidents des organes, commissions et délégations auxquels il appartient, avant de la porter à la connaissance de la séance plénière.

2. L’appréciation des comportements observés doit prendre en considération leur caractère ponctuel, récurrent ou permanent, ainsi que leur degré de gravité, sur la base des lignes directrices annexées au présent règlement.

3. La sanction prononcée peut consister en l’une ou plusieurs des mesures suivantes:

a) un blâme;

b) la perte du droit à l’indemnité de séjour pour une durée pouvant aller de deux à dix jours;

c) sans préjudice de l’exercice du droit de vote en séance plénière, et sous réserve dans ce cas du strict respect des règles de conduite, une suspension temporaire, pour une durée pouvant aller de deux à dix jours consécutifs pendant lesquels le Parlement ou l’un quelconque de ses organes, commissions ou délégations se réunissent, de la participation à l’ensemble ou à une partie des activités du Parlement;

d) la présentation à la Conférence des présidents, conformément à l’article 21, d’une proposition de suspension ou de retrait d’un ou de plusieurs mandats que l’intéressé occupe au sein du Parlement. »

Article 154 – Voies de recours internes

« Le député concerné peut introduire un recours interne devant le Bureau dans un délai de deux semaines à partir de la notification de la sanction arrêtée par le Président, recours qui en suspend l’application. Le Bureau peut, au plus tard quatre semaines après l’introduction du recours, annuler la sanction arrêtée, la confirmer ou en réduire la portée, sans préjudice des droits de recours externes à la disposition de l’intéressé. En l’absence de décision du Bureau dans le délai imparti, la sanction est réputée nulle et non avenue. »

ANNEXE XVI

Lignes directrices relatives à l’interprétation des règles de conduite applicables aux députés

« 1. Il convient de distinguer les comportements de nature visuelle, qui peuvent être tolérés, pour autant qu’ils ne soient pas injurieux et/ou diffamatoires, qu’ils gardent des proportions raisonnables et qu’ils ne génèrent pas de conflit, de ceux entraînant une perturbation active de quelque activité parlementaire que ce soit.

2. La responsabilité des députés est engagée dès lors que des personnes qu’ils emploient, ou dont ils facilitent l’accès au Parlement, ne respectent pas à l’intérieur des bâtiments de celui-ci les règles de comportement applicables aux députés. Le Président ou les personnes qui le représentent exercent le pouvoir disciplinaire à l’égard de ces personnes ou de toute autre personne extérieure au Parlement se trouvant dans les bâtiments de celui-ci. »

20. La version consolidée du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne dispose, en ses parties pertinentes :

Article 263 (ex-article 230 TCE)

« La Cour de justice de l’Union européenne contrôle la légalité des actes législatifs, des actes du Conseil, de la Commission et de la Banque centrale européenne, autres que les recommandations et les avis, et des actes du Parlement européen et du Conseil européen destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers. Elle contrôle aussi la légalité des actes des organes ou organismes de l’Union destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers.

(...)

Toute personne physique ou morale peut former, dans les conditions prévues aux premier et deuxième alinéas, un recours contre les actes dont elle est le destinataire ou qui la concernent directement et individuellement, ainsi que contre les actes réglementaires qui la concernent directement et qui ne comportent pas de mesures d’exécution.

Les actes créant les organes et organismes de l’Union peuvent prévoir des conditions et modalités particulières concernant les recours formés par des personnes physiques ou morales contre des actes de ces organes ou organismes destinés à produire des effets juridiques à leur égard (...) »

21. Le Tribunal (troisième chambre) de la Cour européenne de justice fut saisi d’un recours en annulation notamment de la sanction d’un député sous la forme de la perte de son droit à l’indemnité de séjour pendant une durée de dix jours. Le 5 septembre 2012, il rejeta ce recours, entre autres pour forclusion[2] (affaire T-564/11, Nigel Paul Farage c. Parlement européen et Jerzy Buzek).

V. DROIT DES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE

22. Le Gouvernement a produit des éléments sur les pratiques parlementaires en matière d’amendes et d’autres sanctions applicables dans divers pays membres en cas de manquement aux règles parlementaires. Ces éléments, que ne contestent pas les requérants, sont exposés ci-dessous.

Selon le Gouvernement, tous les États membres du Conseil de l’Europe font usage des moyens offerts par les règles disciplinaires de manière à assurer le déroulement paisible des travaux parlementaires et à préserver l’autorité et la dignité de l’Assemblée. Le fondement juridique de la restriction aux droits des parlementaires et de l’existence pour eux d’obligations serait l’autonomie parlementaire, qui veut que l’Assemblée puisse fixer en toute indépendance son règlement intérieur.

23. En vertu du règlement de l’Assemblée nationale française, un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal emporterait de droit la privation du quart des émoluments mensuels du député. Dans une affaire récente, qui aurait pour origine l’interruption à plusieurs reprises, au cours d’une séance de l’Assemblée nationale le 8 octobre 2013, de Mme V. M., députée membre du parti EELV, par un député membre du parti UMP qui, depuis les bancs de l’opposition, n’aurait cessé de caqueter comme une poule, les chefs des groupes parlementaires auraient unanimement sanctionné ce dernier en retenant un quart de ses émoluments mensuels pour la « nature sexiste de son comportement ».

24. Des amendes existeraient en Allemagne, en Slovaquie et en République tchèque.

25. On trouverait des exemples de restriction, de suspension ou de retrait de droits des parlementaires pour mauvais comportement ou pour trouble à l’ordre parlementaire en Bulgarie (exclusion), au Royaume-Uni (exclusion, cessation des fonctions), en Grèce (réprimande, suspension temporaire), en France, en Pologne, en Lituanie (exclusion), au Luxembourg (suspension et réprimande), au sein de la chambre basse roumaine et en République tchèque.

26. De nombreux États membres prévoiraient l’expulsion de l’enceinte, la suspension (surtout à durée déterminée) et l’exclusion, et les sanctions seraient d’autant plus lourdes que, au cours de la période d’expulsion ou de suspension, les parlementaires dans la plupart des États membres ne seraient pas autorisés à exercer la moindre fonction se rapportant à leurs activités au parlement.

27. Dans certains pays membres (République tchèque, Portugal, Slovénie), lorsque de lourdes sanctions sont imposées, les parlementaires pourraient, en guise de recours, les contester devant le parlement en séance plénière (ou en commission). Au sein de la chambre basse polonaise, les députés pourraient demander le réexamen de la décision du président devant le présidium et le réexamen de la décision du présidium devant la chambre (en cas d’exclusion ou de privation d’émoluments).

28. L’autorisation d’intervenir afin de donner une explication ou de présenter des excuses serait en général garantie aux parlementaires de manière à leur permettre d’exposer leur opinion. Une telle autorisation – qui ne pourrait être donnée qu’en cas de faute mineure – passerait parfois aussi pour une sanction disciplinaire morale (excuses obligatoires).

29. Au vu de ces éléments, la Cour constate que, dans certains États membres du Conseil de l’Europe, un parlementaire peut se voir infliger une amende ou perdre une partie de ses émoluments en cas d’expulsion temporaire (suspension). Parmi ces États, on trouve souvent une sorte d’échelle des sanctions. Par exemple, un parlementaire ayant adopté un comportement perturbateur est rappelé à l’ordre par le président de la chambre. Lorsqu’un parlementaire déjà rappelé à l’ordre l’est une nouvelle fois pendant la même séance, il en est notamment pris acte au procès-verbal (voir par exemple l’Assemblée nationale française, le parlement letton, la Chambre des communes au Royaume-Uni et le Sénat polonais). Il existe souvent devant l’un des organes parlementaires un recours contre la décision du président et, parmi les treize pays qui imposent des sanctions pécuniaires à titre de mesure disciplinaire, le Portugal, l’Autriche, la Bosnie-Herzégovine, la Slovaquie et la République tchèque donnent à leurs juridictions constitutionnelles des pouvoirs disciplinaires.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

30. Les requérants voient dans leur condamnation à des amendes pour avoir brandi des panneaux au cours de votes en séance plénière une violation de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

31. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement estime que les requérants pouvaient contester la législation dénoncée elle-même devant la Cour constitutionnelle par le biais d’un recours constitutionnel, voie de droit ouverte pour ce qui concerne les règles disciplinaires parlementaires. Les requérants n’auraient donc pas épuisé les voies de recours disponibles.

33. La Cour constate qu’un recours dans un litige analogue avait déjà été rejeté par la Cour constitutionnelle (paragraphe 12 ci-dessus). Certes, il s’agissait dans le cas du député E.N. d’« expressions » – et non d’un « comportement » – « gravement attentatoires ». Cependant, au vu des conclusions de la Cour constitutionnelle, à savoir que pareilles restrictions à la parole des députés étaient compatibles en elles-mêmes avec la Loi fondamentale, la Cour considère que les requérants ne pouvaient raisonnablement être censés former un recours constitutionnel très vraisemblablement futile. Elle est donc convaincue qu’il n’y a pas lieu de rejeter ce grief pour non-épuisement des voies de recours internes.

34. Le grief n’est pas non plus manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

35. Aux yeux des requérants, leurs condamnations à des amendes pour avoir brandi des panneaux au cours de votes en séance plénière ne poursuivaient aucun but légitime et étaient disproportionnées. Elles auraient eu un effet dissuasif sur l’expression par les députés de leur opinion politique concernant des questions d’intérêt public et auraient visé à décourager les membres des partis de l’opposition d’ouvrir le débat.

36. Les requérants considèrent que toute restriction à la liberté d’expression est d’application étroite compte tenu de l’importance primordiale de ce droit, surtout dans le cadre d’un débat public. Ils soulignent qu’ils n’ont pas troublé le fonctionnement de l’Assemblée ni empêché d’autres députés d’exercer leurs fonctions.

37. Les requérants soutiennent en outre qu’ils ont simplement exprimé leurs points de vue d’une manière silencieuse et pacifique qui n’aurait pas visé explicitement à enfreindre les règles de l’Assemblée ni à entraver ses activités. Leur comportement n’aurait pas été perturbateur, contrairement à celui d’autres députés lors de législatures antérieures. Lors de la législature précédente, entre 2006 et 2010, les membres de l’opposition d’alors (majoritaires aux deux tiers à l’époque des faits dénoncés) auraient choisi, à titre de protestation, de quitter la séance plénière chaque fois que le premier ministre y prenait la parole – des incidents qui auraient duré plusieurs minutes, au cours desquelles les travaux officiels de l’Assemblée auraient été quasiment paralysés. Au cours de ces incidents, aucune amende n’aurait été infligée à des membres de l’opposition au motif que le droit pour celle-ci d’exprimer ses opinions politiques sur le chef du Gouvernement pesait davantage que les perturbations ainsi causées.

38. Or les requérants en l’espèce se seraient contentés d’exprimer leurs points de vue sur des questions importantes et symboliques concernant la politique du Gouvernement, après quoi l’Assemblée aurait repris ses activités prévues presque sans la moindre interruption.

b) Le Gouvernement

39. Le Gouvernement soutient que, bien qu’il y ait eu une ingérence dans le droit à la liberté d’expression des requérants, le champ d’application des mesures dénoncées et les motifs de leur imposition étaient suffisamment clairs et précisément exposés, et que les sanctions étaient prévisibles au regard des règles et de la pratique établie de l’Assemblée. Prévue par la loi de 2012, l’ingérence aurait été nécessaire, dans une société démocratique, à la réalisation des buts légitimes que sont la garantie du bon fonctionnement et la préservation de l’autorité et de la dignité de l’Assemblée.

40. En vertu de la jurisprudence de la Cour relative aux obligations et responsabilités énoncées à l’article 10 § 2 de la Convention, celles-ci devraient s’apprécier en tenant compte de la situation particulière de la personne qui exerce concrètement son droit à la liberté d’expression, donc des caractéristiques socioprofessionnelles de ses activités. Par conséquent, dans l’exercice par les députés de ce droit, il faudrait dûment tenir compte de leur situation spéciale.

41. Ces décisions disciplinaires échapperaient à tout contrôle du juge non seulement en vertu de la séparation des pouvoirs et de l’autonomie parlementaire mais aussi en raison de leur nature politique. Les règles garantiraient à l’Assemblée un droit discrétionnaire de réglementer le comportement de ses membres. Toute mesure prise par le Président serait politique par nature. Il ne faudrait pas oublier qu’au sein d’un parlement, c’est un dialogue politique qui serait conduit, c’est-à-dire que les discours et comportements adoptés au cours d’un débat et les violations du règlement, l’appréciation du préjudice subi et l’imposition d’une sanction proportionnée à celui-ci seraient des questions appelant une délibération avant tout politique, qui ne se prête guère à un contrôle sous un angle purement juridique.

42. Par ailleurs, les sanctions infligées aux requérants n’auraient pas été disproportionnées aux buts légitimes poursuivis puisque dans chaque cas le député en question aurait eu la possibilité d’exprimer son opinion d’une manière compatible avec le règlement de l’Assemblée.

2. Appréciation de la Cour

a) Considérations d’ordre général

43. La Cour relève d’emblée que les amendes en question ont été imposées pour des faits commis par des députés, dans l’hémicycle de l’Assemblée et au cours des travaux de celle-ci. Les parlements des États membres du Conseil de l’Europe ont pour pratique courante d’exercer un contrôle sur les comportements constatés en leur sein.

44. La Cour reconnaît la nécessité d’une telle autonomie d’action au regard de l’immunité parlementaire (voir, à titre de comparaison, A. c. Royaume-Uni, no 35373/97, § 77, CEDH 2002‑X), laquelle est un volet personnel de l’autonomie fonctionnelle de l’institution parlementaire. L’immunité des parlementaires protège ceux-ci et le parlement de toute ingérence extérieure, tandis que l’autonomie interne de gestion dans les affaires du parlement protège celui-ci de toute intrusion.

45. Les États ont généralement pour pratique ancienne d’accorder aux parlementaires une immunité plus au moins étendue, qui poursuit les buts légitimes que sont la protection de la liberté d’expression au sein du parlement et le maintien de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Les différentes formes que l’immunité parlementaire est susceptible de revêtir peuvent en effet contribuer à la protection d’une démocratie politique effective, l’une des pierres angulaires du système de la Convention, dans la mesure notamment où elles tendent à protéger l’autonomie législative et l’opposition parlementaire. Dans le domaine du droit parlementaire, une large marge d’appréciation est laissée aux États membres (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, §§ 81-82, CEDH 2009). La Cour tient à ajouter à ce stade que sanctionner un comportement tendant à abuser de ces droits, par exemple en se livrant à des actions gratuitement perturbatrices, peut passer pour justifié au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

b) Sur l’existence d’une ingérence

46. La Cour constate que les requérants ont été sanctionnés d’amendes pour les propos tenus par eux. Il y a donc eu une ingérence dans leur droit à la liberté d’expression.

c) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?

47. Le Gouvernement soutient que la mesure dénoncée était fondée sur les dispositions de la loi de 2012. Les requérants estiment que les critères fixés par ce texte, par exemple l’« autorité de l’Assemblée » ou « gravement perturbateur », sont vagues et ne satisfont pas à l’exigence de prévisibilité.

48. La Cour reconnaît que la tradition parlementaire peut permettre d’éclaircir suffisamment le sens d’expressions de ce type. Cependant, vu sa conclusion au paragraphe 88 ci-dessous sur la nécessité de l’ingérence, elle ne juge pas nécessaire de se prononcer sur cette question.

d) But légitime

49. Pour le Gouvernement, l’ingérence poursuivait les buts légitimes du maintien du bon fonctionnement de l’Assemblée, permettant ainsi d’assurer le respect de la règle de la majorité tout en préservant aussi les droits des minorités, et de la protection de l’autorité et de la dignité de l’Assemblée.

50. Les requérants soulignent qu’une restriction à la liberté d’expression ne peut se fonder que sur les catégories de motifs énumérées au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. Ils considèrent que le « maintien du bon fonctionnement de l’Assemblée » ne relève d’aucune de ces catégories au regard de la jurisprudence de la Cour, qu’il s’agisse de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime. À leurs yeux, la restriction qui leur a été imposée ne reposait sur aucun motif légitime.

51. La Cour considère que la notion d’« autorité et de dignité de l’Assemblée » peut en principe relever de la notion de protection des droits d’autrui, en l’occurrence du parlement, un but légitime énoncé au paragraphe 2 de l’article 10. Cependant, elle estime important de souligner, dans l’analyse de la proportionnalité de l’ingérence (paragraphes 63 à 87 ci‑dessous), que la dignité d’une institution ne peut être assimilée à celle d’êtres humains (voir, mutatis mutandis, Uj c. Hongrie, no 23954/10, § 22, 19 juillet 2011). Pour ce qui est de la « préservation de l’autorité de l’Assemblée », évoquée par le Gouvernement, elle n’y voit qu’un simple intérêt institutionnel de l’Assemblée, c’est-à-dire une considération qui n’a pas forcément le même poids que « la protection de la réputation ou des droits d’autrui » au sens de l’article 10 § 2.

52. La Cour estime par trop restrictive l’interprétation proposée par les requérants de la notion de « défense de l’ordre ». Elle rappelle que la défense de l’ordre au sein du parlement, condition au bon fonctionnement de celui-ci, touche à l’action du parlement dans une société démocratique, et que la défense de cet ordre peut passer pour une conséquence des impératifs d’une société fondée sur le pluralisme (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 89, CEDH 2003‑II). En cela, le maintien du bon fonctionnement de l’Assemblée relève de la notion de « défense de l’ordre ».

53. La Cour reconnaît donc que l’ingérence poursuivait les buts légitimes que sont la protection des droits d’autrui et la défense de l’ordre, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

e) Nécessaire dans une société démocratique

i. Principes généraux

54. Le critère de la « nécessité dans une société démocratique » impose à la Cour de dire si l’ingérence dénoncée répondait à un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais cette marge se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions appliquant celle-ci, quand bien même elles émaneraient d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que sauvegarde l’article 10 (Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Association Ekin c. France, no 39288/98, § 56, CEDH 2001‑VIII).

55. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence étaient « pertinents et suffisants » et si celle-ci était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Ce faisant, elle doit être convaincue que les autorités nationales, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 (voir, parmi de nombreux précédents, Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

56. La liberté d’expression, consacrée par le paragraphe 1 de l’article 10, constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ; ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204).

57. Bien que la liberté d’expression puisse être assortie d’exceptions, celles-ci appellent « une interprétation étroite » et « le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante » (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216). L’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV, et Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 74, CEDH 2001‑VIII).

58. L’équité de la procédure et les garanties procédurales accordées sont des facteurs à prendre en compte lorsqu’est appréciée la proportionnalité d’une ingérence dans la liberté d’expression garantie par l’article 10 (Association Ekin, précité, § 61 ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005‑II ; Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-46, 20 octobre 2009 ; Igor Kabanov c. Russie, no 8921/05, § 52, 3 février 2011, et Cumhuriyet Vakfı et autres c. Turquie, no 28255/07, § 59, 8 octobre 2013).

59. La Cour a déjà conclu à une violation de l’article 10 de la Convention sous son volet procédural lorsque la mesure limitant la liberté d’expression était d’une portée incertaine ou fondée sur des motifs insuffisamment précis, et que son application n’avait pas été contrôlée de manière adéquate par le juge (voir, mutatis mutandis, Association Ekin, précité, § 58 ; Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, et Lombardi Vallauri, précité, § 46).

60. Lorsqu’il est exercé dans le cadre d’un discours politique par le biais d’actes symboliques ou de gestes expressifs, le droit à la liberté d’expression ne peut être restreint qu’avec les plus grandes précautions.

61. À cet égard, la Cour rappelle que, outre la substance des idées et informations diffusées, l’article 10 protège aussi la forme sous laquelle elles sont exprimées (Oberschlick (no 1), précité, § 57, et Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298).

62. Toute mesure qui heurterait la liberté d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques dessert la démocratie, voire souvent la met en péril (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008, et Alekseyev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 80, 21 octobre 2010).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

63. Les requérants ont été condamnés à des amendes en vertu de l’article 49 § 4 de la loi de 2012 pour avoir fortement perturbé la séance plénière par un comportement « gravement attentatoires à l’autorité de l’Assemblée et à l’ordre au sein de celui-ci » (paragraphes 8 et 11 ci-dessus). Membres d’un parti minoritaire de l’opposition, ils avaient ressenti le besoin d’exprimer leur désaccord avec la majorité.

64. Si, dans la sphère du droit parlementaire, une marge d’appréciation étendue est laissée aux États membres (Kart, précité, §§ 81-82), cette branche du droit, qui régit l’organisation des travaux du parlement, n’a en elle-même aucune incidence sur le niveau de protection applicable aux discours politique. Cette marge d’appréciation étendue vaut pour les modalités d’organisation des travaux du parlement, par exemple les questions touchant les groupes parlementaires et le statut de leurs membres, telles que leur rôle, les règles en matière de conflits d’intérêts ou celles relatives aux coalitions. L’organisation des travaux du parlement encadre les échanges de vues, c’est-à-dire les débats au sein de l’Assemblée, et conduit à des restrictions de manière à permettre des délibérations et prises de décisions raisonnables et efficaces. Le droit des parlementaires à la liberté d’expression dans le cadre du débat politique ne se trouve pas pour autant privé de la plus haute protection qu’appelle le libre échange d’idées. Il existe néanmoins une certaine marge d’appréciation qui vaut en particulier pour les restrictions au temps et aux modalités de prise de parole dictées par les impératifs du bon fonctionnement du parlement et de la protection du débat lui-même. Il est inhérent au bon fonctionnement d’un parlement de permettre à ses membres « de participer de façon constructive aux débats parlementaires et de représenter leurs électeurs sur des questions d’intérêt public en formulant librement leurs propos ou leurs opinions, sans risque de poursuites devant un tribunal ou une autre autorité » (A. c. Royaume-Uni, précité, § 75).

65. La Cour appréciera la proportionnalité de l’ingérence en l’espèce en tenant compte de la nature des propos en cause à l’aune du but légitime censé être poursuivi, de la nature des conséquences de ces propos sur le fonctionnement et l’autorité de l’Assemblée, de la procédure suivie et des sanctions infligées.

α) La nature des propos

66. Les propos et expressions des représentants démocratiquement élus au parlement ne sont pas que de simples illustrations des principes du pluralisme « sans lesquels il n’est pas de société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24) : ils appellent un très haut degré de protection car il est nécessaire de garantir les principes démocratiques et la transparence du processus législatif. Si la liberté d’expression est importante pour chacun, elle l’est particulièrement pour un représentant élu de la nation. Ce dernier représente les électeurs, appelle l’attention sur leurs préoccupations et défend leurs intérêts. Dans une démocratie, le parlement ou les organes comparables sont des tribunes indispensables au débat politique. Seuls des motifs impérieux peuvent donc justifier une ingérence dans la liberté d’expression exercée dans ce cadre (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 36-40, CEDH 2001‑II).

67. Dans les sociétés modernes, aucun moyen d’expression au niveau parlementaire ne peut s’apprécier sans tenir compte d’une éventuelle couverture médiatique et de l’accès du public à des points de vue différents. Pour dire s’il est nécessaire de protéger la liberté de parole au sein du parlement, il faut rappeler que les propos autorisés, exprimés au cours du processus délibératif, ne sont pas les seuls constitutifs de messages contribuant au débat public sur des questions de société éminemment politiques. Pour la Cour, d’autres moyens d’expression au parlement (par exemple, voter, quitter son siège ou exprimer son accord ou son désaccord par d’autres moyens d’expression informels) figurent eux aussi parmi les manières plus larges d’adresser un message à la société depuis le parlement.

68. Ces considérations valent quand bien même toutes les formes d’expression politique ne seraient pas expressément tolérées dans le règlement du parlement. En pareil cas, il faut tenir compte du contexte du message recherché et le peser à l’aune du but légitime de la restriction.

69. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, à savoir que les propos tenus au parlement échappent aux règles ordinaires régissant la liberté d’expression en ce sens qu’ils feraient peser sur ses membres des responsabilités particulières, la Cour rappelle que la liberté d’expression est spécialement importante pour les représentants élus de la nation et qu’une ingérence dans cette liberté ne peut se justifier que par des motifs impérieux (A. c. Royaume-Uni, précité, § 79). La liberté d’expression au parlement concerne non seulement les vues personnelles de tel ou tel député mais aussi celles de son électorat. De plus, contrairement à ce que dit le Gouvernement, ce n’est pas parce que les membres du parlement jouissent d’une immunité que l’expression politique en son sein s’en trouverait moins protégée. L’immunité peut justifier une procédure spéciale de mise en jeu des responsabilités au sein du parlement mais ne saurait atténuer la liberté d’expression. La Cour ne peut faire sienne cette thèse, qui reviendrait à dire que plus les possibilités de mise en cause sont limitées, moins la liberté d’expression devrait être protégée.

70. La Cour constate que les requérants, députés de l’opposition, ont exprimé leurs points de vue sur le projet gouvernemental de réforme de la vente de tabac au détail. Leurs propos portaient sur une question publique de la plus haute importance politique touchant directement au fonctionnement d’une démocratie. La Cour estime que le symbolisme de leurs messages – y compris le langage cru employé – était une composante importante de ceux-ci, dont le but principal était, selon elle, de critiquer la majorité parlementaire et le Gouvernement plutôt que d’attaquer personnellement l’un des députés ou n’importe qui d’autre.

71. Les requérants ont eu une possibilité d’exprimer leurs points de vue sur le projet de loi mis au scrutin. Or, compte tenu de la mission de représentation des électeurs qui incombe aux députés et de la nature des activités parlementaires, qui ne se limitent pas aux seules interventions pendant le temps alloué à celles-ci, la Cour estime que brandir les panneaux s’inscrivait dans un message politique. Ces actes de protestation expressifs ne pouvaient être assimilés, quant à leurs fonctions et à leurs effets, aux possibilités de prises de parole accordées aux requérants pendant le temps imparti aux débats. Il faut noter que les conditions de publicité n’étaient pas non plus les mêmes, le vote sur une question d’un intérêt considérable pour le public pouvant lui-même avoir davantage de retentissement qu’un débat. De plus, le vote se rapporte à la prise de décision elle-même : il a sa propre finalité et engage pleinement la responsabilité du parlement, contrairement au stade du débat, qui n’a pas la finalité ni donc l’importance du scrutin lui-même.

72. Compte tenu de la nature des propos des parlementaires, la Cour estime que la protection des membres et partis de la minorité au sein du parlement est un enjeu important et qu’il faut particulièrement veiller à la pérennité de leur droit d’exprimer leurs opinions et au droit pour le public d’entendre celles-ci. Vu l’importance que revêt la diffusion publique des vues minoritaires en tant qu’attribut de la démocratie, les membres de la minorité doivent disposer d’une certaine latitude pour exprimer leurs opinions, fût-ce de manière non verbale, et en tenant compte du caractère symbolique de leurs propos, dans le cadre d’un régime raisonnable.

β) Conséquences sur l’autorité de l’Assemblée et sur le bon ordre en son sein

73. La Cour souligne l’importance d’un bon comportement au sein du parlement et du respect des institutions constitutionnelles dans une société démocratique. Sa fonction de contrôle consiste à peser ces intérêts, au vu des circonstances particulières de l’espèce, à l’aune des droits touchés de manière à se prononcer sur la proportionnalité de l’ingérence.

74. Pour ce qui est de l’incidence réelle des propos des requérants et de l’atteinte causée par eux aux droits d’autrui, la Cour est convaincue qu’ils n’ont pas créé de perturbations notables. Ils n’ont pas retardé ni entravé les débats parlementaires ou le scrutin. Ils n’ont donc pas perturbé le fonctionnement concret de l’Assemblée. La Cour constate qu’auparavant, au sein de l’Assemblée, des membres de l’ancien parti d’opposition (aujourd’hui au pouvoir) qui avaient quitté leur siège, risquant ainsi eux aussi de perturber le fonctionnement de l’Assemblée et de retarder la procédure, n’avaient pas été sanctionnés (voir les observations non contestées des requérants au paragraphe 37 ci-dessus).

75. Il y a lieu de noter aussi qu’au vu des circonstances de l’espèce, la protection des droits d’autrui et la nécessité du maintien du protocole lors des travaux parlementaires ne constituent guère une justification convaincante à des restrictions importantes à un message politique de la plus haute importance. Les accusations dirigées contre la politique du Gouvernement ne contestaient pas l’autorité de l’Assemblée. Il n’a pas été démontré que le comportement dénoncé ait sapé l’autorité de l’Assemblée ou de ses officiers ni qu’il l’ait ridiculisé ou manqué de respect à son égard.

γ) Le processus à l’origine de l’ingérence

76. La Cour constate que, dans certains systèmes, l’autonomie du parlement fait qu’aucun organe extérieur ne peut être habilité à contrôler ses décisions relevant de ses affaires intérieures. Toutefois, dans certains États membres qui reconnaissent l’autonomie constitutionnelle du parlement, les amendes ou autres sanctions infligées par lui sont soumises au contrôle d’un organe extérieur.

La Cour en conclut que, en principe, un tel contrôle exercé par un organe judiciaire extérieur n’est pas incompatible avec l’autonomie parlementaire mais relève de la marge d’appréciation de l’État.

77. La Cour souligne l’importance de la libre expression d’opinions au sein du parlement (A. c. Royaume-Uni, précité, § 75), laquelle risque intrinsèquement d’être compromise si un parlementaire qui l’exerce peut être poursuivi pour cela devant un tribunal ou une autre autorité. Au vu des circonstances de l’espèce, la Cour estime que le parlement lui-même est une autorité de ce type.

78. La Cour rappelle que la Convention n’impose aux États et à leurs institutions aucun système judiciaire précis (voir, mutatis mutandis, Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 76 in fine, série A no 8). En particulier, la Convention ne saurait être interprétée comme imposant aux États telle ou telle notion constitutionnelle théorique concernant les limites admissibles à l’interaction entre les pouvoirs. La décision par le législateur de préserver l’autonomie et l’indépendance du parlement en accordant à celui-ci une immunité de juridiction devant les tribunaux de droit commun ne peut passer en elle-même pour contraire à la Convention. La question est toujours de savoir si, dans une affaire donnée, les exigences de la Convention ont été respectées (Demicoli c. Malte, 27 août 1991, § 39, série A no 210). En l’espèce, la Cour doit dire si, en proposant de sanctionner les requérants, le Président a agi avec l’indépendance et l’impartialité voulues (Savino et autres c. Italie, nos 17214/05, 20329/05 et 42113/04, §§ 91-93, 28 avril 2009).

79. Les traditions parlementaires des États membres varient beaucoup quant à la conception du rôle du président de la chambre d’un parlement. Dans certains pays, une fois élu, le président rompt tout lien avec son ancien parti et devient, à tous les égards de sa charge, une personnalité au-delà des partis. Ce modèle s’inspire pour beaucoup du Parlement anglais (Royaume-Uni), fruit d’une longue histoire. Dans d’autres pays où l’impartialité est de mise (voir l’article 2 § 2 de la loi de 2012 ; paragraphe 14 ci-dessus), l’absence d’esprit partisan n’est pas forcément une tradition.

80. L’absence d’esprit partisan en matière de mesures disciplinaires au sein du parlement peut se concrétiser de nombreuses manières et l’État jouit en ce domaine d’une marge d’appréciation étendue. Ainsi, lors de l’incident survenu en 2013 au sein de l’Assemblée nationale française et évoqué par le Gouvernement (un affront aux droits de la personnalité d’une députée ; voir le paragraphe 23 ci-dessus), la sanction infligée était unanime, c’est-à-dire qu’elle avait été avalisée aussi par les représentants de l’opposition.

81. La Cour considère que, pour apprécier le risque d’esprit partisan né de la tradition parlementaire en Hongrie, il faut aussi considérer que la sanction a été infligée par l’Assemblée sans débat, ce qui n’offrait aucune protection aux membres de l’opposition au moment des faits.

82. La Cour reconnaît sur le terrain de l’article 6 § 1 que les exigences d’impartialité sont applicables dès lors qu’il est statué sur un droit civil, même dans l’enceinte du parlement (Savino et autres, précité, § 93). Néanmoins, vu la marge d’appréciation qui existe en la matière et puisqu’elle ne peut apprécier la situation dans l’abstrait, elle estime que le caractère peut-être partisan de la procédure de sanction n’emporte pas en lui-même violation de la Convention.

83. En l’espèce, le Président n’a adressé aux requérants ni un premier ni un second avertissement : ils ont été tout de suite sanctionnés par l’imposition d’amendes (voir, à titre de contraste et de comparaison, l’article 49 § 4 de la loi de 2012 au paragraphe 14 ci-dessus).

84. Le Gouvernement admet que l’imposition de sanctions revêtait un caractère politique. Tout en reconnaissant comme il se doit l’autorité de l’Assemblée nationale et la nécessité pour les députés de respecter le règlement, la Cour considère que les lacunes constatées ci-dessus dans la procédure ont nui à l’équité de la condamnation à ces sanctions et, dans les circonstances de l’espèce, n’ont pas suffisamment garanti l’impartialité face aux partis pris politiques dans l’adoption d’une décision heurtant la liberté d’expression. S’il ne faut pas en conclure en soi, au vu des circonstances particulières de l’espèce, à l’existence d’un esprit partisan incompatible en lui-même avec les exigences procédurales de l’article 10 de la Convention, la Cour en tiendra compte dans son appréciation globale de la nécessité, dans une société démocratique, de l’ingérence.

85. La Cour constate en outre que la décision incriminée de l’Assemblée procédait d’une proposition du Président qui faisait clairement mention du comportement des requérants mais n’indiquait pas en quoi celui-ci était « gravement attentatoire » et n’était pas davantage motivée. S’étant prononcée lors d’une procédure sans débat, l’Assemblée en séance plénière ne pouvait passer pour une tribune appropriée à l’examen de points de fait et de droit, à l’appréciation d’éléments de preuve et à la qualification juridique de faits (Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 122, CEDH 2013).

δ) Les sanctions imposées

86. Lorsqu’elle apprécie la proportionnalité d’une ingérence dans la liberté d’expression, la Cour accorde de l’importance à la gravité des sanctions, par rapport à l’absence de gêne réelle pour l’Assemblée dans sa capacité à accomplir ses fonctions.

87. Pour la Cour, si les amendes ne sont pas inhabituelles en droit parlementaire en cas d’insultes personnelles, celles infligées aux requérants (paragraphes 8 et 11 ci-dessus) peuvent passer pour avoir un effet dissuasif sur les propos ou messages de l’opposition ou des minorités à l’Assemblée.

ε) Conclusion

88. La Cour conclut que l’ingérence en cause, qui touchait à l’expression de propos politiques, ne répondait à aucun besoin impérieux puisque, à l’évidence, les intérêts que constituaient l’autorité de l’Assemblée et le maintien de l’ordre au sein de celui-ci n’avaient pas été sérieusement compromis et qu’il n’avait pas été démontré que, mis en balance, ces intérêts pesaient davantage que le droit de l’opposition à la liberté d’expression. Les sanctions ont été imposées sans qu’une quelconque mesure moins sévère, telle qu’un avertissement ou une réprimande, eût été envisagée. De plus, l’ingérence consistait en l’application de sanctions ayant un effet dissuasif sur l’opposition parlementaire, à l’issue d’un processus où les garanties procédurales et celles de l’apparence d’absence d’esprit partisan étaient insuffisantes. Elle ne peut donc passer pour « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION EN COMBINAISON AVEC L’ARTICLE 10

89. Les requérants estiment qu’aucun recours n’était ouvert contre les décisions proposées par le Président et adoptées en séance plénière. Ils y voient une violation de l’article 13 de la Convention, en combinaison avec l’article 10. L’article 13 de la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

90. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

91. La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

A. Thèse des parties

1. Les requérants

92. Les requérants soutiennent qu’il n’existait en droit interne aucun recours contre les décisions proposées par le Président et adoptées en séance plénière. Ils voient dans le droit à un recours effectif garanti par la Loi fondamentale celui de contester toute décision d’une juridiction, d’une autorité publique ou de l’exécutif. Ils considèrent que la seule possibilité pour eux de saisir la séance plénière ou telle ou telle commission parlementaire de la question des amendes ne constituait pas un recours effectif car elle ne permettait pas concrètement de contester la décision. Ils ajoutent que, en l’espèce, la saisine de la Cour constitutionnel ne pouvait pas davantage passer pour un recours effectif car, même dans l’hypothèse où ils auraient obtenu gain de cause, il ne leur aurait pas été possible de faire annuler leurs amendes. Enfin, il serait très exagéré selon eux d’affirmer que le contrôle par le juge d’une sanction individuelle porterait atteinte à l’intégrité du pouvoir législatif car cela reviendrait à dire que l’immunité parlementaire est absolue.

2. Le Gouvernement

93. Le Gouvernement estime qu’ouvrir un recours devant un organe extérieur contre une décision de l’Assemblée, l’organe jouissant de la plus haute légitimité, heurterait les principes de la séparation des pouvoirs et de l’autonomie parlementaire. L’application aux députés de règles disciplinaires relèverait, d’un point de vue tant de l’histoire que du droit comparé, des pouvoirs que tout parlement tiendrait de son autonomie.

94. Le Gouvernement ajoute qu’il existe un recours constitutionnel, institution légale et voie de droit ouverte à tout litige relevant des règles disciplinaires parlementaires, et qu’aucun des députés requérants n’a formé un tel recours dans un délai donné alors qu’ils en avaient la possibilité.

B. Appréciation de la Cour

95. La Cour rappelle que l’article 13 requiert l’existence en droit interne d’un recours pour les griefs que l’on peut qualifier de « défendables » au regard de la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131). Vu sa conclusion sur le terrain de l’article 10 (paragraphe 88 ci‑dessus), elle estime que les griefs des requérants peuvent être ainsi qualifiés.

96. La Cour rappelle que l’article 13 garantit un recours effectif devant une instance nationale à quiconque allègue, de manière défendable, que ses droits et libertés garantis par la Convention ont été violés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État défendeur (İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 97, CEDH 2000‑VII). L’article 13 requiert un mécanisme permettant d’établir la responsabilité d’agents ou organes de l’État pour des actes ou omissions contraires à la Convention, et exige en principe que les voies de droit en place prévoient la réparation du dommage moral découlant de la violation (Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 109, CEDH 2001‑V).

97. La Cour a déjà examiné plusieurs affaires concernant des litiges formés par des parlementaires nationaux sous l’angle du droit à un procès équitable (voir, par exemple, A. c. Royaume-Uni, précité, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, CEDH 2003‑I ; Cordova c. Italie (no 2), no 45649/99, CEDH 2003‑I) ; Tsalkitzis c. Grèce, no 11801/04, 16 novembre 2006, et C.G.I.L. et Cofferati c. Italie, no 46967/07, 24 février 2009).

98. Dans sa jurisprudence, la Cour, reconnaissant l’applicabilité de l’article 6, a contrôlé la conformité à la Convention d’immunités parlementaires, à l’aune du droit à un tribunal garanti par la Convention. Elle s’est saisie de ces occasions pour atténuer les effets de l’immunité juridictionnelle dont jouissent les parlementaires en posant pour principe qu’il ne serait pas conforme à la prééminence du droit dans une société démocratique qu’un État puisse soustraire à la compétence du juge toute une série de litiges de nature civile ou d’accorder une immunité en matière civile à des groupes ou catégories importants de personnes (arrêts précités A. c. Royaume-Uni, § 63, Cordova (no 1), § 58, Cordova (no 2), § 59, et Tsalkitzis, § 46). En principe, la même logique s’applique aux droits des parlementaires eu égard à l’immunité dont jouit le parlement.

99. Indépendamment des considérations ci-dessus, la Cour relève que l’autonomie et la souveraineté du parlement sont d’importants attributs constitutionnels de l’ordre démocratique de l’État. Elle ne juge pas nécessaire, pour les raisons suivantes, de dire quelle serait l’instance de redressement appropriée au regard de l’article 13 de la Convention. Le Gouvernement soutient qu’en principe la saisine de la Cour constitutionnelle constitue un recours de ce type qui ne heurte pas la séparation des pouvoirs. La Cour constate toutefois que, au vu des décisions rendues par la Cour constitutionnelle le 18 novembre 2013 (nos 3206/2013. (XI.18.) AB et 3207/2013. (XI.18.) AB ; paragraphes 16 et 33 ci-dessus), ce recours est à l’heure actuelle soit inexistant, soit incapable d’offrir une voie de droit effective et de permettre notamment la réparation des préjudices matériels et moraux causés par la violation.

100. La Cour conclut à la violation en l’espèce de l’article 13 de la Convention à raison de l’absence en droit interne de recours effectif pour le grief que les requérants soulèvent sur le terrain de l’article 10.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

101. Les requérants voient par ailleurs dans les sanctions qui leur ont été infligées pour leurs messages politiques une discrimination fondée sur leurs opinions politiques, contraire à l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

102. Les requérants affirment que seuls les membres de l’opposition parlementaire ont été visés par les sanctions disciplinaires prises par le Président. À plusieurs reprises ce dernier aurait dit désapprouver les moyens de communication employés par les partis de l’opposition à l’Assemblée.

103. Le Gouvernement constate que la thèse des requérants à cet égard repose sur la seule assertion à caractère général que les membres de l’opposition sont plus souvent condamnés pour manquement au règlement de l’Assemblée. Or, selon lui, une considération aussi générale ne saurait permettre de conclure que les requérants ont été l’objet d’une discrimination puisque les chiffres s’expliquent tout simplement par le fait que les députés des partis d’opposition expriment plus fréquemment leurs opinions en violant le règlement de l’Assemblée.

104. Selon la jurisprudence de la Cour, si une politique ou mesure d’ordre général a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe particulier, il n’est pas exclu qu’elle puisse passer pour discriminatoire quand bien même elle ne viserait pas ce groupe (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 154, 4 mai 2001).

105. À supposer même que la majorité des députés sanctionnés pour un comportement « perturbateur » dans l’hémicycle de l’Assemblée soient des membres de l’opposition, la Cour n’y voit pas là en soi une pratique pouvant être qualifiée de discriminatoire au sens de l’article 14. Au vu du dossier, rien ne permet d’étayer la thèse des requérants voulant qu’ils aient fait l’objet d’une discrimination dans la jouissance de l’un quelconque de leurs droits tirés de la Convention.

106. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

107. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

108. Les requérants réclament respectivement 170 EUR, 600 EUR, 240 EUR et 240 EUR pour dommage matériel, montants qui correspondraient à ceux des amendes auxquelles ils ont été condamnés.

109. Ils demandent 20 000 EUR chacun pour dommage moral.

110. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.

111. La Cour estime que les requérants ont subi un dommage matériel à raison des sommes qu’ils ont été condamnés à verser à titre de sanctions disciplinaires (paragraphes 8 et 11 ci-dessus). Elle leur alloue la totalité des montants respectivement réclamés.

112. De plus, elle estime que les requérants ont dû subir un dommage moral et, statuant en équité, elle leur accorde à chacun 3 000 EUR sous ce chef.

B. Frais et dépens

113. Les requérants réclament aussi, conjointement, 10 600 EUR, plus 27 % de taxe sur la valeur ajoutée, pour leurs frais et dépens devant la Cour, montant qui correspondrait à 52 heures de travail juridique facturables de leur avocat.

114. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.

115. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des pièces dont elle dispose et des critères ci-dessus, la Cour accorde aux requérants 6 000 EUR conjointement.

C. Intérêts moratoires

116. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, que les griefs soulevés sur le terrain de l’article 10 et de l’article 13 en combinaison avec l’article 10 sont recevables et que le reste de la requête est irrecevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention, en combinaison avec l’article 10 ;

4. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter de la date où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement : 170, 600, 240 et 240 EUR (cent soixante-dix, six cents, deux cent quarante et deux cent quarante euros) à M. Karácsony, M. Szilágyi, M. Dorosz et Mme Szabó, respectivement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, pour dommage matériel ;

5. Dit, par six voix contre une, que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans les trois mois à compter de la date où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

6. Dit, à l’unanimité, que l’État défendeur doit verser aux requérants, conjointement, dans les trois mois à compter de la date où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’à compter de l’expiration dudit délai de trois mois et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 16 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

a) Opinion concordante commune aux juges Raimondi, Spano et Kjølbro ;

b) Opinion partiellement dissidente du juge Kūris.

G.R.A.

S.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI, SPANO ET KJØLBRO

(Traduction)

1. Si nous partageons avec nos collègues le constat d’une violation des articles 10 et 13 de la Convention, nous ne pouvons souscrire à certaines parties du raisonnement.

2. Selon nous, la Cour aborde de manière trop abstraite la solution au litige à la lumière des faits tels qu’exposés dans la requête.

3. Le raisonnement de la Cour peut être interprété comme concluant que l’article 10 interdit en principe l’imposition de sanctions à tout parlementaire qui jugerait nécessaire d’exprimer son désaccord sur une question importante en perturbant les séances parlementaires et en agissant en violation des règles de discipline internes du parlement. À nos yeux, la question qui se pose en l’espèce, d’une portée plus limitée, est plutôt de savoir dans quelle mesure l’article 10 de la Convention protège les parlementaires qui emploient de telles méthodes pour exprimer leurs vues.

4. Nous estimons donc que plusieurs points évoqués dans l’arrêt n’ont juridiquement que peu ou pas d’importance dans la résolution de l’affaire. Il s’agit en particulier des paragraphes 44 et 45 (sur la pertinence de la jurisprudence relative à l’immunité parlementaire), 63 à 65 (sur le niveau de protection dans les affaires relatives à des violations du règlement intérieur du parlement), 67 à 72 (sur l’importance de la nature des propos dans les affaires de violation du règlement intérieur du parlement), 73 et 74 (sur la gravité de la perturbation des travaux de l’Assemblée) et 76 à 85 (sur les doutes quant à la procédure suivie en l’espèce). Nous soulignons que, à notre sens, le raisonnement dans ces paragraphes doit être considéré comme un obiter dictum n’ayant que peu ou pas de valeur à titre de précédent pour les futures affaires dont la Cour sera saisie.

II.

5. Nous sommes tout à fait d’accord avec nos collègues qu’il y a eu une ingérence dans la liberté d’expression des requérants (paragraphe 46 de l’arrêt).

6. Cependant, contrairement à nos collègues, nous concluons sans hésitation que l’ingérence était prévue par la loi (paragraphe 48). Les requérants ont été sanctionnés sur la base de l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée. Cette disposition se rapportant aux travaux de l’Assemblée, s’adressant aux députés et régissant leur comportement, l’ingérence était bel et bien prévue par la loi, même si sont employées des expressions vagues telles que « gravement perturbateur », dont l’interprétation relève de la pratique (voir, entre autres, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 41, CEDH 2007‑IV).

7. De plus, l’ingérence poursuivait manifestement un but légitime (paragraphes 51 à 53 de l’arrêt), car elle visait la protection des droits des autres députés, donc des droits d’autrui. Elle visait aussi la prévention des troubles dans les travaux de l’Assemblée, donc la défense de l’ordre.

8. La seule véritable question à trancher en l’espèce est de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique, donc proportionnée au but poursuivi, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

9. En principe, il relève de la marge d’appréciation des États membres, et en particulier de leurs parlements, de choisir les méthodes de travail interne à suivre, notamment les modalités selon lesquelles leurs membres peuvent participer aux travaux et débats en séance. Les parlements peuvent donc par exemple décider des conditions dans lesquelles leurs membres peuvent échanger entre eux ou prendre la parole, de l’ordre des interventions au cours des débats, du temps imparti à chacun des intervenants, de l’opportunité d’une égalité de représentation des différents partis et opinions, d’autoriser ou non des interruptions et commentaires pendant qu’un collègue a la parole, et de l’interdiction ou non de moyens d’expression ou signes non verbaux.

10. Par ailleurs, en principe, le paragraphe 2 de l’article 10 permet aux parlements de réagir et d’intervenir lorsque leurs membres élus manquent aux règles disciplinaires régissant les travaux parlementaires en séance. Ces interventions peuvent prendre des formes diverses, par exemple un rappel à l’ordre, un avertissement formel, un refus provisoire du droit à la parole, l’expulsion de la séance, la suspension d’une séance et, exceptionnellement, le recours à des sanctions pécuniaires.

11. L’application des règles régissant les travaux internes d’un parlement et le recours à certaines mesures en cas de non-respect de ces règles devraient toutefois être conformes au principe de proportionnalité, comme l’a reconnu elle aussi la Cour constitutionnelle hongroise (paragraphe 16 de l’arrêt). Les sanctions disciplinaires devraient donc être d’application progressive.

12. Nous sommes tout à fait d’accord que la liberté d’expression revêt une importance particulière pour les parlementaires (voir, entre autres, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, et Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §36, CEDH 2001‑II). En effet, la liberté pour les membres élus du parlement d’exprimer leurs vues au cours des séances parlementaires est au cœur du processus démocratique.

13. En l’espèce, les requérants n’ont pas été sanctionnés pour avoir exprimé leur opinion sur des questions débattues à l’Assemblée ni pour avoir critiqué le Gouvernement ou désapprouvé la majorité parlementaire. D’ailleurs, en leur qualité de députés, ils étaient libres d’exprimer leurs vues en participant aux débats parlementaires et en votant. Ce n’est donc pas tant pour avoir exprimé leur opinion qu’en raison du moment et de la manière choisis par les requérants que ceux-ci ont été sanctionnés.

14. Il est clair, au vu du dossier, que les requérants n’ont pas été immédiatement sanctionnés pour leur comportement par l’application de mesures traditionnelles telles que celles évoquées au paragraphe 10 ci‑dessus. La seule question qui se pose donc en l’espèce est de savoir si le recours à une sanction pécuniaire était proportionné au vu des circonstances particulières de l’espèce.

15. Les requérants se sont vu infliger une amende pour avoir gravement perturbé la séance plénière, en vertu de l’article 49 § 4 de la loi relative à l’Assemblée, qui vise les comportements « gravement offensants ». Les sanctions ont été imposées sans avertissement préalable et sans que d’autres sanctions moins lourdes eussent été prononcées ou envisagées. De plus, alors que les sanctions ont été infligées plusieurs jours après les incidents en question, les requérants ne se sont pas vu offrir la possibilité de s’expliquer avant d’être sanctionnés. Sur ce fondement, et compte tenu du comportement des requérants, du lien étroit entre leur qualité de parlementaires élus et la substance de l’article 10, et de la gravité des sanctions, le Gouvernement n’a pas démontré que l’ingérence dans la liberté d’expression des requérants constituait une mesure proportionnée, fondée sur des motifs pertinents et suffisants, et conforme aux exigences du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

16. Quant à l’absence de recours effectifs, nous partageons le raisonnement de la Cour, hormis les paragraphes 97 et 98 qui à nos yeux ne méritaient pas de figurer dans l’arrêt.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Avec tout le respect dû à la majorité, j’estime contrairement à elle qu’il n’y a pas lieu de verser à chacun des requérants trois mille euros pour dommage moral. J’ai donc voté contre le point 5 du dispositif de l’arrêt.

2. Je partage sans hésitation le constat par la majorité de violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 13 en combinaison avec l’article 10. En revanche, je n’hésite pas non plus à dire que le cours normal des travaux au sein de l’Assemblée nationale hongroise a été perturbé par le comportement des requérants à l’origine de ces violations. Un bon équilibre doit être ménagé entre ces deux aspects de la situation factuelle en cause. Or un tel équilibre fait défaut car allouer à titre de « satisfaction » une somme importante aux requérants pour le dommage moral qu’ils auraient subi encourage, fût-ce indirectement, les comportements politiques de cette nature qui sont normalement à éviter dans une démocratie parlementaire.

3. Il s’agit d’une affaire politique en ce sens qu’elle est née d’une confrontation politique et que les conclusions qu’en tire la Cour auront inévitablement des répercussions politiques. Sans préjudice de la position politique des requérants dans le contexte factuel de cette confrontation, et de la position de leurs adversaires, on peut raisonnablement s’attendre à ce que à ce que cette issue soit favorable aux requérants plutôt qu’à leurs rivaux visés par les protestations. Pour les députés (ainsi que pour la plupart des autres politiciens), gagner un procès comme celui-ci devant la Cour est en soi une satisfaction bien supérieure à la somme attribuée en l’espèce pour un quelconque dommage moral que les requérants ont pu subir. Donc, compte tenu de la nature politique particulière de cette affaire, le préjudice moral qui aurait été causé aux requérants était déjà plus qu’amplement réparé par le constat de violation de l’article 10 de la Convention et de l’article 13 en combinaison avec l’article 10.

* * *

[1]. Le 13 février 2014, l’Assemblée nationale a modifié cette procédure de manière à permettre à tout député condamné à une amende de contester celle-ci devant une commission (loi n° XIV de 2014, insérant un nouvel article 51/A dans la loi de 2012).

[2]. Le président du Conseil de l’UE, M. Van Rompuy, fit un discours devant le Parlement réuni en séance plénière le 24 février 2010. À la suite de ce discours, un certain nombre de députés prirent la parole, dont le requérant, M. Farange. Par lettre, le président du Parlement, M. Buzek, infligea au requérant une sanction consistant en la perte de son droit à l’indemnité de séjour pendant une durée de dix jours.


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