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16/09/2014 | CEDH | N°001-146378

CEDH | CEDH, AFFAIRE MISCHIE c. ROUMANIE, 2014, 001-146378


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MISCHIE c. ROUMANIE

(Requête no 50224/07)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mischie c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Johannes Silvis,


Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Vu la décision du 30 avril 2013,

Après en avoir d...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MISCHIE c. ROUMANIE

(Requête no 50224/07)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mischie c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Vu la décision du 30 avril 2013,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 août 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50224/07) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Nicolae Mischie (« le requérant »), a saisi la Cour le 24 octobre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me G. Pîrcălabu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant alléguait en particulier le défaut d’équité de la procédure pénale à son encontre.

4. Par une décision du 30 avril 2013, la Cour a ajourné l’examen des griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention et a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

5. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est né en 1945 et réside à Târgu-Jiu.

7. En novembre 2002, des poursuites pénales furent ouvertes à son encontre. Il était soupçonné d’avoir illégalement introduit en Roumanie, en 1997, un fusil de chasse qu’il avait acheté en Suisse.

8. Au cours des années 2003 et 2004, le requérant fut entendu par le parquet à plusieurs reprises. Il reconnut avoir acheté le fusil, le 11 octobre 1997, d’un armurier de Lausanne, alors qu’il était en compagnie de trois personnes, dont B.E., résidant suisse d’origine roumaine. Constatant dans la soirée que le fusil ne fonctionnait pas, il l’avait laissé à B.E. pour que celui-ci se charge de la réparation auprès du même armurier. Il avait récupéré le fusil, le 9 février 2003, à l’aéroport de Rome où B.E. s’était déplacé à cette fin. Il ne déclara pas le fusil à l’aéroport de Rome, ni à l’aéroport de Bucarest, parce que le personnel aéroportuaire n’avait pas vérifié ses bagages, bien que l’arme ne fût pas dissimulée. Il avait l’intention de faire les démarches au bureau des douanes de son lieu de domicile, ce que, d’ailleurs, il fit.

9. Le parquet entendit également plusieurs témoins, dont les deux personnes qui était présentes au moment de l’achat du fusil, le chauffeur du requérant, des personnes qui faisaient partie de l’association locale de chasse et l’épouse du requérant. Ils confirmèrent tous la version du requérant s’agissant de l’achat du fusil, mais aucun ne put donner de renseignements directs et exacts sur la manière dont le requérant avait introduit ce fusil en Roumanie. Le chauffeur du requérant déclara que, le 9 février 2003, lorsqu’il s’était chargé, à l’aéroport, des bagages du requérant, il avait cru voir une arme.

10. Le 21 juillet 2003, l’Institut de Criminalistique rendit son rapport d’expertise balistique en l’affaire. Selon les conclusions du rapport, le fusil du requérant présentait des traces de dégradation, par l’usage d’un tournevis inadapté et l’intervention avait probablement été faite par une personne non‑professionnelle (« un neprofesionist în domeniul armelor »).

11. Le 9 septembre 2004, B.E. fut interrogé sur commission rogatoire par le juge d’instruction du canton de Vaud, en présence d’un inspecteur de police et d’un greffier suisses. B.E. déclara qu’il était présent lors de l’achat du fusil et qu’il ne l’avait pas revu depuis. Il précisa que le requérant l’avait appelé, peu de temps auparavant, pour lui demander de confirmer sa version des faits, notamment en ce qui concernait son prétendu déplacement à l’aéroport de Rome, mais qu’il avait refusé.

12. Par un réquisitoire du 26 janvier 2005, le parquet de Gorj renvoya le requérant en jugement des chefs de non-respect du régime des armes et des munitions, de faux et de contrebande. Se fondant, notamment, sur les conclusions du rapport d’expertise et sur les déclarations de B.E., le parquet estima que le requérant avait, en 1997, illégalement introduit le fusil en Roumanie sans le déclarer et que, une fois les poursuites pénales déclenchées, il avait conçu un plan pour faire croire qu’il ne l’avait introduit qu’en 2003. Le parquet demanda la citation en vue de la comparution devant le tribunal de tous les témoins entendus pendant l’enquête, dont B.E.

13. L’affaire fut enregistrée par le tribunal départemental de Gorj qui tint plusieurs audiences afin d’entendre plusieurs témoins. Le tribunal n’entendit pas B.E. ; il ne ressort pas des documents versés au dossier par les parties si ce dernier a été cité à comparaître.

14. Par un jugement du 25 octobre 2005, le tribunal départemental acquitta le requérant. Le tribunal écarta la déclaration de B.E. telle qu’elle avait été faite pendant l’enquête, au motif qu’elle n’était pas corroborée par d’autres éléments de preuve. Il conclut que le requérant avait introduit le fusil en Roumanie en février 2003 sans faire les démarches légales, mais qu’en raison des circonstances de l’affaire, son action ne présentait pas le degré de danger social d’une infraction. Il lui appliqua une amende administrative d’un montant de 1 000 lei roumains.

15. Le parquet interjeta appel et contesta le jugement du tribunal, au motif que celui-ci avait procédé à une interprétation erronée de la situation de fait. Le parquet s’appuya sur la déclaration de B.E. et sur l’absence d’une preuve directe de la prétendue réparation du fusil en Suisse et fit valoir qu’aucun témoin direct n’avait confirmé la thèse de l’introduction du fusil en Roumanie en 2003.

16. Par un arrêt du 20 octobre 2006, la cour d’appel de Craiova (« la cour d’appel ») rejeta l’appel du parquet et confirma le jugement du tribunal départemental. S’agissant de la déclaration de B.E., la cour d’appel constata qu’elle avait été faite pendant l’enquête et l’écarta pour des raisons d’équité de procédure. S’appuyant sur les arrêts Unterpertinger c. Autriche (24 novembre 1986, série A no 110), Delta c. France (19 décembre 1990, série A no 191‑A) et Lüdi c. Suisse (15 juin 1992, série A no 238), la cour d’appel jugea qu’une condamnation basée sur les déclarations faites, pendant l’enquête, par un témoin que le requérant n’avait pas pu ensuite interroger afin de contrôler sa crédibilité était contraire aux principes du procès équitable.

17. Le parquet forma un pourvoi en recours fondé, comme l’appel, sur l’erreur de fait. Le parquet exposa que B.E. était « la seule personne qui [pouvait] donner des précisions relatives à l’acquisition [du fusil] et aux activités que l’inculpé [avait] menées ensuite » et reprocha à la cour d’appel de ne pas avoir procédé d’office et sans intermédiaire à l’audition de B.E., alors qu’elle avait gardé le dossier pendant presque un an.

18. Le pourvoi en recours fut enregistré par la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). Lors de l’audience du 18 avril 2007, la Haute Cour entendit le requérant qui maintint sa déclaration. La Haute Cour ne procéda pas à une nouvelle audition des témoins.

19. Par un arrêt du 25 avril 2007, la Haute Cour fit droit au pourvoi du parquet et condamna le requérant à une peine d’un an de prison avec sursis. Pour arriver à cette conclusion, la Haute Cour procéda à l’examen de tous les éléments de preuve proposés en l’espèce. En ce qui concerne la déclaration de B.E., la Haute Cour fit les appréciations suivantes :

« [Les juridictions de premier ressort et d’appel] ont à tort écarté la déclaration du témoin B.E. et jugé qu’elle n’était pas sincère. Celui-ci a été entendu, sur commission rogatoire, le 9 septembre 2004 et a déclaré qu’il n’avait pas détenu le fusil entre le 11 octobre 1997 et le 9 février 2003. La seule fois où il a vu le fusil a été lors de son acquisition [par l’inculpé] et il n’a pas revu ce dernier depuis. Le témoin a également déclaré que l’inculpé l’avait contacté quelques mois auparavant (par rapport à la date de l’audition) et qu’il lui avait demandé de déclarer, dans l’éventualité d’une audition, qu’il avait détenu le fusil, qu’il l’avait fait réparer et qu’il devait rencontrer l’inculpé à l’aéroport de Rome pour le lui rendre.

S’agissant de cette déclaration, elle a été recueillie légalement, selon les dispositions de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale et du Protocole additionnel à la Convention adoptés à Strasbourg respectivement en 1959 et 1978, que la Roumanie a ratifiés par la loi no 236 du 9 décembre 1998 et l’inculpé avait la possibilité d’adresser au témoin ses questions par écrit, de sorte que ses arguments selon lesquels il n’a pas bénéficié d’un procès équitable puisqu’il n’a pas pu interroger le témoin sont dénués de fondement. »

20. La Haute Cour jugea ainsi la déclaration de B.E. crédible, au motif qu’il ne se serait pas exposé, pendant une période considérable, au risque d’encourir des sanctions pénales pour la possession illégale du fusil et pour son transport à l’aéroport de Rome, d’autant plus que les mesures de sécurité avaient été fortement renforcées dans les aéroports après 2001. La Haute Cour jugea que la déclaration de B.E. était corroborée par les déclarations de deux autres personnes qui avaient accompagné le requérant en Suisse, vu qu’aucune n’avait déclaré que le requérant avait laissé le fusil à B.E. Le rapport d’expertise avait également conclu à une réparation superficielle, ce qui contredisait la thèse du requérant selon laquelle il aurait laissé le fusil en Suisse en vue d’une réparation par l’armurier. Quant à la déclaration du chauffeur du requérant, elle ne constituait pas une preuve directe puisqu’il n’avait jamais déclaré avoir effectivement vu le fusil. Finalement, aucun autre élément prouvant que le requérant avait introduit le fusil en Roumanie en 2003 n’avait été produit.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits relatives aux pouvoirs de la juridiction de recours, ainsi que les modifications qui ont été apportées en septembre 2006 sont décrites dans l’affaire Găitănaru c. Roumanie (no 26082/05, §§ 17-18, 26 juin 2012). Les dispositions du code relatives aux éléments de preuve, plus précisément à la commission rogatoire et à l’audition des témoins sont ainsi libellées :

Article 62 – l’éclaircissement de l’affaire par les preuves

« Afin d’établir la vérité, les organes de l’enquête et les tribunaux sont tenus d’éclaircir l’affaire de tous les points de vue, sur la base des éléments de preuve. »

Article 65 – la charge de l’administration des éléments de preuve

« 1. La charge de l’administration des éléments de preuve revient aux organes de l’enquête et aux tribunaux.

2. A la demande des organes de l’enquête et des tribunaux, toute personne qui connait ou détient un élément de preuve est tenue de le porter à [leur] connaissance ou de le présenter. »

Article 66 – le droit de prouver le défaut de fondement des éléments de preuve

« 1. Le suspect ou l’inculpé bénéficient de la présomption d’innocence et ne sont pas obligés de prouver leur innocence.

2. Lorsqu’il y a des éléments prouvant la culpabilité, le suspect ou l’inculpé ont le droit de prouver leur défaut de fondement. »

Article 67 – le caractère concluant et l’utilité de l’élément de preuve

« 1. Les parties peuvent proposer des éléments de preuve pendant le procès pénal et demander qu’ils soient examinés.

2. La demande d’examen d’un élément de preuve ne peut être rejetée si la preuve à un caractère concluant et est utile (...) »

Article 133 – le contenu de la commission rogatoire

« 1. L’ordonnance ou la décision avant dire droit par lesquelles a été ordonnée une commission rogatoire doivent contenir toutes les précisions nécessaires pour l’exécution de l’acte qui fait son objet et, lorsqu’une personne doit être entendue, elles doivent contenir les questions à poser.

2. Les organes de l’enquête ou le tribunal qui exécutent la commission rogatoire peuvent également poser d’autres questions, si la nécessité en apparaît pendant l’audition. »

Article 134 – les droits des parties en cas de commission rogatoire

« 1. Lorsque la commission rogatoire est ordonnée par le tribunal, les parties peuvent formuler devant ce dernier des questions qui seront transmises au tribunal qui exécutera la commission rogatoire.

2. De même, toute partie peut demander à être citée à comparaître lors de la commission rogatoire (...) »

Article 327 – l’audition du témoin, de l’expert et de l’interprète

« (...) 3. Si l’audition d’un témoin n’est plus possible, le tribunal ordonne la lecture de la déclaration qu’il a faite au cours de l’enquête et en tient compte lorsqu’il statue dans l’affaire (...) »

22. La Roumanie a ratifié la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale, le 17 mars 1999. La loi no 302 du 30 août 2004 sur la coopération juridique internationale en matière pénale en reprend les principes.

23. Par un arrêt no 6827 du 22 novembre 2006, la Haute Cour de cassation et de justice, dans le cadre d’une procédure pénale pour escroquerie, a fait droit au pourvoi en recours de l’inculpée et a cassé les décisions des juridictions inférieures, au motif qu’elle n’avait pas pu faire interroger, en audience publique, les témoins à charge. La Haute Cour retint, entre autres, ce qui suit:

« (...) les preuves recueillies pendant l’enquête doivent être vérifiées par le juge qui les examine en audience publique, de manière orale, sans intermédiaire et de façon contradictoire. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

24. Le requérant se plaint d’une violation de ses droits de la défense lors de la procédure pénale à son encontre, au motif que la Haute Cour de cassation et de justice l’a condamné sur la base des mêmes preuves jugées insuffisantes par les juridictions qui l’ont acquitté en première instance et en appel. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

A. Sur la recevabilité

25. Le Gouvernement excipe du non épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que le requérant n’a pas demandé aux tribunaux saisis de son affaire d’examiner de nouveaux éléments de preuve et notamment de procéder à une nouvelle audition des témoins, en particulier de B.E. Il fait valoir que le requérant pouvait utilement faire usage de cette possibilité et qu’il a été entendu en personne par les tribunaux en cause, dont la Haute Cour.

26. À titre subsidiaire, le Gouvernement fait remarquer que le requérant n’a ni interjeté appel, ni formé un pourvoi en recours. En effet, bien que les juridictions de premier ressort et d’appel l’aient acquitté, elles ont néanmoins jugé que ses actions comportaient les éléments constitutifs des infractions des chefs desquelles il avait été renvoyé en jugement.

27. Le requérant fait valoir que ce qui était une possibilité pour l’accusé était une obligation pour les tribunaux qui, en vertu des règles procédurales, étaient tenus de citer et d’entendre à nouveau les témoins. Il estime enfin qu’il n’était pas tenu d’interjeter appel ou de former un pourvoi en recours, puisqu’il avait été acquitté en premier ressort et en appel.

28. La Cour considère que l’exception soulevée par le Gouvernement comporte des questions qui sont étroitement liées à celles posées par le grief du requérant sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (Manolachi c. Roumanie, no 36605/04, § 37, 5 mars 2013). Elle estime donc qu’il y a lieu de joindre cette exception au fond (paragraphe 39 ci-dessous).

29. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

a) Thèses des parties

30. Le Gouvernement indique que, lors de la procédure au fond, le requérant a pu faire interroger en séance publique les témoins indiqués dans le réquisitoire. S’agissant de la procédure devant la Haute Cour, celle-ci a procédé à un nouvel examen des éléments de preuve, mais a retenu la même qualification juridique des faits que les juridictions du fond. Dès lors, la présente affaire se distingue de l’affaire Găitănaru précitée, puisque le requérant n’a pas été totalement acquitté des charges à son encontre. En effet, les tribunaux ont retenu que les faits qu’il avait commis avaient un caractère pénal, mais lui ont infligé une amende, en raison de ses circonstances personnelles. Dès lors, sa condamnation pour la première fois par la juridiction de dernier ressort ne posait pas problème, même en l’absence de nouveaux éléments de preuve.

31. Le requérant fait valoir que la Haute Cour n’a pas rempli le rôle qui est le sien en vertu des règles de procédure pénale, puisqu’elle n’a pas examiné directement tous les éléments de preuve nécessaires, tant à charge qu’à décharge.

b) Appréciation de la Cour

32. La Cour rappelle que les modalités d’application de l’article 6 aux procédures d’appel dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit ; il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national. Lorsqu’une audience publique a eu lieu en première instance, l’absence de débats publics en appel peut se justifier par les particularités de la procédure en question, eu égard à la nature du système d’appel interne, à l’étendue des pouvoirs de la juridiction d’appel, à la manière dont les intérêts du requérant ont réellement été exposés et protégés devant elle, et notamment à la nature des questions qu’elle avait à trancher (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I).

33. En outre, la Cour a déclaré que lorsqu’une instance d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à étudier dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité de la procédure, décider de ces questions sans appréciation directe des témoignages présentés en personne soit par l’accusé qui soutient qu’il n’a pas commis l’acte tenu pour une infraction pénale (voir, parmi d’autres exemples, Ekbatani c. Suède, 26 mai 1988, § 32, série A no 134, Constantinescu c. Roumanie, no 28871/95, § 55, CEDH 2000‑VIII, Dondarini c. Saint-Marin, no 50545/99, § 27, 6 juillet 2004 et Igual Coll c. Espagne, no 37496/04, § 27, 10 mars 2009), soit par les témoins ayant déposé pendant la procédure (Găitănaru, précité, § 35 et Hogea c. Roumanie, no 31912/04, § 54, 29 octobre 2013).

34. La Cour rappelle également que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit interne, que c’est en principe aux juridictions nationales qu’il revient d’apprécier les éléments recueillis par elles, et que la mission confiée à la Cour par la Convention consiste à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I). Ainsi, s’« il incombe en principe au juge national de décider de la nécessité ou opportunité de citer un témoin (...), des circonstances exceptionnelles pourraient conduire la Cour à conclure à l’incompatibilité avec l’article 6 de la non-audition d’une personne comme témoin » (Bricmont c. Belgique, 7 juillet 1989, § 89, série A no 158).

35. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe tout d’abord que la Haute Cour a bien entendu le requérant en personne, mais qu’elle l’a condamné sans entendre de nouveau les témoins qui avaient été entendus par les juridictions de première instance et d’appel, qui l’ont, elles, acquitté (paragraphe 18 ci-dessus). À cet égard, la Cour note qu’elle a déjà constaté, dans des affaires similaires, que le rôle de la Haute Cour n’était pas limité aux seules questions de droit. En effet, la procédure devant la juridiction de recours était une procédure complète qui suivait les mêmes règles qu’une procédure au fond et la Haute Cour pouvait décider, soit de confirmer l’acquittement du requérant prononcé en premier ressort, soit de le déclarer coupable, après s’être livrée à une appréciation complète de la question de la culpabilité ou de l’innocence de l’intéressé, en administrant le cas échéant de nouveaux moyens de preuve (Dănilă c. Roumanie, no 53897/00, § 38, 8 mars 2007, Găitănaru, précité, § 30, Manolachi, précité, § 46 et Văduva c. Roumanie, no 27781/06, § 43, 25 février 2014).

36. En l’espèce, la Haute Cour s’est prévalue de cette dernière possibilité, mais sans examiner de nouveaux éléments de preuve. La Cour note que les juridictions de première instance et d’appel ont jugé que le requérant avait rapporté le fusil en Roumanie en février 2003 sans faire les démarches légales, mais l’ont acquitté puisqu’en raison des circonstances de l’affaire, son action ne présentait pas le degré de danger social d’une infraction (paragraphes 14 et 16 ci-dessus). En revanche, la Haute Cour a jugé, sur la base des mêmes éléments de preuve, que le requérant avait rapporté le fusil en Roumanie en octobre 1997, qu’une telle action comportait les éléments constitutifs d’une infraction et elle lui a infligé une peine d’un an de prison avec sursis (paragraphe 19 ci-dessus).

37. De l’avis de la Cour, une telle analyse n’est pas limitée, comme le soutient le Gouvernement, à une seule question de droit, plus précisément celle de la qualification juridique des faits. La Cour note que la Haute Cour s’est livrée à une nouvelle interprétation des faits, en jugeant que le requérant avait introduit le fusil en Roumanie à une date bien antérieure à celle retenue par les juridictions inférieures et qu’il était ainsi coupable d’une infraction. Par conséquent, elle a aggravé sa situation, en le condamnant à une peine de prison.

38. Qui plus est, pour se prononcer ainsi, la Haute Cour a procédé à une nouvelle interprétation des témoignages dont elle n’a pas entendu les auteurs. Elle a ainsi pris le contre-pied des jugements des tribunaux inférieurs, qui avaient relaxé le requérant sur la base, notamment, des dépositions de ces témoins faites lors des audiences tenues devant eux. S’il appartenait à la juridiction de recours d’apprécier les divers éléments de preuve, il n’en demeure pas moins que le requérant a été reconnu coupable sur la base des témoignages mêmes qui avaient suffisamment fait douter les premiers juges du bien-fondé de l’accusation à son encontre pour motiver son acquittement. Dans ces conditions, l’omission de la Haute Cour d’entendre ces témoins avant de déclarer le requérant coupable a sensiblement réduit les droits de la défense (Găitănaru, précité, § 32, Văduva, précité, § 50 et, mutatis mutandis, Lacadena Calero c. Espagne, no 23002/07, § 49, 22 novembre 2011).

39. Enfin, pour autant que le Gouvernement souligne le fait que le requérant n’a pas demandé à la Haute Cour l’audition des témoins, la Cour estime que la juridiction de recours était tenue de prendre d’office des mesures positives à cette fin, même si le requérant ne l’avait pas sollicitée expressément en ce sens (Găitănaru, précité, § 34, Manolachi, précité, § 50 et Hanu c. Roumanie, no 10890/04, § 38, 4 juin 2013). De plus, la Cour note que l’on ne saurait reprocher au requérant un manque d’intérêt pour son procès (a contrario, Bragadireanu c. Roumanie, no 22088/04, § 110, 6 décembre 2007). Il convient dès lors, de rejeter l’exception de non‑épuisement soulevée par le Gouvernement (paragraphe 28 ci-dessus).

40. Ces éléments permettent à la Cour de conclure que la condamnation du requérant pour avoir illégalement introduit un fusil de chasse en Roumanie, prononcée en l’absence d’une audition directe des témoins, alors qu’il avait été acquitté par les deux juridictions inférieures, est contraire aux exigences d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

41. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

42. Le requérant se plaint également du fait qu’il n’a pas pu faire interroger le témoin B.E. pendant la procédure. Il invoque, outre l’article 6 § 1 de la Convention, l’article 6 § 3 d), ainsi libellé :

« Tout accusé a droit notamment à : (...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge »

43. Le Gouvernement fait valoir que la déclaration de B.E. a été recueillie sur commission rogatoire conformément à la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale que la Roumanie a ratifiée. Cette déclaration n’a d’ailleurs été, ni l’unique élément de preuve, ni l’élément déterminant pour la condamnation du requérant, puisqu’elle corroborait les déclarations de deux autres témoins et le rapport d’expertise balistique.

44. Le requérant réplique que la déclaration de B.E. a été l’unique élément de preuve qui a servi à sa condamnation. Pendant l’enquête, il n’a pas été informé de la date de la commission rogatoire et n’a donc pas pu adresser des questions à ce témoin. Devant les tribunaux, il a demandé l’audition de B.E. en audience publique et de manière contradictoire, sans résultat. De plus, la législation autorisait les tribunaux à procéder à la lecture de la déclaration faite par un témoin pendant l’enquête lorsque son audition en audience publique n’était plus possible, mais aucun tribunal n’a établi qu’une telle impossibilité existait en l’espèce.

45. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est déjà parvenue (paragraphe 41 ci-dessus), la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner ce grief.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. Le requérant réclame 400 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il a subi en raison du défaut d’équité de la procédure pénale à son encontre.

48. Le Gouvernement réplique que cette somme est excessive et que le lien de causalité entre les prétendues violations et le préjudice moral allégué n’a pas été prouvé. Il fait valoir que l’arrêt de la Cour ainsi que la possibilité pour le requérant de demander la réouverture du procès sur la base du Nouveau Code de procédure pénale pourraient constituer une réparation satisfaisante du préjudice moral prétendument subi.

49. La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral du fait de la violation constatée de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il y a lieu de lui octroyer 3 000 EUR à ce titre.

50. En outre, la Cour rappelle que lorsqu’un particulier, comme en l’espèce, a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure à la demande de l’intéressé représente en principe un moyen approprié de remédier à la violation constatée (Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003 et Tahir Duran c. Turquie, no 40997/98, § 23, 29 janvier 2004). À cet égard, elle note que l’article 465 du Nouveau Code de procédure pénale, entré en vigueur le 1er février 2014, permet la révision d’un procès sur le plan interne lorsque la Cour a constaté la violation des droits et libertés fondamentaux d’un requérant.

B. Frais et dépens

51. Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens encourus pendant la procédure.

C. Intérêts moratoires

52. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et la rejette ;

2. Déclare le restant de la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention, en raison de la condamnation du requérant sur la base des mêmes preuves jugées insuffisantes par les juridictions qui l’avaient acquitté en première instance et en appel ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, en raison de l’impossibilité pour le requérant d’interroger le témoin B.E. ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş AracıJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-146378
Date de la décision : 16/09/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable)

Parties
Demandeurs : MISCHIE
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PIRCALABU G.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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