La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/06/2014 | CEDH | N°001-145016

CEDH | CEDH, AFFAIRE DE LOS SANTOS ET DE LA CRUZ c. GRÈCE, 2014, 001-145016


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE DE LOS SANTOS ET DE LA CRUZ c. GRÈCE

(Requêtes nos 2134/12 et 2161/12)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2014

DÉFINITIF

26/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire de los Santos et de la Cruz c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Ha

jiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, g...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE DE LOS SANTOS ET DE LA CRUZ c. GRÈCE

(Requêtes nos 2134/12 et 2161/12)

ARRÊT

STRASBOURG

26 juin 2014

DÉFINITIF

26/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire de los Santos et de la Cruz c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Khanlar Hajiyev,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Julia Laffranque,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 2134/12 et 2161/12) dirigées contre la République hellénique et dont deux ressortissantes de la République dominicaine, Mmes Mariana de los Santos et Angela de la Cruz (« les requérantes »), ont saisi la Cour le 9 décembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérantes ont été représentées par Me T. Tsiatsios, avocat à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par la déléguée de son agent, Mme M. Yermani, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérantes allèguent une violation de l’article 3 de la Convention en raison de leurs conditions de détention.

4. Le 30 janvier 2013, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérantes sont nées respectivement en 1962 et 1979.

A. L’arrestation et la détention des requérantes

6. Les requérantes furent arrêtées le 10 août 2011 pour entrée illégale sur le territoire et placées en détention, en vue de leur expulsion, dans les locaux du service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique (anciennement « police des frontières de Kordelio »).

7. Le 11 août 2011, le service de la répression de l’immigration clandestine informa le consulat de la République dominicaine que deux de ses ressortissantes avaient été arrêtées sans documents d’identité, et il l’invita à prendre les mesures nécessaires afin de rendre possible leur renvoi dans ce pays. Cette demande fut réitérée le 17 août 2011 par le service des expulsions de la direction des étrangers de Thessalonique qui écrivit au consulat de la République dominicaine.

8. Le 1er septembre 2011, le consulat délivra un passeport provisoire d’une durée de trente jours à la deuxième requérante. Le 21 septembre 2011, cette dernière fut transférée à la direction des étrangers de l’Attique (Petrou Ralli), à Athènes, d’où elle fut expulsée le 22 septembre 2011.

9. S’agissant de la première requérante, alors que le consulat lui avait fourni les documents de voyage nécessaires, elle fut transférée le 28 septembre 2011 également à la direction des étrangers de l’Attique à Athènes, d’où elle fut expulsée le 29 septembre 2011.

B. Les conditions de détention selon la version des requérantes

10. En ce qui concerne leur détention dans les locaux du service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique, les requérantes ne donnent pas les dimensions de leur cellule mais elles indiquent que celle-ci était surpeuplée et que leurs matelas étaient posés à même le sol en ciment. Elles ajoutent que la cellule était équipée de toilettes, d’une douche et d’un lavabo qui n’étaient jamais nettoyés, qu’elle n’était pas aérée et insuffisamment éclairée à cause d’un treillis métallique obstruant chaque fenêtre. L’atmosphère fétide qui y régnait causa à la première requérante un malaise qui nécessita son transfert à l’hôpital Papageorgiou de Thessalonique le 21 septembre 2011. Elles indiquent également qu’il n’y avait pas de cour extérieure pour marcher ou pour faire de l’exercice physique et qu’il leur était seulement possible de marcher dans le couloir de l’étage qui mesurait quatre mètres de long et un mètre de large. Elles ajoutent qu’une somme de 5,87 euros (EUR) par jour était allouée à chacune d’elles, que cette somme ne suffisait que pour acheter une pizza ou un sandwich, d’autant qu’il leur fallait acheter aussi de l’eau potable.

11. S’agissant de leur détention dans les locaux de la direction des étrangers de l’Attique, les requérantes indiquent avoir été placées dans une cellule qui contenait cinq lits mais accueillait sept détenues. Elles dormaient à même le sol sans matelas, sans couverture et sans linge de lit. Elles ajoutent que l’air de la cellule était irrespirable à cause de la fumée des cigarettes des autres détenues. Elles précisent qu’il y avait une seule toilette pour toutes les détenues, de sorte qu’il fallait faire longuement la queue pour y accéder, et que l’odeur en émanant était fétide. Elles indiquent également qu’il n’y avait pas assez de produits pour l’hygiène corporelle, qu’il y avait une seule douche et que l’eau y était froide.

C. Les conditions de détention selon la version du Gouvernement

1. Le Service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique

12. D’après le Gouvernement, les requérantes furent détenues dans une pièce d’une superficie de 23,16 m², en même temps que dix autres femmes en moyenne. Le Gouvernement précise que deux lits en ciment disposant de matelas se trouvaient dans cette pièce et que d’autres matelas étaient posés par terre. Il ajoute que cette pièce disposait de deux fenêtres qui ne s’ouvraient pas, un treillis métallique étant mis à l’extérieur et des barreaux à l’intérieur, et qu’elle était équipée d’une douche avec de l’eau chaude et d’une toilette. Il ajoute également que l’espace de détention était pourvu de radiateurs placés dans le couloir et d’un système d’aération et de climatisation, et que cet espace était désinfecté et repeint régulièrement. Il précise aussi que la pièce occupée par les requérantes était nettoyée quatre fois par semaine, que celles-ci s’étaient vu distribuer des produits d’hygiène corporelle (papier hygiénique et savon), et qu’elles recevaient 5,87 EUR par jour pour leurs besoins alimentaires.

13. Le Gouvernement précise en outre que le bâtiment ne disposait pas d’espace destiné à la promenade mais que les détenues pouvaient sortir, par groupe et sous surveillance, dans le couloir.

14. Par ailleurs, il indique que le 11 août 2011, vers 18 heures, la première requérante fut transférée à l’hôpital Papageorgiou car elle se plaignait de douleurs au ventre et à la jambe gauche, que les médecins qui l’examinèrent diagnostiquèrent que ses douleurs étaient dues à sa période de menstruation et lui donnèrent des analgésiques, et que l’intéressée quitta l’hôpital à 21 heures. Il indique de même qu’elle fut transférée à l’hôpital Hippokrateio le 19 septembre 2011 car elle se plaignait de vertiges et de pertes de sang menstruel et qu’elle regagna son lieu de détention à 01 h 20. Il ajoute enfin qu’elle fut à nouveau transférée à l’hôpital Papageorgiou le 21 septembre 2011 et qu’elle en sortit le lendemain.

2. La Direction des étrangers de l’Attique

15. Le Gouvernement précise que la première requérante fut placée dans une cellule de 12 m² qu’elle partagea avec deux autres détenues, et que la deuxième requérante fut placée dans une cellule de même superficie qu’elle partagea avec une autre détenue.

16. Selon le Gouvernement, les cellules étaient chauffées par un système de chauffage central et étaient suffisamment aérées et éclairées par la lumière naturelle, et une entreprise privée assurait le nettoyage quotidien de tous les espaces de ladite direction, y compris les cellules. D’après le Gouvernement, les détenues recevaient une literie propre, des produits d’hygiène personnelle ainsi qu’une carte téléphonique pour pouvoir communiquer avec leurs proches et leurs avocats.

17. Concernant l’alimentation des détenues, le Gouvernement expose qu’elles recevaient trois repas par jour, mis à la charge des autorités, et que tous les repas étaient préparés à la cantine de la direction de la police générale de l’Attique.

18. Il ajoute que les détenues avaient la possibilité de se promener chaque jour, de 16 heures à 18 heures, dans un espace spécialement aménagé d’une superficie de 279,50 m².

D. Les recours des requérantes relatifs à leurs conditions de détention

19. Le 22 août 2011, les requérantes formulèrent devant le président du tribunal administratif de Thessalonique des objections à leur placement en détention et elles sollicitèrent leur mise en liberté. Elles se plaignirent aussi de leurs conditions de détention dans le service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique. Par deux décisions no 586/2011 et no 587/2011, le président du tribunal administratif rejeta les objections au motif que les requérantes risquaient de fuir ; il ne fit aucune référence à leurs allégations concernant leurs conditions de détention. Par deux décisions postérieures no 623/2011 et no 624/2011, il rejeta deux demandes en révocation des décisions no 586/2011 et no 587/2011 que les requérantes avaient introduites le 13 septembre 2011 et dans lesquelles elles évoquaient à nouveau leurs conditions de détention, les qualifiant de dégradantes.

20. Le 22 septembre 2011, la première requérante formula de nouvelles objections contre sa détention devant le président du tribunal administratif de Thessalonique. Elle invoquait à titre d’élément nouveau des problèmes de santé qui s’étaient manifestés depuis le 20 septembre 2011 et qui l’avaient conduite à l’hôpital, et elle soutenait que l’aggravation de son état de santé était liée à la situation insupportable régnant d’après elle dans la cellule du service de la répression susmentionné. Par une décision no 646/2011, le président de la juridiction en question rejeta ces objections.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

21. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil se lit comme suit :

« L’État est tenu de réparer les dommages causés par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si les actes ou omissions [en question] ont eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. L’organe fautif est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

22. Le décret présidentiel no 254/2004, portant code de déontologie des fonctionnaires de police, et le décret présidentiel no 141/1991, relatif aux compétences des organes du ministère de l’Ordre public, s’appliquent en matière de détention d’étrangers en voie d’expulsion dans les commissariats de police ou dans les centres de rétention aux frontières.

23. Le décret présidentiel no 254/2004 prévoit notamment que : les policiers doivent respecter le droit à la vie et à la sécurité personnelle de chaque individu et le principe de proportionnalité lorsqu’ils ont recours à l’utilisation de la force contre les citoyens (articles 2 d) et e) et 3), ainsi que le droit à la vie privée et familiale, et éviter les discriminations ; et, lors de l’arrestation et la détention de citoyens, les policiers doivent éviter des actes qui peuvent porter atteinte à l’honneur, à la réputation et à la dignité de la personne appréhendée (article 3 a)), assurer la communication du détenu avec ses proches, les autorités consulaires de son pays d’origine et les commissions nationales et internationales œuvrant pour la protection des détenus (article 3 e) et f)), assurer des conditions de détention respectueuses de la sécurité, la santé et la personnalité du détenu (article 3 g)), veiller à éviter la promiscuité entre les personnes condamnées pour des infractions de droit civil et celles condamnées sur le plan pénal, entre les hommes et les femmes et entre les mineurs et les adultes (article 3 g)).

24. En outre, ledit décret prévoit que les officiers des commissariats de police ou des centres de rétention qui se sont vu confier la détention de personnes ont : l’obligation de veiller à la santé des détenus (article 3 h)) ; et l’obligation d’empêcher et de dénoncer immédiatement tout acte constituant une torture ou autre forme de traitement ou châtiment inhumain, cruel ou dégradant, toute autre forme de violence ou menace d’utilisation de la violence et tout traitement défavorable ou discriminatoire à l’encontre d’un détenu (article 3 i)).

25. Le décret présidentiel no 141/1991 prévoit notamment : l’obligation pour les commandants des services de police de prendre les mesures nécessaires pour éviter les évasions, les suicides et les blessures de détenus (article 66 § 4) ; la responsabilité des policiers gardiens du lieu de détention concernant la vie et l’intégrité physique des détenus ainsi que le respect de la tranquillité dans le lieu de détention (article 66 § 5 d)) ; l’obligation de l’État de veiller à ce que les services de la police occupent des bâtiments qui répondent à des conditions d’hygiène et disposent d’espace suffisant pour les besoins de ces services (article 90 § 3 b) et c)) ; et l’obligation des directeurs et commandants des services de police de veiller à la propreté des lieux et à la réparation des dégâts (article 91 § 1). Enfin, l’article 92 §§ 6 et 7 de ce décret présidentiel dispose que les cellules doivent satisfaire aux conditions requises d’hygiène et de sécurité pour dissuader les évasions, les suicides et les blessures des détenus et que les officiers de permanence ont l’obligation de contrôler quotidiennement et avec diligence les cellules afin de s’assurer qu’elles sont en bon état.

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

26. Compte tenu de la similitude des présentes requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour décide de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

27. Les requérantes se plaignent de leurs conditions de détention dans les locaux du service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique et dans ceux de la direction des étrangers de l’Attique. Elles allèguent une violation de l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

28. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter les requêtes pour non-épuisement des voies de recours internes. En premier lieu, il soutient que les requérantes, qui ont saisi la Cour après avoir été libérées et quitté la Grèce, ont omis d’introduire une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil combiné avec les articles 2 § 1 (respect et protection de la valeur de la personne humaine) et 7 § 2 (interdiction de la torture) de la Constitution, des articles 7 (interdiction de la torture) et 10 (traitement des détenus) de la loi no 2462/1997 ratifiant le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et de l’article 3 (interdiction de la torture) du décret législatif no 53/1974 ratifiant la Convention. Or, d’après le Gouvernement, ces dispositions sont directement applicables et créent des obligations pour l’État et des droits pour les particuliers sans qu’il soit nécessaire que leur contenu soit précisé par d’autres textes législatifs ou réglementaires.

29. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que les requérantes ont aussi omis d’introduire une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 précité combiné avec les dispositions applicables aux étrangers qui font l’objet d’une décision administrative d’expulsion, et notamment : les articles 66 § 4, 66 § 5 d), 90 § 3 b), 91 § 1 et 92 §§ 6 et 7 du décret présidentiel no 141/1991 relatif aux compétences des organes du ministère de l’Ordre public, ainsi que les articles 2 et 3 du décret présidentiel no 254/2004 portant code de déontologie des fonctionnaires de police (paragraphes 22-25 ci-dessus).

30. Les requérantes soutiennent qu’elles ont fait part de leurs griefs concernant leurs conditions de détention à deux reprises devant le président du tribunal administratif de Thessalonique ainsi qu’auprès d’un officier compétent de la direction de la police des étrangers de Thessalonique. Elles précisent qu’en rejetant leurs objections concernant leur détention, le président du tribunal administratif n’a fait aucun commentaire sur leurs allégations de conditions de détention dégradantes. Elles considèrent ainsi que les autorités nationales avaient été informées de leur situation et qu’elles avaient eu la possibilité de se pencher sur les conditions de leur détention et d’y remédier. Quant au recours prévu par l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, elles estiment qu’il n’est pas efficace et qu’il ne peut aboutir à l’amélioration des conditions de détention. Elles ajoutent par ailleurs que la loi no 3386/2005 applicable aux étrangers détenus en vue de leur expulsion prévoit comme seul recours possible la formulation d’objections devant le président du tribunal administratif.

31. La Cour rappelle que, s’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, l’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Le gouvernement défendeur doit ainsi convaincre la Cour que le recours dont il invoque l’existence était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II).

32. La Cour rappelle aussi que la situation peut être différente entre une personne qui a été détenue dans des conditions qu’elle estime contraires à l’article 3 de la Convention et qui saisit la Cour après sa mise en liberté et un individu qui la saisit alors qu’il est toujours détenu dans les conditions qu’il dénonce (Chatzivasiliadis c. Grèce (déc.), no 51618/12, 19 décembre 2012).

33. En l’espèce, la Cour observe que les requérantes ont été mises en liberté et renvoyées dans leur pays le 29 septembre 2011 pour la première et le 22 septembre 2011 pour la deuxième. En saisissant la Cour le 9 décembre 2011, elles ne visaient de toute évidence pas à empêcher la continuation de leur détention dans des conditions inhumaines ou dégradantes, mais à obtenir un constat postérieur de violation de l’article 3 de la Convention par la Cour et, le cas échéant, une indemnité pour le dommage moral qu’elles estiment avoir subi.

34. La Cour rappelle, en outre, que dans son arrêt A.F. c. Grèce (no 53709/11, §§ 55-60, 13 juin 2013) elle a estimé qu’il convenait d’examiner si les dispositions d’un texte législatif ou réglementaire susceptibles d’être invoquées aux fins d’une action en application de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil étaient rédigées en termes suffisamment précis et garantissaient des droits « justiciables ».

35. En l’occurrence, la Cour relève que les articles des deux décrets que le Gouvernement indique comme pertinents aux fins d’une action en application de l’article 105 précité sont rédigés en termes généraux et ne constituent pas un fondement juridique solide en la matière car ils ne garantissent pas des droits « justiciables ». Ainsi, elle note que les articles 2 d) et e) et 3 du décret présidentiel no 254/2004 et les articles 66 §§ 4 et 5, 91 et 92 du décret présidentiel no 141/1991 créent des obligations d’ordre général pour l’administration sans pour autant garantir au bénéfice des étrangers des droits subjectifs et invocables en justice. Il en va de même des autres lois et articles de la Constitution invoqués par le Gouvernement au paragraphe 28 ci-dessus (A.F. c. Grèce, précité, § 60).

36. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour n’est pas convaincue qu’un recours indemnitaire sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil pour cause de conditions de détention inhumaines et dégradantes dans les centres de rétention pour étrangers aurait une chance raisonnable de succès et offrirait au moment des faits un redressement approprié (A.F. c. Grèce, précité, §§ 59 et 61).

37. Nonobstant le fait que les requérantes n’ont pas fait usage de la voie suggérée par le Gouvernement, la Cour estime qu’en l’état actuel de la jurisprudence nationale leur grief ne saurait être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes.

38. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

39. Le Gouvernement soutient que la détention des deux requérantes, tant dans le service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique qu’à la direction des étrangers de l’Attique, a eu lieu dans des conditions conformes à la Convention. S’agissant du premier lieu, il indique que la détention a duré le temps nécessaire pour que les démarches indispensables au renvoi des requérantes dans leur pays soient effectuées et que la première requérante a fait l’objet des soins requis par son état de santé. Concernant le deuxième lieu, il expose que la détention n’a duré qu’un seul jour et que les requérantes étaient placées dans des cellules de 12 m², la première avec deux autres détenues et la deuxième avec une autre détenue.

40. Les requérantes soutiennent avoir été détenues dans les mêmes circonstances – à savoir le même lieu et les mêmes conditions – que celles dont la Cour a eu à connaître dans l’arrêt Chkhartishvili c. Grèce (no 22910/10, 2 mai 2013), arrêt dans lequel elle a conclu à une violation de l’article 3 de la Convention en raison du caractère inadapté des lieux en question pour des détentions de longue durée ainsi que des insuffisances quant aux activités récréatives et à l’alimentation.

41. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000‑XI).

42. La Cour rappelle également que les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3 de la Convention, cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, §§ 92-94, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

43. La Cour relève qu’elle a déjà eu à connaître, à plusieurs reprises, d’affaires relatives aux conditions d’emprisonnement dans des locaux de police de personnes mises en détention provisoire ou détenues en vue de leur expulsion, et qu’elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans ces affaires (Siasios et autres c. Grèce, no 30303/07, 4 juin 2009, Vafiadis c. Grèce, no 24981/07, 2 juillet 2009, Shuvaev c. Grèce, no 8249/07, 29 octobre 2009, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, 26 novembre 2009, Efremidi c. Grèce, no 33225/08, 21 juin 2011, et Aslanis c. Grèce, no 36401/10, 17 octobre 2013). Mises à part les déficiences particulières quant à la détention des intéressés dans chacune des affaires précitées, ayant notamment trait au surpeuplement, au manque d’espace extérieur pour se promener, à l’insalubrité et à la qualité de la restauration, la Cour a fondé son constat de violation de l’article 3 de la Convention sur la nature même des commissariats de police, lesquels sont des lieux destinés à accueillir des personnes pour une courte durée. Ainsi, des durées de détention provisoire au sein des commissariats de police comprises entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la Convention (Siasios et autres, § 32, Vafiadis, §§ 35-36, Shuvaev, § 39, Tabesh, § 43, Efremidi, § 41, et Aslanis § 39, précités).

44. La Cour relève qu’en l’espèce les requérantes ont été détenues respectivement pendant quarante-neuf jours pour la première (du 10 août au 28 septembre 2011) et quarante-deux jours pour la deuxième (du 10 août au 21 septembre 2011) dans les locaux du service de la répression de l’immigration clandestine de Thessalonique, dans les conditions suivantes : les requérantes étaient placées dans une cellule où la superficie était inférieure à 3 m² par personne, où la majorité des détenues dormaient sur des matelas posés par terre et avec un accès médiocre à la lumière. La seule possibilité d’exercice consistait à marcher dans un petit couloir. La Cour note enfin qu’elle a souligné à plusieurs reprises le caractère inadéquat de l’allocation d’une somme de 5,87 EUR par jour, pour leur alimentation, aux personnes détenues – ce qui est le cas en l’espèce (voir, parmi beaucoup d’autres, Chkhartishvili, précité, § 61). Rien ne permet donc de parvenir à une conclusion différente, dans la présente cause, de celle à laquelle elle est parvenue dans les différentes affaires précitées. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention durant le séjour des requérantes à Thessalonique.

45. Ce constat dispense la Cour d’examiner les conditions de détention dans les locaux de la direction des étrangers de l’Attique où les requérantes n’ont séjourné qu’un seul jour.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. Les requérantes réclament chacune 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elles disent avoir subi.

48. Le Gouvernement soutient que les sommes réclamées sont excessives.

49. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacune des requérantes 6 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

50. La Cour note que les requérantes ne présentent aucune demande de remboursement des frais et dépens. Elle ne leur accorde donc aucune somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

51. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Décide de les déclarer recevables ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à chacune des requérantes, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 juin 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-145016
Date de la décision : 26/06/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : DE LOS SANTOS ET DE LA CRUZ
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TSIATSIOS T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award