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31/07/2014 | CEDH | N°001-145785

CEDH | CEDH, AFFAIRE TATISHVILI c. GRÈCE, 2014, 001-145785


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TATISHVILI c. GRÈCE

(Requête no 26452/11)

ARRÊT

STRASBOURG

31 juillet 2014

DÉFINITIF

31/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Tatishvili c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque, r>Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en cha...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE TATISHVILI c. GRÈCE

(Requête no 26452/11)

ARRÊT

STRASBOURG

31 juillet 2014

DÉFINITIF

31/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tatishvili c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juillet 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26452/11) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant géorgien, M. Temur Tatishvili (« le requérant »), a saisi la Cour le 15 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me Th. Tsiatsios, avocat au barreau de Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. I. Bakopoulos, assesseur auprès du Conseil juridique de l’Etat et M. D. Kalogiros, auditeur auprès du Conseil juridique de l’Etat. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement) le gouvernement géorgien n’a pas répondu.

3. Le requérant allègue en particulier des violations des articles 3 et 5 de la Convention.

4. Le 9 mai 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Les mises en détention du requérant en vue de son expulsion et les recours y relatifs

5. Le requérant est né en 1970 et réside à Thessalonique.

6. Le 20 mai 2004, il entra sur le territoire grec muni d’un titre de séjour valable pour deux mois (visa no 1846356). Le 17 avril 2006, il demanda auprès de l’administration un titre de séjour. Le 16 juillet 2007 sa demande fut rejetée du fait que le cachet apposé sur le passeport du requérant comportait un code différent de celui utilisé par les autorités compétentes lors de son entrée sur le territoire grec. En 2009, le requérant fut condamné pour usage de faux à une peine d’emprisonnement de huit mois avec sursis (jugement no 6118/2009). Le 22 juillet 2009, il fut arrêté par la police de Thessalonique, faute de posséder de titre de séjour valide.

7. Le 25 juillet 2009, l’officier compétent de la police des étrangers de Thessalonique ordonna l’expulsion du requérant et sa mise en détention en vue d’expulsion, sur la base de l’article 76 de la loi no 3386/2005, tel que modifié par l’article 48 § 2 de la loi no 3772/2009, au motif qu’il séjournait en Grèce sans posséder les documents administratifs nécessaires (ordonnance no 345536/2-γ). Le 27 juillet 2009, en vertu de la décision no 904/2009 de la présidente du tribunal administratif de Thessalonique, la détention du requérant fut levée et il reçut une injonction à quitter le territoire grec dans un délai de trente jours.

8. Le 10 avril 2010, le requérant fut arrêté de nouveau par la police de Thessalonique faute d’avoir quitté le territoire grec dans le délai imparti. Il fut mis en détention provisoire dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique en vue de l’expulsion déjà ordonnée en vertu de l’ordonnance no 345536/2-γ.

9. Le 14 avril 2010, le requérant soumit à la présidente du tribunal administratif de Thessalonique ses objections contre son maintien en détention. Il alléguait notamment qu’il ne constituait pas un danger pour l’ordre public et qu’il n’était pas susceptible de s’enfuir. Il affirmait qu’il avait une résidence permanente et connue à Thessalonique et qu’il y travaillait comme maçon. Il ajoutait que son expulsion vers la Géorgie aurait des répercussions néfastes sur sa vie familiale, étant donné qu’il vivait à Thessalonique avec sa famille. Le 19 avril 2010, la présidente du tribunal administratif de Thessalonique rejeta les objections du requérant. Elle admit, en particulier, que ses arguments ne suffisaient pas à établir qu’il n’était pas susceptible de s’enfuir en cas de remise en liberté. En effet, bien que le requérant avait eu un délai de trente jours pour quitter le territoire grec, il ne l’avait pas respecté et était ainsi responsable de son arrestation (décision no 463/2010).

10. Le 15 avril 2010, les autorités grecques sollicitèrent du consulat de Géorgie en Thessalonique la délivrance au requérant d’un titre de voyage afin de pouvoir procéder à son expulsion.

11. Le 15 mai 2010, le requérant déposa à la Direction des étrangers de Thessalonique une demande d’asile qui fut rejetée le 28 mai 2010 (décision no 345536/4-Γ’).

12. Le 8 juin 2010, le requérant saisit la présidente du tribunal administratif d’Athènes de nouvelles objections contre sa mise en détention et demanda la révocation de la décision no 463/2010. Il réitéra ses arguments quant à l’absence de risque de fuite et ajouta aussi que son expulsion ne pouvait pas avoir lieu, puisqu’il avait déposé à l’administration une demande d’asile. Il notait qu’il avait l’intention de contester la décision no 345536/4-Γ’ devant les juridictions administratives. Le 14 juin 2010, les objections furent rejetées. La présidente du tribunal administratif d’Athènes confirma les conclusions de la décision no 463/2010 et ajouta que la demande d’asile était abusive, puisqu’elle avait comme objectif d’entraver l’expulsion du requérant (décision no 723/2010).

13. Le 4 août 2010, le consulat de Géorgie délivra le titre de voyage sollicité au requérant. Le 6 août 2010, il fut transféré dans les locaux de la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (Petrou Ralli) en vue de son expulsion. Le 7 août 2010, le requérant déposa une nouvelle demande d’asile qui fut rejetée le 30 septembre 2010. L’autorité compétente considéra entre autres que le requérant avait de manière abusive demandé l’asile avec le but de faciliter son séjour sur le territoire grec (décision no 4/89008).

14. Le 10 octobre 2010, en vertu d’une décision du directeur de la Sous-direction des étrangers d’Attique, la durée de la détention du requérant fut étendue jusqu’à douze mois. Le 14 octobre 2010, le requérant saisit le président du tribunal administratif d’Athènes de nouvelles objections contre sa mise en détention. Il réitéra ses arguments quant à l’absence de risque de fuite et se plaignit aussi des conditions déplorables de détention. Le jour même, les objections furent rejetées (décision no 1422/2010).

15. Le 24 janvier 2011, le requérant déposa une demande de levée de sa détention. Le 25 janvier 2011, le président du tribunal administratif du Pirée fit droit à ses objections et ordonna la remise en liberté du requérant (décision no 60/2011).

16. Le 18 février 2011, le requérant exerça, en vertu du décret présidentiel no 114/2010 entré en vigueur le 22 novembre 2010, un recours contre le rejet de sa demande d’asile. Le 12 mars 2012, le comité compétent considéra que le requérant s’était tacitement désisté de son recours, faute de se présenter à la même date devant elle conformément à la convocation qu’il avait déjà reçue.

17. Le 23 mai 2012, le requérant fut arrêté à nouveau faute de posséder de titre de séjour sur le territoire grec. Le 26 mai 2012, son expulsion fut ordonnée et il fut mis en détention en vue de son expulsion aux locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique.

18. Le 1er juin 2012, le requérant saisit la présidente du tribunal administratif de Thessalonique d’objections contre sa mise en détention. Il se plaignit notamment des déficiences dans la procédure d’examen de sa demande d’asile et soutint que les autorités compétentes n’auraient pas dû considérer que l’examen de sa demande d’asile s’était interrompu. Le 5 juin 2012, la présidente du tribunal administratif de Thessalonique rejeta les objections du requérant contre sa détention. Elle admit entre autres que le 12 mars 2012, le comité compétent avait délivré un acte d’interruption d’examen de la demande d’asile du requérant faute pour ce dernier de s’être présenté devant lui. De surcroît, le requérant n’avait pas demandé au comité de reprendre l’examen de sa demande d’asile dans le délai de soixante jours prescrit par la législation pertinente. La présidente du tribunal administratif releva aussi que dans le passé le requérant ne s’était pas conformé à la décision de l’autorité judiciaire compétente ayant ordonné sa remise en liberté en lui imposant en même temps de quitter le territoire grec dans un délai de trente jours. Se fondant sur ces raisons, la présidente du tribunal administratif conclut que le requérant était susceptible de s’enfuir de nouveau (décision no 269/2012).

19. Le 29 juin 2012, le tribunal administratif de Thessalonique ordonna la levée de la détention du requérant (décision no 320/2012). Le 1er janvier 2013, le requérant quitta le territoire grec et entra en Turquie.

B. Les conditions de détention du requérant dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique et la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (Petrou Ralli)

1. La version du requérant

20. Le requérant affirme avoir été détenu du 10 avril au 5 août 2010 et du 26 mai au 29 juin 2012 à la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique. Il fut aussi détenu du 6 août 2010 au 25 janvier 2011 à la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers. Il allègue, entre autres, que les cellules où il fut détenu n’étaient pas suffisamment aérées et lumineuses. Il relève qu’il était détenu dans des petites cellules avec quinze à vingt autres détenus. L’air était humide et fétide, surtout en raison de la promiscuité avec des fumeurs. De plus, il note l’absence d’espace pour se promener et faire de l’exercice physique. Les détenus n’avaient aucune activité récréative. Il affirme que les locaux étaient insalubres et que les douches et les toilettes n’étaient pas suffisantes. Il relève l’absence de restauration des détenus par le service pénitentiaire et affirme qu’il avait droit uniquement à une somme oscillant de 5,87 à 5,95 euros par jour pour commander des repas qui lui étaient livrés de l’extérieur.

2. La version du Gouvernement

21. D’après le Gouvernement, en ce qui concerne les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique, ceux-ci comprennent neuf cellules fonctionnant depuis 2001, chacune d’une superficie de 8,85 m2. Chaque cellule dispose de deux toilettes et deux lave-mains offrant de l’eau chaude, auxquels les détenus peuvent avoir accès pendant toute la journée. En ce qui concerne la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (centre de rétention de Petrou Ralli), le Gouvernement affirme que pendant toute la durée de sa détention le requérant fut détenu dans une cellule pour cinq personnes d’une superficie de 12 m², équipée d’une toilette et d’une douche, bénéficiant d’une aération et d’un éclairage corrects et d’un système central de climatisation produisant de l’air frais et de l’air chaud.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le droit national

22. La Cour se réfère à ce sujet notamment aux paragraphes 27-33 de l’arrêt C.D. et autres c. Grèce (nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, 19 décembre 2013).

B. Les rapports provenant des instances internationales

1. En ce qui concerne la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique

a) Les constats du CPT à la suite de sa visite du 17 au 29 septembre 2009 aux postes de police et centres de détention pour étrangers

23. Dans son rapport du 17 novembre 2010, le CPT relevait que les arrangements concernant la nourriture des détenus restaient inadéquats. L’allocation journalière de 5,87 euros ne permettait d’acheter que quelques sandwiches et une bouteille d’eau, ce qui était suffisant pour des prévenus en détention de courte durée, mais insuffisant pour des personnes détenues pour une longue durée.

b) Le rapport d’Amnesty International de 2010

24. Dans son rapport publié en juillet 2010 et intitulé « Des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile systématiquement détenus dans des conditions inadéquates », l’Amnesty International faisait état du surpeuplement, du manque de lits et de l’impossibilité de faire de l’exercice physique à la direction de la police des étrangers à Thessalonique. Le rapport comprend aussi des entretiens avec des étrangers détenus à Thessalonique en 2009 et au début de 2010. Selon leurs dires, il y aurait entre vingt-cinq et trente personnes par cellule, sans possibilité d’activités récréatives et avec une qualité insuffisante de repas (page 37 du rapport).

2. En ce qui concerne la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (centre de rétention de Petrou Ralli)

a) Les constats du CPT

25. À la suite de sa visite en Grèce en septembre 2008, le CPT constatait dans son rapport publié en 2009 que, à la date de sa visite, le centre de Petrou Ralli hébergeait 173 hommes, 65 femmes et 19 mineurs pour une capacité opérationnelle de 208 hommes, 150 femmes et 19 mineurs. Selon le rapport, les détenus étaient confinés dans leurs cellules vingt-quatre heures sur vingt-quatre du fait que l’espace réservé à la promenade ne remplissait pas les conditions de sécurité. Le CPT observait qu’il n’y avait ni espace de détente ni espace destiné aux activités, que la plus grande partie de la literie était sale, que les nouveaux arrivés n’avaient pas de draps et de couvertures propres et qu’il n’y avait pas de WC dans les cellules. De nombreux détenus auraient déclaré que l’accès aux toilettes pendant la nuit était problématique.

26. À la suite de sa visite en Grèce en septembre 2009, le CPT, dans son rapport publié en 2010, relatait ce qui suit :

« (...)

68. Le centre de Petrou Ralli demeure un établissement non approprié pour la rétention de migrants se trouvant en situation irrégulière pour des périodes longues, comme le CPT l’avait relevé même avant son ouverture officielle en 2005. En 2009, le centre hébergeait 218 détenus de sexe masculin, 77 femmes adultes et 5 mineures, ce qui rend la population de la partie mâle légèrement au-dessus de sa capacité de 208; certains des détenus de sexe masculin dormaient sur des matelas posés sur le sol. Cela dit, l’état général du point de vue de l’hygiène était nettement meilleur que dans le passé et l’accès aux toilettes, même pendant la nuit, ne posait pas problème grâce à la présence constante de policiers dans les couloirs.

La délégation du CPT a aussi noté que la cour extérieure pour la promenade était maintenant praticable, même si les détenus n’y avaient pas accès tous les jours.

(...)

70. Un problème commun à tous les centres spéciaux pour migrants clandestins et les centres de rétention de la police qui ont été visités était la difficulté pour les détenus de maintenir la propreté en raison de la quantité insuffisante des détergents et des produits destinés à l’hygiène personnelle. Dans certains centres, de petites quantités de savon, de la lessive en poudre et quelque fois du shampoing étaient donnés aux détenus, dans certains autres seulement du savon. De même, le papier toilette n’était pas fourni régulièrement. D’autres produits d’hygiène, tels que des brosses à dent ou du dentifrice, devaient être achetés par les détenus eux-mêmes. Des kits de rasage n’étaient pas autorisés et, lorsqu’ils pouvaient les obtenir du personnel, les détenus devaient les partager à plusieurs.

Au vu de la situation médicale précaire de plusieurs personnes concernées, le CPT réitère la nécessité pour les autorités grecques de considérer l’hygiène personnelle comme une question prioritaire. »

27. À la suite de sa visite en Grèce en janvier 2011, le CPT, dans son rapport publié en 2012, relatait ce qui suit :

« 13. Le CPT reconnaît les difficultés rencontrées par les autorités grecques à faire face à l’afflux constant de migrants en situation irrégulière. Cependant, les conditions dans lesquelles les migrants irréguliers sont détenus semblent être une politique délibérée par les autorités afin de délivrer un message clair que seules les personnes ayant les papiers d’identité nécessaires devraient tenter d’entrer en Grèce. En effet, telle est l’impression formée par les délégations du CPT successives depuis la visite en septembre 2005.

Pour commencer, la conception des locaux de détention dans lesquels les migrants irréguliers sont détenus n’est pas conforme aux normes mises de l’avant par le CPT depuis 1997. La conception carcérale de nouveaux centres de détention tels que Aspropyrgos, Petrou Rali et Filakio est totalement inappropriée - cellules avec des barres du sol au plafond ne garantissant pas d’intimité, communication avec le personnel pénitentiaire ayant habituellement lieu à travers les barres ».

b) La déclaration publique du CPT

28. Dans sa déclaration publique du 15 mars 2011, faite en vertu de l’article 10 § 2 de la Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants, le CPT relevait notamment ce qui suit :

« (...)

3. Les rapports relatifs aux visites de 2005, 2007, 2008 et 2009 brossent tous un tableau similaire des très mauvaises conditions dans lesquelles les étrangers en situation irrégulière étaient retenus dans les commissariats de police et dans d’autres locaux inadaptés, souvent des entrepôts désaffectés, pour des périodes pouvant aller jusqu’à six mois, voire pour des périodes encore plus longues, sans aucune possibilité de faire de l’exercice en plein air ni de s’adonner à des activités et sans bénéficier de soins de santé adéquats. Les recommandations visant à améliorer la situation ont continué cependant d’être ignorées. Bien que des étrangers en situation irrégulière soient arrivés en Grèce en nombres importants par ses frontières terrestres et maritimes orientales pendant plusieurs années, aucune mesure n’a été prise afin d’adopter une approche coordonnée et acceptable concernant leur rétention et leur prise en charge.

4. Le manque de réaction de la part des autorités grecques face à la nécessaire mise en œuvre des recommandations du CPT relatives aux étrangers en situation irrégulière a conduit le Comité à déclencher, en novembre 2008, la procédure en vue de l’adoption d’une déclaration publique. À l’issue de la visite périodique de septembre 2009, cette procédure a été étendue pour couvrir la situation dans le système pénitentiaire. En effet, les constatations faites au cours de cette visite ont révélé que les préoccupations exprimées par le CPT dans ses précédents rapports n’avaient pas été prises en compte et qu’en réalité, les conditions carcérales s’étaient détériorées encore davantage ; il convient tout particulièrement de mentionner la gravité de la surpopulation carcérale, la pénurie de personnel et les insuffisances en matière de soins de santé.

(...)

6. Les autorités grecques ont continué de répéter que des mesures étaient en cours pour améliorer la situation. Ainsi, dans une lettre en date du 23 novembre 2009, elles ont informé le CPT qu’elles mettraient fin au placement en rétention administrative des étrangers en situation irrégulière dans les commissariats de police et postes de surveillance des gardes-frontière et qu’à l’avenir, ces personnes seraient placées dans des centres de rétention spécifiquement conçus à cet effet. (...)

7. Malheureusement, les constatations faites pendant la récente visite du CPT en Grèce, en janvier 2011, ont montré que les informations fournies par les autorités n’étaient pas fiables. Les commissariats de police et des gardes-frontière abritaient un nombre sans cesse plus important d’étrangers en situation irrégulière dans des conditions bien pires encore. (...) »

c) Le rapport du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés

29. Dans son rapport de novembre 2010 concernant la Grèce, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés notait que la surpopulation et les mauvaises conditions de vie dans les centres de rétention pour étrangers et les stations de police frontaliers avaient empiré à partir de l’entrée en vigueur en 2009 de la nouvelle loi sur la rétention des clandestins. Cette loi étendait la période maximale de détention à six voire à douze mois, ce qui avait entraîné une augmentation des détenus. Cette détérioration est particulièrement visible dans les centres situés à la frontière (notamment à Evros), mais des conditions similaires étaient observées en milieu urbain, notamment à Athènes (Direction des étrangers -Petrou Ralli-, l’aéroport international d’Athènes et plusieurs commissariats de police).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

30. Le requérant allègue que les conditions de détention dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique et de la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (centre de rétention de Petrou Ralli) étaient inhumaines ou dégradantes. Relevant qu’il y fut détenu à partir du 10 avril 2010 et pour une période de dix mois environ, il se plaint d’une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

31. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie d’une affaire que « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive ». En l’espèce, le requérant a initialement été détenu dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique du 10 avril au 6 août 2010, date à laquelle il a été transféré à la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (Petrou Ralli). Il est resté dans les locaux précités jusqu’au 25 janvier 2011, date à laquelle le président du tribunal administratif du Pirée a ordonné sa remise en liberté. Après sa nouvelle arrestation, le 23 mai 2012, le requérant a été mis en détention en vue d’expulsion pour une période d’un mois environ dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique. Étant donné que la présente requête a été introduite le 15 avril 2011, il revient à la Cour d’examiner si le grief tiré de l’article 3, en ce qui concerne la détention du requérant du 10 avril au 6 août 2010 à la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique est tardif.

32. La Cour relève à cet égard que le requérant se plaint essentiellement des mêmes problèmes quant aux conditions de sa détention à la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique et au centre de Petrou Ralli où il a par la suite été transféré. Par conséquent, et étant donné que, comme il ressort du dossier, il n’y a pas eu de changement notable dans les conditions de détention du requérant après son transfert au centre de Petrou Ralli (voir, a contrario, Kanakis c. Grèce (no 2), no 40146/11, § 91, 12 décembre 2013), la Cour considère qu’il s’agit en l’espèce « d’une situation continue » justifiant un examen de la totalité de la période de détention dont se plaint le requérant (Novinskiy c. Russie (déc.), no 11982/02, § 96, 6 décembre 2007 ; Maltabar et Maltabar c. Russie, no 6954/02, § 83, 29 janvier 2009 ; Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 76, 10 janvier 2012, et Mitrokhin c. Russie, no 35648/04, § 38, 24 janvier 2012).

33. La Cour constate, par ailleurs, que le grief relatif aux conditions de détention dans la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique et le centre de Petrou Ralli n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

34. Le Gouvernement renvoie à sa version des conditions de détention du requérant. En ce qui concerne les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique, il ajoute que les cellules étaient suffisamment aérées et ensoleillées, qu’elles étaient nettoyées chaque jour et désinfectées toutes les trois semaines. Un nombre suffisant de postes de télévision étaient à la disposition des détenus. S’agissant de la restauration des détenus, le Gouvernement note qu’elle était prise en charge par une société privée offrant des repas de qualité suffisante. Enfin, les détenus avaient la possibilité de communiquer avec l’extérieur soit par téléphone soit par correspondance. Ils pouvaient recevoir des visites de leur cercle familial ou social ainsi que de leurs avocats à des jours fixes.

35. En ce qui concerne la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers, le Gouvernement affirme que, de manière générale, les conditions d’hygiène et la propreté des lieux étaient très satisfaisantes. Les toilettes et les lavabos, en nombre suffisant, étaient accessibles une fois toutes les heures, voire plus souvent en cas de nécessité. Une entreprise privée assurait le nettoyage et la désinfection quotidienne des lieux. Par ailleurs, les détenus avaient droit à du linge de lit propre, à des produits d’hygiène corporelle ainsi qu’à des cartes téléphoniques pour communiquer avec leurs familles ou leur avocat.

36. À leur admission, tous les détenus étaient soumis à un examen médical par des médecins collaborant avec l’organisation non gouvernementale « Intervention médicale ». Les détenus souffrant de problèmes ne pouvant être traités à l’infirmerie étaient transférés à l’hôpital public. Il y avait aussi une prise en charge des détenus par des psychologues de cette même organisation. L’alimentation des détenus était assurée par les autorités et comprenait petit déjeuner, déjeuner et dîner. Les repas étaient préparés dans les locaux de la Direction générale de la police d’Attique. Enfin, des visites aux détenus étaient permises quatre fois par semaine et ceux-ci étaient autorisés à recevoir de la part de visiteurs de l’argent ou d’autres objets. Quant à la communication avec les avocats, elle était permise toute la journée. Enfin, les détenus avaient droit à une promenade quotidienne de 16 à 18 heures.

b) Le requérant

37. En ce se référant notamment à l’arrêt Bygylashvili c. Grèce (no 58164/10, 25 septembre 2012) en qui concerne le centre de rétention de Petrou Ralli et une période proche aux faits litigieux, le requérant maintient ses allégations particulièrement sur le surpeuplement, la nourriture insuffisante et le manque de contact avec le monde extérieur (voir paragraphe 20 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

38. La Cour réaffirme tout d’abord que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les traitements ou peines inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV).

39. Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant des heures et qu’il avait causé soit des lésions corporelles, soit de vives souffrances physiques ou mentales ; elle a par ailleurs considéré qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000‑XI).

40. Les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. Il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3. Cette disposition impose néanmoins à l’Etat de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, §§ 92-94 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

41. Si les Etats sont autorisés à placer en détention des candidats à l’immigration en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, CEDH 2005-XIII). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008).

42. En l’espèce, la Cour relève qu’elle a déjà conclu à la violation de l’article 3 de la Convention en raison du caractère inadéquat des conditions de détention prévalant aux centres de rétention faisant l’objet de la présente requête. S’agissant du centre de rétention de Petrou Ralli, elle a déjà jugé dans l’affaire Bygylashvili que les conditions de détention de la requérante, détenue de juillet 2010 à janvier 2011, n’étaient pas conformes à l’article 3 de la Convention, en raison notamment du surpeuplement qui prévalait dans ces locaux (Bygylashvili, précité, § 59). La Cour relève que la période concernée par l’arrêt précité coïncide en partie avec celle relative à la détention du requérant en l’espèce. De surcroît, les allégations du requérant quant au centre de rétention de Petrou Ralli pour la période d’août 2010 à janvier 2011 ainsi que des périodes postérieures aux faits, sont corroborées par plusieurs rapports concordants d’organes internationaux suite à des visites effectuées avant et après la période litigieuse.

43. En particulier, dans son rapport publié le 17 novembre 2010, suite à sa visite en Grèce du 17 au 29 septembre 2009, le CPT a relevé entre autres des problèmes relatifs à l’hygiène personnelle des détenus. De surcroît, dans son rapport de 2012, publié suite à sa visite en Grèce en janvier 2011, le CPT a constaté que la conception du centre de Petrou Ralli, parmi d’autres centres de rétention, était inappropriée pour la détention de migrants en situation irrégulière (voir paragraphe 27 ci-dessus). En outre, dans son rapport de novembre 2010, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés notait, parmi d’autres, une détérioration des conditions de détention à la Direction des étrangers à Petrou Ralli suite à l’entrée en vigueur en 2009 de la nouvelle loi sur la rétention des immigrés en situation irrégulière (voir paragraphe 29 ci-dessus). Enfin, la Cour note que le Gouvernement lui-même admet que le requérant a dû partager au centre de Petrou Ralli sa cellule d’une superficie de 12 m2 avec cinq autres détenus. Il disposait donc d’un espace personnel de moins de 3 m2 ce qui, en principe, justifie, à lui seul, le constat de violation de l’article 3 (voir paragraphe 21 ci-dessus, ainsi que Samaras et autres c. Grèce, no 11463/09, § 58, 28 février 2012 ; Aleksandr Makarov c. Russie, no 15217/07, § 93, 12 mars 2009).

44. Quant à la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique, la Cour relève que dans l’affaire Tabesh c. Grèce (no 8256/07, arrêt du 26 novembre 2009), elle a déjà considéré que le fait d’y maintenir l’intéressé pour une période de trois mois, au début de 2007, s’analysait en un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. La Cour a notamment relevé des insuffisances quant aux activités récréatives et à la restauration appropriée de l’intéressé. Elle a ajouté que les locaux en cause n’étaient pas des lieux appropriés pour la détention que le requérant, mis en détention en vue de son expulsion administrative, avait dû subir (Tabesh, précité, § 43). La Cour note que ses considérations dans l’arrêt Tabesh sont corroborées, en ce qui concerne la période postérieure à cet arrêt, par le rapport d’Amnesty International de 2010 qui fait état au début de cette année de problème de surpeuplement, de l’impossibilité d’activités récréatives et de l’insuffisance des repas offerts (voir paragraphe 24 ci-dessus). En outre, la Cour note que dans sa déclaration publique de janvier 2011, le CPT a en général constaté que les commissariats de police et des gardes-frontière abritaient un nombre sans cesse plus important d’étrangers en situation irrégulière dans des conditions bien pires encore qu’auparavant (voir paragraphe 28 ci-dessus).

45. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention en raison des conditions générales de vie prévalant dans les locaux de la sous-direction de la police des étrangers de Thessalonique et de la sous-direction de l’Attique chargée des étrangers (centre de rétention de Petrou Ralli), qui ont constitué à l’endroit du requérant un traitement dégradant.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

46. Le requérant se plaint de l’illégalité de sa mise en détention aux centres de rétention précités en vue de son expulsion pour la période postérieure à son arrestation le 10 avril 2010. En outre, il se plaint qu’il ne disposait d’aucun recours réel et effectif pour contester la légalité de sa détention. Il invoque l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, disposition dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

(...)

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur le grief tiré de l’article 5 § 1 relatif à l’irrégularité de la détention

1. Sur la recevabilité

47. La Cour constate que le présent grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

48. Le Gouvernement allègue que la mise en détention du requérant était légale, puisqu’elle visait à permettre son expulsion et se fondait sur l’article 76 de la loi no 3386/2005. En particulier, il allègue qu’il n’a pas été détenu pour une période qui pourrait être considérée excessive. De plus, les autorités nationales ont fait preuve de célérité puisque tant les objections du requérant contre sa détention ainsi que ses demandes d’asile ont été examinées avec célérité.

49. Le requérant rétorque que sa détention n’était pas conforme aux exigences de la Convention, du fait notamment que son expulsion n’était pas possible et que les autorités internes n’ont pas examiné sa situation avec la diligence requise, dans le respect de ses droits et en prenant compte qu’il était demandeur d’asile. Il ajoute que les conditions de vie dans les locaux des centres de rétention précités sont un élément important à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité de leur détention à l’article 5 § 1 f) de la Convention.

b) Appréciation de la Cour

50. L’examen du but et de l’objet de l’article 5 dans son contexte et des éléments de droit international fait ressortir l’importance de cette disposition dans le système de la Convention : elle consacre un droit fondamental de l’homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à sa liberté (voir, notamment, Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 37, série A no 33).

51. Si la règle générale exposée à l’article 5 § 1 est que toute personne a droit à la liberté, l’alinéa f) de cette disposition prévoit une exception en permettant aux Etats de restreindre la liberté des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration. Ainsi que la Cour l’a déjà observé, sous réserve de leurs obligations en vertu de la Convention, les Etats jouissent du « droit indéniable de contrôler souverainement l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 73 Recueil 1996‑V ; Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 64, CEDH 2008).

52. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative aux différents alinéas de l’article 5 § 1 que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions prévues aux alinéas a) à f), mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi bien d’autres, Winterwerp, précité, § 37, et Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 78, CEDH 2000‑III). Il est un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » qu’il contient va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention.

53. Ainsi, la Cour doit s’assurer que le droit interne se conforme lui‑même à la Convention, y compris aux principes généraux énoncés ou impliqués par elle. Sur ce dernier point, la Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III).

54. Il ressort de la jurisprudence relative à l’article 5 § 1 f) que pour ne pas être taxée d’arbitraire, la mise en œuvre d’une mesure de détention doit se faire de bonne foi ; elle doit aussi être étroitement liée au but consistant à empêcher une personne de pénétrer irrégulièrement sur le territoire ; en outre, les lieux et conditions de détention doivent être appropriés ; enfin, la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi (voir Saadi, précité, § 74).

55. En l’occurrence, la Cour note, en premier lieu, que la privation de liberté du requérant était fondée sur l’article 76 de la loi no 3386/2005. Partant, la Cour estime que la situation litigieuse tombe sous le coup de l’alinéa f) de l’article 5 § 1 de la Convention et trouve un fondement en droit interne. La Cour rappelle sur ce point que, en ce qui concerne l’article 5 § 1 f), tant qu’un individu est détenu dans le cadre d’une procédure d’expulsion, rien n’exige des motifs raisonnables de croire à la nécessité de la détention pour, par exemple, empêcher l’intéressé de commettre une infraction ou de s’enfuir (Chahal, précité, § 112). Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la détention du requérant servait le but de l’empêcher de rester irrégulièrement sur le territoire grec et de garantir la possibilité de procéder à son expulsion. Par conséquent, elle estime que la bonne foi des autorités compétentes ne peut pas être mise en question en l’espèce.

56. En deuxième lieu, ayant conclu à une violation de l’article 3 en raison des conditions de détention dans les lieux de détention en cause, la Cour n’estime pas nécessaire de se placer séparément une fois de plus sur ce terrain sous l’angle de l’article 5 § 1 f) (voir Horshill c. Grèce, no 70427/11, § 65, 1er août 2013 et C.D. et autres c. Grèce, nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, § 74, 9 décembre 2013).

57. En troisième lieu, s’agissant de la durée de la détention, la Cour rappelle que, dans le contexte de l’article 5 § 1 f), seul le déroulement de la procédure d’expulsion justifie la privation de liberté fondée sur cette disposition et que, si la procédure n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée (Chahal, précité, § 113 ; Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 74, CEDH 2007‑II). En l’espèce, la Cour note que la détention du requérant, ordonnée en vue de son expulsion, n’était pas possible dans l’immédiat en raison des démarches administratives nécessaires pour assurer son expulsion. Partant, la Cour aura égard à la spécificité de son cas pour conclure si la durée de la détention a excédé le délai raisonnable nécessaire pour matérialiser son expulsion.

58. La Cour relève tout d’abord que le requérant a initialement été détenu pour une période de dix mois environ, à savoir du 10 avril 2010 au 25 janvier 2011, date à laquelle il a été remis en liberté en vertu de la décision no 60/2011 du président du tribunal administratif du Pirée. La Cour estime qu’un tel délai ne doit pas être considéré comme excessif dans les circonstances de l’espèce pour l’accomplissement des formalités administratives en vue de la matérialisation de l’expulsion du requérant. En particulier, la diligence des autorités compétentes ne saurait être mise en cause, puisque dès le 15 avril 2010 les autorités nationales ont contacté les autorités géorgiennes afin de faire délivrer au requérant les titres de voyage requis ; celles-ci n’ont répondu aux autorités grecques que le 4 août 2010, à savoir dans un délai de quatre mois environ qui ne saurait être imputable aux autorités internes. En outre, la Cour ne perd pas de vue que le 7 août 2010, à savoir un jour après son transfert par les autorités au centre de rétention de Petrou Ralli pour procéder à son expulsion, le requérant a déposé une nouvelle demande d’asile qui a été rejetée le 30 septembre 2010. Vu les circonstances dans lesquelles la demande d’asile a été déposée, à savoir juste avant la matérialisation de son expulsion, la Cour ne peut que convenir avec l’autorité nationale compétente sur son caractère abusif, ayant comme unique objectif de retarder son expulsion.

59. Dans ces circonstances, et eu égard à l’absence évidente de l’intention du requérant de coopérer avec les autorités internes pour procéder à son expulsion, la décision datée du 10 octobre 2010 d’étendre son expulsion jusqu’à douze mois ne paraît pas déraisonnable. Il est à noter sur ce point qu’en vertu de la décision no 60/2011 du président du tribunal administratif du Pirée, le requérant a été remis en liberté avant l’expiration dudit délai.

60. Quant à la nouvelle arrestation du requérant le 23 mai 2012 et sa mise en détention en vue de son expulsion, la Cour note, en premier lieu, que, comme la présidente du tribunal administratif de Thessalonique l’a considéré dans sa décision no 269/2012, celle-ci s’est justifiée par l’omission du requérant de saisir le comité d’asile dans le délai qui lui avait été imparti. En second lieu, le requérant n’a été détenu que pour une période d’un mois environ, ce qui ne saurait être considéré comme déraisonnable dans les circonstances de l’espèce. Par conséquent la durée des détentions du requérant ne prête pas à critique.

61. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 f).

B. Sur le grief tiré de l’article 5 § 4 relatif à l’ineffectivité du contrôle juridictionnel de la détention

1. Sur la recevabilité

62. La Cour note que les décisions nos 463, 723 et 1422/2010 des présidents des tribunaux administratifs respectifs ont été rendus les 19 avril, 14 juin et 14 octobre 2010 respectivement, à savoir plus de six mois avant le 15 avril 2011, date d’introduction de la présente requête. Il s’ensuit que cette partie du grief est tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

63. La Cour constate que le restant de ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

a) Thèses des parties

64. Le Gouvernement allègue qu’en vertu de la loi no 3900/2010, l’article 76 de la loi no 3386/2005 a été modifié et le juge administratif a dorénavant expressément le pouvoir de contrôler la légalité de la détention des personnes qui se trouvent sous écrou en vue de leur expulsion. En ce sens, le Gouvernement soumet à la Cour des décisions adoptées par des présidents des tribunaux administratifs en 2011 et 2012 dans lesquelles l’état de santé des intéressés ou le fait qu’ils étaient des mineurs ont été pris en compte afin de conclure si leur détention devait être poursuivie.

65. Le requérant se réfère notamment à la situation litigieuse jusqu’en janvier 2011 et soutient qu’à l’époque des faits la législation interne ne lui permettait pas de contester la légalité de sa détention.

b) Appréciation de la Cour

66. La Cour rappelle que le concept de « lawfulness » (« régularité », « légalité ») doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise le paragraphe 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas le droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la régularité de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (Chahal, précité, § 127 ; Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 61, CEDH 2001‑II).

67. En l’espèce, la Cour note, tout d’abord, qu’en ce qui concerne les objections qu’un étranger peut former à l’encontre de la décision ordonnant sa détention en vue de son expulsion, le quatrième paragraphe de l’article 76 de la loi no 3386/2005 prévoyait, jusqu’au 1er janvier 2011, que le juge compétent pouvait examiner la décision de la détention uniquement sur le terrain du risque de fuite ou de danger pour l’ordre public. En vertu de la loi no 3900/2010 le paragraphe 4 de l’article 76 de la loi no 3386/2005 a été modifié et prévoit, depuis le 1er janvier 2011, que le juge compétent « se prononce aussi sur la légalité de la détention ou de sa prolongation ». Il ressort de cette nouvelle formulation que le juge compétent peut dorénavant examiner la légalité du renvoi ainsi que les questions afférentes aux conditions matérielles de la détention de la personne en voie d’expulsion, dans la mesure où la loi pertinente prévoit maintenant explicitement l’examen de la légalité de la détention.

68. La Cour constate que par leurs décisions nos 60/2011 et 320/2012, les présidents des tribunaux administratifs du Pirée et de Thessalonique, respectivement, ont fait droit aux objections du requérant et ont ordonné sa remise en liberté. S’agissant en second lieu de la décision no 269/2012 de la présidente du tribunal administratif de Thessalonique, celle-ci a suffisamment répondu aux doléances du requérant quant à la régularité de sa mise en détention et, en particulier, sur son statut allégué de demandeur d’asile. Par conséquent, le rejet des objections du requérant était conforme avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention.

69. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention quant aux décisions judiciaires en cause rendus après le 1er janvier 2011.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

70. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

71. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

72. Le Gouvernement soutient que cette somme est excessive et non justifiée par les circonstances de la cause. Il ajoute que la somme allouée par la Cour ne saurait dépasser 1 000 EUR.

73. Compte tenu de la gravité de la violation constatée dans la présente affaire, la Cour estime que le requérant doit percevoir une indemnité pour le dommage moral subi. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle estime qu’il y a lieu de lui octroyer 6 500 EUR au titre du dommage moral subi.

B. Frais et dépens

74. Le requérant demande 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Il ne produit pas de facture ou de note d’honoraires. En ce qui concerne les frais et dépens devant la Cour, le requérant soumet la copie d’un accord entre lui et son représentant, aux termes duquel il paiera son avocat à l’issue de la procédure.

75. Le Gouvernement soutient que la demande au titre des frais et dépens est excessive et doit être rejetée.

76. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 130, 23 février 2012). La Cour juge établi que le requérant a réellement exposé des frais, quant à la procédure devant elle, dès lors qu’en sa qualité de client il a contracté l’obligation juridique de payer son représentant en justice sur une base convenue (voir, mutatis mutandis, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas, no 38224/03, § 110, 31 mars 2009, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 414, CEDH 2011). Elle estime raisonnable d’accorder à ce titre la somme de 850 EUR au requérant, montant en principe équivalent à l’aide judiciaire accordée par le Conseil de l’Europe (voir, parmi d’autres, Nicolae Augustin Rădulescu c. Roumanie, no 17295/10, § 60, 11 février 2014 ; Tahirova c. Azerbaïdjan, no 47137/07, § 84, 3 octobre 2013), plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

77. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de l’article 3, 5 § 1 et 5 § 4 en ce qui concerne la période postérieure au 1er janvier 2011 et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention quant à la période postérieure au 1er janvier 2011 ;

5. Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention :

i. 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

ii. 850 EUR (huit cent cinquante euros) pour les frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente


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