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16/09/2014 | CEDH | N°001-146375

CEDH | CEDH, AFFAIRE UNION DÉPARTEMENTALE DES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES ILFOV c. ROUMANIE, 2014, 001-146375


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE UNION DÉPARTEMENTALE DES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES ILFOV c. ROUMANIE

(Requête no 16554/06)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Union départementale des sociétés coopératives Ilfov c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep

Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Luis López Guerra,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
e...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE UNION DÉPARTEMENTALE DES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES ILFOV c. ROUMANIE

(Requête no 16554/06)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

16 septembre 2014

DÉFINITIF

16/12/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Union départementale des sociétés coopératives Ilfov c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Dragoljub Popović,
Luis López Guerra,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 août 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16554/06) dirigée contre la Roumanie et dont une société coopérative de droit roumain, l’Union départementale des sociétés coopératives Ilfov (« la requérante »), a saisi la Cour le 18 avril 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par son président, M. S. Istrate. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit de propriété en raison du transfert dans le domaine public local de plusieurs immeubles lui appartenant.

4. Le 26 juin 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est une société coopérative de droit roumain qui a son siège dans la commune de Voluntari.

6. Pendant le régime communiste, les sociétés coopératives, constituées par l’association des habitants d’une commune, fonctionnaient dans les domaines du commerce et des services. Elles disposaient d’un patrimoine mobilier et immobilier propre et l’État soutenait leur activité, y compris par la mise à disposition de terrains appartenant au domaine public pour la construction, en milieu rural, d’immeubles nécessaires à leur activité.

7. Les sociétés coopératives ont été maintenues après le changement de régime politique. Le cadre législatif de leur fonctionnement a été fixé par le décret no 67/1990 et la loi no 109/1996 relative à l’organisation et au fonctionnement de la coopération de consommation et de la coopération de crédit, textes en vertu desquels les sociétés coopératives ont acquis le statut de personnes morales de droit privé et ont été affranchies de la tutelle de l’État.

8. Dans le département d’Ilfov, les sociétés coopératives étaient regroupées au sein de l’Union des coopératives de production, d’achat et de vente (« l’Union »), devenue après 1990 Federalcoop Ilfov (« Federalcoop ») et, depuis le 13 octobre 2005, l’Union départementale des sociétés coopératives Ilfov (« la requérante »).

9. Le 29 juin 1987 et le 27 avril 1988, l’Union conclut avec la direction générale du développement de l’habitat (« la direction générale ») deux conventions ayant pour objet la construction, sur des terrains appartenant au domaine public, d’immeubles d’habitation avec des commerces au rez-de-chaussée. Les immeubles devaient être érigés dans plusieurs communes autour de Bucarest, notamment à Cornetu, Bragadiru et Otopeni.

10. Selon les termes de ces accords, l’Union finançait la construction des espaces commerciaux et la direction générale les espaces d’habitation. Les accords prévoyaient également que, après l’achèvement des travaux, les espaces commerciaux entreraient dans le patrimoine du bénéficiaire, à savoir l’Union.

11. Les permis de construire furent délivrés entre 1987 et 1989 et les travaux furent terminés entre 1989 et 1992.

12. L’Union et, par la suite, Federalcoop agirent comme propriétaires de ces espaces et acquittèrent les taxes et les impôts correspondants. Federalcoop vendit à des tiers certains espaces commerciaux situés à Otopeni.

13. La loi no 109/1996 disposait que les terrains dont l’usage avait été gratuitement transféré aux sociétés coopératives afin que ces dernières y construisent des immeubles pour leurs activités demeuraient en leur possession aussi longtemps que le droit de propriété sur ces immeubles subsistait dans leur patrimoine.

14. En 1998, en vertu de la loi no 213 relative au régime juridique des biens appartenant au domaine public, les communes du département d’Ilfov dressèrent l’inventaire des biens qu’elles estimaient faire partie du domaine public local. Elles y inclurent certains espaces commerciaux que l’Union avait fait construire dans les communes de Cornetu, de Bragadiru et d’Otopeni en vertu des conventions de 1987 et de 1988.

15. Par l’arrêté no 930 du 29 août 2002, le gouvernement approuva l’inventaire et publia au Journal officiel les listes des biens appartenant au domaine public local, sur lesquelles figuraient les immeubles susmentionnés.

16. Federalcoop introduisit une action en contentieux administratif par laquelle elle sollicitait l’annulation de l’arrêté du gouvernement. Elle exposait que, en vertu selon elle des conventions de 1987 et de 1988, elle était propriétaire des espaces commerciaux et que le droit d’usage du terrain lui avait été confirmé par la loi no 109/1996. Elle estimait que leur transfert dans le domaine public local était dépourvu de base légale et qu’il constituait une grave atteinte à son droit au respect de ses biens.

17. S’agissant des immeubles situés dans les communes de Cornetu et de Bragadiru, la Haute Cour de cassation et de justice fit droit à la demande par deux arrêts définitifs du 30 septembre 2005 et elle annula l’arrêté du gouvernement dans sa partie concernant ces immeubles. La Haute Cour jugea que l’Union et, par la suite, Federalcoop étaient propriétaires de ces biens en vertu de conventions valablement conclues avec les autorités de l’époque. Elle nota également que l’Union et Federalcoop avaient, depuis leur achèvement, administré ces locaux à titre de propriétaire, en respectant toutes les obligations légales et en acquittant toutes les taxes et les impôts. Elle jugea par conséquent que ces biens avaient été illégalement inclus dans le domaine public local.

18. Quant aux immeubles situés dans la commune d’Otopeni, la Haute Cour, par un arrêt définitif du 28 novembre 2005, rejeta la demande à laquelle s’étaient joints les tiers acquéreurs de certains espaces commerciaux. Elle jugea que c’était de bonne foi que l’Union avait construit les locaux commerciaux sur le terrain appartenant au domaine public. Faisant application de l’article 494 du code civil concernant l’accession immobilière, la Haute Cour estima que les autorités locales, propriétaires du terrain, étaient également propriétaires des locaux et que Federalcoop pouvait éventuellement revendiquer devant les juridictions de droit commun un droit de créance.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

19. La loi no 109/1996 a établi le cadre législatif du fonctionnement des sociétés coopératives. Concernant leur patrimoine, l’article 187 de la loi disposait :

« Les terrains dont l’usage a été gratuitement transféré pour une durée indéterminée aux sociétés coopératives afin que ces dernières y construisent des immeubles pour leurs activités demeurent en leur possession, dans les mêmes conditions, aussi longtemps que le droit de propriété sur ces immeubles subsiste dans leur patrimoine. »

20. La loi no 1/2005, qui a remplacé la loi no 109/1996, a maintenu le statut des sociétés coopératives ainsi que leur droit d’usage gratuit des terrains occupés par les constructions leur appartenant.

21. L’article 494 du code civil en vigueur à l’époque des faits, dont les dispositions ont été reprises dans l’article 581 du nouveau code civil, précise que, si les constructions ont été faites par un tiers de bonne foi avec des matériaux lui appartenant, le propriétaire du fonds devient propriétaire des constructions et peut rembourser au tiers, au choix, soit une somme égale à l’augmentation de la valeur du fonds soit le coût des matériaux et de la main-d’œuvre.

22. La doctrine et la jurisprudence s’accordent à dire que ce choix est laissé à la libre appréciation du propriétaire du fonds, qui peut opter pour la somme la moins élevée (voir, par exemple, Liviu Pop, Drept civil. Drepturile reale principale, éd. Lumina Lex, Bucarest, 1996, p. 250).

23. L’article 861 du code civil prévoit que les biens qui font partie du domaine public sont imprescriptibles et inaliénables. Le droit de propriété sur ces biens ne se perd pas par l’absence d’usage et les tiers ne peuvent pas les acquérir par usucapion.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

24. La requérante se plaint du transfert dans le domaine public local de ses locaux commerciaux situés dans la commune d’Otopeni. Elle estime qu’elle a été privée de ces biens de manière illégale et en l’absence de toute compensation. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

25. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes dont elle aurait disposé pour faire redresser l’atteinte alléguée à son droit de propriété. Il affirme à cet égard que la requérante a omis d’introduire devant les juridictions internes une action fondée sur les dispositions de l’article 494 de l’ancien code civil qui était, selon lui, susceptible de compenser la violation alléguée.

26. La requérante conteste la thèse du Gouvernement. Elle expose que, en demandant l’annulation de l’arrêté du gouvernement et la restitution des biens, elle a fait usage des voies de recours internes disponibles susceptibles de mettre fin à la violation dont elle se plaint de son droit de propriété.

27. La Cour rappelle que l’examen des modalités d’indemnisation pour atteinte au droit de propriété relève de l’appréciation du « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 64, 19 février 2009). Cette question étant étroitement liée à la substance du grief, il convient de joindre l’exception du Gouvernement au fond (voir, mutatis mutandis, Burghelea c. Roumanie, no 26985/03, § 31, 27 janvier 2009, et Vergu c. Roumanie, no 8209/06, § 29, 11 janvier 2011).

28. Constatant en outre que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

29. La requérante soutient qu’il y a eu ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens et que celle-ci n’est pas compatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

30. Elle indique en particulier que le transfert de ses biens dans le domaine public local a enfreint le principe de légalité dès lors que la commune d’Otopeni se serait approprié les espaces commerciaux sans procéder à une expropriation selon les formes légales et sans verser d’indemnisation.

31. La requérante expose également que, dans des situations identiques, à savoir celles qui concernent les espaces commerciaux de Cornetu et de Bragadiru, qui avaient été construits en vertu des mêmes conventions, la Haute Cour a jugé que le transfert de propriété auquel il avait été procédé manquait de base légale et que la requérante était propriétaire de ces biens.

32. Le Gouvernement invite la Cour à constater qu’il n’y a pas eu en l’espèce d’ingérence dans le droit de propriété de la requérante.

33. Il expose que la requérante avait vendu une partie des espaces commerciaux situés dans la commune d’Otopeni avant l’introduction de l’action en contentieux administratif. Quant aux commerces restés dans le patrimoine de la requérante, le Gouvernement soutient que le droit de propriété de celle-ci est toujours inscrit sur le livre foncier et que les autorités locales n’ont entrepris aucune démarche pour faire exécuter l’arrêt de la Haute Cour et déposséder l’intéressée de ces biens.

34. En tout état de cause, le Gouvernement estime que l’ingérence était « prévue par la loi », à savoir l’article 494 de l’ancien code civil. Il ajoute que, en vertu de cet article, la requérante n’avait qu’une simple créance envers le propriétaire du terrain, la commune d’Otopeni, qu’elle aurait pu, selon lui, recouvrer en s’adressant aux juridictions civiles.

35. Quant à la différence d’approche des juridictions internes dans des situations analogues, il estime qu’elle était la conséquence d’une meilleure défense du gouvernement devant la Haute Cour.

36. La requérante réplique qu’elle ne peut pas utiliser les espaces commerciaux dont elle serait toujours propriétaire selon le livre foncier, en raison de l’opposition que la commune d’Otopeni manifesterait en invoquant l’arrêt de la Haute Cour.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

37. La Cour rappelle que, pour déterminer s’il y a eu privation de biens, il faut non seulement examiner s’il y a eu dépossession ou expropriation formelle, mais encore regarder au-delà des apparences et analyser la réalité de la situation litigieuse. La Convention visant à protéger des droits « concrets et effectifs », il importe de rechercher si ladite situation équivalait à une expropriation de fait (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 63, série A no 52).

38. En l’espèce, la Cour note que les locaux commerciaux situés dans la commune d’Otopeni, dont la requérante était propriétaire depuis 1992, ont été inscrits par arrêté gouvernemental sur la liste des biens appartenant au domaine public local. Certes, avant cette inscription, la requérante avait vendu à des tiers plusieurs commerces, mais force est de constater – d’ailleurs les parties en conviennent – qu’elle est restée propriétaire de plusieurs autres locaux commerciaux situés à Otopeni.

39. Par conséquent, la Cour estime que l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 dans le patrimoine de la requérante au moment de la publication de l’arrêté gouvernemental no 930 du 29 août 2002 ne fait pas de doute.

40. La Cour constate que le droit de propriété reconnu au profit de la commune d’Otopeni a affecté la possibilité pour la requérante de disposer de ces biens. Même si l’inaction des autorités locales a pu permettre à l’intéressée de continuer à en jouir, cet usage ne pouvait être que précaire, dès lors que les biens du domaine public sont imprescriptibles et inaliénables et qu’il est ainsi toujours loisible à la commune d’Otopeni d’en réclamer la restitution.

41. Partant, il y a eu ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens.

b) Sur le respect des principes généraux se dégageant de la jurisprudence de la Cour

42. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. En particulier, le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Hutten-Czapska c. Pologne [GC], no 35014/97, § 163, CEDH 2006‑VIII).

43. Elle rappelle que non seulement une ingérence dans le droit de propriété doit viser, dans les faits comme en principe, un « but légitime » conforme à l’« intérêt général », mais aussi qu’il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’État. C’est ce qu’exprime la notion du « juste équilibre » qui doit être ménagé entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Hutten-Czapska, précité, § 167).

44. En l’espèce, la Cour relève que, pour le Gouvernement, l’article 494 de l’ancien code civil constituait la base légale de l’ingérence litigieuse.

45. La Cour note que, dans l’arrêt du 28 novembre 2005, qui fait l’objet de la présente requête, la Haute Cour a jugé qu’en vertu de l’article 494 de l’ancien code civil, les autorités locales, propriétaires du terrain, étaient également propriétaires des locaux construits par la requérante (paragraphe 18 ci-dessus)

46. Cependant, la Cour constate que, dans un arrêt rendu à la même période, la Haute Cour a adopté une position différente, considérant que la requérante était la propriétaire des locaux construits en vertu des conventions conclues avec les autorités de l’époque et que, par conséquent, leur appropriation par l’État manquait de base légale (paragraphe 17 ci‑dessus).

47. La Cour rappelle sur ce point qu’elle a déjà reconnu que, certes, les divergences de jurisprudence constituent, par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire, mais elle a également affirmé que le rôle d’une juridiction suprême est précisément de régler ces contradictions (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII et Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 51 et 52, 20 octobre 2011 ).

48. En l’espèce, la Cour relève que les deux actions avaient le même objet et que c’est la plus haute autorité judiciaire du pays qui a interprété de manière diamétralement opposée les mêmes conventions et lois régissant le fonctionnement des sociétés coopératives. Elle ne peut souscrire à l’argument du Gouvernement selon lequel cette différence d’approche serait la conséquence de différences dans la défense des autorités (voir, mutatis mutandis, Beian c. Roumanie (no 1), no 30658/05, §§ 34 et suivants, CEDH 2007‑V).

49. Par ailleurs, la Cour constate que rien n’indique que l’arrêt du 28 novembre 2005 constituait un revirement de jurisprudence. À supposer que cela eût été le cas, force est de constater que la Haute Cour n’a pas expliqué pourquoi il était nécessaire d’opérer un tel revirement (mutatis mutandis, Atanasovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).

50. Au vu de ces circonstances, la Cour doute que l’application de l’article 494 du code civil dans le cas de la requérante puisse être considérée comme « prévisible » et comme répondant à l’exigence de « sécurité juridique » (voir, mutatis mutandis, Burghelea, précité, § 39).

51. La Cour constate ensuite que ni les autorités locales ni le Gouvernement n’ont avancé le moindre motif d’intérêt général à même de justifier l’inscription des locaux commerciaux de la requérante sur la liste des biens appartenant au domaine public local. Le constat d’absence de « but légitime » de cette appropriation est renforcé par l’inaction des autorités locales, lesquelles n’ont entrepris aucune démarche pour utiliser ces locaux conformément à l’« intérêt général ».

52. Enfin, la Cour constate que la commune d’Otopeni n’a pas eu recours à la procédure d’expropriation formelle et qu’elle s’est approprié ces biens sans verser d’indemnité.

53. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu demander aux tribunaux internes la réparation du préjudice subi, la Cour note que le Gouvernement n’a pas fourni d’exemple de jurisprudence concernant la possibilité de demander une réparation en raison de l’affectation de biens au domaine public en l’absence de procédure formelle d’expropriation. Par ailleurs, à supposer même qu’une action fondée sur l’article 494 de l’ancien code civil pût être recevable dans le cas de la requérante, la Cour constate que l’indemnisation peut ne pas être en rapport avec la valeur des biens en question dès lors que les autorités locales sont libres d’opter pour la somme la moins élevée en ne remboursant que le coût des matériaux et de la main-d’œuvre.

54. Par conséquent, la Cour ne saurait reprocher à la requérante de n’avoir pas tenté, après l’introduction d’une première action destinée à récupérer ses biens, une nouvelle procédure en dédommagement dont l’issue était incertaine (voir, mutatis mutandis, Belvedere Alberghiera S.R.L. c. Italie, no 31524/96, § 68, CEDH 2000‑VI, Burghelea, précité, § 40, et Vergu, précité, §§ 54 et 55).

55. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

57. La requérante réclame 348 040 euros (EUR) pour préjudice matériel. Selon l’intéressée, cette somme représente la valeur des espaces commerciaux transférés dans le domaine public local, calculée selon le prix de vente au mètre carré des espaces commerciaux situés dans la commune d’Otopeni, qui s’élèverait à environ 220 EUR. En outre, la requérante réclame 10 000 EUR pour préjudice moral et 1 000 EUR pour frais et dépens.

58. Le Gouvernement conteste la demande de la requérante, reprochant à celle-ci de n’avoir fourni aucun justificatif pour le calcul du montant réclamé.

59. La Cour constate que les parties n’ont fourni aucune expertise quant à la valeur précise de ces locaux.

60. Au vu de ces éléments, la Cour estime qu’il y a lieu de réserver la question et de fixer dans un délai de six mois à compter de la date du présent arrêt la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

En conséquence :

a) la réserve en entier ;

b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser par écrit, dans un délai de six mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et, notamment, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş AracıJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-146375
Date de la décision : 16/09/2014
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : UNION DÉPARTEMENTALE DES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES ILFOV
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ISTRATE S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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