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01/07/2014 | CEDH | N°001-145220

CEDH | CEDH, AFFAIRE A.B. c. SUISSE, 2014, 001-145220


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE A.B. c. SUISSE

(Requête no 56925/08)

ARRÊT

STRASBOURG

1er juillet 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 29/03/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire A.B. c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Ro

bert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er avril et 3 juin 2014,

Rend l’arrêt...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE A.B. c. SUISSE

(Requête no 56925/08)

ARRÊT

STRASBOURG

1er juillet 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 29/03/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire A.B. c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er avril et 3 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 56925/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet Etat, M. A.B. (« le requérant »), a saisi la Cour le 7 novembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me C. Poncet, avocat à Genève. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Schürmann, chef de la section des droits de l’homme et du Conseil de l’Europe à l’Office fédéral de la justice.

3. Le requérant allègue que sa condamnation à payer une amende pénale pour avoir violé le secret de l’instruction viole son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.

4. Le 22 avril 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. En vertu de l’article 47 § 4 du règlement de la Cour, il a également été décidé d’accorder d’office l’anonymat au requérant.

EN FAIT

5. Le requérant, M. A.B., est un ressortissant suisse, né en 1965 et résidant à Porrentruy. Il est journaliste de profession.

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le 15 octobre 2003, le requérant fit paraître dans l’hebdomadaire L’Illustré, un article intitulé Drame du Grand-Pont à Lausanne – la version du chauffard – l’interrogatoire du conducteur fou. L’article en question concernait une procédure pénale dirigée contre M. B., automobiliste ayant été placé en détention préventive pour avoir foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne le 8 juillet 2003. Il tua trois personnes et en blessa huit autres. Cet incident avait suscité beaucoup d’émotion et d’interrogations en Suisse eu égard aux circonstances très particulières de cette affaire. L’article commençait de la manière suivante :

« Nom : B. Prénom : M. Né le 1er janvier 1966 à Tamanrasset (Algérie), fils de B.B. et de F.I., domicilié à Lausanne, titulaire d’un permis C, époux de M.B. Profession : aide-infirmier ... Il est 20h15, ce mardi 8 juillet 2003, dans les locaux austères de la police judiciaire de Lausanne. Six heures après sa tragique course folle sur le Grand-Pont, qui a fait trois morts et huit blessés, le chauffard se retrouve seul, pour la première fois, face à trois enquêteurs. Va-t-il se mettre à table ? En fait, il ne semble pas vraiment comprendre ce qui lui arrive, comme s’il était imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent. L’homme, qui a mis tout Lausanne en émoi, en cette belle journée d’été n’est guère bavard. C’est un Algérien renfermé, introverti, hermétique, voire totalement opaque. Pourtant, les questions fusent. Quelles sont les raisons de cet « accident », écrit assez maladroitement un des policiers, comme si sa conviction était déjà faite. La réponse tient en quatre mots : « Je ne sais pas ». »

7. L’article se poursuivait par un résumé des questions des policiers et du juge d’instruction et des réponses de M. B. Il y figurait également que M. B. était « inculpé d’assassinat, subsidiairement de meurtre, lésions corporelles graves, mise en danger de la vie d’autrui et violation grave des règles de circulation » et qu’il « ne parai[ssait] avoir aucun remords ». L’article était accompagné de plusieurs photographies de lettres que M. B. avait adressées au juge d’instruction. Il s’achevait par le paragraphe suivant :

« Du fond de sa prison, M.B. ne cesse désormais d’envoyer des courriers au juge d’instruction [...] : au début de sa détention, il veut qu’on lui rende sa montre, qu’on lui apporte une tasse pour le café, des fruits secs et du chocolat. Le 11 juillet, trois jours après les faits, il demande même à bénéficier de « quelques jours » de liberté provisoire. « J’aimerais bien téléphoner à mon grand frère en Algérie », supplie-t-il encore un peu plus tard. Enfin, le 11 août, il annonce qu’il a pris « une décision définitive » : il a congédié son avocat, Me M.B., par « manque de confiance ». Deux jours plus tard, nouvelle lettre : le juge peut-il lui envoyer « le livre d’ordre d’avocats vaudois », pour qu’il puisse trouver un nouveau défenseur ? Mais avec ces mensonges à répétition, ces omissions, ce mélange de naïveté et d’arrogance, d’amnésie et de douce folie qui caractérisent toutes ses dépositions, B. ne fait-il finalement pas tout pour se rendre indéfendable ? »

8. L’article comportait également un bref résumé, intitulé « Il a perdu la boule ... », des déclarations de l’épouse de M. B. et du médecin traitant de celui-ci.

9. M. B. ne porta pas plainte contre le requérant. Ce dernier fit cependant l’objet de poursuites pénales d’office pour avoir publié des documents secrets. Au cours de l’instruction, il apparut qu’une des parties civiles à la procédure dirigée contre M. B. avait photocopié le dossier et aurait égaré un des exemplaires dans un centre commercial. Un inconnu l’aurait alors apporté à la rédaction de l’hebdomadaire dans lequel était paru l’article litigieux.

10. Par ordonnance du 23 juin 2004, le juge d’instruction de Lausanne condamna le requérant à un mois de prison avec sursis pendant un an.

11. Sur opposition du requérant, le tribunal de police de Lausanne, par jugement du 22 septembre 2005, remplaça la condamnation à une peine de prison par une amende de 4 000 francs suisses (CHF) (environ 2 667 euros (EUR)).

12. Le requérant se pourvut en cassation. Il fut débouté, le 30 janvier 2006, par la cour de cassation pénale du canton de Vaud.

13. Le requérant saisit le Tribunal fédéral qui rejeta, le 29 avril 2008, le recours de droit public et le pourvoi en nullité interjetés par le requérant. La décision fut notifiée au requérant le 9 mai 2008. Les passages pertinents de cette décision sont les suivants :

« 7. En résumé, le recourant fait valoir que sa condamnation pour violation de l’art. 293 CP est contraire au droit fédéral. Il ne conteste pas que les informations qu’il a publiées, puissent relever de l’art. 293 CP. Il soutient en revanche, dans la perspective d’une interprétation des art. 293 et 32 CP à la lumière des principes dégagés de l’art. 10 CEDH par la Cour européenne des droits de l’Homme, qu’ayant reçu de bonne foi et sans se les procurer de façon illicite ces informations, il avait, en qualité de journaliste professionnel, le devoir au sens de l’art. 32 CP de les publier en raison de l’intérêt, qu’il qualifie d’évident, de l’affaire dite « du Grand Pont » pour l’opinion publique de Suisse romande.

7.1 Conformément à l’art. 293 CP (Publication de débats officiels secrets), celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni d’une amende (al. 1). La complicité est punissable (al. 2). Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance (al. 3).

Selon la jurisprudence, cette disposition procède d’une conception formelle du secret. Il suffit que les actes, débats ou instructions concernés aient été déclarés secrets par la loi ou une décision de l’autorité, autrement dit, que l’on ait voulu en exclure la publicité, indépendamment de la classification choisie (p. ex « top secret » ou confidentiel). Le secret au sens matériel suppose, en revanche, que son détenteur veuille garder un fait secret, qu’il y ait un intérêt légitime, et que le fait ne soit connu ou accessible qu’à un cercle restreint de personnes ([ATF 126 IV 236](http://relevancy.bger.ch/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=6P%2F153%2F2006&rank=0&azaclir=aza&highlight_docid=atf%3A%2F%2F126-IV-236%3Afr&number_of_ranks=0#page236) consid. 2a, p. 242 et 2c/aa, p. 244). L’entrée en vigueur de l’alinéa 3 de cette disposition, le 1er avril 1998 (RO 1998 852 856; FF 1996 IV 533) n’y a rien changé. Cette règle n’a en effet pas trait à des secrets au sens matériel, mais à des cachotteries inutiles, chicanières ou exorbitantes ([ATF 126 IV 236](http://relevancy.bger.ch/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=6P%2F153%2F2006&rank=0&azaclir=aza&highlight_docid=atf%3A%2F%2F126-IV-236%3Afr&number_of_ranks=0#page236) consid. 2c/bb, p. 246). Pour exclure l’application de cet alinéa 3, le juge doit donc examiner à titre préjudiciel les raisons qui ont présidé à la classification du fait comme secret. Il ne doit cependant le faire qu’avec retenue, sans s’immiscer dans le pouvoir d’appréciation exercé par l’autorité qui a déclaré le fait secret. Il suffit que cette déclaration apparaisse encore soutenable au regard du contenu des actes, de l’instruction ou des débats en cause. Le point de vue des journalistes sur l’intérêt à la publication n’est, pour le surplus, pas pertinent ([ATF 126 IV 236](http://relevancy.bger.ch/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=6P%2F153%2F2006&rank=0&azaclir=aza&highlight_docid=atf%3A%2F%2F126-IV-236%3Afr&number_of_ranks=0#page236) consid. 2d, p. 246). Dans arrêt Stoll c. Suisse, 10 décembre 2007, la Cour européenne des droits de l’Homme a confirmé que cette conception formelle du secret n’était pas contraire à l’art. 10 CEDH, dans la mesure où elle n’empêchait pas le Tribunal fédéral de contrôler la compatibilité d’une ingérence avec l’art. 10 CEDH, en procédant, sous l’angle de l’examen de l’art. 293 al. 3 CP, à un contrôle de la justification de la classification d’une information, d’une part, et à une mise en balance des intérêts en jeu, d’autre part (arrêt Stoll c. Suisse, précité, §§ 138 et 139).

7.2 En l’espèce, l’infraction reprochée au recourant avait trait à la publication de procès-verbaux d’audition et de correspondances figurant dans le dossier d’une instruction pénale en cours.

Conformément à l’art. 184 du Code de procédure pénale du canton de Vaud (CPP/VD), toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive (al. 1). Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques (al. 2). La loi précise en outre que sont tenus au secret tant les magistrats ou collaborateurs judiciaires (sous réserve de l’hypothèse où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire; art. 185 CPP/VD), que les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins, envers quiconque n’a pas accès au dossier, la révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’étant cependant pas punissable (art. 185a CPP/VD). La loi aménage enfin diverses exceptions. Ainsi, en dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’Etat (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable, lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ou lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public (art. 185b al. 1 CPP/VD).

On se trouve donc dans l’hypothèse où le secret est imposé par la loi et non par une décision d’autorité.

7.3 L’existence d’un tel secret de l’enquête, que connaissent la plupart des procédures pénales cantonales, est en règle générale motivée par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion, ainsi que le danger de disparition et d’altération de moyens de preuve. On ne peut cependant méconnaître non plus les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, et, plus généralement de ses relations et intérêts personnels (Hauser, Schweri et Hartmann, Schweizerisches Strafprozessrecht, 6e éd., 2005, § 52, n. 6, p. 235; Gérard Piquerez, op. cit., § 134, n. 1066, p. 678; le même, Procédure pénale suisse, Manuel, 2e éd., 2007, n. 849, p. 559 s.), ainsi que la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’Etat, que tend précisément à protéger l’art. 293 CP ([ATF 126 IV 236](http://relevancy.bger.ch/php/aza/http/index.php?lang=fr&type=highlight_simple_query&page=1&from_date=&to_date=&sort=relevance&insertion_date=&top_subcollection_aza=all&query_words=6P%2F153%2F2006&rank=0&azaclir=aza&highlight_docid=atf%3A%2F%2F126-IV-236%3Afr&number_of_ranks=0#page236) consid. 2c/aa, p. 245). La Cour européenne des droits de l’Homme a déjà eu l’occasion de juger qu’un tel but était en soi légitime. Il s’agit de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire selon la terminologie de l’art. 10 al. 2 CEDH, qui mentionne en outre notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui (voir Weber c. Suisse, arrêt du 22 mai 1990, § 45; Dupuis et autres c. France, arrêt du 7 juin 2007, § 32).

Aussi, dans la mesure où la publication litigieuse portait sur des extraits de procès-verbaux d’audition de l’inculpé et reproduisait certaines correspondances adressées par ce dernier au juge d’instruction, il est soutenable de soumettre ces éléments au secret, soit d’en prohiber l’accès au public, comme l’a fait le législateur cantonal vaudois. Cette conclusion s’impose en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition de l’inculpé, dont il n’est pas admissible qu’ils puissent faire, avant clôture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet d’exégèses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et de l’autorité de jugement. Elle s’impose de la même manière en ce qui concerne les correspondances adressées par l’inculpé au Juge d’instruction, qui avaient essentiellement trait à des problèmes pratiques et des critiques envers son conseil (jugement, consid. 4, p. 7). On peut préciser sur ce point qu’il ressort de la publication litigieuse que les autorités cantonales n’ont pas reproduite in extenso dans leurs décisions, mais à laquelle elles se réfèrent et dont le contenu n’est pas discuté, que les problèmes pratiques mentionnés portaient sur des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels (lettres du 11 juillet 2003), de changement de cellule (lettre du 7 août 2003) ou d’autorisation de téléphone (lettre du 6 août 2003). Indépendamment de la garantie de la présomption d’innocence et de ce qui pourrait être déduit dans le procès pénal de telles correspondances sur la personnalité du détenu, ce dernier dont la liberté est restreinte dans une mesure importante même pour des actes de la vie courante relevant de sa sphère privée, voire intime, peut prétendre de l’autorité qui restreint sa liberté qu’elle le protège d’un étalage public des contingences pratiques de sa vie de détenu et de prévenu (cf. art. 13 Cst.).

Il s’ensuit que l’on ne peut, en l’espèce, qualifier de secret de peu d’importance au sens de l’art. 293 al. 3 CP les informations publiées par le recourant en tant qu’elles avaient trait au contenu des procès-verbaux d’audition de l’inculpé et à sa correspondance avec le juge d’instruction. Cela étant, la publication litigieuse réalisait l’état de fait visé par l’art. 293 al. 1 CP.

7.4 Au demeurant, les informations en cause peuvent être qualifiées de secret matériel. Elles n’étaient en effet accessibles qu’à un nombre restreint de personnes (le juge d’instruction et les parties à la procédure). L’autorité d’instruction avait par ailleurs la volonté de les maintenir secrètes et non seulement un intérêt légitime mais l’obligation de le faire, imposée par la loi de procédure pénale cantonale, dont la justification a été rappelée ci-dessus (v. supra consid. 7.3).

7.5 Seule demeure ainsi litigieuse l’existence d’un fait justificatif.

8. En bref, le recourant soutient qu’il avait le devoir de profession (ancien art. 32 CP) en tant que journaliste professionnel de publier les informations en cause en raison de l’intérêt pour l’opinion publique de Suisse romande de l’affaire « du Grand-Pont », qu’il qualifie d’évident. Selon lui, il y aurait lieu, à la lumière de la jurisprudence européenne, de partir de l’idée que la publication est a priori justifiée, sauf s’il existe un besoin social impérieux de maintenir le secret. Sous l’angle de la bonne foi, l’art. 32 devrait être appliqué au journaliste qui n’est pas à l’origine de l’indiscrétion commise par un tiers et qui reçoit des informations sans commettre lui-même d’autre infraction que la violation du secret résultant de la publication. Enfin, la forme de la publication ne constituerait pas un critère pertinent.

8.1 Sur le premier point, la cour cantonale a constaté que si l’accident du 8 juillet 2003, dont les circonstances sont sans nul doute inhabituelles, avait suscité une vive émotion au sein de la population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation aux conséquences mortelles, ce qui ne revêtait pas en soi un intérêt général évident. On ne pouvait à cet égard parler de traumatisme collectif de la population lausannoise, qui aurait justifié qu’elle soit rassurée et renseignée séance tenante sur l’état de l’enquête (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9).

Il est vrai que l’affaire « du Grand-Pont » a été largement médiatisée (jugement, consid. 4 p. 8, auquel renvoie l’arrêt cantonal [arrêt entrepris, consid. B, p. 2]). Cette seule circonstance, de même que le caractère inhabituel de l’accident, ne suffisent pourtant pas à justifier l’existence d’un intérêt public considérable à la publication des informations confidentielles en question. Sauf à se justifier par lui-même, l’intérêt éveillé dans le public par la médiatisation des faits ne peut en effet constituer un intérêt public à la révélation d’informations classifiées, car il suffirait alors de susciter l’intérêt du public pour un événement pour justifier ensuite la publication d’informations confidentielles permettant d’entretenir cet intérêt. Un tel intérêt public fait en outre manifestement défaut en ce qui concerne les correspondances publiées. On a vu ci-dessus (v. supra consid. 7.3) que ces correspondances ne concernaient quasiment que des critiques émises par l’inculpé à l’adresse de son conseil et des problèmes pratiques tels que des demandes de mise en liberté provisoire et d’accès à des effets personnels, de changement de cellule ou d’autorisation de téléphone. De telles informations n’apportent aucun éclairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant. Elles ressortissent à la sphère privée, voire intime, de la personne détenue préventivement et l’on perçoit mal à quel autre intérêt leur publication pouvait répondre qu’une certaine forme de voyeurisme. Il n’en va pas différemment des démarches entreprises par l’intéressé auprès du juge d’instruction en relation avec le choix de son défenseur. On ne discerne pas non plus, en ce qui concerne les procès-verbaux d’audition, quelle question politique ou d’intérêt général se serait posée ou aurait mérité d’être débattue sur la place publique et les autorités cantonales ont expressément exclu l’existence d’un traumatisme collectif qui aurait justifié de rassurer la population ou de la renseigner. Cette constatation de fait, que le recourant ne discute pas dans son recours de droit public, lie la cour de céans (art. 277bis PPF). Dans ces conditions, le recourant ne démontre pas en quoi résiderait l’intérêt « évident » pour le public des informations publiées et l’on ne saurait faire grief à la cour cantonale d’avoir retenu qu’un tel intérêt relevait tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine.

8.2 Les deux autres éléments invoqués par le recourant ont trait à son comportement (bonne foi dans l’accès aux informations et forme de la publication).

8.2.1 Il convient tout d’abord de relever que l’art. 293 CP réprime la seule divulgation des informations, indépendamment de la manière dont l’auteur y a eu accès. Par ailleurs, même en application de l’art. 10 CEDH, la Cour européenne n’attache pas une importance déterminante à cette circonstance lorsqu’il s’agit d’examiner si l’intéressé a respecté ses devoirs et responsabilités. Le facteur prépondérant réside plutôt dans le fait qu’il ne pouvait ignorer que la divulgation l’exposait à une sanction (arrêt Stoll c. Suisse, précité, § 144 et arrêt Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I).). Ce point est constant en l’espèce (v. supra consid. B).

8.2.2 Quant à la forme de la publication, elle peut en revanche jouer un rôle plus important, sous l’angle de la garantie de la liberté d’expression. La Cour européenne des droits de l’Homme, tout en rappelant qu’il ne lui appartient pas - pas plus qu’aux juridictions internes - de se substituer à la presse dans le choix d’une technique de compte rendu, tient néanmoins compte, dans la pesée des intérêts en jeu, du contenu de la publication, du vocabulaire utilisé, de la mise en page de la publication ainsi que des titres et sous-titres (sans qu’il importe qu’ils aient été choisis par le journaliste ou sa rédaction) ou encore de la précision des informations (arrêt Stoll c. Suisse, précité, §§ 146 ss, spéc. 146, 147 et 149)

En l’espèce, la cour cantonale a jugé que le ton adopté par le recourant dans son article démontrait qu’il n’était pas, comme il le prétend, principalement animé par la volonté d’informer le public sur l’activité étatique que constituait l’enquête pénale. Le titre de l’article (« L’interrogatoire du conducteur fou », « la version du chauffard ») manquait déjà d’objectivité. Il suggérait que l’affaire était déjà jugée pour l’auteur, en ce sens que les morts du Grand-Pont n’étaient pas le fait d’un conducteur ordinaire mais d’« un conducteur fou », d’« un homme imperméable aux événements et à l’agitation qui l’entourent », dont le journaliste se demandait en conclusion s’il ne faisait pas tout « pour se rendre indéfendable ». La mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction de lettres du prévenu au juge étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé l’auteur des lignes litigieuses, qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires. En prenant connaissance de cette publication très partielle, le lecteur se faisait une opinion et préjugeait sans aucune objectivité de la suite qui serait donnée par la justice à cette affaire, sans le moindre respect pour la présomption d’innocence (arrêt entrepris, consid. 2, p. 9 s.). La cour cantonale en a conclu que cet élément d’appréciation ne parlait pas en faveur de la prédominance de l’intérêt public à l’information. On ne saurait lui en faire grief.

8.3 Le recourant soutient encore que les procès-verbaux et la correspondance étaient, quoi qu’il en soit, appelés à être évoqués en audience publique ultérieurement. Il en déduit que le maintien de la confidentialité de ces informations ne pouvait ainsi se justifier par un « besoin social impérieux ».

Toutefois, la seule possibilité que le secret qui domine l’instruction pénale puisse être levé dans une phase ultérieure de la procédure, notamment lors des débats qui, dans la règle, sont soumis au principe de la publicité, ne remet pas en cause la justification du secret de l’instruction, dès lors qu’il en va notamment de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision non seulement de l’autorité de jugement mais également de l’autorité d’instruction jusqu’à la clôture de cette phase secrète de la procédure. La publication en cause, loin d’être neutre et complète, comportait du reste des commentaires et des appréciations qui présentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans offrir les possibilités de discussion contradictoire qui sont l’essence même des débats devant l’autorité de jugement.

8.4 Le recourant ne formule enfin expressément aucune critique quant à la quotité de la peine qui lui a été infligée. Il ne remet pas non plus en question le refus d’un délai d’épreuve et de radiation de cette amende (ancien art. 49 ch. 4 en corrélation avec l’ancien art. 106 al. 3 CP) au regard de l’application du droit suisse. Dans la perspective de la pesée de l’intérêt à l’ingérence, on peut se borner à relever que l’amende infligée, dont la quotité tenait compte d’un antécédent en 1998 (condamnation à une amende de 2000 francs avec délai d’épreuve pour la radiation de 2 ans pour contrainte et diffamation) n’excède pas la moitié d’un revenu mensuel que le recourant réalisait au moment des faits (jugement, consid. 1, p. 5) et rien n’indique que sa situation d’indépendant au moment du jugement de première instance ait conduit à une diminution significative de ses revenus. Il convient également de souligner que par 4000 francs le montant de l’amende n’atteint pas le maximum légal prévu par l’ancien art. 106 al. 1 CP (dans sa teneur en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) et que ce montant maximal, fixé par le législateur il y a plus de trente ans, n’a pas été réévalué avant l’entrée en vigueur de la nouvelle partie générale du Code pénal, qui le fixe dorénavant à 10 000 francs (art. 106 al. 1 CP dans sa teneur en vigueur depuis le 1er janvier 2007). La sanction de la contravention reprochée au recourant ne l’a, par ailleurs, pas empêché de s’exprimer puisqu’elle est intervenue après la publication de l’article (cf. arrêt Stoll c. Suisse, précité, § 156). Dans ces conditions, on ne voit pas que compte tenu de la nature de l’infraction retenue (la moins grave dans la classification du Code pénal suisse), de la quotité de la sanction et du moment où elle est intervenue, la sanction infligée au recourant puisse être appréhendée comme une sorte de censure.

8.5 Il résulte de ce qui précède que le recourant a divulgué un secret au sens de l’art. 293 al. 1 CP et qu’il ne peut invoquer aucun fait justificatif en sa faveur. La décision entreprise ne viole pas le droit fédéral, interprété à la lumière des dispositions conventionnelles invoquées par le recourant.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

A. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006)

14. Les dispositions pertinentes du code pénal suisse (version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006) se lisent ainsi :

Article 39 – Arrêts

« 1. Les arrêts sont la peine privative de liberté la moins grave. Leur durée est d’un jour au moins et de trois mois au plus (...).»

Article 293 – Publication de débats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni des arrêts ou de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »

B. Le code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur dès le 1er janvier 2007)

15. Les dispositions du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (version en vigueur dès le 1er janvier 2007) se lisent ainsi :

Article 293 – Publication de débats officiels secrets

« 1Celui qui, sans en avoir le droit, aura livré à la publicité tout ou partie des actes, d’une instruction ou des débats d’une autorité qui sont secrets en vertu de la loi ou d’une décision prise par l’autorité dans les limites de sa compétence sera puni de l’amende.

2La complicité est punissable.

3Le juge pourra renoncer à toute peine si le secret livré à la publicité est de peu d’importance. »

C. Le code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 décembre 1967

16. Les dispositions du code de procédure pénale du canton de Vaud du 12 décembre 1967 se lisent ainsi :

Article 166 – Secret

« Les recherches préliminaires de la police judiciaire sont secrètes. Les articles 184 à 186 sont applicables par analogie. »

Article 184 – Secret de l’enquête

« 1Toute enquête demeure secrète jusqu’à sa clôture définitive.

2Le secret s’étend aux éléments révélés par l’enquête elle-même ainsi qu’aux décisions et mesures d’instruction non publiques. »

Article 185 – Personnes tenues

« Les magistrats ou collaborateurs judiciaires ne peuvent communiquer ni pièces, ni renseignements sur l’enquête à quiconque n’a pas accès au dossier, sinon dans la mesure où la communication est utile à l’instruction ou justifiée par des motifs d’ordre public, administratif ou judiciaire. »

Article 185a

« 1Les parties, leurs proches et familiers, leurs conseils, les collaborateurs, consultants et employés de ceux-ci, ainsi que les experts et les témoins sont tenus de respecter le secret de l’enquête envers quiconque n’a pas accès au dossier.

2La révélation faite aux proches ou familiers par la partie ou son conseil n’est pas punissable. »

Article 185b

« 1En dérogation à l’article 185, le juge d’instruction cantonal et, avec l’accord de celui-ci, le juge chargé de l’enquête ou les fonctionnaires supérieurs de police spécialement désignés par le Conseil d’Etat (art. 168, al. 3) peuvent renseigner la presse, la radio ou la télévision sur une enquête pendante, lorsque l’intérêt public ou l’équité l’exige, notamment dans l’un des cas suivants :

a. lorsque la collaboration du public s’impose en vue d’élucider un acte punissable ;

b. lorsqu’il s’agit d’une affaire particulièrement grave ou déjà connue du public ;

c. lorsqu’il y a lieu de rectifier des informations fausses ou de rassurer le public.

2Lorsqu’une conférence de presse est organisée, les conseils des parties et le Ministère public sont conviés à y participer.

3Lorsqu’une information inexacte a été transmise à la presse, la radio ou la télévision, les parties peuvent requérir du juge d’instruction cantonal qu’il en ordonne la rectification, par la même voie. »

Article 186 – Sanction

« 1Celui qui aura violé le secret de l’enquête sera puni d’une amende jusqu’à cinq mille francs, à moins que l’acte ne soit punissable en vertu d’autres dispositions protégeant le secret.

2Dans les cas de très peu de gravité, il pourra être exempté de toute peine (...) »

D. Les directives du Conseil Suisse de la presse

17. Les directives relatives à la Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste émises par le Conseil Suisse de la presse présentant un intérêt en l’espèce se lisent ainsi :

Directive 3.8 : Audition lors de reproches graves

« En vertu du principe d’équité (fairness) et du précepte éthique général consistant à entendre les deux parties dans un conflit (« audiatur et altera pars »), les journalistes ont pour devoir d’entendre avant publication une personne faisant l’objet de reproches graves. Ce faisant, ils doivent décrire avec précision les reproches graves qu’ils comptent publier. Il n’y a pas d’obligation de donner à la partie touchée par des reproches graves la même place, en termes quantitatifs, qu’à la critique la concernant. Mais sa prise de position doit être reproduite de manière loyale dans le même récit médiatique »

Directive 7.2 – Identification

« Les journalistes soupèsent avec soin les intérêts en jeu (droit du public à être informé, protection de la vie privée). La mention du nom et/ou le compte rendu identifiant est admissible :

. si la personne concernée apparaît publiquement en rapport avec l’objet de la relation médiatique ou si elle donne son accord à la publication de toute autre manière ;

. si la personne jouit d’une grande notoriété et que la relation médiatique est en rapport avec les causes de sa notoriété ;

. si la personne exerce un mandat politique ou une fonction dirigeante étatique ou sociale et que la relation médiatique s’y rapporte ;

. si la mention du nom est nécessaire pour éviter une confusion préjudiciable à des tiers ;

. si la mention du nom ou le compte rendu identifiant est justifié par ailleurs par un intérêt public prépondérant.

Dans les cas où l’intérêt de protéger la vie privée l’emporte sur l’intérêt du public à une identification, les journalistes ne publient ni le nom, ni d’autres indications qui permettent l’identification d’une personne par des tiers n’appartenant pas à l’entourage familial, social ou professionnel, et qui donc sont informés exclusivement par les médias. »

III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

18. La Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux Etats membres, sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, se lit ainsi :

« (...)

Rappelant que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ;

Rappelant que les droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute société démocratique ;

Soulignant l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal ;

Considérant les intérêts éventuellement conflictuels protégés par les articles 6, 8 et 10 de la Convention et la nécessité d’assurer un équilibre entre ces droits au regard des circonstances de chaque cas individuel, en tenant dûment compte du rôle de contrôle de la Cour européenne des Droits de l’Homme pour garantir le respect des engagements contractés au titre de la Convention ;

(...)

Désireux de promouvoir un débat éclairé sur la protection des droits et intérêts en jeu dans le cadre des reportages effectués par les médias sur les procédures pénales, ainsi que de favoriser de bonnes pratiques à travers l’Europe, tout en assurant l’accès des médias aux procédures pénales ;

(...)

Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des Etats membres :

1. de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,

2. de diffuser largement cette recommandation et les principes qui y sont annexés, en les accompagnant le cas échéant d’une traduction, et

3. de les porter notamment à l’attention des autorités judiciaires et des services de police, et de les mettre à la disposition des organisations représentatives des juristes praticiens et des professionnels des médias.

Annexe à la Recommandation Rec(2003)13 – Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales

Principe 1 – Information du public par les médias

Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.

Principe 2 – Présomption d’innocence

Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable.

En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé.

(...)

Principe 6 – Information régulière pendant les procédures pénales

Dans le cadre des procédures pénales d’intérêt public ou d’autres procédures pénales attirant particulièrement l’attention du public, les autorités judiciaires et les services de police devraient informer les médias de leurs actes essentiels, sous réserve que cela ne porte pas atteinte au secret de l’instruction et aux enquêtes de police et que cela ne retarde pas ou ne gêne pas les résultats des procédures. Dans le cas des procédures pénales qui se poursuivent pendant une longue période, l’information devrait être fournie régulièrement.

(...)

Principe 8 – Protection de la vie privée dans le contexte de procédures pénales en cours

La fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention. Une protection particulière devrait être offerte aux parties qui sont des mineurs ou d’autres personnes vulnérables, aux victimes, aux témoins et aux familles des personnes suspectées, accusées ou condamnées. Dans tous les cas, une attention particulière devrait être portée à l’effet préjudiciable que la divulgation d’informations permettant leur identification peut avoir à l’égard des personnes visées dans ce Principe. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

19. Le requérant se plaint de sa condamnation pour violation du secret de l’enquête. Il estime avoir subi une ingérence injustifiée dans son droit à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 de la Convention.

20. Dans ses parties pertinentes, cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (...) ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

21. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

22. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

23. Le requérant admet que sa condamnation avait une base légale, mais estime qu’elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Selon lui, le Tribunal fédéral maintiendrait une conception purement formelle de la notion de secret contraire à la jurisprudence de la Cour, qui mettrait en balance l’intérêt de l’Etat à la protection du secret avec celui des médias à le relever. Selon le requérant, le Tribunal fédéral inverserait le principe et l’exception. En l’espèce, il ne s’agirait pas de savoir si les documents ont été classés ou non à juste titre mais de savoir si la condamnation pénale d’un journaliste qui a publié des informations reçues sans lui-même commettre cette infraction, répond à un besoin social impérieux.

24. Le requérant soutient en outre que la publication a répondu à un intérêt public. L’accident connu sous le nom du « Drame du Grand-Pont » avait causé un émoi considérable ayant déclenché une large médiatisation de l’affaire. Les autorités vaudoises auraient même reconnu la nécessité de rassurer les populations.

25. De surcroît, le requérant indique que la publication n’a pas influencé les investigations en cours, ni porté atteinte à la présomption d’innocence de l’auteur présumé. S’agissant de ce dernier principe, le requérant souligne que si ce principe lie les autorités étatiques, il ne saurait empêcher les particuliers de se forger une opinion avant l’issue d’un procès pénal. A l’instar de l’affaire Campos Dâmaso c. Portugal (no 17107/05, § 35, 24 avril 2008), aucun magistrat non professionnel ne pouvait être appelé à trancher cette affaire.

26. Par ailleurs, le requérant allègue que les informations publiées étaient appelées à être évoquées en audience publique. Il soutient en outre que le style et la forme de la publication ne sont pas pertinents pour l’examen du juge. En effet, selon le requérant, il n’appartient pas au juge de se substituer à la presse pour dire quelle technique les journalistes doivent adopter dès lors qu’il n’existe aucun besoin social impérieux de restreindre sa liberté d’expression. Enfin il convient selon lui de distinguer les publications sciemment fallacieuses de la liberté d’expression, dont l’essence même est de couvrir aussi des informations et des idées qui heurtent, choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la population. En l’espèce, le requérant soutient avoir agi de bonne foi.

b) Le Gouvernement

27. Le Gouvernement rappelle que si la presse joue un rôle éminent dans une société démocratique elle ne doit toutefois pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles. Il rappelle également qu’un journaliste assume des « devoirs et responsabilités » qui ont été mises en exergue par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe dans la recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, notamment les principes 2 (respect de la présomption d’innocence), 6 (information régulière pendant les procédures pénales) et 8 (protection de la vie privée).

28. Le Gouvernement observe ensuite qu’est en jeu dans le cas d’espèce le respect du secret de l’enquête et en développe les enjeux. Le requérant aurait publié des « débats officiels secrets », dont le respect est imposé par la loi et non par une autorité. Ce secret est en général motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion, le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve ainsi que les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence, et plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision au sein d’un organe de l’Etat. Il s’agit de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.

29. S’agissant plus particulièrement des extraits de procès-verbaux d’audition de l’inculpé, il n’est pas admissible, selon l’avis du Gouvernement, qu’ils puissent faire, avant clôture de l’instruction, avant jugement et hors contexte, l’objet d’exégèses sur la place publique, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et de l’autorité de jugement. S’agissant des correspondances adressées par l’inculpé au juge d’instruction, ces dernières avaient essentiellement trait à des problématiques pratiques et des critiques envers son conseil. Les problèmes évoqués sont des demandes de mise en liberté provisoire, d’accès à des effets personnels, de changement de cellule et d’autorisation de téléphone. De l’opinion du Gouvernement, indépendamment de la garantie de la présomption d’innocence et de ce qui pourrait être déduit de la personnalité du détenu, ce dernier pouvait prétendre de l’autorité qui restreint sa liberté qu’elle le protège d’un étalage public des contingences pratiques de sa vie de détenu et de prévenu. C’est pourquoi les autorités ont estimé que l’on ne pouvait en l’espèce qualifier ces secrets de peu d’importance.

30. Le Gouvernement conteste la position du requérant sur le raisonnement inversé auquel se serait livré le Tribunal fédéral. Le Tribunal fédéral a en effet constaté, avec la Cour cantonale, que, même si les circonstances de l’accident étaient inhabituelles et qu’il avait suscité une vive émotion au sein de la population, il n’en demeurait pas moins que cela restait, sur le plan juridique, un accident de la circulation aux conséquences mortelles, ce qui ne revêtait pas en soi un intérêt général évident. Toujours selon l’avis du Gouvernement, le seul fait que cette affaire ait été largement médiatisée ne suffit pas à justifier l’existence d’un intérêt public considérable à la publication des informations confidentielles en question. Sauf à se justifier par lui-même, l’intérêt éveillé dans le public par la médiatisation des faits ne peut en effet constituer un intérêt public à la révélation d’informations classifiées. Selon le Gouvernement, l’intérêt de l’affaire apparaît minime. En outre, l’auteur de l’accident, seul inculpé dans l’enquête en question, était emprisonné. Aussi, le public n’avait pas à être « rassuré dans la mesure où l’auteur n’était plus en liberté ». Les informations importantes ont fait l’objet d’une communication par les autorités.

31. Par ailleurs, le Gouvernement considère que la reproduction des lettres adressées au juge d’instruction et la présentation qui y est faite de l’auteur, expose au public, sans aucune raison objective et sous un jour cru, des détails intimes de la vie privée d’une personne privée de liberté et procède du mépris de ses droits les plus élémentaires au respect de sa personnalité et à sa vie privée, voire intime. La situation du détenu ne saurait être comparée à celle d’un homme politique ou d’une autre figure publique. Le Gouvernement met en exergue le fait que la structure de l’article ainsi que les commentaires qui y sont faits montrent le prévenu sous un jour éminemment défavorable. Le requérant a également enfreint le secret des correspondances existant entre un avocat et son client.

32. De surcroît, le Gouvernement, affirme que les correspondances du détenu avec le juge d’instruction n’avaient pas, contrairement à ce que soutient le requérant, vocation à être évoquées en audience publique. S’agissant des procès-verbaux d’audition, le requérant ne démontre pas en quoi il se justifiait de les dévoiler au public à ce stade de l’enquête.

33. Les passages de l’article soulignant que le détenu aurait été essentiellement préoccupé « par ses petits tracas de taulard ordinaire », qu’il n’y fait pas d’aveux ni n’explique les raisons de l’accident, qu’il fait preuve d’un « aplomb extraordinaire » méconnaissent la présomption d’innocence.

34. Le Gouvernement souligne également que le requérant n’a jamais contesté avoir su que les documents dont il faisait état dans son article n’étaient pas publics en raison de l’enquête en cours et qu’il connaissait parfaitement cette confidentialité.

35. De plus, le Gouvernement souligne que la forme de la publication est révélatrice du mobile de l’intéressé qui s’est borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant, par son opération, qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaire.

36. Enfin, à l’instar de l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 156, CEDH 2007‑V), le Gouvernement relève que la peine prononcée n’a pas empêché le requérant de s’exprimer puisqu’elle est intervenue après la publication et que la peine infligée, non critiquée par le requérant, n’a pas atteint son niveau maximal.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour relève que le requérant a été condamné au paiement d’une amende, en raison de l’utilisation et de la reproduction d’éléments du dossier d’instruction dans son article. Il y a donc lieu de déterminer si cette condamnation constituait une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression qui était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique ».

a) Sur l’existence d’une ingérence

38. Il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.

b) « Prévue par la loi »

39. Il n’est pas contesté que l’ingérence était prévue par la loi, à savoir dans le Code pénal suisse et le Code de procédure pénale du canton de Vaud.

c) But légitime

40. La Cour relève que les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur l’interdiction de la publication de débats officiels secrets et notamment du secret de l’enquête. Comme elle l’a déjà rappelé dans l’affaire Stoll c. Suisse (précité, § 61), elle considère qu’il y a lieu d’adopter une interprétation de la phrase « empêcher la divulgation d’informations confidentielles », figurant au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, englobant les informations confidentielles divulguées aussi bien par une personne soumise à un devoir de confidentialité que par une tierce personne, et notamment, comme en l’espèce, par un journaliste. À cet égard, la Cour estime que la mesure incriminée poursuivait le but légitime de la prévention de « la divulgation d’informations confidentielles ».

41. La Cour considère également, comme il a été relevé par le Tribunal fédéral, que le secret de l’instruction est en règle générale motivé par les nécessités de protéger les intérêts de l’action pénale. En outre, toujours selon le Tribunal fédéral, on ne peut méconnaître les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et de ses relations et intérêts personnels. Ces buts correspondent à la garantie de « l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire » et à la protection de « la réputation (et) des droits d’autrui » (voir Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 98, 15 juillet 2003, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 32, 7 juin 2007).

42. Il reste à vérifier si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

d) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Rappel des principes généraux

43. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et les garanties à accorder à la presse revêtent donc une importance particulière (voir, entre autres, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 37, série A no 298 ; Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil des arrêts et décisions 1997-V ; Fressoz et Roire c. France [GC], précité, § 45).

44. La presse joue un rôle éminent dans une société démocratique : si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997-I ; Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999‑III ; Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 43‑45, CEDH 2001‑III ; Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 65, 24 novembre 2005).

45. En particulier, on ne saurait penser que les questions dont connaissent les tribunaux ne puissent, auparavant ou en même temps, donner lieu à discussion ailleurs, que ce soit dans des revues spécialisées, la grande presse ou le public en général. À la fonction des médias consistant à communiquer de telles informations et idées s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. Toutefois, il convient de tenir compte du droit de chacun de bénéficier d’un procès équitable tel que garanti à l’article 6 § 1 de la Convention, ce qui, en matière pénale, comprend le droit à un tribunal impartial (Tourancheau et July, précité, § 66). Comme la Cour l’a déjà souligné, « les journalistes qui rédigent des articles sur des procédures pénales en cours doivent s’en souvenir, car les limites du commentaire admissible peuvent ne pas englober des déclarations qui risqueraient, intentionnellement ou non, de réduire les chances d’une personne de bénéficier d’un procès équitable ou de saper la confiance du public dans le rôle tenu par les tribunaux dans l’administration de la justice pénale » (ibidem ; Worm, précité, § 50, Campos Dâmaso, précité, § 31, Pinto Coelho c. Portugal, no 28439/08, § 33, 28 juin 2011, Ageyevy c. Russie, no 7075/10, §§ 224-225, 18 avril 2013).

46. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10. Elle n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’Etat défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi (voir, notamment, Stoll, précité, § 101, Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012, et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013).

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

47. La Cour doit d’abord établir si l’article en question concernait un sujet d’intérêt général. A cet égard, la Cour note que le public a, de manière générale, un intérêt légitime à être informé sur les procès en matière pénale (Dupuis et autres c. France, précité, § 42). Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a, quant à lui, adopté la Recommandation Rec(2003)13 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales ; celle-ci rappelle à juste titre que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations et souligne l’importance des reportages réalisés sur les procédures pénales pour informer le public et permettre à celui-ci d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système de justice pénale. Parmi les principes posés par cette Recommandation figure notamment le droit du public à recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias, ce qui implique pour les journalistes le droit de pouvoir librement rendre compte du fonctionnement du système de justice pénale.

48. La Cour note qu’à l’origine de l’article litigieux se trouvait une procédure judiciaire entamée suite à un incident survenu dans des circonstances exceptionnelles ayant immédiatement suscité une vive émotion au sein de la population locale. L’intérêt du public à la compréhension de cet événement inhabituel a conduit de nombreux médias à s’intéresser à cette affaire et à la manière dont la justice pénale la traitait, raison pour laquelle l’incident en question a été l’objet de nombreux commentaires dans la presse à l’époque.

49. Dans l’article incriminé, le requérant se penchait sur la personnalité de l’accusé – M. B. – et cherchait à comprendre son animus, tout en mettant en exergue la manière dont les autorités de police et judiciaire traitaient avec ledit M. B. qui semblait atteint de troubles psychiatriques. La Cour accepte dès lors qu’un tel article abordait un sujet relevant de l’intérêt général.

50. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V ; Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999-IV ; Dupuis et autres, précité, § 40 ; Stoll, précité, § 106).

51. Cependant, quiconque, y compris des journalistes, exerce sa liberté d’expression assume des « devoirs et responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, mutatis mutandis, Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). En l’occurrence, les juges internes ont considéré, compte tenu de la nature des documents reproduits dans l’article ou ayant servi de support à certains passages de ce dernier, que l’auteur, journaliste expérimenté, ne pouvait ignorer que lesdits documents provenaient du dossier d’instruction et étaient couverts, selon les personnes à l’origine de la remise des documents, par le secret de l’instruction. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qui revient à la presse dans une société démocratique, la Cour souligne que les journalistes ne sauraient en principe être déliés par la protection que leur offre l’article 10 de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun.

52. La Cour est consciente de la volonté des plus hautes juridictions nationales des États membres du Conseil de l’Europe, de réagir, avec force, à la pression néfaste que pourraient exercer des médias sur les parties civiles et les prévenus amoindrissant ainsi la garantie de la présomption d’innocence. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs des limites à l’exercice de la liberté d’expression. Il échet de déterminer si, dans les circonstances particulières de l’affaire, l’intérêt d’informer le public l’emportait sur les « devoirs et responsabilités » pesant sur le requérant en raison de l’origine douteuse des documents qui lui avaient été adressés.

53. La Cour doit plus particulièrement déterminer si l’objectif de préservation du secret de l’instruction offrait une justification pertinente et suffisante à l’ingérence. Comme il vient d’être souligné, il est légitime de vouloir accorder une protection au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen. En outre, ainsi qu’elle l’a déjà établi dans l’arrêt Stoll (précité, § 139), la conception formelle de la notion de secret en droit suisse, sur laquelle repose l’article 293 du code pénal suisse, n’empêche pas, per se, le Tribunal fédéral, ainsi qu’il l’a déjà fait, de contrôler en dernière instance la compatibilité d’une ingérence avec l’article 10 de la Convention.

54. La Cour doit, dès lors, analyser la manière dont le Tribunal fédéral s’est livré à la balance des intérêts en litige dans le cas d’espèce. Or il apparaît que le Tribunal fédéral s’est borné à constater que tant la divulgation prématurée des procès-verbaux d’audition que celle des correspondances adressées au juge par le prévenu portaient nécessairement atteinte à la présomption d’innocence et plus largement au droit à un procès équitable de M.B.

55. Or la Cour souligne que l’imputabilité des faits à M.B. n’était pas le sujet principal de l’article pour lequel le requérant a été sanctionné. En outre, la principale audience concernant le procès de M. B. a eu lieu en novembre 2005, soit plus de deux ans après la publication de l’article. Par ailleurs, les deux parties s’accordent sur le fait que les préoccupations exprimées par le prévenu dans les documents litigieux étaient secondaires et ne permettaient pas de tirer de conclusion sur l’intentionnalité de l’acte. Enfin, comme le soutient le requérant, des magistrats professionnels ont été amenés à se prononcer sur l’affaire, à l’exclusion d’un jury populaire, ce qui réduisait également les risques de voir des articles tels que celui de l’espèce affecter l’issue de la procédure judiciaire (voir, mutatis mutandis, Campos Dâmaso, précité, § 35 ; Worm c. Autriche, 83/1996/702/894, § 9 ; Tourancheau et July c. France, précité, § 75). Ainsi, la Cour conclut qu’en l’espèce, à l’instar de l’affaire Dupuis et autres c. France (précitée), le Gouvernement n’établit pas en quoi, dans les circonstances de l’espèce, la divulgation de ce type d’informations confidentielles aurait pu avoir une influence négative tant sur le droit à la présomption d’innocence que sur le jugement du prévenu.

56. Dans la mesure où le Gouvernement a allégué que la divulgation des documents couverts par le secret de l’instruction a constitué une ingérence dans le droit au respect de la vie privée de M.B., la Cour note que ce dernier disposait de recours en droit helvétique pour faire réparer l’atteinte à sa réputation dont il n’a cependant pas fait usage. Or, c’est à M. B. qu’il incombait au premier chef de faire respecter sa vie privée. Ainsi le second but légitime invoqué par le Gouvernement perd nécessairement de la force dans les circonstances de l’espèce. La Cour conclut que le Gouvernement n’a donc pas suffisamment justifié la sanction infligée au requérant en raison de la divulgation d’informations personnelles concernant M. B.

57. S’agissant des critiques du Gouvernement à l’encontre de la forme de l’article incriminé, il y a lieu de rappeler qu’outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège aussi leur mode d’expression. En conséquence, il n’appartient pas à la Cour, ni aux juridictions internes d’ailleurs, de se substituer à la presse pour dire quelle technique de compte rendu les journalistes doivent adopter (voir, par exemple, Jersild, précité, § 31, et De Haes et Gijsels, précité, § 48). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire même de provocation (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313 ; Thoma, précité, §§ 45 et 46 ; Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003‑V, et Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 59, 17 juillet 2007).

58. Si l’on ne saurait certes nier la présentation provocatrice de l’article litigieux, la Cour rappelle que la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Stoll, précité, § 101 ; Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005‑II, et Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 (extraits)). Que certaines expressions vraisemblablement destinées à capter l’attention du public aient été employées par le requérant ne saurait en soi poser un problème au regard de la jurisprudence de la Cour (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 108, 7 février 2012). L’on ne saurait considérer en l’espèce que l’article litigieux concernait des détails de la vie strictement privée d’une personne, situation dans laquelle la protection de l’article 10 est moins forte (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009) ; il portait plutôt, comme la Cour l’a déjà relevé, sur le fonctionnement de la justice pénale dans une affaire donnée.

59. La Cour rappelle enfin que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], précité, § 64, deuxième alinéa, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 59, CEDH 2007‑IV, et Stoll, précité, § 153).

60. Elle doit en effet veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure tendant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (voir, mutatis mutandis, Barthold c. Allemagne, 25 mars 1985, § 58, série A no 90 ; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 44, série A no 103 ; Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 70, CEDH 2006‑X ; et Stoll, précité, § 154).

61. Contrairement à l’affaire Stoll, le montant de l’amende (4 000 CHF environ 2 667 EUR) est relativement élevé (dans l’affaire Stoll le montant de l’amende était de 800 CHF, soit environ 476 EUR aujourd’hui).

62. Si l’amende a été infligée pour une infraction relevant des « contraventions » au sens de l’article 101 du code pénal en vigueur au moment des événements pertinents, qui constituaient la catégorie la plus faible des actes réprimés par le code pénal suisse et que des sanctions plus lourdes, englobant des peines privatives de liberté, sont envisagées pour la même infraction à l’article 293 du code pénal, l’effet dissuasif de l’amende, même s’il est inhérent à toute sanction pénale, n’est pas négligeable en l’espèce. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, § 35, premier alinéa ; Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000‑X ; Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 57, 25 avril 2006 ; et Stoll, précité, § 154).

63. Eu égard à l’ensemble de ces considérations, la Cour considère l’amende infligée en l’espèce comme disproportionnée au but poursuivi.

64. Compte tenu de ce qui précède, il apparaît que la condamnation du requérant ne répondait pas à « un besoin social impérieux ». Si les motifs de la condamnation étaient « pertinents », ils n’étaient pas « suffisants » pour justifier une telle ingérence dans le droit à liberté d’expression du requérant. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

66. La Cour relève que le requérant n’a présenté aucune demande concernant le dommage tant matériel que moral. Il n’y a donc pas lieu d’allouer des sommes à ce titre.

B. Frais et dépens

67. Le requérant demande 38 944 EUR (48 000 CHF) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et la Cour.

68. Le Gouvernement soutient que les frais sont disproportionnés et ne sont pas suffisamment étayés.

69. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

70. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit, par quatre voix contre trois,

a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme suivante, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur [en CHF], au taux applicable à la date du règlement : 5 000 euros (EUR) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er juillet 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Karakaş, Keller et Lemmens.

G.R.A.
A.C.

OPINION DISSIDENTE DES JUGES KARAKAŞ, KELLER ET LEMMENS

1. À notre regret, nous ne sommes pas en mesure de nous rallier à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 10 de la Convention. Notre désaccord porte sur l’appréciation de la nécessité, dans une société démocratique, de l’ingérence litigieuse. Cette affaire nous semble de portée générale pour la détermination de la charge et du niveau de la preuve sur le terrain de l’article 10 de la Convention dans les affaires de divulgation d’informations confidentielles par la presse.

2. La majorité estime que l’article en question concernait un sujet d’intérêt général (§§ 47-49 de l’arrêt).

Sans doute, comme le constate la majorité, à l’origine de l’article litigieux se trouvait un accident survenu dans des circonstances exceptionnelles et cette affaire était largement médiatisée. Toutefois, l’article concernait une action pénale au sujet de laquelle des informations importantes avaient déjà fait l’objet d’une communication par les autorités cantonales. Selon nous, il s’ensuit qu’en l’espèce l’intérêt pour le public du sujet de l’article doit être relativisé (voir Leempoel & S.A. Ed. Ciné Revue c. Belgique, no 64772/01, § 76, 9 novembre 2006).

Même si le sujet de l’article était dans une certaine mesure d’intérêt général, il nous semble important d’examiner plus avant s’il était susceptible de nourrir le débat public sur le sujet en question (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 121, CEDH 2007-V ; voir également Leempoel & S.A. Ed. Ciné Revue, précité, § 72). À cet égard, le Tribunal fédéral considéra que ni la divulgation des procès-verbaux d’audition ni celle des lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction n’avaient apporté un éclairage pertinent au discours public. En ce qui concerne les procès-verbaux d’audition, le Tribunal fédéral renvoya à la constatation faite par les autorités cantonales, qui avaient exclu l’existence d’un traumatisme collectif qui aurait justifié de rassurer la population ou de la renseigner. En ce qui concerne les lettres adressées au juge d’instruction, le Tribunal fédéral releva que les informations qu’elles contenaient n’apportaient aucun éclairage pertinent sur l’accident et les circonstances l’entourant, de sorte qu’elles relevaient de la sphère privée voire intime de la personne détenue préventivement. Ces constatations amenèrent le Tribunal fédéral à conclure que l’intérêt du public relevait en l’espèce « tout au plus de la satisfaction d’une curiosité malsaine ». À défaut d’éléments pertinents soulevés par le requérant, nous n’avons aucune raison de mettre en doute les conclusions des autorités nationales.

3. Les procès-verbaux d’audition du prévenu, d’une part, et les lettres adressées par le prévenu au juge d’instruction, d’autre part, étaient couverts par le secret de l’instruction. La majorité rappelle à juste titre qu’il est légitime d’accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (§ 53 de l’arrêt ; voir Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 44, 7 juin 2007 ; voir aussi le principe 2 des Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, annexés à la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 10 juillet 2003 sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales). Sur ce point, nous voudrions rappeler l’appréciation à laquelle se livra le Tribunal fédéral. Celui-ci estima qu’il était justifié de soumettre au secret les procès-verbaux d’audition et les correspondances adressées au juge d’instruction au motif qu’il était inadmissible que ces documents puissent faire l’objet d’exégèses sur la place publique, hors contexte, au risque d’influencer le processus des décisions du juge d’instruction et, plus tard, de l’autorité de jugement. Spécialement en ce qui concerne les correspondances adressées au juge d’instruction, le Tribunal fédéral releva qu’il n’était pas exclu qu’on puisse en tirer des conclusions sur la personnalité du détenu.

En l’occurrence, le secret de l’instruction visait également à protéger la vie privée de la personne détenue préventivement, qui ne pouvait être considérée comme un personnage public ou politique. Cette préoccupation est conforme au principe 8 des Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, précités, selon lequel « la fourniture d’informations sur les personnes suspectées, accusées ou condamnées, ainsi que sur les autres parties aux procédures pénales devrait respecter leur droit à la protection de la vie privée conformément à l’article 8 de la Convention.»

Nous sommes pleinement conscients que, si la confidentialité des informations couvertes par le secret de l’instruction se justifie a priori, elle ne saurait être protégée à n’importe quel prix. Les médias peuvent en principe librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal (voir § 45 de l’arrêt et principe 1 des Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, précités). Dès lors, la Cour n’admet pas l’exclusion absolue du débat public des questions relatives à une affaire pénale en cours en raison de la protection due au secret de l’enquête (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 128). Ce qui importe dans la mise en balance des intérêts, ce sont le contenu des informations en question et le danger potentiel que représente leur publication (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 129).

Se référant notamment à l’affaire Campos Dâmaso c. Portugal (no 17107/05, § 36, 24 avril 2008), la majorité estime qu’il n’est pas établi que la publication litigieuse ait pu avoir une influence négative sur le droit à la présomption d’innocence ou sur le jugement du prévenu (§ 55 de l’arrêt). Nous estimons en revanche qu’on ne peut pas exiger du gouvernement défendeur qu’il apporte la preuve que la divulgation d’informations confidentielles a effectivement et concrètement porté préjudice aux intérêts protégés. Une telle exigence viderait d’une grande partie de son sens le secret de l’instruction. À notre avis, il convient plutôt de vérifier si l’article en cause était, au moment de la publication, de nature à causer un préjudice aux intérêts protégés (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 130).

Nous sommes d’avis que tel était le cas en l’espèce. Même si les deux parties s’accordent à dire que l’article ne permettait pas de tirer des conclusions sur l’intentionnalité de l’acte reproché au prévenu, le contenu des informations divulguées ainsi que la manière dont celles-ci ont été présentées ont pu avoir une influence négative sur le droit à la présomption d’innocence de l’intéressé ainsi que sur le bon déroulement de la procédure pénale, tant au stade de l’instruction qu’au stade ultérieur du jugement. Comme le fit remarquer le Tribunal fédéral, la publication en cause, « loin d’être neutre et complète, comportait (...) des commentaires et des appréciations qui présentaient sous un jour particulier les informations litigieuses, sans offrir les possibilités de discussion contradictoire qui sont l’essence même des débats devant l’autorité de jugement. »

L’article litigieux comportait en outre des informations à caractère personnel : la photographie en gros plan du détenu, son nom, sa profession, l’état de ses problèmes psychiatriques ainsi que des éléments très personnels concernant son épouse, par exemple l’âge de celle-ci. Il est clair que la publication de ces informations constituait une ingérence dans la vie privée de M.B. La majorité estime que le but légitime de la protection de la vie privée de M.B. perdait de sa force du fait que M.B. disposait lui-même de recours en droit helvétique pour faire respecter, a posteriori, sa réputation, et qu’il n’en a pas fait usage (§ 56 de l’arrêt). Nous estimons que l’existence de telles voies de recours ne libérait pas l’État de son obligation de rechercher un juste équilibre entre les intérêts conflictuels en jeu et de chercher à prévenir les atteintes au droit au respect de la vie privée.

4. La majorité souligne que l’article 10 protège non seulement la substance des idées et des informations exprimées, mais aussi leur mode d’expression. Elle en conclut que la présentation provocatrice de l’article litigieux ne le soustrayait pas à la protection de l’article 10 (§§ 57-58 de l’arrêt).

S’il est vrai que la forme d’une publication est protégée par l’article 10, il n’en demeure pas moins que des « carences » dans la forme peuvent être prises en compte lorsque sont mis en balance les intérêts en jeu (voir Stoll, précité, § 147).

Sur ce point, le Tribunal fédéral, se référant à l’appréciation faite par la cour de cassation cantonale, estima que le ton adopté par le requérant dans son article démontrait qu’il n’était pas principalement animé par la volonté d’informer le public sur l’activité étatique que constituait l’enquête pénale. Selon lui, le titre de l’article ainsi que la mise en situation des extraits des procès-verbaux des auditions et la reproduction des lettres du prévenu au juge d’instruction « étaient révélatrices des mobiles qui avaient animé [le requérant], qui s’était borné à faire dans le sensationnel, ne cherchant par son opération qu’à satisfaire la curiosité relativement malsaine que tout un chacun ressent pour ce genre d’affaires ». Nous ne voyons rien d’arbitraire ou de manifestement déraisonnable dans cette appréciation.

À notre avis, la présentation sensationnelle de l’article en question a considérablement limité l’importance de sa contribution au débat public spécialement protégé par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 152).

5. La majorité analyse enfin la nature et la lourdeur des sanctions infligées (§§ 59-63 de l’arrêt).

Sur ce point, nous constatons en premier lieu que la peine prononcée contre le requérant ne l’a guère empêché de s’exprimer, puisqu’elle est intervenue après la publication de l’article (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 156).

Ensuite, nous ne contestons pas que le montant de l’amende (4 000 CHF, soit environ 2 667 EUR) est relativement élevé, ni que l’amende a pu avoir un effet dissuasif, inhérent à toute sanction pénale. Toutefois, vu les circonstances, nous n’estimons pas que cette sanction soit de nature à emporter un effet dissuasif pour l’exercice de la liberté des médias dans le respect de la déontologie journalistique. En outre, comme le constata le Tribunal fédéral, le montant de l’amende, dont la quotité tenait compte d’un antécédent en 1998, n’excédait pas la moitié du revenu mensuel que le requérant réalisait au moment des faits. Enfin, comme l’admet la majorité (§ 62 de l’arrêt), l’amende a été infligée pour une infraction relevant des « contraventions », au sens de l’article 101 du code pénal en vigueur au moment des événements pertinents, lesquelles constituent la catégorie la plus faible des actes réprimés par le code pénal suisse. Eu égard à ces circonstances, nous sommes d’avis que l’amende infligée en l’espèce n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis (voir, mutatis mutandis, Tourancheau et July c. France, no 53886/00, § 93, 24 novembre 2005, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).

6. En conclusion, nous constatons que les juridictions nationales se sont livrées à une mise en balance des droits et intérêts en jeu, dont le droit du requérant à la liberté d’expression. Ces juridictions disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est nécessaire, dans une société démocratique, et donc pour mettre en balance les droits et intérêts en jeu. Si ladite mise en balance a été effectuée dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (voir, notamment, Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011 ; Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 88, 7 février 2012 ; Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012, et Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 67, CEDH 2012).

La présente affaire concerne, comme l’affaire Stoll précitée, la divulgation d’informations confidentielles en Suisse. À notre avis, les juridictions nationales ont fidèlement suivi et appliqué les critères que la Cour a établis dans cette affaire antérieure. Nous estimons, eu égard à la marge d’appréciation dont disposent ces juridictions, que la condamnation du requérant pouvait passer pour répondre à « un besoin social impérieux », que les motifs de la condamnation étaient « pertinents » et « suffisants » pour justifier une telle ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression du requérant, et que la sanction infligée n’était pas disproportionnée aux buts poursuivis.

Nous sommes donc d’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-145220
Date de la décision : 01/07/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : A.B.
Défendeurs : SUISSE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : PONCET C.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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