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08/07/2014 | CEDH | N°001-145343

CEDH | CEDH, AFFAIRE NEDİM ŞENER c. TURQUIE, 2014, 001-145343


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NEDİM ŞENER c. TURQUIE

(Requête no 38270/11)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Nedim Şener c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,

Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2014,

Rend l’arrêt q...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE NEDİM ŞENER c. TURQUIE

(Requête no 38270/11)

ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 2014

DÉFINITIF

08/10/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nedim Şener c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38270/11) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Nedim Şener (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er juillet 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me K. Bayraktar, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant, invoquant en particulier les articles 3, 5 §§ 1 et 4, et l’article 10 de la Convention, se plaignait des poursuites pénales engagées contre lui ainsi que de sa garde à vue et de sa détention provisoire effectuées dans le cadre de ces poursuites.

4. Le 3 novembre 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Par ailleurs, le 18 mars 2014, la Cour a invité les parties à présenter des observations complémentaires.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le parcours professionnel du requérant

5. Le requérant, né en 1966 et résidant à Istanbul, est journaliste d’investigation. Il a travaillé principalement pour les quotidiens Milliyet (1994‑2011) et Posta (2011-...), sur des thèmes tels que les abus de confiance commis par des politiciens et des hommes d’affaires, les relations de certains membres des forces de l’ordre avec les organisations mafieuses ou terroristes, les crimes et délits commis par les services de renseignement et l’influence des milieux religieux sur la police. Il a participé à des émissions télévisées sur la politique et enseigne le journalisme d’investigation dans une école de formation aux médias. Ses travaux ont été couronnés par plusieurs prix aux plans national et international ; il a notamment été nommé « héros de la liberté de la presse » par l’Institut international de la presse (IPI) en 2010 et a été lauréat du prix Pen international en 2011.

B. Le « procès Ergenekon »

6. En 2007, le parquet d’Istanbul ouvrit une enquête pénale contre les membres présumés d’une organisation criminelle du nom de Ergenekon, qui auraient planifié et commis des actes de provocation – comme des attentats contre des personnalités connues du public ou des attaques à la bombe dans des endroits sensibles tels que des sanctuaires ou les locaux de hautes juridictions – dans le but de susciter une atmosphère générale de crainte et de panique, et par là même un climat d’insécurité, de manière à ouvrir la voie à un coup d’État militaire. Par ailleurs, le parquet engagea une action pénale contre plusieurs personnes, dont des officiers et des généraux d’armée, des membres des services de renseignement, des hommes d’affaires, des politiciens et des journalistes. Il leur reprochait d’avoir fomenté un coup d’État visant au renversement de l’ordre constitutionnel démocratique, crime passible d’une peine de réclusion à perpétuité. À la demande du parquet, la cour d’assises d’Istanbul – devant laquelle la procédure est pendante – ordonna le placement et le maintien en détention provisoire de la majorité des accusés. Par un arrêt rendu le 5 août 2013 dans le procès principal d’Ergenekon (procédure distincte de celle engagée contre le requérant), la 13ème Chambre de la cour d’assises d’Istanbul condamna une grande partie des accusés à des peines d’emprisonnement. La rédaction de l’arrêt motivé est en cours.

C. L’arrestation et la détention du requérant

7. Le 3 mars 2011, sur ordre du parquet d’Istanbul, des policiers d’Istanbul procédèrent à des perquisitions aux domiciles du requérant et d’un autre journaliste, Ahmet Şık. Soupçonnés de faire partie d’une organisation terroriste et d’avoir incité la population à la haine et à l’hostilité, les deux journalistes furent placés en garde à vue.

8. Le 4 mars 2011, les conseils du requérant formèrent opposition devant la cour d’assises d’Istanbul contre le placement en garde à vue de leur client. Le même jour, la cour d’assises rejeta cette opposition.

9. Le 5 mars 2011, les policiers, agissant en tant que police judiciaire, interrogèrent le requérant de 11 h 38 à 13 h 45. Le requérant ne répondit pas aux questions les plus importantes des policiers ; il déclara se prévaloir de son droit de garder le silence et indiqua qu’il ne répondrait aux questions relatives aux accusations contre lui que si elles étaient posées par un procureur.

10. Le 5 mars 2011, le procureur interrogea le requérant de 15 heures à 19 h 30. Il indiqua à l’intéressé qu’il détenait comme éléments de preuve à charge une dénonciation par message électronique anonyme, des fichiers retrouvés dans le système informatique du site internet Oda TV lors d’une perquisition menée dans le cadre de la même enquête pénale et des comptes rendus d’écoutes téléphoniques. Il ajouta détenir également un document, intitulé « Ulusal Medya 2010 » (« Médias nationaux 2010 »), exposant la stratégie que le réseau Ergenekon se proposait de déployer dans les médias dans le but de justifier un éventuel coup d’État militaire. Il précisa que, dans ce document, le requérant était mentionné sous le nom de « Nedim » et qu’il apparaissait comme ayant contribué à la rédaction d’un livre (Haliçte yaşayan Simonlar (Les Simon qui vivent à la Corne d’or), rédigé par un ex‑directeur de police, Hanefi Avcı) et critiquant durement l’enquête Ergenekon, et que le requérant avait également participé à la rédaction d’un autre livre intitulé İmamın ordusu (L’Armée de l’imam). Selon le procureur, le requérant avait porté assistance à l’organisation Ergenekon en dissimulant les activités de celle-ci et en manipulant l’opinion publique. Invoquant la confidentialité de ces pièces à ce stade de la procédure, le procureur n’autorisa pas le requérant à examiner le document intitulé « Médias nationaux 2010 » non plus que d’autres éléments de preuve.

11. Le requérant rétorqua qu’il ne connaissait ni le document intitulé « Médias nationaux 2010 » ni les dirigeants de Oda TV, qu’il n’avait pas pris connaissance des documents retrouvés dans cet établissement, qu’il n’était pas la personne mentionnée sous le nom de « Nedim », qu’il n’avait pas contribué à la rédaction du livre de Hanefi Avcı (celui-ci a effectivement déclaré avoir rédigé son livre sans l’aide de quiconque), qu’il ne connaissait aucun livre intitulé L’Armée de l’imam et que les conversations téléphoniques qui avaient fait l’objet d’écoutes n’étaient que des entretiens d’ordre professionnel qui n’auraient pas comporté le moindre élément relatif à une éventuelle appartenance ou assistance au réseau Ergenekon.

12. Le même jour, le parquet demanda au juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul de placer le requérant en détention provisoire.

13. Toujours le 5 mars 2011, le juge assesseur de la cour d’assises d’Istanbul entendit le requérant de 23 heures à 6 heures le lendemain. Il ordonna finalement son placement en détention provisoire. Il estimait qu’une telle mesure était justifiée par l’existence de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé des délits qui lui étaient reprochés ainsi que par l’existence d’un certain nombre d’éléments à charge, tels que des retranscriptions d’écoutes téléphoniques et des documents recueillis dans les locaux de Oda TV dans le cadre de l’enquête sur l’organisation Ergenekon. Il rappelait que les infractions reprochées au suspect figuraient parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (les infractions « cataloguées » pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée est réputée justifiée). Il considérait que des mesures de coercition autres que la détention provisoire seraient insuffisantes pour assurer la participation du prévenu à la procédure pénale.

14. Le 6 mars 2011, le procureur chargé de l’instruction indiqua dans un communiqué de presse que le requérant avait été placé en détention provisoire non pas parce qu’il aurait rédigé un livre ou un article, mais parce que des éléments de preuve auraient démontré son appartenance à une organisation clandestine. Il précisa que ces éléments de preuve étaient protégés par le secret de l’instruction.

15. Le 9 mars 2011, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de placement en détention provisoire.

16. Le 16 mars 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta l’opposition du requérant. Elle estimait disposer d’indices sérieux permettant de soupçonner le prévenu d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Elle considérait aussi que, en cas de mise en liberté du requérant, celui-ci risquait de prendre la fuite ou de détruire des éléments de preuve.

17. Le 21 mars 2011, le requérant forma opposition contre la décision du 16 mars 2011. Le 24 mars 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition.

18. Le 4 avril 2011, le requérant présenta une demande de mise en liberté provisoire, qui fut rejetée le 8 avril 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 14 avril 2011, il forma opposition contre la décision du 8 avril 2011. Le 19 avril 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition.

19. Le 9 avril 2011, la cour d’assises d’Istanbul rendit une autre décision de rejet concernant la demande du requérant formulée le 4 avril 2011. Le 27 avril 2011, le requérant forma opposition à la décision du 9 avril 2011. Le 3 mai 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette opposition.

20. Le 4 mai 2011, le requérant présenta une nouvelle demande de mise en liberté provisoire. Il fut débouté le 7 mai 2011 par la cour d’assises d’Istanbul. Le 16 mai 2011, il forma opposition à la décision du 7 mai 2011. Le 18 mai 2011, la cour d’assises d’Istanbul rejeta cette dernière opposition.

21. Dans ses décisions de rejet des demandes de mise en liberté provisoire ou des oppositions du requérant mentionnées ci-dessus, la cour d’assises d’Istanbul se fonda systématiquement sur les motifs suivants : la nature des crimes reprochés à l’intéressé, l’existence de forts soupçons pesant sur lui, le risque de fuite, l’état et le caractère incomplet des éléments de preuve. La cour d’assises se fonda aussi sur l’hypothèse que des mesures autres que la détention ne suffiraient pas à garantir la participation de l’intéressé à la procédure pénale.

Le requérant fut mis en liberté provisoire par une décision rendue par la cour d’assises le 12 mars 2012.

D. L’action pénale intentée contre le requérant

22. Le 26 août 2011, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation visant le requérant. Il reprochait à celui-ci d’avoir apporté aide et assistance à l’organisation criminelle connue sous le nom de Ergenekon – crime réprimé par l’article 314 § 3 du code pénal combiné avec son article 220 d’une peine de cinq à dix ans de réclusion criminelle – en assistant Hanefi Avcı dans la rédaction de son livre Les Simon qui vivent à la Corne d’or ainsi que Ahmet Şık dans la rédaction de son livre L’Armée de l’imam. Le parquet indiquait que, dans les deux livres, il était notamment reproché au gouvernement d’avoir favorisé l’infiltration de responsables d’un mouvement islamique dans l’appareil étatique, y compris dans la police et les organes judiciaires. Selon le parquet, il y était également exposé, par des moyens de propagande noire, que le procès Ergenekon, qui aurait eu pour but initial de réprimer les éventuels putschistes, avait été détourné de son objectif par ces responsables qui avaient cherché à étouffer l’opposition au gouvernement. Le parquet estimait que les transcriptions des écoutes des propos échangés par téléphone entre le requérant et certains journalistes déjà soupçonnés d’être membres du réseau Ergenekon contenaient des passages montrant que les deux livres en question avaient été préparés à la demande et avec le soutien de cette organisation terroriste.

23. L’action pénale engagée contre le requérant est toujours pendante devant la même juridiction.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le code pénal

24. L’article 311 § 1 du code pénal (CP) se lit ainsi :

« Quiconque tente de renverser la Grande Assemblée nationale de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

25. L’article 312 § 1 du CP est ainsi libellé :

« Quiconque tente de renverser le gouvernement de la République de Turquie par la force et la violence ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions sera condamné à la réclusion à perpétuité. »

26. L’article 314 §§ 1-3 du CP, sanctionnant le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.

3. Les autres dispositions portant sur l’infraction de constituer une organisation en vue de commettre des infractions s’appliquent en tant que telles à cette à la présente infraction» ;

Les quatrième et cinquième sections mentionnées dans cet article répriment les infractions commises respectivement contre la sécurité de l’État et contre l’ordre constitutionnel.

27. L’article 327 § 1 du CP dispose :

« Quiconque se procure des informations qui doivent rester secrètes pour des raisons liées à la sécurité de l’État ou à ses intérêts de politique extérieure ou intérieure sera condamné à une peine de trois à huit ans d’emprisonnement. »

28. L’article 334 § 1 du CP prévoit :

« Quiconque se procure des informations dont les autorités compétentes ont interdit la divulgation conformément à la loi et aux dispositions en la matière et qui doivent par nature rester confidentielles sera condamné à une peine comprise entre un et trois ans d’emprisonnement ».

29. Enfin, l’article 220 § 7 du CP énonce que quiconque ayant apporté consciemment et intentionnellement aide et assistance à une organisation criminelle sera puni au même titre que toute personne faisant partie de ladite organisation.

B. Le code de procédure pénale

30. L’article 91 § 2 du code de procédure pénale (CPP) dispose :

« Le placement en garde à vue dépend de la nécessité de cette mesure pour l’enquête et des indices permettant de croire que l’intéressé a commis une infraction. »

31. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du CPP. D’après l’article 100, une personne peut être détenue lorsqu’il existe des indices sérieux donnant à penser qu’elle a commis une infraction et que la détention provisoire est justifiée par l’un des motifs énumérés dans cette disposition. La détention provisoire est justifiée en cas de fuite et de risque de fuite, ou lorsque le suspect risque de dissimuler ou de modifier des preuves ou d’influencer des témoins. Lorsqu’il existe de forts soupçons que le suspect a commis certains crimes particulièrement graves, notamment contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’article 100 § 3 présume l’existence des motifs de détention provisoire.

32. L’article 101 du CPP prévoit que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par le juge unique à la demande du procureur de la République, et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les ordonnances de placement et de maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

33. D’après l’article 104 du CPP, le prévenu ou l’inculpé peut demander à tout moment de la procédure sa mise en liberté provisoire. L’ordonnance de maintien en détention ou de libération est prise par un juge ou par un tribunal. La décision rejetant une telle demande est également susceptible d’opposition.

EN DROIT

I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Sur la prétendue inobservation de l’article 47 du règlement de la Cour et de l’article 35 de la Convention

34. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête. Il soutient à cet égard que le requérant n’a pas respecté l’article 47 du règlement de la Cour et, partant, l’article 35 de la Convention, en ce qu’il aurait omis de mentionner son sexe dans le formulaire de requête et en ce qu’il aurait détaillé ses observations en réplique sur plus de trente pages sans les accompagner d’un résumé.

35. Le requérant soutient que son nom, connu à l’échelle internationale, contient en soi l’indication de son sexe, précision qui n’a d’ailleurs, selon lui, aucun effet sur le contenu de sa requête. De plus, le requérant plaide qu’il a dû répondre à des observations très détaillées du Gouvernement et qu’il n’a pas demandé un délai supplémentaire pour la rédaction d’un résumé afin de ne pas retarder la procédure devant la Cour.

36. La Cour estime que les règles régissant l’introduction d’une requête doivent être interprétées et s’appliquer avec « une certaine souplesse et sans formalisme excessif » (voir, mutatis mutandis, Canali c. France, no 40119/09, § 36, 25 avril 2013, et Akdıvar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 69, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). Elle rappelle qu’au sujet de la régularité de l’introduction d’une requête, elle doit tenir dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. En particulier, la Cour doit, lors de son examen de la recevabilité d’une requête, tenir compte du caractère indispensable des obligations imposées au requérant pour le bon déroulement de la procédure devant elle. À moins qu’il ne s’agisse d’une règle applicable d’office, telle que le respect du délai de six mois, le manquement à des règles de procédure n’affectant aucunement l’identification des éléments essentiels de la requête ne peut entraîner d’une façon automatique l’irrecevabilité de celle-ci ; il peut cependant donner lieu, le cas échéant, à la prise de mesures moins drastiques, par exemple le refus de prendre en compte les documents non fournis en bonne et due forme dès lors que la partie ne soumettrait pas un document rectifié.

37. Dans la présente affaire, la Cour observe que l’absence d’indication du sexe du requérant dans le formulaire de requête n’affectait en rien la constitution de la requête elle-même, étant donné l’usage exclusivement masculin du prénom Nedim dans la langue turque et la renommée du requérant dans la sphère journalistique. Quant à la longueur des observations du requérant et à l’absence de résumé, la Cour relève que celles-ci traitaient les points essentiels soulevés par le Gouvernement, sans céder à des répétitions ou à des commentaires inutiles.

38. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement tirées de l’article 47 du règlement et de l’article 35 de la Convention.

B. Sur le prétendu abus du droit de requête

39. Le Gouvernement estime par ailleurs que certaines allégations formulées par la partie requérante, en particulier celles qui portent sur le déroulement de sa garde à vue et son interrogatoire par le procureur ainsi que celles concernant la crédibilité de certains éléments de preuve présentés par le parquet dans le procès Ergenekon, constituent un abus du droit de recours individuel.

40. Le requérant estime qu’il ne peut être prétendu que les faits sur lesquels se fonde sa requête sont irréels alors même que, selon lui, ils ont été observés par plusieurs organisations internationales et organisations non gouvernementales dans leurs rapports en la matière.

41. La Cour rappelle qu’une requête peut être rejetée comme étant abusive, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, si elle a été fondée sciemment sur des faits controuvés (Varbanov c. Bulgarie, 5 octobre 2000, § 36, Recueil 2000-X, Řehák c. République tchèque (déc.), no 67208/01, 18 mai 2004, Popov c. Moldavie (no 1), no 74153/01, § 48, 18 janvier 2005, et Kérétchachvili c. Géorgie (déc.), no 5667/02, 2 mai 2006). Une information incomplète et donc trompeuse peut également être qualifiée d’abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le noyau de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante son manquement à divulguer les informations pertinentes (Poznanski et autres c. Allemagne (déc.), no 25101/05, 3 juillet 2007). Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Melnik c. Ukraine, no 72286/01, §§ 58-60, 28 mars 2006, Nold c. Allemagne, no 27250/02, § 87, 29 juin 2006, et Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, §§ 62‑65, 15 septembre 2009).

42. Dans la présente affaire, la Cour estime que l’exception du Gouvernement ne pourrait être accueillie que s’il apparaît clairement que la requête se fonde sur des faits controuvés, ce qui, à ce stade de la procédure, n’est pas le cas : les arguments avancés par le Gouvernement relèvent plutôt de la contestation de la version des faits proposée par le requérant. En outre, le Gouvernement ne met aucunement en évidence une quelconque intention du requérant d’induire la Cour en erreur.

43. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

44. Le requérant se plaint en premier lieu que son arrestation, qui a été faite selon lui en l’absence de toute preuve solide à son encontre et en dépit d’une carrière professionnelle qu’il dit couronnée de succès, constitue un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Il soutient en deuxième lieu que la durée et le caractère répété de ses interrogatoires par le parquet et par le juge assesseur l’ont privé de sommeil et de repos et qu’ils ont constitué un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Cette disposition se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

45. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, reprochant au requérant de ne pas avoir porté plainte devant les autorités compétentes au niveau national en formulant les griefs qu’il présente devant la Cour.

46. Par ailleurs, il soutient que le requérant ne produit aucun élément de preuve ni aucun indice susceptibles de démontrer que la durée de ses interrogatoires et les conditions dans lesquelles ceux-ci ont eu lieu atteignaient le seuil minimum de gravité requis par l’article 3 de la Convention.

47. Le requérant conteste l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Il ajoute que son arrestation a eu pour effet une dégradation aux yeux de ses voisins et connaissances de son image de journaliste renommé. Il répète enfin qu’après deux jours de garde à vue, dans des conditions qu’il qualifie de difficiles, avec une nourriture de mauvaise qualité et un manque de sommeil, il a dû subir de très longs interrogatoires menés par la police et par les autorités judiciaires.

48. La Cour relève que les griefs du requérant portent sur son arrestation, sa détention et ses interrogatoires par les autorités judiciaires survenus selon les modalités habituelles. La question de savoir si l’intéressé disposait d’une voie de recours, par exemple la plainte pénale, susceptible d’être efficace en la matière peut rester ouverte dans le cadre de cette affaire, puisque les griefs sont irrecevables pour d’autres motifs.

49. En effet, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25, et Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006‑IX). Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé, l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 64, Recueil 1996‑VI, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 88, CEDH 2010) ainsi que son contexte, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Egmez c. Chypre, no 30873/96, § 78, CEDH 2000‑XII). De plus, pour apprécier la valeur des éléments de preuve devant elle dans l’établissement des traitements contraires à l’article 3, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Gäfgen, précité, § 92).

50. La Cour rappelle avoir considéré que la privation de sommeil appliquée durant de longues périodes ou combinée avec d’autres méthodes de coercition durant les interrogatoires peut constituer un traitement qui serait contraire à l’article 3 de la Convention (voir, entre autres, Irlande, précité, § 64, Yakovenko c. Ukraine, no 15825/06, § 85 et 89, 25 octobre 2007, et, mutatis mutandis, Gouliyev c. Russie, no 24650/02, § 64, 19 juin 2008.

51. Par ailleurs, la Cour rappelle avoir jugé un traitement « inhumain » au motif notamment qu’il avait été appliqué avec préméditation pendant une longue durée et qu’il avait causé soit des lésions corporelles soit de vives souffrances physiques et mentales (Labita c. Italie [GC], no 26775/95, § 120, CEDH 2000–IV, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 118, CEDH 2006–IX).

52. Elle a en outre défini un traitement « dégradant » comme étant de nature à créer des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement la résistance physique ou morale de la personne qui en est victime, ou à la conduire à agir contre sa volonté ou sa conscience (voir, entre autres, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 110, CEDH 2001‑III, et Gäfgen, précité, § 89). Pour que l’arrestation ou la détention d’une personne dans le cadre de poursuites judiciaires soient dégradantes au sens de l’article 3, l’humiliation ou l’avilissement dont elles s’accompagnent doivent se situer à un niveau particulier et différer en tout cas de l’élément habituel d’humiliation inhérent à chaque arrestation ou détention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000‑XI, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 181, CEDH 2005‑IV, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 93, 22 mai 2012).

53. En l’espèce, la Cour note que rien dans le dossier ne permet de penser que les conditions dans lesquelles le requérant a été appréhendé et le manque de confort dans les lieux de la garde à vue aient en quoi que ce fût excédé le niveau d’humiliation inhérent à chaque arrestation. Quant à la profession du requérant, elle ne saurait passer pour un facteur susceptible d’augmenter le caractère de gravité de l’arrestation à un niveau particulier par rapport aux détenus exerçant d’autres professions.

54. Par ailleurs, s’agissant de la durée et du caractère successif des interrogatoires, la Cour relève que ceux effectués par la police judiciaire et par le parquet ont eu lieu le 5 mars 2011, deux jours après le placement du requérant en garde à vue, respectivement de 11 h 38 à 13 h 15 et de 15 heures à 19 h 30. La durée totale des interrogatoires effectués par la partie « accusatrice » de la procédure pénale (la police et le parquet) s’élève donc à six heures environ.

Sur renvoi du dossier par le parquet devant la cour d’assises avec demande de placement en détention provisoire du requérant, celui-ci a comparu devant le juge assesseur, compétent pour accepter ou rejeter cette demande. L’intéressé a été entendu de 23 heures à 6 heures du matin, soit pendant une durée de sept heures, incluant les pauses. La Cour note que le juge assesseur a procédé à un examen minutieux de la demande de placement en détention provisoire. L’absence d’ajournement de l’audience à une autre date peut s’expliquer par le souci du juge de respecter la durée maximum de la garde à vue, à savoir quatre jours. La Cour estime qu’il n’existe aucun indice démontrant que les autorités de l’enquête judiciaire, lorsqu’ils ont recueilli la défense du requérant, l’aient privé du sommeil pendant de longues périodes ou aient combiné la privation du sommeil avec d’autres méthodes de coercition au point de l’humilier ou de le maltraiter.

55. Dans ces conditions, la Cour considère qu’aucun élément du dossier ne laisse penser que l’arrestation du requérant ainsi que les conditions de sa garde à vue et de ses interrogatoires aient eu des effets dépassant le niveau inévitable d’humiliation ou de contrainte inhérent à chaque arrestation ou détention et qu’elles aient atteint le degré minimum de gravité requis par l’article 3 de la Convention.

56. Partant, ces griefs doivent être rejetés pour défaut manifeste de fondement au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

57. Le requérant se plaint principalement que les décisions judiciaires concernant sa mise en détention provisoire ou rejetant ses demandes de mise en liberté ne se fondaient sur aucun élément de preuve concret. Ces décisions n’étaient motivées, selon lui, que par une simple citation des motifs de détention provisoire prévus par la loi, et étaient libellées en des termes abstraits et répétitifs, voire stéréotypés. D’ailleurs, allègue le requérant, il n’y avait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale reprochée, à savoir appartenance à une formation terroriste. Il invoque à cet égard l’article 5 § 1 c) de la Convention.

58. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification des faits de la cause (voir, par exemple, Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 43, CEDH 2012). En l’espèce, elle estime que ces griefs ont trait au maintien du requérant en détention provisoire. Cette partie de la requête se prête donc à un examen sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

59. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

60. Le requérant soutient qu’à partir des premières interrogatoires menées par les policiers, le parquet et le juge assesseur, il s’est avéré évident qu’il n’existait aucun élément de preuve solide justifiant son maintien en détention, puis qu’il n’existait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction pénale d’appartenance à une organisation terroriste. Il indique que sa détention a suscité d’importantes réactions aux niveaux national et international et que, à l’exception des personnes intervenues dans son arrestation et son maintien en détention, personne n’a cru à sa culpabilité.

61. Le requérant expose en outre que les éléments de preuve présentés à l’appui des charges portées contre lui se résument à des fichiers informatiques saisis chez des tiers, fichiers qui lui seraient complètement inconnus et dont l’authenticité serait contestée (ces documents indiqueraient qu’un dénommé « Nedim » allait être invité à aider des tiers à écrire des livres critiquant les autorités politiques ou judiciaires), à une dénonciation anonyme et à des écoutes téléphoniques d’une conversation au cours de laquelle il aurait lancé sur un mode ironique qu’en Turquie il devenait risqué pour les écrivains et journalistes d’avoir des CD chez eux.

62. Le requérant affirme de plus que les autorités judiciaires et le Gouvernement n’ont pu mettre en évidence aucun acte matériel susceptible de constituer la base d’un quelconque soupçon de la commission par lui d’une infraction pénale qui aurait justifié son arrestation et son maintien en détention provisoire.

63. Enfin, le requérant soutient que le code pénal ne prévoit aucun délit relevant de la « propagande grise » ou de la « propagande noire ». Il ajoute que le parquet ne lui a pas reproché directement le délit de tentative de pression sur les autorités judiciaires, mais qu’il ressort clairement de tous ses interrogatoires ainsi que des observations du Gouvernement que ce reproche constitue le fondement des accusations portées contre lui. Il précise que le délit de pression sur les autorités judiciaires ne figure cependant pas parmi les infractions graves énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale pour lesquelles le maintien en détention provisoire est présumée justifié. Dans ces circonstances, il considère qu’il n’aurait pas dû être touché par la présomption de la nécessité de son placement et son maintien en détention provisoire, et qu’il aurait pu bénéficier d’une mesure alternative à la privation de liberté.

64. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient que, même si le requérant, en l’absence de toute condamnation, bénéficie de la présomption d’innocence, on peut objectivement parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir pu commettre l’infraction reprochée et de le maintenir en détention provisoire, lorsqu’on prend en considération les objectifs fondamentaux présumés de l’organisation criminelle Ergenekon, ses plans d’actions concernant les médias, les éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête et les relations entre les accusés.

65. Le Gouvernement rappelle en particulier les accusations portées par le parquet d’Istanbul contre les membres présumés du réseau Ergenekon, selon lesquelles ceux-ci avaient planifié l’instauration d’un climat de violence propice à un coup d’État militaire. Il ajoute que tous les membres d’une organisation criminelle ne sont pas forcément armés et ne participent pas nécessairement aux actions violentes, certains membres pouvant, selon lui, être seulement chargés d’orienter les autres membres ou de diriger l’organisation.

66. Le Gouvernement précise que, d’après l’acte d’accusation du parquet, les membres présumés de l’organisation Ergenekon opèrent selon les méthodes suivantes : tout d’abord, ils essaieraient de contrôler illégalement le gouvernement existant ; ensuite, dans le cas où un tel contrôle ne serait pas possible, ils tenteraient de former un gouvernement alternatif ; enfin, en cas d’échec des deux méthodes précédentes, ils recourraient à l’intervention militaire contre le pouvoir politique. Le Gouvernement ajoute que, toujours selon le parquet, les membres présumés de l’organisation Ergenekon accordent une importance particulière aux médias, à la guerre psychologique et à la « propagande noire ».

67. Le Gouvernement soutient que, selon les fichiers informatiques qui auraient été saisis lors des perquisitions effectuées au siège du site internet Oda TV, le propriétaire du site, Soner Yalçın, avait donné des instructions pour que le livre de Hanefi Avcı (Les Simon qui vivent à la Corne d’Or – Hier l’État, aujourd’hui la communauté) fût achevé avant le référendum et pour que « Nedim » fît travailler « Ahmet » afin que le livre de « Sabri » (L’Armée de l’Imam) fût terminé avant les élections. Le Gouvernement ajoute que, toujours selon le parquet, les membres du réseau Ergenekon ont décidé que le livre rédigé par le requérant serait signé par Sabri Uzun, ancien directeur des services de renseignement de la police nationale et personnalité bien connue du public, dont le nom était censé avoir un impact plus important sur l’opinion publique. Le Gouvernement indique en outre que les deux livres mentionnés ci-dessus se ressemblent de par leur thème principal, qu’il résume comme suit : ce sont les policiers et les procureurs sympathisants du mouvement Fethullah Gülen qui mènent l’enquête Ergenekon, il n’y a aucun indice sérieux à l’appui des incriminations dirigées contre les membres présumés de ce réseau, et les éléments de preuve présentés par le parquet sont irréels et imaginaires. Le Gouvernement indique enfin que, selon le parquet d’Istanbul, les membres présumés de l’organisation Ergenekon, en appliquant des stratégies de la propagande noire et en laissant penser qu’il n’existait pas de preuves concrètes à l’encontre des accusés maintenus en détention provisoire dans le cadre du procès Ergenekon, cherchaient à saper le soutien de l’opinion publique à l’égard des institutions judiciaires, des enquêteurs et des procureurs chargés de l’enquête Ergenekon ainsi que des juges du fond.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

68. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une détention provisoire ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les faits et particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans un cas donné que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (Kudła, précité, § 110 et suiv., et Idalov, précité, § 139).

69. L’existence et la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Toutefois, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Dès lors que ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle doit également rechercher si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Labita, précité, §§ 152-153). Les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte fût-elle, était justifiée (Chichkov c. Bulgarie, no 38822/97, § 66, CEDH 2003‑I). Lorsqu’elles décident si une personne doit être libérée ou détenue, elles doivent rechercher s’il n’y a pas d’autres mesures qui permettraient d’assurer sa comparution au procès (Jablonski c. Pologne, no 33492/96, § 83, 21 décembre 2000).

70. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 43, CEDH 2006‑X, et Idalov, précité, § 141).

b) Application en l’espèce des principes susmentionnés

71. Le requérant a été mis en garde à vue le 3 mars 2011, et après son interrogatoire par la police et les autorités judiciaires, il a été mis en détention provisoire le 6 mars 2011. Il a été mis en liberté provisoire le 12 mars 2012. La période à prendre en considération a donc duré environ un an et une semaine.

72. La Cour observe en premier lieu que les autorités judiciaires nationales, lorsqu’elles ont arrêté le requérant et l’ont soumis à des interrogatoires, lui ont indiqué qu’elles le soupçonnaient d’être membre d’une organisation criminelle, puisqu’elles disposaient des indices qui pourraient mettre en avant, entre autres, l’hypothèse que le requérant aurait contribué, à la demande des membres présumés d’une organisation criminelle, à la rédaction de livres critiquant les actes du gouvernement ou des autorités judiciaires. Une telle accusation était considéré par l’article 100 § 3 du code de procédure pénal comme étant grave et entrainant une présomption quant à la nécessité du maintien de l’intéressé en détention provisoire.

73. La Cour constate que c’était essentiellement l’infraction consistant en l’exercice d’une pression sur les autorités judiciaires chargées d’une enquête à la demande d’une organisation criminelle qui a été placée au centre des accusations dirigées contre l’intéressé sur la base desquelles ce dernier a été maintenu en détention provisoire pendant plus d’un an.

74. Or pareille infraction ne figure pas parmi celles citées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale, ce qui amène la Cour à avoir des doutes qu’un placement de l’accusé en détention provisoire puisse être présumé nécessaire dans le cadre d’une instruction pénale.

75. La Cour constate en outre que, dans les ordonnances de maintien du requérant en détention, les raisons pour lesquelles l’intéressé s’est vu refuser une mise en liberté provisoire au cours de la première année de l’instruction pénale le concernant n’étaient pas étayées. Même si cette absence de motivation détaillée peut s’expliquer par le fait que l’accusation principale d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle entraîne d’emblée la mise en application de la présomption légale relative à la nécessité du placement en détention provisoire de l’accusé, elle ne procure aux yeux de la Cour, dans le cadre du contrôle qu’elle doit exercer aux fins de l’article 5 § 3 de la Convention, aucun élément spécifique démontrant la nécessité du maintien de la détention provisoire en question. Une énumération stéréotypée des motifs de portée générale (par exemple, la gravité des accusations, le contenu du dossier et l’état des preuves) ne comble pas, en l’absence de précisions utiles, cette lacune.

76. La Cour relève aussi qu’il ressort du dossier de l’enquête et des observations du Gouvernement que l’autre reproche adressé au requérant et ayant fondé les accusations pénales entrainant son maintien en détention était qu’il aurait employé des méthodes de la propagande noire. Elle observe qu’un tel acte n’est pas réprimé, en tant que tel, par le code pénal. Elle note de surcroît que les livres en question sont actuellement en vente libre et qu’il n’a pas été démontré devant elle que ces livres comportaient, hormis des jugements de valeur formulés de façon abrupte ou provocatrice, des imputations traduisant la mauvaise foi de l’auteur et fondées sur des faits controuvés, actes qui ne sont en principe pas protégés par la liberté d’expression. D’ailleurs, dans l’hypothèse où les livres contiendraient de tels passages, la Cour rappelle que les délits de diffamation ou de pression sur la justice, tels que prévus par le code pénal, étaient d’une nature plus légère que les crimes d’appartenance ou d’assistance à une organisation terroriste et qu’ils ne nécessitaient pas une détention provisoire d’une telle ampleur.

77. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que, en qualifiant dès le début de l’enquête les faits reprochés au requérant comme des crimes graves de terrorisme et en lui appliquant de ce fait la présomption légale de nécessité de maintien en détention provisoire, les autorités ont maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une telle durée de cette détention.

Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

78. Le requérant se plaint de n’avoir pu, faute d’avoir été informé du contenu des éléments de preuve ayant fondé les soupçons formés à son encontre, contester efficacement la régularité de sa détention provisoire, du moins pour ce qui concerne les premiers six mois de celle-ci.

Il soutient que les autorités judiciaires, en refusant de lui communiquer les preuves à charge au motif de préserver la confidentialité du dossier d’enquête, ont enfreint les principes de l’égalité des armes et du contradictoire, et qu’elles l’ont ainsi empêché de disposer d’un recours effectif pour faire contrôler la légalité de sa détention.

Il invoque à cet égard l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Sur la recevabilité

79. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

80. Le requérant soutient qu’il n’a eu la possibilité d’examiner ni le dossier de l’enquête ni les éléments de preuve recueillis contre lui. Il indique qu’il a ainsi été contraint de contester son placement en détention par des arguments bâtis sur des déductions tirées des questions qui lui auraient été posées au cours de ses interrogatoires. Il précise que le parquet, se fondant selon lui sur des éléments de preuve secrets, lui reprochait au début de l’enquête, pendant près de six mois, de faire partie d’une organisation criminelle, mais que, lorsque le parquet a déposé son acte d’accusation accompagné des éléments de preuve, il est revenu sur la gravité de l’accusation, se bornant à lui reprocher d’avoir porté assistance à une telle organisation.

81. Le Gouvernement précise qu’il n’ignore pas la jurisprudence constante de la Cour relative à la nécessité pour un détenu d’avoir accès aux pièces du dossier d’instruction pour contester efficacement la légalité de sa détention. Cependant, il estime qu’il est crucial de préserver la confidentialité des investigations dans certaines procédures pénales, notamment celles portant sur la criminalité organisée. Il soutient sur ce point que les indices ou preuves déjà recueillis peuvent conduire les autorités d’investigation jusqu’à d’autres membres d’une organisation criminelle, mais que, si les accusés et/ou leurs représentants ont pris connaissance de toutes les pièces du dossier d’instruction dès la phase initiale de l’enquête, ces autres membres peuvent être avertis de l’existence des éléments de preuve les impliquant dans l’organisation criminelle et procéder à la destruction des preuves non recueillies pouvant mener les enquêteurs jusqu’à eux. L’accès systématique aux dossiers d’instruction peut ainsi avoir pour conséquence d’entraver les autorités dans leur mission consistant à lutter efficacement contre les organisations criminelles menaçant l’état de droit.

82. La Cour rappelle que l’article 5 § 4 de la Convention confère à toute personne arrêtée ou détenue le droit d’introduire un recours au sujet du respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « régularité » – au sens de l’article 5 § 1 de la Convention – de sa privation de liberté. Si la procédure au titre de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles exigées par l’article 6 pour les procès civils et pénaux – les deux dispositions poursuivant des buts différents (Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 39, CEDH 2005‑XII) –, il faut qu’elle revête un caractère judiciaire et qu’elle offre des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté en question (D.N. c. Suisse [GC], no 27154/95, § 41, CEDH 2001‑III). En particulier, un procès portant sur un recours formé contre une détention doit être contradictoire et garantir l’égalité des armes entre les parties, à savoir le procureur et la personne détenue (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 58, CEDH 1999‑II). La législation nationale peut remplir cette exigence de diverses manières, mais la méthode adoptée par elle doit garantir que la partie adverse soit au courant du dépôt d’observations et qu’elle jouisse d’une possibilité véritable de les commenter (Lietzow c. Allemagne, no 24479/94, § 44, CEDH 2001‑I). Pour déterminer si une procédure relevant de l’article 5 § 4 offre les garanties nécessaires, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A). En particulier, l’égalité des armes n’est pas assurée si l’avocat se voit refuser l’accès aux pièces du dossier qui revêtent une importance essentielle pour une contestation efficace de la légalité de la détention de son client (voir, parmi d’autres, Lamy c. Belgique, 30 mars 1989, § 29, série A no 151, Nikolova, précité, § 58, Schöps c. Allemagne, no 25116/94, § 44, CEDH 2001-I, Lietzow, précité, § 44, et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 124, 9 juillet 2009, et Ceviz c. Turquie, no 8140/08, § 41, 17 juillet 2012).

83. En l’espèce, la Cour constate que, à l’exception des retranscriptions d’écoutes téléphoniques, les reproches et les accusations portés par le parquet contre le requérant du chef d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle se fondaient principalement sur des documents ou des fichiers informatiques saisis non pas chez l’intéressé, mais chez des tiers. Or le parquet, invoquant la confidentialité de ces pièces au premier stade de la procédure qui s’est prolongé finalement jusqu’à la présentation de l’acte d’accusation, n’a pas autorisé le requérant à examiner ces éléments de preuve principaux, et ce pendant près de six mois à compter de l’arrestation de l’intéressé.

84. La Cour estime donc que ni le requérant ni son avocat n’avaient une connaissance suffisante du contenu des documents qui revêtaient une importance essentielle pour la contestation de la légalité de la détention de l’intéressé.

85. La Cour considère par ailleurs que la nécessité de préserver la confidentialité des éléments de preuve au début de l’enquête afin d’empêcher les autres membres présumés des organisations criminelles de procéder à la destruction d’éléments de preuve non encore recueillis – point de vue défendu par le Gouvernement – ne peut s’appliquer aux faits de la présente cause. D’une part, elle observe que tous les éléments de preuve à la charge du requérant, y compris les dépositions des membres présumés du réseau Ergenekon soupçonnés d’avoir donné des instructions au requérant, avaient été déjà recueillis à des stades antérieurs de l’enquête. D’autre part, elle estime que la communication au requérant des extraits des documents constituant les éléments de preuve n’aurait en rien empêché le bon déroulement de l’enquête, puisque l’intéressé, arrêté dans la phase finale de l’enquête préliminaire sur l’organisation Ergenekon et le site Oda TV, était désigné par l’accusation non pas comme un planificateur des actes de propagande incriminés, mais plutôt comme un simple exécutant. La Cour note à cet égard qu’il n’existe dans les ordonnances relatives à la détention provisoire du requérant aucun élément susceptible de contredire ce constat.

86. La Cour estime donc que ni le requérant ni ses avocats, privés d’accès au dossier sans justification valable, n’ont eu la possibilité de contester de manière satisfaisante les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire de l’intéressé.

Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

87. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression en raison de son placement et de son maintien en détention provisoire dans le cadre des poursuites pénales déclenchées contre lui pour avoir assisté à la rédaction de deux livres. Tout en affirmant qu’il n’a aucunement participé à la rédaction des ouvrages mentionnés par les magistrats, le requérant conteste que l’écriture des livres critiquant certaines actes et politiques des organes étatiques et diffusés en vente libre, action relevant par excellence de la liberté d’expression, puisse être considérée comme une preuve de l’appartenance des auteurs à une organisation terroriste, justifiant de ce fait son maintien détention. Il ajoute que cette détention ainsi que les autres mesures d’investigation (les perquisitions effectuées par les policiers à son domicile) l’a empêché d’exercer sa profession de journaliste d’investigation et qu’elle l’a obligé, comme les autres journalistes surveillant les abus des autorités officielles, à s’autocensurer dans sa pratique professionnelle.

Il invoque sur ces points l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

88. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que les poursuites pénales engagées contre le requérant sont toujours pendantes. Tout en se disant convaincu de l’importance du principe de la présomption d’innocence dans une société démocratique, il argüe que les griefs du requérant présentés sous l’angle de l’article 10 ne peuvent être examinés qu’après l’établissement non équivoque de la véracité des faits par les juridictions nationales.

89. Le requérant réfute la thèse du non-épuisement des voies de recours internes, tout en soulignant qu’il a été déjà détenu pendant un an et qu’il est toujours sous la menace d’une condamnation à une lourde peine.

90. La Cour estime que cette exception préliminaire soulève des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, donc à la substance des griefs tirés de l’article 10 de la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

91. Constatant par ailleurs que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Existence d’une ingérence

92. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation n’a été encore prononcée contre lui par les juridictions pénales.

93. Le requérant réplique que son placement et maintien en détention pour appartenance à une organisation criminelle terroriste sur le fondement de son implication présumée dans la rédaction de livres constitue à lui seul une atteinte à sa liberté d’expression. Il ajoute que cette privation de liberté l’a empêché d’exercer sa profession de journaliste d’investigation et qu’elle a eu sur lui tout comme sur les autres journalistes un effet d’autocensure dans leur pratique professionnelle, en particulier quant à l’expression de leurs opinions sur le comportement des autorités judiciaires dans les procès contre des organisations criminelles présumées.

94. Sur ce point, la Cour se réfère à sa jurisprudence selon laquelle, même si les poursuites pénales sont abandonnées pour des motifs d’ordre procédural, lorsque le risque de se voir reconnu coupable et puni demeure, l’intéressé peut valablement prétendre avoir subi directement les effets de la législation répressive concernée et, partant, se prétendre victime d’une violation de la Convention (voir, parmi d’autres, Bowman c. Royaume-Uni, 19 février 1998, § 107, Recueil 1998‑I). Elle rappelle également avoir estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non encore frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence à ladite liberté : par exemple, être sous la menace de poursuites pénales pour d’éventuels travaux dans un domaine considéré comme sensible par l’État ou par un partie de la population (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011) ou faire l’objet d’une condamnation au pénal non définitive conforme à la jurisprudence des juridictions nationales (Aktan c. Turquie, no 20863/02, § 27, 23 septembre 2008, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 105, 14 septembre 2010).

95. Dans la présente affaire, la Cour note que le requérant a été maintenu en détention provisoire pendant plus d’un an dans le cadre des poursuites pénales engagées contre lui pour appartenance à une organisation terroriste, et ce sur le fondement de faits se résumant à l’aide à la rédaction de deux livres qui auraient été rédigés et publiés à la demande et avec le soutien de membres présumés du réseau Ergenekon.

96. La Cour estime que la détention provisoire imposée au requérant dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés ne peut s’analyser à un risque purement hypothétique, mais qu’elle consiste à une contrainte réelle et effective, et qu’elle constitue donc une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

Pour les mêmes motifs, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (mutatis mutandis, Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, § 37-44, 17 juillet 2008).

2. Sur le caractère justifié de l’ingérence

97. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) « Prévue par la loi »

98. Le requérant soutient que la législation permettant aux autorités de le maintenir aussi longtemps en détention provisoire n’est pas claire et prévisible dans la mesure où il règne à ses yeux une confusion entre le libellé des accusations dont la gravité justifierait sa détention provisoire (appartenir à une organisation terroriste ou avoir prêté assistance à une telle organisation) et la substance des accusations qui porte plutôt, selon lui, sur l’infraction consistant en une tentative d’influer sur le déroulement de la justice.

99. Le Gouvernement considère que la mesure incriminée était clairement prévue par les articles du code de procédure pénale régissant l’application de la mesure de détention provisoire dans le cadre des poursuites des actes relevant de l’appartenance ou de l’aide et l’assistance à une organisation criminelle présumée.

100. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012).

101. Nul ne conteste en l’espèce que la mesure en cause – le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an sous le soupçon d’appartenance ou d’aide et assistance à une organisation criminelle – avaient une base légale, à savoir les dispositions concernées du code pénal et du code de procédure pénale, et que celles-ci étaient accessibles au requérant.

102. Se pose alors la question de savoir si la portée assez large des termes « appartenance ou aide et assistance à une organisation criminelle » peut réduire, comme le dit le requérant, la prévisibilité de l’application des normes juridiques en cause. Dans la mesure où le parquet qui a sollicité la détention du requérant sur la base de tels soupçons et les magistrats qui se sont prononcés sur son maintien en détention provisoire ont interprété ces termes comme incluant la préparation de livres qui ont finalement été diffusés en vente libre, la Cour considère que de sérieux doutes peuvent surgir quant à la prévisibilité pour le requérant de son incrimination en vertu de l’article 314 du code pénal combiné avec son article 220. Cependant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de trancher cette question ici, celle-ci étant étroitement liée à l’examen de la nécessité de l’ingérence.

b) « But légitime »

103. Pour le Gouvernement, les ingérences litigieuses visaient deux buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la prévention de l’infraction et la sauvegarde de l’autorité, de l’indépendance et de l’impartialité du pouvoir judiciaire.

104. Le requérant conteste ce point.

105. La Cour relève, au vu des décisions concernant la mise et le maintien en détention du requérant, que celui-ci était soupçonné d’abord de faire partie d’une organisation criminelle puis, par la suite, d’avoir apporté aide et assistance à celle-ci du fait qu’il avait critiqué la manière dont les poursuites pénales avaient été menées contre les membres présumés de cette organisation. Elle s’interroge sur le point de savoir si le but n’était pas plutôt d’empêcher toute critique ou tout commentaire quant au déroulement d’un procès qui a déjà fait l’objet d’un large débat public et que l’ingérence ne visait donc pas les deux buts mentionnés par le Gouvernement. Cependant, eu égard à la conclusion à laquelle elle parvient quant à la nécessité de l’ingérence (paragraphe 123 ci-dessous), la Cour juge qu’elle peut laisser cette question ouverte.

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

106. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire » pour atteindre pareils buts.

i. Les parties

107. Le requérant, rejetant d’emblée les accusations portées contre lui, nie avoir contribué à la rédaction du livre Les Simon qui vivent à la Corne d’or, rédigé par Hanefi Avcı, et avoir donné des instructions à Ahmet Şık pour qu’il rédigeât un livre destiné à être publié sous le nom de L’Armée de l’imam. Il tient en revanche à préciser que ces livres contiennent des commentaires et des analyses portant sur certaines politiques du gouvernement et sur le comportement des autorités judiciaires dans des procès faisant l’objet de grands débats publics.

108. Le requérant soutient que son placement en détention pour appartenance à une organisation terroriste au motif qu’il aurait été impliqué dans la rédaction des livres en cause constitue à lui seul une atteinte à sa liberté d’expression. Il ajoute qu’une telle privation de liberté a eu sur lui et sur les autres journalistes d’investigation un effet d’autocensure quant à l’expression de leurs opinions sur le comportement des autorités judiciaires dans le procès contre l’organisation criminelle présumée.

109. Le requérant soutient en outre que les documents recueillis dans le cadre de l’enquête relative au réseau Ergenekon ne le concernent en rien et que les autorités judiciaires ne lui reprochent pas d’avoir agi de quelque manière que ce fût en faveur des actions violentes qui auraient été planifiées et mises en œuvre par cette organisation. Il expose par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de protéger les autorités judiciaires contre les critiques de bonne foi et d’emprisonner les journalistes qui émettent celles-ci dans le cadre de leur suivi et de leur commentaire des procès importants.

110. Le Gouvernement estime quant à lui que le requérant est jugé non pas pour avoir participé à la rédaction de livres qui seraient maintenant en vente libre, mais pour répondre de l’accusation d’avoir délibérément porté assistance à l’organisation criminelle présumée Ergenekon suivant les objectifs fixés par ladite organisation dans ses documents fondamentaux. Il précise que l’intéressé est soupçonné d’avoir participé aux actions de l’organisation Ergenekon visant à saper le soutien manifesté par l’opinion publique envers la procédure pénale engagée contre les membres de cette organisation et à faire pression sur les membres des forces de l’ordre et les magistrats pour que cette procédure n’aboutisse pas à la condamnation des responsables. Il ajoute que les deux livres, Les Simon qui vivent à la Corne d’or et L’Armée de l’imam, ont été préparés conformément aux instructions de l’organisation Ergenekon et que leur contenu coïncide avec les indications figurant dans des documents saisis chez les membres de ce réseau.

111. En outre, pour le Gouvernement, certains des propos contenus dans les textes litigieux incrimineraient sans distinction tous les juges et procureurs et sont de nature à porter atteinte à l’autorité et à l’impartialité du pouvoir judiciaire. En effet, à ses yeux, un État court toujours le risque de passer sous le contrôle d’organisations criminelles lorsque les procédures pénales engagées dans le cadre de la lutte contre le crime organisé restent inopérantes et ineffectives, que les personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales ne peuvent être poursuivies et que les personnes dont la culpabilité a été établie par un tribunal restent impunies. Toujours selon le Gouvernement, aucun État démocratique ne doit tolérer que des organisations de type mafieux fassent pression, de quelque manière que ce soit, sur les institutions judiciaires au risque de mettre en péril la garantie d’une justice effective, impartiale et indépendante.

ii. Principes fondamentaux gouvernant la liberté d’expression

112. La Cour rappelle d’abord ses principes fondamentaux en matière de liberté d’expression pour autant qu’ils soient pertinents dans les circonstances de l’espèce.

La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298, et Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313).

113. D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation (Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).

114. De plus, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V, et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires ou des médias (Castells, précité, § 46).

115. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit à être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010).

116. À cet égard, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence
– autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999).

117. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Cet examen prend en compte, outre la teneur des propos reprochés au requérant, le contexte dans lequel il les a tenus et les effets réels que ces propos risquaient de produire. Il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de réprimer les propos favorables à l’usage de la violence lorsqu’ils sont exprimés d’une manière abstraite et qu’ils ne sont pas susceptibles de générer de la violence dans les circonstances réelles de l’affaire (voir, dans le même sens, Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, §§ 41 et 42, 8 juin 2010).

118. Il incombe à la Cour de déterminer notamment si l’ingérence litigieuse était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 28, série A no 149, et Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, § 30, CEDH 1999–I). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Jersild, précité, § 31, Fuentes Bobo c. Espagne, no 39293/98, § 44, 29 février 2000, et De Diego Nafría c. Espagne, no 46833/99, § 34, 14 mars 2002).

119. Enfin, la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, mutatis mutandis, Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94, § 37, CEDH 1999-IV, et Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 69, CEDH 2001-I).

iii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

120. La Cour rappelle ses conclusions quant à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention en ce que les autorités avaient maintenu le requérant en détention provisoire pour des motifs qui ne sauraient passer ni pour « pertinents » ni pour « suffisants » pour justifier une durée de plus d’un an de détention (voir supra, § 77).

121. La Cour tient compte de la nature et la lourdeur des mesures prises à l’encontre du requérant et estime que, quelles que soient les circonstances, ces mesures ont constitué une ingérence disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par l’article 10 de la Convention.

122. La Cour considère aussi qu’en privant le requérant de sa liberté pendant si longtemps sans motifs pertinents ou suffisants, les autorités judiciaires ont exercé un effet dissuasif sur la volonté du requérant de s’exprimer sur des sujets relevant de l’intérêt public. Elle ajoute foi à l’affirmation du requérant selon laquelle une telle application d’une mesure privative de la liberté est susceptible de créer un climat d’autocensure pour lui et pour tous les journalistes d’investigation envisageant d’effectuer des recherches et de faire des commentaires sur le comportement et agissements des organes étatiques. Elle se réfère sur ce point à sa jurisprudence selon laquelle la position dominante qu’ils occupent commande au Gouvernement et aux organes étatiques de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’ils ont d’autres moyens de répondre à des attaques et critiques injustifiées des médias (voir supra, § 114).

123. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les mesures incriminées, à savoir le placement et le maintien du requérant en détention provisoire pendant plus d’un an, ne répondaient pas à un besoin social impérieux, qu’elles n’étaient pas, en tout état de cause, proportionnées aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elles n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

124. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances de la présente affaire, de procéder séparément à l’examen des griefs du requérant portant sur un risque d’autocensure en raison des perquisitions effectuées par les policiers à son domicile, étant donné qu’elle a déjà répondu à l’essentiel des griefs tirés de l’article 10 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

125. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

126. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu’il estime avoir subi en raison des violations alléguées. Il réclame aussi 24 460 EUR pour le préjudice matériel qu’il estime avoir subi en raison de sa détention provisoire. Il produit, à l’appui de sa demande, des copies de contrats de travail qu’il avait conclus avec divers médias.

127. Le Gouvernement estime que ces demandes ne sont pas fondées et qu’elles risquent de constituer une source d’enrichissement sans cause au profit du requérant. Quant au dommage matériel allégué par le requérant, il soutient qu’on ne peut spéculer sur ce que l’intéressé aurait pu gagner s’il n’avait pas été placé en détention provisoire.

128. La Cour, tout en observant que le requérant puisse être privé d’une partie de ses revenus lors de sa détention provisoire, n’aperçoit pas de lien de causalité direct entre le dommage matériel allégué et les violations constatées. Elle estime en revanche que les constats de violation auxquels elle est parvenue ne suffisent pas à eux seuls à réparer le préjudice moral infligé. Compte tenu de l’ensemble des facteurs pertinents en l’espèce et à la lumière de l’article 60 § 2 de son règlement, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

129. Le requérant n’a formulé aucune demande au titre des frais et dépens. Partant, il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

130. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes à l’égard du grief tiré de l’article 10 de la Convention, et la rejette ;

2. Déclare, à la majorité, irrecevables les griefs tirés de l’article 3 de la Convention ;

3. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable pour le surplus ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

7. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


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