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03/07/2014 | CEDH | N°001-145552

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (I), 2014, 001-145552


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (I)

(Requête no 13255/07)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

3 juillet 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




Table des matières

PROCÉDURE

I.INTRODUCTION

II.PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ DEVANT LA CHAMBRE

III.PROCÉDURE SUR LE FOND DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Vue d’ensemble

B. Existence alléguée d’une politique d’expulsion visant spécifiquement les re

ssortissants géorgiens

C. Déroulement des événements litigieux selon les dépositions des témoins

D. Déroulement des événements litigieux selon différentes organisations int...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE GÉORGIE c. RUSSIE (I)

(Requête no 13255/07)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

3 juillet 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

PROCÉDURE

I.INTRODUCTION

II.PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ DEVANT LA CHAMBRE

III.PROCÉDURE SUR LE FOND DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Vue d’ensemble

B. Existence alléguée d’une politique d’expulsion visant spécifiquement les ressortissants géorgiens

C. Déroulement des événements litigieux selon les dépositions des témoins

D. Déroulement des événements litigieux selon différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Lois règlementant l’immigration et situation particulière des ressortissants géorgiens

B. Position de différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales

C. Procédure en matière d’expulsion administrative

III. LES DEMANDES DES PARTIES

A. Gouvernement requérant

B. Gouvernement défendeur

EN DROIT

I. ÉTABLISSEMENT DES FAITS ET PRINCIPES D’APPRÉCIATION DES PREUVES

A. Établissement des faits

B. Principes d’appréciation des preuves

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

III. SUR L’EXISTENCE ALLÉGUÉE D’UNE PRATIQUE ADMINISTRATIVE ET SUR L’ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES ET LA RÈGLE DES SIX MOIS

A. Pratique administrative et épuisement des voies de recours internes

B. Règle des six mois

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

IX. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

X. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 7

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

XI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ET DES ARTICLES 1 ET 2 DU PROTOCOLE no 1

A. Thèses des parties

B. Appréciation de la Cour

XII. SUR L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES BRATZA ET KALAYDJIEVA

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE TSOTSORIA

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

ANNEXE

Liste de témoins entendus par la Cour lors de l’audition qui s’est déroulée du 31 janvier au 4 février 2011 à Strasbourg

Résumé de l’audition de témoins

En l’affaire Géorgie c. Russie (I),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Nicolas Bratza,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Corneliu Bîrsan,
Peer Lorenzen,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Päivi Hirvelä,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Nona Tsotsoria,
Ann Power-Forde,

Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Dmitry Dedov, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 13 et 14 juin 2012, et le 26 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

I. INTRODUCTION

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 13255/07) dirigée contre la Fédération de Russie et dont la Géorgie a saisi la Cour le 26 mars 2007 en vertu de l’article 33 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le gouvernement géorgien (« le gouvernement requérant ») est représenté devant la Cour par son agent, M. Levan Meskhoradze. Il l’a été auparavant successivement par ses anciens agents, MM. Besarion Bokhashvili et David Tomadze.

2. Le gouvernement russe (« le gouvernement défendeur ») est représenté par son représentant, M. Georgy Matyushkin. Il l’a été auparavant par son ancien représentant, Mme Veronika Milinchuk.

3. Le gouvernement requérant alléguait que l’État défendeur avait permis ou causé l’existence d’une pratique administrative portant notamment sur l’arrestation, la détention et l’expulsion collective de ressortissants géorgiens de la Fédération de Russie à l’automne 2006 et entraînant la violation des articles 3, 5, 8, 13, 14 et 18 de la Convention, ainsi que des articles 1 et 2 du Protocole no 1, de l’article 4 du Protocole no 4 et de l’article 1 du Protocole no 7.

II. PROCÉDURE SUR LA RECEVABILITÉ DEVANT LA CHAMBRE

4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour).

5. Le 13 avril 2007, le président de la chambre a décidé de communiquer la requête au gouvernement défendeur, qu’il a invité à soumettre des observations sur la recevabilité des griefs. Après une prorogation du délai imparti à cet effet, le gouvernement défendeur a déposé ses observations, accompagnées d’annexes, le 26 décembre 2007.

6. Le 4 janvier 2008, le gouvernement requérant a été invité à soumettre ses observations en réponse. Après une prorogation du délai imparti à cet effet, il a déposé ses observations, accompagnées d’annexes, le 5 mai 2008.

7. Le gouvernement défendeur a présenté des observations complémentaires le 23 septembre 2008.

8. La Cour s’est penchée sur l’état de la procédure le 25 novembre 2008 et a décidé de recueillir les observations verbales des parties sur la recevabilité de la requête. Elle a également décidé d’inviter les parties à répondre par écrit à une liste de questions avant la date de l’audience.

9. Le 18 mars 2009, les parties ont déposé leurs observations écrites aux questions posées par la Cour.

10. Le 30 juin 2009, après une audience portant sur les questions de recevabilité (article 54 § 3 du règlement) tenue le 16 avril 2009, une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : Peer Lorenzen, président, Rait Maruste, Karel Jungwiert, Anatoly Kovler, Renate Jaeger, Mark Villiger et Nona Tsotsoria, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, a déclaré la requête recevable.

III. PROCÉDURE SUR LE FOND DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

11. Le 15 décembre 2009, la chambre s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

12. Le 8 janvier 2010, la composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement comme suit : Jean-Paul Costa, président, Christos Rozakis, Nicolas Bratza, Peer Lorenzen, Françoise Tulkens, Josep Casadevall, Karel Jungwiert, Rait Maruste, Anatoly Kovler, Renate Jaeger, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, Luis López Guerra, Mirjana Lazarova Trajkovska, Nona Tsotsoria, Ann Power et Zdravka Kalaydjieva, juges, et Michael O’Boyle, greffier adjoint de la Cour. Le 3 novembre 2011, le mandat du président de la Cour Jean-Paul Costa a pris fin. Nicolas Bratza lui a succédé en cette qualité et a assuré à partir de cette date la présidence de la Grande Chambre en l’espèce (article 9 § 2 du règlement). Le 31 octobre 2012, le mandat du président de la Cour Nicolas Bratza a pris fin. Josep Casadevall, vice-président de la Cour, a assuré à partir de cette date la présidence de la Grande Chambre en l’espèce. Nicolas Bratza a continué de siéger après l’expiration de son mandat, en vertu des articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement. La nouvelle composition de la Grande Chambre au 26 mars 2014, date de l’adoption du présent arrêt, figure ci-dessus en début de texte.

13. Afin d’éclaircir certaines questions notamment sur les conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion des ressortissants géorgiens, la Cour a décidé de recueillir oralement des preuves supplémentaires, conformément à l’article 38 de la Convention et à l’article A1 de l’annexe au règlement. Elle a désigné une délégation de cinq juges de la Grande Chambre composée de Josep Casadevall, Anatoly Kovler, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre et Nona Tsotsoria à cet effet.

14. Le 28 juin 2010, le président de la Grande Chambre a invité chaque partie à soumettre une liste de témoins (allant jusqu’à dix) qu’elle souhaitait voir entendre par la délégation de juges. Il a également invité cinq témoins supplémentaires choisis par la Cour. Le gouvernement requérant a adressé sa liste de témoins le 11 août 2010 et le gouvernement défendeur le 14 août 2010.

15. Du 31 janvier au 4 février 2011, la délégation de juges de la Grande Chambre a procédé à une audition de témoins à huis clos en présence des représentants des parties au Palais des droits de l’homme à Strasbourg.

16. La délégation a entendu en tout vingt et un témoins, dont neuf proposés par le gouvernement requérant, dix par le gouvernement défendeur et deux choisis par la Cour.

17. La liste des témoins qui ont comparu devant la délégation, ainsi que le résumé de leurs dépositions, se trouvent en annexe au présent arrêt. Un compte-rendu intégral (verbatim record) des dépositions des témoins devant la délégation a également été établi par le greffe de la Cour et inclus dans le dossier de la présente affaire.

18. Par lettres des 28 juin 2010 et 8 mars 2011, le président a invité le gouvernement défendeur à soumettre des documents supplémentaires à la Cour ; celui-ci a adressé ses réponses les 14 août 2010 et 15 avril 2011 respectivement.

19. Le 18 juillet 2011, le président a invité les parties à déposer des observations sur le fond de l’affaire ainsi que sur le compte-rendu intégral des dépositions des témoins qui leur avait été adressé auparavant (article 58 § 1 du règlement et article A8 § 3 à l’annexe au règlement) au plus tard le 30 novembre 2011. Les observations des parties sont parvenues à la Cour à cette date.

20. Une audience sur le fond s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 juin 2012 (article 58 § 2 du règlement).

Ont comparu :

– pour le gouvernement requérant
MmeT. Burjaliani, premier vice-ministre de la Justice,
M.L. Meskhoradze, agent,
MmesK. Tskhomelidze
M. Vashakidze,
N. Abramishvili,conseillers ;

– pour le gouvernement défendeur
M.G. Matyushkin, vice-ministre de la Justice, représentant,
Mmes N. Zyabkina, premier adjoint du représentant,
A. Zemskova,
I. Korieva
M.Y. Petukhov
MmesG. Khokhrina
Y. Tsimbalova,
M.E. Shipitsyn,conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Burjaliani et M. Matyushkin.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

21. Les faits de l’espèce peuvent se résumer comme suit.

A. Vue d’ensemble

22. Au vu de tous les éléments soumis à la Cour, il ressort qu’à la fin de l’été 2006 les tensions politiques entre la Fédération de Russie et la Géorgie ont atteint leur paroxysme avec l’arrestation le 27 septembre 2006 de quatre officiers russes à Tbilissi et la suspension le 3 octobre 2006 par la Fédération de Russie de toutes les liaisons aériennes, routières, maritimes, ferroviaires, postales et financières avec la Géorgie. Des médias internationaux ont fait état d’expulsions de ressortissants géorgiens par la Fédération de Russie dès la fin du mois de septembre 2006, relayés en cela par différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (voir notamment le rapport du 22 janvier 2007 de la commission de suivi de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) « Tensions actuelles entre la Géorgie et la Russie », AS/Mon (2006) 40 rév., le rapport d’octobre 2007 de Human Rights Watch (HRW) « Singled Out. Russia’s detention and expulsion of Georgians », Volume 19 No. 5(D), et celui d’avril 2007 de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH) « Les migrants en Russie », no 472).

23. Il a été établi que pendant la période en question (à compter de fin septembre 2006 jusqu’à fin janvier 2007) des ressortissants géorgiens ont été arrêtés, détenus, puis expulsés du territoire de la Fédération de Russie.

24. Le gouvernement requérant considère qu’il s’agissait de mesures de rétorsion suite à l’arrestation des officiers russes à Tbilissi et que les ressortissants géorgiens ont été expulsés indépendamment de la question de savoir s’ils séjournaient régulièrement ou irrégulièrement en Fédération de Russie, simplement parce qu’ils étaient Géorgiens.

25. D’après le gouvernement défendeur, les événements liés à l’arrestation à Tbilissi de quatre officiers russes n’ont aucun rapport avec les faits exposés par le gouvernement requérant dans sa requête. Les autorités russes n’auraient pas adopté de mesures de riposte à l’encontre de ressortissants géorgiens, mais auraient simplement continué à appliquer la législation visant à prévenir l’immigration illégale dans le respect des exigences de la Convention et des obligations internationales de la Fédération de Russie.

26. Les parties soumettent des statistiques divergentes quant au nombre de ressortissants géorgiens expulsés au cours de cette période.

27. Le gouvernement requérant soutient notamment que de fin septembre 2006 à fin janvier 2007, 4634 décisions d’expulsion ont été rendues à l’encontre de ressortissants géorgiens, dont 2380 ont été détenus et expulsés par la force, et les 2254 restants ont quitté le pays par leurs propres moyens. Il précise que d’octobre 2006 à janvier 2007 il y a eu une augmentation flagrante du nombre d’expulsions de ressortissants géorgiens qui sont passées d’environ 80-100 personnes par mois de juillet à septembre 2006 à environ 700-800 personnes par mois d’octobre 2006 à janvier 2007. À l’audition de témoins, M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits, a indiqué qu’à compter de fin septembre 2006 le Consulat géorgien à Moscou a été submergé d’appels téléphoniques, de demandes d’assistance de membres de la famille de personnes détenues et qu’environ 200 à 300 ressortissants géorgiens se rendaient au Consulat tous les jours ; il a également fait état d’un accroissement du nombre de documents de voyage (nécessaires à l’expulsion des ressortissants géorgiens) émis au cours de cette période et qui était passé de 10 à 15 documents par jour en moyenne à 150 par jour (voir annexe, § 13).

28. Le gouvernement défendeur, qui dit ne disposer que de statistiques annuelles ou semestrielles, indique qu’en 2006, 4022 décisions d’expulsion administrative ont été prononcées à l’encontre de ressortissants géorgiens, ce qui représente une augmentation de 39,7 % par rapport à 2005. Cependant, au cours de cette année, ce sont les ressortissants d’Ouzbékistan qui auraient fait l’objet du plus grand nombre de mesures d’expulsion administrative (6089), devant les ressortissants du Tadjikistan (4960) et les ressortissants géorgiens (4022) qui n’arrivent en réalité qu’en troisième position. Du 1er octobre 2006 au 1er avril 2007, 2862 ressortissants géorgiens auraient fait l’objet de décisions d’expulsion. De plus, il indique qu’au cours du mois d’octobre 2006, 4 avions affrétés par la Fédération de Russie ont transporté en tout 445 ressortissants géorgiens de Moscou à Tbilissi et que fin octobre et début décembre 2006, 2 avions affrétés par la Géorgie ont transporté 220 ressortissants géorgiens de Moscou à Tbilissi. À l’audition de témoins, M. Shevchenko, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations à l’époque des faits, a précisé que le 6 octobre 2006 il s’agissait d’un avion-cargo du ministère des situations d’urgence (IL 76), les 10, 11 et 17 octobre 2006 d’un avion de ligne russe (IL 62 M), et les 28 octobre et 6 décembre 2006 d’avions de ligne géorgiens (voir annexe, § 23).

29. Quant aux organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, elles reprennent en partie les chiffres soumis par le gouvernement requérant (voir notamment le rapport de la commission de suivi de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe - rapport APCE, § 56). De son côté, Human Rights Watch (HRW) se réfère également dans son rapport à une note d’information du 1er novembre 2006 du service fédéral des migrations de la Fédération de Russie (rapport HRW, p. 37). Celle-ci indiquerait que du 29 septembre au 1er novembre 2006, 2681 décisions d’expulsions administratives de ressortissants géorgiens ont été prononcées et 1194 ressortissants géorgiens ont été expulsés. Quant à la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (FIDH), elle parle dans son rapport de « milliers d’arrestations [de ressortissants géorgiens], de centaines de mises en détention et expulsions vers la Géorgie » après l’incident du 27 septembre 2006 (rapport FIDH, p. 23).

B. Existence alléguée d’une politique d’expulsion visant spécifiquement les ressortissants géorgiens

1. Instructions et circulaires

30. Pour soutenir ses allégations, le gouvernement requérant a soumis un certain nombre de documents émanant du département central des affaires internes (GUVD) de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad ainsi que du service fédéral des migrations de la Fédération de Russie. Ceux-ci se réfèrent à deux circulaires : la circulaire - приказ . no 0215 du 30 septembre 2006 du département central des affaires internes de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad et la circulaire - указание . no 849 du 29 septembre 2006 du ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie.

31. Ces documents sont les suivants :

i. Trois instructions des 2 et 3 octobre 2006 émanant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad :

. La première instruction du 2 octobre 2006 (no 122721∕08), adressée par M. V.J. Piotrovskiy, chef par intérim du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad, général de police, à l’époque des faits, aux chefs de division de ce département, est ainsi intitulée « pour améliorer l’effectivité de la mise en œuvre de la circulaire no 0215 du 30.09.2006 du département central des affaires internes (GUVD) (§§ 6.1, 6.2 et 7) », et ordonne

« 1. pendant la période du 02.10.-04.10.2006, en coopération avec les antennes territoriales du département du service fédéral des migrations de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad et des effectifs de toutes les unités, de prendre des mesures à grande échelle pour détecter un maximum de citoyens (граждане) de la République de Géorgie qui sont en situation irrégulière sur le territoire russe et de les expulser »,

« 2. « d’initier » (Инициировать) devant les tribunaux qui examinent les cas de violations des règles de séjour des citoyens étrangers l’adoption de décisions d’expulser uniquement la catégorie de citoyens mentionnés ci‑dessus en les mettant en détention dans le centre d’accueil et de détention du département central des affaires internes (GUVD). La mise en œuvre de ces mesures est approuvée par le département du service fédéral des migrations de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad (UFMS), et l’adoption des décisions est faite en coordination avec le tribunal de Saint‑Pétersbourg et le tribunal de la région de Leningrad ; » (l’instruction en question figure également en annexe au rapport APCE, au rapport HRW et est mentionnée dans le rapport de la FIDH, p. 26 b) in fine).

. La deuxième instruction du 2 octobre 2006 (no 122721∕13) et la troisième (no 122721∕17) du 3 octobre 2006 complètent la première. La deuxième, adressée par M. S.N. Storozhenko, chef d’une division du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad à l’époque des faits, aux chefs de police de district du service de lutte contre la criminalité économique et du service des transports de Saint‑Pétersbourg, se réfère également à la circulaire no 0215. La troisième, adressée par M. V.D. Koudriavtsev, chef par intérim de la police de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad à l’époque des faits, à des chefs de police de district, ordonne notamment aux autorités compétentes de présenter quotidiennement des rapports sur le nombre de ressortissants géorgiens arrêtés pour « infractions administratives (...) et violations des règles relatives à l’enregistrement du lieu du domicile » ;

ii. Un ordre du 2 octobre 2006 (no 122721∕11) de M. Koudriavtsev, chef par intérim de la police de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad à l’époque des faits, se référant à la mise en œuvre du paragraphe 3 de la circulaire no 0215 ;

iii. Une note d’information du 18 octobre 2006 du service fédéral des migrations prise en application de la circulaire no 849 du 29 septembre 2006 du ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie indiquant les mesures prises pour renforcer le contrôle de la légalité du séjour des Géorgiens vivant en Fédération de Russie : notamment contrôle d’employeurs recrutant des citoyens géorgiens, contrôle de citoyens géorgiens ayant commis des infractions aux articles 18.8.-18.11 du code des infractions administratives, suspension de l’attribution de certains documents aux citoyens géorgiens (acquisition de la nationalité russe, attestations d’enregistrement, titres de séjour temporaires et permanents) et vérification de la légalité de l’attribution de ces documents (la note d’information figure aussi en annexe au rapport HRW).

32. Le gouvernement défendeur soutient que toutes ces instructions, l’ordre et la note d’information ont été falsifiés et conteste le contenu tel qu’allégué par le gouvernement requérant des deux circulaires nos 0215 et 849 auxquelles se réfèrent ces documents. Cependant, il confirme l’existence de ces deux circulaires, mais indique qu’elles ne peuvent être remises à la Cour car elles sont classées « secret d’État ». Lors de l’audition de témoins, M. Nikishkin, chef adjoint du département juridique, ministère de l’intérieur, Moscou, à l’époque de l’audition a confirmé que l’instruction du 2 octobre 2006 (no 122721∕08) (paragraphe 31 ci-dessus) émanant soi‑disant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad était un faux, et que les deux circulaires nos 0215 et 849 (ce dernier étant en réalité un télégramme) étaient classées « secret d’État » et qu’elles contenaient une référence à différents groupes criminels nationaux, mais pas de référence sélective à des ressortissants géorgiens. Elles ne pourraient être divulguées car la législation russe l’interdit (voir annexe, § 21).

33. Dans son rapport annuel de 2006, M. V.P. Lukin, Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie (ombudsman russe) à l’époque des faits, publie l’intégralité de l’instruction du 2 octobre 2006 (no 122721∕08), où le nom de M. Piotrovskiy apparaît en tant que signataire. Le Commissaire indique que cette instruction lui a été adressée par des militants des droits de l’homme de Saint-Pétersbourg et qu’elle a été publiée par les médias locaux. Son commentaire se lit comme suit : « pour nommer les choses telles qu’elles sont, ce document sans précédent montre qu’un officier de police haut placé a conclu un arrangement avec les autorités judiciaires dans le but d’obtenir des décisions injustifiées concernant des personnes – pas encore identifiées – qui n’ont pas respecté les procédures d’enregistrement temporaires, en ignorant les circonstances particulières de chacune d’entre elles et pour le seul motif qu’il s’agissait de citoyens géorgiens. » Par la suite il indique avoir demandé au Procureur Général de la Fédération de Russie de vérifier l’authenticité de ce document et dans l’affirmative « d’engager les poursuites contre les responsables et d’annuler les instructions clairement illégales qu’il contient » (rapport annuel de 2006 du Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie, point 7 « Inter-ethnic relations and human rights »).

34. Dans sa lettre en réponse du 8 décembre 2006, M. A.E. Buksman, Procureur Général adjoint de la Fédération de Russie à l’époque des faits, a notamment indiqué qu’il « était établi que les autorités de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad chargées d’appliquer la loi prenaient régulièrement des mesures destinées à repérer les étrangers résidant de manière irrégulière à Saint‑Pétersbourg et dans la région de Leningrad. Ces mesures sont prises conformément aux articles du code de procédure pénale russe, à la loi fédérale russe sur « l’activité d’enquête » (« Об оперативно-розыскной деятельности РФ ») et aux circulaires administratives y compris celles relevant du secret d’État. Dans le courant de cette année, 1069 étrangers ont été renvoyés de Saint-Pétersbourg vers leurs pays d’origine ; 131 d’entre eux avaient la nationalité géorgienne. Il n’y pas eu de cas d’abus de pouvoir de la part des officiers de la milice ».

35. Dans son rapport, le Commissaire qualifie ainsi la réponse donnée par le Procureur Général adjoint : « dans la plus pure tradition bureaucratique, le document reçu n’a répondu à aucune des questions posées par le Commissaire. Au lieu de cela, la « réponse » du Procureur Général adjoint de Russie contenait une courte énumération des succès des forces de l’ordre de Saint-Pétersbourg et, en faisant référence à des circulaires administratives classées « secret », a confirmé qu’il n’y a pas eu d’éléments prouvant des cas d’abus de pouvoir de la part des fonctionnaires de ce service. La question de savoir si cela signifiait que des divisions appartenant au département des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad n’avaient en définitive suivi aucune des instructions manifestement illégales de leur supérieur n’a pas été éclaircie. »

2. Demandes de renseignement adressées à différentes écoles et réponses des autorités russes

36. Le gouvernement requérant a également soumis deux lettres émanant des départements des affaires internes de deux districts de Moscou - Taganskiy (chef à l’époque des faits : M. G.S. Zakharov) et Zapadniy (chef adjoint à l’époque des faits : M. A.V. Komarov) - adressées les 2 et 3 octobre 2006 à des écoles afin d’identifier des élèves de nationalité géorgienne au motif notamment « d’assurer l’ordre public et le respect de la loi, de prévenir des actes terroristes et des tensions entre les enfants résidant à Moscou et les enfants de nationalité (национальность) géorgienne » (lettre de M. Zakharov). Dans une lettre en réponse du 4 octobre 2006, le directeur de l’un de ces établissements (M. Engels) à l’époque des faits a indiqué qu’il n’existait pas de registre recensant les enfants selon leur nationalité (les lettres de MM. Zakharov et Engels figurent également en annexe aux rapports APCE et HRW). L’envoi de ces demandes de renseignements a été amplement commenté dans les médias russes.

37. Le gouvernement défendeur ne conteste pas l’existence de ces lettres et reconnaît même que deux autres demandes du même genre ont été adressées à différentes écoles début octobre 2006 par la chef du département des affaires internes du district de Butyrskiy de Moscou (Mme N.V. Markova à l’époque des faits), au motif qu’elle voulait identifier des cas de pots‑de‑vin versés aux écoles par des immigrants illégaux, ainsi que par la chef du département des mineurs du district de Togliatti dans la région de Samara (Mme S.V. Volkova à l’époque des faits), au motif qu’elle voulait recenser les cas d’enfants qui vivaient dans des conditions indécentes. Il soutient que les enquêtes menées suite à ces agissements ont conclu à l’absence d’instructions officielles du ministère des affaires internes en ce sens. En revanche, les fonctionnaires isolés qui ont fait preuve d’excès de zèle auraient par la suite été dûment sanctionnés pour avoir agi de manière illégale. Il ressort des documents soumis par le gouvernement défendeur que les fonctionnaires concernés ont fait l’objet d’une réprimande (выговор), d’une rétrogradation et de mesures disciplinaires. À l’audition de témoins, Mme Kulagina, inspecteur, département pour l’organisation des activités des officiers de police de district et de leurs supérieurs se rapportant aux mineurs, division centrale de l’intérieur, région de Samara, à l’époque des faits, et M. Shabas, chef adjoint du département de l’intérieur, district administratif du Nord-Est, Moscou, à l’époque des faits, ont confirmé ces informations et expliqué le déroulement des enquêtes officielles et les sanctions prises notamment à l’encontre de Mmes Volkova et Markova (voir annexe, §§ 19 et 22).

38. Le gouvernement défendeur soumet également une lettre du 5 décembre 2006 adressée par le Procureur Général adjoint de la Fédération de Russie à tous les procureurs et constatant que des irrégularités ont été commises par différents départements des affaires internes à l’égard de ressortissants de la Communauté des États Indépendants (CEI). Il s’est notamment référé aux demandes injustifiées adressées à des écoles afin d’identifier des élèves de nationalité géorgienne et a conclu en invitant tous les procureurs à renforcer leur contrôle sur l’activité de ces départements afin de garantir le respect des droits et libertés des ressortissants de la CEI.

3. Position de différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales

39. Quant aux organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, elles évoquent une coordination entre les pouvoirs administratifs et judiciaires en faisant expressément référence à l’instruction du 2 octobre 2006 (no 122721∕08) ainsi qu’à la circulaire no 0215 du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad du 30 septembre 2006 (rapport APCE, §§ 55 et 71, rapport HRW, § 37, et rapport FIDH, pp. 26 et 27). À l’audition de témoins, M. Eörsi, rapporteur de la commission de suivi de l’APCE à l’époque des faits, a considéré que l’expulsion d’un si grand nombre de ressortissants géorgiens dans un laps de temps si court ne pouvait se faire sans la connaissance ni sans instructions émanant d’un niveau assez élevé des autorités russes.

40. La FIDH indique par ailleurs que « les organisations de droits de l’Homme et de défense des réfugiés présentes en Russie considèrent qu’une campagne conduite de façon aussi ostentatoire sur l’ensemble du territoire russe n’a pu être initiée qu’avec un ordre écrit transmis par la hiérarchie du Ministère de l’Intérieur. Et si les hauts responsables du Service Fédéral des Migrations et du Ministère de l’Intérieur ont démenti avoir donné des ordres explicites de répression ciblant les Géorgiens, de nombreux collaborateurs du réseau « Migration et droit » de « Mémorial » [organisation non gouvernementale russe des droits de l’homme] ont pu voir dans les départements régionaux ou locaux de la police des [instructions] écrites qui contenaient tous les éléments présents dans la campagne. Le cas de la [circulaire secrète du département central des affaires internes de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad], ainsi que les écrits en direction des écoles à Moscou (paragraphes 36 à 37 ci-dessus) ne peuvent être pris comme des cas isolés » (rapport FIDH, pp. 28-29 ; pour les demandes de renseignements adressées aux écoles, voir aussi : rapport APCE, annexe V, et rapport HRW, p. 37).

C. Déroulement des événements litigieux selon les dépositions des témoins

1. Situation des ressortissants géorgiens au regard des règles d’immigration en Fédération de Russie

41. Les parties s’opposent sur le respect par les ressortissants géorgiens expulsés des règles d’immigration en Fédération de Russie au cours de la période en question, dont de nombreuses organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales ont souligné la complexité (paragraphe 76 ci-dessous).

42. En ce qui concerne les témoins géorgiens entendus lors de l’audition, même si leur situation juridique en Fédération de Russie paraît souvent confuse, la Cour relève qu’une majorité d’entre eux était formellement en situation irrégulière en Fédération de Russie - dont certains depuis plusieurs années - pour des motifs divers (p. ex. absence de permis de travail, de visas ou d’attestations d’enregistrement en règle, souvent délivrés à leur insu de manière frauduleuse par les nombreuses agences privées qui opèrent assez largement en Fédération de Russie). Ils ont déclaré qu’ils avaient certes pu faire l’objet de contrôles dans le passé et qui avaient parfois abouti au paiement d’une somme d’argent, mais que c’était la première fois qu’ils ont été arrêtés et expulsés de force du territoire russe.

43. M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits, a indiqué que les démarches officielles étaient difficiles à accomplir en pratique et que de nombreux ressortissants étrangers dont les Géorgiens s’étaient fait piégés par ces agences privées dont beaucoup agissaient de manière illégale et délivraient même de fausses attestations d’enregistrement. Il a ajouté qu’il était courant en Fédération de Russie de faire appel à ces agences privées qui faisaient de la publicité dans tous les lieux publics des grandes villes (voir annexe, § 13).

44. M. Azarov, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, et M. Kondratyev, inspecteur de la division des mesures de « check-out » no 2 dans le même département à l’époque des faits, ont rappelé que seules les autorités officielles étaient habilitées à délivrer ces papiers et qu’elles publiaient régulièrement les informations pertinentes à destination des ressortissants étrangers ; ils ont confirmé l’existence de ces agences privées, mais ont souligné que leurs activités étaient souvent illégales et faisaient l’objet de poursuites pénales sans toutefois fournir d’exemples concrets (voir annexe, §§ 15 et 17).

2. Arrestation, détention et expulsion des ressortissants géorgiens

45. Suite à l’audition de témoins, le déroulement des événements litigieux peut se résumer schématiquement comme suit : des contrôles d’identité de ressortissants géorgiens ont été effectués notamment dans les rues, sur les marchés et autres lieux de travail ainsi qu’à leur domicile, et ils ont par la suite été arrêtés et emmenés dans des commissariats de police. Après avoir été placés en garde à vue dans les commissariats de police (pour une durée allant de quelques heures à un ou deux jours d’après les témoignages), ils ont été regroupés et transférés par bus vers les tribunaux qui lors de procédures sommaires ont prononcé des sanctions administratives et des décisions d’expulsion administrative du territoire russe à leur égard. Par la suite, après avoir parfois subi une visite médicale avec prise de sang, ils ont été amenés dans des centres de détention pour étrangers où ils étaient détenus pendant des durées variables (allant de 2 à 14 jours d’après les témoignages), puis transportés par bus vers différents aéroports de Moscou et expulsés vers la Géorgie par avion. Il convient de relever que parmi les ressortissants géorgiens contre lesquels des décisions d’expulsion ont été prononcées, certains ont quitté le territoire de la Fédération de Russie par leurs propres moyens.

a. Conditions d’arrestation

46. Les témoins géorgiens ont indiqué qu’ils ont été arrêtés par des officiers de police russes sous prétexte que leurs papiers d’identité n’étaient pas en règle. Souvent ils n’auraient pu emmener leurs effets personnels ni prévenir leurs proches. À leurs questions sur les raisons de leur arrestation, on leur aurait répondu que c’était parce qu’ils étaient Géorgiens et qu’il existait un ordre venu d’en haut d’expulser les ressortissants géorgiens (dépositions des témoins nos 1, 2 et 3 – voir annexe, §§ 5, 6 et 7).

47. M. Azarov, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, et M. Kondratyev, inspecteur de la division des mesures de « check-out » no 2 dans le même département à l’époque des faits, ont indiqué que leurs services procédaient à des contrôles d’identité d’étrangers ou d’employeurs susceptibles d’avoir violé les règles d’immigration en Fédération de Russie sur la base d’informations qu’ils avaient reçues.

b. Procédures devant les tribunaux

48. Les témoins géorgiens ont tous déclaré que la procédure suivie devant les tribunaux avait été très sommaire. Souvent ils ne se seraient même pas rendu compte qu’on les avait emmenés devant un tribunal (dépositions des témoins nos 4, 5 et 6 – voir annexe, §§ 8, 9 et 10). Si certains ont évoqué un entretien avec un juge, d’une durée de 5 minutes en moyenne et sans vrai examen des circonstances de l’espèce (dépositions des témoins nos 1 et 3 – voir annexe, §§ 5 et 7), d’autres ont dit ne pas avoir été admis dans la salle d’audience et avoir attendu dans les couloirs, voire dans les bus qui les avaient conduits au tribunal (dépositions des témoins nos 2 et 7 – voir annexe, §§ 6 et 11), avec d’autres ressortissants géorgiens (leur nombre varie entre 15 et 150). Par la suite ils ont indiqué avoir été sommés de manière autoritaire de signer les décisions de justice sans avoir eu la possibilité de lire le contenu, ni de pouvoir obtenir une copie de la décision. Ils n’auraient pu disposer ni d’un interprète ni d’un avocat (dépositions des témoins nos 1, 2 et 4 – voir annexe, §§ 5, 6 et 8). En règle générale, aussi bien les juges que les officiers de police les auraient découragés de faire appel en leur disant qu’il existait un ordre d’expulser les ressortissants géorgiens, et de toute façon ils étaient tellement stressés à l’idée de rester plus longtemps en détention et avaient tellement hâte de retourner en Géorgie qu’ils auraient signé « n’importe quoi ». À leurs questions sur les raisons de leur expulsion, on leur aurait répondu que c’était parce qu’ils étaient Géorgiens et qu’ils devaient poser la question à leur Président, M. Saakashvili.

49. M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits, a indiqué que des officiels russes lui avaient dit en privé que de tels appels n’auraient pas de sens car la décision d’expulser les Géorgiens de Fédération de Russie était politique (voir annexe, § 13).

50. M. Kondratyev, inspecteur de la division des mesures de « check‑out » no 2, département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, a décrit ces procédures devant les tribunaux de la manière suivante : le prévenu était présenté à un juge qui lui indiquait ses droits et ses obligations, lui demandait s’il souhaitait la présence d’un interprète et d’un avocat, et si oui, on prenait en compte sa demande ; ensuite le juge posait des questions au prévenu sur les détails de sa situation, quittait la salle et revenait avec la décision. Si c’était une décision d’expulsion, le prévenu recevait une copie et était amené au centre de détention pour étrangers en vue de son expulsion. Il avait 10 jours pour faire appel, même une fois qu’il avait été expulsé de Fédération de Russie et ce délai pouvait être prorogé (voir annexe, § 17).

51. M. Manerkin, chef de la division de supervision de l’exécution de la législation fédérale, bureau du Procureur, Moscou, à l’époque des faits, a expliqué qu’à l’époque des faits son service avait identifié des irrégularités de nature procédurale notamment sur la manière dont le service fédéral des migrations avait dressé les procès-verbaux à l’encontre de ressortissants étrangers de plusieurs pays. Ces constats avaient conduit dans 22 cas à l’annulation des décisions d’expulsion en question. Il a ajouté que le Procureur Général en charge de la région de Moscou a demandé à tous ses services de veiller à ce que les droits de tous les ressortissants étrangers soient dûment respectés. Il n’y aurait jamais eu d’instructions restreignant les droits des ressortissants géorgiens, car ce serait contraire à la loi, et même un crime en droit russe.

c. Conditions de détention

52. Les témoins géorgiens ont parlé de « surpeuplement », de conditions de détention « insupportables » et « inhumaines » et de conditions d’hygiène déplorables et ont indiqué que leurs codétenus étaient en majorité des ressortissants géorgiens, même s’il y avait parfois l’un ou l’autre détenu d’une autre nationalité.

53. Ils ont précisé que lors de leur garde à vue dans les commissariats de police, les cellules, appelées « cages à singes », étaient exigües et surpeuplées, que les hommes et les femmes étaient parfois détenus ensemble et qu’il n’y avait pas de possibilité pour s’assoir (dépositions des témoins nos 1 et 6 - voir annexe, §§ 5 et 10).

54. Ils ont souligné que dans les centres de détention pour étrangers, les cellules étaient également surpeuplées : la description de la taille des cellules varie de 40 à 50 m2 pour 100 détenus, de 22 à 25 m2 pour 23 détenus avec 10 couchettes (déposition du témoin no 3), de 6 x 8 pas (« footsteps ») pour 30 détenus avec 6 lits (déposition du témoin no 4), et de 25 m2 avec 40 détenus et 15 couchettes (déposition du témoin no 7). D’autres témoins ont évoqué des cellules de petite taille avec 7 ou 8 détenus (dépositions des témoins nos 1 et 6) ou avec 45 détenus et 6 couchettes (déposition du témoin no 5 – voir annexe, §§ 7, 8 11, 5, 10 et 9). Les couchettes ne comprenaient que de simples barres de fer ou des matelas très fins et pas de couvertures, les détenus devaient y dormir à tour de rôle, un seau faisait office de toilettes et n’était pas séparé du reste des cellules, il n’y avait pas d’eau et pas de nourriture décentes.

55. M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits, a indiqué que lui-même et son équipe ont visité plus d’une douzaine de centres de détention dans différentes régions de la Fédération de Russie, dont notamment ceux de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Il a confirmé qu’il y avait surtout des ressortissants géorgiens détenus dans tous ces centres, que les cellules étaient surpeuplées, les conditions de détention très difficiles, l’hygiène déplorable et qu’il n’y avait pas assez de lits et de matelas. Seul le centre de détention no 1 de Moscou (centre modèle montré aux journalistes) avait des conditions de détention meilleures, même s’il était également surpeuplé (voir annexe, § 13).

56. M. Azarov, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, a indiqué qu’il était responsable des 8 centres de détention de Moscou et qu’il les avait tous visités : les conditions de détention y étaient les mêmes pour tous les étrangers, à savoir de grandes cellules d’environ 50 m2, avec des lits, des toilettes séparées, l’eau courante et des repas chauds servis 3 fois par jour (voir annexe, § 15). D’autres témoins russes ont indiqué qu’il n’y a jamais eu de plainte ni de la part du Consul de Géorgie ni de la part des ressortissants géorgiens quant aux conditions de détention.

d. Conditions d’expulsion

57. Les témoins géorgiens ont déclaré avoir été transportés par bus avec d’autres ressortissants géorgiens accompagnés par des officiers des forces spéciales de police russes (OMON) vers divers aéroports de Moscou d’où ils ont été expulsés par avion vers Tbilissi. Ils ont évoqué des humiliations de la part des officiers OMON, notamment d’avoir été contraint de payer dans les bus pour pouvoir assouvir un besoin naturel ou fumer ou emmener leurs effets personnels (dépositions des témoins nos 3, 4, 5 et 7 – voir annexe, §§ 7, 8, 9 et 11), et par la suite d’avoir dû marcher ou même courir les mains derrière le dos en direction de l’avion dans des corridors humains formés par les officiers OMON. Les premiers ressortissants géorgiens expulsés ont été transportés dans un avion-cargo (le 6 octobre 2006) et les suivants dans des avions de ligne (les 10, 11 et 17 octobre 2006). Si les conditions de transport dans l’avion de ligne étaient correctes, celles dans l’avion-cargo étaient très rudimentaires : les témoins géorgiens ont indiqué qu’il y avait deux rangées de bancs où étaient assis les femmes et les enfants (une vingtaine environ), les hommes étaient assis par terre ou devaient rester debout, et il y avait une sorte de bac qui faisait office de toilettes et qui circulait entre les rangées. L’estimation du nombre de passagers géorgiens dans les avions varie entre 80 et 150.

58. M. Kondratyev, inspecteur de la division des mesures de « check‑out » no 2, département du contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, a indiqué que les avions-cargo ressemblaient à des avions de ligne avec un peu moins de confort : en tout cas ils étaient équipés de sièges ou de bancs avec des ceintures de sécurité, de l’eau et de la nourriture étaient servis à bord, et il y avait des toilettes fixées au sol. Il a lui-même accompagné le vol de l’avion‑cargo le 6 octobre 2006, a expliqué que le vol a duré environ 3 heures, qu’il y avait environ 150 passagers à bord et qu’ils ne se sont pas plaints des conditions de transport, mais ont au contraire remercié les membres de son service à l’arrivée à Tbilissi. Au retour, le même avion a embarqué des ressortissants russes de Géorgie vers la Fédération de Russie.

59. M. Azarov, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque des faits, était présent aux aéroports de Zhukovskoe et de Domodedovo et est monté à bord de deux avions transportant des ressortissants géorgiens expulsés vers la Géorgie. Il a précisé que les avions étaient équipés de sièges et de bancs, et que de l’eau et des gâteaux secs étaient servis à bord.

60. M. Shevchenko, chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations à l’époque des faits, a déclaré qu’il était présent à l’aéroport lorsque les ressortissants géorgiens ont été expulsés et a souligné qu’il n’y avait pas eu de limitations de bagage, qu’au contraire ils avaient leurs effets personnels sur eux et que les médias étaient présents. Par la suite, dans une lettre de remerciement adressée par le Consul de Géorgie au directeur du service fédéral des migrations de la ville de Derbent (Dagestan), celui-ci aurait félicité les autorités russes pour la bonne collaboration lors des procédures d’expulsion et n’aurait pas déposé de réclamation.

e. Situation en Géorgie après l’expulsion

61. Les témoins géorgiens ont souligné qu’ils étaient soulagés d’être de nouveau en Géorgie et qu’ils n’envisageaient pas de faire appel des décisions d’expulsion auprès du Consulat ou de l’Ambassade de la Fédération de Russie à Tbilissi. De toute façon, lors des procédures devant les tribunaux en Fédération de Russie, aussi bien les juges que les officiers de police leur auraient dit à plusieurs reprises que cela ne servait à rien car il existait un ordre venu d’en haut d’expulser les ressortissants géorgiens. Certains ont également évoqué les obstacles pratiques tels que la fermeture du Consulat russe à Tbilissi, d’autres ont parlé de longues files d’attente devant ce Consulat.

62. M. Vasilyev, Consul de la Fédération de Russie en Géorgie à l’époque des faits, a indiqué qu’après le rapatriement fin septembre 2006 d’une partie du personnel diplomatique de l’Ambassade et du Consulat de Tbilissi vers la Fédération de Russie, ceux-ci continuaient de fonctionner normalement, aux heures d’ouverture habituelles (9h – 16h), avec un effectif réduit de 15 personnes (diplomates et personnel administratif) à l’Ambassade et 3 diplomates au Consulat. Les ressortissants géorgiens auraient donc pu déposer des recours ou des plaintes, personnellement ou par le biais du ministère des affaires étrangères de Géorgie et qui auraient été transmis aux autorités compétentes en Fédération de Russie, mais aucun recours ni aucune plainte n’ont été déposés. Après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, à compter de mars 2009, la Fédération de Russie a gardé une antenne à l’ambassade suisse en Géorgie et la Géorgie a également gardé une antenne à l’ambassade suisse en Fédération de Russie et on aurait pu s’y adresser aux diplomates respectifs des deux pays (voir annexe, § 24). Dans sa lettre du 15 avril 2011, le gouvernement défendeur a confirmé que suite à l’évacuation d’une partie de son personnel diplomatique fin septembre 2006, 10 membres du personnel diplomatique ont continué à travailler à l’Ambassade russe de Tbilissi et 3 au Consulat.

D. Déroulement des événements litigieux selon différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales

1. Vue d’ensemble

63. La commission de suivi de l’APCE évoque une « campagne de persécution sélective et intentionnelle fondée sur l’appartenance ethnique, campagne manifestement contraire à l’esprit de l’article 14 et du Protocole no 12 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) (...) où ce groupe est très clairement la cible d’opérations spéciales de la milice destinées à traquer ses membres dans les rues, sur les marchés ou dans les lieux stratégiques (Consulat de Géorgie à Moscou, Eglise orthodoxe géorgienne) (...) » (rapport APCE, §§ 52-53).

64. Des organisations non gouvernementales mentionnent des « opérations massives de contrôle et de répression dirigées contre les Géorgiens de Moscou et des autres villes russes » (rapport FIDH, point II « la campagne anti-géorgienne de l’automne 2006 », p. 20). Les ressortissants géorgiens ainsi que les personnes « d’origine géorgienne » (« ethnic Georgians ») auraient été victimes d’une politique délibérée de détention et d’expulsion à leur encontre (rapport HRW, p. 1).

65. HRW cite les propos de Mme Ella Pamfilova, Présidente du conseil auprès du Président de la Fédération de Russie pour la promotion des institutions de la société civile et les droits de l’homme (organisme d’État chargé de conseiller le Président sur toutes les questions se rapportant à la société civile et aux droits de l’homme) à l’époque des faits, qui s’est exprimée ainsi : « les mesures légales et administratives prises [à l’encontre des Géorgiens] ne sont pas fondées : des commerces employant des personnes d’origine géorgienne sont fermés, des visas et des attestations d’enregistrement obtenus de manière légale par des citoyens géorgiens sont annulés, les personnes sont détenues de manière illégale et [expulsées] de Russie » (déclaration du 8 novembre 2006, p. 30 du rapport).

66. Mme Svetlana Gannushkina, membre de ce même conseil auprès du Président de la Fédération de Russie, chef du réseau « migration et droit » et Présidente du comité d’assistance civique et membre du conseil d’administration du centre pour les droits de l’homme « Memorial » à l’époque des faits, a notamment déclaré en 2006 qu’il y a eu une « persécution organisée de ressortissants géorgiens ». Elle a estimé qu’un tel « harcèlement d’un groupe spécifique de personnes constituait une forme inacceptable de discrimination et ne saurait en aucun cas être considéré comme une méthode légale pour combattre l’immigration illégale » (discours au Parlement Européen du 21 novembre 2006).

67. D’autres institutions européennes ont également exprimé leur préoccupation quant au grand nombre de Géorgiens expulsés et invité les autorités russes à abroger toutes les mesures prises à l’encontre des ressortissants géorgiens résidant sur son territoire (discours du 25 octobre 2006 de Mme Ferrero-Waldner, membre de la Commission Européenne chargée des relations extérieures et de la politique européenne de voisinage ; proposition de résolution commune du 6 mars 2007 du Parlement Européen sur la situation en Ossétie du Sud, points I. et 11 et 12 ; déclaration du 15 décembre 2006 de la Commission Européenne contre le Racisme et l’Intolérance (ECRI)).

2. Arrestation, détention et expulsion des ressortissants géorgiens

a. Conditions d’arrestation et procédures devant les tribunaux

68. La commission de suivi de l’APCE indique que la « routine des expulsions » suivait le même schéma dans l’ensemble du pays : « les Géorgiens arrêtés dans la rue sous prétexte d’un contrôle de papiers étaient mis en détention, que leurs papiers soient en règle ou non, et conduits aux postes de la milice où ils étaient rassemblés en grands groupes puis envoyés devant les tribunaux, dans lesquels des sanctions administratives et des décisions d’expulsion du territoire russe étaient prononcées à leur égard, conformément à des accords préalables avec les tribunaux, sans avocats ni examen des circonstances de l’espèce, au cours d’une procédure qui durait de 2 à 10 minutes. Souvent, les personnes concernées par ces mesures n’étaient même pas admises dans la salle d’audience, et les détenus restaient dans les couloirs, voire dans les voitures qui les avaient conduits au tribunal » (rapport APCE, § 59).

69. Cette description rejoint celle de la FIDH et de HRW (rapport FIDH, pp. 23-26 sous II-2/ « Déroulement de la crise et type de persécutions » a) « Opérations de contrôle et d’arrestations », b) « Déni de justice flagrant et détournement des procédures », et rapport HRW, pp. 40-53 sous « Arbitrary and illegal detention and expulsion of Georgians »).

70. Ainsi HRW énonce notamment que « si l’expulsion de beaucoup d’entre eux [des ressortissants géorgiens] se fonde techniquement sur une décision judiciaire, la façon dont ces décisions judiciaires ont été prises (certains à l’issue de procès collectifs), le défaut de représentation et l’impossibilité de préparer correctement les moyens de défense pour contester l’expulsion, ainsi que l’impossibilité pour beaucoup des personnes concernées d’interjeter appel, montrent que la Russie n’a en l’occurrence pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu de la CEDH » (rapport HRW, p. 13).

71. Quant à la FIDH, elle indique que « les personnes appréhendées ont été emmenées par groupes devant les tribunaux qui en quelques minutes ont prononcé l’expulsion hors de la Russie, précédé par une mise en détention dans un centre de détention provisoire pour citoyens étrangers (TsVSIG), et ce quelles que soient les conditions ou la situation de famille de la personne » (rapport FIDH, p. 25).

Elle ajoute qu’une avocate de l’association russe « Assistance civique » « a été témoin à plusieurs reprises des irrégularités massives du fonctionnement de la justice au cours de cette campagne : non seulement, les personnes arrêtées n’avaient pas droit à un avocat, mais ont été amenées le plus souvent par groupes devant les tribunaux par les policiers. Là, les juges prenaient à la chaîne, et le plus souvent en dehors de la présence des intéressés des décisions d’expulsion, sans même s’intéresser aux circonstances de chaque affaire. Ces avis d’expulsion étaient présentés aux personnes interpellées, beaucoup signaient en pensant signer une amende puisque celles-ci font partie de la panoplie des sanctions administratives possibles pour infraction à la législation sur le séjour. À plusieurs reprises, les intéressés se sont vus décourager à l’avance de faire appel de la décision, au motif que « ce serait pire ». Dans certains cas, les « accords » ont été signés à la place des intéressés » (rapport FIDH, p. 26).

Elle précise également que « plusieurs éléments indiquent une collusion entre autorités policières et judiciaires, qui établit que cette politique a été élaborée à l’avance : - À Moscou, la collusion entre la police et les juges peut être indiquée par le fait que ces derniers n’avaient convoqué aucune autre affaire pour les heures où la police leur amenait des Géorgiens. Ils ont été arrêtés à 9 heures du matin et présenté en groupe à 10 h devant les tribunaux. Les juges ont rendu plus de décisions en quelques jours que d’ordinaire en 6 mois » (rapport FIDH, p. 26).

b. Conditions de détention et d’expulsion

72. Quant aux conditions de détention et d’expulsion, la commission de suivi de l’APCE se réfère aux témoins entendus par elle dans le cadre de la mission des co-rapporteurs et qui ont parlé de « surpeuplement », de conditions de détention « insupportables » et « inhumaines ». Ils auraient été non seulement privés d’assistance médicale, mais aussi de toute possibilité de satisfaire leurs besoins primaires.

Cette situation aurait entraîné le décès d’un citoyen géorgien de 48 ans, Tengiz Togonidze, qui selon les témoins, souffrait d’asthme ; ayant été détenu deux semaines sans assistance médicale ni possibilité de sortir à l’air frais, il serait décédé après plusieurs heures de transport entre le centre de détention de Saint-Pétersbourg et l’aéroport international Domodedovo de Moscou le 17 octobre 2006. Le chef adjoint du service fédéral des migrations, M. Turkin, à l’époque des faits, aurait affirmé que le centre de détention en question était en cours de fermeture. La commission de suivi évoque également le cas d’une deuxième ressortissante géorgienne, Manana Jabelia, âgée de 52 ans, qui serait décédée le 2 décembre 2006 dans le centre de détention no 2 de Moscou, après deux mois d’assistance médicale inadéquate et après s’être vue refuser une aide médicale d’urgence (rapport APCE, § 60).

Enfin, la commission de suivi mentionne les conditions de transport des ressortissants géorgiens dans l’avion-cargo au début du mois d’octobre 2006 ; ce mode de transport aurait violé les normes de l’Organisation Internationale de l’Aviation et constitué un danger de mort pour les passagers (rapport APCE, § 57).

73. La FIDH précise qu’on « compte huit centres de détention provisoire pour étrangers (TsVSIG) à Moscou et dans les environs, qui sont dans leur majorité d’anciennes cellules de dégrisement transformées. Les centres no 1 (quartier Novoslobodskaïa), no 2 (à Peredelkino) et no 8 (à Mnevniki) ont été visités par des collaborateurs du Comité « Assistance Civique ». Devant celui de la Dimitrovskoe Chaussée, on pouvait voir une file de voitures de police des routes de près de deux kilomètres qui attendaient pour déposer les personnes arrêtées dans un centre prévu pour 320 personnes environ. Des personnes détenues ont témoigné qu’il y avait 16 personnes au lieu de 8 par cellule, et que les rations de nourriture n’avaient pas été augmentées. Par ailleurs, il y avait tellement de monde que les TsVSIG n’avaient même pas le temps d’établir les documents pour les libérations ». La FIDH fait également état de quatre cas de décès en détention ou pendant le transport avant expulsion (rapport FIDH, pp. 26-27 sous c) « Conditions de détention et décès en détention »).

74. HRW relate des faits similaires et fait également état de quatre cas de décès en détention (rapport HRW, pp. 53-57 sous « Deaths of Georgians in custody », et pp. 57-63 sous « Inhuman and degrading treatment »).

Sur le premier point, HRW évoque aussi le cas de M. Togonidze ainsi que celui de Mme Jabelia, qui auraient été soumis à des conditions de détention très dures et n’auraient pas bénéficié de l’assistance médicale nécessaire, ce qui aurait entraîné leur décès. Le cas de deux autres ressortissants géorgiens qui seraient décédés en détention est également mentionné. De plus, les autorités russes n’auraient pas entrepris d’investigations suffisantes suite à ces décès alors qu’ils en ont l’obligation en vertu de l’article 2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.

Sur le second point, HRW indique que de nombreux ressortissants géorgiens ont été soumis à des traitements inhumains et dégradants en raison des mauvaises conditions de détention et d’expulsion (cellules surpeuplées, manque d’eau et de nourriture, et transport de plus d’une centaine de ressortissants géorgiens par avion-cargo).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Lois règlementant l’immigration et situation particulière des ressortissants géorgiens

75. L’entrée et le séjour des immigrés sont régis par deux lois, la loi fédérale no 115-FZ du 25 juillet 2002 sur le statut juridique des ressortissants étrangers dans la Fédération de Russie et la loi fédérale no 109-FZ du 18 juillet 2006 sur le contrôle migratoire des ressortissants étrangers et des apatrides dans la Fédération de Russie.

Depuis l’entrée en vigueur le 29 octobre 2002 de la loi sur le statut juridique des ressortissants étrangers, tous les citoyens de la CEI - y compris les ressortissants géorgiens - sont tenus de régulariser leur situation en sollicitant l’attribution d’un titre de séjour, alors qu’auparavant ils résidaient légalement sur le territoire russe. En vertu des articles 20 et 21 de cette loi, ils doivent également déposer une demande d’enregistrement auprès des bureaux locaux du service fédéral russe des migrations pour obtenir une attestation d’enregistrement indiquant leur lieu de résidence. S’ils souhaitent exercer une activité professionnelle, ils sont tenus d’obtenir un permis de travail ainsi qu’une carte de travailleur migrant, conformément à l’article 13 de cette loi. Un visa d’affaires (« business visa » - « деловая ») à durée variable est accordé à un ressortissant étranger qui souhaite participer à un séminaire ou qui dispose de contacts commerciaux en Fédération de Russie, mais ne permet pas d’y travailler légalement.

Par ailleurs, à compter du 5 décembre 2000, suite à la dénonciation de l’accord de Bishkek du 9 octobre 1992 sur l’absence d’obligation de visas pour les citoyens de plusieurs États membres de la CEI dont la Géorgie, tous les ressortissants géorgiens doivent faire une demande de visa pour entrer sur le territoire russe.

B. Position de différentes organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales

76. La commission de suivi de l’APCE, la FIDH ainsi que la Commission Européenne contre le Racisme et l’Intolérance (ECRI) ont souligné l’absence de dispositions transitoires de la loi du 25 juillet 2002 sur le statut juridique des ressortissants étrangers dans la Fédération de Russie, ainsi que la complexité des procédures d’obtention des autorisations de séjour, attestations d’enregistrement et permis de travail qui fragilisent les migrants (voir le rapport APCE, § 54, le rapport FIDH, pp. 12-13, qui se réfère également aux conclusions du 2 juin 2003 du Comité sur l’Élimination de la Discrimination Raciale de l’ONU (CERD), CERD/C/62CO/7, et le troisième rapport de l’ECRI du 16 décembre 2005 sur la Fédération de Russie, ECRI (2006) 21).

C. Procédure en matière d’expulsion administrative

77. Tout ressortissant étranger qui enfreint la réglementation en matière d’immigration de la Fédération de Russie (articles 18.8, 18.10 et 18.11 du code des infractions administratives) est passible de sanctions administratives et risque d’être expulsé (article 3.2). Toute décision se rapportant à une accusation de nature administrative pouvant aboutir à l’expulsion de la Fédération de Russie est prise par un juge d’une juridiction ordinaire (article 23.1 § 3). Elle est susceptible de recours devant un tribunal ou une juridiction supérieure dans un délai de dix jours (article 30.1 § 1, 30.2 § 2 et 30.3 § 1). Ce délai peut être prorogé à la demande de l’auteur du recours (article 30.3 § 2). L’appel interjeté contre une décision d’expulsion administrative est examiné dans un délai d’un jour suivant le dépôt de l’acte d’appel (article 30.5 § 3), est exonéré de droits et a un caractère suspensif (articles 31.1, 31.2 § 2, et 31.3 §§ 1, 2 et 3). Enfin, le ressortissant étranger peut également former un recours contre une décision d’expulsion administrative devenue exécutoire devant les juridictions de révision (arrêts de la Cour constitutionnelle des 22 avril 2004 et 12 avril 2005 portant sur la constitutionnalité des articles 30.11 §§ 1, 2 et 3 du code des infractions administratives).

III. LES DEMANDES DES PARTIES

A. Gouvernement requérant

78. Le gouvernement requérant invite la Cour à dire :

« I. En ce qui concerne la recevabilité :

a. que ses griefs sont recevables en raison de l’inapplicabilité de la règle de l’épuisement des voies de recours à la présente procédure. L’inapplicabilité de cette règle s’explique par le fait que les violations alléguées s’inscrivent dans un ensemble d’actes incompatibles avec la Convention, officiellement tolérés par les autorités russes, et relevant donc d’une pratique administrative.

b. Subsidiairement, que ses griefs sont recevables en raison de l’inapplicabilité de la règle de l’épuisement des voies de recours à la présente procédure due au fait que les recours internes disponibles en Fédération de Russie n’étaient ni effectifs ni accessibles au sens de la Convention et qu’il existait des circonstances particulières dispensant les ressortissants géorgiens et les personnes d’origine géorgienne de les épuiser.

c. Que la requête a été introduite dans le délai de six mois prévu par la Convention.

II. En ce qui concerne le fond : que la Fédération de Russie a violé les articles 3, 5, 8, 13, 14, 18 [et 38] de la Convention, les articles 1 et 2 du Protocole no 1, l’article 4 du Protocole no 4 et l’article 1 du Protocole no 7.

III. En ce qui concerne la réparation : que l’État requérant a droit à une satisfaction équitable pour ces violations, qui doivent faire l’objet de mesures de réparation et d’indemnisation au profit de la partie lésée. »

79. Sur le dernier point il précise qu’il convient « d’accorder une satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention, à savoir une indemnisation, une réparation et une restitutio in integrum, plus les frais et dépens et toute autre compensation à préciser, pour couvrir les dommages matériels et moraux subis par les parties lésées à raison des violations constatées ainsi que les frais encourus dans le cadre de la présente procédure. »

80. À l’audience sur la recevabilité, le gouvernement requérant a explicitement indiqué que les situations individuelles qu’il a exposées dans sa requête et que les témoins géorgiens ont évoquées lors de leur audition ne sont là que pour illustrer l’existence d’une pratique administrative. Par ailleurs, vingt-trois requérants géorgiens (dont trois entendus au cours de l’audition de témoins) ont également déposé des requêtes individuelles devant la Cour.

B. Gouvernement défendeur

81. Le gouvernement défendeur, quant à lui, considère que

« l’audition des témoins par une délégation de juges de la Grande chambre confirme entièrement la position adoptée par les autorités de la Fédération de Russie qui estiment que la requête Géorgie c. Russie (I) alléguant la violation des articles 3, 5, 8, 13, 14 et 18 de la Convention, des articles 1 et 2 du Protocole no 1, de l’article 4 du Protocole no 4 et de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention est dépourvue de fondement. En effet, l’audition des témoins n’a pas apporté la preuve qu’à l’époque des faits les autorités russes se seraient livrées à des pratiques administratives et auraient procédé à l’expulsion collective de ressortissants géorgiens.

L’audition des témoins a permis d’étayer objectivement les arguments des autorités de la Fédération de Russie selon lesquelles il existe, en Russie, des voies de recours internes effectives que les témoins visés par une mesure d’expulsion administrative du territoire russe, comme les autres ressortissants géorgiens, alléguant une violation de leurs droits par les autorités russes à l’époque des faits, se devaient d’épuiser avant de saisir la Cour. En conséquence et au vu de la décision sur la recevabilité rendue le 30 juin 2009 dans l’affaire interétatique Géorgie c. Russie (I), laquelle décision a joint au fond la question relative au respect du délai de six mois ainsi que celle relative à l’épuisement des voies de recours internes, la Fédération de Russie estime que la Cour ne peut connaître du fond de l’affaire (voir l’arrêt de la Cour Markine c. Russie, no 59502/00, 30 mars 2006) ».

EN DROIT

I. ÉTABLISSEMENT DES FAITS ET PRINCIPES D’APPRÉCIATION DES PREUVES

82. Avant de procéder à l’examen sur le fond et à l’appréciation des preuves sous l’angle de chaque grief, la Cour va énoncer l’ensemble des preuves écrites et orales sur lesquelles elle s’est appuyée ainsi que les principes d’appréciation qu’elle va appliquer.

A. Établissement des faits

83. Afin d’établir les faits, la Cour s’est fondée sur les observations des parties et les nombreux documents soumis par celles-ci ainsi que sur les dépositions des témoins entendus à Strasbourg.

84. Elle s’est également appuyée sur les rapports d’organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales tels que la commission de suivi de l’APCE, HRW, la FIDH, ainsi que sur le rapport annuel de 2006 du Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie (ombudsman russe). Certains des documents soumis par le gouvernement requérant se retrouvent également dans ces rapports.

1. Preuves documentaires supplémentaires

85. De plus, par des lettres des 28 juin 2010 et 8 mars 2011 ainsi qu’au cours de l’audition de témoins, la Cour a demandé au gouvernement défendeur de produire les documents supplémentaires suivants :

. les statistiques mensuelles des expulsions des ressortissants géorgiens au cours des années 2006 et 2007 afin de disposer d’éléments de comparaison entre les expulsions avant et après le mois d’octobre 2006, au cours duquel auraient débuté les arrestations et expulsions massives de ressortissants géorgiens ; le gouvernement défendeur a indiqué qu’il ne disposait que de statistiques annuelles et semestrielles qu’il a soumises à la Cour ;

. les deux circulaires nos 0215 et 849 de fin septembre 2006 émises respectivement par le département central des affaires internes de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad et le ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie et auxquelles se réfèrent les documents soumis par le gouvernement requérant ; le gouvernement défendeur conteste l’authenticité de ces derniers et indique qu’il ne peut soumettre les circulaires en question car elles sont classées « secret d’État » (paragraphe 32 ci-dessus) ;

. les dossiers des poursuites disciplinaires engagées contre les fonctionnaires russes qui avaient envoyé des demandes de production de listes d’élèves géorgiens à différentes écoles russes ; le gouvernement défendeur a soumis la copie de plusieurs documents indiquant que les fonctionnaires en question avaient fait l’objet de sanctions disciplinaires ;

. les statistiques relatives au nombre des décisions rendues en appel par les juridictions russes contre les décisions d’expulsion de ressortissants géorgiens au cours de la période litigieuse (octobre 2006 à janvier 2007) ; dans sa lettre en réponse du 15 avril 2011, le gouvernement défendeur a de nouveau indiqué qu’il ne disposait pas de statistiques mensuelles relatives aux expulsions de ressortissants géorgiens (la nationalité des personnes ayant commis des infractions administratives ne figurant pas dans les statistiques des juridictions ordinaires et une base de données électronique pour toute la Fédération de Russie n’existant que depuis 2010), mais qu’il pouvait néanmoins fournir des indications recueillies manuellement pour la période concernée auprès de juridictions de 18 régions de la Fédération de Russie en soumettant à la Cour la copie de 86 décisions d’appel. Il convient de relever que seules 42 parmi ces décisions concernent des ressortissants géorgiens expulsés au cours de la période litigieuse, dont 21 ont annulé les décisions des tribunaux de première instance. De plus, sur les 86 décisions d’appel soumises à la Cour, seules 8 concernaient la ville de Moscou et 17 la ville de Saint-Pétersbourg, alors que la majorité d’expulsions de ressortissants géorgiens se sont déroulées dans ces deux villes. Enfin, 1 décision d’appel sur les 8 concernant Moscou et 12 décisions d’appel sur les 17 concernant Saint-Pétersbourg portaient sur des renvois aux autorités administratives au motif que les policiers avaient directement emmené les ressortissants géorgiens devant les tribunaux sans passer par le service fédéral des migrations comme le prévoyait la loi.

2. Audition de témoins

86. Durant la semaine du 31 janvier au 4 février 2011, la délégation de juges de la Grande Chambre a entendu en tout vingt et un témoins, dont neuf ont été proposés par le gouvernement requérant, dix par le gouvernement défendeur et deux choisis par la délégation.

87. Les neuf témoins proposés par le gouvernement requérant (à l’exception du témoin no 8, épouse de feu M. Togonidze, et qui a été un témoin « indirect » des événements, ainsi que de M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits) sont des ressortissants géorgiens qui ont été arrêtés, détenus et expulsés par les autorités russes. Leurs témoignages ont porté sur les conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion à l’automne 2006.

88. Les dix témoins proposés par le gouvernement défendeur sont des fonctionnaires de la Fédération de Russie, dont les témoignages ont notamment porté sur les conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens, sur les données statistiques ainsi que sur l’authenticité des instructions du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad et des circulaires auxquelles elles se réfèrent.

89. Les deux témoins choisis par la Cour sont M. Eörsi, rapporteur de la commission de suivi de l’APCE à l’époque des faits, ainsi que M. Tugushi, fonctionnaire chargé des droits de l’homme auprès de la mission de l’OSCE en Géorgie à l’époque des faits.

90. La délégation avait également prévu d’entendre d’autres témoins, dont notamment M. Piotrovskiy, chef par intérim du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad à l’époque des faits et signataire présumé de l’instruction du 2 octobre 2006 qui vise à « améliorer l’effectivité de la mise en œuvre de la circulaire nº 0215 du 30.09.2006 » (paragraphe 31 ci-dessus). Or la veille de son audition, le représentant du gouvernement défendeur a indiqué que M. Piotrovskiy avait dû être hospitalisé d’urgence et soumis une attestation d’hospitalisation à cet effet.

91. De plus, la délégation souhaitait entendre M. Lukin, Commissaire aux Droits de l’Homme de la Fédération de Russie à l’époque des faits. Cependant, ce dernier n’a pas répondu à la convocation de la Cour.

92. Enfin, la délégation souhaitait également entendre Mme Pamfilova, Présidente du conseil auprès du Président de la Fédération de Russie pour la promotion des institutions de la société civile et les droits de l’homme dans la Fédération de Russie à l’époque des faits. Or il n’a pas été possible d’entendre Mme Pamfilova comme témoin, étant donné que par une lettre du 15 octobre 2010, le gouvernement défendeur a informé la Cour que Mme Pamfilova n’était plus une fonctionnaire mais une personne privée, et que dès lors il n’était pas en mesure de fournir son adresse à la Cour. À cet égard, il convient de rappeler l’obligation de toute Partie contractante de notifier toute convocation à un témoin résidant sur son territoire (voir l’article A5 § 4, première phrase, de l’annexe au règlement de la Cour).

B. Principes d’appréciation des preuves

93. Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », énoncé par elle dans le cadre de deux affaires interétatiques (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 161, série A no 25, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 113, CEDH 2001‑IV) et qui depuis fait partie de sa jurisprudence constante (voir notamment Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 26, CEDH 2004‑VII et Davydov et autres c. Ukraine, nos 17674/02 et 39081/02, § 158, 1er juillet 2010).

94. Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère en droit pénal. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité au regard du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni aucune formule prédéfinie applicables à leur appréciation. La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité que revêt un constat selon lequel un État contractant a violé des droits fondamentaux (voir notamment Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 147, CEDH 2005-VII, et Mathew c. Pays-Bas, no 24919/03, § 156, CEDH 2005‑IX).

95. Pour établir l’existence d’une pratique administrative, la Cour ne s’inspire pas de l’idée que la charge de la preuve pèse sur l’un des deux gouvernements en cause, mais elle doit plutôt étudier l’ensemble des éléments en sa possession, d’où qu’ils proviennent (Irlande c. Royaume-Uni et Chypre c. Turquie précités, ibidem). De plus, le comportement des parties dans le cadre des efforts entrepris par la Cour pour obtenir des preuves peut également constituer un élément à prendre en compte (Irlande c. Royaume‑Uni, Ilaşcu et autres et Davydov et autres précités, ibidem).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

96. Eu égard au refus persistant du gouvernement défendeur de soumettre à la Cour la copie des deux circulaires nos 0215 et 849 de fin septembre 2006 émises respectivement par le département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad et le ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie (paragraphe 30 ci‑dessus), la Cour estime approprié de débuter l’examen de la présente affaire par une analyse quant au respect par le gouvernement défendeur de son obligation procédurale découlant de l’article 38 de la Convention, ainsi rédigé :

« La Cour examine l’affaire de façon contradictoire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

97. Le gouvernement requérant considère que le gouvernement défendeur n’a pas donné d’explications suffisantes pour justifier son refus de communiquer les circulaires nos 0215 et 849 à la Cour. Se référant à la jurisprudence de la Cour en la matière, il invite celle-ci à en tirer les conclusions favorables à ses allégations et à conclure à la violation de l’article 38 de la Convention.

2. Le gouvernement défendeur

98. Le gouvernement défendeur, quant à lui, indique qu’il n’est pas en mesure de communiquer les circulaires à la Cour au motif que celles-ci sont couvertes par le « secret d’État » et ne peuvent être divulguées. Selon le ministère de l’intérieur de la Fédération de Russie, ces circulaires ne contenaient aucun ordre appelant les organes de la Fédération de Russie à prendre des mesures délibérément attentatoires aux droits des ressortissants géorgiens. À l’audition de témoins, M. Nikishin, chef adjoint du département juridique, ministère de l’intérieur, Moscou, à l’époque de l’audition, a confirmé que l’instruction du 2 octobre 2006 émanant soi‑disant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad était un faux, et que les deux circulaires nos 0215 et 849 (ce dernier étant un télégramme) étaient classées « secret d’État » et qu’elles contenaient une référence à différents groupes criminels nationaux, mais pas de référence sélective à des ressortissants géorgiens. Elles ne pourraient être divulguées car la législation russe l’interdit (voir annexe, § 21).

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

99. La Cour rappelle les principes généraux suivants qu’elle a notamment développés dans le cadre de requêtes individuelles et qu’il convient également d’appliquer aux requêtes interétatiques :

« (...) Il est de la plus haute importance, pour un fonctionnement efficace du système de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention, que les États contractants coopèrent autant que possible pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes. Ils ont ainsi obligation de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour, que celle-ci cherche à établir les faits ou à accomplir ses fonctions d’ordre général afférentes à l’examen des requêtes. Le défaut de communication par un gouvernement, sans justification satisfaisante, d’informations en sa possession peut non seulement amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du requérant, mais aussi avoir des conséquences négatives sur l’appréciation de la mesure dans laquelle l’État défendeur peut passer pour s’être acquitté de ses obligations découlant de l’article 38 de la Convention (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, §§ 253-254, CEDH 2004‑III ; Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66 et 70, CEDH 2000‑VI, et Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 70, CEDH 1999‑IV)

(Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 202, CEDH 2013).

2. Application de ces principes

100. En l’espèce, la Cour relève que par une lettre du 28 juin 2010, elle a invité le gouvernement défendeur à lui communiquer la copie des circulaires nos 0215 et 849 - auxquelles se réfèrent notamment l’instruction no 122721/08 du 2 octobre 2006 émanant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad, l’ordre du 2 octobre 2006 (no 12272/11) du chef de la police par intérim de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad ainsi que la note d’information du 18 octobre 2006 du service fédéral des migrations (paragraphes 30 à 31 ci-dessus) - et qu’elle considère comme des pièces essentielles aux fins de l’établissement des faits en l’espèce.

101. À l’audition de témoins, la délégation de juges a réitéré oralement au représentant du gouvernement défendeur la demande de la Cour d’obtenir la remise de ces deux circulaires en attirant son attention sur les articles 44A‑C (obligation de coopérer avec la Cour) et 33 (publicité des documents) du règlement de la Cour.

102. Par une seconde lettre du 8 mars 2011, la Cour a renouvelé sa demande par écrit et s’est également référée à ces deux articles en rappelant expressément, conformément au libellé de l’article 44C du règlement, que « lorsqu’une partie reste en défaut de produire les preuves ou informations requises par la Cour ou de divulguer de son propre chef des informations pertinentes, ou lorsqu’elle témoigne autrement d’un manque de participation effective à la procédure, la Cour peut tirer de son comportement les conclusions qu’elle juge appropriées ».

103. Le gouvernement défendeur, quant à lui, ne conteste pas l’existence de ces circulaires, mais soutient que son contenu ne correspond pas à celui allégué par le gouvernement requérant, tout en refusant de les soumettre à la Cour au motif qu’elles relèvent du « secret d’État » et que la législation russe l’interdit.

104. Or la Cour rappelle que « dans une affaire où les versions des faits se contredisent, la Cour se trouve inévitablement confrontée à des difficultés propres à toute juridiction de première instance dans l’établissement des faits. Lorsque, comme en l’espèce, le gouvernement défendeur est le seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou de réfuter les allégations du [gouvernement] requérant, son manquement en la matière, sans justification satisfaisante à l’appui, peut permettre de tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations du [gouvernement] requérant » (voir Imakaïeva c. Russie, no 7615/02, § 111, CEDH 2006‑XIII (extraits)).

105. De plus, comme elle l’a déjà indiqué dans des affaires relatives à des documents classés « secret d’État », le gouvernement défendeur ne saurait se fonder sur les dispositions du droit interne pour justifier son refus de communiquer à la Cour une preuve documentaire qu’elle avait requise (voir, mutatis mutandis, Davydov et autres précité, § 170, Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 56, 12 février 2009, et Janowiec et autres précité, § 206).

106. Enfin, en l’espèce, la Cour note que le gouvernement défendeur ne donne pas d’explications précises justifiant la nature secrète des circulaires litigieuses ; or elle a de sérieux doutes quant à cette classification car même s’il s’agissait de documents internes, afin d’être mises en œuvre, ces circulaires devaient être portées à la connaissance d’un grand nombre de fonctionnaires à différents niveaux de l’administration.

107. Or la Cour rappelle que l’un des critères qu’elle a retenu pour apprécier le caractère secret d’un document est le fait qu’il soit connu au‑delà du cercle restreint des services secrets et des plus hauts fonctionnaires de l’État (voir, mutatis mutandis, Nolan et K. précité, § 56, et Janowiec et autres précité, § 206).

108. Même si l’on partait du principe que le gouvernement défendeur avait des intérêts sécuritaires légitimes de ne pas divulguer les circulaires en question, il convient de relever que la Cour avait attiré l’attention de celui-ci sur les possibilités prévues à l’article 33 § 2 du règlement de la Cour d’en restreindre l’accès au public (voir, mutatis mutandis, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, §§ 15-17, 246 et 362, CEDH 2005‑III, où le président de la chambre avait assuré la confidentialité de certains documents présentés par le gouvernement russe).

109. Eu égard à tous ces éléments, la Cour estime que le gouvernement défendeur a failli à son obligation de fournir toutes facilités nécessaires à la Cour afin qu’elle puisse établir les faits de la cause comme le veut l’article 38 de la Convention. Elle en tirera toutes les conclusions qu’elle estime pertinentes quant au bien-fondé des allégations du gouvernement requérant sur le fond.

110. Il y a donc eu violation de l’article 38 de la Convention.

III. SUR L’EXISTENCE ALLÉGUÉE D’UNE PRATIQUE ADMINISTRATIVE ET SUR L’ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES ET LA RÈGLE DES SIX MOIS

111. La Cour rappelle que dans sa décision sur la recevabilité, la chambre a constaté l’existence d’un « commencement de preuve » d’une pratique administrative, mais a renvoyé au fond « l’examen de toutes les autres questions relatives à la portée et à l’existence de cette pratique administrative ainsi que sa compatibilité avec les dispositions de la Convention » ainsi que la question du respect du délai de six mois. Elle a également renvoyé au fond, car étroitement liées à l’existence d’une pratique administrative, « la question de l’application de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et celle de son respect dans les circonstances de l’espèce » (Géorgie c. Russie (I) (déc.), no 13255/07, §§ 44-46 et 50, 30 juin 2009).

A. Pratique administrative et épuisement des voies de recours internes

1. Thèses des parties

a. Pratique administrative

i. Thèse du gouvernement requérant

112. Le gouvernement requérant soutient à titre principal que les deux éléments constitutifs d’une pratique administrative, à savoir la répétition d’actes et la tolérance officielle, étaient présents en l’espèce.

113. Pour ce qui est de la répétition d’actes, les témoins cités par le gouvernement requérant auraient confirmé à la délégation de juges de la Grande Chambre que l’arrestation, la détention et l’expulsion de ressortissants géorgiens de la Fédération de Russie à l’automne 2006 présentaient un caractère organisé. De plus, alors qu’ils n’avaient jamais rencontré de difficultés auparavant, leurs papiers n’étaient soudain plus en règle. Il faudrait y voir une preuve supplémentaire du fait que les actes des autorités russes étaient suffisamment nombreux et bien organisés pour permettre de conclure à un ensemble de violations excluant que celles-ci aient revêtu un caractère exceptionnel et isolé. L’augmentation du nombre de ressortissants géorgiens expulsés à l’automne 2006 par rapport à celui des mois et des années précédents et suivants illustrerait de manière flagrante l’existence d’une pratique administrative. Celle-ci serait également corroborée par le fait que le gouvernement défendeur n’aurait pas contesté la suspension des services postaux avec la Géorgie, et que l’Assemblée fédérale (parlement bicaméral) de la Fédération de Russie aurait durci les mesures réprimant les infractions au droit de l’immigration le 5 novembre 2006. Enfin, le gouvernement requérant invoque les rapports de plusieurs organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (dont notamment celui de HRW) et de médias qui auraient fait état du problème du racisme et de la xénophobie en Fédération de Russie de manière générale, ainsi que de la politique anti-géorgienne qui s’est manifestée à l’automne 2006.

114. Pour ce qui est de la tolérance officielle, le gouvernement requérant se réfère notamment au rapport de HRW qui aurait indiqué que les niveaux inférieurs et supérieurs de l’administration russe avaient travaillé ensemble pour mener à bien des expulsions massives de ressortissants géorgiens. Le rapport invoquerait la multiplication des contrôles des personnes d’origine géorgienne par la police et ferait surtout état d’instructions émanant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad faisant obligation à la police, au service fédéral des migrations et aux tribunaux de prendre les mesures nécessaires pour identifier et expulser les ressortissants géorgiens. De plus, les déclarations des victimes ainsi que les rapports des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales et de médias prouveraient l’existence des instructions se basant sur les circulaires nos 0215 et 849 ainsi que le contenu de ces circulaires. Le gouvernement requérant se réfère en particulier au rapport annuel de 2006 du Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie. Enfin, des demandes de communiquer la liste des élèves géorgiens afin de pouvoir identifier leurs parents avaient été adressées par des fonctionnaires russes à plusieurs écoles de la Fédération de Russie ; or le fait que les auteurs de ces demandes, qui constituaient clairement des infractions, n’auraient pas été dûment sanctionnés constituerait une preuve supplémentaire de la politique discriminatoire menée à l’encontre de ressortissants géorgiens à l’automne 2006.

ii. Thèse du gouvernement défendeur

115. Le gouvernement défendeur conteste ces allégations. D’après lui, l’audition de témoins par la délégation de juges de la Grande Chambre n’aurait apporté aucune preuve de nature à confirmer les affirmations des autorités géorgiennes selon lesquelles la Fédération de Russie aurait, en réponse à l’arrestation d’officiers russes accusés d’espionnage, organisé et autorisé le harcèlement des ressortissants géorgiens et aurait procédé à des arrestations et des expulsions collectives massives de ces derniers en violation de la loi.

116. Le gouvernement défendeur soutient que la mise en jeu de la responsabilité des ressortissants géorgiens pour infraction administrative et les mesures d’expulsion du territoire russe prises à leur encontre ont été conformes à la loi et poursuivaient un objectif légitime, et qu’elles n’étaient en rien liées à ou motivées par l’origine ethnique ou la nationalité des ressortissants géorgiens. Vis-à-vis de ces derniers, les autorités russes ne se seraient livrées à aucune pratique administrative et n’auraient opéré aucune expulsion collective au sens de la Convention.

117. Il considère en particulier que le gouvernement requérant ne soumet aucune preuve du caractère authentique des instructions émanant du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad - dont celle du 2 octobre 2006 signée par M. Piotrovskiy et dont une « soi-disant » copie figurerait notamment en annexe au rapport APCE, HRW et dans le rapport du Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie - évoquant une coordination de la politique d’expulsion entre les autorités administratives et judiciaires visant spécifiquement les ressortissants géorgiens. L’évocation même d’une telle coordination serait particulièrement absurde, car les tribunaux russes sont indépendants du pouvoir exécutif. De plus, lors de l’audition de témoins les fonctionnaires russes auraient confirmé qu’il n’y a jamais eu de telles instructions. Il en irait de même pour l’ordre du 2 octobre 2006 du chef de la police par intérim de Saint‑Pétersbourg et de la région de Leningrad et la note d’information du 18 octobre 2006 du service fédéral des migrations. Les seules instructions auxquelles les fonctionnaires russes auraient fait référence étaient celles émanant du Procureur Général adjoint et qui avait demandé à tous les procureurs de renforcer leur contrôle afin de garantir le respect des droits et libertés des ressortissants de la CEI (paragraphe 38 ci-dessus). Quant aux circulaires nos 0215 et 849 sur lesquelles seraient basées lesdites instructions ainsi que l’ordre et la note d’information, le gouvernement défendeur conteste leur contenu tel qu’allégué par le gouvernement requérant.

118. Par ailleurs, les fonctionnaires russes qui avaient demandé de produire des listes d’élèves géorgiens à des écoles en Fédération de Russie auraient été des cas isolés (il n’y aurait eu que 4 demandes en tout pour 2 entités administratives) et auraient été dûment sanctionnés, ce qui aurait été confirmé lors de l’audition de témoins.

119. Le gouvernement défendeur conteste également les données statistiques soumises par le gouvernement requérant, et estime qu’aucune statistique officielle ne permet d’étayer les affirmations des autorités géorgiennes avançant à l’appui de cette « campagne anti-géorgienne » l’expulsion massive sans précédent de ressortissants géorgiens au cours de la période considérée. D’une manière générale, il conteste la pertinence des informations figurant dans certains rapports dont notamment celui de HRW et de la commission de suivi de l’APCE, qui seraient fondées en grande partie sur les déclarations des autorités géorgiennes ou de ressortissants géorgiens et ne seraient pas corroborées par des documents ou autres moyens de preuve recevables. On ne saurait dès lors s’appuyer sur lesdits rapports pour conclure à l’existence de graves violations de la part du gouvernement défendeur.

b. Épuisement des voies de recours internes

i. Thèse du gouvernement requérant

120. À titre subsidiaire et au cas où la règle de l’épuisement des voies de recours internes devait s’appliquer en l’espèce, le gouvernement requérant considère que les voies de recours évoquées par le gouvernement défendeur étaient inefficaces et inaccessibles dans le contexte spécifique de l’affaire. Par ailleurs, le contexte général de la campagne anti-géorgienne menée par les autorités russes entraînant des violations massives des droits de l’homme aurait dispensé les ressortissants géorgiens d’exercer ces voies de recours.

En particulier, alors qu’ils étaient encore en Fédération de Russie, les ressortissants géorgiens n’auraient pas fait appel des décisions d’expulsion, car ils n’auraient pas été informés de cette possibilité et auraient même parfois été forcés par les fonctionnaires russes de signer des formulaires par lesquels ils renonçaient à le faire ; par la suite, une fois qu’ils avaient été expulsés, ils n’auraient plus eu la possibilité d’exercer ces recours, car tous les moyens de communication entre les deux États auraient été fermés et il n’aurait été possible ni de passer par le Consulat de Géorgie en Fédération de Russie ni par celui de la Fédération de Russie en Géorgie. De plus, les décisions d’expulsion rendues auraient été subjectives et auraient méconnu les règles du code russe des infractions administratives qui prévoient que ces décisions ne peuvent être exécutées avant la fin de la procédure d’appel dont la durée est de 11 jours au maximum (paragraphe 77 ci-dessus). Enfin, les lacunes existant dans les décisions soumises par le gouvernement défendeur dans sa lettre du 15 avril 2011 (paragraphe 85 in fine ci-dessus) confirmeraient l’ineffectivité des voies de recours internes à l’époque des faits.

ii. Thèse du gouvernement défendeur

121. Le gouvernement défendeur estime qu’il ressort de l’audition de témoins que tous les ressortissants géorgiens cités par le gouvernement requérant étaient en situation irrégulière en Fédération de Russie et qu’ils avaient eu la possibilité d’utiliser les voies de recours internes contre les décisions d’expulsion qui sont accessibles et effectives. En effet, ils auraient bénéficié d’une possibilité réelle, avant la mise en œuvre de leur expulsion, d’interjeter appel ou de faire un recours en révision ou en cassation contre les décisions de justice prises à leur encontre. Dans leur lettre du 15 avril 2011 adressée à la Cour en réponse à la demande de celle-ci, les autorités russes auraient transmis un exposé détaillé des garanties légales qu’offre la législation russe afin de faire jouer la protection juridictionnelle dans le cas de telles violations ainsi qu’une liste d’exemples de décisions de juridictions russes ayant statué en appel sur des recours de ressortissants géorgiens. Ces renseignements seraient parfaitement cohérents avec les données statistiques concernant le nombre de ressortissants géorgiens expulsés de Russie ainsi qu’avec les déclarations des autorités russes affirmant n’avoir jamais mené de « campagne anti-géorgienne » à l’époque des faits ni procédé à l’expulsion collective de ces ressortissants. Les ressortissants géorgiens auraient également eu la possibilité de s’adresser au parquet qui était habilité en vertu de la législation russe à déposer des recours (протест) en cassation ou en révision.

2. Appréciation de la Cour

a. Principes généraux

122. La Cour rappelle que la pratique administrative se définit par deux éléments : la « répétition des actes » et la « tolérance officielle » (voir France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, nos 9940‑9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983, § 19, DR 35, et Chypre c. Turquie précité, § 99).

123. Sur la « répétition des actes », la Cour les décrit comme « une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système » (voir Irlande c. Royaume-Uni précité, § 159, et Chypre c. Turquie précité, § 115).

124. Par « tolérance officielle », il faut entendre que des « actes illégaux sont tolérés en ce sens que les supérieurs des personnes immédiatement responsables connaissent ces actes, mais ne font rien pour en punir les auteurs ou empêcher leur répétition ; ou que l’autorité supérieure, face à de nombreuses allégations, se montre indifférente en refusant toute enquête sérieuse sur leur vérité ou leur fausseté, ou que le juge refuse d’entendre équitablement ces plaintes ». Sur ce dernier point, la Commission a ajouté que « toute mesure prise par l’autorité supérieure doit être d’ampleur suffisante pour mettre fin à la répétition des actes ou provoquer une rupture dans l’ensemble ou dans le système (to interrupt the pattern or system) » (voir France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie précité, ibidem). À cet égard, la Cour a fait remarquer qu’« on n’imagine pas que les autorités supérieures d’un État ignorent, ou du moins soient en droit d’ignorer, l’existence de pareille pratique. En outre, elles assument au regard de la Convention la responsabilité objective de la conduite de leurs subordonnés ; elles ont le devoir de leur imposer leur volonté et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter » (Irlande c. Royaume-Uni précité, § 159).

125. Quant à la règle de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence dans les affaires interétatiques, elle ne s’applique en principe pas si le gouvernement requérant « attaque une pratique en elle-même, dans le but d’en empêcher la continuation ou le retour et sans inviter (...) la Cour à statuer sur chacun des cas qu’il cite à titre de preuves ou exemples de cette pratique » (voir Irlande c. Royaume‑Uni précité, § 159). En tout cas, elle ne s’applique pas « lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative, à savoir la répétition d’actes interdits par la Convention avec la tolérance officielle de l’État, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective » (voir Irlande c. Royaume-Uni précité, ibidem, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 67, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Chypre c. Turquie précité, § 99).

126. Cependant, la question de l’effectivité et de l’accessibilité des recours internes peut être considérée comme un élément de preuve supplémentaire de l’existence ou non de cette pratique (voir notamment Chypre c. Turquie précité, § 87).

127. Or la Cour considère particulièrement pertinent d’examiner cette question conjointement avec celle de l’existence d’une pratique administrative dans la présente affaire.

b. Application de ces principes

i. Pratique administrative

128. En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à trancher des violations individuelles de droits garantis par la Convention ; cependant les cas individuels dont elle a eu à connaître peuvent être examinés à titre d’éléments de preuve d’une pratique éventuelle (voir Irlande c. Royaume‑Uni précité, § 157 in fine).

129. Afin de déterminer l’existence ou non d’une pratique administrative, la Cour va apprécier les éléments de preuve dont elle dispose à la lumière des critères définis ci-dessus (paragraphes 93 à 95 ci-dessus).

130. À cet égard, elle relève tout d’abord que les données statistiques des parties divergent quant au nombre exact de ressortissants géorgiens arrêtés, détenus et expulsés au cours de la période en question (fin septembre 2006 à fin janvier 2007) (paragraphes 27 à 28 ci-dessus).

131. En effet, le gouvernement requérant évoque 4634 décisions d’expulsion rendues à l’encontre de ressortissants géorgiens au cours de cette période, dont 2380 ont été détenus et expulsés par la force, et les 2254 restants ont quitté le pays par leurs propres moyens, avec une forte augmentation enregistrée à compter de début octobre 2006 par rapport à la période antérieure.

132. De son côté, le gouvernement défendeur, qui dit ne disposer que de statistiques annuelles ou semestrielles, indique qu’en 2006, 4022 décisions d’expulsion administrative ont été prononcées à l’encontre de ressortissants géorgiens. Il ajoute qu’au cours d’une période allant du 1er octobre 2006 au 1er avril 2007 2862 ressortissants géorgiens ont fait l’objet de décisions d’expulsion.

133. La Cour note que le gouvernement défendeur a soumis des statistiques pour une période allant du 1er octobre 2006 au 1er avril 2007, ce qui ne correspond pas à la moitié d’une année civile et laisse supposer que des statistiques mensuelles ont été recueillies.

134. Or eu égard à l’absence de communication de données statistiques mensuelles pour les années 2006 et 2007, la Cour n’est pas en mesure d’accepter que le nombre avancé par le gouvernement défendeur corresponde au nombre exact de ressortissants géorgiens expulsés au cours de la période litigieuse.

135. Dès lors, elle considère que rien ne permet d’établir que les allégations du gouvernement requérant quant au nombre de ressortissants expulsés au cours de la période litigieuse et à leur nette augmentation par rapport à la période antérieure au mois d’octobre 2006 ne sont pas crédibles. Dans l’examen de la présente affaire, elle part donc du principe qu’au cours de la période en question plus de 4600 décisions d’expulsion ont été rendues à l’encontre de ressortissants géorgiens, dont environ 2380 ont été détenus et expulsés par la force.

136. Au vu de tous les éléments dont elle dispose, la Cour relève la coïncidence dans le temps des événements litigieux qui ont tous débuté à la fin du mois de septembre ou au début du mois d’octobre 2006 : émission des circulaires et instructions litigieuses, arrestations et expulsions en masse des ressortissants géorgiens, vols de Moscou à Tbilissi et envoi des lettres par des fonctionnaires russes à des écoles. La concordance dans la description du déroulement des événements litigieux par les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales est également significative à cet égard (paragraphes 63 à 74 ci‑dessus).

137. Or le gouvernement défendeur conteste la valeur probante des informations figurant dans les rapports de ces organisations.

138. Cependant, la Cour rappelle que, « maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement, elle apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier » (voir Irlande c. Royaume-Uni précité, § 210 in fine). Or elle a souvent attaché de l’importance aux informations contenues dans les rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme ou de sources gouvernementales (voir, mutatis mutandis, Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 131, CEDH 2008, NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 119, 17 juillet 2008, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 227 et 255, CEDH 2011, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 118, CEDH 2012). Afin d’apprécier la fiabilité de ces rapports, les critères pertinents sont l’autorité et la réputation de leurs auteurs, le sérieux des enquêtes à leur origine, la cohérence de leurs conclusions et leur confirmation par d’autres sources (voir, mutatis mutandis, Saadi précité, § 143, NA. précité, § 120, et Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 230, 28 juin 2011).

139. En l’espèce, compte tenu du sérieux des enquêtes à l’origine de ces rapports et du fait que sur les points litigieux les conclusions se recoupent et confirment les déclarations des témoins géorgiens, la Cour ne voit pas de raison de mettre en cause la fiabilité de ces rapports.

140. De plus, la Cour considère que suite à son constat de violation de l’article 38 de la Convention, il y a une forte présomption que les allégations du gouvernement requérant quant au contenu des circulaires litigieuses ordonnant d’expulser spécifiquement les ressortissants géorgiens soient crédibles.

141. Il en va de même en ce qui concerne l’authenticité des autres documents soumis par le gouvernement requérant et qui se réfèrent à ces circulaires, dont notamment l’instruction no 122721/08 du 2 octobre 2006 émise par le département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad (paragraphe 31 ci-dessus).

142. Cette instruction, qui met en œuvre la circulaire no 0215 du département central des affaires internes de Saint-Pétersbourg et de la région de Leningrad du 30 septembre 2006, mentionne expressément l’expulsion des « citoyens de la République de Géorgie » en situation irrégulière en Fédération de Russie. Elle ordonne d’expulser « uniquement » ceux-ci en les mettant en détention dans le centre d’accueil et de détention du département central des affaires internes. Surtout, elle indique que « l’adoption des décisions a été faite en coordination avec le tribunal de Saint-Pétersbourg et le tribunal de la région de Leningrad ».

143. La Cour renvoie également aux rapports des organisations gouvernementales et non gouvernementales, qui ont mis en évidence cette instruction (voir les rapports APCE et HRW où elle figure en annexe, et le rapport de la FIDH, p. 26 b) in fine – paragraphes 39 à 40 ci-dessus), ainsi qu’au constat du Commissaire des droits de l’homme de la Fédération de Russie qui l’a mentionnée dans son rapport de 2006 en estimant que la réponse du Procureur Général adjoint à sa demande d’enquête sur l’authenticité de celle-ci était insatisfaisante (paragraphe 35 ci‑dessus). À cet égard, il convient de relever que dans sa réponse du 8 décembre 2006, le Procureur Général adjoint n’a pas indiqué que l’instruction litigieuse n’était pas authentique (paragraphe 34 ci-dessus).

144. Enfin, il n’est pas contesté que des lettres ont été adressées début octobre 2006 par des fonctionnaires des départements des affaires internes de différents districts de Moscou ainsi que de la région de Samara à des directeurs d’école en leur demandant de produire une liste des élèves géorgiens pour des motifs divers (notamment assurer l’ordre public, prévenir des actes terroristes et tensions entre enfants résidant à Moscou et enfants géorgiens, identifier des cas de pots-de-vin versés aux écoles par des immigrants illégaux, recenser des cas d’enfants ne vivants pas dans des conditions décentes) (paragraphes 36 à 37 ci-dessus).

145. Or il convient de noter qu’il n’y a pas eu d’envoi de ce type de demandes avant le début du mois d’octobre. Même si elles n’étaient pas très nombreuses et qu’on ne peut exclure qu’il s’agissait de fonctionnaires zélés ayant agi de leur propre fait, la coïncidence dans le temps de ces demandes avec la date des circulaires et instructions litigieuses est révélatrice. De plus, à l’audition de témoins les fonctionnaires russes ont confirmé que ces agissements étaient strictement prohibés par la loi et il est donc étonnant que plusieurs fonctionnaires aient agi simultanément de leur propre initiative en enfreignant la législation en vigueur. Enfin, la Cour constate que les sanctions prononcées à leur encontre ont consisté en une réprimande, une rétrogradation ainsi qu’en des mesures disciplinaires (paragraphe 37 ci‑dessus).

146. Dès lors elle estime que les éléments soumis par le gouvernement défendeur, notamment les deux lettres de décembre 2006 du Procureur Général adjoint ainsi que les rapports d’enquête des autorités russes suite aux demandes de renseignement adressées à différentes écoles, ne sont pas de nature à réfuter les allégations de « tolérance officielle » de ces actes illégaux par les autorités russes.

ii. Voies de recours internes

147. Pour ce qui est de l’effectivité et de l’accessibilité des recours internes, la Cour relève tout d’abord la concordance des déclarations des témoins géorgiens en ce qui concerne leurs conditions d’arrestation et le déroulement des procédures très sommaires devant les tribunaux en Fédération de Russie (paragraphes 45 à 46 et paragraphes 48 à 49 ci‑dessus).

148. Il en va de même en ce qui concerne la description de ces événements litigieux par les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, qui évoquent notamment une coordination entre les pouvoirs administratifs et judiciaires (paragraphes 39 à 40 et paragraphes 68 à 71 ci-dessus).

149. La Cour note que les ressortissants géorgiens ont été arrêtés, détenus et expulsés pour des infractions alléguées aux articles 18.8, 18.10 et 18.11 du code des infractions administratives (p.ex. absence de permis de travail, de visas ou d’attestations d’enregistrement en règle) et que les décisions ont été rendues par des juridictions ordinaires.

150. Or elle ne doute pas de l’existence en Fédération de Russie de voies de recours contre les arrestations et détentions, et les décisions d’expulsion devant les instances supérieures telles qu’exposées par le gouvernement défendeur dans ses différentes observations et telles que décrites par les fonctionnaires russes lors de l’audition de témoins (voir également Niyazov c. Russie, no 27843/11, §§ 87 et suivants, 16 octobre 2012).

151. Cependant, la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement « des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants » (voir, mutatis mutandis, Akdivar et autres précité, § 69).

152. Or eu égard à tous les éléments dont elle dispose, la Cour considère que pendant la période en question il existait des obstacles réels pour les ressortissants géorgiens de saisir ces voies de recours, aussi bien au cours de la procédure devant les tribunaux russes en Fédération de Russie qu’une fois qu’ils avaient été expulsés vers la Géorgie.

153. Elle estime qu’en Fédération de Russie, ces obstacles résultaient du déroulement des procédures devant les tribunaux russes telles que décrites par les témoins géorgiens, à savoir qu’ils avaient été emmenés par groupes devant les tribunaux. Si certains ont évoqué un entretien avec un juge, d’une durée de 5 minutes en moyenne et sans vrai examen des circonstances de l’espèce, d’autres ont dit ne pas avoir été admis dans la salle d’audience et avoir attendu dans les couloirs, voire dans les bus qui les avaient conduits au tribunal, avec d’autres ressortissants géorgiens. Ils ont indiqué par la suite avoir été sommés de manière autoritaire de signer les décisions de justice sans avoir eu la possibilité de lire le contenu, ni de pouvoir obtenir une copie de la décision. Ils n’auraient pu disposer ni d’un interprète ni d’un avocat. En règle générale, aussi bien les juges que les officiers de police les auraient découragés de faire appel en leur disant qu’il existait un ordre d’expulser les ressortissants géorgiens.

154. De plus, le climat de précipitation et d’intimidation dans lequel ces mesures ont été prises explique également la réticence des ressortissants géorgiens à exercer ces recours.

155. À cet égard, la Cour accorde plus de crédibilité à la description du déroulement des procédures par les témoins géorgiens, et qui correspond à celle des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, qu’à celle faite par les fonctionnaires russes qui paraît peu réaliste eu égard au nombre de ressortissants géorgiens expulsés au cours de la période litigieuse.

156. En Géorgie, au-delà du facteur psychologique, elle estime qu’il existait des obstacles d’ordre pratique d’exercer ces recours liés à la fermeture des moyens de transport entre les deux pays. De plus, il était très difficile de s’adresser au Consulat de la Fédération de Russie en Géorgie qui fonctionnait avec un effectif très réduit de 3 diplomates à l’époque des faits.

157. La Cour considère par ailleurs qu’en l’absence de soumission de statistiques mensuelles de décisions d’expulsion de ressortissants géorgiens rendues par les tribunaux russes précisément au cours de la période en question, les documents soumis par le gouvernement défendeur dans sa lettre du 15 avril 2011 (paragraphe 85 in fine ci-dessus) n’apportent pas une preuve suffisante que ces recours étaient effectifs et accessibles à l’époque des faits et avaient des chances raisonnables de succès.

158. En particulier, le nombre de décisions d’appel (42) soumises paraît minime eu égard au nombre d’entités territoriales existant en Fédération de Russie et au nombre de décisions d’expulsion de ressortissants géorgiens rendues au cours de cette période (paragraphe 135 ci-dessus). Le nombre de décisions d’appel soumises paraît également dérisoire pour les villes de Moscou (8) et Saint-Pétersbourg (17), alors que la plupart des expulsions de ressortissants géorgiens au cours de la période litigieuse se sont déroulées dans ces villes où résident également la majorité d’entre eux.

iii. Conclusion

159. Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu’il y a eu à compter d’octobre 2006 la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qui a constitué une pratique administrative au sens de la jurisprudence de la Convention. Dès lors, il convient de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement défendeur.

B. Règle des six mois

160. La Cour rappelle « qu’en l’absence de recours, ce délai doit être calculé à partir de l’acte ou de la décision prétendument incompatible avec la Convention » (voir notamment Géorgie c. Russie (I) précitée, § 47).

161. Or bien que la chambre ait réservé la question pour la joindre au fond, aucun des deux gouvernements n’a soumis d’observations à ce sujet. Le gouvernement requérant a simplement demandé à la Cour de dire que la requête a été introduite dans le délai de six mois prévu par la Convention.

162. En l’espèce, la requête a été introduite à la Cour le 26 mars 2007, alors que les décisions d’expulsion de ressortissants géorgiens contestées par le gouvernement requérant ont été rendues après le 27 septembre 2006.

163. Dès lors, la Cour considère que le délai de six mois prévu par la Convention a été respecté.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4

164. Le gouvernement requérant invoque l’article 4 du Protocole no 4, aux termes duquel :

« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

165. Le gouvernement requérant soutient que l’État défendeur a expulsé collectivement les ressortissants géorgiens du territoire de la Fédération de Russie, et leur a dénié le droit de faire examiner leurs affaires par un tribunal. Il se dit très préoccupé par le fait qu’au cours de la procédure judiciaire il n’y a jamais eu d’examen au fond de la cause des personnes qui ont fait l’objet d’un ordre d’expulsion. En effet il ressortirait de l’audition de témoins et des rapports des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales que les tribunaux ne souhaitaient pas entendre les arguments des ressortissants géorgiens, et qu’ils n’ont pas eu la possibilité de présenter leurs moyens pour contester leur expulsion. Les juges auraient utilisé le même formulaire pour toutes les décisions d’expulsion, inscrivant simplement les noms des intéressés et les dates pertinentes, sans se préoccuper des circonstances factuelles dans chacune des affaires. Certaines des victimes n’auraient même pas eu la possibilité de comparaître devant le tribunal.

2. Le gouvernement défendeur

166. Le gouvernement défendeur conteste ces allégations et considère que la présente espèce diffère profondément de l’affaire Čonka c. Belgique (no 51564/99, CEDH 2002‑I), car les autorités de la Fédération de Russie n’ont jamais déclaré avoir procédé à l’expulsion collective de ressortissants géorgiens et n’ont donné aucune instruction en ce sens aux instances responsables. De plus, les ressortissants géorgiens n’auraient pas été convoqués auprès des autorités compétentes du ministère de l’intérieur et un grand nombre d’entre eux auraient pu quitter la Fédération de Russie par leurs propres moyens. Enfin, chaque ressortissant géorgien poursuivi pour infraction administrative et visé par une mesure d’expulsion administrative aurait bénéficié d’un examen individuel de sa situation dans le respect de la législation russe ; il conteste la crédibilité des dépositions des témoins géorgiens à cet égard et renvoie à celles des fonctionnaires russes. D’après le gouvernement défendeur, la présente espèce ressemblerait plutôt à l’affaire Sultani c. France (no 45223/05, CEDH 2007‑IV (extraits)), car à l’instar de cette affaire, le gouvernement défendeur avait organisé, en octobre 2006, des vols directs spéciaux pour le transport des ressortissants géorgiens entre Moscou et Tbilissi sur la base d’accords conclus avec l’ambassade de Géorgie en Fédération de Russie en raison de la suspension des liaisons aériennes entre la Fédération de Russie et la Géorgie. Or l’expulsion d’immigrants irréguliers et de personnes ayant autrement enfreint les dispositions en matière de séjour sur le territoire russe constituerait un droit souverain et une obligation de l’État russe afin de garantir la sécurité nationale et internationale.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

167. La Cour rappelle sa jurisprudence d’après laquelle il faut entendre par « expulsion collective, au sens de l’article 4 du Protocole no 4, toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (voir Čonka précité, § 59). Par la suite, elle a précisé que « le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement faire valoir devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion » (voir, parmi d’autres, Sultani précité, § 81, et Hirsi Jamaa et autres précité, § 184). Cela ne signifie pas pour autant que là où il y a eu examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun, « les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4 » (voir Čonka précité, ibidem).

168. Quant au champ d’application de l’article 4 du Protocole no 4, la Cour note que son libellé ne fait aucune référence à la situation légale des personnes concernées, contrairement à l’article 1 du Protocole no 7 que la Cour examinera ci-après (paragraphes 228 à 231 ci-dessous). Par ailleurs, il ressort du commentaire au projet de rédaction du Protocole no 4 que selon le Comité d’experts, les étrangers auxquels l’article 4 se réfère ne sont pas seulement ceux résidant régulièrement sur le territoire, mais « tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de nationalité dans l’État sans distinguer ni s’ils sont simplement de passage ou s’ils sont résidents ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou possèdent une nationalité » (Article 4 du projet définitif du Comité, p. 505, § 34).

169. Conformément à cette interprétation, dans les affaires qu’elle a eu à connaître, la Cour a appliqué l’article 4 du Protocole no 4 à des personnes qui résidaient, pour des motifs divers, sur le territoire d’un État ou qui étaient interceptées en haute mer sur des navires battant pavillon de l’État défendeur et renvoyées vers l’État de départ (voir notamment Čonka, Sultani et Hirsi Jamaa et autres précités).

2. Application de ces principes

170. En l’espèce, l’article 4 du Protocole no 4 trouve donc à s’appliquer indépendamment de la question de savoir si les ressortissants géorgiens résidaient régulièrement ou non sur le territoire de la Fédération de Russie.

171. Sur le fond, la Cour devra déterminer si les mesures d’expulsion ont été prises à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des ressortissants géorgiens tout en tenant compte du contexte général à l’époque des faits.

172. À cet égard, elle se réfère là aussi à la description concordante du déroulement des procédures très sommaires devant les tribunaux russes par les témoins géorgiens et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (paragraphes 48 à 49 et paragraphes 68 à 71 ci‑dessus).

Ainsi la commission de suivi de l’APCE indique que la « routine des expulsions » suivait le même schéma dans l’ensemble du pays : « les Géorgiens arrêtés dans la rue sous prétexte d’un contrôle de papiers étaient mis en détention, que leurs papiers soient en règle ou non, et conduits aux postes de la milice où ils étaient rassemblés en grands groupes puis envoyés devant les tribunaux, dans lesquels des sanctions administratives et des décisions d’expulsion du territoire russe étaient prononcées à leur égard, conformément à des accords préalables avec les tribunaux, sans avocats ni examen des circonstances de l’espèce, au cours d’une procédure qui durait de 2 à 10 minutes. Souvent, les personnes concernées par ces mesures n’étaient même pas admises dans la salle d’audience, et les détenus restaient dans les couloirs, voire dans les voitures qui les avaient conduits au tribunal » (rapport APCE, § 59).

173. De plus, les organisations internationales ont indiqué que les arrestations et expulsions massives de ressortissants géorgiens avaient commencé au début du mois d’octobre 2006 et évoqué une coordination entre les pouvoirs administratifs et judiciaires (paragraphes 39 à 40 et paragraphes 68 à 71 ci-dessus).

174. D’après la Cour, la présente espèce se rapproche davantage de l’affaire Čonka précitée, où elle a conclu à l’existence d’une expulsion collective en prenant en compte toutes les circonstances entourant la mise en œuvre des décisions d’expulsion, que de l’affaire Sultani, où elle a considéré que l’organisme compétent avait pris en compte la situation personnelle du requérant, demandeur d’asile de nationalité afghane, ainsi que les risques allégués en cas de retour dans son pays d’origine.

175. La particularité de la présente affaire réside dans le fait qu’au cours de la période litigieuse il y a eu des milliers de décisions d’expulsion de ressortissants géorgiens rendues par les tribunaux russes (paragraphe 135 ci‑dessus). Même si formellement chaque ressortissant géorgien a bénéficié d’une décision de justice, la Cour estime que le déroulement des procédures d’expulsion au cours de cette période suite à l’émission des circulaires et instructions litigieuses ainsi que le nombre de ressortissants géorgiens expulsés - à compter du mois d’octobre 2006 - rendait impossible un examen raisonnable et objectif de la situation individuelle de chacun d’entre eux.

176. De plus, la conclusion à laquelle la Cour est parvenue quant à la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens à compter d’octobre 2006 (paragraphe 159 ci-dessus) démontre également le caractère collectif de ces expulsions.

177. Ce constat ne remet pas en cause le droit dont disposent les États d’établir souverainement leurs politiques d’immigration. Il importe toutefois de souligner que les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des États, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres précité, § 179).

178. Eu égard à tous ces éléments, la Cour considère que les expulsions des ressortissants géorgiens au cours de la période en question n’ont pas été prises à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun d’entre eux et qu’elles ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 4 du Protocole no 4.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 DE LA CONVENTION

179. Le gouvernement requérant invoque l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

(...)

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

180. Pour le gouvernement requérant, il ressort à l’évidence de l’ensemble du procès-verbal d’audition des témoins que l’arbitraire avec lequel les ressortissants géorgiens ont été arrêtés et détenus rend leur arrestation et leur détention illégales aux fins de l’article 5 § 1 de la Convention. Par ailleurs, l’impossibilité pour les ressortissants géorgiens de contester la légalité de leurs arrestations et détentions emporterait violation de l’article 5 § 4 de la Convention. Les arrestations de Géorgiens en vue de leur expulsion auraient pris la forme d’opérations de masse, qui auraient impliqué des recherches à la sortie des églises, sur les marchés, dans les rues et les établissements scolaires, ainsi qu’aux domiciles et sur les lieux de travail des intéressés.

2. Le gouvernement défendeur

181. Le gouvernement défendeur conteste les allégations du gouvernement requérant et soutient que les arrestations des ressortissants géorgiens en vue de leurs expulsions ont été menées conformément à la législation russe afin de combattre l’immigration illégale. À cet égard, il développe les mêmes arguments que sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphe 166 ci-dessus).

B. Appréciation de la Cour

182. La Cour relève d’emblée qu’il n’est pas contesté entre les parties que les arrestations litigieuses ont eu lieu en vue de l’expulsion des ressortissants géorgiens du territoire russe, si bien que l’article 5 § 1 f) de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce. Or « en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à l’obligation d’observer les normes de fond comme de procédure de la législation nationale, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire » (voir, parmi d’autres, Čonka précité, § 39, et Chamaïev et autres précité, § 397).

183. Quant à l’article 5 § 4, il reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1 (voir Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 127, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et, mutatis mutandis, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 168, CEDH 2012, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 160, 22 mai 2012).

184. La Cour estime qu’en l’espèce les griefs soulevés sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention sont étroitement liés à ceux soulevés sur le terrain de l’article 4 du Protocole no 4.

185. En effet, les expulsions des ressortissants géorgiens étaient précédées d’arrestations massives - dans les rues, sur leur lieu de travail ou à leur domicile. La Cour se réfère à cet égard à la description concordante des conditions d’arrestation par les témoins géorgiens et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (paragraphes 45 à 46 et paragraphes 68 à 71 ci-dessus). De plus, elle a conclu à la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens à compter d’octobre 2006 (paragraphe 159 ci-dessus).

186. Dès lors, le fait que ces expulsions étaient qualifiées de « collectives » par la Cour implique dans les circonstances de l’espèce que les arrestations qui les précédaient revêtaient un caractère arbitraire.

187. Eu égard à tous ces éléments, la Cour considère que les arrestations et détentions de ressortissants géorgiens au cours de la période en question ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

188. En l’absence de voies de recours effectifs et accessibles contre les arrestations, détentions et les décisions d’expulsion pour les ressortissants géorgiens au cours de la période en question (paragraphes 151 à 158 ci‑dessus), la Cour estime qu’il y a également eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

189. Le gouvernement requérant invoque l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le gouvernement requérant

190. Le gouvernement requérant soutient que le grave surpeuplement dans les cellules, le caractère inadéquat des installations prévues pour dormir, le manque d’hygiène et d’intimité des installations sanitaires, le fait que les détenus vivaient, dormaient et utilisaient les toilettes dans une même pièce, les exemples de décès et de maladies graves parmi les détenus et toutes les autres circonstances décrites ci-dessus indiquent clairement que la Fédération de Russie n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient en vertu de la Convention. Il ajoute que les conditions de transport notamment dans les bus et l’avion-cargo étaient particulièrement humiliantes et se réfère aux dépositions des témoins géorgiens à cet égard. Partant, le gouvernement requérant demande à la Cour de conclure à la violation de l’article 3 de la Convention.

2. Le gouvernement défendeur

191. Le gouvernement défendeur conteste ces allégations et soutient que lors de la description des conditions de détention dans les centres de détention pour étrangers notamment, les témoins géorgiens interrogés avaient fait des dépositions contradictoires, lesquelles se heurtent par ailleurs aux documents fournis par les autorités russes ou aux déclarations d’autres témoins. Dès lors ces déclarations ne sauraient constituer des preuves « au-delà de tout doute raisonnable ». Il ajoute qu’aucune des personnes interrogées qui avaient été détenues dans ces centres n’a déclaré à la Cour que ses conditions de détention se distinguaient en quoi que ce soit de celles des ressortissants d’autres pays se trouvant dans les mêmes centres de détention pour étrangers ou partageant leur cellule. Enfin, il considère que les conditions de transport dans les avions étaient correctes et que ces mêmes avions étaient utilisés pour l’expulsion d’autres ressortissants étrangers ; il se réfère aux dépositions des fonctionnaires russes à cet égard.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

192. La Cour rappelle sa jurisprudence récente relative à l’article 3 de la Convention qu’elle a notamment résumée dans son arrêt pilote Ananyev et autres c. Russie, puis repris dans son arrêt Idalov c. Russie :

« (...) l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. La prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les circonstances et les agissements de la victime (voir, par exemple, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 119, CEDH 2000‑IV). Un mauvais traitement doit atteindre un seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l’article 3. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses conséquences physiques ou mentales ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres précédents, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 162, série A no 25).

Un mauvais traitement qui atteint un tel seuil minimum de gravité implique en général des lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Toutefois, même en l’absence de sévices de ce type, dès lors que le traitement humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique, il peut être qualifié de dégradant et tomber ainsi également sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 3 (voir, parmi d’autres précédents, Vasyukov c. Russie, no 2974/05, § 59, 5 avril 2011).

Pour ce qui est des mesures privatives de liberté, la Cour a toujours souligné que, pour relever de l’article 3, la souffrance et l’humiliation infligées doivent en tout cas aller au-delà de celles que comporte inévitablement la privation de liberté. L’État doit s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000‑XI ; et Popov c. Russie, no 26853/04, § 208, 13 juillet 2006).

Lorsqu’on évalue les conditions de détention, il y a lieu de tenir compte de leurs effets cumulatifs ainsi que des allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, no 40907/98, § 46, CEDH 2001‑II). La durée de détention d’une personne dans des conditions particulières doit elle aussi être prise en considération (voir, parmi d’autres précédents, Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005). »

(Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 139-142, 10 janvier 2012, et Idalov précité, §§ 91-94 ; pour ce qui est des conditions de transport, voir également, mutatis mutandis, Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 116 et s., CEDH 2005‑X (extraits))

2. Application de ces principes

193. La Cour note que les ressortissants géorgiens ont été détenus d’abord dans les commissariats de police (pour une durée allant de quelques heures à un ou deux jours d’après les témoignages) puis dans les centres de détention pour étrangers (pour une durée allant de 2 à 14 jours d’après les témoignages), avant d’être transportés par bus vers différents aéroports à Moscou et expulsés vers la Géorgie par avion (paragraphe 45 ci-dessus). Parmi les ressortissants géorgiens contre lesquels des décisions d’expulsion ont été prononcées, certains ont quitté le territoire de la Fédération de Russie par leurs propres moyens.

194. Or les parties divergent sur la plupart des points relatifs aux conditions de détention des ressortissants géorgiens. Cependant, lorsqu’il y a contestation sur les conditions de détention, point n’est besoin pour la Cour d’établir la véracité de chaque élément litigieux. Elle peut conclure à la violation de l’article 3 sur la base de toute allégation grave non réfutée par le gouvernement défendeur (voir, mutatis mutandis, Idalov précité, § 96).

195. À cet égard, la Cour examinera également les éléments de preuve dont elle dispose.

196. Elle relève tout d’abord que, même si au cours de l’audition certains parmi les témoins géorgiens ont fait des déclarations contradictoires sur certains points (notamment en ce qui concerne la taille des cellules), leurs descriptions des conditions de détention dans les commissariats et les centres de détention pour étrangers ainsi que des conditions d’expulsion vers la Géorgie sont dans l’ensemble concordantes et correspondent à celles des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (paragraphes 52 à 55 et 72 à 74 ci-dessus). Ces organisations ont en effet indiqué que de nombreux ressortissants géorgiens ont été soumis à des traitements inhumains et dégradants en raison des mauvaises conditions de détention et d’expulsion (p.ex. cellules surpeuplées, manque d’eau et de nourriture, absence d’hygiène et transport de plus d’une centaine de ressortissants géorgiens par avion-cargo).

197. De plus, M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits, a indiqué que lui-même et son équipe ont visité plus d’une douzaine de centres de détention dans différentes régions de la Fédération de Russie, dont notamment ceux de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Il a confirmé qu’il y avait surtout des ressortissants géorgiens détenus dans tous ces centres, que les cellules étaient surpeuplées, les conditions de détention très difficiles, l’hygiène déplorable et qu’il n’y avait pas assez de lits et de matelas.

198. Or la Cour ne doute pas que les conditions de détention étaient extrêmement difficiles vu le grand nombre de ressortissants géorgiens détenus en vue de leur expulsion en si peu de temps. À cet égard, elle accorde plus de crédibilité aux déclarations des témoins géorgiens à l’audition de témoins qu’à celles des fonctionnaires russes qui ont décrit de très bonnes conditions de détention.

199. Au vu de tous les éléments soumis à la Cour, il apparaît tout d’abord indéniable que les ressortissants géorgiens ont été détenus dans des cellules dans les commissariats ou les centres de détention pour étrangers qui étaient fortement surpeuplées ; en tout cas l’espace personnel dont ils disposaient n’était pas conforme au standard minimal, tel qu’exposé dans la jurisprudence de la Cour (voir, parmi de nombreux autres précédents, Idalov précité, § 101). De plus, les ressortissants géorgiens devaient dormir à tour de rôle, compte tenu du manque d’emplacements individuels pour dormir.

200. Or l’exiguïté extrême dans une cellule de prison est un aspect particulièrement important qui doit être pris en compte afin d’établir si les conditions de détention litigieuses étaient « dégradantes » au sens de l’article 3 de la Convention (Ananyev et autres précité, § 143).

201. D’une manière générale, la Cour a déjà indiqué à maintes reprises que la surpopulation dans les maisons d’arrêt russes était un problème qui la préoccupait particulièrement. Dans un grand nombre d’affaires, elle a systématiquement conclu à la violation des droits des requérants à raison de l’insuffisance de l’espace personnel dont ils avaient pu bénéficier au cours de leur détention (voir notamment Idalov précité, § 97, et Solovyevy c. Russie, no 918/02, § 123, 24 avril 2012). À cet égard, la présente affaire qui concerne notamment les centres de détention pour étrangers ne constitue pas une exception.

202. La Cour se réfère également au rapport du Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT) relatif à la Fédération de Russie de décembre 2001 et dans lequel celui-ci s’est déclaré très préoccupé quant aux conditions de détention des ressortissants étrangers dans ces centres en mettant l’accent sur le surpeuplement des cellules (rapport au gouvernement russe sur la visite en Fédération de Russie du CPT du 2 au 7 décembre 2001, § 32, CPT/Inf (2003) 30).

203. De plus, en l’espèce, force est de constater que les éléments de preuve soumis à la Cour démontrent également que les conditions sanitaires et d’hygiène élémentaires n’étaient pas remplies et que les détenus souffraient d’un manque d’intimité dû au fait que les toilettes n’étaient pas séparées du reste des cellules.

204. À cet égard, la Cour rappelle que le caractère inadéquat des conditions de détention constitue un problème structurel récurrent en Fédération de Russie qui résulte d’un dysfonctionnement du système pénitentiaire russe et qui l’a amenée à conclure à la violation de l’article 3 dans de nombreux arrêts depuis le premier constat de violation opéré par elle en 2002 dans l’affaire Kalachnikov c. Russie (no 47095/99, CEDH 2002‑VI) et à adopter un arrêt pilote dans l’affaire Ananyev et autres précité. La Cour ne voit donc aucune raison de conclure autrement en l’espèce.

205. Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut que les conditions de détention ont causé des souffrances indéniables aux ressortissants géorgiens et doivent s’analyser en traitements à la fois inhumains et dégradants qui ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 3 de la Convention.

206. Dès lors, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le reste des observations des parties relatives aux conditions d’expulsion des ressortissants géorgiens au cours de la période en question.

VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

207. Le gouvernement requérant allègue une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 et l’article 3 de la Convention. L’article 13 est ainsi rédigé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Thèses des parties

208. Comme il l’a déjà indiqué dans ses observations précédentes, le gouvernement requérant soutient que les ressortissants géorgiens n’ont pas disposé de recours effectifs et accessibles contre les arrestations et décisions d’expulsion au cours de la période litigieuse (paragraphe 120 ci-dessus).

209. Le gouvernement défendeur, de son côté, conteste ces allégations (paragraphe 121 ci-dessus).

B. Appréciation de la Cour

210. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention exige « un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié » (voir notamment Čonka précité, § 75).

211. Eu égard à son constat de violation de l’article 4 du Protocole no 4 ainsi que de l’article 5 §§ 1 et 4 et de l’article 3 de la Convention, la Cour ne peut que conclure au caractère « défendable » des griefs soulevés par le gouvernement requérant aux fins de l’article 13.

212. Or le constat de violation de l’article 4 du Protocole no 4 et de l’article 5 § 4 de la Convention implique en soi l’absence de recours effectifs et accessibles ; dès lors il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du gouvernement requérant tiré d’une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec ces articles.

213. De plus, la Cour a déjà constaté l’absence de recours effectifs et accessibles pour les ressortissants géorgiens contre les arrestations, détentions et décisions d’expulsion au cours de la période litigieuse (paragraphes 151 à 158 ci-dessus).

214. Elle conclut donc à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1.

215. Quant au grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3, la Cour note que dans son arrêt pilote Ananyev et autres précité, elle a constaté qu’il n’existait pas à l’époque dans l’ordre juridique russe de recours effectif pouvant servir à mettre fin à des conditions de détention inhumaines et dégradantes ou à obtenir un remède approprié et suffisant à un grief relatif à des conditions de détention inadéquates (voir Ananyev et autres précité, § 119).

216. Dès lors, elle considère qu’il n’en va pas autrement en l’espèce et conclut donc à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3.

VIII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

217. Le gouvernement requérant allègue une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 et l’article 3 de la Convention. L’article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Thèses des parties

218. Le gouvernement requérant soutient que les arrestations, détentions et expulsions de ressortissants géorgiens se fondaient sur leur origine nationale et sur leur origine ethnique, et non sur leur situation au regard des règles sur l’immigration en Fédération de Russie. Les arrestations auraient constitué une mesure de représailles contre la Géorgie, et n’auraient pas été motivées par les actes individuels des victimes. De plus, cette allégation serait confortée par le rapport de HRW, selon lequel parmi les personnes expulsées se trouvaient des Géorgiens qui résidaient en toute légalité en Fédération de Russie, par exemple des personnes d’origine géorgienne possédant la nationalité russe, titulaires de permis de résidence ou de travail, titulaires de visas parfaitement valables et dont la résidence avait été enregistrée, des Géorgiens de souche dont certains attendaient le renouvellement d’un passeport ou d’un visa, ou encore des étudiants inscrits dans les universités russes.

219. Le gouvernement défendeur, de son côté, réfute toutes les allégations relatives à des arrestations et expulsions de ressortissants géorgiens basées sur leur nationalité ou sur leur origine ethnique. Il réitère ce qu’il a déjà affirmé dans ses précédentes observations, à savoir que les ressortissants géorgiens ont été arrêtés, détenus et expulsés dans le cadre de la politique générale de lutte contre l’immigration illégale car ils ne résidaient pas de manière régulière en Fédération de Russie (absence de visa, de titre de séjour, de permis de travail ou d’attestation d’enregistrement en règle – paragraphe 25 et paragraphes 115 à 116 ci‑dessus). À cet égard, l’audition de témoins aurait démontré que la procédure appliquée à l’encontre des ressortissants géorgiens était exactement la même que celle qui était mis en œuvre à l’égard d’autres ressortissants étrangers qui avaient commis le même type d’infractions. Il considère par ailleurs que les allégations du gouvernement requérant quant à l’expulsion au cours de la période litigieuse de ressortissants russes d’origine géorgienne sont sans fondement.

B. Appréciation de la Cour

220. La Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, les griefs exposés par le gouvernement requérant au titre de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention sont les mêmes, quoique considérés sous un autre angle, que ceux qu’elle a déjà examinés sur le terrain de ces deux derniers articles, et au sujet desquels elle a conclu à une violation. Dès lors, elle estime qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu en l’occurrence violation de l’article 14 combiné avec ces dispositions du fait d’un traitement discriminatoire à l’encontre des ressortissants géorgiens.

221. Elle estime également qu’il n’y a pas lieu de rechercher s’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 3, étant donné que le caractère inadéquat des conditions de détention dans les prisons russes concernait tous les détenus quelle que soit leur nationalité.

IX. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE no 4 ET AVEC L’ARTICLE 5 §§ 1 et 4 ET L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

222. Le gouvernement requérant invoque l’article 18 de la Convention, ainsi libellé :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

223. La Cour rappelle que l’article 18 n’a pas un rôle indépendant et qu’il ne peut être appliqué que conjointement à d’autres articles de la Convention (voir notamment Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 73, CEDH 2004‑IV, Mudayevy c. Russie, no 33105/05, § 127, 8 avril 2010, Lutsenko c. Ukraine, no 6492/11, § 105, 3 juillet 2012, et Tymoshenko c. Ukraine, no 49872/11, § 294, 30 avril 2013).

224. Or la Cour a déjà constaté l’existence d’une pratique administrative en violation de l’article 4 du Protocole no 4 ainsi que de l’article 5 § 1 et de l’article 3 de la Convention pris isolément et conclu à une violation de l’article 5 § 4. Dès lors elle n’estime pas nécessaire d’examiner les mêmes questions sous l’angle de l’article 18 de la Convention.

X. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 7

225. Le gouvernement requérant invoque l’article 1 du Protocole no 7, ainsi rédigé :

« 1. Un étranger résidant régulièrement sur le territoire d’un État ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et doit pouvoir :

a) faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion,

b) faire examiner son cas, et

c) se faire représenter à ces fins devant l’autorité compétente ou une ou plusieurs personnes désignées par cette autorité.

2. Un étranger peut être expulsé avant l’exercice des droits énumérés au paragraphe 1 a), b) et c) de cet article lorsque cette expulsion est nécessaire dans l’intérêt de l’ordre public ou est basée sur des motifs de sécurité nationale. »

A. Thèses des parties

226. Le gouvernement requérant soutient que parmi les ressortissants géorgiens expulsés, un grand nombre résidaient régulièrement sur le territoire de la Fédération de Russie et il se réfère au rapport de HRW à cet égard.

227. D’après le gouvernement défendeur, à très peu d’exceptions près, tous les ressortissants géorgiens expulsés par voie administrative suite à une procédure juridictionnelle avaient séjourné illégalement sur le territoire russe car leurs papiers n’étaient pas en règle. Il en résulterait que l’article 1 du Protocole no 7, qui ne s’applique qu’aux personnes séjournant régulièrement sur le territoire d’un État, ne trouverait pas à s’appliquer en l’espèce.

B. Appréciation de la Cour

228. La Cour relève que l’article 1 du Protocole no 7 se réfère expressément aux étrangers « résidant régulièrement sur le territoire d’un État ».

229. Or eu égard à tous les éléments dont elle dispose en l’espèce, la Cour considère qu’il n’est pas établi qu’il y a eu également, au cours de la période litigieuse, des arrestations, détentions et expulsions de ressortissants géorgiens résidant régulièrement sur le territoire de la Fédération de Russie.

230. Dès lors, la Cour estime que le grief soulevé par le gouvernement requérant sur le terrain de cet article n’est pas suffisamment étayé et que les éléments de preuve dont elle dispose sont insuffisants pour aboutir à un constat de violation.

231. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 7.

XI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION ET DES ARTICLES 1 ET 2 DU PROTOCOLE no 1

232. Le gouvernement requérant invoque l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

233. Il invoque également le Protocole no 1, dont les articles 1 et 2 sont ainsi rédigés :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »

A. Thèses des parties

234. Le gouvernement requérant renvoie à ses observations précédentes devant la chambre en ce qui concerne la violation alléguée de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

Il soutient notamment que les décisions individuelles d’expulsion n’ont pas pris en compte la situation familiale des intéressés, ce qui a eu pour conséquence la séparation des familles (parfois de très jeunes enfants se seraient ainsi trouvés livrés à eux-mêmes) contrairement aux exigences de l’article 8 de la Convention. De plus, la divulgation par les écoles et les universités d’informations sur l’origine, la situation familiale et l’adresse des élèves géorgiens n’aurait pas été prévue par la loi et aurait également porté atteinte à cet article.

Par ailleurs, les modalités d’arrestation et de détention des ressortissants géorgiens les auraient souvent amenés à abandonner leurs biens ; les mesures d’éloignement ainsi que l’interruption des communications entre la Fédération de Russie et la Géorgie ne leur auraient pas permis par la suite de prendre les dispositions nécessaires à la sauvegarde de leurs biens, entraînant une violation de l’article 1 du Protocole no 1.

Enfin, la fermeture des écoles russes en Géorgie aurait ôté aux élèves géorgiens tout accès à l’instruction en russe et serait contraire à l’article 2 du Protocole no 1.

235. Le gouvernement défendeur souligne là aussi que le gouvernement requérant ne soumet aucune preuve à l’appui de ses allégations.

Pour ce qui est de l’article 8 de la Convention, il indique sur le premier point qu’il était très difficile pour les juridictions russes d’obtenir des informations sur la situation familiale exacte des ressortissants géorgiens, et rappelle qu’il n’existe pas à proprement parler de droit au regroupement familial. Sur le deuxième point, il précise que si de telles demandes de renseignement avaient pu être formulées par les autorités russes, les fonctionnaires responsables avaient par la suite été dûment sanctionnés.

Quant à l’article 1 du Protocole no 1, les ressortissants géorgiens n’auraient pas été privés de leur droit de propriété et auraient eu la possibilité d’exercer toute action se rattachant à la possession et à la disposition de leurs biens.

Enfin, sur l’article 2 du Protocole no 1, les écoles russes en Géorgie auraient relevé du ministère russe de la Défense et auraient été fermées suite au départ des militaires russes de Géorgie.

B. Appréciation de la Cour

236. La Cour estime que les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain de ces articles ne sont pas suffisamment étayés et que les éléments de preuve dont elle dispose sont insuffisants pour aboutir à un constat de violation.

237. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole no 1.

XII. SUR L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

238. L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

239. Le gouvernement requérant demande à la Cour « d’accorder une satisfaction équitable en vertu de l’article 41 de la Convention, à savoir une indemnisation, une réparation et une restitutio in integrum, plus les frais et dépens et toute autre compensation à préciser, pour couvrir les dommages matériels et moraux subis par les parties lésées à raison des violations constatées ainsi que les frais encourus dans le cadre de la présente procédure. » (paragraphe 79 ci-dessus)

240. La Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 38 de la Convention ;

2. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu à l’automne 2006 la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qui a constitué une pratique administrative au sens de la jurisprudence de la Convention ;

3. Rejette, par seize voix contre une, l’exception préliminaire du gouvernement défendeur relative au non-épuisement des voies de recours internes à cet égard ;

4. Dit, à l’unanimité, que la requête du gouvernement requérant a été introduite dans le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention ;

5. Dit, par seize voix contre une, que les expulsions des ressortissants géorgiens au cours de la période en question ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 4 du Protocole no 4 ;

6. Dit, par seize voix contre une, que les arrestations et détentions des ressortissants géorgiens au cours de la période en question ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

7. Dit, par seize voix contre une, que l’absence de voies de recours pour les ressortissants géorgiens contre leurs arrestations, détentions et expulsions au cours de la période en question a constitué une violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

8. Dit, par seize voix contre une, que les conditions de détention des ressortissants géorgiens au cours de la période litigieuse ont constitué une pratique administrative en violation de l’article 3 de la Convention ;

9. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner sous l’angle de l’article 3 de la Convention le reste des observations des parties relatives aux conditions d’expulsion des ressortissants géorgiens au cours de la période en question ;

10. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention ;

11. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3 de la Convention ;

12. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 § 4 de la Convention ;

13. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 et l’article 3 de la Convention ;

14. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs soulevés par le gouvernement requérant sur le terrain de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 et l’article 3 de la Convention ;

15. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 ;

16. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention et des articles 1 et 2 du Protocole no 1 ;

17. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a) la réserve en entier ;

b) invite le gouvernement requérant et le gouvernement défendeur à lui adresser par écrit, dans le délai de douze mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 juillet 2014.

Michael O’BoyleJosep Casadevall
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente du juge López Guerra à laquelle se rallient les juges Bratza et Kalaydjieva ;

– opinion en partie dissidente de la juge Tsotsoria ;

– opinion dissidente du juge Dedov.

J.C.M.
M.O’B.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE LÓPEZ GUERRA, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES BRATZA ET KALAYDJIEVA

(Traduction)

J’ai un avis partiellement dissident pour ce qui est du constat par la Grande Chambre d’une violation de l’article 13 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention (point 10 du dispositif de l’arrêt) ainsi que du raisonnement ayant abouti à ce constat (paragraphes 210-214 de l’arrêt).

Ainsi qu’il ressort tant de l’examen des dispositions de la Convention elles-mêmes que de la jurisprudence de la Cour, dès lors qu’une violation de l’article 5 § 4 est établie il n’y a pas lieu d’examiner un autre grief de violation de l’article 13 combiné avec l’article 5 § 1, ce grief étant absorbé par le constat de violation précédent.

L’article 13 exige que soit mis en place un recours effectif permettant de faire valoir des violations de la Convention. Lorsqu’une violation de l’article 5 § 1 est en jeu, l’article 5 § 4 prévoit des exigences procédurales plus rigoureuses quant à la fourniture d’un recours, puisqu’il requiert l’existence d’une forme de procédure judiciaire accessible à toute personne arrêtée ou détenue par laquelle un tribunal peut examiner la légalité de l’arrestation ou de la détention (l’équivalent dans le cadre de de la Convention de la procédure d’habeas corpus). À cet égard, l’article 5 § 4 constitue la lex spécialis en cas d’arrestation ou de détention et prévoit le « recours effectif » exigé en présence d’une violation de l’article 5 § 1. La Grande Chambre ayant constaté une violation de la Convention au regard de cette lex spécialis, un réexamen par elle de la même question sous l’angle de la lex généralis de l’article 13 est donc redondant. Telle est la position déjà bien établie dans la jurisprudence de la Cour (voir, par exemple, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 95, série A no 12 ; et Khadissov et Tsetchoïev c. Russie, no 21519/02, § 162, 5 février 2009).

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE TSOTSORIA

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir souscrire à certaines conclusions de la majorité. Tout d’abord, je suis particulièrement en désaccord avec le constat de la Cour selon lequel il n’était pas nécessaire d’examiner les griefs sous l’angle de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention[1], de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, ou de se pencher sur la nature discriminatoire des arrestations, des détentions et de l’expulsion de Géorgiens au regard de l’article 3 de la Convention. Je suis également en désaccord avec le constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention. Tout en souscrivant pleinement à la conclusion selon laquelle il existait une pratique administrative contraire à l’article 3 à raison des conditions de détention, je ne peux adhérer à la décision de la majorité de ne pas examiner les conditions d’expulsion sous l’angle de l’article 3 de la Convention et, consécutivement, de ne pas constater de violation de l’article 13 relativement aux mêmes griefs.

Je souhaite exposer ci-dessous mes propres vues sur certaines des questions importantes soulevées par l’affaire afin de clarifier les raisons de ma dissidence. Le point de départ est l’article 18 de la Convention, étant donné que cette disposition a trait à la question clé soulevée en l’espèce : l’interdiction du détournement de pouvoir.

1. Sur la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 de la Convention

Cette affaire interétatique est probablement l’exemple le plus édifiant de l’usage de restrictions aux droits autorisées en vertu de la Convention dans un but autre que celui pour lequel elles ont été prévues.

Il ressort clairement de la jurisprudence concernant l’article 18 que toute la structure de la Convention repose sur la présomption générale que les autorités publiques de l’État membre concerné agissent de bonne foi. Toutefois, toute politique publique aux mesures individuelles peut avoir une « intention cachée » et donc la présomption de bonne foi est réfragable (voir, parmi d’autres, Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 255, 31 mai 2011; et Lutsenko c. Ukraine, no 6492/11, § 106, 3 juillet 2012). Dans des requêtes individuelles, la Cour a établi que lorsqu’un requérant allègue que ses droits et libertés ont fait l’objet de restrictions non fondées, il doit démontrer de façon convaincante que le véritable objectif des autorités n’était pas celui qu’elles avaient proclamé ou que l’on pouvait raisonnablement induire du contexte (Lutsenko, précité, § 106). Dès lors, lorsqu’une allégation au regard de l’article 18 est énoncée, la Cour applique un critère de preuve très rigoureux (Timochenko c. Ukraine, no 49872/11, § 295, 30 avril 2013).

La Cour constate une violation de l’article 18 de la Convention lorsqu’elle conclut que tout l’appareil juridique de l’État défendeur a été, dès le départ, utilisé de manière abusive, ce qui indique que, du début jusqu’à la fin, les autorités n’ont cessé d’agir de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention (Khodorkovskiy, précité, § 260). Dans la plupart des cas, le « but » évoqué à l’article 18 n’est pas précisé (voir, par comparaison, Goussinski c. Russie, no 70276/01, §§ 75-78, CEDH 2004‑IV). Ainsi que les juges Jungwiert, Nussberger et Potocki l’ont relevé à juste titre dans leur opinion concordante commune dans l’affaire Timochenko (précitée), la connaissance d’une « intention cachée » relève du domaine des autorités et n’est donc pas accessible à un requérant. La Cour devrait en conséquence admettre les preuves du caractère inapproprié des motifs des autorités qui se fondent sur des déductions tirées des circonstances concrètes et du contexte de l’affaire, sous peine de vider la protection accordée par l’article 18 de toute effectivité en pratique.

Dans une démocratie, un État peut limiter la liberté individuelle dans les intérêts de la liberté de tous[2]. Un abus de droit survient dès lors qu’un État, en se prévalant de ses droits, cause à un autre État un préjudice qui ne peut se justifier par une considération légitime, c’est-à-dire lorsque ces actions, bien que « légales » au sens strict du terme, sont entachées de mauvaise foi.[3]

En l’espèce, la Cour a établi que l’arrestation et la détention de Géorgiens avaient été arbitraires au regard de l’article 5 § 1 f) à raison de la nature collective des expulsions (paragraphe 186 de l’arrêt). De plus, l’absence de recours effectif et accessible aux Géorgiens a donné lieu à une violation de l’article 5 § 4 (paragraphe 188 de l’arrêt). La question se pose de savoir si, malgré leur caractère arbitraire, les arrestations et détentions ont été néanmoins ordonnées de bonne foi, ou si le but réel des autorités était différent du but déclaré et était motivé par une intention cachée pouvant être démontrée selon les critères requis par la Convention (voir l’opinion concordante des juges Jungwiert, Nussberger et Potocki dans l’affaire Timochenko, précitée).

Les arrière-pensées et l’intention cachée des autorités de l’État défendeur affleurent à la surface en l’espèce. La Cour a établi l’existence d’une pratique administrative – c’est-à-dire la répétition d’actes contraires à la Convention, accompagnée d’une tolérance officielle de ces actes – d’arrestations et de détentions en violation de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 187 de l’arrêt). Une tolérance officielle de tels actes implique en soi l’existence de « motivations douteuses ». Le fait que la Cour a constaté l’existence d’une pratique administrative d’expulsions collectives de Géorgiens est une considération cruciale, cette pratique ne pouvant être séparée des arrestations et détentions arbitraires qui l’ont précédé. Les autorités de l’État défendeur ont maintenu des Géorgiens en détention délibérément, afin de provoquer chez eux détresse et souffrance, et ne les ont pas autorisés à repartir volontairement en Géorgie[4], contrairement à la jurisprudence établie de la Cour selon laquelle les arrestations et détentions au titre de l’article 5 doivent être exécutées de bonne foi. Tous les éléments susmentionnés conduisent à la conclusion qu’on a eu recours à ces expulsions massives pour des motifs cachés, et que ces opérations pouvaient donc en soi constituer un abus de droit[5]. Cette conclusion doit être lue à la lumière de la déclaration de la Cour selon laquelle les difficultés dans la gestion des flux migratoires ne peuvent justifier le recours, de la part des États, à des pratiques qui seraient incompatibles avec leurs obligations conventionnelles (paragraphe 177 de l’arrêt).

De plus, la Cour a tenu compte du contexte politique de l’affaire. Comme il est souligné dans l’arrêt, les tensions politiques entre les deux États ont atteint leur paroxysme avec l’arrestation le 27 septembre 2006 de quatre officiers russes à Tbilissi (paragraphe 22 de l’arrêt). Par la suite, la même date est retenue pour le calcul du délai de six mois (paragraphe 162 de l’arrêt). La Douma russe n’a pas caché dans sa Résolution du 4 octobre 2006 sur la politique antirusse et antidémocratique du gouvernement géorgien que la détérioration rapide de la relation entre les deux États était une conséquence de l’arrestation de militaires russes par la Géorgie.[6]

La réponse de la Russie à l’arrestation de ses officiers a pris la forme d’un harcèlement massif et sans précédent des Géorgiens en Fédération de Russie, entraînant en particulier une atteinte aux droits et libertés garantis par la Convention. Cette politique visait à être – et a en fait été – la base de mesures de représailles illégitimes, arbitraires et disproportionnées. Elle a été mise en œuvre à travers une série de mesures concomitantes mises en œuvre simultanément et qui, sans se limiter à cela, comprenaient l’adoption et la mise en œuvre de circulaires et d’instructions visant à l’identification, à l’arrestation en masse, à la détention et à l’expulsion de Géorgiens dans des régions géographiquement distantes de la Russie, la suspension de toutes les liaisons terrestres, aériennes et maritimes entre les deux pays qui ont suivi immédiatement les tensions politiques fin septembre 2006, et l’imposition unilatérale d’un embargo économique sur la Géorgie, y compris l’interruption de toutes les communications postales (paragraphes 22 et 136).

J’apprécie que la Cour exige des éléments concrets pour conclure à la violation de l’article 18 de la Convention, et que les critères de preuve soient exigeants. Toutefois, en l’espèce, la Cour a agi comme une juridiction de première instance, qui « maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement », apprécie « en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier » (paragraphes 104 et 138 de l’arrêt). La Cour disposait de preuves découlant d’un faisceau d’indices suffisamment forts, clairs et concordants ou de présomptions de fait irréfragables similaires, émanant de diverses sources. En conséquence, malgré des comptes rendus contradictoires des événements et le manque de coopération de l’État défendeur, qui disposait d’un accès exclusif aux informations, la Cour a établi l’existence d’une pratique administrative (paragraphes 129 et 159 de l’arrêt).

Cette politique anti-géorgienne illégale devrait être considérée à la lumière et comme une conséquence directe des déclarations politiques formulées par certains dirigeants du gouvernement russe, y compris du président, du ministre des Affaires étrangères, de l’adjoint au chef du service fédéral des migrations, du porte-parole de la Douma et du ministre de la Défense[7]. Les forces de sécurité ont souvent accusé l’ensemble de la diaspora géorgienne d’être des criminels[8]. De plus, la Résolution susmentionnée de la Douma invitait et autorisait le gouvernement russe à prendre toutes les mesures nécessaires, y compris des sanctions financières et économiques, contre la Géorgie, et menaçait d’appliquer des mesures plus strictes à l’avenir. Ces déclarations, complétées par une campagne médiatique intensive, ont été immédiatement perçues comme une instruction d’initier une « persécution organisée de ressortissants géorgiens »[9]. Selon Human Rights Watch, « il s’agissait d’une campagne coordonnée et orchestrée aux niveaux supérieurs du gouvernement qui a ciblé les Géorgiens pendant une période spécifique (...) Cela laisse à penser que la Russie pourra bouleverser la vie des gens dans le but de servir des intérêts de politique étrangère »[10].

Toute la campagne anti-géorgienne était une campagne de représailles, organisée pour des motifs cachés contraires aux règles du droit international[11] plutôt qu’une mesure légitime de contrôle migratoire comme le prétend l’État défendeur. Il est également difficile d’accepter les arguments de celui-ci selon lesquels les mesures visaient notamment à lutter contre la criminalité et le crime organisé en Russie, étant donné que rien n’indique que des criminels géorgiens, de grande envergure ou non, aient été arrêtés à l’époque. Ainsi qu’il a été relevé par les témoins, les autorités russes ont ciblé pendant cette campagne les plus vulnérables. Les témoins géorgiens devant la Cour ont rappelé qu’on avait systématiquement évoqué devant eux la motivation politique des arrestations, détentions et expulsions (paragraphes 48 et 49 de l’arrêt). Au paragraphe 52 de son rapport, la commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (ci-après « le rapport de l’APCE ») a conclu que « [l]a campagne massive engagée à partir de fin septembre contre les citoyens géorgiens et toute personne d’origine géorgienne (...) est une campagne politique »[12].

La présente affaire, et c’est regrettable, n’est pas le seul exemple où l’État défendeur a utilisé les mécanismes de gestion des flux migratoires à des fins politiques. L’affaire de la déportation en masse de migrants tadjikes en 2011 après la condamnation de deux pilotes (l’un deux étant un ressortissant russe) par les autorités tadjikes[13], qui présente des ressemblances frappantes avec la présente espèce, ainsi que l’expulsion de ressortissants moldaves quelques semaines avant le sommet du partenariat oriental en 2013 au cours duquel l’accord d’association entre le Moldova et l’Union européenne devait être paraphé[14], doivent constituer des exemples instructifs pour la Cour.

La pratique de l’État défendeur d’abuser du système d’immigration, en violation des droits fondamentaux, pour servir les orientations de sa politique extérieure constitue un exemple grave de détournement de pouvoir qui ne devrait donc pas échapper à une appréciation adéquate. La Cour aurait dû en l’espèce prendre fermement position et déclarer que des violations massives de droits de l’homme ne peuvent jamais constituer un moyen d’atteindre des buts politiques ou de résoudre des problèmes politiques. Le fait qu’elle ne l’ait pas fait équivaut à ignorer un abus grave du système de la Convention, particulièrement dans le contexte des requêtes interétatiques et dans le cadre de l’établissement de l’existence d’une pratique administrative. Comme l’observent à juste titre les juges Jungwiert, Nussberger et Potocki dans leur opinion concordante commune en l’affaire Timochenko, précitée, « lorsqu’on interprète l’article 18 de la Convention, le lien direct entre la protection des droits de l’homme et la démocratie doit être pris en compte ». C’est tout à fait vrai, étant donné que la Convention a été conçue pour sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, § 86, CEDH 2003‑II). De plus, il est évident que « lorsque les gouvernement résolvent leurs problèmes en ballotant des individus sans défense à travers les frontières, ils agissent en dehors du sens commun et de la bonne foi. Lorsque disparaissent dialogue et coopération, le respect du droit international est en grand danger »[15]. Comme je l’ai observé ci-dessus, les arrestations et détentions arbitraires de Géorgiens étaient intrinsèquement liées à leur expulsion collective, ce qui est en soi « un risque pour la coexistence pacifique des pays » représentant une menace pour la démocratie, voire un « prélude à la guerre »[16] comme le montre un exemple récent concret.

Eu égard aux circonstances de l’affaire telles qu’explicitées ci-dessus, la Cour aurait dû examiner l’article 18 conjointement avec l’article 5 et aurait dû conclure que l’ensemble de l’appareil juridique de l’État défendeur avait été utilisé de manière abusive et que, du début jusqu’à la fin, les autorités n’avaient cessé d’agir de mauvaise foi et au mépris flagrant de la Convention, ce qui s’analyse en une pratique administrative contraire aux dispositions susmentionnées.

II. Sur la violation de l’article 14 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention

La Cour a conclu que d’octobre 2006 à fin janvier 2007 avait été mise en place en Fédération de Russie une politique coordonnée d’arrestations, de détentions et d’expulsions de ressortissants géorgiens, qui a constitué une pratique administrative au sens de la jurisprudence de la Convention (paragraphe 159). À l’évidence, les Géorgiens, en tant que groupe spécifique, ont été ciblés et ont fait l’objet d’un traitement discriminatoire sur la base de leur origine ethnique et nationale en conséquence de la politique de l’État défendeur. Tout en souscrivant pleinement à l’aspect discriminatoire de la présente requête interétatique, dûment mis en lumière dans l’arrêt (voir, par exemple, les paragraphes 140-141, 152, 175-176 et 185), je regrette que la majorité n’ait pas traité séparément la question de la violation de l’article 14 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention (j’aborderai le grief de discrimination sous l’angle de l’article 3 de la Convention dans le chapitre suivant).

Dans le cadre de cette procédure, les aspects ethniques et nationaux sont imbriqués si étroitement qu’il convient de les examiner ensemble. Aux fins de la présente opinion, le terme « géorgien » recouvre à la fois l’origine ethnique et la nationalité. Les « Géorgiens ethniques », les « ressortissants géorgiens » et les « Géorgiens » sont des termes utilisés de manière interchangeable par l’État requérant. Le terme « Géorgien » utilisé par les autorités de l’État défendeur dans le contexte de l’expulsion, dans des expressions telles que « les Géorgiens doivent partir », « vous, les Géorgiens, devez quitter la Russie » évoque plus l’origine ethnique que la nationalité. Les documents officiels qui ont été émis par l’État défendeur pendant la campagne anti-géorgienne se réfèrent à l’appartenance ethnique (par exemple, les enquêtes envoyées à diverses écoles utilisent le terme « национальность » – paragraphe 36 de l’arrêt) et la citoyenneté (tels que les instructions et circulaires, dans lesquelles figure le terme « гражданство » - paragraphe 31 de l’arrêt)[17]. De même, les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales indiquent que cette campagne se fondait sur l’origine ethnique et nationale (paragraphes 63‑67 de l’arrêt).

Le principe du respect et de la protection des droits de l’homme sur une base non discriminatoire est reconnu comme une règle du droit international[18]. L’interdiction de la discrimination s’est matérialisée en une norme de jus cogens. Il est établi dans la jurisprudence de la Cour que l’origine ethnique et la race sont des concepts apparentés, qui se recoupent (voir, parmi d’autres, Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 43, CEDH 2009 ; et Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 55, CEDH 2005‑XII), et que la discrimination fondée sur l’origine ethnique réelle ou perçue, en tant que forme de discrimination raciale, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités (Timichev, précité, §§ 55-56).

De plus, la Cour a développé le raisonnement selon lequel « lorsqu’elle a constaté une violation séparée d’une clause normative de la Convention ou de ses Protocoles, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de cet article, mais il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige » (voir, parmi d’autres, Timichev, précité, § 53 ; Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 89, CEDH 1999‑III ; Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45 ; voir également l’opinion en partie dissidente de la juge Keller en l’affaire Şükran Aydın et autres c. Turquie, nos 49197/06, 23196/07, 50242/08, 60912/08 et 14871/09, 22 janvier 2013).

La violation des droits des Géorgiens à raison de leur nationalité et de leur origine ethnique est fortement entachée de discrimination, ce qui représente un aspect fondamental de la présente affaire. En conséquence, le fait de ne pas examiner l’article 14 réduit artificiellement la portée de la disposition de non-discrimination de la Convention et ignore un aspect crucial de la présente requête interétatique, d’autant plus, en particulier, que la pratique de la Cour concernant l’article 14 a déjà fait l’objet de critiques[19].

Le principe de non-discrimination impose des restrictions distinctes à la liberté des États quant au traitement des étrangers[20] et devrait être lu conjointement avec les garanties des droits procéduraux dans les procédures d’expulsion[21]. Une norme commune est que les expulsions ne doivent pas opérer délibérément des discriminations dans leurs buts ou leurs effets à raison de la race, de la couleur, du sexe, de la langue, de la religion, des opinions politiques ou autres, de l’origine nationale ou sociale, de la propriété, de la naissance ou de toute autre situation. Cela est particulièrement pertinent dans les affaires d’expulsion collective d’étrangers car celles-ci emportent un risque de discrimination et impliquent souvent une expulsion fondée sur l’appartenance même à un groupe spécifique[22].

Le pouvoir d’expulsion discrétionnaire de l’État est également restreint par une obligation de prendre en compte le contexte juridique dans lequel il est exercé[23]. En l’espèce, les origines ethniques et nationales constituaient des facteurs déterminants pour les actions des autorités russes quant à la détention, au traitement et à l’expulsion collective de Géorgiens.

Le problème général de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance en Fédération de Russie est illustré par de nombreux documents[24]. Il est reconnu que les groupes vulnérables (notamment les personnes d’origine caucasienne) subissent une discrimination aggravée et sont soumis à un profilage racial/ethnique, à des contrôles ciblés en fonction de la race et à des pratiques illégales des forces de l’ordre[25]. L’existence d’une discrimination institutionnalisée, notamment dans le domaine de l’immigration, a été jugée particulièrement grave[26]. Comme le confirme une ONG russe, Mémorial, la Fédération de Russie s’est dotée d’un mécanisme répressif contre les citoyens étrangers bien avant la campagne anti‑géorgienne en vue de l’utiliser à des fins politiques[27]. Le rapport de l’APCE, en son paragraphe 54, relève également l’existence de « mécanismes répressifs contre les citoyens étrangers » créé par la législation russe. La déclaration du chef adjoint du service fédéral des migrations de la Fédération de Russie selon laquelle « [ces] quotas ne seront pas fournis pour les ressortissants géorgiens, ni en matière de résidence ni en matière d’emploi » constitue une preuve additionnelle qu’au moment des faits les autorités utilisaient le mécanisme discriminatoire existant contre les Géorgiens[28].

En établissant l’existence d’une pratique administrative d’expulsion collective au regard de l’article 4 du Protocole no 4, la Cour a rappelé l’importance du contexte de l’expulsion (paragraphe 167 de l’arrêt), eu égard au cadre général de la campagne de persécutions sélective, organisée et délibérée des autorités russes vis-à-vis des Géorgiens (voir, par exemple, les paragraphes 63-71 et 171-176 de l’arrêt). La Cour a également relevé que les recours internes en place au sein de l’État défendeur s’étaient avérés ineffectifs et inaccessibles aux Géorgiens pour contester les arrestations, détentions et expulsions arbitraires (paragraphes 150-158 et 188 de l’arrêt).

Les témoins géorgiens entendus par la Cour ont confirmé que la raison sous-jacente des atteintes à leurs droits, contrairement à ce qu’ont vécu les ressortissants d’autres pays à l’époque des faits, était leur origine ethnique. Les témoins se sont rappelés avoir été insultés, menacés et s’être entendu dire : « Vous devez quitter la Russie, il n’y a pas de place pour vous ici » et « Vous êtes renvoyés parce que vous êtes Géorgiens »,[29] « Vous devriez être contents d’être toujours en vie » (paragraphe 46 de l’arrêt et paragraphe 6 de l’annexe). La perception dominante du public était que la campagne d’expulsions était dirigée tout particulièrement contre les personnes d’origine ethnique géorgienne. Dans le cas de G.V., cité par l’État défendeur comme exemple d’un appel accueilli par les juridictions nationales, le demandeur avait allégué qu’il n’aurait pas dû être expulsé car, parmi d’autres raisons, il n’était pas d’origine ethnique géorgienne, malgré sa nationalité géorgienne[30].

La politique de discrimination ressort en outre à l’évidence de diverses circulaires et instructions (par exemple des décisions d’expulsion dirigées spécifiquement contre des citoyens géorgiens, les lettres envoyées aux écoles demandant des informations sur les enfants géorgiens et sur leurs parents (paragraphes 31, 36, 140-144) émises par les autorités sur un court intervalle de temps dans différentes régions de l’État défendeur. Les personnes expulsées faisaient l’objet d’un profilage ethnique, étaient fouillées, arrêtées et appréhendées dans la rue, sur leur lieu de travail, à leur domicile, dans les écoles et sur les parvis des églises, essentiellement en raison de leur apparence/appartenance perçue à un groupe ethnique particulier, sans même que l’on vérifie les documents pertinents, avant toute reconnaissance formelle de leur nationalité géorgienne (voir, par comparaison, Timichev, précité, dans laquelle la liberté de circulation d’un requérant d’origine tchétchène avait été restreinte en raison de son origine ethnique et où l’absence des informations pertinentes dans les documents d’identité n’avait posé aucun problème).

Il serait difficile de décrire tous les aspects discriminatoires de la campagne ciblant les Géorgiens, dont est imprégné l’ensemble de l’arrêt, en raison de leur portée et de leur échelle. Il est de plus en plus clair que les arrestations, détentions et expulsions collectives de Géorgiens de la Fédération de Russie étaient motivées par l’origine ethnique et nationale des intéressés. Toutefois, aucune différence de traitement fondée exclusivement ou de manière déterminante sur l’origine ethnique d’un individu ne peut passer pour objectivement justifiée, même dans le cadre de la lutte contre l’immigration illégale (voir, mutatis mutandis, Timichev, précité, § 58, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 176, CEDH 2007‑IV).

Les circonstances entourant la politique coordonnée d’arrestations, de détentions et d’expulsions de Géorgiens dans l’État défendeur entre octobre 2006 et janvier 2007 aurait dû conduire la Cour à constater l’existence d’une pratique administrative contraire à l’article 14 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 et avec l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, étant donné que les Géorgiens, ciblés en tant que groupe, ont été délibérément privés de la protection du système juridique russe et ont fait l’objet d’une discrimination raciale, contrairement à d’autres ressortissants étrangers dans la même situation à l’époque des faits.

III. Sur la violation de l’article 3 de la Convention, lu isolément, à raison de la gravité du traitement discriminatoire subi par les Géorgiens

En l’espèce, la Cour aurait dû également examiner l’allégation de l’État requérant concernant la nature discriminatoire des arrestations, détentions et expulsions des Géorgiens sous l’angle de l’article 3 de la Convention, puisque dans certaines circonstances la discrimination peut être tellement grave qu’elle constitue en soi un traitement dégradant au sens de l’article 3. Dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale, la Commission a estimé qu’« une importance particulière devait être attachée à la discrimination fondée sur la race et que le fait d’imposer publiquement à un groupe de personnes un régime particulier fondé sur la race pouvait, dans certaines circonstances, constituer une forme spéciale d’atteinte à la dignité humaine. Le régime particulier imposé à un groupe de personnes pour des motifs raciaux pourrait constituer un traitement dégradant là où une distinction fondée sur un autre élément ne soulèverait pas de question de ce genre » (Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume-Uni, nos 4403/70-4419/70, 4422/70, 4423/70, 4434/70, 4443/70, 4476/70-4478/70, 4486/70, 4501/70 et 4526/70-4530/70 (requêtes jointes), rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78-B, p. 62).

Dans sa jurisprudence, la Cour/Commission a examiné le facteur ethnique/racial en liaison avec une violation de l’article 3, relevant qu’en vertu de cette disposition « le pouvoir discrétionnaire en matière d’immigration d’un État n’est pas sans limites, un État ne pouvant pas mettre en œuvre des politiques de nature purement raciste consistant par exemple à interdire l’entrée de toute personne ayant une couleur de peau particulière » (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 84, série A no 94). De plus, la Cour a établi que le traitement appliqué par un État à un groupe particulier de personnes pour l’unique raison que ces personnes appartenaient à la communauté spécifique en question s’analysait en une discrimination fondée sur l’origine ethnique, la race et la religion (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 309, CEDH 2001‑IV). Elle a en outre considéré que des conditions de vie déplorables imposées sur une longue période en conséquence d’un traitement discriminatoire avaient causé aux intéressés des souffrances psychologiques considérables et, partant, avaient porté atteinte à leur dignité humaine et suscité chez eux des sentiments d’humiliation et d’avilissement (Moldovan et autres c. Roumanie (no 2), nos 41138/98 et 64320/01, §§110-111, CEDH 2005‑VII (extraits)). En outre, le fait d’opérer une ségrégation au détriment des enfants roms dans des établissements d’éducation sur la base de leur origine ethnique crée, de l’avis de la Cour, une présomption réfragable de discrimination qui peut en soi constituer un traitement dégradant (Horvath et Vadászi v. Hungary (déc.), no 2351/06, 9 novembre 2010). Le critère appliqué dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale a été très récemment réaffirmé dans l’affaire Abdu c. Bulgarie (no 26827/08, § 38, 11 mars 2014).

En l’espèce, la Cour aurait dû attacher une importance spéciale à l’existence d’une pratique administrative dans l’État défendeur vis-à-vis des Géorgiens du point de vue de la discrimination au regard de l’article 3. La Cour a établi que, parmi d’autres raisons, le climat d’intimidation à l’époque des faits (paragraphe 154 de l’arrêt) et le facteur psychologique (paragraphe 156 de l’arrêt) constituaient des circonstances pesant sur la capacité des Géorgiens à épuiser les voies de recours internes dans l’État défendeur. Il est souligné dans l’arrêt que de nombreux Géorgiens détenus étaient tellement stressés à l’idée de rester plus longtemps en détention et avaient tellement hâte de retourner en Géorgie qu’ils auraient signé « n’importe quoi » (paragraphe 48).

La Cour aurait dû examiner soigneusement les éléments démontrant que l’arrestation de Géorgiens, leur placement dans des centres de détention, le refus de les laisser repartir volontairement en Géorgie, leur expulsion ultérieure et les actes de harcèlement et d’humiliation pendant le transport constituaient une politique délibérée de l’État défendeur. De nombreux Géorgiens ont été contraints de passer par l’ensemble de ce cycle. Les déclarations des témoins et les constatations des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales indiquent sans équivoque que les personnes arrêtées subissaient des conditions déplorables, qui allaient au-delà de la situation déjà notoirement critique qui règne dans les établissements de détention de l’État défendeur. Dans sa déposition, le témoin no 1, décrivant le traitement qu’elle avait subi dans l’établissement de détention, a déclaré : « [l]orsque nous demandions de l’eau parce que nous voulions boire, ils nous disaient « il y a de l’eau dans les toilettes, tu n’as qu’à la boire » (...), ils faisaient tout pour nous priver de notre dignité »[31].

Les policiers et les juges humiliaient systématiquement les Géorgiens en raison des origines de ceux-ci. Par exemple, le témoin no 1 se rappelle le traitement qu’elle a subi devant un tribunal : « J’ai souligné que j’étais prête à retourner en Géorgie à mes propres frais et par mes propres moyens, et on m’a dit « non, tu vas être renvoyée en Géorgie, comme une prisonnière, une détenue. Et si tu as des problèmes avec ça, va te plaindre à ton président Saakachvili »[32] ; le témoin no 7 s’est ainsi exprimé : « On nous répétait constamment : ne dites rien, ne faites rien, vous êtes Géorgiens »[33]. Ceux qui attendaient leur expulsion dans les aéroports de Moscou étaient exposés au public d’une manière humiliante et on les faisait courir à travers des corridors humains composé d’officiers des forces spéciales de police russes (OMON), avec les mains dans le dos (paragraphe 57). Aux dires du témoin no 3, à la suite de leur arrivée à l’aéroport de Domodedovo, « les officiers formaient un (...) corridor (...). On nous a dit de mettre nos mains sur la tête et de courir, et ceux qui ne couraient pas, qui marchaient lentement, étaient même frappés par les officiers qui leur disaient d’aller plus vite »[34].

La Cour considère pareils comportements et attitudes de fonctionnaires ou de juges comme un facteur aggravant dans le cadre de l’examen des griefs d’un requérant concernant des actes discriminatoires au regard de l’article 3 de la Convention (Moldovan (2), précité, paragraphes 110-111). Et comment donc qualifier le comportement ci-dessus décrit des fonctionnaires sinon en un acte de discrimination s’analysant en un traitement dégradant au regard de l’article 3 de la Convention ?

La personnalité des Géorgiens a donc été méprisée pendant l’ensemble du processus, depuis le profilage ethnique illégal jusqu’à l’expulsion des intéressés, en passant par les méthodes utilisées qui leur ont occasionné des souffrances morales considérables, ont bafoué leur dignité et ont provoqué chez eux des sentiments d’humiliation et de rabaissement (voir, par contraste, Sejdić et Finci, précité, § 58). Cela explique pourquoi le traumatisme vécu par les victimes était toujours visible plus de cinq ans après les événements, pendant l’audition des témoins à Strasbourg.

Il n’est pas contesté que les obligations de l’État en vertu de l’article 3 comprennent le devoir non seulement d’interdire certaines inconduites mais aussi de rechercher s’il existe un lien entre des attitudes racistes et un acte de violence s’agissant de réfuter une présomption de discrimination (Abdu, précité, et B.S. c. Espagne, no 47159/08, §§ 58-60, 24 juillet 2012)[35]. Toutefois, l’État défendeur n’a entrepris aucune enquête effective sur ces allégations particulières. La seule enquête conduite par les autorités compétentes concernant les questions envoyées à diverses écoles aux fins d’identifier des élèves géorgiens était de la poudre aux yeux, comme l’illustre l’imposition d’amendes purement nominales (paragraphes 37 et 145 de l’arrêt). Ceci, parmi d’autres éléments, a permis à la Cour de conclure que « les éléments soumis par le gouvernement défendeur (...) ne sont pas de nature à réfuter les allégations de « tolérance officielle » de ces actes illégaux par les autorités russes » (paragraphe 146). Cette situation est encore plus grave à la lumière du fait que l’impunité pour les crimes de haine contre des membres des minorités ethniques, religieuses et nationales constitue un problème particulièrement aigu dans l’État défendeur[36].

Eu égard aux éléments susmentionnés, il est évident qu’à l’époque des faits les Géorgiens – en tant que victimes de discrimination raciale – étaient les cibles publiquement désignées d’une différence de traitement qui visait, notamment, à leur causer des sentiments d’humiliation et de rabaissement, ce qui constitue une pratique administrative s’analysant en un traitement dégradant aux fins de l’article 3 de la Convention.

IV. Sur la violation de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de l’expulsion

La prohibition de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants est absolue, quels que soient les circonstances. Un traitement inhumain est notamment l’infliction délibérée de lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales. Lorsqu’on examine les allégations de violation de l’article 3, il y a lieu de tenir compte des effets cumulatifs des conditions de détention ainsi que des allégations spécifiques du requérant (voir, mutatis mutandis, Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 94, 22 mai 2012).

La Cour n’a jamais été saisie d’une requête concernant les conditions de transport pendant une expulsion; elle a cependant déjà constaté une violation de l’article 3 dans des affaires portant sur de mauvaises conditions de transport de détenus réguliers (voir, parmi d’autres, Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 116-120, CEDH 2005‑X ; et Yakovenko c. Ukraine, no 15825/06, § 113, 25 octobre 2007) Dans l’affaire Pantea c. Roumanie (no 33343/96, §§ 186-187, CEDH 2003‑VI), la Cour a déclaré que les conditions de transport peuvent constituer un problème indépendant ou aggravant et, combinées à d’autres aspects, peuvent conduire à une violation de l’article 3 de la Convention. Elle aurait dû saisir l’occasion, comme elle le fait habituellement, de développer sa jurisprudence relativement aux conditions de transport pendant les procédures d’expulsion au regard de l’article 3, étant donné particulièrement que les instruments internationaux et régionaux en matière de droits de l’homme ne prévoient pas de réglementation détaillée concernant les méthodes d’expulsion des étrangers, pareilles affaires relevant des dispositions générales découlant des obligations internationales des États[37].

Le Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) a produit des directives spéciales sur les procédures d’éloignement par voie aérienne. Lorsqu’il apprécie la compatibilité du processus avec les normes européennes pertinentes, le CPT se penche sur toute la période allant de la détention à l’expulsion, relevant que « les opérations d’éloignement d’étrangers par la voie aérienne présentent un risque manifeste de traitement inhumain et dégradant. Ce risque couvre aussi bien la phase préparatoire à l’éloignement que la phase du vol proprement dit ».[38] L’Assemblée parlementaire a également exprimé sa préoccupation en ce qui concerne la protection de la sécurité et de la dignité des personnes durant les processus d’expulsion[39]. De plus, le Comité des Ministres, dans ses principes directeurs sur le retour forcé, a souligné la nécessité de garantir qu’un étranger est « apte à prendre l’avion », surtout dans les cas d’éloignement par voie aérienne[40].

Selon le Comité des droits de l’homme des Nations unies, les États sont tenus de garantir que l’expulsion n’enfreint pas les droits et la dignité des personnes expulsées, particulièrement si l’on touche à des dispositions telles que le respect du droit à la vie et l’interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants[41]. L’exigence de mettre en œuvre l’expulsion en ayant dûment égard aux droits de l’homme et à la dignité des étrangers a été exprimé également par le HCR, qui a déploré les pratiques en matière de renvoi mettant en danger la sécurité physique, et qui a réitéré « qu’indépendamment du statut des personnes concernées, les retours doivent s’effectuer de façon humaine et digne, dans le strict respect de leurs droits humains et sans recourir par trop à la force »[42].

Il existe un consensus parmi les experts en droit de l’immigration pour dire que l’expulsion doit être menée conformément aux normes générales du droit international sur le traitement des étrangers, en ayant dûment égard à la dignité et aux droits de l’homme les plus fondamentaux[43], et ne doit pas être mise en œuvre « à tout prix »[44]. Il est particulièrement important de garantir que les conditions entourant l’expulsion soient humaines, que l’expulsion soit bien préparée et coordonnée, qu’aucune lésion physique ne soit causée aux personnes expulsées et que celles-ci se voient accorder suffisamment de temps pour préparer leur départ. Des précautions adéquates doivent être prises pour garantir que l’expulsion ne cause pas des difficultés additionnelles et inutiles[45].

Dans les circonstances particulières de l’affaire, la Cour aurait dû examiner toute la période, de la détention jusqu’à l’expulsion, à la lumière de l’article 3 comme s’il s’agissait d’une « situation continue » (voir, mutatis mutandis, parmi d’autres, Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 75, 10 janvier 2012 ; Lutokhin c. Russie, no 12008/03, §§ 40‑42, 8 avril 2010 ; Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 36, 26 juin 2008 ; et Gouliyev c. Russie, no 24650/02, § 33, 19 juin 2008). Il ressort des déclarations des témoins et des rapports des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales que cette disposition a été enfreinte du fait des conditions au sein des établissements de détention (que la Cour a, à juste titre, jugées contraires à l’article 3, paragraphe 205 de l’arrêt) ainsi que des conditions de transport des personnes expulsées depuis les centres de détention jusqu’aux aéroports et durant le processus de renvoi par voie aérienne (paragraphes 57, 72-74 de l’arrêt, et paragraphes 5-13 de l’annexe).

Tout en admettant que, lorsque les conditions de détention sont en litige, il n’est pas nécessaire d’établir la véracité de chacune des points controversés ou contentieux dès lors qu’il y a eu violation de l’article 3 sur la base d’une allégation sérieuse que le gouvernement défendeur ne réfute pas (paragraphe 194 de l’arrêt), j’estime que pareille approche ne peut cependant pas corriger un traitement inhumain infligé aux personnes expulsées en dehors des lieux de détention eux-mêmes. Lorsque sont formulées des allégations spécifiques de violation de l’article 3 (voir, par comparaison, mutatis mutandis, Idalov, précité, § 94) qui vont bien au-delà des problèmes, connus depuis longtemps, découlant des conditions de détention dans l’État défendeur, la protection de la Convention devrait s’étendre aux lieux de détention et ne pas cesser en dehors de ces lieux.

La majorité des Géorgiens ont été arrêtés et détenus à Moscou et à Saint‑Pétersbourg – deux villes où les taux de congestion carcérale sont les plus élevés – et ont été expulsés depuis les aéroports moscovites. Le transport depuis les centres de détention jusqu’aux aéroports a pris un temps excessivement long – quelquefois de neuf à douze heures. Ces faits ne peuvent pas être ignorés, particulièrement lorsqu’on les examine conjointement avec les conditions et le traitement subis par les personnes expulsées tout d’abord dans les établissements de détention puis dans les bus/camionnettes. En particulier, les conditions de transport difficiles sont devenues un outil pour les autorités compétentes visant à infliger une humiliation excessive aux personnes renvoyées. Des témoins ont relevé que les bus qui les transportaient à l’aéroport étaient très sales ; ils n’étaient pas ventilés, les personnes transportées n’avaient pas accès aux toilettes ; dans certains cas, des chocs électriques leur ont été appliqués ; et des policiers leur extorquaient de l’argent pour divers besoins (paragraphes 7, 9 et 11 de l’annexe). Par exemple, le témoin no 4 indique que « les camionnettes roulaient lentement, et chaque fois que nous voulions fumer une cigarette ou aller aux toilettes, nous devions payer pour ça »[46]. De nombreux témoins ont souligné que pendant le long voyage jusqu’aux aéroports ils n’étaient pas autorisés à ouvrir les fenêtres, ce qui aurait provoqué le décès d’un ressortissant géorgien, M. Tengiz Togonidze, qui souffrait d’asthme aggravé. Ce monsieur était détenu au centre de détention de Saint‑Pétersbourg pour les ressortissants étrangers et est mort pendant le transport, immédiatement après être descendu du bus à la suite d’un long voyage jusqu’à l’aéroport de Moscou (paragraphe 72 de l’arrêt). Deux autres Géorgiens sont morts dans des centres de détention en raison du manque d’assistance médicale.

La Cour aurait dû également attacher une importance particulière au fait que, selon les déclarations de témoins, entre trois et cinq policiers de l’OMON étaient présents sur chaque moyen de transport, que ce soit par bus ou par camionnette (paragraphes 5,7, 8 et 11 de l’annexe). Or, selon la législation russe, l’OMON intervient dans des affaires concernant la sécurité, y compris des troubles de grande envergure. Ces officiers suivent un entraînement spécial et sont plus lourdement armés que les policiers ordinaires. La présence de ces officiers dans les bus/camionnettes représentait un élément ayant ajouté à la détresse émotionnelle/et psychologique chez les personnes expulsées et n’était clairement pas dictée par la nécessité. Les déclarations des témoins indiquent également que les autorités russes ont traité les personnes expulsées comme des criminels. Pareille approche est contraire aux procédures d’expulsion internationalement admises, selon lesquelles l’État procédant à l’expulsion doit « garantir que les personnes expulsées ne soient pas considérées comme des criminels »[47].

La Cour aurait dû également examiner les conditions subies par les ressortissants géorgiens dans l’avion-cargo du ministère des situations d’urgence (IL 76) qui a été utilisé pour renvoyer jusqu’à 150 passagers le 6 octobre 2006. Les témoins et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales donnent des descriptions concordantes selon lesquelles les conditions de vol dans cet avion étaient particulièrement alarmantes (paragraphes 57, 72, 74). Le témoin no 5 décrit les conditions de vol de la façon suivante : « [N]ous étions serrés comme des sardines, je n’aurais jamais pensé qu’on puisse faire tenir autant de personnes dans un avion... Je ne pensais pas rentrer chez moi vivant et je crois que c’était un sentiment général »[48]. Des conditions insupportables dans cet avion ont été évaluées par l’APCE au paragraphe 57 de son rapport dans les termes suivants : « [le transport par avion-cargo] était contraire aux normes établies par l’Aviation civile internationale étant donné que pareil transport met en danger la vie des personnes ». Bien que les États puissent choisir les moyens de transport pour les expulsions, ils ont l’obligation de garantir des conditions adéquates pour que la vie, la santé et la dignité des personnes renvoyées soient respectées.

Eu égard au caractère absolu de l’article 3, qui consacre les valeurs fondamentales d’une société démocratique, ses exigences devraient être respectées à chaque phase de l’expulsion. Sur la base des éléments susmentionnés, la question se pose de savoir s’il était acceptable que la Cour examine une violation de l’article 3 exclusivement en ce qui concerne les conditions de détention et sans apprécier une « situation continue », y compris les conditions de transport et la méthode d’expulsion des Géorgiens, notamment à la lumière de la situation particulièrement vulnérable dans laquelle ces personnes se sont retrouvées.

Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour aurait dû constater que les conditions d’expulsion avaient également causé aux Géorgiens une souffrance indéniable qui aurait dû être considérée comme un traitement inhumain et dégradant s’analysant en une pratique administrative contraire à l’article 3 de la Convention. Il s’ensuit également qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 relativement à ces conditions d’expulsion.

V. Sur la violation de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention

La présente affaire révèle qu’il peut y avoir des situations où les étrangers ne sont pas des « résidents légaux » aux fins de l’article 1 du Protocole no 7 uniquement ou essentiellement en raison de problèmes législatifs, structurels ou autres dans l’État de renvoi. En pareilles circonstances, ces personnes devraient être considérées comme étant des étrangers de facto résidents légaux et donc bénéficier pleinement des garanties de l’article 1 du Protocole no 7.[49] Dans les années récentes, on observe dans le droit européen et international une tendance marquée vers des réglementations fondées sur les droits de l’homme en Europe[50] dans le domaine de l’immigration et l’extension du principe des garanties procédurales (minimales) aux étrangers « illégaux »[51].

Tout en souscrivant à l’argument selon lequel les États ont le droit souverain d’établir leurs politiques d’immigration (paragraphe 177 de l’arrêt), j’estime que la souveraineté devrait être non pas une notion négative incitant les États à se barricader contre un processus de contrôle et d’intervention internationaux, mais plutôt un concept positif impliquant une responsabilité en matière de protection et de bien-être général des personnes se trouvant sous la juridiction de l’État concerné[52]. Dans le cadre d’une appréciation des défis modernes du contrôle de l’immigration et les critères établis par la Convention, le problème en jeu tient à la mise en œuvre d’un pouvoir discrétionnaire de l’État, qui par nature ne peut être illimité, étant donné que tout abus de pouvoir peut conduire à une violation de la Convention et du droit international général (voir, parmi d’autres, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 73, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V ; et Ahmed c. Autriche, 17 décembre 1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI). Ce pouvoir doit être exercé de sorte à ne pas porter atteinte aux droits garantis à l’intéressé par la Convention, et la personne concernée ne peut être expulsée qu’« en exécution d’une décision prise conformément à la loi » et sous réserve de l’exercice de certaines garanties procédurales (Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 114, 12 février 2009).

Selon la jurisprudence de la Cour, la notion d’expulsion au sens de l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention, qui fournit une protection aux étrangers résidant légalement dans un État contractant, est une notion autonome. La Cour s’est montrée flexible dans l’application de l’article 1 du Protocole no 7 même lorsque le requérant ne se trouvait pas en situation formellement légale (voir, par exemple, Nolan et K., précité, paragraphe 111).

En l’espèce, la majorité a estimé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 7 car tous les Géorgiens arrêtés et expulsés de l’État défendeur étaient des résidents illégaux (paragraphes 229 et 231 de l’arrêt). Je ne peux souscrire à cette conclusion qui n’est étayée par aucun des éléments de preuve disponible et qui est même contredite par le propre constat de la Cour au paragraphe 42 de l’arrêt, ainsi que je l’explique ci‑dessous. Si certaines des personnes expulsées étaient bien présentes illégalement sur le territoire de l’État défendeur, cette circonstance n’aurait pas dû conduire la Cour a formulé une affirmation aussi absolue. Cette considération trouve également une résonance dans la position de l’État défendeur, qui ne dit pas qu’il y a eu des exceptions lorsque des ressortissants géorgiens séjournant illégalement sur le territoire russe ont été expulsés (paragraphe 227 de l’arrêt). L’expulsion de Géorgiens légalement présents dans l’État défendeur est également corroborée par les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales (paragraphes 65 et 172 de l’arrêt).

De plus, il convient de relever qu’en raison des particularités des requêtes interétatiques, la Cour n’a jamais été obligée ni techniquement capable d’établir la situation légale de chacune des personnes expulsées (paragraphe 128). La Cour avait eu des difficultés pour définir la situation légale de sept témoins interrogés pendant l’audition des témoins, soulignant que « leur situation juridique en Fédération de Russie paraît souvent confuse » et est parvenue à la conclusion que « une majorité d’entre eux [mais pas tous] était formellement en situation irrégulière en Fédération de Russie » (paragraphe 42 de l’arrêt). À la lumière de tous les éléments susmentionnés, et sans analyser de manière approfondie les principaux aspects et les raisons liées à la situation légale des personnes expulsées, la conclusion générale concernant la nature illégale de la présence des Géorgiens sur le territoire de l’État défendeur n’est pas exacte.

La législation et les pratiques de la Russie en matière d’immigration rendent impossible pour la plupart des immigrants de « légaliser » leur présence sur le territoire de l’État défendeur. Ce problème a également affecté la situation des Géorgiens expulsés. La Cour prend note de l’appréciation des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales, qui jugent la législation et la pratique russe en matière d’immigration « complexes » et estiment que celles-ci fragilisent les migrants (paragraphe 76 de l’arrêt). Si la « complexité » est une caractéristique courante dans un domaine aussi ample et compliqué que la politique d’immigration, en l’espèce les problèmes structurels provoqués par la corruption, la discrimination, la xénophobie, la mauvaise gestion et l’arbitraire sont au cœur même de cette « complexité » et augmentent la vulnérabilité des immigrés, comme illustré ci-dessous.

La réforme du système d’enregistrement de la résidence, qui fait partie de la politique générale d’immigration, figurait parmi les obligations de la Fédération de Russie pour adhérer au Conseil de l’Europe, et le pays s’est vu rappeler cette obligation par la suite de manière répétée (Bolat c. Russie, no 14139/03, § 50, CEDH 2006‑XI)[53]. Le système d’enregistrement interne, connu sous l’appellation de propiska, est l’une des sources des problèmes. De plus, un grand nombre de citoyens de l’ex-Union soviétique (dont la Russie est le successeur), bien que vivant depuis longtemps ou de manière permanente en Russie, ont été considérés comme des immigrés illégaux depuis l’entrée en vigueur des lois fédérales de 2002 sur 1) la citoyenneté et 2) la situation juridique des ressortissants étrangers. Des problèmes systémiques sont liés à une bureaucratie hypertrophiée s’agissant d’obtenir des permis d’enregistrement et de travail, aux inspections du travail régulières, aux refus arbitraires ou aux exigences additionnelles illégales imposées par la police ainsi que des préoccupations concernant l’utilisation de l’enregistrement de la résidence comme moyen de discrimination contre certains groupes ethniques et l’existence d’un mécanisme d’extorsion ont été exprimées par de nombreux organes internationaux[54]. Le rapport de l’APCE (paragraphe 54) conclut que sans aucun doute, le problème lié au grand nombre de Géorgiens qui vivaient illégalement en Russie à l’époque des faits s’explique par « un problème structurel des politiques d’immigration de la Russie ».

La complexité du processus d’immigration et la difficulté de communiquer avec le service fédéral des migrations – l’entité officiellement en charge des questions d’enregistrement – était telle que les migrants, y compris les Géorgiens, demandait constamment de l’aide à de nombreuses agences privées opérant sur tout le territoire de l’État défendeur, certaines apparemment de manière illégale (paragraphe 42 de l’arrêt)[55]. Les autorités russes n’ont pas été en mesure de fournir le moindre exemple où ils ont demandé à ces sociétés de répondre de leurs actes illégaux (paragraphe 44 de l’arrêt). Dans ces conditions, il est manifeste que les Géorgiens, de bonne foi, pouvait légitimement attendre que leurs enregistrements soient menés conformément à la loi en vigueur et n’ont jamais mis en cause la légalité des services fournis par ces agences (voir, mutatis mutandis, Lelas c. Croatie, no 55555/08, § 74, 20 mai 2010), aussi longtemps que leurs documents d’enregistrement, pendant des années, n’ont été la cause d’aucun problème grave (le paiement d’une somme d’argent – paragraphe 42 de l’arrêt –, qui en fait s’apparentait à un pot-de-vin, n’était pas une indication que ce document était frauduleux).

Divers aspects des lacunes relatives à la législation et à la pratique de la Russie en matière migratoire, tels que la création d’obstacles artificiels pour accorder ou proroger les enregistrements (Bolat, précité), les problèmes associés à la situation des citoyens de l’ex-URSS (Tatichvili c. Russie, no 1509/02, CEDH 2007‑I), la pratique de l’annulation arbitraire des visas (Nolan et K., précité) et l’application discriminatoire des procédures internes (Timichev, précité), ont été examinés par la Cour, qui les a jugés contraires à la Convention.

La manière dont les procédures d’expulsion concernant les Géorgiens étaient menées à l’époque des faits n’a pas permis à la Cour de se livrer à une appréciation raisonnable et objective de chaque cas individuel de nature à aboutir à un constat de violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention (paragraphes 175 et 178). Cet élément, parmi d’autres, implique que l’examen par les tribunaux internes de ces affaires a exclu toute décision sur la situation individuelle des personnes expulsées (particulièrement en l’absence de données pertinentes), que l’affaire impliquât des citoyens de l’ex-URSS, des apatrides ou des réfugiés, ou que les visas et/ou les documents d’enregistrement se révèlent bien être des faux, comme l’ont souvent affirmé les autorités uniquement sur la base d’une inspection visuelle des documents (on a aussi fait état d’exemples de passeports contenant un visa et une carte d’enregistrement ayant été détruits par des représentants des forces de l’ordre). En fait, de nombreuses victimes évoquées dans le dossier sont des réfugiés abkhazes de Géorgie. Il est de notoriété publique que les anciens habitants de l’Abkhazie, qui sont arrivés en Russie à la suite du conflit armé de 1992-1993, ont été très touchés par la campagne de persécutions[56]. L’affaire de Manana Jabelia, une réfugiée géorgienne décédée au centre de détention, parle d’elle-même. L’intéressée fut maintenue en détention en violation de la décision du tribunal municipal de Moscou, qui avait infirmé l’ordonnance d’expulsion dont elle faisait l’objet[57]. De plus, la note d’information du service fédéral des migrations datée du 18 octobre 2006 indique les mesures prises pour renforcer la surveillance de la légalité de la résidence de citoyens géorgiens, y compris « la suspension de l’attribution de certains documents aux citoyens géorgiens (acquisition de la nationalité russe, attestations d’enregistrement, titres de séjour temporaires et permanents) » (paragraphe 31). Il s’ensuit que dans la période précédant l’expulsion les autorités, parmi d’autres actions, ont artificiellement provoqué la transformation de nombreux Géorgiens en migrants irréguliers, créant ainsi les conditions préalables à leur éloignement.

La très grande majorité des Géorgiens ont des visas à long terme en cours de validité. Selon les données statistiques, le Consulat de la Fédération de Russie en Géorgie a délivré 70 000 visas d’affaires à des Géorgiens en 2004, 90 000 en 2005 et 75 000 dans la première moitié de 2006 (§ 24 de l’annexe) alors que les activités commerciales et les échanges d’informations scientifiques entre les deux pays étaient déjà entravés depuis longtemps. Il est reconnu que le système de migration et d’emploi d’étrangers non seulement ne réussit pas à éliminer l’immigration illégale, mais qu’en fait il l’encourage[58], et que les autorités jouent sur les procédures bureaucratiques[59]. En fait, dans le contexte russe, la possession d’un visa d’affaires valable crée chez son titulaire un sentiment légitime de résidence légale et l’attente d’une tolérance vis-à-vis de sa recherche d’emploi. Les autorités russes avaient conscience, ou auraient dû avoir conscience de cette situation. Dès lors, l’État défendeur devrait répondre de la création et du maintien d’un système qui d’un côté autorise les Géorgiens à obtenir des visas d’affaires à long terme et de l’autre leur barre pratiquement toute possibilité de séjourner et travailler en toute légalité dans le pays.

Les politiques d’État et l’ambiguïté des règles concernant le statut migratoire et l’expulsion des étrangers ne représentent qu’une partie du système défectueux qui génère intrinsèquement le risque d’être utilisé contre les minorités, « si des conflits politiques devait naître entre la Russie et le pays d’origine des immigrants »[60]. La présente affaire est un exemple de la matérialisation de ce risque, dans lequel le système a été directement dirigé contre les Géorgiens à la lumière d’un encouragement politique et médiatique intensif. Ceci est particulièrement frappant si l’on se rappelle que la vaste majorité des Géorgiens vivaient en Fédération de Russie depuis plusieurs années, étaient fréquemment arrêtés pour des vérifications d’identité mais n’avaient jamais été soumis à des expulsions forcées (paragraphe 42 de l’arrêt).

Le constat de non-violation de l’article 1 du Protocole no 7 en l’espèce fait que l’État défendeur échappe à toute responsabilité pour ses actions, et donc exclut la garantie qu’une pratique similaire de détournement du système d’enregistrement au mépris des garanties prévues par l’article 1 du Protocole no 7 la Convention ne va pas persister. Le risque d’une interprétation restrictive de l’article 1 du Protocole no 7 a été reconnu par la Cour dans l’affaire Nolan et K. (précitée, § 111). Dans cette affaire, la Cour a estimé que l’annulation d’un visa par la police des frontières « [ne saurait] priver le requérant de son statut de résident légal » étant donné que « s’il en allait autrement une décision d’expulsion priverait en soi la personne concernée de la protection de l’article 1 du Protocole no 7, ce qui signifierait que le domaine d’application des garanties attachées à cette disposition se réduirait à rien ». La menace de priver les étrangers de toute protection procédurale est encore aggravée par la portée spécifique de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention et par l’inapplicabilité de l’article 6 aux procédures d’immigration (voir, par exemple, Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 40, CEDH 2000‑X) qui limite finalement les garanties prévues par l’article 13 de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie, no 26828/06, §§ 369-372, 13 juillet 2010, et Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000‑XI).

L’État défendeur se sert de la législation et des pratiques lacunaires existantes en matière de migration et ne montre aucune volonté politique de résoudre des problèmes de longue date ; en même temps, il n’hésite jamais à accorder la citoyenneté, par des procédures simplifiées, aux résidents en provenance des anciennes républiques soviétiques lorsqu’il peut en tirer un avantage politique. À la lumière de cette situation, la Cour aurait dû étendre la protection de l’article 1 du Protocole no 7 aux étrangers qui n’étaient pas en mesure de régulariser leur séjour dans l’État défendeur en raison des défauts du système de migration. Ne pas le faire revient à priver les plus vulnérables de certaines garanties fondamentales prévues par la Convention. De plus, il convient de garder à l’esprit que, parmi les personnes expulsées, il y avait des Géorgiens qui résidaient de manière parfaitement légale en Fédération de Russie ainsi que des personnes qui sont devenues artificiellement des migrants « illégaux » en conséquence des actions des autorités elles-mêmes.

Eu égard aux facteurs susmentionnés et considérant que ni les intérêts de l’ordre public ni des raisons de sécurité nationale ne justifiaient les expulsions, j’estime que, durant la période en question, l’État défendeur a également arrêté, détenu et expulsé des Géorgiens résidant légalement sur le territoire de la Fédération de Russie, et que ceci s’analysait en une pratique administrative contraire à l’article 1 du Protocole no 7 à la Convention.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir partager l’opinion de la majorité, qui a constaté la violation de divers articles de la Convention en l’espèce. À mon avis, la Cour a suivi une approche contestable s’agissant d’établir les faits, d’apprécier les preuves et d’appliquer sa propre jurisprudence, ce qui n’est pas acceptable dans une situation de forte opposition politique entre les hautes autorités des États requérant et défendeur. En pareille situation, la Cour doit se livrer à un examen méticuleux de tous les éléments et formuler des conclusions bien motivées afin de ne pas s’exposer à des accusations de partialité. La Cour aurait la tâche beaucoup plus facile si elle organisait les audiences et les délibérations dans les affaires interétatiques uniquement après la tenue de négociations amiables entre les parties en vue d’atténuer les tensions politiques et émotionnelles. En l’absence de telles mesures, on ne peut jamais aboutir à une analyse rationnelle dans les affaires telles que l’espèce.

Établissement des faits

En général, les rapports d’organes internationaux sont très utiles dans les affaires d’expulsion pour établir le risque de mauvais traitements. Ils sont considérés comme une source d’informations fiable s’ils revêtent un caractère neutre ou officiel, s’ils sont à jour et s’ils contiennent des informations sur des faits concrets, sans se faire l’écho d’allégations ou de jugements de valeur de nature à porter atteinte à l’impartialité de la Cour. En l’espèce, la Cour a établi les faits sur la base de divers rapports d’organisations internationales, les citant de manière exhaustive tout au long de l’arrêt, en particulier aux paragraphes 40, 63-71, 114, 148, 172 et 173, alors même que les organisations internationales en question avaient déjà formulé leurs propres appréciations et conclusions sous la forme d’allégations et de jugements de valeurs, employant des termes tels que : « expulsion massive », « arrestations massives », « une campagne conduite de façon aussi ostentatoire », « ordres explicites de répression ciblant les Géorgiens », « les personnes arrêtées n’avaient pas droit à un avocat », décisions d’expulsions prises « à la chaîne, (...) en dehors de la présence des intéressés », « collusion entre autorités policières et judiciaires », « campagne de persécution sélective et intentionnelle fondée sur l’appartenance ethnique », « des visas et des attestations d’enregistrement obtenus de manière légale (...) sont annulés, les personnes sont détenues de manière illégale et [expulsées] », « persécution organisée de ressortissants géorgiens », « harcèlement d’un groupe spécifique de personnes [qui constitue] une forme inacceptable de discrimination », « irrégularités massives du fonctionnement de la justice », « plusieurs éléments indiquent une collusion entre autorités policières et judiciaires », « [Géorgiens] présentés en groupe (...) devant les tribunaux », « politique délibérée de détention et d’expulsion » « Déni de justice flagrant et détournement des procédures », « arrestation et (...) détention illégales [et arbitraires] », « impossibilité pour beaucoup des personnes concernées d’interjeter appel », etc.

Les organisations internationales ont exposé dans leurs rapports une appréciation juridique globale des événements sans fournir la moindre preuve écrite à l’appui de leurs conclusions, et la Cour a souscrit à leur approche sans vérifier ce qui s’était réellement passé. Il semble qu’elle ait fait siens les résultats de leur appréciation juridique et qu’elle ait établi les faits sur la base de ces rapports (paragraphes 136-139, 152, 153, 159, 185 et 196 de l’arrêt).

En particulier, la déclaration de la Commission de suivi de l’APCE sur « la complexité des procédures d’obtention des (...) permis (...) qui fragilisent les migrants » (paragraphe 76) a été formulée sans aucune analyse du droit russe, et la Cour n’était pas non plus en position de se livrer à une telle analyse. Les témoignages de citoyens géorgiens sont exprimés en des termes similaires, tels que « des sanctions administratives [prononcées] lors de procédures sommaires » (paragraphe 45). La Cour a accepté toutes ces déclarations et les a reproduites dans son propre arrêt. De plus, tout en relevant que les témoins géorgiens ont formulé « des déclarations contradictoires », elle a conclu que ces déclarations étaient en même temps « concordantes et correspond[ai]ent à celles des organisations internationales » (paragraphe 196).

Je comprends bien que de telles organisations, qui militent activement dans le domaine des droits de l’homme, cherchent à tout faire pour protéger les droits de l’homme et ne sont limitées par aucun instrument pour atteindre leurs buts, de sorte que pareils rapports peuvent exagérer la gravité des violations. Toutefois, si la Cour veut avoir une démarche guidée et encadrée par les principes universels du procès équitable, elle ne doit pas permettre que son impartialité soit mise en doute du fait de déclarations émotionnelles formulées dans ce type de rapports.

Les lacunes procédurales susmentionnées entraînent des problèmes dans l’application de la propre jurisprudence de la Cour relative aux pratiques administratives et aux expulsions collectives.

Pratique administrative

La Cour a établi l’existence d’une pratique administrative aux paragraphes 159 et 178, mais il est difficile de comprendre pourquoi la question d’une pratique administrative a même été soulevée en l’espèce, étant donné que l’expulsion collective alléguée aurait été mise en œuvre sur une très courte période et qu’aucun grief n’a été présenté avant ou après les événements litigieux. Je présume que le simple fait qu’il s’agisse d’une affaire interétatique ne permet pas en soi de conclure à l’existence d’une pratique administrative.

La Cour a établi l’existence d’une pratique administrative dans deux affaires interétatiques qui se distinguent de manière substantielle de l’espèce. Dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni, les événements portaient sur les années 1971-1975, et dans l’affaire France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, il s’agissait de violations de l’article 6 sur une durée de trois ans, de 1980 à 1982. En l’espèce, l’action en question a été organisée dans un intervalle d’un ou deux mois et ne s’est jamais reproduite avant ou après. La mesure n’a pas été appliquée à l’ensemble des ressortissants géorgiens mais à ceux qui séjournaient illégalement en Russie, et de nombreux fonctionnaires ont été sanctionnés pour leurs fautes.

Une pratique administrative consiste en des actes violents qui se répètent et qui sont officiellement tolérés. Cela signifie que la Cour doit tout d’abord constater une violation à raison d’un acte ou d’une brève série d’actes, puis établir leur répétition et la tolérance officielle dont ils bénéficient. En l’espèce, la Cour s’est écartée de cette approche en établissant l’existence d’une pratique administrative sans s’appuyer sur le moindre exemple concret de violation étayée par des preuves documentaires. Elle a appliqué à tort la notion de pratique administrative à une expulsion collective, puisque dans ce dernier cas la Cour doit vérifier la nature collective d’une action mais non la répétition d’actes isolés.

La Cour n’a par ailleurs pas confirmé l’existence d’une tolérance dans le cadre d’une pratique administrative. Les instructions « secrètes » étaient très problématiques à ses yeux. Cependant, les instructions policières de rechercher des personnes séjournant illégalement en Russie ne peuvent en soi être considérées comme des actes violents. Pour surmonter cet obstacle évident, la Cour – au détriment de toute objectivité – a établi l’existence d’une pratique administrative impliquant non seulement la police mais toutes les autres autorités, y compris les procureurs et les juges chargés de ces affaires. En outre, la Cour admet au paragraphe 159 de l’arrêt qu’il s’agissait d’une « politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens », cette conclusion se fondant sur des jugements de valeur dépourvus de base factuelle.

Les instructions et circulaires « pour détecter les citoyens de la République de Géorgie » ont été atténuées par les procureurs, qui ont reçu instruction de renforcer leur surveillance des actions des fonctionnaires des affaires internes en vue de garantir le respect des droits et libertés des ressortissants de la Communauté des États indépendants – y compris le droit d’être protégé contre la discrimination – et en vue de discipliner les fonctionnaires (paragraphes 37-38). Ainsi, la tâche des autorités russes consistait à se concentrer sur les personnes qui séjournaient de manière illégale en Russie.

En conséquence, je ne peux admettre le bien-fondé de l’appréciation formulée par la Cour aux paragraphes 171 à 176 de l’arrêt. La Cour évoque des décisions d’expulsion prises « à la chaîne », une « collusion entre la police et les juges », « des milliers de décisions d’expulsion » – alors que le nombre n’a aucune importance –, une « politique coordonnée » sans autre base factuelle que le libellé de l’instruction du 2 octobre 2006 ordonnant « d’initier des décisions devant les tribunaux russes », ce qui en soi signifie simplement que les autorités administratives sont tenues de saisir les tribunaux car ces derniers ont le pouvoir de prendre des décisions sur les expulsions, ce qui démontre que la procédure a été menée conformément au droit interne.

Enfin, aux paragraphes 175 et 178 de l’arrêt, la Cour conclut à l’absence d’« examen raisonnable et objectif de la situation individuelle de chacun d’entre eux », mais rien n’indique qu’elle ait établi la moindre circonstance individuelle dans l’arrêt, et aucune appréciation n’a été menée en vue de déterminer si l’une ou l’autre de ces circonstances avaient été correctement examinées par les juges et policiers russes. Au contraire, la Cour est en possession des dossiers d’expulsion de témoins géorgiens transmis par le gouvernement défendeur, mais semble peu disposée à les prendre en compte.

Je pense que l’instruction du 2 octobre 2006, qui ordonne « d’initier des décisions devant les tribunaux » ne signifie pas en soi que les juridictions et procureurs russes avaient entrepris une action organisée et coordonnée contre les Géorgiens, et donc que les tribunaux n’étaient pas impartiaux et indépendants, ainsi que divers rapports l’ont affirmé et que la Cour l’a facilement admis sans vérifier les faits. Cette instruction oblige simplement les autorités à saisir les tribunaux puisque les juges sont les seuls à être autorisés à expulser des résidents illégaux.

Expulsion collective

Une « expulsion collective d’étrangers » au sens de l’article 4 du Protocole 4 est définie par la Cour comme « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (Henning Becker c. Danemark, no 7011/75, décision de la Commission du 3 octobre 1975 ; Andric c. Suède (déc.), no 45917/99, 23 février 1999 ; et Čonka c. Belgique, no 51564/99, CEDH 2002‑I). Cela signifie pour le moins que l’expulsion d’un groupe de personnes à l’issue d’une procédure interne ne mène pas automatiquement à la conclusion qu’il y a eu une « expulsion collective d’étrangers » (M.A. c. Grèce, no 25559/03, 2 mars 2006 ; Berisha et Haljiti c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » (déc.), no 18670/03, CEDH 2005‑VIII ; et Dritsas et autres c. Italie (déc.), no 2344/02, 1er février 2011).

Il ressort clairement, par exemple, de l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie que le renvoi d’étrangers vers un État tiers a été effectué sans examen de leur affaire par les autorités compétentes (autorités en matière d’immigration ou autorités judiciaires). En ce qui concerne les circonstances particulières des personnes concernées, dans l’affaire Čonka c. Belgique les autorités n’ont fait aucune référence aux demandes d’asile et se sont concentrées uniquement sur l’expiration des permis de trois mois (Čonka, précité, §§ 61-63) qui avaient été délivrés aux quatre requérants. En l’espèce, le gouvernement requérant n’a pas démontré qu’il y ait eu pareilles demandes ou requêtes. Au contraire, les décisions d’expulsion prouvent que les cas de chacun des ressortissants géorgiens ont fait l’objet d’un examen raisonnable et objectif par les tribunaux russes.

L’établissement des circonstances individuelles est vital pour rendre un arrêt raisonnable. Cette approche générale a toujours été formulée par la Cour, notamment de la manière suivante : « La Cour ne requiert pas du requérant qu’il démontre l’existence de circonstances individuelles uniquement dans les cas de violence générale les plus extrêmes, lorsque la situation générale de violence dans le pays de destination est telle que tout renvoi vers ce pays emporterait nécessairement violation de l’article 3 de la Convention » (Savriddin Dzhurayev c. Russie, no 71386/10, § 153, CEDH 2013 ; NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 115-116, 17 juillet 2008 ; Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, § 217, 28 juin 2011). Dans les affaires précédentes, la Cour a préféré établir les circonstances individuelles mais elle n’a pas adopté cette approche en l’espèce.

Le gouvernement requérant soutient que quatre personnes possédaient des visas valables ayant expiré en 2007, mais ne joint à sa requête aucune copie de ces visas ni des décisions d’expulsion ni de tout autre document. Il semble irréaliste de prétendre qu’une juridiction russe puisse conclure qu’une personne en possession d’un visa valable est un résident illégal, considérant en particulier que la bonne foi de l’État défendeur doit être présumée (conformément à la jurisprudence de la Cour) et qu’il existe une très forte présomption que les juges russes se conforment à leurs engagements et obligations. Au contraire, tous les documents fournis à la Cour par le gouvernement russe démontrent que les policiers et les juges ont méticuleusement examiné l’ensemble des circonstances individuelles de chacune des personnes concernées.

De plus, selon les décisions des tribunaux russes soumis à l’examen de la Cour, les juges russes ont contrôlé et apprécié les circonstances individuelles de chaque personne. Toutefois, à mon avis, la Cour n’a pas examiné les documents pertinents ni ne les a appréciés de manière impartiale.

Je ne peux croire que les juges russes (en émettant les ordonnances d’expulsion) aient déclaré que ces décisions étaient motivées par le seul fait que les personnes concernées étaient géorgiennes, ou qu’ils leur aient déconseillé de faire appel. Pareille attitude mettrait en cause l’indépendance, l’impartialité et les aptitudes professionnelles de l’ensemble des magistrats russes. Je comprends que dans une affaire aussi politiquement sensible il soit difficile de s’en tenir à la terminologie judiciaire utilisée dans le cadre de la Convention (expulsion collective) et d’éviter d’utiliser des termes aussi connotés politiquement et des jugements de valeur tels que « expulsions massives », « collusion » entre les autorités, « politique coordonnée », « représailles ». Cependant, les rapports internationaux contenant des jugements de valeur politiquement connotés ne sauraient être utilisés comme preuves devant la Cour.

Je ne doute pas de l’aptitude des juridictions russes ou de l’éthique professionnelle des juges russes. J’aimerais qu’on me prouve qu’un magistrat russe puisse expulser un étudiant légalement enregistré dans une université russe ou un professionnel de haut rang venu travailler avec des spécialistes russes. Ni les rapports, ni le gouvernement requérant, ni les témoins qu’il a présentés, et finalement ni l’arrêt lui-même n’évoquent un quelconque exemple ou des preuves concrètes étayant les allégations de dysfonctionnement de la justice. Mais n’importe qui peut trouver des milliers d’exemples de Géorgiens qui séjournent légalement en Russie et y réussissent professionnellement.

Considérant que plus de 58 000 personnes au total ont été expulsées en 2006, l’expulsion de 4 500 citoyens géorgiens ne saurait fonder la conclusion selon laquelle la procédure suivie n’offrait pas des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées (Čonka, précité, § 63). Même si elle le pouvait, la Cour aurait également besoin de s’appuyer sur des exemples concrets et des circonstances personnelles tangibles pour justifier pareille conclusion. La référence à des milliers de décisions émises par les tribunaux (qui comptent d’énormes effectifs de plus de 30 000 juges) ou à une « politique coordonnée » (ce qui implique un manque d’impartialité des juges) au paragraphe 176 n’est pas conforme aux critères dégagés dans la jurisprudence de la Cour.

Appréciation des preuves

Les lacunes susmentionnées ont conduit à une appréciation partiale des preuves par la Cour. En particulier, celle-ci a admis des allégations et des jugements de valeur évoquant de prétendues procédures sommaires et expulsions massives sans examiner la moindre décision des tribunaux russes, et en ignorant les décisions des juridictions d’appel, d’où il ressort que de nombreux appels ont été accueillis. Selon les décisions d’appel, tous les requérants étaient représentés par des avocats ou des proches. Certaines décisions d’expulsion ont été annulées sur la base de circonstances individuelles des requérants concernés : proches résidant légalement en Russie, propriété de biens immobiliers, âge ou mauvais état de santé, traitement médical ou statut des réfugiés abkhazes.

La Cour est en possession de dossiers de témoins géorgiens contenant des documents qui prouvent que les intéressés résidaient de manière illégale sur le territoire russe. Leurs déclarations à la Cour contredisent les décisions d’expulsion, les enquêtes policières, leurs propres explications écrites et d’autres documents. Selon les décisions, les témoins ont comparu devant les magistrats russes, ont fait leurs dépositions et ont donné des explications qui ont fait l’objet d’une appréciation raisonnable des juridictions nationales. Ces faits réfutent les allégations de procédures sommaires.

De plus, la Cour déclare au paragraphe 85 (quatrième alinéa) de l’arrêt que seules quarante-deux de ces décisions concernaient des ressortissants géorgiens expulsés au cours de la période litigieuse, ce qui n’est pas correct puisque, si l’on prend en compte la date de la décision du tribunal de première instance, l’ensemble des quatre-vingt-six appels renvoyaient aux événements en question. Je présume qu’il y a eu des centaines d’appels qui n’ont pas abouti. La Cour ne mentionne pas le fait que le gouvernement russe a soumis des exemples d’appels qui ont été accueillis, et elle n’explique pas pourquoi ces appels ne constitueraient pas des éléments pertinents permettant de conclure qu’il ne s’agissait pas d’une action coordonnée ou d’un dysfonctionnement de la justice. À mon avis, au paragraphe 158 de l’arrêt, la Cour a mal interprété le nombre de décisions d’appels, en estimant qu’il s’agissant non pas d’exemples d’appels ayant abouti mais d’un nombre global et minimal. Cette approche, qui permet à la Cour d’ignorer les preuves écrites et de tirer des conclusions partiales, est à mon sens incompatible avec le principe d’un procès équitable.

La Cour déclare également que seul un petit pourcentage de décisions d’appel ont été rendues à Moscou et à Saint-Pétersbourg, alors qu’elle a établi que des décisions d’appels ont été émises dans d’autres régions de Russie et que le nombre total de personnes expulsées – des milliers – concernait l’ensemble du pays, ce nombre s’élevant à plusieurs centaines à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Cela soulève des doutes quant aux allégations selon lesquelles la surpopulation carcérale serait persistante et intolérable.

Je suis navré pour ceux qui sont morts en détention, et ces faits devraient être soumis à l’examen de la Cour afin d’obtenir une appréciation juridique du caractère adéquat de l’assistance médicale dont ces personnes ont bénéficié, mais la Cour a simplement évoqué « un grand nombre d’affaires » dans lesquelles elle avait « systématiquement conclu à la violation des droits des requérants » (paragraphe 201 de l’arrêt). La Cour n’a pas donné de description détaillée des conditions de détention, ni recherché si la souffrance et l’humiliation infligées aux personnes concernées étaient allées au-delà de celles que comporte inévitablement la privation de liberté, ainsi qu’elle l’avait fait dans les arrêts de principe Anayev c. Russie et Idalov c. Russie, cités au paragraphe 192 de l’arrêt (voir également l’arrêt en l’affaire Shishkov c. Russie, §§ 89-94, qui illustre l’approche générale). Dans l’affaire Idalov, dans laquelle les parties étaient en désaccord sur la plupart des aspects des conditions de détention, la Cour a rappelé qu’elle avait conclu dans des affaires récentes (Skachkov c. Russie et Soudarkov c. Russie) à la violation de l’article 3 à raison de la surpopulation qui régnait dans la même maison d’arrêt à peu près à la même période que celle considérée dans l’affaire Idalov (Idalov, § 97). Au contraire, dans toutes les affaires d’extradition concernant la même période ou postérieures aux événements litigieux, les requérants ne se sont jamais plaints de conditions médiocres de détention (Mouminov c. Russie, no 42502/06, 11 décembre 2008 ; Karimov c. Russie, no 54219/08, 29 juillet 2010 ; Sidikovy c. Russie, no 73455/11, 20 juin 2013; Bakoyev c. Russie, no 30225/11, 5 février 2013 ; Zokhidov c. Russie, no 67286/10, 5 février 2013).

La Cour n’a pas établi qu’il y ait eu une quelconque demande de la part du médiateur russe, du consulat de Géorgie en Fédération de Russie, des procureurs ou d’autres fonctionnaires à la suite de leurs nombreuses inspections des centres de détention. Ces informations ont été fournies par le gouvernement russe mais, de nouveau, ignorées par la Cour. Au contraire, aux paragraphes 184-186, elle conclut à la violation de ces droits sur la base de précédentes déclarations (expulsion collective, pratique administrative et absence de recours effectif, aspects que j’ai critiqués ci-dessus). Il est intéressant de relever que la jurisprudence de la Cour exige que toute personne arrêtée soit traduite à bref délai devant un juge en mesure de décider rapidement de la légalité de sa détention. Tel a bien été le cas, à bref délai et avec célérité, mais de nouveau, aux paragraphes 204 et 205 de l’arrêt, la Cour refuse clairement de suivre en l’espèce son approche bien établie et de tenir compte de la brièveté de la période de détention.

Le gouvernement russe a confirmé et démontré qu’il y avait eu des appels et que ceux qui avaient quitté volontairement le pays n’avaient pas été empêchés d’interjeter appel ou d’avoir recours à un avocat, et qu’ils ont eu le temps et la possibilité de le faire (paragraphe 85). Toutefois, la Cour, maîtresse de sa propre procédure, est parvenue à la conclusion exactement inverse (paragraphes 152-154).

La Cour a noté en particulier que le gouvernement ne lui avait pas fourni de statistiques mensuelles. Toutefois, elle a établi l’existence d’une « forte augmentation » dans le nombre d’expulsions (paragraphes 131 et 135) sans prendre en compte les statistiques annuelles et le fait que le nombre total des personnes expulsées en 2006 était dix fois plus élevé. Elle n’a pas observé que les décisions d’appel favorables aux appelants se fondaient sur des circonstances personnelles et non pas uniquement sur des aspects procéduraux (paragraphe 85, quatrième alinéa) et a également minimisé la signification des décisions d’appel en limitant leur portée aux villes de Moscou et Saint-Pétersbourg, comme si toutes les personnes expulsées résidaient dans ces deux municipalités.

La Cour a attaché une importance décisive à l’absence de statistiques mensuelles, concluant que les statistiques fournies par le gouvernement russe n’étaient pas crédibles aux fins de déterminer l’existence d’une pratique administrative (paragraphe 134). En même temps, elle a jugé hors de propos les chiffres relatifs à l’expulsion de migrants provenant d’autres États et, plus important, n’a pas mentionné les statistiques produites par la Cour suprême russe, qui prouvent qu’en 2005 le nombre total des personnes expulsées (approximativement 79 000) était beaucoup plus élevé qu’en 2006 (environ 58 000), l’année où les événements litigieux se sont déroulés. Dans les années suivantes, le nombre d’expulsions est retombé à 29 000 en 2007 et à 20 000 en 2008, mais est resté très élevé. Un nombre aussi important d’expulsions ne peut en soi être considéré comme indicateur de l’existence d’expulsions collectives puisque ces statistiques sont relativement normales eu égard à la situation en Russie, pays dans lequel il existe une immigration illégale massive qui s’explique notamment par un contexte historique et économique ; les événements litigieux ne semblent donc pas sortir de l’ordinaire. En outre, selon les statistiques officielles du service fédéral des migrations, durant la période de « la nouvelle Russie » (1992-2006), plus de 150 000 ressortissants géorgiens ont obtenu la citoyenneté russe, et plus de 73 000 d’entre eux ont bénéficié de ce droit dans les cinq ans précédant les événements litigieux.

Si l’on considère la situation dans son ensemble, en raison des tensions et de la suspension des liaisons entre les deux États (paragraphe 22), les relations cordiales entre les autorités (mais pas entre les personnes ordinaires) ont été rompues, ce qui a entraîné la fin de la tolérance des autorités russes vis-à-vis des nombreux Géorgiens qui résidaient de manière illégale sur le territoire russe depuis de nombreuses années. Le message était tellement clair et évident que la moitié des résidents illégaux ont préféré quitter la Russie volontairement. Ce fait est mentionné dans l’arrêt, mais n’a pas été correctement apprécié conformément à la jurisprudence de la Cour. Par exemple, dans l’affaire De Bruin c. Pays-Bas ((déc.), no 9765/09, 27 juillet 2013), la Cour a confirmé que l’État avait autorité pour mettre fin à une tolérance officielle, déclarant que : « On ne peut cependant en conclure qu’un « droit » de commettre des actes prohibés par la loi puisse naître de l’absence de sanctions, même si les autorités publiques renoncent à leur droit de poursuites. Pareille renonciation, même si elle est émise par écrit à une personne donnée, ne peut être assimilée à un permis accordé conformément à la loi » (ibidem, paragraphe 58).

Enfin, la Cour n’a pas constaté de violation de l’article 1 du Protocole no 7, confirmant au paragraphe 229 de l’arrêt qu’« eu égard à tous les éléments dont elle dispose en l’espèce, la Cour considère qu’il n’est pas établi qu’il y a eu (...) des arrestations, détentions et expulsions de ressortissants géorgiens résidant régulièrement sur le territoire de la Fédération de Russie ». Cette position de la Cour peut donner lieu à l’interprétation suivante : bien que les autorités russes n’aient expulsé que des résidents illégaux, elles ont violé l’interdiction des expulsions collectives. Il s’agit là d’une position contradictoire. Le gouvernement géorgien a sa propre logique, et a convaincu la Cour de l’existence d’une expulsion collective et du fait que les personnes expulsées avaient des permis valables leur permettant de séjourner sur le territoire russe. C’est pourquoi le gouvernement géorgien se plaignait sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 7. Toutefois, la Cour (maîtresse de sa propre procédure) a préféré prendre une approche complètement différente, ce qui suscite de nouveaux doutes quant à la justification, au regard de l’état de droit, des constats de violation auxquels elle est parvenue.

ANNEXE

Liste de témoins entendus par la Cour lors de l’audition qui s’est déroulée du 31 janvier au 4 février 2011 à Strasbourg

A. Témoins proposés par le gouvernement requérant

1. témoin no 1[61]

2. témoin no 2

3. témoin no 3

4. témoin no 4

5. témoin no 5

6. témoin no 6

7. témoin no 7

8. témoin no 8

9. M. Pataridze Zurab,

Consul de la Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits

B. Témoins proposés par le gouvernement défendeur

1. M. AZAROV Nikolay Petrovich,

Chef du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque de l’audition ; chef adjoint de ce même département à l’époque des faits

2. M. KARMOLIN Aleksey Aleksandrovich,

Sans emploi à l’époque de l’audition ; inspecteur du groupe de l’exécution de la législation administrative, département des affaires internes du district de “Khamovniki”, Moscou, à l’époque des faits

3. M. KONDRATYEV Vladislav Yuryevich,

Chef de la division des mesures de « checkout » no 2, département du contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque de l’audition ; inspecteur dans le même département à l’époque des faits

4. M. KORMYSHOV Yevgeniy Ivanovich,

Chef adjoint de la division de la navigation, agence de la marine fédérale et du transport fluvial à l’époque de l’audition ainsi qu’à l’époque des faits

5. Mme KULAGINA Tatiyana Vasiliyevna,

Inspecteur principal, département pour l’organisation des activités des officiers de police de district et de leurs supérieurs se rapportant aux mineurs, division centrale de l’intérieur, région de Samara, à l’époque de l’audition ; inspecteur dans le même département à l’époque des faits

6. M. MANERKIN Yevgeniy Nikolayevich,

Chef de la division de supervision de l’exécution de la législation fédérale, bureau du Procureur, Moscou, à l’époque de l’audition ainsi qu’à l’époque des faits

7. M. NIKISHKIN Konstantin Sergeyevich,

Chef adjoint du département juridique, ministère de l’intérieur, Moscou, à l’époque de l’audition ; membre d’un autre département à l’époque des faits

8. M. SHABAS Sergey Mikhaylovich,

Chef adjoint du département de l’intérieur, district administratif du Nord-Est, Moscou, à l’époque de l’audition ; chef adjoint de la force de sécurité civile dans le même département à l’époque des faits

9. M. SHEVCHENKO Kirill Dmitreyevich,

Expert de la représentation russe auprès de l’organisation internationale pour les migrations à l’époque de l’audition ; chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations à l’époque des faits

10. M. VASILYEV Valeriy Anatolyevich,

Conseiller (chef de département) au ministère des affaires étrangères, Moscou, à l’époque de l’audition ; Consul de la Fédération de Russie en Géorgie à l’époque des faits

C. Témoins choisis par la Cour

1. M. TUGUSHI George,

Défendeur Public (Ombudsman) de la Géorgie et membre du Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT) à l’époque de l’audition ; fonctionnaire chargé des droits de l’homme auprès de la mission de l’OSCE en Géorgie à l’époque des faits

2. M. EÖRSI Mátyás,

Rapporteur de la commission de suivi de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) à l’époque des faits

Résumé de l’audition de témoins

241. Du 31 janvier au 4 février 2011, une délégation de cinq juges de la Grande Chambre, composée de Josep Casadevall, Anatoly Kovler, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre et Nona Tsotsoria, a procédé à une audition de témoins à huis clos en présence des représentants des parties au Palais des droits de l’homme à Strasbourg.

242. Les délégués ont entendu en tout vingt et un témoins, dont neuf proposés par le gouvernement requérant et dix par le gouvernement défendeur, et deux témoins choisis par la Cour.

243. Les dépositions des témoins peuvent se résumer comme suit.

A. Témoins proposés par le gouvernement requérant

244. Les neufs premiers témoins (à l’exception du témoin no 8, épouse de feu M. Togonidze, et qui a été un témoin « indirect » des événements, ainsi que de M. Pataridze, Consul de Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits) sont des ressortissants géorgiens qui ont été arrêtés, détenus et expulsés par les autorités russes. Leurs témoignages ont porté sur les conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion à l’automne 2006.

1. Témoin no 1, née en 1967, mariée, mère de deux fils majeurs

245. Elle a indiqué qu’elle était arrivée en Fédération de Russie en septembre 2006, qu’elle était une « personne déplacée interne » (Internally Displaced Person) d’Abkhazie et qu’elle a été arrêtée chez elle à Moscou le 11 octobre 2006 avec ses deux fils, alors respectivement âgés de 18 et 20 ans, par des officiers de police du district de Kuzminki (Moscou). À sa question sur les raisons de son arrestation, les officiers de police ont répondu qu’un ordre d’arrêter et de détenir tous les Géorgiens avait été émis. Ensuite, elle a été amenée dans un commissariat du district de Kuzminki dans une cellule appelée « cage à singes », où elle est restée en garde à vue pendant deux jours et deux nuits avec d’autres détenus masculins qui étaient d’après elle de simples criminels – elle était la seule femme et la seule Géorgienne parmi les détenus.

Elle a décrit les conditions de détention dans la « cage à singes » comme inhumaines, horribles et insoutenables : il n’y avait pas assez de places assises pour les 20 détenus qui devaient s’asseoir à tour de rôle, lorsqu’ils réclamaient de l’eau, on leur répondait qu’ils pouvaient boire l’eau des toilettes. Le deuxième jour, son mari lui rendit visite et lui apporta des médicaments (notamment une pommade (ointment)).

Ensuite, elle a été amenée avec 15 autres Géorgiens dans le local d’un tribunal. Un par un, les Géorgiens sont passés devant le juge. En ce qui la concerne, on lui a demandé de s’asseoir sur une chaise, le juge lui a dit : « vous allez être expulsée, n’est-ce pas ? » et lorsqu’elle a posé une question sur les raisons de son expulsion, le juge lui a répondu : « c’est parce que vous avez Saakashvili comme Président, c’est à lui que vous devriez parler » et elle n’a pas eu la possibilité de s’exprimer. Puis un officier de police lui a demandé de signer la décision de justice et la seule chose qu’elle a compris est qu’elle devait quitter le territoire russe dans un délai de 10 jours ; elle n’a disposé ni d’un avocat ni d’un interprète, mais avait tellement peur pour elle-même et ses enfants qu’elle était prête à signer n’importe quoi pour pouvoir retourner en Géorgie. Le tout a duré environ 10 minutes. Elle a indiqué avoir dit qu’elle était prête à quitter le territoire de la Fédération de Russie par ses propres moyens, mais on lui a répondu qu’elle allait être expulsée de force en tant que détenue. Elle a signé un document indiquant qu’elle n’avait pas de moyens financiers, et a expliqué qu’un autre officier de police russe lui avait conseillé de faire une déclaration en ce sens.

Par la suite, elle a été séparée de ses fils, est retournée dans la « cage à singes » et a fait l’objet d’un examen médical avec une prise de sang.

Puis elle a été détenue pendant 4 jours dans un centre de détention pour femmes à la prison de Butyrskaia au centre-ville de Moscou (où il y avait beaucoup d’autres femmes géorgiennes, et le centre était tellement surpeuplé qu’ils avaient eu du mal à lui trouver une place) dans une cellule avec 7 autres femmes dans des conditions insupportables. La cellule était très petite, il y avait un lit superposé avec des matelas très fins, pas d’eau, pas de couverture, pas de toilettes (juste un seau). Elle avait une coupure à la main, avait de la fièvre et n’a pas pu bénéficier d’une assistance médicale. Le deuxième jour dans ce centre de détention son mari lui a rendu visite.

Ensuite, le 17 octobre 2006, elle a été amenée avec d’autres ressortissants géorgiens à l’aéroport de Domodedovo de Moscou par des officiers des forces spéciales de police (OMON) et a été ramenée en Géorgie par avion. Ses fils, dont elle n’avait plus de nouvelles, sont restés en détention pendant encore 18 jours et l’ont rejoint après en Géorgie. Étant donné que le Consulat de Russie en Géorgie était fermé, elle n’a pu exercer de voies de recours.

Pour ce qui est de sa situation juridique en Fédération de Russie, elle a disposé d’un visa affaires d’une durée d’un an émis par le consulat russe en Géorgie pour son séjour en Fédération de Russie, mais pas d’une attestation d’enregistrement en règle (émise pas une agence privée dont il y en a beaucoup à Moscou, et avec une divergence entre l’adresse indiquée sur l’attestation et celle où elle résidait lorsqu’elle a été arrêtée). Elle a indiqué qu’elle a vécu à Moscou pendant plusieurs années avant d’y revenir en septembre 2006, qu’elle avait déjà été contrôlée dans le passé mais sans qu’il y ait eu des suites.

2. Témoin no 2, né en 1942, marié

246. Il a indiqué qu’il a vécu pendant 13 ans en Fédération de Russie et qu’il a été arrêté le 6 octobre 2006 à 17 h 25 dans l’appartement qu’il occupait et où il travaillait comme peintre en bâtiment par des officiers du service fédéral des migrations et emmené au commissariat. Il n’a pas été autorisé à emmener ses affaires, car on lui a indiqué qu’on ne souhaitait l’interroger que pendant 20 minutes. À sa question sur les raisons de son arrestation, on lui a répondu que c’était parce qu’il était géorgien et à cause de Saakashvili.

Il a été détenu une nuit dans une cellule du commissariat. Le lendemain, avec environ 150 autres Géorgiens, il a été emmené en bus devant un tribunal, mais - comme tous les autres Géorgiens - n’a pas été autorisé à descendre du bus, à l’exception de deux d’entre eux qui ont signé les décisions de justice dans les couloirs du tribunal. Lui-même a dû attendre environ 40 minutes dans le bus et a été forcé de signer la décision de justice sous la menace « soyez heureux d’être encore en vie ». Par la suite on lui a fait une prise de sang, au cours de laquelle on lui a prélevé une grande quantité de sang ; il a soutenu qu’il s’agissait presqu’un demi-litre, car il a vu le bidon en plastique entièrement rempli, et que les aiguilles n’étaient pas désinfectées.

Puis le bus a ramené tous les Géorgiens en prison, et il a été détenu pendant 5 jours dans un centre de détention où il n’y avait que des Géorgiens avant d’être expulsé par avion vers la Géorgie.

Quant aux conditions de détention, il y avait 12 couchettes superposées pour 25 personnes, avec uniquement des barres de fer « comme on avait pu le voir dans certains films sur la Gestapo » : pas de matelas, pas de couvertures, et il fallait se coucher à tour de rôle. Après trois jours, des matelas très fins ont été apportés, mais ce n’était pas suffisant. Les prisonniers dormaient toujours à tour de rôle, il y avait une toilette dans la cellule sans séparation du reste de la cellule et d’où coulait un filet d’eau que buvaient les détenus ; la nourriture était tellement infecte qu’il n’a bu que du thé pendant 5 jours.

Comparées à ces conditions de détention, les conditions du vol retour vers la Géorgie le 11 octobre 2006 étaient, selon ses termes, « paradisiaques ».

Pour ce qui est de sa situation juridique en Fédération de Russie, il a indiqué que quand il y était retourné en octobre 2005 il était en possession d’un visa d’affaires qui a expiré en avril 2006, et il a indiqué avoir demandé sa prorogation. Tout cela ressortait de son passeport de l’époque, qu’il avait eu tout le temps sur lui, mais qui avait expiré entretemps.

3. Témoin no 3, né en 1977

247. Il a déclaré avoir vécu à Moscou de 2004 à 2006 et être médecin de formation. Le 6 octobre 2006, alors qu’il se rendait dans un hôpital de Moscou où il complétait sa formation en tant qu’interne, il a été arrêté par deux officiers de police qui lui ont demandé de montrer ses papiers.

Comme il n’avait pas son passeport sur lui, mais simplement un document temporaire, il a été arrêté et emmené au commissariat où il a été placé dans une cellule avec 3 autres Géorgiens. À sa question sur les raisons de son arrestation, les officiers de police ont répondu qu’un ordre d’expulser tous les Géorgiens avait été émis.

Quelques heures plus tard, il a été regroupé avec environ 110 autres détenus géorgiens. Tous ont été emmenés dans plusieurs voitures vers un tribunal, puis dans une salle d’audience où ils ont été convoqués un à un devant une juge. Lors de l’entretien qui a duré 5 minutes, la juge lui a demandé de décliner son identité. Lorsqu’il a tenté d’expliquer sa situation, la juge a répondu qu’il n’avait qu’à poser ses questions à M. Saakashvili. À sa question s’il pouvait faire appel, on lui a répondu que cela ne servait à rien, car il y avait un ordre venu d’en haut.

Par la suite, il a été emmené en bus dans un centre de détention spécial de Dmitrovskaya où il est resté pendant 5 jours avant d’être expulsé le 10 octobre 2006 par avion vers la Géorgie.

Quant aux conditions de détention dans le centre de détention, il a indiqué avoir été détenu avec environ 100 personnes de nationalités diverses (Géorgiens, Ouzbèques, Tadjiques et autres) dans une grande pièce de 40 à 50 m2, sans tables, chaises, rien. Il y a passé une première nuit ; le lendemain, on a demandé aux 28 Géorgiens de sortir, on a relevé leurs empreintes digitales et on les a répartis sur différentes cellules. Les conditions dans cette nouvelle cellule étaient un peu meilleures, il y avait environ 23 détenus dans une pièce de 22 à 25 m2 et il y avait 10 couchettes. Les toilettes sentaient mauvais et n’étaient pas séparés du reste de la cellule et l’eau qui coulait du robinet était jaune. La nourriture était infecte, mais ils avaient payé les gardiens pour avoir une nourriture à peu près décente. Une personne était malade, les détenus ont cogné contre les portes, le consul de Géorgie est arrivé et la personne en question a pu sortir de la cellule.

Le 10 octobre 2006, jour du départ, un groupe de 23 Géorgiens environ a été transporté vers l’aéroport, où d’autres bus avaient également amenés des ressortissants géorgiens. Dans chaque bus il y avait trois officiers de police à l’avant et deux officiers de police à l’arrière. Dans le bus, il fallait payer pour tout, par exemple certains officiers de police demandaient 200 roubles, d’autres 500 pour pouvoir téléphoner. Par la suite, les Géorgiens ont été expulsés comme du bétail, car ils devaient courir les mains derrière le dos dans des corridors humains formés par les officiers OMON. Les conditions de transport dans l’avion du ministère des situations d’urgence étaient correctes.

Quant à sa situation juridique en Fédération de Russie, elle apparaît confuse. Au cours de l’audition, le représentant du gouvernement défendeur a soumis un document indiquant qu’il avait déjà été condamné le 19 mai 2005 par la Cour régionale de Tverskoi (Moscou) à payer une amende de 1000 roubles et à une expulsion administrative car il ne disposait ni d’un visa ni d’une attestation d’enregistrement en règle. Le représentant du gouvernement défendeur a également soumis un document du 20 septembre 2006 de l’hôpital de Moscou indiquant qu’il avait été expulsé de l’université pour ne pas avoir payé les frais d’inscription. Les deux documents ont été remis à l’agent du gouvernement requérant.

Le témoin a indiqué qu’il avait déjà été contrôlé dans le passé mais sans qu’il y ait eu des suites.

4. Témoin no 4, né en 1982, marié

248. Il a déclaré avoir été arrêté à Moscou par des officiers du service fédéral des migrations alors qu’il se rendait chez son père, qui était conducteur de taxi/mini-bus, et où il travaillait en tant qu’apprenti. Les officiers ont confisqué ses papiers d’identité et lui ont demandé de se rendre au commissariat.

La troisième fois qu’il s’y rendit, on l’emmena en voiture dans un bâtiment qu’il a identifié comme étant un tribunal car il y avait une plaque à l’extérieur. Quatre autres personnes, dont trois Géorgiens, attendaient devant une salle. Lors de son entretien avec une personne qu’il pensait être une juge, qui dura deux minutes, elle lui a demandé s’il comprenait le russe. Ensuite, on l’a sommé de manière autoritaire de signer la décision de justice qu’il n’avait pas eu le temps de lire et qui ne lui fut pas remise. À sa question sur les raisons de sa détention, l’un des officiers lui a répondu qu’il y avait eu un ordre d’en haut d’expulser tous les Géorgiens et qu’il était inutile de faire appel. Il a évoqué l’opération « Gazelle » ainsi que l’opération « Crocodile ».

Ensuite il a été ramené au commissariat et placé dans la cellule appelée « cage à singes » pendant 8 à 9 heures. De sa cellule, il pouvait voir le président géorgien à la télévision, et on lui a dit qu’il était détenu à cause de cet homme. Il pouvait voir que les autres cellules étaient surpeuplées.

Ensuite il a été emmené dans un centre de détention pour étrangers et, avec 17 autres personnes, il a dû attendre de longues heures dehors avant d’être placé dans une cellule. Il était alors près de minuit et il est resté en détention dans ce centre pendant environ 8 heures. Il y avait environ 30 détenus de nationalité géorgienne, un de nationalité ouzbek et trois de nationalité tadjik dans une cellule mesurant 6 « pas » (steps) sur 8. Il y avait en tout 6 lits, sans matelas, sans couvertures, juste des cadres métalliques. Les toilettes n’étaient pas séparées du reste de la cellule et il n’y avait pas d’eau. Il n’a rien bu ni mangé pendant la durée de sa détention.

Le 6 octobre 2006, plusieurs fourgons (vans) avec environ 7 personnes à l’intérieur accompagnées par des officiers OMON ont emmené les détenus vers l’aéroport. Dans ces fourgons on avait ordonné aux détenus de ne pas ouvrir les fenêtres et tout était payant : par exemple il fallait payer 200 roubles pour pouvoir fumer ou 300 roubles pour pouvoir uriner. Après avoir marché dans des corridors humains formés par les officiers OMON, les détenus ont été embarqués dans un avion-cargo. L’avion comportait deux rangées de bancs où étaient assis les femmes et les enfants (une vingtaine environ), les hommes étaient assis par terre et il y avait une sorte de bac qui faisait office de toilettes et qui circulait entre les rangées. Il y avait environ 80-90 Géorgiens dans l’avion.

Quant à sa situation juridique en Fédération de Russie, il disposait d’un visa d’affaires mais pas d’un permis de travail. Au cours de l’audition, le représentant du gouvernement défendeur a soutenu que l’immeuble mentionné sur son attestation d’enregistrement comme lieu de résidence avait fait l’objet d’un ordre de démolition et que l’adresse de la société où il travaillait n’existait pas. Le témoin a indiqué qu’il avait bien vécu à l’adresse indiquée sur son attestation d’enregistrement et que s’il a fait l’objet de contrôles dans le passé, il n’y a jamais eu de suites.

5. Témoin no 5, né en 1964, marié au témoin no 6

249. Il a indiqué être arrivé en Fédération de Russie en 2003 et avoir travaillé d’abord sur un marché puis comme chauffeur. Le 30 septembre 2006, il a fait l’objet d’un contrôle de papiers dans le métro de Moscou, au cours duquel les officiers de police ont pris son passeport. On lui a dit d’aller au service de migration pour récupérer son passeport et il s’y est rendu à plusieurs reprises.

Le 3 octobre 2006, on l’a emmené menotté dans un autre bâtiment sans qu’il s’était rendu compte qu’il s’agissait d’un tribunal. Il y avait trois autres Géorgiens et on leur demanda de signer un premier document dans un couloir, puis on les emmena dans le couloir d’un autre bâtiment où on leur fit également signer un document – il n’a pas eu le temps de les lire et n’a pas reçu de copie.

Puis il a été placé en garde à vue dans un commissariat de police où il est resté pendant toute une nuit ; le lendemain, on lui a fait une prise de sang. Il a été battu avec une matraque car il avait peur de cette prise de sang et ne voulait pas entrer dans la pièce. À sa question sur les raisons de son arrestation, on lui a dit qu’il y avait eu un ordre du Président russe que tous les Géorgiens devaient quitter la Fédération de Russie.

Par la suite il a été emmené dans un centre de détention pour étrangers de la Dimitrovskoe Chaussée où il a été déshabillé et examiné. Puis il a été placé en détention dans une cellule de petite taille dans laquelle se trouvaient 40 à 45 détenus, dont 43 étaient Géorgiens et 2 Tadjiks. Il y avait 6 couchettes et il fallait s’asseoir à tour de rôle, il était impossible de s’allonger.

Le 5 octobre 2006, la veille de son expulsion, on l’emmena dans une autre cellule où il y avait des matelas, des couvertures, et il y avait des journalistes de NTV qui interviewaient les détenus. Mais dès que les journalistes étaient partis, ils devaient retourner dans leur ancienne cellule.

Par la suite, les détenus ont été regroupés et emmenés par bus d’une trentaine de places à l’aéroport escortés par trois gardes avant d’être expulsés par avion-cargo. Dans ces bus il fallait payer 200 roubles pour pouvoir fumer ou 300 roubles pour pouvoir uriner. Il a vu un codétenu se faire battre par des gardes pour avoir fumé une cigarette sans avoir payé les 200 roubles.

Quant à l’avion-cargo, il n’avait ni siège, ni aménagement, était surpeuplé et les Géorgiens étaient soit debout soit assis sur des valises. Il y avait un bac qui faisait office de toilettes qui circulait sur le sol et qu’il avait fallu stabiliser. Le vol a duré 2 heures et 15 minutes, et une ration de gâteaux secs a été distribuée juste avant l’envol. Il a déclaré avoir laissé pratiquement toutes ses affaires derrière lui et n’avoir pu emmener que quelques effets personnels que lui avait apportés un collègue russe.

Quant à sa situation juridique en Fédération de Russie, il disposait d’un visa d’affaires mais pas d’une autorisation de travail. Le représentant du gouvernement défendeur a indiqué qu’en 2003 il avait été condamné au paiement d’une amende pour fraude. Le témoin a confirmé qu’il avait dû payer une amende à l’époque.

6. Témoin no 6, née en 1969, mariée au témoin no 5

250. Elle a indiqué être arrivée en Fédération de Russie en 2003 et avoir travaillé sur le marché comme vendeuse de fruits et légumes. À l’époque de l’arrestation de son mari, elle a contacté un avocat pour que son mari sorte de détention, mais l’avocat l’a découragé en disant que c’était de l’argent jeté par la fenêtre, car il y avait actuellement une chasse aux Géorgiens en Fédération de Russie.

Quelqu’un lui a conseillé de se rendre à un endroit afin d’éviter d’être expulsée de force. Elle s’y est rendue le 10 octobre 2006 avec deux enfants d’amis âgés de 14 et 16 ans, dont elle a été séparée (les parents ont mis 2 jours à retrouver les enfants malgré l’aide du Consul).

Puis elle a été emmenée avec 3 autres personnes dans un autre bâtiment où on lui a demandé si elle parlait russe et, comme elle a répondu par l’affirmative même si elle a indiqué qu’elle ne comprenait pas les termes juridiques en russe, de signer des papiers sans qu’elle ait eu le temps de les lire ; elle a pu voir un juge de loin à travers une porte et s’était alors rendue compte qu’elle était dans un tribunal. Elle n’a pas eu copie de la décision de justice et à sa question sur les raisons de son arrestation, on lui a répondu que c’était parce qu’elle était géorgienne. On lui a également dit qu’elle pouvait faire appel de la décision d’expulsion, mais que cela ne servait à rien car elle n’aurait de toute façon pas gain de cause.

Par la suite elle a été placée dans une cellule provisoire dans un petit bâtiment où les cellules étaient séparées par des barres de fer. Elle y est restée pendant 4 heures avec 4 Russes et 6 Géorgiens (7 étaient des hommes et 3 des femmes). Ensuite, on lui a fait une prise de sang.

Puis on l’a emmenée dans un centre de détention pour femmes dans une cellule où il y avait 8 femmes en tout. Il y avait deux lits avec des cadres métalliques, des matelas très fins sur lesquels on ne pouvait s’allonger. La nourriture était infecte et il n’y avait pas d’eau potable, juste l’eau des toilettes (un seau). Une personne s’est sentie mal et il n’y avait pas d’assistance médicale. Il y avait surtout des Géorgiennes dans cette cellule.

Elle est restée pendant 7 jours dans cette cellule avant d’être renvoyée en Géorgie le 17 octobre 2006 par un avion de ligne. Elle ne savait pas qu’elle pouvait faire appel de la décision d’expulsion. Et une fois de retour en Géorgie, il y avait beaucoup de monde devant le Consulat russe et elle ne souhaitait plus engager de procédures reliées à toute cette affaire.

Quant à sa situation juridique en Fédération de Russie, elle disposait d’un visa d’affaires et d’une attestation d’enregistrement (émise par une agence privée dont il y en a beaucoup à Moscou).

7. Témoin no 7, né en 1956

251. Il a déclaré être arrivé en Fédération de Russie en juillet 2006 et avoir été arrêté le 5 octobre 2006 dans la rue à Moscou alors qu’il s’apprêtait à rendre visite à des proches. Il est ingénieur de profession mais était sans emploi à l’époque. Il a évoqué la tension politique existant entre la Russie et la Géorgie lorsqu’il est retourné en Fédération de Russie en juillet 2006.

Il a été emmené dans un bâtiment de l’office fédéral des migrations, puis vers un tribunal, où il a pu voir une juge, mais n’a pu s’adresser directement à elle. C’étaient les officiers de police qui ont posé les questions et qui lui ont présenté des documents pré-imprimés sur lesquels il devait apposer son nom et signer rapidement différents papiers préparés d’avance. Le tout a duré environ 30 à 40 minutes pour 4 personnes.

Par la suite il a été ramené vers le commissariat de police, puis emmené avec 2 autres personnes dans une voiture noire vers une clinique pour une prise de sang. Ensuite il a été placé dans une cellule dans un centre de détention pour étrangers de la Dimitrovskoe Chaussée pendant 1 jour et 1 nuit sans nourriture. Celle-ci mesurait environ 25 m2, comprenait 15 couchettes sans matelas ni couvertures et il y avait en tout 40 détenus. Les toilettes n’étaient pas séparées du reste de la cellule. 5 parmi les détenus étaient d’Asie centrale (Ouzbèks, Tadjiks) et les autres étaient des Géorgiens.

Ensuite il a été emmené avec d’autres détenus en bus vers l’aéroport ; dans chaque bus il y avait 4 officiers OMON et il fallait payer 100 roubles pour pouvoir fumer, 200 roubles pour pouvoir téléphoner, 500 roubles pour pouvoir uriner et 300 roubles pour que les effets personnels soient amenés à l’aéroport.

Puis il est monté à bord d’un un avion militaire à destination de la Géorgie. Il y avait environ 150 à 200 personnes dans cet avion. Certains détenus avaient réussi à avoir un siège mais beaucoup devaient rester debout. Une fois de retour en Géorgie, il n’a pas envisagé de faire appel car il ne voulait plus jamais retourner en Fédération de Russie.

Quant à sa situation juridique en Fédération de Russie, il disposait d’un visa d’affaires mais d’après le représentant du gouvernement défendeur pas d’une attestation d’enregistrement en règle (émise par une agence privée et avec une différence entre l’adresse de résidence et celle figurant sur l’attestation). Le représentant du gouvernement défendeur a soutenu que ce témoin a été détenu dans la même cellule avec d’autres témoins qui ont tous décrit les conditions de détention de manière différente. Le témoin a contesté avoir été détenu ensemble avec les témoins mentionnés. Il a reprécisé qu’il résidait à la même adresse que celle indiquée sur son attestation d’enregistrement et qu’il avait été arrêté alors qu’il était sans emploi. De plus, il a confirmé qu’il avait déjà été contrôlé dans le passé mais sans qu’il y ait eu de suites.

8. Témoin no 8, née en 1959, épouse de feu M. Togonidze, décédé au cours de son expulsion de Fédération de Russie

252. Elle a indiqué être arrivée à St-Pétersbourg avec son mari le 17 novembre 2004 avec un visa de 3 mois. Ils vendaient des citrons sur un stand près d’une station de métro et sont restés pendant 2 ans en Fédération de Russie sans visa valable. Elle est retournée en Géorgie en mai 2006.

Elle a eu connaissance des conditions de détention et du décès de son mari par l’intermédiaire d’autres Géorgiens détenus avec lui. De plus, il avait réussi à se procurer un portable et l’a appelée le 14 octobre 2006 pour lui dire qu’il serait expulsé vers la Géorgie le 16 octobre 2006 et qu’il espérait survivre jusqu’à cette date car il n’y avait pas d’air dans la cellule et qu’il était mourant. Il était détenu dans un centre de détention à St‑Pétersbourg depuis le 2 octobre 2006 et lui a dit que les conditions de détention étaient horribles, qu’il n’y avait ni assistance médicale, ni nourriture, ni eau et qu’ils étaient traités comme des animaux avec les hommes et les femmes détenus ensemble. Il avait demandé à voir un médecin mais avait été insulté. Elle a expliqué que son mari souffrait déjà d’asthme auparavant mais qu’il avait pu mener une vie normale grâce aux aérosols qu’il avait toujours sur lui ainsi qu’au traitement suivi. L’autopsie indiquait qu’il était décédé de tuberculose, mais elle était surprise car il n’a jamais eu de tuberculose.

Puis elle a expliqué que son mari a été emmené en bus vers l’aéroport, qu’il a demandé à ce qu’une fenêtre soit ouverte pour qu’il puisse respirer, mais qu’il n’avait pas de quoi payer, alors les policiers ont tiré sur lui avec un pistolet laser. Lorsqu’elle a appris la détention de son mari, elle a demandé à un ami sur place de contacter un avocat mais celui n’a pas été autorisé à se rendre dans le centre de détention.

9. PATARIDZE Zurab, Consul de la Géorgie en Fédération de Russie à l’époque des faits

253. Il a indiqué avoir été Consul en Fédération de Russie de 2004 à mai 2009. À l’époque des faits, 6 personnes travaillaient au seul bureau du Consulat de Géorgie à Moscou et environ 200 000 Géorgiens résidaient en Fédération de Russie.

Il décrit une grande césure entre la situation avant et après la fin du mois de septembre 2006, car c’est à partir de cette date qu’ont débuté les persécutions ethniques massives à l’encontre des Géorgiens. Le Consulat a en effet été submergé d’appels téléphoniques, de demandes d’assistance de membres de la famille de personnes détenues et environ 200 à 300 ressortissants géorgiens se rendaient au Consulat tous les jours ; il y avait un véritable climat de panique et les Géorgiens n’osaient plus sortir dans la rue. Même des citoyens russes d’origine géorgienne qui travaillaient pour des entreprises géorgiennes se sont adressés au Consulat. D’après lui, les procédures suivies étaient irrégulières, car les ressortissants géorgiens étaient arrêtés sans décision de justice et même les mineurs étaient placés en détention. Il a évoqué l’exemple d’une femme détenue avec son bébé de 5 mois. Au cours de cette période, des ressortissants géorgiens ont été arrêtés partout, dans la rue, près du Consulat et près de l’église orthodoxe géorgienne. L’existence d’une campagne massive était également démontrée par le fait qu’avant fin septembre 2006, le Consulat avait émis entre 10 et 15 documents de voyage par jour alors qu’après cette date, c’était de l’ordre de 150 documents par jour. Ces documents étaient nécessaires pour permettre l’expulsion des ressortissants géorgiens et en ce sens le service fédéral des migrations de la Fédération de Russie a coopéré avec le Consulat.

Le Consul et son équipe ont visité plus d’une douzaine de centres de détention dans différentes régions de la Fédération de Russie, dont notamment ceux de St-Pétersbourg et de Moscou. Il y avait surtout des ressortissants géorgiens détenus dans tous ces centres, et même les directeurs de prison ont reconnu en privé qu’ils n’ont jamais eu autant de personnes d’une même nationalité en même temps. Les cellules étaient surpeuplées, les conditions de détention très difficiles, l’hygiène déplorable, il n’y avait pas assez de lits et de matelas etc. Seul le centre de détention no 1 de Moscou (centre modèle montré aux journalistes) avait des conditions de détention meilleures, même s’il était également surpeuplé.

En privé, des officiels russes lui ont indiqué qu’ils avaient reçu des instructions d’expulser les ressortissants géorgiens et il a évoqué les lettres adressées aux écoles afin qu’ils révèlent le nom des enfants géorgiens. D’après lui, il s’agissait clairement d’une campagne ethnique dirigée contre les Géorgiens, indépendamment de la question de savoir s’ils résidaient régulièrement ou irrégulièrement en Fédération de Russie. Le fait que leurs papiers n’étaient pas en règle n’était qu’un prétexte ; de toute façon, comme les démarches administratives officielles étaient souvent difficiles à accomplir en pratique, de nombreux ressortissants étrangers se sont faits piégés par des agences privés dont beaucoup agissaient de manière illégale et leur ont fourni des faux visas et attestations d’enregistrement. Il était courant de faire appel à ces agences privées qui faisaient de la publicité dans tous les lieux publics des grandes villes. Il a également précisé que le Consulat de Géorgie fournissait des renseignements sur la législation en matière d’immigration en Fédération de Russie aux ressortissants géorgiens.

Quant aux procédures d’expulsion, il n’a jamais vu de procédures aussi rapides. Il a assisté lui-même à une audience où il y avait 7 personnes dans la salle et où une seule décision pré-imprimée a été rendue à leur encontre indiquant qu’ils avaient tous été détenus dans le même centre, alors qu’en réalité ils avaient tous été détenus dans des centres différents.

Il s’était également rendu dans plusieurs aéroports où les ressortissants géorgiens, qui n’avaient pas été autorisés à emmener leurs effets personnels, étaient emmenés par bus entiers. Le premier vol à destination de la Géorgie début octobre était effectué par un avion-cargo d’un aéroport militaire, d’autres vols étaient effectués par des avions de ligne d’autres aéroports.

Il a conclu que lui-même et son équipe ont fait ce qu’ils ont pu pour assister leurs compatriotes dans cette situation d’urgence et qu’ils avaient été à pied d’œuvre pratiquement 24h/24. Il a fourni toutes les informations nécessaires aux ressortissants géorgiens désireux de faire appel des décisions d’expulsion mais vu leurs conditions de détention terribles ils souhaitaient retourner en Géorgie le plus rapidement possible. De toute façon, des officiels russes lui ont dit en privé que de tels appels n’auraient pas de sens car la décision d’expulser tous les Géorgiens de Fédération de Russie était politique. Il a également indiqué avoir adressé des lettres de protestations aux autorités russes mais aussi une lettre de remerciement au directeur du service fédéral des migrations de la ville de Derbent (Dagestan[62]) car celui-ci a fait ce qu’il a pu pour assister les ressortissants géorgiens expulsés à quitter le pays.

Quant à M. Togonidze, le Consul l’a rencontré pour la première fois le 13 ou 14 octobre 2006 dans le centre de détention de St-Pétersbourg où les conditions étaient particulièrement terribles. Vu son état de santé déplorable, il a demandé à ce qu’il soit vu par un médecin et soigné. Par la suite, les autorités russes lui ont dit que l’état de M. Togonidze s’était amélioré. La deuxième fois, il l’a rencontré le 17 octobre 2006 à l’aéroport Domodedovo de Moscou après qu’il ait voyagé pendant environ 12 heures dans un bus très sale et sans aération et où les détenus s’étaient plaints d’avoir subi des chocs électriques. M. Togonidze lui a dit qu’à St‑Pétersbourg rien n’avait changé, qu’un gardien lui avait juste donné un aérosol dans un geste d’humanité. Puis M. Togonidze a demandé de pouvoir sortir du bus pour respirer, et le Consul a demandé aux policiers de le laisser sortir : il a pu sortir du bus, a marché quelques pas, puis s’est effondré et est décédé. Par la suite, les autorités russes ont répondu au Consul que les policiers n’avaient jamais eu recours à des chocs électriques à l’encontre de ressortissants géorgiens dans les bus les transportant vers les différents aéroports. Le rapport d’autopsie de M. Togonidze mentionne également une intoxication à la méthadone, mais d’après le Consul, il n’était pas drogué. Le Consul ajoute qu’il n’était pas présent au cours de l’autopsie (on ne lui avait d’ailleurs pas proposé d’y assister) et que les résultats de celle-ci lui sont parvenus très tardivement.

B. Témoins proposés par le gouvernement défendeur

254. Les neuf témoins suivants sont des fonctionnaires de la Fédération de Russie, dont les témoignages ont notamment porté sur les conditions d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens, sur les données statistiques ainsi que sur l’authenticité des instructions du département central des affaires internes de St-Pétersbourg et de la région de Leningrad.

1. AZAROV Nikolay Petrovich, chef du département de contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque de l’audition ; chef adjoint de ce même département à l’époque des faits

255. Il a indiqué qu’à l’époque des faits, il était le chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations de la ville de Moscou, un des départements du service fédéral des migrations. Les employés de son service étaient chargés de vérifier si les étrangers résidant à Moscou ou leurs employeurs avaient respecté les lois d’immigration de la Fédération de Russie, de dresser des procès-verbaux et d’emmener les étrangers devant les tribunaux. Il a confirmé qu’il n’a jamais reçu d’instructions du service fédéral des migrations d’expulser spécifiquement des ressortissants géorgiens, mais simplement de combattre l’immigration illégale et cela concernait tous les étrangers en Fédération de Russie.

Quant aux agences privées, elles agissaient souvent de manière illégale : si elles étaient parfois autorisées à assister les étrangers dans leurs démarches administratives, elles n’étaient en aucun cas autorisées à procéder à des enregistrements ou à délivrer des papiers officiels. Il a confirmé que des poursuites pénales ont été engagées à l’encontre de ces agences, mais n’en connaissait pas les détails. Par ailleurs, le service fédéral des migrations a également publié des informations en différentes langues sur les procédures légales à suivre pour les étrangers sur son site internet, dans les médias et les lieux publics.

D’une manière générale, son département a régulièrement informé le Consulat concerné des expulsions de ressortissants étrangers une fois que les tribunaux avaient rendu leurs décisions. Quant aux procédures suivies devant les tribunaux, les étrangers avaient la possibilité de faire appel des décisions de justice pendant un délai de 10 jours et un certain nombre d’entre eux ont fait usage de cette possibilité. C’est pourquoi ils n’étaient expulsés qu’après un délai de 10 jours. De plus ils avaient à tout moment la possibilité de contacter les services de leur Consulat.

Il était responsable des 8 centres de détention pour étrangers à Moscou et les a tous visités. Les conditions de détention y étaient les mêmes pour tous les étrangers : de grandes cellules d’environ 50 m², avec des lits, des toilettes séparées, l’eau courante et des repas chauds servis 3 fois par jour. Les détenus avaient également la possibilité de sortir une fois par jour pour faire de l’exercice.

Il a également indiqué qu’avant de travailler au service fédéral des migrations de Moscou, il était officier de police à l’aéroport. Or la description de sa cellule par Mme Nato Shavshishvili[63], qui a déclaré avoir été détenue dans une cellule d’un commissariat de police de l’aéroport, ne correspondait pas à la réalité. En effet, le sol de ces cellules n’était pas en béton, mais en bois, et on ne pouvait y être détenu sans avoir été enregistré. De plus, elle avait dit avoir travaillé dans un café dans le parc Petrovsky alors qu’il n’y avait pas de café dans ce parc.

Puis le témoin a indiqué qu’il avait été présent aux aéroports de Zhukovskoe et de Domodedovo et est monté à bord de deux avions transportant des ressortissants géorgiens expulsés vers la Géorgie. L’un transportait 450 personnes, l’autre 420. Il est lui-même monté à bord de ces avions, qui étaient équipés de sièges et de bancs avec des ceintures de sécurité, et de l’eau et des gâteaux secs étaient servis à bord. D’après lui, cette pratique ne se limitait pas aux Géorgiens ; ainsi en 2003, 170 ressortissants tadjiks ont été expulsés par avion et environ 700 ressortissants chinois.

Les expulsions de ressortissants géorgiens avaient déjà débuté en 2002, et en 2006, 4000 ressortissants géorgiens ont été expulsés. Au cours de l’année 2006, il y a eu également 6000 ressortissants ouzbeks et 4000 ressortissants tadjiks expulsés.

2. KARMOLIN Aleksey Aleksandrovich, sans emploi à l’époque de l’audition ; inspecteur du groupe de l’exécution de la législation administrative, département des affaires internes du district de « Khamovniki », Moscou, à l’époque des faits

256. Il a indiqué être sans emploi pour le moment et qu’à l’époque des faits il était un jeune officier dans la force d’intervention rapide de la police sous l’autorité du ministère des affaires internes.

Au cours de l’automne 2006, il a patrouillé aux alentours de l’Ambassade de Géorgie à Moscou afin d’assurer l’ordre public, et notamment de permettre le libre accès des ressortissants géorgiens à l’Ambassade. Quant à la cassette vidéo soumise par le gouvernement requérant et qui aurait pour objet un raid lancé à l’automne 2006 sur le « Guest-House Tbilissi » (qui fait partie du complexe de l’Ambassade de Géorgie à Moscou), il a indiqué qu’il s’agissait en fait d’un montage relatant deux événements qui se sont déroulés à deux dates différentes et qui ne correspondaient pas du tout aux allégations du gouvernement requérant : en effet, en première partie, on pouvait le voir en tant que simple policier dans son uniforme d’été lors d’une intervention au cours de manifestations qui s’étaient déroulées à l’été 2005 devant le « Guest-House Tbilissi », et en deuxième partie, il était dans son uniforme bleu d’hiver d’officier et surveillait une manifestation autorisée qui s’est tenue devant l’Ambassade de Géorgie à l’automne 2006.

Il a confirmé n’avoir jamais reçu d’instructions écrites quant à l’arrestation sélective de ressortissants géorgiens. Au cours du mois d’octobre 2006, il était présent tous les jours dans le quartier de l’Ambassade de Géorgie, mais il n’a pas le souvenir de manifestations anti‑géorgiennes et l’Ambassade n’a jamais fait appel à ses services aux motifs que des personnes auraient bloqué l’accès à l’Ambassade.

Par ailleurs, il a indiqué que son unité était chargée d’amener les étrangers condamnés à être expulsés des tribunaux vers les centres de détention pour étrangers : s’il fallait transporter une seule personne, ils disposaient d’un véhicule appelé « Zhiguli 21-10 », et s’il fallait transporter plusieurs personnes, ils disposaient de véhicules à plusieurs places appelés « gazelle ». Avant d’arriver à ces centres de détention, les étrangers étaient soumis à un examen médical dans une clinique publique – après un entretien avec un médecin, celui-ci leur prélevait environ 15 ml de sang avec des aiguilles stérilisées et jetables. Il le savait avec certitude, car les médecins étaient souvent des femmes qui avaient peur de rester seules avec les étrangers et demandaient aux policiers d’être présents.

Dans les centres de détention pour étrangers les hommes et les femmes étaient bien sûr séparés, ce n’était que dans les commissariats de police qu’ils avaient pu être exceptionnellement placés en garde à vue ensemble mais pour une durée maximum de 3 heures. De toute façon, les ressortissants étrangers en situation irrégulière n’étaient en aucun cas détenus avec des criminels ordinaires.

3. KONDRATYEV Vladislav Yuryevich, chef de la division des mesures de « checkout » no 2, département du contrôle de l’immigration, service fédéral des migrations, Moscou, à l’époque de l’audition ; inspecteur dans le même département à l’époque des faits

257. Il a indiqué qu’à l’époque des faits, il était inspecteur des mesures de « checkout » et ses tâches consistaient à vérifier les papiers d’identité d’étrangers susceptibles d’avoir violé les règles d’immigration sur la base d’informations que ses services avaient reçues, à dresser des procès-verbaux administratifs et à être présent lors des audiences devant les tribunaux. Celles-ci se sont déroulées de la manière suivante : le prévenu était présenté à un juge qui lui indiquait ses droits et ses obligations, lui demandait s’il souhaitait la présence d’un interprète et d’un avocat, et si oui, on prenait en compte sa demande – ensuite le juge posait des questions au prévenu sur les détails de sa situation, quittait la salle et revenait avec la décision. Si c’était une décision d’expulsion, le prévenu recevait une copie et était amené au centre de détention pour étrangers en vue de son expulsion. Il avait 10 jours pour faire appel, même une fois qu’il avait été expulsé de Fédération de Russie et ce délai pouvait être prorogé.

Lui-même a eu connaissance de cas d’étrangers qui ont fait appel et ont eu gain de cause.

Il a également confirmé qu’à l’époque il n’avait reçu aucun ordre de ses supérieurs d’expulser spécifiquement des ressortissants d’une certaine nationalité. Il n’a pas noté d’augmentation du nombre de ressortissants géorgiens expulsés en 2006 et au cours de cette année, il y a eu plus d’expulsions de ressortissants ouzbeks.

De plus, il a indiqué avoir été présent lors de 2 vols les 6 et 10 octobre 2006 transportant des ressortissants géorgiens expulsés vers la Géorgie. Il a précisé que les ressortissants géorgiens avaient les décisions de justice sur eux et il y avait également une note dans leur passeport indiquant qu’ils étaient expulsés en vertu d’une décision de justice. Le premier vol par avion‑cargo (IL76) est parti de l’aéroport militaire de Zhukovskoe et il y avait environ 150 passagers à bord : l’avion ressemblait à un avion de ligne avec un peu moins de confort, il était équipé de sièges ou de bancs avec des ceintures de sécurité, de l’eau et de la nourriture étaient servis à bord et il y avait des toilettes fixées au sol. Le vol a duré environ 3 heures. Les passagers ne se sont pas plaints des conditions de transport, au contraire, ils ont remercié les membres de son service qui les avaient accompagnés. En cas de plainte, celle-ci aurait été transmise à ses supérieurs, mais l’avion ne pouvait être changé. Au retour, le même avion a embarqué des ressortissants russes qui souhaitaient quitter la Géorgie vers la Fédération de Russie. Le Consul de Géorgie était également présent à l’aéroport Zhukovskoe, mais n’a pas déposé de plaintes quant aux procédures administratives suivies ou aux conditions de transport. L’avion de ligne (IL62) qui a décollé le 10 octobre 2006 avait également environ 150 passagers à bord.

Il a ajouté qu’à sa connaissance il n’y avait pas eu ce genre de vols à destination de la Géorgie ni avant ni après octobre 2006.

Il a également dit que son département avait transmis des informations concernant les agences privées qui agissaient de manière illégale au ministère des affaires internes, mais qu’il n’avait pas d’information précise concernant les poursuites pénales engagées à leur encontre. De toute façon, tous les étrangers devaient se rendre au service fédéral des migrations pour l’obtention de leurs titres de séjour et il y avait des points d’information un peu partout sur les procédures légales à suivre. Il a expliqué qu’en 2006 l’enregistrement par exemple devait se faire dans les 3 jours ouvrables, l’étranger devait se rendre en personne au service compétent muni d’un passeport, d’un visa, et être accompagné du propriétaire de son lieu de résidence.

4. KORMYSHOV Yevgeniy Ivanovich, chef adjoint de la division de la navigation, agence de la marine fédérale et du transport fluvial à l’époque de l’audition ainsi qu’à l’époque des faits

258. Il a indiqué qu’à l’époque des faits il occupait les mêmes fonctions qu’aujourd’hui : son rôle était de veiller à la sécurité des ports russes et de procéder à l’inspection des bateaux arrivant dans ces ports. La Fédération de Russie, comme d’autres États signataires du mémorandum de Paris qui contient certaines recommandations en matière de sécurité des bateaux, procédait régulièrement à des inspections de bateaux battant pavillon de plusieurs pays et publiaient les résultats dans des bulletins annuels. En fonction du degré de sécurité de leurs bateaux, les États étaient classés sur des listes noire, grise ou blanche, la Géorgie étant l’un des États figurant sur la liste noire.

D’octobre à décembre 2006, plus d’une centaine de bateaux battant pavillon géorgien se sont rendus dans des ports russes (104 exactement), dont 33 ont été inspectés et 6 arraisonnés ; des bateaux battant pavillons d’autres pays ont également été inspectés et arraisonnés au cours de cette période. Début octobre 2006, deux courriers avaient été adressés aux responsables des ports leur rappelant leur obligation de surveiller l’entrée de bateaux battant pavillon de pays figurant sur la liste noire, dont les bateaux géorgiens. En 2005 et en 2007, il n’y a pas eu de courriers faisant référence aux bateaux géorgiens.

En 2006, 20 % des bateaux géorgiens ont été arraisonnés dans l’ensemble des ports des États signataires du mémorandum de Paris, dont 15 % en Fédération de Russie, et en 2007, le chiffre était de 19 % pour tous les États signataires, dont 12 % pour la Fédération de Russie. La Fédération de Russie a donc arraisonné nettement moins de bateaux géorgiens que les autres États signataires du mémorandum de Paris.

Il a ajouté que si un bateau était arraisonné, les membres de l’équipage chargés d’assurer la sécurité devaient rester à bord, alors que le restant de l’équipage pouvait aller à terre.

5. KULAGINA Tatiyana Vasiliyevna, inspecteur principal, département pour l’organisation des activités des officiers de police de district et de leurs supérieurs se rapportant aux mineurs, division centrale de l’intérieur, région de Samara, à l’époque de l’audition ; inspecteur dans le même département à l’époque des faits

259. Elle a déclaré qu’à l’époque des faits elle travaillait déjà dans le même service, mais que depuis elle a été promue.

En 2006, suite à la parution d’un article dans la presse, elle a mené une investigation à propos des agissements de Mme Volkova, chef du département des mineurs du district de Togliatti, qui avait demandé à des écoles de produire des listes d’élèves géorgiens. Elle a entendu Mme Volkova qui a dit qu’elle avait eu des informations au sujet de parents géorgiens résidant illégalement en Fédération de Russie qui avaient payé des pots-de-vin afin de pouvoir inscrire leurs enfants à l’école. Mme Volkova avait agi de son propre fait, sans avertir ses supérieurs, et avait voulu vérifier auprès du service fédéral des migrations si les personnes inscrites sur ces listes résidaient illégalement en Fédération de Russie. Elle avait demandé spécifiquement la remise de la liste des élèves géorgiens suite aux informations reçues à propos des parents géorgiens, mais elle avait eu l’intention par la suite de demander également la liste d’élèves d’autres pays. Dans le cadre de ses investigations, la témoin a également entendu deux inspecteurs qui étaient les subordonnés de Mme Volkova, mais a tenté en vain de contacter Mme Grigoryeva, la journaliste qui avait rédigé l’article de presse. Elle n’a pas estimé nécessaire de parler aux directeurs des écoles concernés ni aux parents des élèves géorgiens, car les listes en question n’ont jamais été utilisées et ont été ultérieurement détruites.

Par la suite, Mme Volkova n’a pas été réprimandée, mais a fait l’objet d’une mesure disciplinaire : au cours d’une réunion qui s’est déroulée à Togliatti le 2 novembre 2006, elle a été sommée de s’expliquer ouvertement en présence d’un certain nombre d’officiers responsables (responsible officers) et on lui a rappelé son obligation de strictement observer la législation en vigueur notamment en ce qui concerne les droits et libertés des citoyens. Elle s’est excusée et a regretté d’avoir agi ainsi. Son supérieur immédiat, M. Shapovalov, a également fait l’objet d’une mesure disciplinaire et on lui a rappelé qu’il était personnellement responsable de l’organisation du travail de ses subordonnés. Par la suite, tous les chefs du département des mineurs de la région de Samara ont été informés que de tels agissements étaient inacceptables.

Elle n’a pas eu connaissance de demandes du même genre adressées à des écoles dans d’autres régions.

6. MANERKIN Yevgeniy Nikolayevich, chef de la division de supervision de l’exécution de la législation fédérale, bureau du Procureur, Moscou, à l’époque de l’audition ainsi qu’à l’époque des faits

260. Il a indiqué avoir occupé ces fonctions depuis 1999. Son service est chargé de veiller à ce que l’exécution de la législation fédérale se fasse dans le respect des droits des personnes concernées par des poursuites administratives ou pénales, qu’ils soient citoyens russes ou étrangers.

À l’époque des faits, alors qu’il procédait à des vérifications à Moscou, son service a identifié des irrégularités de nature procédurale notamment sur la manière dont le service fédéral des migrations avait dressé les procès‑verbaux à l’encontre de ressortissants étrangers de plusieurs pays. Ces constats n’étaient pas le résultat de plaintes d’étrangers, car cela n’arrivait jamais, mais son service était arrivé à ces conclusions de son propre fait, et cela a conduit à l’annulation des décisions prises à l’encontre de ces ressortissants étrangers. Il y a eu en tout 22 cas de ce type. Les ressortissants étrangers ne déposaient jamais de plaintes, car en signant les décisions de justice, ils reconnaissaient les faits tels qu’établis dans ces décisions et qu’ils avaient méconnu les lois de la Fédération de Russie.

Il a ajouté que le Procureur Général en charge de la région de Moscou a demandé à tous ses services de veiller à ce que les droits de tous les ressortissants étrangers soient dûment respectés. Il n’y a jamais eu d’instructions restreignant les droits des ressortissants géorgiens, car ce serait contraire à la loi, et même un crime en droit russe.

De plus, les Procureurs régionaux et de district visitaient régulièrement les centres de détention temporaires pour étrangers souvent par surprise et en dehors des heures de travail. Lors de leur visite ils sont en uniforme et récoltent des informations auprès des détenus. Ils n’ont jamais reçu de plaintes. Il ne connaissait par ailleurs pas les raisons de la fermeture de six centres de détention pour étrangers sur les huit qui existaient à Moscou.

Enfin, les Consuls étrangers pouvaient également s’adresser directement à eux ou au bureau du Procureur Général de la Fédération de Russie pour protéger les droits de leurs ressortissants, mais le Consul de Géorgie ne l’a jamais fait.

Il a conclu en indiquant qu’il avait eu connaissance de trois cas à Moscou où des demandes de renseignement concernant des élèves géorgiens avaient été adressées à des écoles, mais ces fonctionnaires isolés ont été dûment sanctionnés.

7. NIKISHKIN Konstantin Sergeyevich, chef adjoint du département juridique, ministère de l’intérieur, Moscou, à l’époque de l’audition ; membre d’un autre département à l’époque des faits

261. Il a indiqué qu’à l’époque des faits il travaillait dans un autre département et qu’il occupait sa fonction actuelle depuis 2008. Son rôle est d’examiner les projets de texte sous un angle juridique et il dirige également un groupe de travail au ministère des affaires internes sur la coopération avec la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Il a confirmé qu’il n’y a jamais eu d’ordres, d’instructions ou de recommandations avisant les services du ministère des affaires internes de limiter les droits de ressortissants étrangers et notamment géorgiens, ce serait contraire à la loi et en tout cas il n’en a jamais eu connaissance. De plus, les ressortissants géorgiens susceptibles d’être expulsés de la Fédération de Russie n’ont pas déposé de plaintes auprès du ministère des affaires internes ; de même, le Consul de Géorgie n’a pas déposé de demande d’information ou d’assistance auprès du département pour la coopération internationale : si une telle demande était formulée, la réponse était faite à un très haut niveau du ministère des affaires internes, et s’il s’agissait d’allégations de violations de droits de ressortissants étrangers, le service juridique en était nécessairement informé.

Il a également confirmé l’existence de deux télégrammes nos 0215 et 849, qui sont tous les deux classés « secret d’État », le premier étant un ordre (приказ) classé « secret » et le deuxième étant classé « top secret ». Il a ajouté que ces documents contenaient « une référence à certains groupes criminels. La criminalité en Fédération de Russie étant multiethnique, il y a une référence à différents groupes criminels nationaux. Mais il n’y a pas de référence sélective à des ressortissants géorgiens dans ces documents ». Ils ne pourraient être divulgués car la législation russe l’interdit.

Quant à la prétendue instruction (указание) émanant soi-disant du département central des affaires internes de St-Pétersburg et de la région de Leningrad et figurant dans le rapport HRW, il s’agit également d’un télégramme qui n’est pas signé et dont la présentation ne correspond pas à celle d’un document du ministère des affaires internes. Son contenu est incompréhensible et il n’est pas clair ce que signifie le terme « OPR GUVD ». Comme partout dans le monde les juridictions en Fédération de Russie sont indépendantes et il ne saurait y avoir d’ingérence. N’importe quel fonctionnaire qui aurait écrit une chose pareille aurait du souci à se faire. Il s’agit ici clairement d’un faux.

8. SHABAS Sergey Mikhaylovich, chef adjoint du département de l’intérieur, district administratif du Nord-Est, Moscou, à l’époque de l’audition ; chef adjoint de la force de sécurité civile dans le même département à l’époque des faits

262. Il a indiqué qu’à l’époque des faits, il travaillait dans le même département en tant que chef adjoint de la force de sécurité civile, et son rôle consistait à coordonner les actions des unités de police en vue de combattre la criminalité et d’assurer la sécurité des citoyens. Lorsqu’il y a suspicion d’infractions administratives ou lorsque les policiers sont témoins de tels actes, ils ont l’obligation de procéder à la vérification des papiers des personnes concernées.

Début octobre 2006, il a mené une enquête officielle au sujet des agissements de Mme Markova, chef du département des mineurs du département des affaires internes du district de Butyrskiy, qui avait demandé à l’école no 230 de lui soumettre une liste d’élèves ressortissants de pays de la CEI et notamment de la Géorgie. Ayant eu connaissance de ces faits, son département a immédiatement informé le directeur de l’école que de telles informations ne sauraient être divulguées. Une enquête a été ouverte, et il a lui-même eu un entretien avec Mme Markova, avec le directeur de l’école no 230 ainsi qu’avec le chef du bureau de supervision des écoles du directorat de l’éducation (« Head of the School Superintendent Office of the Directorate of Education »). Lors de son entretien avec Mme Markova, celle-ci a déclaré que le 3 octobre 2006 elle s’était rendue dans cette école où elle avait laissé une note à l’attention du directeur de l’école. Elle a dit avoir agi ainsi de son propre fait, sans avoir reçu d’instructions particulières, car son objectif avait été de pouvoir plus facilement repérer des enfants d’immigrants illégaux qui ne vivaient pas dans des conditions décentes.

Dans ses conclusions du 6 octobre 2006, suite à l’enquête, le témoin, en tant que chef de la commission d’enquête, a proposé que Mme Markova ainsi que deux de ses supérieurs, qui n’étaient pas au courant de ses agissements, fassent l’objet de mesures disciplinaires (une réprimande (выговор) pour elle et M. Muradov, chef du département des affaires internes, et un avertissement pour son supérieur immédiat, M. Matveyev). Le même jour, un ordre (приказ) signé par le Général Trutnev prévoyait que M. Muradov devait faire l’objet d’une remontrance (« punitive admonition ») au motif qu’il occupait son poste depuis peu de temps et que Mme Markova devait être réprimandée, mais n’évoquait plus du tout M. Matveyev.

Le témoin a indiqué que cela s’expliquait par le fait que seuls certains types de sanctions figuraient dans un ordre ; or en ce qui concerne M. Matveyev, il suffisait que sa sanction (l’avertissement) figurât dans un document séparé intitulé « conclusions ». De toute façon, lors d’une réunion officielle du département des affaires internes du district, une cinquantaine de fonctionnaires de police de haut rang avaient été informés de toutes ces sanctions qui avaient été prononcées. Le Général Trutnev avait également rappelé que de tels agissements étaient inacceptables et il n’y a plus eu d’incidents de ce type par la suite.

Le témoin a ajouté que d’une manière générale une réprimande entraînait le ralentissement de la carrière pendant un an, et que depuis 2007, Mme Markova ne travaillait plus dans la police, car elle avait atteint l’âge de 45 ans et n’avait pas obtenu l’attestation nécessaire pour être reconduite dans son poste.

Il a conclu en indiquant qu’il ne connaissait pas les détails d’incidents de ce type qui avaient pu survenir dans d’autres districts de Moscou, mais que lors d’une réunion organisée fin octobre 2006 par le directeur des affaires internes de Moscou, M. Pronin, les mesures rapides prises dans son district pour résoudre le problème avaient été citées à titre d’exemple.

9. SHEVCHENKO Kirill Dmitreyevich, expert de la représentation russe auprès de l’organisation internationale pour les migrations à l’époque de l’audition ; chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations à l’époque des faits

263. Il a déclaré qu’à l’époque des faits il était chef adjoint du département de contrôle de l’immigration du service fédéral des migrations : son rôle consistait à participer au contrôle de l’immigration en coordination avec d’autres entités du gouvernement fédéral, de vérifier des textes légaux relatifs aux questions d’immigration et de faire des propositions en vue d’améliorer la législation fédérale en la matière.

En 2006, environ 110 000-120 000 ressortissants géorgiens étaient arrivés en Fédération de Russie et y sont restés pendant des périodes variables. Pour arriver en Fédération de Russie, beaucoup de Géorgiens passaient par des États tiers, et notamment par le Belarus en raison de l’absence de contrôle aux frontières entre la Fédération de Russie et le Belarus et l’absence d’obligation de visa entre la Géorgie et le Belarus.

De 2002 à 2006, il y a eu un accroissement constant du nombre d’expulsions administratives prononcées à l’encontre de ressortissants géorgiens, mais aussi à l’encontre de ressortissants d’autres pays. L’augmentation la plus importante du nombre d’expulsions de ressortissants géorgiens a été constatée entre 2003 et 2004 (+ 60%), puis il y a eu une diminution très nette en 2007. Cela est essentiellement dû à la simplification des règles d’immigration et notamment de la procédure d’obtention d’une attestation d’enregistrement, il suffisait à compter de cette date de notifier le lieu de résidence pour être en règle au regard des règles d’immigration.

En 2006, il y a eu 4022 expulsions administratives de ressortissants géorgiens, dont certains ont été expulsés de force et d’autres ont quitté la Fédération de Russie par leurs propres moyens. En octobre et novembre 2006, 4 avions affrétés par la Fédération de Russie (le 6 octobre 2006 il s’agissait d’un avion-cargo du ministère des situations d’urgence (IL 76), et les 10, 11 et 17 octobre 2006, d’un avion de ligne (IL 62 M)), et 2 avions affrétés par la Géorgie (le 28 octobre 2006 et le 6 décembre 2006) ont transporté des ressortissants géorgiens de Moscou à Tbilissi. Même s’il n’était pas lui-même dans l’avion-cargo, il connaît les conditions de transport dans ce type d’avion qui étaient conformes aux normes internationales, même si le confort était moindre que dans un avion de ligne. En octobre et novembre 2006, environ 400 ressortissants géorgiens ont été expulsés de force par avion. Comme les communications entre les deux États étaient coupées, il y a eu un accord entre eux pour organiser ces vols charter directs de Moscou vers Tbilissi. Pour l’organisation de ces vols communs, les autorités russes se sont inspirées de la directive adoptée en 2004 par le Conseil européen de l’Union Européenne.

Lui-même était présent à l’aéroport lorsque les ressortissants géorgiens ont été expulsés et a indiqué qu’il n’y avait pas eu de limitations de bagage, qu’au contraire ils avaient beaucoup de bagage sur eux et que les médias étaient présents notamment à l’aéroport de Domodedovo – il se pouvait qu’ils avaient obtenu ces bagages entre leur arrestation et leur expulsion. Par ailleurs, il avait été en contact avec le Consul de Géorgie et des membres de son équipe qui étaient également présents aux aéroports lors de tous les vols à destination de Tbilissi. Par la suite, dans une lettre de remerciement adressée par le Consul de Géorgie au directeur du service fédéral des migrations de la ville de Derbent (Dagestan), le Consul de Géorgie aurait félicité les autorités russes pour la bonne collaboration lors des procédures d’expulsion et n’aurait pas déposé de réclamation.

Il a également confirmé que le délai pour faire appel des décisions d’expulsion était de 10 jours, mais que beaucoup de Géorgiens avaient signé des documents indiquant qu’ils acceptaient ces décisions et ne souhaitaient pas faire appel.

Il a conclu en expliquant que la Fédération de Russie était devenue de plus en plus ouverte aux flux migratoires et que la loi de 2002 sur le statut juridique des étrangers en Fédération de Russie avait pour objectif de régler les conditions de résidence des étrangers sur son territoire et que, depuis son entrée en vigueur, elle avait connu des améliorations et amendements constants.

10. VASILYEV Valeriy Anatolyevich, conseiller (chef de département) au ministère des affaires étrangères, Moscou, à l’époque de l’audition ; Consul de la Fédération de Russie en Géorgie à l’époque des faits

264. Il a indiqué qu’à l’époque des faits, il était Consul auprès de l’Ambassade de la Fédération de Russie en Géorgie à Tbilissi.

Il a déclaré que la Fédération de Russie était un pays d’immigration attractif pour les ressortissants géorgiens : ainsi en 2004, 70 000 visas ont été émis pour des ressortissants géorgiens désirant se rendre en Fédération de Russie, en 2005, 90 000 et au premier semestre de 2006, 75 000. Il a ajouté que la Géorgie avait toujours refusé de signer des accords bilatéraux avec la Fédération de Russie pour combattre l’immigration illégale.

Il a ensuite expliqué la différence entre un visa d’affaires (business visa . деловая) de courte durée, accordé à un ressortissant étranger qui souhaite participer à un séminaire ou dispose de contacts commerciaux en Fédération de Russie, et un visa de travail auquel s’ajoute une carte de travailleur migrant qui permettent de travailler légalement en Fédération de Russie. Toutes ces informations étaient accessibles aux ressortissants géorgiens à l’intérieur et à l’extérieur du Consulat et pouvaient également être obtenues par téléphone. Lors de l’émission des visas et autres documents, le Consulat procédait à chaque fois à un examen des documents soumis par le demandeur, et en cas de doute, pouvait procéder à des vérifications sur le site du service fédéral des migrations en Fédération de Russie.

Il a ajouté qu’après le rapatriement d’une partie du personnel diplomatique de l’Ambassade et du Consulat de Tbilissi vers la Fédération de Russie fin septembre 2006, ceux-ci continuaient de fonctionner normalement, aux heures d’ouverture habituelles (9h ‑ 16h), avec un effectif réduit de 15 personnes (diplomates et personnel administratif) à l’Ambassade et 3 diplomates au Consulat[64]. Les ressortissants géorgiens pouvaient donc déposer des recours ou des plaintes, personnellement ou par le biais du ministère des affaires étrangères de Géorgie et qui auraient été transmis aux autorités compétentes en Fédération de Russie, mais aucun recours ni aucune plainte n’ont été déposés. Après la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, à compter de mars 2009, la Fédération de Russie a gardé une antenne à l’ambassade suisse en Géorgie et la Géorgie a également gardé une antenne à l’ambassade suisse en Fédération de Russie et on pouvait s’y adresser aux diplomates respectifs des deux pays.

Il a également indiqué avoir été présent à l’aéroport de Tbilissi le 6 octobre 2006 lors de l’arrivée du vol transportant des ressortissants géorgiens en provenance de Moscou, il s’est occupé du rapatriement des ressortissants russes vers la Fédération de Russie, et sa femme et leurs 2 enfants étaient également sur ce vol retour. Les conditions de transport étaient correctes, sa femme ne s’est pas plainte, de plus la durée du vol dépassait à peine les 2 heures. En tout, 526 ressortissants russes ont quitté la Géorgie au cours des mois de septembre et d’octobre 2006, dont également des employés du Consulat et leurs familles.

C. Témoins choisis par la Cour

1. TUGUSHI George, Défendeur Public (Ombudsman) de la Géorgie et membre du Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT) à l’époque de l’audition ; fonctionnaire chargé des droits de l’homme auprès de la mission de l’OSCE en Géorgie à l’époque des faits

265. À l’époque des faits, il était fonctionnaire chargé des droits de l’homme auprès de la mission de l’OSCE en Géorgie et avait des contacts étroits avec l’ombudsman géorgien de l’époque, M. Subari, et que la Cour avait à l’origine souhaité entendre comme témoin. Il l’avait accompagné lors d’une conférence de l’OSCE à Varsovie où ce dernier avait fait part de ses préoccupations quant aux expulsions des ressortissants géorgiens de Fédération de Russie et il l’avait assisté dans la rédaction d’un discours à ce sujet.

Il a indiqué qu’un grand nombre de ressortissants géorgiens expulsés avaient contacté le bureau de l’ombudsman géorgien en octobre, novembre et décembre 2006 et que les documents s’y rapportant étaient disponibles. D’après lui, il s’agissait d’une situation tout à fait inhabituelle car c’était la première fois qu’autant de personnes s’étaient adressées à l’ombudsman géorgien pour se plaindre d’une expulsion collective. L’ombudsman géorgien avait publié un rapport sur ces événements au cours du second semestre de 2006 et à sa connaissance, c’était la seule fois que l’on avait évoqué des expulsions dans un tel rapport. À l’époque, l’ombudsman géorgien avait également des contacts avec son homologue russe, M. Lukin, Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie, qui avait évoqué la situation des ressortissants géorgiens expulsés de Fédération de Russie dans son rapport annuel de 2006.

Il a indiqué avoir vu les instructions de début octobre 2006 du département central des affaires internes de St-Pétersbourg et de la région de Leningrad figurant dans les différents rapports dont celui de HRW et de l’ombudsman russe. D’après lui, les mesures prises par les autorités russes étaient spécifiquement dirigées contre des ressortissants géorgiens, car quelques centaines d’entre eux avaient dû quitter la Fédération de Russie dans un laps de temps très court, à peu près deux mois. Ces mesures avaient été précédées de déclarations anti-géorgiennes des autorités russes qui ont fait monter la tension. Les personnes qui se sont adressées à l’ombudsman géorgien ont déclaré qu’elles n’avaient pas été présentées à des magistrats et qu’elles avaient signé les décisions de justice sous la menace d’emprisonnement, ce qui démontre qu’elles n’ont clairement pas pu défendre leurs droits devant les organes administratifs ou judiciaires.

Plus de 2000 Géorgiens ont été expulsés et il a eu connaissance de 2 vols cargo dont l’un transportait environ 150 passagers, ce qui l’amène à conclure qu’il y a eu une expulsion collective de ressortissants géorgiens. Il a par ailleurs estimé que ces derniers n’avaient pas vraiment eu la possibilité d’intenter des recours ni par le biais du consulat de la Fédération de Russie en Géorgie, ni par celui de la Géorgie en Fédération de Russie, car beaucoup parmi eux ne disposaient ni de papiers ni de décisions de justice. D’autres ne souhaitaient tout simplement pas intenter de recours car cela n’avait pas de sens pour eux.

Puis il a évoqué les déclarations faites à l’ombudsman géorgien de l’époque sur les conditions de détention inhumaines et dégradantes aussi bien dans les commissariats de police que dans les centres de détention pour étrangers : les cellules étaient surpeuplées, il n’y avait ni nourriture, ni eau, ni assistance médicale, et les détenus n’avaient ni la possibilité de contacter leurs famille ni un avocat. Il a considéré que de toute façon, aussi bien en ex-Union soviétique que dans la majorité des pays du Conseil de l’Europe, il eût été impossible de détenir dans des conditions décentes un si grand nombre de personnes arrêtées du jour au lendemain en vue de leur expulsion.

2. EÖRSI Mátyás, rapporteur de la commission de suivi de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) à l’époque des faits

266. Il a maintenu les conclusions très tranchées du rapport APCE (il a expliqué qu’il s’agissait en fait d’une note d’information), qui évoque une « campagne massive engagée à partir de fin septembre contre les citoyens géorgiens et toute personne d’origine géorgienne » et qui « aurait dès le départ pris la forme d’une « campagne de persécution sélective et intentionnelle fondée sur l’appartenance ethnique » », ainsi que l’existence «d’une coordination entre le pouvoir exécutif et judiciaire » et « une routine des expulsions » [qui] suivait le même schéma dans l’ensemble du pays » (§§ 52, 53, 55 et 59 du rapport APCE).

Il a expliqué à la Cour la méthodologie des rapporteurs de la commission de suivi, qui ont rencontré des officiels et des représentants de la société civile des deux pays, et notamment des représentants de l’Église orthodoxe géorgienne à Moscou, ainsi que des membres d’organisations non gouvernementales de droits de l’homme qu’ils ont estimé impartiales. Les membres du secrétariat de la délégation ont également interrogé une dizaine de ressortissants géorgiens, expulsés de la Fédération de Russie, à Tbilissi. Les rapporteurs se sont basés sur ces informations ainsi que sur les documents figurant en annexe de leur rapport (instructions du département central des affaires internes de St-Pétersbourg et de la région de Leningrad et demandes de renseignement adressées à différentes écoles).

D’après lui, l’expulsion d’un si grand nombre de ressortissants géorgiens dans un laps de temps si court ne pouvait se faire sans la connaissance ni sans des instructions émanant d’un niveau assez élevé des autorités russes. De plus, ces documents seraient une preuve que les mesures prises par les autorités russes visaient spécifiquement les ressortissants géorgiens, même si l’introduction de la loi de 2002 sur le statut juridique des étrangers et l’absence de dispositions transitoires avaient créé un problème structurel d’immigration pour tous les citoyens de la Communauté des États Indépendants (CEI).

Il a également indiqué que d’après les déclarations des ressortissants géorgiens et celles des membres d’ONG entendus, il n’y a pas eu de procès équitable des ressortissants géorgiens visés par des mesures d’expulsion devant les tribunaux de la Fédération de Russie : les personnes attendaient dans une salle du tribunal, n’étaient pas admises dans la salle d’audience et ont été menacées d’années de prison si elles ne signaient pas les décisions rendues. Aussi bien avant leur expulsion en raison de ces menaces qu’après pour des raisons pratiques dues au rappel de l’Ambassadeur russe de Tbilissi, les ressortissants géorgiens n’avaient pas eu la possibilité d’intenter des recours devant les juridictions russes.

Enfin, en ce qui concerne les conditions de détention, il a indiqué que la commission de suivi n’avait pas elle-même visité les lieux et que la description des conditions de détention et les expressions utilisées reflétaient les déclarations des ressortissants géorgiens entendus (§ 60 du rapport APCE).

Il a également souligné les tensions politiques existant entre les deux pays depuis la guerre de 1992 en Abkhazie, qui n’ont cessé de s’aggraver et qui ont atteint leur paroxysme en septembre 2006, car la Fédération de Russie s’était sentie humiliée par l’expulsion devant les caméras de télévision des quatre officiers russes de Géorgie.

* * *

[1]. Eu égard à la portée des griefs de l’État requérant (Titre IX de l’arrêt), l’article 18, qui n'a pas un rôle autonome, ne peut être appliqué que conjointement avec l’article 5, puisqu’il ne saurait y avoir violation de l’article 18 que si le droit ou la liberté en question est soumis aux restrictions autorisées par la Convention (Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 73, CEDH 2004‑IV).

[2]. Édition complète des Travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 5, Conseil de l’Europe, La Haye, Boston, Londres, Dordrecht, Lancaster. Martinus Nijhoff, 1979, p. 290.

[3]. Guy S. Goodwin-Gill, « The limits of the Power of Expulsion in Public International Law », British Yearbook of International Law, vol. 47, édition I, 1975, pp. 79-80, avec d’autres références.

[4]. Il convient de noter que certains des Géorgiens qui faisaient l’objet des ordonnances d’expulsion ont quitté la Russie par leurs propres moyens (paragraphe 45 de l’arrêt).

[5]. Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, 1995, éditions Martinus Nijhoff, La Haye/Boston/Londres, p. 17.

[6]. Résolution de la Douma n° 3536-4 ГД, annexée à la décision Géorgie c. Russie (n° 1) (déc.) n° 13255/07, 30 juin 2009, pp. 12-13.

[7]. Ibidem, Annexe pp. 8-11 et 117-122; Rapport de Human Rights Watch (HRW) intitulé “Singled Out. Russia’s detention and expulsion of Georgians”, vol. 19 n° 5 (D), octobre 2007, pp. 2, 22, 30-33.

[8]. Commission pour le respect des engagements des États membres du Conseil de l’Europe (Commission de suivi) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, « Tensions actuelles entre la Géorgie et la Russie », AS/Mon(2006)40 rev, 22 janvier 2007, § 63; HRW, “Singled Out”, précité, p. 32.

[9]. Svetlana Gannushkina, « Droits de l’homme en Russie », année 2006, Parlement européen, Direction générale des politiques externes du Parlement européen, p. 4, disponible à l’adresse suivante :

[http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/note/join/2006/348611/EXPO-DROI_NT(2006)348611_EN.pdf](http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/note/join/2006/348611/EXPO-DROI_NT.2006.348611_EN.pdf), p. 4, accès le 10.03.2014.

[10]. “Russia Targets Georgians for Expulsion”, Human Rights Watch, 1er octobre 2007, disponible à l’adresse suivante :

[http://www.hrw.org/news/2007/09/30/russia-targets-georgians-expulsion](http://www.hrw.org/news/2007/09/30/russia-targets-georgians-expulsion), accès le 5 juin 2012.

[11]. James Crawford, “The International Law Commission’s Articles on State Responsibility”, Introduction, Text and Commentaries, Cambridge University Press, 2007, pp. 281-305; James Crawford, Alain Pellet, et Simon Olleso,”The Law of International Responsibility”, Oxford University Press 2010, pp. 470-473; Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, précité, p. 46.

[12]. Pour une description des causes du conflit entre les deux pays, voir le rapport de l’ACPE.

[13]. Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), 4e rapport sur la Fédération de Russie adopté le 16 décembre 2005, § 167; voir également ”Tajikistan ready for talks, Moscow threatens deportations over jailed pilot”, disponible à l’adresse suivante : [http://en.rian.ru/world/20111111/168596798.html ](http://en.rian.ru/world/20111111/168596798.html%20accès%20le%2025.04.2012), accès le 25.04.2012 ; “Mass deportation of Tajiks as pilot row escalates” par Tom Washington, disponible à l’adresse suivante : [http://www.themoscownews.com/politics/20111111/189196644.html](http://www.themoscownews.com/politics/20111111/189196644.html), accès le 25.04.2012 ; “Russia to deport Tajik immigrants over jailed pilot case” disponible à l’adresse suivante : [http://rt.com/news/prime-time/tajikistan-russia-pilots-swap-105/](http://rt.com/news/prime-time/tajikistan-russia-pilots-swap-105/)

accès le 25.04.2012.

[14]. Résolution du Parlement européen sur les pressions exercées par la Russie sur les pays du partenariat oriental (dans le contexte du Sommet du Partenariat oriental alors en préparation à Vilnius), n° [2013/2826(RSP)](http://www.europarl.europa.eu/oeil/popups/ficheprocedure.do?lang=en&reference=2013/2826.RSP.), 10 septembre 2013 ; “Russia Pressures Former Soviet Republics to Join his Economic Union”, par le comité éditorial, 29 septembre 2013, disponible à l’adresse suivante : [http://www.washingtonpost.com/opinions/putin-pressures-former-soviet-republics-to-join-his-economic-union/2013/09/29/d169d736-2610-11e3-b75d-5b7f66349852_story.html](http://www.washingtonpost.com/opinions/putin-pressures-former-soviet-republics-to-join-his-economic-union/2013/09/29/d169d736-2610-11e3-b75d-5b7f66349852_story.html), accès le 02.03.2014; [Россия начала депортацию молдавских гастарбайтеров на родину](http://www.grenada.md/post/rossiea_na4ala_deport_v_md), 17 septembre 2013, disponible à l’adresse suivante: [http://www.grenada.md/post/rossiea_na4ala_deport_v_md](http://www.grenada.md/post/rossiea_na4ala_deport_v_md), accès le 07.10.2013.

[15]. Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, précité, p. 47.

[16]. Klaus Dieter Deumeland, “Das Verbot der Xenelasie bei Ausweisung von Ausländern in der Bundesrepublik Deutschland”, AWR, vol. 22, pp. 182, 186 (1984), dans l’ouvrage précité de Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, p. 25.

[17]. À l’Ouest, la nationalité est définie de manière formelle par l’appartenance à un État mais plus on va vers l’Est plus la notion se teinte d’ethnicité et de culture. En Fédération de Russie, les termes « nation » et « nationalité » (национальность) évoque une notion ethnique plus que l’appartenance à un État – qui est en russe la citoyenneté (гражданство), d’où une divergence dans les termes ; voir Eric Lohr, “Russian Citizenship from Empire to Soviet Union”, Harvard University Press, 2012, p. 3 ; Azar Gat et Alexander Yakobson, “Nations: The Long History and Deep Roots of Political Ethnicity and Nationalism”, Cambridge University Press, 2013, pp. 359-360 ; Şener Aktürk, “Regimes of Ethnicity and Nationhood in Germany, Russia and Turkey”, Cambridge University Press 2012.

[18]. Voir l’opinion dissidente du juge Tanaka dans les affaires du Sud-Ouest africain, CIJ, arrêt du 18 juillet 1966, pp. 284-317 ; James Crawford, “Brownie’s Principles of Public International Law”, 8ème édition, Oxford University Press, 2012, pp. 644-646.

[19]. Harris, O’Boyle & Warbrick, “Law of the European Convention on Human Rights”, 2e édition, Oxford University Press, 2009, p. 578; Samantha Knights, “Freedom of Religion, Minorities, and the Law”, Oxford University Press, 2007, pp. 56-57, Janneke Gerards,“The Discrimination Grounds of Article 14 of the European Convention on Human Rights”, Human Rights Law Review vol. 13 n° 1, 2013, pp. 99-124; Ivana Radacic, “Gender Equality Jurisprudence of the European Court of Human Rights”, The European Journal of International Law, vol. 19 n° 4, 2008, pp. 841-57 ; opinion dissidente du juge Bonnello dans l’affaire Anguelova c. Bulgarie, n° 38361/97, CEDH 2002‑IV.

[20]. Guy S. Goodwin-Gill, “The Limits of the Power of Expulsion in Public International Law”, précité, p.75.

[21]. “Migration and International Human Rights Law”. Guide pour les praticiens n° 6; Commission internationale de juristes, 2011, p. 128, avec d’autres références ; Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, précité, pp. 21‑28.

[22]. Ibidem, Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International Law and Practice”, p. 21.

[23]. Guy S. Goodwin-Gill, “The Limits of the Power of Expulsion in Public International Law”, précité, p. 154.

[24]. Voir, parmi d’autres documents, les conclusions finales du Comité des droits de l’homme des Nations Unies : Fédération de Russie, doc. UN CCPR/C/79/Add.54, 26 juillet 1995; conclusions finales du Comité des droits de l’homme des Nations Unies : Fédération de Russie, doc. UN CCPR/CP/79/RUS, 6 novembre 2003; Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale : Fédération de Russie, 21 mars 2003 CERD/C/62/CO/7 ; Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), troisième rapport sur la Fédération de Russie, adopté le 16 décembre 2005 ; Quatrième rapport de l’ECRI sur la Fédération de Russie, précité ; les rapports annuels du Commissaire aux droits de l’homme de la Fédération de Russie peuvent être consultés en russe à l’adresse suivante : [http://ombudsmanrf.org/doklady](http://ombudsmanrf.org/doklady) ; Amnesty International, Dokumenty! Discrimination on Grounds of Race in the Russian Federation, p. 11
(AI Index EUR 46/001/2003), disponible à l’adresse suivante :
[http://www.amnesty.org/fr/library/asset/EUR46/001/2003/en/70300437-d760-11dd-b024-21932cd2170d/eur460012003en.pdf](http://www.amnesty.org/fr/library/asset/EUR46/001/2003/en/70300437-d760-11dd-b024-21932cd2170d/eur460012003en.pdf), accès le 20.05.2012.

[25]. Mise en œuvre de la Résolution 60/251 du 15 mars 2006, intitulée “Comité des droits de l’homme”, rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qui y est associée, M. Doudou Diène Additif, Mission en Fédération de Russie, A/HRC/4/19/Add.3, 30 mai 2007 § 76; Open Society Justice Initiative, “Ethnic Profiling in the Moscow Metro,” Open Society Institute Justice Initiative, 2006, disponible à l’adresse suivante : [http://www.opensocietyfoundations.org/sites/default/files/metro_20060613.pdf](http://www.opensocietyfoundations.org/sites/default/files/metro_20060613.pdf), p. 15‑17, accès le 19.05.2012.

[26]. Ibidem, rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qui y est associée, Additif, Mission en Fédération de Russie, § 76.

[27]. Memorial Human Rights Center. The Civic Assistance Committee. “On anti-Georgian campaign launched on the territory of Russia”, p. 3, disponible à l’adresse suivante :

[http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2004_2009/documents/dv/memorial_/memorial_en.pdf](http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2004_2009/documents/dv/memorial_/memorial_en.pdf), accès le 24.02.2014.

[28]. “Russia Cancels Employment Quotas for Georgians”, Civil Georgia, 5 octobre 2006, disponible à l’adresse suivante : [http://www.civil.ge/eng/article.php?id=13783](http://www.civil.ge/eng/article.php?id=13783), accès le 24.02.2014.

[29]. Déposition du témoin n° 2, transcription de la déposition orale donnée par les témoins devant une délégation de juges de la Grande Chambre du 31 janvier au 4 février 2011 (ci‑après « les transcriptions »), pp. 35, 37.

[30]. Voir les documents soumis par le gouvernement défendeur le 16.03.2009 en vue de l’audience sur la recevabilité de la requête, pp. 199-200 (en russe) ; une traduction anglaise du même document a été fournie le 06.04.2009, pp. 215-16.

[31]. Déposition du témoin n° 1, transcription, p. 20.

[32]. Déposition du témoin n° 1, transcription, p. 22.

[33]. Déposition du témoin n° 7, transcription, p. 112.

[34]. Déposition du témoin n° 3, transcription, p. 57.

[35]. James A. Goldston, “Race Discrimination in Europe: Problems and Prospects” EHRLR, numéro 5, Sweet & Maxwell LDT, 1999, pp. 463-83.

[36]. Troisième rapport de l’ECRI sur la Fédération de Russie, §§ 50 et 54; quatrième rapport de l’ECRI sur la Fédération de Russie, §§80-81; Human Rights First, « Violent Hate Crime in the Russian Federation » p. 2, disponible à l’adresse suivante : [https://www.humanrightsfirst.org/wp-content/uploads/pdf/080908-FD-individual-upr-russian-fed.pdf](https://www.humanrightsfirst.org/wp-content/uploads/pdf/080908-FD-individual-upr-russian-fed.pdf), accès le 24.02.2014; Amnesty International : « Russian Federation. Violent Racism Out of Control », EUR 46/022/2006, 3 mai 2006, disponible à l’adresse suivante : [http://www.amnesty.org/en/library/asset/EUR46/022/2006/en/35a59479-d432-11dd-8743-d305bea2b2c7/eur460222006en.html#0.3.3.2.Citizenship%20issues|outline](http://www.amnesty.org/en/library/asset/EUR46/022/2006/en/35a59479-d432-11dd-8743-d305bea2b2c7/eur460222006en.html#0.3.3.2.Citizenship%2520issues%7Coutline), accès le 14.05.2013.

[37]. Catherine Phuong, “Minimum Standards for Return Procedures and International Human Rights Law”, European Journal of Migration and Law 9 (2007), p. 120; Walter Kälin, “Aliens, Expulsion and Deportation”, 2013, Institut Max Planck de droit public comparé et de droit international, Heidelberg et Oxford University Press, dictionnaire en ligne de l’Istitut Max Planck, dans sa version d’octobre 2010, § 21.

[38]. “Éloignement des étrangers par la voie aérienne”, extrait du treizième rapport général sur les activités du CPT, CPT/Inf (2003) 35, 10 septembre 2003, §§ 28, 31.

[39]. Recommandation 1547 (2002) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, “Procédures d’expulsion conformes aux droits de l’homme et exécutées dans le respect de la sécurité et de la dignité”.

[40]. Comité des Ministres du Conseil de l’Europe : « Vingt principes directeurs sur le retour forcé », 4 mai 2005, principe 16.

[41]. Comité des droits de l’homme des Nations unies, Examen des rapports présentés par les États parties en vertu de l’article 40 du Pacte, observations finales du Comité des droits de l’homme, Suisse, UN Doc CCPR/CO/73/CH, 12 novembre 2001, § 3, Comité des droits de l’homme des Nations unies, Examen des rapports présentés par les États parties en vertu de l’article 40 du Pacte, observations finales du Comité des droits de l’homme, Belgique, CCPR/C/79/Add.99, 19 novembre 1998, §15.

[42]. Conclusions du Comité exécutif sur la protection internationale, Conclusion n° 85 (XLIX), 9 octobre 1998, lit. bb.

[43]. Guy S. Goodwin-Gill, “The Limits of the Power of Expulsion in Public International Law”, précité, p. 155.

[44]. “Vingt principes directeurs sur le retour forcé », précité, principe 17.

[45]. Jean-Marie Henckaerts, “Mass Expulsion in Modern International law and Practice”, précité, pp. 40-41.

[46]. Déposition du témoin n° 4, transcription, p. 65.

[47]. Recommandation 1547 (2002) de l’Assemblée parlementaire, précitée, § h(vii); voir également François Crépeau, « Migrants Rights are Human Rights », Bulletin Interights, vol. 17, n° 1, 2012, p.4.

[48]. Déposition du témoin n° 5, transcription, p. 89.

[49]. Pour un regard critique sur l’article 1 du Protocol n° 7 et la nécessité d’être flexible dans l’application de cette disposition, voir Jean-Marie Henkaerts “Mass Expulsion in Modern International law”, précité, pp. 37-39.

[50]. Albert Kraler, “Fixing, Adjusting, Regulating, Protecting Human Rights – The Shifting Uses of Regularizations on the European Union”, European Journal of Migration and Law 13, numéro 3, 2011, p. 303.

[51]. « Vingt principes directeurs sur le retour forcé », précité, principe 2; rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-deuxième session, 1er mai - 9 juin et 10 juillet - 18 août 2000, « Plans d’étude des sujets qu’il est recommandé d’inscrire au programme de travail à long terme de la Commission chapitre 4. : L’expulsion des étrangers » (Emmanuel A. Addo), pp. 142-143; Sean D. Murphy, « L’expulsion des étrangers et autres sujets », soixante-quatrième session de la Commission du droit international, George Washington School of Law Faculty, publications & autres travaux, 2013, pp. 4-7 disponible à l’adresse suivante ::

[http://scholarship.law.gwu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1910&context=faculty_publications](http://scholarship.law.gwu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1910&context=faculty_publications), accès le 22.02.2014; « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers », article 1(1). Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa soixante-quatrième session, A/CN.4/L.797.

[52]. Francis Madding Deng, “The Global Challenge of Internal Displacement”, Journal of Law & Policy, vol. 5, 2001, p. 144, cité dans Satvinder S. Juss, International Migration and Global Justice (Law and Migration), Ashgate Publishing Company, 2006, p. 48; voir également Satvinder S. Juss. “Free movement and the World Order”, International Journal of Refugee Law, vol.16, n° .3. Oxford University Press 2004, pp. 289-335, Troisième rapport sur l’expulsion des étrangers, par M. Maurice Kamto, Rapporteur spécial A/CN.4/581, Commission du droit international, cinquante-neuvième session, Genève, 7 mai-8 juin et 9 jullet-10 août 2007, pp. 8-10.

[53]. Assemblée parlementaire, Avis n° 193 (1996) relatif à la demande d’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, § 7 viii ; Résolution 1277 (2002) de l’Assemblée parlementaire sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie, § 8 xii, Comité des Ministres. Le système de la propiska appliqué aux migrants, demandeurs d’asile et réfugiés dans les États membres du Conseil de l’Europe : effets et remèdes Recommandation 1544 (2001) de l’Assemblée parlementaire (réponse adoptée par le Comité des Ministres du 27 février 2003 à la 829e réunion des Délégués des Ministres, CM/AS(2003)Rec1544 final, 28 février 2003, Résolution CM/ResCMN(2007)7 sur la mise en œuvre de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales par la Fédération de Russie ; Directives sur le traitement des personnes d’origine tchétchène déplacées de manière interne, Demandeurs d’asile et réfugiés en Europe, Conseil européen sur les réfugiés et exilés, PP1/03/2007/EXT/CR, disponible à l’adresse suivante : [http://www.unhcr.org/refworld/pdfid/4603bb602.pdf](http://www.unhcr.org/refworld/pdfid/4603bb602.pdf).

[54]. Voir, parmi d’autres, les Observations finales du Comité sur l’élimination de toutes formes de discrimination sur la Fédération de Russie, 2003, précitées, §§ 13-14 ; voir également le rapport du Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et d’intolérance qui y est associée, §§ 39-40, 74, 76 ; ECRI, troisième rapport, précité, pp. 16, 19, 37-40 ; ECRI, quatrième rapport, précité, pp. 10-11, 20-21, 32-33; HRW, « Singled Out », précité, p. 26.

[55]. Andrei Yakimov, “Legal Lawlessness”, Bulletin n° 30, 16 mai 2011, The Anti‑discrimination Center “Memorial”, disponible à l’adresse suivante : [http://adcmemorial.org/www/218.html?lang=en](http://adcmemorial.org/www/218.html?lang=en), accès le 28.05.2012 ; « Tajikistan: Exporting the Workforce – At What Price? Tajik Migrant Workers Need Increased Protection”, conclusions préliminaires de la mission d’investigation de la FIDH, mai 2011, disponible à l’adresse suivante :

[http://www2.ohchr.org/english/bodies/cmw/docs/ngos/FIDH_Tajikistan15.pdf](http://www2.ohchr.org/english/bodies/cmw/docs/ngos/FIDH_Tajikistan15.pdf), accès le 22.05.2012.

[56]. Gannushkina, « Droits de l’homme en Russie », précité, p. 4; “On anti-Georgian Campaign Launched on the Territory of Russia”, Memorial Human Rights Center, précité, p.1; HRW, “Singled Out”, précité, pp. 63‑65; rapport de l’APCE, § 62.

[57]. HRW, “Singled Out”, précité, pp. 55-57.

[58]. ECRI, quatrième rapport, précité, pp. 32-33.

[59]. Rapport du Commissaire aux droits de l’homme en Fédération de Russie pour l’année 2007, disponible en russe à l’adresse suivante : [http://ombudsmanrf.org/doklady](http://ombudsmanrf.org/doklady), pp. 90-91.

[60]. HRW, “Singled Out”, précité, p. 2.

[61]. Les noms des témoins géorgiens qui n’ont pas de fonction officielle ont été anonymisés.

[62]. Province de la Fédération de Russie située au Nord de l’Azerbaïdjan et à l’Est de la Géorgie.

[63]. Une ressortissante géorgienne dont la déclaration avait été enregistrée sur une cassette vidéo soumise par le gouvernement requérant.

[64]. Dans sa lettre du 15 avril 2011, le gouvernement défendeur a confirmé que suite à l’évacuation d’une partie de son personnel diplomatique fin septembre 2006, 10 membres du personnel diplomatique ont continué à travailler à l’Ambassade russe de Tbilissi et 3 au Consulat.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-145552
Date de la décision : 03/07/2014
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (Art. 35) Conditions de recevabilité;(Art. 35-1) Épuisement des voies de recours internes;Partiellement irrecevable (Art. 35) Conditions de recevabilité;Violation de l'article 38 - Examen contradictoire de l'affaire-{général} (Article 38 - Obligation de fournir toutes facilités nécessaires);Violation de l'article 4 du Protocole n° 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers-{général} (Article 4 du Protocole n° 4 - Interdiction des expulsions collectives d'étrangers);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Contrôle de la légalité de la détention);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 13+5-1 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif) (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières;Article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté);Violation de l'article 13+3 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif) (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain;Interdiction de la torture);Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 7 - Garanties procédurales en cas d'expulsion d'étrangers (Article 1 al. 1 du Protocole n° 7 - Expulsion d'un étranger;Résidant régulièrement);Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie familiale);Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété);Non-violation de l'article 2 du Protocole n° 1 - Droit à l'instruction-{général} (Article 2 du Protocole n° 1 - Droit à l'instruction);Satisfaction équitable réservée

Parties
Demandeurs : GÉORGIE
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MESKHORADZE L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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