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22/07/2014 | CEDH | N°001-145710

CEDH | CEDH, AFFAIRE ATAYKAYA c. TURQUIE, 2014, 001-145710


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ATAYKAYA c. TURQUIE

(Requête no 50275/08)

ARRÊT

STRASBOURG

22 juillet 2014

DÉFINITIF

22/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Ataykaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egid

ijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2014,

Rend l’...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE ATAYKAYA c. TURQUIE

(Requête no 50275/08)

ARRÊT

STRASBOURG

22 juillet 2014

DÉFINITIF

22/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ataykaya c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50275/08) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Nesip Ataykaya (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 octobre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me R. Yalçındağ Baydemir, avocate à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant les articles 2, 3, 13, 14 et 17 de la Convention, le requérant soutient que les policiers ont employé à l’encontre de son fils une force excessive qui lui aurait été fatale.

4. Le 23 novembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1951 et réside à Diyarbakır. Il est le père de Tarık Ataykaya, né le 25 septembre 1983 et décédé le 29 mars 2006.

A. Incident du 29 mars 2006

6. À la suite du décès de quatorze membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée) lors d’une confrontation armée ayant eu lieu le 24 mars 2006, de nombreuses manifestations illégales furent organisées à Diyarbakır entre le 28 et le 31 mars 2006, au cours desquelles plusieurs manifestants trouvèrent la mort. Le Gouvernement indique que près de 2 000 personnes ont participé à ces manifestations, qu’elles ont donné l’assaut avec des pierres, des bâtons et des cocktails Molotov à un bâtiment appartenant à la direction de la sûreté, et qu’elles ont attaqué les forces de l’ordre et leurs véhicules qui auraient été postés dans la ville. Au cours de ces incidents, neuf personnes seraient décédées, et plus de 200 membres des forces de l’ordre et 214 officiers, ainsi qu’un médecin, une infirmière, deux journalistes et un conducteur d’ambulance, auraient été blessés. De même, plusieurs bureaux et bâtiments publics, parmi lesquels les bâtiments de la faculté de médecine de l’université de Dicle et de la direction de la sûreté auraient été endommagés.

7. Le 29 mars 2006, aux environs de 13 h 30-14 heures, à la sortie de l’atelier où il travaillait, Tarık Ataykaya se retrouva au milieu d’une manifestation. Le Gouvernement accepte la thèse selon laquelle Tarık Ataykaya n’a pas participé à ces manifestations mais s’y est trouvé par hasard, et il précise que les forces de l’ordre ont procédé à de nombreux tirs de grenades lacrymogènes qui auraient eu pour but de disperser les manifestants. Tarık Ataykaya fut touché à la tête par une de ces grenades et décéda quelques minutes plus tard.

8. Le 30 mars 2006, à 11 h 15, une autopsie fut pratiquée à l’hôpital public de Diyarbakır. Les conclusions de ce rapport sont ainsi libellées :

« 1. Le décès résulte d’une hémorragie et de dommages cérébraux provoqués par une balle d’arme à feu (grenade lacrymogène, gaz fişeği).

2. Les caractéristiques de l’orifice d’entrée du projectile permettent de conclure que la distance de tir n’était pas courte (...) »

9. Le 3 avril 2006, I.D., témoin oculaire et collègue de Tarık Ataykaya, se rendit avec M.S.D., un autre témoin oculaire et collègue de T. Ataykaya, à l’antenne de l’Association des droits de l’homme à Diyarbakır. I.D. déclara notamment ce qui suit :

« (...) Le 29 mars 2006, aux environs de 13 h 30-14 heures, nous avons fermé l’atelier avec Tarık Ataykaya, un des ouvriers, et sommes rentrés à pied. Nous avons vu passer des chars. Les gens étaient très inquiets. Six ou sept membres des forces de l’ordre, armés et vêtus de l’uniforme des équipes spéciales (ils portaient des uniformes militaires spéciaux, aux couleurs mélangées, il ne s’agissait pas de policiers ou de militaire ordinaires), sont arrivés. Ils ont commencé à tirer au hasard. Il y a eu une grande confusion. Alors que nous courions, nous avons entendu le bruit d’une arme (...). Nous avons vu Tarık Ataykaya tomber au sol, inconscient (les forces de l’ordre effectuaient les tirs en posant un genou à terre et en visant. Cela veut dire qu’ils ne tiraient pas en l’air, mais en direction des gens). (...) je me suis rendu compte que [Tarık Ataykaya] était blessé à la tête. M.S.D. aussi s’en est rendu compte. Nous avons porté Tarık Ataykaya vers un espace vide près d’un bâtiment et avons appelé une ambulance (...) »

10. À la suite d’une demande du parquet de Diyarbakır du 4 avril 2006, un rapport d’expertise fut dressé le 12 avril 2006 par la présidence des laboratoires de la police criminelle auprès de la direction de la sûreté de Diyarbakır. Il en ressort que l’objet extrait de la tête de Tarık Ataykaya était une cartouche (muhimmat) en plastique provenant d’une grenade lacrymogène de type no 12. Le rapport précise également que cette cartouche ne portait pas de marque caractéristique qui eût permis d’identifier l’arme qui était à l’origine du tir.

B. Enquêtes administrative et pénale

1. Plainte du requérant

11. Le 19 avril 2006, le requérant déposa une plainte. Se référant aux déclarations de I.D. et de M.S.D., recueillies par l’antenne de l’Association des droits de l’homme à Diyarbakır (paragraphe 9 ci-dessus), il demanda au procureur de la République de Diyarbakır d’identifier le fonctionnaire de police qui aurait tiré sur son fils et d’engager une action pénale à son encontre pour meurtre. De même, il sollicita que la pièce extraite de la tête du défunt fût examinée par un collège d’experts auprès de l’institut médicolégal.

2. Tentatives du parquet pour déterminer l’identité et le nombre des agents des forces de l’ordre ayant été habilités à utiliser des lanceurs de grenade

12. Le 3 mai 2006, le parquet de Diyarbakır chargé d’enquêter sur les crimes organisés se déclara incompétent pour examiner l’affaire. Il s’exprima notamment comme suit :

« (...) l’autopsie du défunt a permis de déterminer que le décès a été provoqué par une cartouche ayant atteint [la tête du défunt]. [Par la suite], le rapport d’expertise a établi que cette cartouche provenait d’une grenade lacrymogène no 12 et que des munitions de ce type sont utilisées par les forces de l’ordre (...). Par conséquent, l’instruction doit être menée par le procureur de la République [chargé d’enquêter sur les crimes de droit commun]. »

13. Le 23 mai 2006, le procureur de la République de Diyarbakır saisi de l’affaire suite à la décision d’incompétence du 3 mai 2006 adressa une lettre à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Il demanda des informations sur les unités de la police qui auraient été équipées de lanceurs de grenades lacrymogènes lors de l’incident du 29 mars 2006 et la communication des matricules des policiers qui s’en étaient servi. Toutefois, il ressort des réponses exposées ci-dessous et émanant de la direction de la sûreté de Diyarbakır qu’il n’était pas possible d’établir avec certitude ni l’identité ni le nombre de tous les agents des forces de l’ordre ayant été habilités à utiliser ce type d’arme.

14. Tout d’abord, en juin 2006, la direction de la sûreté de Diyarbakır informa le parquet de Diyarbakır qu’au cours de l’incident en question trois policiers des forces spéciales (özel harekat), dont les matricules étaient indiqués dans la lettre, avaient utilisé les lance-grenades afin, à leurs dires, de disperser les manifestants qui auraient jeté des pierres et des cocktails Molotov sur les forces de l’ordre.

15. Par une lettre du 13 juillet 2006, le chef de la section antiterroriste de la direction de la sûreté de Diyarbakır informa le parquet de Diyarbakır qu’il n’avait pas été possible d’identifier les personnes responsables du décès de Tarık Ataykaya.

16. Le 30 octobre 2006, le parquet de Diyarbakır demanda à la direction de la sûreté de Diyarbakır de lui indiquer le lieu d’affectation des trois policiers concernés à la date de l’incident en question.

17. Le 1er décembre 2006, un document concernant l’affectation des policiers fut versé au dossier. Il en ressort que ces agents avaient été affectés à différentes zones au cours de l’incident.

18. Par une lettre du 10 avril 2007, le chef de la section antiterroriste auprès de la direction de la sûreté de Diyarbakır informa à son tour le parquet de Diyarbakır que douze lanceurs de grenades lacrymogènes avaient été inscrits au nom de douze agents des forces spéciales, que ces policiers n’étaient pas en fonction avenue Goral [près du lieu d’incident] et que, au cours de l’incident, ces équipes avaient été affectées à différentes zones par instruction des chefs de la police. En outre, il précisa que onze autres policiers des forces d’intervention rapide (çevik kuvvet) avaient utilisé des lance-grenades et qu’ils avaient été affectés à différentes zones au cours de l’incident. Il conclut enfin que des lanceurs de grenade avaient été utilisés au total par vingt‑trois agents de police rattachés à la section antiterroriste.

3. Témoignages obtenus par le parquet

19. Le 1er novembre 2006, le requérant fut entendu par le parquet. Il demanda l’identification et la sanction des responsables du décès de son fils.

20. Le 14 février 2007, B.A., l’un des trois policiers dont le matricule avait été communiqué précédemment (paragraphe 14 ci-dessus), fut entendu par le parquet. Il déclara que, le jour de l’incident, environ 500 policiers et militaires avaient utilisé les lanceurs de grenade lacrymogène et que, si Tarık Ataykaya était décédé à la suite d’un tir de grenade lacrymogène par les forces de l’ordre, l’auteur de ce tir pouvait être l’un de ces 500 policiers et militaires. Il ajouta que, lors de l’incident, environ 4 000 à 5 000 grenades lacrymogènes avaient été utilisées par les policiers des forces spéciales pour disperser les manifestants.

21. Le 5 novembre 2007, le requérant fut à nouveau entendu par le parquet. Il demanda toujours l’identification et la punition des responsables du décès de son fils.

22. Le 15 novembre 2007, I.D., témoin oculaire et collègue de Tarık Ataykaya, fut entendu par le parquet. Il déclara notamment :

« (...) Le 29 mars 2006, on travaillait avec Tarık Ataykaya dans l’atelier de menuiserie, situé boulevard Medine, à Bağlar. Vers midi, une grande foule se trouvait réunie sur le boulevard Medine à cause des manifestations (...). Nous avons été obligés de fermer l’atelier. Il y avait environ 50-60 manifestants et 5-6 policiers, vêtus de tenues de camouflage et de cagoules. Alors que nous fermions l’atelier, j’ai vu que les policiers au visage masqué, genou à terre (yere diz çökerek), tiraient des coups de fusil de manière soutenue en direction des manifestants. Tarık Ataykaya était avec nous. Il n’a pas participé aux manifestations. Après avoir quitté l’atelier, Tarık Ataykaya y est retourné car les manifestants se dirigeaient vers nous. [À ce moment-là], Tarık Ataykaya, atteint par une balle tirée par un policier, est tombé au sol, ce qui veut dire qu’il a été touché par le tir d’un policier. En le soutenant, nous l’avons conduit vers un espace vide près d’un bâtiment et avons appelé l’ambulance. Tarık Ataykaya était atteint à la tête et des petits morceaux de son cerveau en étaient sortis. On a conduit Tarık Ataykaya à l’hôpital avec un pick-up car l’ambulance n’arrivait pas. Comme les policiers avaient le visage masqué, je ne peux pas les identifier. »

I.D. ajouta que, le jour de l’incident, certains amis avaient indiqué avoir vu les images de l’incident probablement sur la chaîne de télévision privée NTV.

23. Le même jour, M.S.D., témoin oculaire et collègue de Tarık Ataykaya, fut également entendu par le parquet. Il confirma les déclarations de I.D.

24. Toujours le 15 novembre 2007, R.K., une résidente du quartier qui avait été le théâtre de l’incident, fut entendue par le parquet de Diyarbakır. Elle déclara notamment :

« (...) le 29 mars 2006, dans mon domicile situé boulevard Medine, j’attendais le retour de l’école de mon fils. Il était environs 13 heures. Les manifestations avaient commencé dans les rues. Mon fils était en retard et je suis descendue pour le chercher boulevard Medine. J’ai vu mon fils rentrer de l’école. Tarık Ataykaya, avec trois de ses collègues, avait fermé l’atelier et je pense qu’il rentrait chez lui. La rue était envahie par la foule. Les policiers s’avançaient vers nous. Ils tiraient de manière continue en direction des manifestants avec leurs fusils. Quand je suis rentrée avec mon fils chez moi, j’ai vu qu’un policier au visage masqué, qui avait mis un genou à terre, tirait en direction de Tarık Ataykaya qui lui tournait le dos. J’ai vu Tarık Ataykaya tomber au sol. On l’a transporté jusqu’à la porte d’un bâtiment. On a appelé une ambulance. Quand j’ai contrôlé le cœur de Tarık Ataykaya, j’ai compris qu’il était décédé. Les policiers qui s’étaient dirigés vers nous avaient le visage masqué et je ne serais donc pas en mesure de les identifier. Comme je portais toute mon attention à Tarık Ataykaya, je n’ai pas vu ce que le policier était en train de faire. Les personnes qui étaient présentes lors de l’incident étaient I.D. et M.S.D. (...) »

25. Le 21 janvier 2008, le procureur de la République de Diyarbakır demanda au parquet d’Ankara de recueillir les déclarations des policiers N.O. et H.A. pour établir s’ils étaient présents boulevard Medine ou avenue Goral lors de l’incident.

26. Le 18 février 2008, N.O. et H.A. furent entendus par le parquet. Ils déclarèrent ne pas avoir été affectés à ces deux endroits au moment où l’incident avait eu lieu et ne pas avoir vu celui-ci.

4. Enquête administrative

27. Entretemps, par une lettre du 2 novembre 2007, le procureur de la République demanda à la préfecture de Diyarbakır de mener une enquête administrative et de transmettre le dossier de cette enquête au parquet. À cet égard, il précisa que, dans le cadre de cette enquête, il convenait de recueillir les déclarations des onze policiers des forces d’intervention rapide et des trois policiers des forces spéciales.

28. Il ressort du dossier qu’une enquête administrative fut engagée par la préfecture de Diyarbakır en vue de déterminer la responsabilité de quatorze policiers dans la survenance de l’incident. Suite à cette enquête, le 30 janvier 2008, le conseil disciplinaire de la police auprès de la préfecture de Diyarbakır, composé du préfet, du chef de la direction de la santé et de trois commissaires de police, décida de ne pas prononcer de sanction à l’encontre de ces policiers ayant fait usage de gaz lacrymogènes lors de la manifestation du 29 mars 2006. Il s’exprima notamment comme suit :

« (...) Il convient de clore le dossier compte tenu [des éléments suivants :] il s’agissait d’un incident de grande ampleur. Selon les déclarations des témoins, le visage du fonctionnaire ayant tiré la grenade lacrymogène responsable du décès du défunt n’a pas été vu car il était couvert d’une cagoule. Tous les fonctionnaires ont suivi une formation dans laquelle ils ont appris que le tir [des grenades] doit être réalisé de façon à ne pas atteindre la cible directement. Il n’existe pas de document, de preuve, de trace ou de preuve circonstancielle (emare) tendant à établir que les fonctionnaires à l’encontre desquels l’enquête a été menée avaient commis l’infraction en question (...) »

5. Avis de recherche permanent

29. Le 3 avril 2008, le parquet de Diyarbakır adopta un avis de recherche permanent aux fins de retrouver l’auteur du tir en question, et ce jusqu’au 29 mars 2021, date de la prescription de l’infraction. Pour ce faire, se référant entre autres à la décision de clôture du dossier adoptée par le conseil disciplinaire de la police, il indiqua notamment ce qui suit :

« (...) L’autopsie effectuée le 30 mars 2006 a permis de déterminer que le décès a été causé par une grenade lacrymogène de type no 12 ayant atteint [la tête du défunt] (...). Ce projectile a été utilisé par les forces de l’ordre qui étaient en fonction lors de l’incident (...).

(...) En vertu de l’article 6 annexé à la loi no 2559 sur les fonctions et compétences de la police, la police a le pouvoir de recourir à la force physique, à la force matérielle et aux armes pour immobiliser les contrevenants, d’une manière graduelle et proportionnée aux particularités et au degré de résistance et d’agressivité de ceux-ci. Dans de telles circonstances, il incombe au supérieur hiérarchique de définir le degré de la force qui sera employée (...). [Par ailleurs], en vertu de l’article 24 du code pénal, la personne qui se conforme aux obligations d’une loi ne peut pas être punie et celle qui obéit à un ordre donné par une autorité compétente dans le cadre de son pouvoir ne peut être tenue pour responsable de son acte.

Dans les registres des forces de l’ordre, il n’existe pas d’information concernant la manière dont le décès s’est produit.

(...)

Le défunt Tarık Ataykaya s’est retrouvé parmi les manifestants lors des manifestations sociales qui ont eu lieu le 29 mars 2006 dans le centre de Diyarbakır, soit parce qu’il participait à ces manifestations soit parce qu’il était sorti de l’atelier où il travaillait. Lors de ces incidents, des affrontements avec jets de pierres et bâtons se sont produits entre les manifestants et les policiers. Les policiers sont intervenus contre les manifestants en ayant recours à des grenades lacrymogènes et à des balles en caoutchouc. La cartouche d’une grenade lacrymogène lancée contre les manifestants en mouvement a touché la tête [de Tarık Ataykaya] et causé sa mort. Cet incident n’est pas mentionné dans les documents de la police. Les témoins de l’incident ont déclaré qu’ils ne pouvaient pas identifier la personne ayant tiré car celle-ci avait le visage masqué. Il n’a pas été possible de déterminer l’arme. La cartouche ne portait pas de marque caractéristique de l’arme qui était à l’origine du tir. Bien qu’il n’existe pas de preuve tangible susceptible d’établir définitivement que la personne ayant tiré était un policier, compte tenu du fait qu’aucun registre ne donne à penser que d’autres personnes armées auraient utilisé des grenades lacrymogènes, [on peut conclure que] cette grenade a probablement été utilisée par les forces de l’ordre qui sont intervenues à ce moment-là. [Cependant,] le procès-verbal d’autopsie, les déclarations du plaignant et des témoins, le rapport d’expertise et l’ensemble du dossier ne permettent pas d’identifier l’auteur de l’incident (...) »

Cette décision fut notifiée au requérant le 17 avril 2008.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

30. La partie pertinente en l’espèce de l’article 16 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police, adoptée le 4 juillet 1934 et publiée au Journal officiel le 14 juillet 1934, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, était ainsi libellée :

« (...) Les agents de police ne peuvent utiliser leurs armes que :

a) en cas de légitime défense ;

(...)

h) ou si une personne ou un groupe résiste à la police et l’empêche de s’acquitter de ses fonctions ou s’il y a une attaque contre la police. (...) »

31. L’article 16 de la loi no 2559 a été amendé par la loi no 5681, publiée au Journal officiel le 14 juin 2007. Cette disposition se lit depuis lors comme suit :

« La police

(...)

c) peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter une personne faisant l’objet d’un mandat de détention ou d’arrestation (...) ou un suspect en flagrant délit, en restant dans les limites correspondant à la réalisation de ce but.

Avant de faire usage d’armes à feu, la police (...) doit d’abord dire « halte ! » (...) Si la personne continue à fuir, la police peut tirer un coup de sommation. Si, nonobstant ces avertissements, la personne continue à fuir et si aucun autre moyen de l’arrêter n’est envisageable, la police peut faire usage d’armes à feu aux fins d’arrêter la personne, en restant dans les limites correspondant à la réalisation de ce but (kişinin yakalanmasını sağlamak amacıyla ve sağlayacak ölçüde silahla ateş edilebilir) (...) »

32. Aux termes de l’article 24 de la loi no 2911 sur les réunions et manifestations :

« Si une réunion ou une manifestation débutée dans le respect de la loi (...) se transforme en une réunion ou manifestation contraire à la loi :

(...)

b) La plus haute autorité civile locale (...) envoie [un ou plusieurs] commandants locaux de la sûreté sur les lieux des événements.

Ce commandant somme la foule de se disperser conformément à la loi et l’avertit qu’en cas de refus d’obtempérer il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force (...)

Dans les situations décrites (...), en cas d’attaque contre les forces de l’ordre ou les lieux et personnes qu’elles protègent ou en cas de résistance effective, il sera recouru à la force sans qu’il soit besoin [d’émettre] une sommation.

(...)

Si une réunion ou une manifestation débute de façon contraire à la loi (...), les forces de l’ordre (...) prennent les précautions nécessaires. Le commandant des forces de l’ordre somme la foule de se disperser conformément à la loi et l’avertit qu’en cas de refus d’obtempérer, il sera fait usage de la force. Si la foule ne se disperse pas, elle sera dispersée par le recours à la force. »

33. L’article 6 annexé à la loi no 2559 sur les fonctions et compétences de la police en vigueur à l’époque des faits disposait :

« Les termes usage de la force s’entendent comme le recours à la force physique, à la force matérielle et aux armes pour immobiliser les contrevenants, d’une manière graduelle et proportionnée aux particularités et au degré de résistance et d’agressivité [de ceux-ci].

Lorsque l’intervention est effectuée à l’encontre d’un groupe, le degré de la force employée et la quantité d’armement (zor kullanmanın derecesi ile kullanılacak araç ve gereçler) nécessaire seront déterminés par le superviseur de l’unité intervenante. »

34. L’article 25 de la directive relative aux forces d’intervention rapide (Polis Çevik Kuvvet Yönetmeliği) du 30 décembre 1982 fixe les principes régissant la surveillance, le contrôle et l’intervention des forces d’intervention rapide lors de manifestations (pour le texte de cette circulaire, voir Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 27, 16 juillet 2013).

35. Le 15 février 2008, le directeur de la sûreté générale (Emniyet Genel Müdürü) adressa à l’ensemble des services de la sûreté une circulaire fixant les conditions d’utilisation du gaz lacrymogène (E.G.M. Genelge No : 19). Celle-ci se référait à une directive portant sur l’usage des armes et des munitions à gaz lacrymogène (Göz Yaşartıcı Gaz Silahları ve Mühimmatları Kullanım Talimatı) élaborée en février 2008.

Cette directive décrit les caractéristiques des armes à base de gaz lacrymogène ainsi que les effets physiologiques du gaz utilisé (pour le texte de cette circulaire, voir Abdullah Yaşa et autres c. Turquie, no 44827/08, § 28, 16 juillet 2013).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

36. Le requérant allègue que le décès de son fils est dû à un usage excessif de la force. Selon lui, le droit interne ne réglemente pas d’une façon compatible avec la Convention l’usage des armes à feu par les agents de l’État. Ces derniers auraient été autorisés à user de la force meurtrière à l’encontre de son fils sans que cela fût absolument nécessaire. Il se plaint également que les autorités n’aient pas mené d’enquête effective sur le décès. Il invoque à cet égard l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

37. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

38. Le Gouvernement excipe du non-respect par le requérant du délai de six mois visé à l’article 35 § 1 de la Convention. En particulier, il soutient que le requérant aurait dû introduire sa requête conformément à la jurisprudence de la Cour, soit, selon le Gouvernement, dans le délai de six mois à partir de la date de l’acte dénoncé ou bien de la date à laquelle il se serait rendu compte de l’ineffectivité des voies de recours internes. Il indique que, si le requérant considère que la décision du parquet adoptée le 3 avril 2008 constitue la dernière décision interne définitive, il aurait dû introduire sa requête avant le 3 octobre 2008. Par conséquent, il estime que la requête introduite le 17 octobre 2008 est tardive et qu’elle doit être rejetée.

39. Le requérant conteste cette thèse.

40. En l’espèce, la Cour observe que la décision du parquet adoptée le 3 avril 2008, qui constitue la décision interne finale, a été notifiée au requérant le 17 avril 2008. Le délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention a donc commencé à courir le lendemain, le 18 avril 2008, et a expiré le 17 octobre 2008, à minuit (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 60, 29 juin 2012). Or la requête a été présentée à cette dernière date, avant minuit, soit avant l’expiration du délai susvisé.

En conséquence, la Cour rejette l’exception de non-respect du délai de six mois formulée par le Gouvernement. Elle conclut par ailleurs que le grief du requérant n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Constatant en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

41. Le requérant soutient que son fils, qui n’a pas participé aux manifestations en question et s’est trouvé par hasard entre les manifestants et les forces de l’ordre, a été tué délibérément par ces dernières, qui auraient employé une force non nécessaire et manifestement arbitraire et disproportionnée. En outre, le droit interne ne réglemente pas d’une façon compatible avec la Convention l’usage des armes à feu par les agents de l’État. Ces derniers auraient été autorisés à user de la force meurtrière de manière manifestement inappropriée sans que cela fût, selon lui, absolument nécessaire. Il ajoute que de nombreuses violations de droits de l’homme ont été commises lors des incidents en question et, enfin, que le Gouvernement n’est pas en mesure de fournir la moindre explication susceptible de justifier le recours à la force employée. En outre, l’intéressé soutient que l’enquête n’a pas été conduite conformément aux exigences procédurales découlant de l’article 2 de la Convention.

42. Le Gouvernement accepte la thèse selon laquelle le fils du requérant n’a pas participé aux manifestations en question et s’est trouvé par hasard entre les manifestants et les forces de l’ordre. Il admet également que Tarık Ataykaya a été touché par une cartouche tirée par une arme utilisée par les forces de l’ordre lors de leur intervention contre les manifestants. Il soutient en revanche que l’usage de la force en l’espèce était conforme à la loi, à savoir à l’article 16 de la loi no 2559 et l’article 6 annexé à cette loi, et que l’incident fatal était imprévisible.

43. Il ajoute à cet égard que l’utilisation de la force par les forces de l’ordre était proportionnée puisque celles-ci auraient eu pour instruction de tirer les grenades lacrymogènes en l’air et auraient suivi une formation à cet égard.

44. Le Gouvernement soutient également que l’enquête sur le décès de Tarık Ataykaya a été menée de façon approfondie. Il précise que les autorités ont immédiatement ouvert une enquête aux fins de déterminer la responsabilité des forces de l’ordre dans le décès en question, qu’elles ont entrepris toutes les recherches nécessaires pour identifier les membres des forces de l’ordre qui avaient utilisé des lance-grenades du type recherché le jour de l’incident, mais que les investigations n’ont pas abouti car les agents en question auraient eu le visage masqué par des cagoules. Il indique en outre que le parquet a émis un avis de recherche permanent aux fins de retrouver l’auteur du tir en question. Par ailleurs, déclarant se référer à la décision du 30 janvier 2008 adoptée par le conseil disciplinaire de la police, il soutient qu’il n’existait aucune preuve selon laquelle les fonctionnaires à l’encontre desquels l’enquête avait été menée étaient responsables du décès du fils du requérant. Enfin, il soutient qu’il n’existe pas de preuves démontrant que les forces de l’ordre ont agi avec l’intention de tuer le fils du requérant.

2. Appréciation de la Cour

45. La Cour rappelle que le texte de l’article 2 de la Convention, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 148, série A no 324, et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, § 64, 24 juin 2008).

La Cour rappelle en outre que l’emploi des termes « absolument nécessaire » indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’État est « nécessaire dans une société démocratique » au regard du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 de la Convention. De surcroît, reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit se forger une opinion en examinant avec la plus grande attention les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui y ont eu recours, mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no [23458/02](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2223458/02%22%5D%7D), § 176, CEDH 2011).

46. La Cour estime opportun de commencer son analyse en partant des faits qui ne font l’objet d’aucune controverse entre les parties. Tout d’abord, nul ne conteste que le fils du requérant, Tarık Ataykaya, a été tué par une grenade lacrymogène le 29 mars 2006 tirée par les forces de l’ordre. Il n’est pas non plus contesté que celui-ci ne faisait pas partie du groupe de manifestants violents et s’était trouvé par hasard entre les manifestants et les forces de l’ordre. La Cour observe également que Tarık Ataykaya a été abattu par un membre des forces de l’ordre, qui avait le visage masqué lors de l’incident. Il a donc été établi « au-delà de tout doute raisonnable » qu’un agent des forces de l’ordre a tiré avec un lanceur de grenades lacrymogènes sur Tarık Ataykaya, le blessant à la tête et provoquant sa mort. Il s’ensuit que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent démontrer que l’usage de la force meurtrière en cause était rendu absolument nécessaire par la situation et qu’il n’était pas excessif ou injustifié, au sens de l’article 2 § 2 de la Convention (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 57, 20 avril 2010). Dans ce contexte, la Cour doit rechercher en l’espèce non seulement si le recours à une force meurtrière contre le fils du requérant était légitime, mais aussi si l’opération a été réglementée et organisée de manière à réduire, autant que faire se peut, le recours à une telle force (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 60, CEDH 2004‑XI). Elle doit également examiner si les autorités n’ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures qu’ils ont prises (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 95, CEDH 2005‑VII).

47. À cet égard, la Cour rappelle que, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (McKerr c. Royaume‑Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B, et Klaas c. Allemagne, 22 septembre 1993, § 29, série A no 269). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

48. Cela dit et compte tenu du fait que la charge de la preuve revient au Gouvernement, la Cour vérifiera tout d’abord si l’enquête menée au plan national a été efficace, c’est-à-dire si elle a permis de répondre à la question de savoir si la force utilisée était ou non justifiée dans les circonstances de l’espèce (Gülbahar Özer et autres c. Turquie, no 44125/06, § 59, 2 juillet 2013). Ensuite, elle se penchera sur l’existence ou non d’un cadre juridique et administratif permettant de définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu (Makaratzis, précité, § 59).

49. La Cour note qu’une enquête a bien été ouverte à la suite de la plainte introduite par le requérant en mars 2006, mais que l’enquête effectuée pose problème à plusieurs niveaux.

50. Tout d’abord, force est de constater que les autorités d’enquête n’ont pu identifier – ni dès lors interroger – l’agent des forces de l’ordre ayant tiré sur Tarık Ataykaya au motif que celui-ci avait le visage masqué par une cagoule. Elles n’ont pas pu non plus établir avec certitude le nombre d’agents des forces de l’ordre ayant été habilités à utiliser ce type d’arme lors de l’incident. En effet, dans un premier temps, par une lettre datée de juin 2006, la direction de la sûreté de Diyarbakır a informé le parquet que trois policiers avaient utilisé les armes en question (paragraphe 14 ci-dessus). Ensuite, par une autre lettre du 10 avril 2007, le parquet a été informé que douze autres agents des forces spéciales et onze autres agents de la force d’intervention rapide, soit au total vingt-trois agents de police de la section antiterroriste avaient également été habilités à utiliser ces armes lors de l’incident (paragraphe 18 ci-dessus). Cependant, il ne ressort pas du dossier que l’identité de tous ces policiers ait été communiquée au parquet compétent, lequel s’est contenté par ailleurs d’auditionner que de quelques policiers (paragraphes 20 et 26 ci-dessus). De même, selon les éléments du dossier, s’agissant de la demande du parquet concernant les lieux d’affectation des policiers, la réponse des autorités de police manquait de précision, dans la mesure où celles-ci se sont bornées à fournir des informations vagues, indiquant simplement que ces agents avaient été affectés à différentes zones au cours de l’incident (paragraphe 17 ci-dessus). Pour la Cour, ce manque de coopération de la part des autorités de police avec le parquet en charge de l’enquête est d’autant plus inexplicable que le seul but de celui-ci était de recueillir des informations officielles auprès d’un service de l’État.

51. Par ailleurs, il ressort du dossier que l’enquête administrative menée par le conseil disciplinaire de police n’a concerné que quatorze policiers et qu’elle n’a pas non plus permis d’identifier l’agent des forces de l’ordre qui était à l’origine du tir mortel (paragraphe 27-28 ci-dessus). À cet égard, il convient de noter qu’à nouveau, le principal obstacle à l’identification de cet agent était le fait que les policiers portaient une cagoule lors de l’incident.

52. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’apprécier de manière générale la conformité à la Convention du port de cagoules par les agents des forces de l’ordre appelés à intervenir contre des manifestants. Il est cependant évident qu’une telle pratique a eu, dans la présente affaire, pour conséquence directe de conférer aux responsables une immunité de poursuite. En effet, à cause de cette pratique, les témoins oculaires n’étaient pas en mesure d’identifier l’agent ayant tiré sur Tarık Ataykaya (paragraphes 22‑24 ci-dessus) et tous les agents qui avaient utilisé des lance-grenades n’ont pas pu être interrogés en tant que témoins ou en qualité de suspects.

53. La Cour considère que cette circonstance, à savoir l’impossibilité pour les témoins oculaires d’identifier l’auteur du tir à cause de la cagoule dont il était équipé, est, à elle seule, préoccupante. À cet égard, elle rappelle avoir déjà jugé, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, que l’impossibilité de déterminer l’identité des forces de l’ordre, auteurs présumés d’actes incompatibles avec la Convention, était contraire à celle-ci (voir, mutatis mutandis, Krastanov c. Bulgarie, no [50222/99](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2250222/99%22%5D%7D), §§ 59 et 60, 30 septembre 2004, et Rashid c. Bulgarie, no 47905/99, §§ 63‑65, 18 janvier 2007). De même, elle a déjà souligné que, lorsque les autorités nationales compétentes déploient des policiers au visage masqué pour maintenir l’ordre public ou effectuer une arrestation, il faut que ces agents soient tenus d’arborer un signe distinctif – par exemple un numéro de matricule – qui, tout en préservant leur anonymat, permette de les identifier en vue de leur audition au cas où la conduite de l’opération serait contestée ultérieurement (Hristovi c. Bulgarie, no 42697/05, § 92, 11 octobre 2011, et Özalp Ulusoy c. Turquie, no 9049/06, § 54, 4 juin 2013). Ces considérations valent a fortiori pour la présente espèce, d’autant plus qu’il s’agit d’un décès consécutif à un tir émanant d’un agent des forces de l’ordre qui portait une cagoule.

54. La Cour conclut donc que les autorités internes ont délibérément créé une situation d’impunité qui rendait impossibles l’identification des agents soupçonnés d’avoir tiré de manière inappropriée des grenades lacrymogènes et l’établissement des responsabilités des hauts fonctionnaires ainsi que la conduite d’une enquête effective (voir, mutatis mutandis, Dedovski et autres c. Russie, no 7178/03, § 91, CEDH 2008 (extraits)). En outre, il est troublant qu’aucune information sur l’incident ayant causé le décès de Tarık Ataykaya ne soit pas mentionnée dans les registres des forces de l’ordre (paragraphe 29 ci-dessus).

55. La Cour constate également que, au cours de la première année suivant l’incident, l’enquête n’a pratiquement pas progressé. Le procureur a certes tenté à plusieurs occasions d’identifier les membres des forces de l’ordre ayant eu recours aux grenades lacrymogènes (paragraphe 13 ci-dessus). Ces tentatives n’ont toutefois pas été suivies d’effet ou n’ont abouti que partiellement et avec un retard inacceptable. Par ailleurs, le parquet n’a procédé que tardivement à l’audition du plaignant, de quelques policiers dont l’identité avait été communiquée et des témoins oculaires. Par exemple, B.A., un des policiers ayant utilisé des grenades lacrymogènes, n’a été entendu que le 14 février 2007, c’est-à-dire plus de dix mois après l’incident (paragraphe 20 ci-dessus). Deux autres policiers n’ont été entendus qu’environ deux ans après les faits (paragraphe 26 ci-dessus). À cet égard, la Cour rappelle avoir dit dans les arrêts Bektaş et Özalp (précité, § 65 – agents interrogés sept jours après l’incident), et Ramsahai et autres ([GC], no 52391/99, § 330, CEDH 2007-II – agents interrogés trois jours après l’incident) que de tels retards ne créaient pas seulement une apparence de collusion entre les autorités d’enquête et la police, mais qu’ils pouvaient également conduire les proches des victimes – ainsi que le public en général – à croire que les membres des forces de l’ordre ne sont pas responsables de leurs actes devant les autorités judiciaires. En l’espèce, bien que rien ne suggère que les policiers en cause se soient entendus entre eux ou avec leurs collègues de la police de Mardin, le simple fait que les démarches appropriées n’ont pas été entamées pour réduire le risque de pareille collusion s’analyse en une lacune importante affectant l’adéquation de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 330).

56. De surcroît, la Cour observe que, nonobstant la demande du requérant (paragraphe 11 ci-dessus), aucune expertise n’a été ordonnée en vue d’établir la manière dont le tir s’était produit, d’autant plus que, compte tenu de son impact et des blessures occasionnées, il semble qu’il s’agissait, comme l’affirme le témoin oculaire (paragraphe 9 ci-dessus), d’un tir direct et tendu et non d’un tir en cloche. La Cour rappelle avoir déjà précisé qu’un « tir direct et tendu d’une grenade lacrymogène au moyen d’un lanceur ne saurait être considéré comme une action policière adéquate, dans la mesure où un tel tir peut causer des blessures graves, voire mortelles, alors que le tir en cloche constitue en général le mode adéquat, dans la mesure où il évite que les personnes soient blessées ou tuées en cas d’impact » (Abdullah Yaşa et autres, précité, § 48).

57. En ce qui concerne enfin le cadre normatif relatif à l’utilisation des armes non létales, telles que les grenades lacrymogènes, la Cour rappelle que, dans l’affaire Abdullah Yaşa et autres (précitée), qui portait sur une blessure occasionnée par le tir d’une grenade lacrymogène lors des mêmes incidents que ceux qui font l’objet de la présente affaire, elle a examiné la réglementation en matière d’usage des grenades lacrymogènes. Elle a conclu qu’à l’époque des faits, le droit turc ne contenait aucune disposition spécifique réglementant l’utilisation de ces matériels pendant les manifestations et qu’il n’énonçait aucune directive concernant leur mode d’emploi. En effet, compte tenu du fait qu’au cours des événements ayant eu lieu à Diyarbakır entre le 28 et le 31 mars 2006, deux personnes dont Tarık Ataykaya ont été tuées par des tirs de grenades lacrymogènes, on peut en déduire que les policiers ont pu agir avec une grande autonomie et prendre des initiatives inconsidérées, ce qui n’eût probablement pas été le cas s’ils avaient bénéficié d’une formation et d’instructions adéquates. Pour la Cour, une telle situation ne permet pas d’offrir le niveau de protection du droit à la vie « par la loi » qui est requis dans les sociétés démocratiques contemporaines en Europe (voir, mutatis mutandis, les arrêts Makaratzis, précité, § 62, et Abdullah Yaşa et autres, précité, § 49).

58. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’aucune enquête sérieuse susceptible d’établir les circonstances ayant entouré le décès de Tarık Ataykaya n’a été menée au plan national et que le Gouvernement n’a pas démontré de manière satisfaisante que le recours à l’usage de la force mortelle contre le fils du requérant avait été absolument nécessaire et proportionné. Il en va de même quant à la préparation et au contrôle de l’opération; le Gouvernement n’a fourni aucun élément donnant à penser que les forces de l’ordre avaient déployé la vigilance voulue pour s’assurer que tout risque pour la vie avait été réduit au minimum. En outre, la Cour considère que, s’agissant de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat que leur imposait la première phrase de l’article 2 § 1 de la Convention, les autorités turques n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour, d’une part, offrir aux citoyens le niveau de protection requis, en particulier dans les cas – tel celui de l’espèce – de recours à une force potentiellement meurtrière, et, d’autre part, parer aux risques réels et immédiats pour la vie que les opérations policières de répression des manifestations violentes sont susceptibles d’entraîner (voir, mutatis mutandis, Makaratzis, précité, § 71).

59. Eu égard aux considérations qui précèdent, force est de constater qu’il n’est pas établi que la force meurtrière utilisée contre le fils du requérant n’était pas allée au-delà de ce qui était « absolument nécessaire ». En outre, la Cour estime que l’enquête menée au sujet de l’incident du 29 mars 2006 a manqué de l’effectivité voulue par l’article 2 de la Convention.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de cette disposition sous ses volets matériel et procédural.

II. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

60. Le requérant considère que le décès de son fils et l’absence de poursuites à l’encontre des policiers constituent, pour lui-même, un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 de la Convention.

Invoquant ensuite l’article 13 de la Convention, il soutient n’avoir disposé d’aucun recours effectif en droit interne susceptible de lui permettre d’assigner l’auteur du tir mortel devant les tribunaux. À ce titre, il reproche aux autorités judiciaires de ne pas avoir mené une enquête suffisamment approfondie pour identifier le responsable du décès. Il affirme par ailleurs que le conseil disciplinaire de la police, qui a conduit l’enquête disciplinaire, ne peut passer pour être un organe indépendant et impartial.

Invoquant en outre l’article 14 de la Convention, il soutient que son fils a été victime d’un meurtre en raison de son origine kurde.

En se fondant sur les mêmes faits, le requérant invoque enfin l’article 17 de la Convention.

61. Le Gouvernement conteste ces thèses.

62. S’agissant du grief tiré de l’article 3 de la Convention, au vu des critères posés par sa jurisprudence (Aydan, précité, § 131), la Cour considère que la présente affaire ne comporte pas suffisamment de facteurs particuliers qui auraient pu conférer à la souffrance du requérant une dimension et un caractère distincts du désarroi affectif que l’on peut considérer comme inévitable pour les proches d’une personne victime de violations graves des droits de l’homme (comparer avec Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 179-181, CEDH 2013, voir aussi, Perişan et autres c. Turquie, no 12336/03, § 99, 20 mai 2010, et Makbule Akbaba et autres c. Turquie, no 48887/06, § 46, 10 juillet 2012). Partant, rien ne justifie un constat de violation de l’article 3 de la Convention dans le chef du requérant.

Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

63. Quant au grief tiré des articles 14 et 17, la Cour note qu’il n’est pas étayé. Il s’ensuit qu’il est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

64. Pour ce qui est du grief tiré de l’article 13, étant donné que ce grief est en réalité identique à celui que le requérant a soumis au titre de l’article 2 sous son volet procédural, et compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue relativement à ce dernier article (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour déclare le grief tiré de l’article 13 recevable mais considère qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément quant au fond.

III. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46 DE LA CONVENTION

65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

66. Dans ses parties pertinentes, l’article 46 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution (...) »

A. Indication de mesures générales et individuelles

67. Le requérant a exprimé le souhait que les conclusions de la Cour dans la présente espèce conduisent à la prise, au niveau national, des mesures nécessaires à la prévention de telles violations de la Convention à l’avenir.

1. Principes généraux

68. La Cour rappelle que tout arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences, de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne (Del Rio Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 137, CEDH 2013, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004‑I, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 198, CEDH 2004‑II, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 487, CEDH 2004-VII).

69. La Cour rappelle en outre que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, § 34, série A no 330‑B).

70. Cependant, à titre exceptionnel, pour aider l’État défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour cherche à indiquer le type de mesures à prendre pour mettre un terme à la situation structurelle qu’elle constate. Dans ce contexte, elle peut formuler plusieurs options dont le choix et l’accomplissement restent à la discrétion de l’État concerné (voir, par exemple, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 194, CEDH 2004‑V). Dans certains cas, il arrive que la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différents types de mesures propres à y remédier, auquel cas la Cour peut décider de n’indiquer qu’une seule mesure de ce type (voir, par exemple, Del Rio Prada, précité, § 138, Assanidzé, précité, §§ 202 et 203, Alexanian c. Russie, no 46468/06, § 240, 22 décembre 2008, Fatullayev c. Azerbaïdjan, no 40984/07, §§ 176 et 177, 22 avril 2010, et Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 208, 9 janvier 2013).

2. Application de ces principes en l’espèce

71. S’agissant des mesures générales que l’État devrait adopter pour l’exécution du présent arrêt, la Cour rappelle avoir dit, dans son arrêt Abdullah Yaşa (précité, § 61) que :

« (...) [La Cour] a constaté qu’à l’époque des faits, le droit turc ne contenait aucune disposition spécifique réglementant l’utilisation des grenades lacrymogènes lors de manifestations, et qu’aucune directive n’existait à l’intention des forces de maintien de l’ordre concernant leur mode d’emploi (...). La Cour note que le 15 février 2008 (...) une circulaire fixant les conditions d’utilisation du gaz lacrymogène a été adressée à l’ensemble des services de sûreté. Néanmoins, la Cour estime nécessaire un renforcement des garanties d’une bonne utilisation des grenades lacrymogènes afin de minimiser les risques de mort et de blessures liés à leur utilisation, par l’adoption d’instruments législatifs et/ou réglementaires plus détaillés, conformément aux principes énoncés au paragraphe 48 ci-dessus. »

72. Ces constatations ont été complétées par l’arrêt İzci c. Turquie (no 42606/05, § 99, 23 juillet 2013), dans lequel la Cour a précisé qu’il était crucial que des règles claires fussent adoptées en la matière et que fût mis en place un système à même de garantir une formation adéquate du personnel et le contrôle et la surveillance de ce personnel au cours de manifestations, ainsi qu’un examen ex post facto efficace de la nécessité, de la proportionnalité et du caractère raisonnable de tout recours à la force, en particulier contre les personnes qui ne s’opposent pas aux forces de l’ordre de manière violente.

73. Les considérations reprises ci-dessus, qui invitent le Gouvernement à prendre des mesures générales, valent également en l’espèce. La Cour note que la violation du droit à la vie du fils du requérant, tel que garanti par l’article 2 de la Convention, tire à nouveau son origine d’un problème tenant à l’absence de garanties quant à une bonne utilisation des grenades lacrymogènes. En conséquence, la Cour insiste sur la nécessité de renforcer, sans plus tarder, ces garanties afin de minimiser les risques de mort et de blessures liés à l’utilisation des grenades lacrymogènes (voir, dans ce sens, Abdullah Yaşa, précité, § 61). Elle souligne à cet égard que l’utilisation inappropriée, lors de manifestations, de ces armes potentiellement meurtrières risque, tant que le système turc n’est pas conforme aux exigences de la Convention, d’entraîner des violations similaires à celle constatée en l’espèce.

74. Pour ce qui est des mesures individuelles, la Cour a constaté que le fils du requérant est décédé à la suite du tir d’une grenade lacrymogène et qu’à ce titre il y a eu violation de l’article 2 de la Convention. Elle a également constaté qu’aucune enquête effective n’avait été menée sur l’incident (paragraphe 59 ci-dessus).

75. Compte tenu du fait que le dossier de l’enquête est toujours ouvert au niveau national (paragraphe 29 ci-dessus) et à la lumière des documents dont elle dispose, la Cour considère qu’en exécution du présent arrêt, de nouvelles mesures d’enquête devraient être prises sous la supervision du Comité des Ministres. En particulier, les mesures que les autorités nationales auront à prendre aux fins de lutter contre l’impunité doivent inclure la réalisation d’une enquête pénale effective visant à l’identification et, le cas échéant, à la sanction des responsables du décès du fils du requérant. À cet égard, la Cour rappelle que, dans l’arrêt İzci (précité, §§ 98‑99), elle a estimé qu’une enquête effective devait également viser à établir la responsabilité des hauts fonctionnaires de police.

B. Article 41

1. Dommage

76. Le requérant réclame 25 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 80 000 EUR pour préjudice moral.

77. Le Gouvernement conteste ces demandes.

78. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 65 000 EUR pour dommage moral.

2. Frais et dépens

79. Le requérant demande également 6 603 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. D’après un récapitulatif fourni par son conseil, sa demande se ventile ainsi :

– honoraires : 6 125 EUR,

– frais administratifs (téléphone, poste, photocopie) et frais de traduction : 478 EUR.

80. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives et qu’elles ne sont étayées par aucun document.

81. La Cour rappelle qu’au regard de l’article 41 de la Convention seuls peuvent être remboursés les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement exposés et qu’ils sont d’un montant raisonnable (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 5 000 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré des articles 2 et 13 de la Convention ;

2. Déclare la requête irrecevable quant aux griefs tirés des articles 3, 14 et 17 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous ses volets matériel et procédural ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le bien-fondé du grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i. 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident


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