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27/05/2014 | CEDH | N°001-144582

CEDH | CEDH, AFFAIRE BAKA c. HONGRIE, 2014, 001-144582


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAKA c. HONGRIE

(Requête no 20261/12)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

27 mai 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 23/06/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Baka c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić, juges,
Helena Jäderblom, juge ad hoc,
Egidi

jus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BAKA c. HONGRIE

(Requête no 20261/12)

ARRÊT

(Fond)

STRASBOURG

27 mai 2014

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 23/06/2016

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Baka c. Hongrie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić, juges,
Helena Jäderblom, juge ad hoc,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 20261/12) dirigée contre la République de Hongrie et dont un ressortissant de cet État, M. András Baka (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Cech, avocat à Budapest. Le gouvernement hongrois (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Z. Tallódi, du ministère de l’Administration publique et de la Justice.

3. Le requérant alléguait en particulier qu’il avait été privé de l’accès à un tribunal qui lui eût permis de contester la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. Il se plaignait également d’avoir été relevé de ses fonctions en raison des opinions et positions qu’il avait exprimées publiquement en qualité de président de la Cour suprême.

4. Le 29 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a été décidé que la Cour se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de la requête.

5. Le 5 mars 2013, le président de la section a autorisé le Comité Helsinki hongrois, l’Union hongroise pour les libertés civiles, l’Institut Eötvös Károly et la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme en Pologne à intervenir dans la procédure en tant que tierces parties (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour).

6. M. A. Sajó, juge élu au titre de la Hongrie, s’étant trouvé empêché (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné Mme Helena Jäderblom, juge élue au titre de la Suède, pour siéger à sa place (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 a) du règlement de la Cour tel qu’en vigueur à l’époque pertinente).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

7. Le requérant est né en 1952 et réside à Budapest.

A. L’élection du requérant au poste de président de la Cour suprême et ses fonctions

8. Le 22 juin 2009, après avoir été juge à la Cour européenne des droits de l’homme pendant dix-sept ans (1991–2008) puis juge à la cour d’appel de Budapest pendant plus d’un an, le requérant fut élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois (décision no 5/2009 (VI.24) OGY). Son mandat de six ans devait s’achever le 22 juin 2015.

9. À ce poste, le requérant assumait des tâches managériales mais aussi un rôle judiciaire, présidant des délibérations sur les questions d’uniformité et orientant les décisions. Il présidait également le Conseil national de la justice, cette seconde fonction ayant été ajoutée aux tâches de président de la Cour suprême en 1997 par la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997). En qualité de président du Conseil national de la justice, il était tenu à l’obligation légale expresse de formuler un avis sur les propositions de lois touchant l’ordre judiciaire, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du Bureau du Conseil national de la justice.

10. Le 13 octobre 2011, l’Assemblée générale du Réseau des présidents des cours suprêmes judiciaires de l’Union européenne l’élut à l’unanimité à la présidence du Réseau, pour un mandat de deux ans (2011–2013).

B. La genèse de l’affaire

11. En avril 2010, l’alliance entre Fidesz–Magyar Polgári Szövetség (Fidesz–Union civique hongroise – « Fidesz ») et le Parti populaire démocrate-chrétien (« le KDNP ») obtint au Parlement la majorité des deux tiers des voix et lança un vaste programme de réforme constitutionnelle. Par la suite, le requérant se fit entendre à plusieurs reprises au sujet de l’intégrité et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Dans le cadre de ses fonctions professionnelles de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, il donna son avis sur quatre questions : le projet de loi prévoyant l’annulation de certaines condamnations ; l’âge de la retraite des juges ; les amendements au code de procédure pénale ; et le projet de nouvelle loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux.

12. Premièrement, le projet de loi sur l’annulation de certaines condamnations (qui devint plus tard la loi XVI de 2011) visait à la réparation des condamnations relatives à la dispersion d’une foule survenue en automne 2006. Le requérant critiqua la manière dont il était prévu de parvenir à cet objectif, c’est-à-dire en réexaminant des affaires ayant abouti à des jugements définitifs et en annulant par le biais de la législation certaines décisions judiciaires. Le 12 février 2011, le porte-parole de M. Baka exposa ainsi l’avis de celui-ci dans le journal Népszabadság :

« [L]e projet de loi prévoyant l’annulation de certaines décisions judiciaires rendues au sujet des émeutes de 2006 est préoccupant car il porte atteinte à la libre appréciation des éléments de preuve par les juges. Il s’agit là d’un grave problème constitutionnel (...) [L]’ordre judiciaire n’examine le projet de loi que d’un point de vue professionnel et se distancie de tout débat politique. András Baka [le requérant], président du Conseil national de la justice, espère que le Parlement choisira une technique juridique permettant d’éliminer le problème d’inconstitutionnalité ».

Le 8 mars 2011, lendemain de l’adoption du projet de loi, István Balsai (député du Fidesz et à l’époque président de la commission parlementaire chargée de la constitution, de la justice et du règlement intérieur) répondit ainsi aux critiques de l’ordre judiciaire lors d’une conférence de presse : « La solution juridique adoptée a été qualifiée de regrettable. Eh bien je trouve quant à moi regrettable qu’un membre du corps judiciaire, quelles que soient ses fonctions, tente ainsi d’influer sur le processus législatif ».

13. Deuxièmement, au sujet de la proposition d’abaissement de l’âge obligatoire de la retraite pour les juges (de soixante-dix ans à soixante-deux ans, l’âge général de la retraite) formulée à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale de la Hongrie, le 7 avril 2011 des présidents de juridictions, dont le requérant, adressèrent aux différents acteurs du processus constitutionnel (le président de la République, le Premier ministre, le président du Parlement) une lettre dans laquelle ils indiquaient les risques que cette proposition pouvait comporter pour le corps judiciaire. Ils s’inquiétaient du fait que, en supprimant la possibilité pour les juges de demeurer en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, la règle proposée obligerait un dixième des juges hongrois (274 personnes) à mettre fin à leur carrière de manière soudaine en 2012. Le matin du 11 avril 2011 (jour du scrutin sur les propositions d’amendement), le requérant adressa au Premier ministre une lettre dans laquelle il déclarait que la proposition était humiliante et injustifiable sur le plan professionnel, qu’elle bafouait les principes fondamentaux relatifs à l’indépendance, au statut et à l’inamovibilité des juges, et qu’elle était de plus discriminatoire dès lors que seul le corps judiciaire était concerné. Il ajoutait ceci :

« Il est (...) inadmissible qu’un parti politique ou la majorité du Parlement imposent leurs exigences politiques à l’ordre judiciaire et évaluent les juges selon des critères politiques. »

Le même jour, le Parlement adopta la proposition en question (voir ci‑dessous le Droit interne pertinent).

14. Le 14 avril 2011, la formation plénière de la Cour suprême, le requérant en qualité de président du Conseil national de la justice, ainsi que les présidents de tribunaux régionaux et de district, adressèrent aux citoyens de la Hongrie et de l’Union européenne un communiqué plaidant pour l’autonomie et l’indépendance du pouvoir judiciaire et critiquant le nouvel âge obligatoire de la retraite imposé aux juges. Les extraits pertinents de ce communiqué se lisent ainsi :

« Selon la proposition, l’âge obligatoire de la retraite pour les juges sera abaissé de huit ans à compter du 1er janvier 2012. En conséquence, les mandats de 228 juges (dont 121 juges chargés de l’administration des tribunaux et de l’encadrement professionnel) seront résiliés le jour même, sans aucune période de transition, au motif que les intéressés ont atteint l’âge de soixante-deux ans. Au 31 décembre 2012, 46 autres juges devront mettre un terme à leur carrière. Du fait de cette décision, les délais des procédures judiciaires se dégraderont sensiblement (il faudra réattribuer près de 40 000 affaires, ce qui pourrait engendrer un retard de plusieurs années dans les procédures qui concernent des dizaines de milliers de justiciables). L’administration des tribunaux sera gravement entravée car il est extrêmement difficile de remplacer des dizaines de juges qui partent à la retraite.

Les effets multiples de la mise à la retraite forcée, sans réelle justification, de juges hautement qualifiés ayant plusieurs années d’expérience et de pratique, et dont la plupart sont au sommet de la hiérarchie, ébranleront de manière fondamentale le fonctionnement du système judiciaire – sans parler d’autres conséquences imprévisibles. De plus, la proposition est injuste et humiliante à l’égard des personnes concernées, qui ont prêté le serment de servir la République et d’administrer la justice et qui ont consacré leur vie à leur vocation judiciaire.

Il est incompréhensible que la question de l’âge de la retraite des juges doive faire l’objet de dispositions dans la Loi fondamentale. Il n’y a qu’une explication à cela : intégrer cette question dans la Loi fondamentale a pour effet de supprimer toute possibilité de contester devant la Cour constitutionnelle cette règle juridique qui porte atteinte aux principes fondamentaux d’un État démocratique de droit.

Une mesure aussi injustifiée suggère une motivation politique. »

15. Troisièmement, le 14 juin 2011, le projet de loi no T/3522 sur la modification de certaines dispositions législatives concernant la procédure judiciaire et le système judiciaire (notamment le code de procédure pénale) fut présenté au Parlement. À la demande du requérant, la chambre pénale de la Cour suprême établit une analyse du projet de loi, qui fut communiquée aux députés. Aucune modification de fond n’ayant été apportée au projet (adopté le 4 juillet 2011 sous le titre de loi LXXXIX de 2011), le requérant décida de contester la loi devant la Cour constitutionnelle, plaidant l’inconstitutionnalité et la violation des obligations consacrées par les traités internationaux ; c’était la première fois dans l’histoire de la Hongrie que cette prérogative était exercée. Par la décision no 166/2011. (XII. 20.) AB du 19 décembre 2011, la Cour constitutionnelle confirma l’inconstitutionnalité des dispositions litigieuses et les annula (notamment celle relative au droit pour le procureur général d’établir la compétence d’une juridiction en dérogeant aux règles légales par défaut).

16. Enfin, lors d’un débat parlementaire le requérant exprima son avis sur deux nouveaux projets de loi organiques : l’un concernant l’organisation et l’administration des tribunaux (no T/4743) et l’autre le statut juridique et la rémunération des juges (no T/4744). Le rapport explicatif de ces projets de loi indiquait qu’il était proposé de supprimer le Conseil national de la justice et de le remplacer par un Office judiciaire national et un Conseil judiciaire national. L’objet de ces propositions était de séparer les fonctions judiciaires et managériales, qui avaient été « réunies » en la personne du président de la Cour suprême, lequel présidait aussi le Conseil national de la justice. La réforme proposée visait à concentrer les tâches de management judiciaire entre les mains du président d’un nouvel Office judiciaire national, tout en laissant la responsabilité de veiller à l’administration uniforme de la justice au président de la Cour suprême (rebaptisée de l’appellation historique « Kúria »). Le 26 octobre 2011, le requérant adressa au Parlement une analyse détaillée des projets de loi tenant compte des commentaires reçus de magistrats de tout le pays. Par ailleurs, il décida d’exprimer son opinion directement devant le Parlement, en vertu de l’article 45 § 1 de la résolution parlementaire 46/1994 (IX.30) OGY sur le règlement du Parlement. Dans son discours prononcé le 3 novembre 2011, le requérant se déclara préoccupé par le fait que les projets de textes législatifs ne se penchaient pas sur les problèmes structurels de l’ordre judiciaire mais les laissaient à l’appréciation du chef d’une administration externe (le président de l’Office judiciaire national nouvellement créé), auquel des pouvoirs excessifs, et sans précédent en Europe, étaient conférés sans obligation adéquate de rendre des comptes.

C. La destitution du requérant du poste de président de la Cour suprême

17. La Loi fondamentale du 25 avril 2011 énonce que l’organe judiciaire suprême est la Kúria (appellation hongroise historique de la Cour suprême).

18. Le 19 octobre 2011, dans une interview accordée à ATV, le secrétaire d’État chargé de la Justice et député Róbert Répássy déclara que, selon le projet de loi (no T/4743) sur l’organisation et l’administration des tribunaux, la nouvelle Kúria aurait la même fonction que la Cour suprême existante et que seul le nom de la juridiction suprême serait modifié. Il ajouta que le texte « ne fourni[rait] certainement aucune base juridique à un changement concernant la personne du président ». Quelques mois auparavant, le 14 avril 2011, lors d’un débat sur la Loi fondamentale, un autre homme politique du Fidesz, le député Gergely Gulyás avait déclaré sur Inforádió que le président de la Cour suprême resterait en place et que seul le nom de l’institution serait modifié.

19. Le 19 novembre 2011, Gergely Gulyás présenta au Parlement un projet de loi (no T/4996) proposant un amendement à la Constitution de 1949. Cet amendement prévoyait que le Parlement élirait le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard.

20. Le 20 novembre 2011, les députés János Lázár et Péter Harrach, dirigeants du Fidesz et du KDNP respectivement, présentèrent au Parlement un projet de loi (no T/5005) sur les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie. L’article 11 disposait que le successeur légal de la Cour suprême et du Conseil national de la justice serait la Kúria pour l’administration de la justice, et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux. L’article 11 § 2 des dispositions transitoires indiquait que les mandats du président de la Cour suprême ainsi que du président et des membres du Conseil national de la justice seraient résiliés dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Les motifs du projet de loi exposaient que ce texte réglait de façon complète la succession de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président. Le successeur (organe ou personne) serait différent suivant la nature des fonctions, lesquelles seraient disjointes. Le projet de loi indiquait qu’eu égard aux modifications du système judiciaire, les mandats du président de la Cour suprême alors en poste ainsi que du président et des membres du Conseil national de la justice seraient résiliés dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale.

21. Le 23 novembre 2011, aux fins de faire concorder d’autres dispositions législatives sur cette question, Ferenc Papcsák, député du Fidesz, présenta un amendement relatif aux articles 185 et 187 du projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux. Cet amendement visait à mettre un terme aux mandats des membres et président du Conseil national de la justice et aux mandats du président et du vice-président de la Cour suprême dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale.

22. Le 28 novembre 2011, le Parlement adopta le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011) ainsi que le projet de loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011), dont le contenu est décrit ci-dessus. Le projet de loi sur les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie fut adopté sans amendement le 30 décembre 2011 et publié (comme dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie) au Journal officiel le 31 décembre 2011. La date d’entrée en vigueur de la Loi fondamentale fut fixée au 1er janvier 2012.

23. Le mandat du requérant prit fin le 1er janvier 2012, soit trois ans et demi avant le terme normalement prévu.

D. Élection d’un nouveau président à la Kúria

24. Pour permettre l’élection en temps voulu d’un nouveau président à la Kúria, la loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011, adoptée le 28 novembre 2011 – voir paragraphe 22 ci-dessus) entra en vigueur le 2 décembre 2011. Le 9 novembre 2011, le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux avait été amendé par l’introduction d’un nouveau critère relatif à l’élection du nouveau président de la Kúria : celui-ci serait élu par le Parlement parmi les juges nommés pour un mandat à durée indéterminée et ayant exercé la fonction de magistrat pendant au moins cinq ans (article 114 § 1 de la loi CLXI de 2011 – voir ci-dessous le Droit interne pertinent). Le 9 décembre 2011, le président de la République proposa au Parlement d’élire Péter Darák président de la Kúria et Tünde Handó président de l’Office judiciaire national. Le 13 décembre 2011, le Parlement élut ces candidats conformément à la proposition du président de la République.

E. Conséquences de la cessation anticipée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême

25. Le requérant est actuellement juge à la nouvelle Kúria (chambre civile). Les règles internes de la Kúria relatives aux contacts avec la presse ne lui permettent plus d’exprimer librement ses opinions, car il faut pour pouvoir accorder une interview obtenir l’accord préalable du président de la Kúria.

26. La cessation prématurée de son mandat a également eu des conséquences financières. Tout d’abord, le requérant a perdu le bénéfice du salaire et d’autres avantages (sécurité sociale, résidence présidentielle, protection personnelle) auxquels le président de la Cour suprême a droit pendant toute la durée fixe de son mandat. Ensuite, les présidents sortants de la Cour suprême pouvaient prétendre à certains avantages (allocation versée pendant les six mois consécutifs à la fin du mandat, mise à disposition d’un bureau et d’un secrétariat doté de deux employés pendant deux ans, et complément de pension à vie), dont le requérant s’est également vu priver. La loi de 2000 sur la rémunération et les allocations, qui traitait notamment des droits du président de la Cour suprême, a été abrogée au 1er janvier 2012. L’article 227 § 1 de la loi de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges (telle que modifiée le 28 novembre 2011 et en vigueur depuis le 1er janvier 2012) est venu compléter cette abrogation, énonçant que la loi abrogée serait appliquée à un ancien président de la Cour suprême uniquement si celui-ci avait droit à l’allocation visée aux articles 26 § 1 et 22 § 1 (complément de pension à vie), s’il avait atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la loi et s’il avait demandé l’allocation en question.

27. Le requérant, qui n’avait pas atteint l’âge de la retraite au 1er janvier 2012, ne put prétendre au bénéfice de cet avantage d’après-mandat.

F. Les procédures de la Commission européenne et devant la Cour de justice de l’Union européenne

28. Le 12 décembre 2011, Viviane Reding, commissaire européenne à la justice, adressa aux autorités hongroises une lettre exprimant sa préoccupation au sujet de l’âge de la retraite des juges. Dans une annexe à sa lettre, elle soulevait également la question du président du nouvel Office judiciaire national et celle de la transformation de la Cour suprême en Kúria, évoquant en particulier la cessation anticipée, avant le terme normal, du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême. Les autorités hongroises répondirent et, le 11 janvier 2012, la Commission européenne émit une déclaration sur la situation de la Hongrie.

29. Le 17 janvier 2012, la Commission décida d’ouvrir une procédure d’infraction « accélérée » contre la Hongrie, notamment sur l’indépendance du système judiciaire[1]. Concernant le nouvel âge obligatoire de la retraite pour les juges (et les procureurs), elle déclara que les règles de l’UE sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (Directive 2000/78/CE) interdisaient toute discrimination sur le lieu de travail fondée sur l’âge. Elle indiqua que selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’UE une justification objective et proportionnée était nécessaire si un gouvernement décidait de n’abaisser l’âge de la retraite que pour une catégorie de personnes donnée, à l’exclusion des autres. Elle précisa qu’elle n’avait trouvé aucune justification objective à l’application aux juges et aux procureurs d’un traitement différent de celui des autres catégories, notamment à un moment où l’âge de la retraite était progressivement augmenté dans l’ensemble de l’Europe. La Commission demanda également à la Hongrie de plus amples informations sur la nouvelle loi organisant les tribunaux. Dans son communiqué de presse IP/12/24, elle déclara ce qui suit :

« Cette loi concentre dans les mains du président du [nouvel Office judiciaire national] tous les pouvoirs relatifs à la gestion opérationnelle des tribunaux, aux ressources humaines, au budget et à l’attribution des dossiers (...) En outre, le mandat de l’ancien président de la Cour suprême, qui avait été élu pour six ans en juin 2009, a été prématurément résilié fin 2011, alors que d’autres juges de cette même juridiction continuent d’exercer leur mandat au sein de la Curia, l’instance qui remplace l’ancienne Cour suprême. »

30. Le 7 mars 2012, la Commission européenne décida d’adresser à la Hongrie un avis motivé sur les mesures relatives à l’âge de la retraite des juges ainsi qu’une lettre administrative demandant des explications supplémentaires concernant l’indépendance du système judiciaire, notamment sur les pouvoirs dévolus au président de l’Office judiciaire national (pouvoir de désigner une juridiction dans une affaire donnée et de transférer des juges sans leur consentement).

31. Le 7 juin 2012, la Commission européenne renvoya l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne (C-286/12). Le 6 novembre 2012, la Cour de justice déclara qu’en adoptant un régime national imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges, des procureurs et des notaires ayant atteint l’âge de soixante-deux ans, régime qui entraînait une différence de traitement fondée sur l’âge n’ayant pas un caractère proportionné aux objectifs poursuivis, la Hongrie avait manqué aux obligations qui lui incombaient en vertu de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. La Cour de justice releva que les catégories de personnes concernées par lesdites dispositions avaient bénéficié, jusqu’à l’entrée en vigueur de celles-ci, d’une dérogation leur permettant de demeurer en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, ce qui avait fait naître dans le chef de ces personnes l’espérance fondée de leur maintien en fonction jusqu’à cet âge ; elle constata toutefois que les dispositions en cause avaient abaissé de manière abrupte et considérable la limite d’âge de cessation obligatoire d’activité, sans prévoir de mesures transitoires de nature à protéger la confiance légitime des personnes concernées.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution de 1949

32. Les articles pertinents de la Constitution (tels qu’amendés et en vigueur à l’époque des faits) disposaient :

Article 47

« 1. La Cour suprême est l’organe juridictionnel suprême de la République de Hongrie.

2. La Cour suprême garantit l’uniformité dans l’application de la loi par les juridictions ; ses directives relatives à l’uniformité s’imposent à toutes les juridictions. »

Article 48 § 1

« [l]e Parlement élit le président de la Cour suprême sur proposition du président de la République (...) L’élection du président de la Cour suprême requiert la majorité des deux tiers des voix des députés. »

B. La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997)

33. L’article 62 de la loi LXVI de 1997 faisait figurer le président d’une juridiction sur la liste des « chefs de juridiction », c’est-à-dire des juges chargés de la gestion et de l’administration des tribunaux et unités juridictionnelles organisationnelles.

34. Selon l’article 69 de la loi, les chefs de juridiction étaient nommés pour six ans.

35. L’article 73 de la loi dressait une liste exhaustive des motifs de résiliation du mandat d’un chef de juridiction, énonçant ce qui suit :

« [l]e mandat d’un chef de juridiction prend fin par :

a) consentement mutuel ;

b) démission ;

c) destitution ;

d) expiration du mandat ;

e) résiliation du mandat de juge de l’intéressé. »

36. En vertu de l’article 74/A § 1 de la loi, si l’appréciation de l’activité managériale du chef de juridiction aboutissait au constat de son incompétence pour un tel poste de direction, l’intéressé devait être relevé de ses fonctions, la mesure prenant effet sur-le-champ. Pour contester celle-ci, le chef de juridiction ainsi destitué pouvait former un recours devant une juridiction administrative interne, et ce dans un délai de quinze jours à compter de la notification de l’avis de destitution (article 74/A § 2).

37. La loi LXVI de 1997 a institué le Conseil national de la justice et prévu que le président de la Cour suprême présiderait en même temps cet organe. Le président du Conseil national de la justice était tenu à l’obligation légale expresse de formuler un avis sur les propositions de lois touchant l’ordre judiciaire, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions par le biais du Bureau du Conseil national de la justice (chapitre 46 § 1 q) de la loi).

C. La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi LXVII de 1997)

38. En vertu de l’article 57 § 2, alinéas ha) et hb) de la loi, un juge pouvait rester en fonction jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, c’est-à-dire au‑delà de l’âge général du départ à la retraite.

D. La Loi fondamentale de la Hongrie du 25 avril 2011, entrée en vigueur le 1er janvier 2012

39. Les articles 25 et 26 de la Loi fondamentale disposent :

Article 25

« 1. Les tribunaux rendent la justice. L’organe juridictionnel suprême est la Kúria.

2. Les tribunaux statuent sur :

a) les affaires pénales, les litiges de droit privé et les autres questions définies par la loi ;

b) la légalité des décisions administratives ;

c) les conflits de normes entre les dispositions locales et la loi et sur l’annulation de ces dispositions ;

d) le manquement d’une autorité locale à ses obligations déterminées par la loi.

3. Outre les fonctions définies à l’alinéa 2, la Kúria assure l’unité de la jurisprudence dans l’application de la loi et prend les décisions appropriées, qui s’imposent aux tribunaux.

(...)

7. Les dispositions détaillées concernant l’organisation et l’administration des tribunaux, ainsi que le statut et la rémunération des magistrats sont définies par une loi organique[2].

Article 26

1. Les juges sont indépendants et ne sont soumis qu’à la loi ; ils ne peuvent recevoir d’instructions dans l’exercice de leur activité judiciaire. Les juges ne peuvent être relevés de leurs fonctions que pour les motifs et selon la procédure définis par une loi organique. Les juges ne peuvent être affiliés à un parti politique ni participer à une activité politique.

2. Les juges professionnels sont nommés par le président de la République conformément à une loi organique. Un juge ne peut être nommé s’il n’a pas atteint l’âge de trente ans. À l’exception du président de la Kúria, les juges ne peuvent rester en fonction au-delà de l’âge général du départ à la retraite.

3. Le président de la Kúria est élu parmi les juges, pour neuf ans, par le Parlement, sur proposition du président de la République. L’élection du président de la Kúria a lieu à la majorité des deux tiers des voix de tous les députés. »

E. La loi portant modification de la Constitution de la République de Hongrie (loi CLIX de 2011), entrée en vigueur le 2 décembre 2011

40. Pour ce qui concerne l’élection du président de la Kúria, la Constitution hongroise a été modifiée comme suit :

Article 1

« La Constitution est modifiée par l’article suivant :

« Article 79. Conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale, le Parlement élira le président de la Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. »

F. Les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie (31 décembre 2011)

41. En leurs parties pertinentes, les dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie disposent :

Article 11

« 1) Les successeurs légaux de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour l’administration de la justice et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf exception définie par la loi organique pertinente.

2) Les mandats du président de la Cour suprême ainsi que du président et des membres du Conseil national de la justice seront résiliés dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. »[3]

Article 12 § 1

« Si un juge a atteint l’âge général de la retraite fixé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale avant le 1er janvier 2012, ses fonctions prendront fin le 30 juin 2012. Si un juge atteint l’âge général de la retraite visé à l’article 26 § 2 de la Loi fondamentale entre le 1er janvier et le 31 décembre 2012, ses fonctions prendront fin le 31 décembre 2012. »

Article 29

« 2) (...) Les dispositions transitoires font partie intégrante de la Loi fondamentale. »

G. La loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011)

42. Les parties pertinentes de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux sont ainsi libellées :

Chapitre VIII
Le président de la Kúria et les chefs de juridiction

32. Le président de la Kúria

Article 114

« 1. Le président de la Kúria est élu par le Parlement parmi les juges nommés pour une durée indéterminée et ayant au moins cinq ans d’expérience judiciaire conformément à l’article 26 § 3 de la Loi fondamentale. »

Chapitre XV
Dispositions transitoires

58. Première élection du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria

Article 177

« 1. Le président de la République nommera le président de l’Office judiciaire national et le président de la Kúria pour la première fois le 15 décembre 2011 au plus tard. Les personnes nommées seront entendues par la commission parlementaire chargée de la justice.

2. Le Parlement élira le président de l’Office judiciaire national et le président de la Kúria pour la première fois d’ici le 31 décembre 2011 (...) »

60. Fixation de la date d’expiration des mandats et début des nouveaux mandats

Article 185

« 1. Les mandats du Conseil national de la justice (ci-après le « CNJ »), de ses membres et de son président, ainsi que du président et du vice-président de la Cour suprême et du directeur et du directeur adjoint du Bureau du CNJ seront résiliés dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale.

2. Les mandats du président de l’Office judiciaire national et du président de la Kúria débuteront le 1er janvier 2012 (...) »

Article 187

« Les mandats des chefs de juridiction nommés avant le 1er janvier 2012 demeureront valables pour la durée fixée au moment de la nomination, excepté dans les cas visés à l’article 185 § 1. »

Article 188

« 1. Les successeurs légaux de la Cour suprême, du Conseil national de la justice et de leur président sont la Kúria pour les activités relatives à l’administration de la justice, et le président de l’Office judiciaire national pour l’administration des tribunaux, sauf disposition contraire des lois organiques. »

43. En vertu de l’article 173 de la loi, l’article 177 est entré en vigueur le lendemain de sa promulgation (3 décembre 2011), et les articles 185, 187 et 188 à la date du 1er janvier 2012.

H. La loi sur le statut juridique et la rémunération des juges (loi CLXII de 2011), entrée en vigueur le 1er janvier 2012

44. Les parties pertinentes de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges se lisent ainsi :

Article 90

« Un juge est exempté [de ses fonctions judiciaires] :

(...)

h) s’il

ha) a atteint l’âge de la retraite applicable (ci-après, la « limite d’âge supérieure ». Cette disposition ne s’applique pas au président de la Kúria (...) ».

Article 227

« 1. La personne qui occupait le poste de président de la Cour suprême avant l’entrée en vigueur de la présente loi relève des dispositions de la loi XXXIX de 2000 sur la rémunération et les avantages octroyés au président de la République, au Premier ministre, au président du Parlement, au président de la Cour constitutionnelle et au président de la Cour suprême, dans la mesure où elle a droit aux avantages visés à l’article 26 § 1 et à l’article 22 § 1 de ladite loi si elle a atteint l’âge de la retraite à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi et a sollicité les avantages en question. »

Article 230

« 1. Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux juges qui auront atteint la limite d’âge supérieure avant le 1er janvier 2013, sous réserve des précisions définies aux paragraphes 2 et 3.

2. Si un juge a atteint la limite d’âge supérieure avant le 1er janvier 2012, la période d’exemption débute le 1er janvier 2012 et s’achève le 30 juin 2012. Son mandat de juge prend fin au 30 juin 2012. La proposition d’exemption est formulée à une date permettant l’adoption de la décision d’exemption le 30 juin 2012 au plus tard.

3. Si un juge atteint la limite d’âge supérieure entre le 1er janvier 2012 et le 31 décembre 2012, la période d’exemption débute le 1er juillet 2012 et s’achève le 31 décembre 2012. Son mandat de juge prend fin au 31 décembre 2012. La proposition d’exemption est formulée à une date permettant l’adoption de la décision d’exemption le 31 décembre 2012 au plus tard. »

I. L’arrêt de la Cour constitutionnelle no 33/2012 du 16 juillet 2012

45. Dans son arrêt du 16 juillet 2012, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles, et en conséquence annula, les dispositions sur l’âge obligatoire de la retraite des juges (articles 90 ha) et 230 de la loi de 2011), avec effet à compter du 1er janvier 2012 (date de l’entrée en vigueur de la loi sur le statut juridique et la rémunération des juges). Elle estima que la nouvelle règle emportait violation des normes constitutionnelles relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire, et ce pour des raisons à la fois « formelles » et « matérielles ». Elle expliqua, que du point de vue formel, une loi organique devait déterminer la durée de la fonction judiciaire et l’âge de la retraite afin de garantir l’inamovibilité des juges, et que la référence à l’« âge général de la retraite » dans une loi ordinaire ne satisfaisait pas à cette exigence. Concernant l’inconstitutionnalité matérielle de la disposition, la haute juridiction jugea que la nouvelle règle entraînait la destitution des juges à bref délai (trois mois). Malgré la relative liberté du législateur de fixer la limite d’âge supérieure des juges, et le fait qu’aucun âge ne pouvait être déduit de la Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle déclara que l’abaissement de l’âge de la retraite des juges devait être progressif, comporter une période de transition adéquate et ne pas violer le principe d’inamovibilité des juges. Elle ajouta que plus il y avait d’écart entre le nouvel âge de la retraite et l’âge de soixante-dix ans, plus la période de transition requise pour l’abaissement de l’âge de la retraite devait être longue, estimant que dans le cas contraire il y aurait atteinte au principe d’inamovibilité des juges, élément essentiel de l’indépendance du pouvoir judiciaire.

J. La décision de la Cour constitutionnelle no IV/2309/2012 du 19 mars 2013

46. Le vice-président de la Cour suprême, qui avait été nommé par le président de la République sur proposition du requérant, pour un mandat de six ans débutant le 15 novembre 2009, fut également relevé de ses fonctions de direction à la date du 1er janvier 2012. Cette mesure fut prise en vertu de l’article 185 § 1 de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi CLXI de 2011), qui disposait que le mandat du vice-président de la Cour suprême devait être résilié dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. L’ancien vice-président saisit la Cour constitutionnelle d’un recours dans lequel il alléguait que la résiliation de ses fonctions était contraire à l’état de droit, à l’interdiction des lois rétroactives et à son droit à un recours. Par la décision no IV/2309/2012, adoptée par huit voix contre sept, la Cour constitutionnelle rejeta le recours. Elle déclara que la cessation prématurée du mandat de l’intéressé en tant que vice-président de la Cour suprême n’avait pas porté atteinte à la Loi fondamentale dès lors que la mesure était suffisamment justifiée par la réorganisation complète du système judiciaire et les importants changements apportés aux fonctions et compétences du président de la Kúria. Elle releva que les fonctions et compétences de la Kúria avaient été élargies, eu égard en particulier au contrôle de la légalité des règlements adoptés par les conseils municipaux. Sept juges dissidents estimèrent que les changements au niveau du système judiciaire ou de la nouvelle Kúria n’avaient pas eu d’effet fondamental sur le statut du vice-président. Ils conclurent que la cessation prématurée du mandat du demandeur avait sapé les garanties relatives à la séparation des pouvoirs, était contraire à l’interdiction de la rétroactivité des lois et avait emporté violation du principe de prééminence du droit et du droit à un recours.

III. DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE

A. Avis de la Commission de Venise

47. Les extraits pertinents de l’Avis sur la nouvelle Constitution de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 87e session plénière (Venise, 17-18 juin 2011, CDL-AD(2011)016), se lisent ainsi :

« 107. L’article 25.1 de la nouvelle Constitution indique que la Kúria (le nom historique de la Cour suprême hongroise) est l’organe judiciaire suprême en Hongrie. En l’absence de dispositions transitoires, et bien que la nouvelle Constitution ne modifie pas le mécanisme d’élection de son président, une question se pose : ce changement de nom va-t-il s’accompagner du remplacement du président de la Cour suprême par un nouveau président de la Kúria ? Quant aux juges, ils seront « nommés par le Président de la République selon les dispositions d’une loi organique » (article 26.2) ; l’appréciation de la nécessité de modifier ou non la composition de l’organe suprême devient donc aussi affaire d’interprétation.

108. L’article 26.2 assujettit les juges à l’âge général de la retraite. Tout en reconnaissant que l’abaissement de l’âge de la retraite des juges (de 70 à 62 ans) s’inscrit dans la réforme envisagée du système judiciaire, la Commission s’interroge sur cette mesure, eu égard aux règles et principes fondamentaux d’indépendance, de statut et d’inamovibilité des juges. Diverses sources indiquent que cette disposition va contraindre quelque trois cents juges parmi les plus chevronnés à prendre leur retraite l’année prochaine, ce qui va créer trois cents vacances à pourvoir. Cela pourrait entraver le fonctionnement des tribunaux, compromettre la continuité et la sécurité juridique, mais aussi ouvrir la voie à des ingérences dans la composition du pouvoir judiciaire. En l’absence d’informations suffisantes sur les raisons de cette décision, la Commission espère que des solutions adéquates et conformes aux exigences de la primauté du droit seront trouvées, dans le cadre de la réforme, aux obstacles et aux difficultés que suscite cette mesure.

(...)

140. Comme indiqué précédemment, la référence à la Constitution de 1949 figurant au deuxième paragraphe des dispositions finales paraît en contradiction avec le Préambule, où ladite Constitution de 1949 est déclarée « nulle et non avenue ». La Commission de Venise interpréterait cette incohérence apparente comme confirmant que l’affirmation du Préambule n’a pas valeur juridique. Elle n’en recommande pas moins aux autorités hongroises de clarifier ce point. L’adoption des dispositions transitoires prévues au paragraphe 3 des dispositions finales est particulièrement importante du fait qu’elle offrira une précieuse occasion de clarifier les ambiguïtés de certaines dispositions de la nouvelle Constitution – mais elle ne devrait certainement pas servir à mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente. »

48. Dans la Position du gouvernement hongrois sur cet avis, communiquée le 6 juillet 2011 par le ministre hongrois des Affaires étrangères le 6 juillet 2011 (CDL(2011)058), le Gouvernement indiqua qu’il souscrivait sans réserve à la suggestion formulée au paragraphe 140 de l’avis et assurait la Commission de Venise que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent.

49. Les passages pertinents de l’Avis sur la loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges et la loi CLXI de 2011 sur l’organisation et l’administration des tribunaux de la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 90e session plénière (Venise, 16-17 mars 2012, CDL-AD(2012)001), se lisent ainsi :

« 2. Président de la Curia

111. Dans son avis sur la nouvelle Constitution, la Commission de Venise a appelé les autorités hongroises à veiller à ce que la nouvelle Constitution ne serve pas à « mettre un terme au mandat de personnes élues ou nommées sous la Constitution précédente ». Répondant à la Commission de Venise, le [gouvernement] hongrois a indiqué que « la Hongrie souscrit sans réserve à cette suggestion et assure la Commission que la rédaction des dispositions transitoires ne servira pas à mettre indûment un terme au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent ».

112. L’article 25 de la Loi fondamentale dispose que l’organe judiciaire suprême est la Curia. D’après l’article 11 des dispositions provisoires de la Loi fondamentale, la Curia est l’héritière (successeur légal) de la Cour suprême. Tous les juges de la Cour suprême sont demeurés en fonction à l’exception du président. L’article 114 de la LOAT [loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux] a fixé un nouveau critère d’élection du président, qui conduit à l’inéligibilité de l’ancien président de la Cour suprême. Ce critère renvoie à la période pendant laquelle la personne a exercé la charge de magistrat en Hongrie, sans que la fonction de juge au sein d’une Cour européenne par exemple soit prise en compte. Pour beaucoup, le nouveau critère est destiné à empêcher une personne, l’actuel président de la Cour suprême, d’être éligible. Bien que formulée en des termes généraux, la loi produit des effets contre une personne donnée. Les lois de ce type sont contraires à la prééminence du droit.

113. Dans d’autres pays, les périodes pendant lesquelles les juges ont exercé à l’étranger sont acceptées. Conformément à l’article 28.3 de la LSJRJ [loi sur le statut juridique et la rémunération des juges], le détachement d’un juge à l’étranger pendant une longue période est pris en considération et sa durée s’ajoute à celle du poste occupé avant ce détachement. La loi n’oblige pas un juge à avoir exercé en Hongrie pendant une période minimale avant de se voir confier une mission à l’étranger. En conséquence, il conviendrait de fixer des règles d’équivalence entre les fonctions nationales et les fonctions internationales, en particulier en ce qui concerne les conditions qu’une personne doit remplir pour être nommée par exemple présidente de la Curia. En outre, il est très rare d’adopter des réglementations qui soient rétroactives et entraînent la destitution d’une personne occupant des fonctions aussi élevées que celles de président de la Curia.

114. Il est difficile de justifier l’inégalité de traitement entre les juges de la Cour suprême et leur président. Les autorités hongroises semblent faire valoir que la nature des tâches du président de la Curia sont radicalement différentes de celles du président de la Cour suprême et que ce dernier se serait davantage occupé de questions administratives en tant que président du précédent Conseil national [de la justice] alors que le président de la Curia s’occuperait davantage de droit positif et veillerait à l’uniformité de la jurisprudence. Cet argument n’est toutefois pas convaincant. L’expérience de la Cour européenne des droits de l’homme pourrait être particulièrement utile en regard des tâches du président de la Curia.

115. Étant donné que l’on peut voir dans la disposition de la Loi fondamentale sur l’éligibilité à la fonction de président de la Curia une tentative de se débarrasser d’une personne en particulier qui serait candidate à la présidence et aurait présidé l’instance qui a précédé la Curia, la loi peut fonctionner comme une sorte de sanction à l’encontre de l’ancien président de la Cour suprême. Même s’il n’en est pas ainsi, l’impression qu’il pourrait en être ainsi risque d’avoir un effet dissuasif et donc de menacer l’indépendance du système judiciaire. »

50. Les passages pertinents de l’Avis sur les lois organiques relatives au pouvoir judiciaire qui ont été modifiées à la suite de l’adoption de l’Avis CDL-AD(2012)001 sur la Hongrie, adopté par la Commission de Venise lors de sa 92e session plénière (Venise, 12-13 octobre 2012, CDL‑AD(2012)020), se lisent ainsi :

[Traduction du greffe]

« XII. Questions liées à la transition – Départ à la retraite des juges et du président de la Curia

74. Les amendements à la LSJRJ (loi CLXII de 2011 sur le statut juridique et la rémunération des juges) ne sont pas liés aux critiques formulées dans l’Avis de la Commission de Venise sur les dispositions relatives à l’âge de la retraite. Tous les juges qui auraient atteint la limite d’âge au 31 décembre 2012 au plus tard ont été relevés de leurs fonctions par décision présidentielle du 7 juillet 2012.

75. La Commission de Venise prend acte de l’arrêt no 33/2012 (VII. 17) AB határozat du 16 juillet 2012 de la Cour constitutionnelle hongroise, qui a déclaré inconstitutionnel l’abaissement soudain de la limite d’âge supérieure applicable aux juges. Elle ne doute pas que les autorités hongroises respecteront cet arrêt et veilleront à son exécution, c’est-à-dire réintégreront les anciens juges à leur poste. Les juridictions du travail semblent avoir commencé à réintégrer les juges retraités. La délégation de la Commission de Venise a toutefois appris que l’exécution de cet arrêt avait donné lieu à une grande incertitude juridique. Si la base légale de la retraite anticipée a été annulée ex tunc, les résolutions individuelles du président de la Hongrie, qui ont destitué quelque 10 % des juges hongrois, sont considérées comme demeurant en vigueur alors même que leur base légale n’existe plus. Le président de la Hongrie ne les a pas abrogées. Le législateur devrait adopter des dispositions pour que les juges destitués soient réintégrés à leur ancien poste sans avoir à passer par une nouvelle procédure de nomination.

76. La présidente de l’Office judiciaire national a invité les juges concernés à saisir les juridictions du travail afin de faire annuler les décisions de révocation. Plusieurs juges ont déjà obtenu gain de cause devant ces juridictions, mais les décisions de celles-ci ont été attaquées par la présidente de l’Office judiciaire national, qui en contestait le raisonnement. Qui plus est, même les jugements définitifs des juridictions du travail n’aboutiraient pas à la réintégration des juges concernés à leur ancien poste, ceux-ci devant passer par une nouvelle procédure de nomination et pouvant être affectés à d’autres juridictions qu’à celles dont ils relevaient avant leur destitution.

77. En septembre 2012, le gouvernement hongrois a présenté le projet de loi T/8289, qui amenderait les dispositions transitoires de la Loi fondamentale en fixant à soixante-cinq ans le nouvel âge de départ à la retraite applicable aux juges et aux procureurs. Les juges de plus de soixante-cinq ans pourraient (après leur nouvelle nomination) demeurer en fonction pendant un an avant de devoir prendre leur retraite. La proposition ne dit rien cependant de la façon dont les juges destitués doivent être réintégrés, ce qui ne laisse ouverte que la voie des juridictions du travail.

78. Il a été indiqué à la délégation de la Commission qu’une réintégration automatique serait impossible parce que de nouveaux juges ont été nommés dans l’intervalle et que tous les juges ne souhaitent pas être réintégrés. La Commission estime qu’il doit être possible de trouver une solution législative qui tienne compte des différentes situations.

79. En outre, le projet de loi prévoit que les juges de plus de soixante-deux ans ne pourront pas occuper de postes de direction au sein des tribunaux. Cela concerne les juges réintégrés mais à l’avenir vaudra également pour tous les autres juges qui atteignent l’âge de soixante-trois ans. Ces personnes perdraient leur poste de direction et serait contraintes de finir leur carrière comme juges ordinaires. Outre le fait que ces juges sont les plus expérimentés pour diriger les tribunaux, une telle limitation constitue une évidente discrimination fondée sur l’âge. La délégation s’est vu expliquer que ces juges expérimentés devaient former les juges plus jeunes et non occuper des postes de direction dans les tribunaux. C’est là un argument difficile à admettre, car les juges plus jeunes apprennent de leurs aînés précisément en les voyant agir aux postes de direction.

80. La situation des juges destitués est très insatisfaisante. Le législateur devrait adopter des dispositions prévoyant la réintégration à leur ancien poste des juges destitués qui le souhaitent sans les obliger à passer par une nouvelle procédure de nomination.

81. Le législateur hongrois n’a pas tenu compte des commentaires sur l’éligibilité au poste de président de la Curia, qui devraient être révisés. »

B. Communiqué de presse du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

51. Les passages pertinents du communiqué de presse publié le 12 janvier 2012 par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe se lisent ainsi :

« Par ailleurs, le Commissaire constate que la Hongrie a pris des mesures qui risquent de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. À la suite de l’abaissement de l’âge du départ à la retraite pour les juges, plus de 200 nouveaux juges vont devoir être nommés. Cette mesure s’accompagne d’une modification de la procédure de nomination, qui repose désormais sur la décision d’une seule personne, désignée par le pouvoir politique. De plus, le Commissaire regrette que le Président de la Cour suprême ait dû quitter son poste prématurément, en application de la nouvelle loi sur le système judiciaire. « Une procédure selon laquelle les juges sont nommés par le Président de l’Office [judiciaire national], désigné par le Gouvernement pour neuf ans, suscite de sérieuses réserves. Le pouvoir judiciaire doit être protégé contre toute ingérence indue du pouvoir politique. » »

C. L’Assemblée parlementaire

52. Le 25 avril 2013, la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres de l’Assemblée parlementaire adopta l’Avis AS/Mon(2013)08 et recommanda à l’Assemblée d’ouvrir une procédure de suivi pour la Hongrie en raison de préoccupations graves et durables concernant la manière dont le pays remplissait son obligation de maintenir les normes les plus élevées possible en matière de démocratie, de respect des droits de l’homme et de prééminence du droit. Les passages de cet Avis qui ont trait à la cause du requérant se lisent ainsi :

« 4.3.3. La destitution du président de la Cour suprême

113. La Curia, qui a été instituée par la Loi fondamentale, est le successeur légal de la Cour suprême de la Hongrie. C’est pourquoi, la loi cardinale relative au système judiciaire dispose que l’ensemble des juges de la Cour suprême peuvent rester en fonction jusqu’à la fin de leur mandat. Toutefois, une exception a été faite pour le président de la Cour suprême, qui a dû être réélu. En outre, un nouveau critère de sélection a été adopté pour le président de la Cour suprême, aux termes duquel un candidat doit avoir exercé la charge de magistrat en Hongrie pendant au moins cinq ans. La durée des mandats éventuellement remplis dans des tribunaux internationaux n’est pas prise en compte.

114. La différence de traitement appliquée au président de la Cour suprême est particulièrement contestable. Les nouvelles dispositions sont considérées par beaucoup comme ayant été adoptées dans le seul but de destituer le président de la Cour suprême en exercice, M. Baka, qui, par le passé, avait critiqué les politiques du Gouvernement en matière de réforme judiciaire et contesté, avec succès, plusieurs décisions du Gouvernement et lois devant la Cour constitutionnelle. M. Baka était le juge de la Hongrie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme de 1991 à 2007 et avait été élu président de la Cour suprême par le Parlement hongrois en juin 2009. Il n’avait pas exercé la charge de magistrat en Hongrie auparavant et de ce fait, malgré ses 17 ans d’expérience comme juge au sein de la Cour européenne des droits de l’homme, était inéligible aux fonctions de président de la Curia. La sensation que ces dispositions juridiques ont été adoptées contre une personne particulière est renforcée par le fait qu’en juin 2011, le Parlement a adopté une décision suspendant toutes les procédures de nomination de juges jusqu’au 1er janvier 2012, date à laquelle M. Baka ne serait plus en poste. Cette décision a été prise malgré le nombre d’affaires en souffrance, qui est souvent mentionné par les autorités comme l’une des raisons ayant motivé la réforme du système judiciaire. Comme mentionné par la Commission de Venise, les dispositions juridiques formulées en termes généraux qui, en réalité, visent une ou des personnes particulières sont contraires au principe de la prééminence du droit. En outre, la destitution pour des motifs politiques du président de la Cour suprême pourrait avoir des répercussions négatives et menacer l’indépendance du système judiciaire. »

53. Le 25 juin 2013, l’Assemblée parlementaire décida de ne pas ouvrir de procédure de suivi à l’égard de la Hongrie, mais de suivre de près l’évolution de la situation dans ce pays. Elle appela les autorités hongroises à poursuivre leur dialogue ouvert et constructif avec la Commission de Venise (Résolution 1941(2013).

D. La Charte européenne sur le statut des juges (8-10 juillet 1998)

54. Les passages pertinents de la Charte sont les suivants :

« 1.3. Pour toute décision affectant la sélection, le recrutement, la nomination, le déroulement de la carrière ou la cessation de fonctions d’un juge ou d’une juge, le statut prévoit l’intervention d’une instance indépendante du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif au sein de laquelle siègent au moins pour moitié des juges élus par leurs pairs suivant des modalités garantissant la représentation la plus large de ceux-ci.

(...)

5.1. Le manquement par un juge ou une juge à l’un des devoirs expressément définis par le statut ne peut donner lieu à une sanction que sur la décision, suivant la proposition, la recommandation ou avec l’accord d’une juridiction ou d’une instance comprenant au moins pour moitié des juges élus, dans le cadre d’une procédure à caractère contradictoire où le ou la juge poursuivis peuvent se faire assister pour leur défense. L’échelle des sanctions susceptibles d’être infligées est précisée par le statut et son application est soumise au principe de proportionnalité. La décision d’une autorité exécutive, d’une juridiction ou d’une instance visée au présent point prononçant une sanction est susceptible d’un recours devant une instance supérieure à caractère juridictionnel.

(...)

7.1. Le ou la juge cessent définitivement d’exercer leurs fonctions par l’effet de la démission, de l’inaptitude physique constatée sur la base d’une expertise médicale, de la limite d’âge, du terme atteint par leur mandat légal ou de la révocation prononcée dans le cadre d’une procédure telle que visée au point 5.1.

7.2. La survenance d’une des causes visées au point 7.1., autre que la limite d’âge ou le terme du mandat légal, doit être vérifiée par l’instance visée au point 1.3. »

E. La Recommandation CM/Rec(2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités

55. Les passages pertinents de l’annexe à cette Recommandation se lisent ainsi :

« Inamovibilité et terme des fonctions

49. L’inamovibilité constitue un des éléments clés de l’indépendance des juges. En conséquence, les juges devraient être inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite, s’il en existe un.

50. Le terme des fonctions des juges devrait être établi par la loi. Il ne devrait être mis fin à une nomination définitive qu’en cas de manquement grave d’ordre disciplinaire ou pénal établi par la loi, ou lorsque le juge ne peut plus accomplir ses fonctions judiciaires. Un départ anticipé à la retraite ne devrait être possible qu’à la demande du juge concerné ou pour des motifs d’ordre médical.

(...)

52. Un juge ne devrait recevoir une nouvelle affectation ou se voir attribuer d’autres fonctions judiciaires sans y avoir consenti, sauf en cas de sanctions disciplinaires ou de réforme de l’organisation du système judiciaire. »

IV. LE PARLEMENT EUROPÉEN

56. Dans sa Résolution du 16 février 2012 sur les « récents événements politiques en Hongrie » (2012/2511(RSP)), le Parlement européen exprima ses graves inquiétudes quant à la situation hongroise, concernant notamment l’exercice de la démocratie, l’état de droit, le respect et la protection des droits de l’homme et des droits sociaux, et le système d’équilibre des pouvoirs. Il expliqua que selon la Loi fondamentale et ses dispositions transitoires, la Cour suprême avait été renommée « Kúria » et qu’il avait été mis fin prématurément – après deux ans seulement – au mandat de six ans de l’ancien président de la Cour suprême. Le Parlement européen demanda à la Commission européenne de surveiller attentivement les éventuelles modifications et la mise en œuvre des lois en question ainsi que leur conformité avec les traités européens et de réaliser une étude approfondie pour garantir

« la pleine indépendance de l’appareil judiciaire, en veillant en particulier à ce que l’autorité judiciaire nationale, le cabinet du procureur et les tribunaux en général soient exempts de toute influence politique, et pour s’assurer que le mandat des juges nommés en toute indépendance ne puisse être raccourci de façon arbitraire. »

V. AUTRES TEXTES INTERNATIONAUX RELATIFS À L’INDÉPENDANCE DU POUVOIR JUDICIAIRE

57. Les Principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature ont été adoptés par le septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à Milan en 1985. Ils ont été confirmés par l’Assemblée générale des Nations unies dans ses résolutions 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985. Les paragraphes pertinents se lisent ainsi :

« 12. Les juges, qu’ils soient nommés ou élus, sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat.

(...)

18. Un juge ne peut être suspendu ou destitué que s’il est inapte à poursuivre ses fonctions pour incapacité ou inconduite.

(...)

20. Des dispositions appropriées doivent être prises pour qu’un organe indépendant ait compétence pour réviser les décisions rendues en matière disciplinaire, de suspension ou de destitution. Ce principe peut ne pas s’appliquer aux décisions rendues par une juridiction suprême ou par le pouvoir législatif dans le cadre d’une procédure quasi judiciaire. »

58. Dans son Observation générale no 32 sur l’article 14 (droit à l’égalité devant les tribunaux et les cours de justice et à un procès équitable) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, publiée le 23 août 2007, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a déclaré ce qui suit :

« La garantie de compétence, d’indépendance et d’impartialité du tribunal au sens du paragraphe 1 de l’article 14 est un droit absolu qui ne souffre aucune exception. La garantie d’indépendance porte, en particulier, sur la procédure de nomination des juges, les qualifications qui leur sont demandées et leur inamovibilité jusqu’à l’âge obligatoire de départ à la retraite ou l’expiration de leur mandat pour autant que des dispositions existent à cet égard ; les conditions régissant l’avancement, les mutations, les suspensions et la cessation de fonctions ; et l’indépendance effective des juridictions de toute intervention politique de l’exécutif et du législatif. Les États doivent prendre des mesures garantissant expressément l’indépendance du pouvoir judiciaire et protégeant les juges de toute forme d’ingérence politique dans leurs décisions par le biais de la Constitution ou par l’adoption de lois qui fixent des procédures claires et des critères objectifs en ce qui concerne la nomination, la rémunération, la durée du mandat, l’avancement, la suspension et la révocation des magistrats, ainsi que les mesures disciplinaires dont ils peuvent faire l’objet. Une situation dans laquelle les fonctions et les attributions du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif ne peuvent pas être clairement distinguées et dans laquelle le second est en mesure de contrôler ou de diriger le premier est incompatible avec le principe de tribunal indépendant. Il est nécessaire de protéger les magistrats contre les conflits d’intérêts et les actes d’intimidation. Afin de préserver l’indépendance des juges, leur statut, y compris la durée de leur mandat, leur indépendance, leur sécurité, leur rémunération appropriée, leurs conditions de service, leurs pensions et l’âge de leur retraite sont garantis par la loi.

Les juges ne peuvent être révoqués que pour des motifs graves, pour faute ou incompétence, conformément à des procédures équitables assurant l’objectivité et l’impartialité, fixées dans la Constitution ou par la loi. La révocation d’un juge par le pouvoir exécutif, par exemple avant l’expiration du mandat qui lui avait été confié, sans qu’il soit informé des motifs précis de cette décision et sans qu’il puisse se prévaloir d’un recours utile pour la contester, est incompatible avec l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il en va de même lorsque, par exemple, le pouvoir exécutif révoque des juges supposés être corrompus sans respecter aucune des procédures légales. »

59. Dans sa jurisprudence relative à l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Cour interaméricaine des droits de l’homme renvoie aux Principes fondamentaux des Nations unies relatifs à l’indépendance de la magistrature ainsi qu’à l’Observation générale no 32 du Comité des droits de l’homme. Dans l’arrêt Tribunal constitutionnel (Camba Campos et autres) c. Équateur (28 août 2013, paragraphe 199), elle a établi que l’indépendance de la magistrature incluait le droit subjectif du juge à n’être relevé de ses fonctions que dans les situations prévues par la loi, soit à travers une procédure équitable offrant des garanties judiciaires, soit en cas d’expiration de son mandat. Lorsqu’il y a atteinte arbitraire au droit du juge à rester en fonction, la Cour interaméricaine conclut à la violation du droit à l’indépendance du pouvoir judiciaire, garanti à l’article 8 § 1 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, combiné avec le droit d’entrer et de demeurer, à égalité de conditions générales, dans la fonction publique, droit protégé par l’article 23 § 1 c) de la Convention américaine.

60. La Charte universelle du juge a été approuvée par l’Association internationale des juges le 17 novembre 1999. Son article 8 est ainsi libellé :

[Traduction du greffe]

« Inamovibilité

Un juge ne peut être transféré, suspendu ou destitué que si une telle mesure est prévue par la loi et uniquement en vertu d’une décision prise dans le cadre d’une procédure disciplinaire adéquate.

Un juge doit être nommé à vie ou pour une période et à des conditions garantissant l’absence de péril pour l’indépendance des juges.

Une modification de l’âge obligatoire de départ à la retraite des juges ne peut pas avoir d’effet rétroactif. »

61. Les Règles internationales révisées du Mont Scopus sur l’indépendance du pouvoir judiciaire ont été approuvées le 19 mars 2008 par l’Association internationale pour l’indépendance du pouvoir judiciaire et la paix mondiale, dans le cadre du Projet international pour l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les passages pertinents se lisent ainsi :

[Traduction du greffe]

« 3.2. Un texte législatif qui modifie les modalités et conditions d’exercice de la fonction judiciaire ne peut être appliqué aux juges qui sont en poste au moment de son adoption que si les modifications améliorent les conditions d’exercice de la fonction et sont généralement appliquées.

3.3. En cas de texte législatif qui réorganise ou supprime des juridictions, les juges employés au sein de ces juridictions ne peuvent être touchés que par un transfert vers une autre juridiction de même niveau ou d’un niveau matériellement comparable. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

62. Le requérant allègue avoir été privé de l’accès à un tribunal, accès qui lui eût permis de défendre ses droits face à la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. À ses yeux, sa destitution est le résultat d’une législation de rang constitutionnel qui lui a ôté toute possibilité de demander un contrôle juridictionnel, même auprès de la Cour constitutionnelle. En ses parties pertinentes, l’article 6 § 1 de la Convention dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) ».

A. Les observations des parties

1. Le Gouvernement

63. Le Gouvernement estime que l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce et qu’en conséquence le grief du requérant est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À son avis, les deux conditions cumulatives du « critère Eskelinen » (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II) sont remplies, de sorte que l’article 6 est inapplicable à la cause du requérant. Tout d’abord, comme l’intéressé l’aurait admis, l’accès à un tribunal aux fins de contester la cessation de son mandat de président de la Cour suprême aurait été exclu par la nature même de l’acte litigieux. Dès lors, la première condition du critère Eskelinen serait remplie. À cet égard, le Gouvernement relève que d’autres affaires dans lesquelles la Cour a jugé l’article 6 applicable à des litiges concernant des fonctionnaires ne portaient pas en soi sur le droit d’accès à un tribunal mais sur la question de savoir si les garanties procédurales de l’article 6 § 1 avaient été respectées. Ensuite, concernant la seconde condition du critère Eskelinen, le Gouvernement soutient que le poste du requérant en tant que président de la Cour suprême impliquait, de par sa nature même, l’exercice de la puissance publique et de fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’État (le Gouvernement se réfère à Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62584/00, 9 juillet 2002). Exclure l’accès à un tribunal pour se plaindre de la cessation de ce mandat aurait donc été justifié par des motifs objectifs correspondant à l’intérêt de l’État.

2. Le requérant

64. Le requérant soutient que, aucune des conditions du critère Eskelinen ne se trouvant remplie, l’article 6 n’est pas inapplicable à sa cause. Pour ce qui est de la première condition, il estime qu’une restriction implicite est insuffisante ; à ses yeux, le droit interne doit exclure de manière expresse l’accès au tribunal pour un certain poste ou une certaine catégorie de salariés, et cette exclusion doit revêtir un caractère abstrait, c’est-à-dire concerner tous les titulaires de charges et non une personne spécifique. Le droit hongrois n’exclurait pas le droit d’accès à un tribunal mais au contraire le garantirait expressément à un chef de juridiction en cas de destitution, conformément aux règles générales applicables à tous les chefs de juridiction, y compris le président de la Cour suprême (paragraphes 34-36 ci-dessus). Le requérant considère qu’il a été destitué de facto de son poste de chef de juridiction et aurait dû avoir accès à un tribunal en vertu du droit interne. Or il estime qu’il n’a eu aucune possibilité de contester cette mesure, dès lors selon lui que l’État défendeur, en légiférant par le biais de la Loi fondamentale aux fins de sa destitution personnelle, l’a de manière effective privé de son droit existant d’accès à un tribunal. Selon le requérant, la nature de l’acte litigieux ne peut, comme le prétend le Gouvernement, servir de fondement à l’exclusion.

65. Concernant la seconde condition du critère Eskelinen, le requérant plaide que la décision Harabin invoquée par le Gouvernement n’est pas pertinente en l’espèce du fait qu’elle est antérieure à l’arrêt Eskelinen. Seule la jurisprudence postérieure à l’arrêt Eskelinen doit à son avis être prise en compte pour les conflits du travail concernant des juges (Olujić c. Croatie, no 22330/05, 5 février 2009, et Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, 20 novembre 2012). En conséquence, selon lui, la nature de son ancien poste de président de la Cour suprême ne justifie pas en soi qu’on le prive de toute possibilité d’accès à un tribunal pour se plaindre de sa destitution. L’intéressé estime qu’au contraire, eu égard au principe d’indépendance du pouvoir judiciaire, il serait peut-être fort souhaitable de prévoir un contrôle juridictionnel pour protéger la sécurité de l’emploi et l’inamovibilité du président. De plus, considérant que sa révocation est le résultat d’une législation abusive, le requérant soutient que le recours abusif à la législation ne peut être justifié par des motifs objectifs dans une société démocratique régie par l’état de droit.

B. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

66. Avant l’arrêt Vilho Eskelinen et autres, la Cour avait déclaré que les conflits du travail entre les autorités et les agents publics dont l’emploi était caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agissait comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’État, ne revêtaient pas un caractère « civil » et étaient dès lors soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention (Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 66, CEDH 1999‑VIII). De même, les conflits du travail concernant des charges de magistrat sont soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 du fait que, bien que le corps judiciaire ne relève pas de la fonction publique ordinaire, il est néanmoins considéré comme faisant partie intégrante du service public classique (Pitkevich c. Russie (déc.), no 47936/99, 8 février 2001 ; concernant le président de la Cour suprême, voir Harabin, décision précitée).

67. Dans l’affaire Vilho Eskelinen et autres, la Cour a réexaminé l’applicabilité de l’article 6 § 1 et considéré que c’est aux États contractants – en particulier au parlement national concerné – et non à la Cour qu’il appartient d’identifier expressément les secteurs de la fonction publique impliquant l’exercice de prérogatives discrétionnaires inhérentes à la souveraineté de l’État où les intérêts de l’individu doivent céder. Elle a ajouté que, lorsqu’un ordre interne empêche l’accès à un tribunal, elle vérifie que le litige est bien tel qu’il justifie une dérogation aux garanties de l’article 6 et précisé que, si tel n’est pas le cas, aucun problème ne se pose et l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer (Vilho Eskelinen et autres [GC], précité, § 61).

68. Selon cette jurisprudence, le statut de fonctionnaire d’un requérant peut justifier de le soustraire à la protection offerte par l’article 6, sous réserve de deux conditions. En premier lieu, le droit interne de l’État concerné doit avoir expressément exclu l’accès à un tribunal s’agissant du poste ou de la catégorie de salariés en question. En second lieu, cette dérogation doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (idem, § 62). Pour que l’exclusion soit justifiée, il ne suffit pas que l’État démontre que le fonctionnaire en question participe à l’exercice de la puissance publique. Il faut aussi que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique. Ainsi, rien en principe ne justifie de soustraire aux garanties de l’article 6 les conflits ordinaires du travail à raison du caractère spécial de la relation entre le fonctionnaire concerné et l’État en question. En effet, il y aura présomption que l’article 6 trouve à s’appliquer, et il appartiendra à l’État défendeur de démontrer, premièrement, que son droit national exclut expressément le droit du requérant fonctionnaire d’accéder à un tribunal, et, deuxièmement, que l’exclusion des droits garantis à l’article 6 est fondée s’agissant de ce fonctionnaire (ibidem).

69. Appliquant la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres, la Cour a estimé l’article 6 applicable à des litiges relatifs au versement de salaires et autres avantages à des juges (Petrova et Tchornobryvets c. Ukraine, nos 6360/04 et 16820/04, § 15, 15 mai 2008). Elle a également considéré qu’il était applicable à des litiges concernant la nomination (Juričić c. Croatie, no 58222/09, §§ 53-57, 26 juillet 2011), la promotion (Dzhidzheva-Trendafilova c. Bulgarie (déc.), no 12628/09, §§ 42-50, 9 octobre 2012) ou le transfert de juges (Tosti c. Italie (déc.), no 27791/06, 12 mai 2009), les mesures disciplinaires contre des juges (Harabin, précité, § 122-123) et la destitution de juges (Olujić, précité, §§ 31-44, et G. c. Finlande, no 33173/05, § 34, 27 janvier 2009) dans des affaires où le droit interne autorisait l’accès à un tribunal pour contester les décisions pertinentes. Elle a en particulier jugé l’article 6 applicable en son volet civil à une procédure disciplinaire contre le président d’une Cour suprême (Harabin, précité, § 122-123), même à une procédure aboutissant à la révocation de ce dernier (Olujić, précité, §§ 34-45 ; concernant la révocation d’un juge de la Cour suprême, voir aussi Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, §§ 87-91, CEDH 2013).

70. La Cour a jugé l’article 6 inapplicable à une procédure de recrutement (Apay c. Turquie (déc.), no 3964/05, 11 décembre 2007) et à une procédure disciplinaire liée à la révocation de procureurs (Nazsiz c. Turquie (déc.), no 22412/05, 26 mai 2009), au motif que le droit interne écartait expressément le droit d’accès à un tribunal et que cette exclusion reposait objectivement sur les intérêts de l’État.

71. Pour en revenir à l’espèce, la Cour observe que le critère instauré dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres au sujet de sa compétence ratione materiae est indissociablement lié au grief du requérant selon lequel il a été privé de l’accès à un tribunal compétent pour examiner ses plaintes relatives à la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême. En conséquence, elle estime que la question de savoir si elle est compétente ratione materiae pour examiner le grief du requérant tiré de l’article 6 de la Convention doit être jointe à l’examen au fond (voir, mutatis mutandis, Nedeltcho Popov c. Bulgarie, no 61360/00, § 32, 22 novembre 2007).

72. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

73. La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18). Toutefois, le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu ; il peut donner lieu à des limitations. Celles-ci ne sauraient restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Ashingdane c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 57, série A no 93, et Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, § 99, CEDH 2006‑XIV).

74. En l’espèce, la Cour observe que dans le système national hongrois les juges de la Cour suprême, y compris leur président, n’étaient pas expressément privés du droit d’accès à un tribunal (voir, a contrario, Apay et Nazsiz, décisions précitées). La législation interne prévoyait expressément le droit à un tribunal en cas de destitution d’un chef de juridiction : la personne concernée avait en effet la possibilité de contester cette mesure auprès d’une juridiction administrative interne (article 74/A(2) de la loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (loi LXVI de 1997), paragraphe 36 ci-dessus).

75. La Cour observe que l’accès du requérant à un tribunal a été entravé, et ce non pas par exclusion expresse mais du fait que la mesure litigieuse – la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême – avait été inscrite dans la Loi fondamentale elle-même (article 11 § 2 des dispositions transitoires de la Loi fondamentale de la Hongrie, paragraphe 41 ci-dessus) et ne pouvait dès lors faire l’objet d’aucun type de contrôle juridictionnel, pas même par la Cour constitutionnelle. Alors que l’ancien vice-président de la Cour suprême a pu saisir la Cour constitutionnelle d’un recours contre la disposition légale ayant mis fin à son mandat (paragraphe 46 ci-dessus), la cessation du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême était prévue par la Loi fondamentale et à ce titre n’a pu être attaquée devant la juridiction constitutionnelle. Dans ces conditions, la nature de la mesure litigieuse elle-même a rendu impossible en pratique l’accès du requérant à un tribunal. La Cour rappelle que, pour que la première condition du critère Eskelinen soit remplie, le droit interne doit exclure expressément l’accès à un tribunal pour le poste ou la catégorie de salariés en question.

76. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que le choix de politique législative ayant consisté à inscrire dans la Loi fondamentale la cessation prématurée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême signifie que l’État, en particulier le parlement national, a identifié expressément un « [secteur] de la fonction publique impliquant l’exercice de prérogatives discrétionnaires inhérentes à la souveraineté de l’État où les intérêts de l’individu doivent céder », comme indiqué dans Vilho Eskelinen et autres (§ 61). Dès lors, on ne saurait conclure que le droit national a « expressément exclu l’accès à un tribunal » pour le grief du requérant. La première condition du critère Eskelinen n’est pas remplie et l’article 6 s’applique en son volet civil.

77. En outre, même en supposant que le cadre législatif national privait spécifiquement le requérant du droit d’accès à un tribunal et que la première condition du critère Eskelinen se trouve donc remplie, comme l’affirme le Gouvernement, la Cour estime que l’exclusion de ce droit dans le chef du requérant était injustifiée. S’appuyant sur le raisonnement de la Cour dans la décision Harabin (précitée), le Gouvernement soutient que le poste du requérant à la tête de la Cour suprême impliquait de par sa nature même l’exercice de la puissance publique et de fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’État. La Cour rappelle que suivant la nouvelle approche adoptée dans Vilho Eskelinen et autres, le simple fait que l’intéressé relève d’un secteur ou d’un service qui participe à l’exercice de la puissance publique n’est pas en soi déterminant. Pour que l’exclusion soit justifiée, il faut que l’État montre que l’objet du litige est lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remet en cause le lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’État (Vilho Eskelinen et autres, précité, § 62). En l’espèce, le Gouvernement n’a présenté aucun argument qui établirait que l’objet du litige – la cessation prématurée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême – était lié à l’exercice de l’autorité étatique de sorte que l’exclusion des garanties de l’article 6 était objectivement justifiée. À cet égard, la Cour juge révélateur que l’ancien vice-président de la Cour suprême ait pu, contrairement au requérant, contester auprès de la Cour constitutionnelle la cessation prématurée de son mandat (paragraphe 46 ci-dessus).

78. Dans ces conditions, appliquant les critères définis dans Vilho Eskelinen et autres, la Cour s’estime compétente ratione materiae pour connaître du présent grief et, de plus, considère que le requérant a été victime de la violation de son droit d’accès à un tribunal compétent pour examiner la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême, droit qui découlait de l’article 6 § 1 de la Convention.

79. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement et conclut à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

80. Le requérant estime avoir été destitué en raison des opinions qu’il avait exprimées publiquement en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice sur quatre questions qui revêtaient une importance fondamentale pour le pouvoir judiciaire. Il allègue la violation de l’article 10 de la Convention, qui en ses parties pertinentes est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Les thèses des parties

1. Le requérant

81. Le requérant soutient avoir été démis de ses fonctions de président de la Cour suprême pour avoir à titre professionnel exprimé son avis sur quatre questions d’importance fondamentale pour le pouvoir judiciaire (la loi sur l’annulation de certaines condamnations, l’âge de la retraite des juges, les amendements au code de procédure pénale et la nouvelle loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux). Il indique que non seulement il avait le droit d’exprimer son opinion, mais que c’était aussi l’une de ses obligations en tant que président du Conseil national de la justice. Il y a selon lui un lien de cause à effet entre l’expression de ses idées et la cessation prématurée de ses fonctions. Ses allégations sont d’après lui corroborées par le fait que le Gouvernement avait précédemment nié que les nouvelles règles sur les compétences de la nouvelle Kúria nécessiteraient la cessation des mandats de personnes élues sous la précédente Constitution (avis CDL(2011)058 du Gouvernement communiqué à la Commission de Venise le 6 juillet 2011, paragraphe 48 ci-dessus). L’idée de le révoquer ne serait apparue que fin novembre 2011, après qu’il avait formulé des critiques (notamment dans son discours au Parlement du 3 novembre 2011). Pour démontrer que sa destitution est résultée du fait qu’il avait exprimé son opinion, il renvoie à diverses déclarations parues dans la presse hongroise et internationale, ainsi qu’à des rapports d’organisations internationales (voir les avis de la Commission de suivi de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, paragraphe 52 ci-dessus, et de la Commission de Venise (CDL‑AD(2012)001, § 115, paragraphe 49 ci-dessus).

Le requérant plaide que le lien allégué entre les changements ayant touché la Cour suprême et la cessation de son propre mandat n’est qu’un prétexte inventé après coup par le Gouvernement. Quoi qu’il en soit, selon lui, malgré le changement de nom de l’institution, les fonctions de la nouvelle Kúria et la nature du rôle de son président sont restées identiques pour l’essentiel. Les fonctions pour lesquelles il avait été élu n’auraient pas cessé d’exister. À cet égard, il considère que dans une société démocratique régie par l’état de droit, aucun réexamen – par le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif – du point de savoir si un magistrat élu convient pour son poste n’est autorisé avant l’expiration du mandat de cette personne, sous réserve des motifs légaux de destitution ou révocation. Dans son propre cas, un faisceau d’indices suffisamment graves, précis et concordants prouverait au-delà de tout doute raisonnable que la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.

82. De plus, cette ingérence n’aurait pas été « prévue par la loi », comme le requiert le deuxième paragraphe de l’article 10. Les dispositions législatives litigieuses en vertu desquelles il a été destitué l’auraient visé personnellement. Celles-ci seraient arbitraires, abusives, rétroactives et incompatibles avec les exigences de la Convention relatives à la qualité de la loi dans une société démocratique régie par l’état de droit. De plus, l’organe législatif n’aurait pas démontré l’existence d’un but légitime.

83. Enfin, l’ingérence litigieuse ne pourrait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». En s’acquittant de ses obligations constitutionnelles de chef de l’ordre judiciaire, il aurait librement et légitimement exprimé son opinion sur la nouvelle législation qui touchait cet ordre. À cause de cela, il aurait été non seulement relevé de ses fonctions mais également privé rétroactivement de l’ensemble des avantages et allocations dus à un président sortant de la Cour suprême. Ces mesures disproportionnées et punitives, associées à un effet potentiellement dissuasif, auraient entamé l’indépendance du pouvoir judiciaire dans son ensemble.

2. Le Gouvernement

84. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a eu aucune ingérence dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression, la résiliation de son mandat de président de la Cour suprême n’ayant pas selon lui de rapport avec les opinions exprimées par l’intéressé. Le fait que l’expression publique de ses opinions soit antérieure à la résiliation de son mandat ne suffirait pas à établir l’existence d’un lien de causalité entre ces deux éléments. Il aurait été mis fin au mandat du requérant en raison de changements fondamentaux apportés aux fonctions de l’autorité judiciaire suprême de la Hongrie, renommée « Kúria ». La fonction pour laquelle le requérant avait été élu aurait cessé d’exister lors de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. L’élection et les activités du requérant auraient été liées pour l’essentiel aux fonctions de président du Conseil national de la justice, lesquelles auraient été disjointes de celles du président de la nouvelle Kúria. En outre, les fonctions et compétences de la Kúria elle-même auraient été modifiées et élargies. Le Gouvernement indique que les exigences professionnelles découlant de ces nouvelles fonctions n’avaient donc pu être prises en compte au moment d’examiner l’adéquation du requérant au poste de président de la Cour suprême. Se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 mars 2013 relatif à la cessation du mandat du vice-président de la Cour suprême, le Gouvernement estime que les grands changements apportés aux fonctions de président de la Cour suprême justifiaient également un réexamen de l’adéquation du requérant pour le poste de président de la nouvelle Kúria. De surcroît, la condition selon laquelle le nouveau président de la Kúria devait avoir au moins cinq ans d’expérience en tant que juge aurait garanti l’influence de l’ordre judiciaire dans la sélection des candidats à ce poste. Celui-ci aurait désormais un caractère plus judiciaire et moins managérial que celui du président de la Cour suprême. Le Gouvernement invite la Cour à conclure que le grief du requérant tiré de l’article 10 est manifestement mal fondé.

B. Les observations des tiers intervenants

85. Le Comité Helsinki hongrois, l’Union hongroise pour les libertés civiles et l’Institut Eötvös Károly estiment que la présente affaire est un exemple frappant de l’imbrication de violations de droits individuels fondamentaux avec des processus menaçant l’état de droit. À leur avis, l’espèce s’inscrit dans une tendance générale à l’affaiblissement du système de l’équilibre des pouvoirs qui se serait manifestée ces trois dernières années en Hongrie. Les tiers intervenants évoquent d’autres mesures législatives qui auraient visé à obtenir le départ anticipé de hauts fonctionnaires, notamment le vice-président de la Cour suprême, dont le recours a été examiné par la Cour constitutionnelle (paragraphe 46 ci-dessus), mais également le commissaire à la protection des données et des membres de la commission électorale nationale. Ils mentionnent également d’autres exemples de dispositions législatives qui cibleraient des individus, d’autres cas de législation rétroactive (ils renvoient à N.K.M. c. Hongrie, no 66529/11, 14 mai 2013) et d’autres mesures législatives qui menaceraient l’indépendance du pouvoir judiciaire (ils évoquent le droit pour le président de l’Office judiciaire national de transférer des affaires). Ils soutiennent que cette affaire doit être examinée dans le contexte général de la Hongrie et à la lumière de l’importance de l’état de droit et de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le recours étendu à une législation visant des individus risque selon eux de soustraire un large éventail de questions importantes au contrôle juridictionnel. Ils estiment dès lors que la Cour doit regarder « au-delà des apparences » et se pencher sur le but réel de cette législation et les effets qu’elle pourrait avoir sur les droits de l’individu garantis par la Convention.

86. La Fondation Helsinki pour les droits de l’homme en Pologne considère que cette affaire revêt une grande importance non seulement pour la Hongrie mais aussi en ce qui concerne les relations constitutionnelles entre les autorités législatives ou exécutives et le pouvoir judiciaire en général. La Fondation évoque le principe de l’inamovibilité des juges comme étant l’une des garanties essentielles de l’indépendance de la magistrature (paragraphes 55, 57 et 60 ci-dessus), ainsi que le principe de la séparation des pouvoirs (Sacilor-Lormines c. France, no 65411/01, CEDH 2006‑XIII). Elle estime que si les autorités législatives ont le pouvoir d’instaurer des réformes du système constitutionnel de la justice, ce pouvoir ne peut être tenu pour illimité. À son avis, la réorganisation du système des juridictions ne doit pas avoir d’effet négatif sur les juges déjà en poste (elle cite les Règles internationales révisées du Mont Scopus sur l’indépendance du pouvoir judiciaire – paragraphe 61 ci-dessus) et ne devrait donc pas être utilisée aux fins de la destitution de tel ou tel juge.

C. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

87. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

88. La Cour observe que le statut dont jouissait le requérant en tant que président de la Cour suprême ne le privait pas de la protection de l’article 10 (Harabin c. Slovaquie, no 58688/11, § 149, 20 novembre 2012). De plus, eu égard notamment au poids de plus en plus grand qui est accordé à la séparation des pouvoirs (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, § 193, CEDH 2003‑VI, et Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 78, CEDH 2002‑IV) et à l’importance de la protection de l’indépendance du pouvoir judiciaire, toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression d’un juge dans la situation du requérant appelle un contrôle attentif de la part de la Cour (Harabin (déc.), no 62584/00, 29 juin 2004). Cependant, pour savoir si l’article 10 a été méconnu, il faut d’abord rechercher si la mesure litigieuse a constitué une ingérence dans l’exercice par le requérant de la liberté d’expression – telle qu’une « formalité, condition, restriction ou sanction » – ou si elle se situait dans le champ du droit d’entrer ou de travailler dans la fonction publique, non garanti, lui, par la Convention. Pour répondre, il y a lieu de préciser la portée de la mesure en question en replaçant celle-ci dans le contexte des faits de la cause et de la législation pertinente (pour un récapitulatif de la jurisprudence pertinente, voir Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, §§ 42-43, CEDH 1999‑VII, Harabin, décision précitée, Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, §§ 77-79, 13 novembre 2008, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 79, 26 février 2009, Poyraz c. Turquie, no 15966/06, §§ 55-57, 7 décembre 2010, et Harabin, arrêt précité, § 149).

89. Dans l’affaire Wille, la Cour estima qu’une lettre adressée au requérant (président du Tribunal administratif du Liechtenstein), dans laquelle le prince du Liechtenstein annonçait sa résolution de ne plus le nommer à une fonction publique, traduisait une « réprimande pour la façon dont l’intéressé avait précédemment usé de son droit à la liberté d’expression » (Wille, précité, § 50). La Cour observa que dans cette lettre le prince avait critiqué la teneur d’une conférence tenue par le requérant et annoncé l’intention de le sanctionner parce qu’il avait librement exprimé son opinion sur des questions de droit constitutionnel. La Cour conclut dès lors que l’article 10 était applicable et qu’il y avait eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. De même, dans Koudechkina (précité), elle fit remarquer que la décision d’empêcher la requérante d’occuper une charge judiciaire avait été induite par des déclarations livrées par l’intéressée aux médias. Ni le droit de la requérante à entrer dans la fonction publique ni son aptitude professionnelle à exercer des fonctions judiciaires n’avaient fait partie des arguments soumis aux autorités nationales. En conséquence, la mesure incriminée était liée pour l’essentiel à la liberté d’expression, et non au fait d’occuper une charge publique dans l’administration de la justice, qui n’est pas un droit garanti par la Convention.

90. À l’inverse, dans l’affaire Harabin (décision précitée au paragraphe 88 ci-dessus), la Cour estima que la proposition du Gouvernement (fondée sur un rapport du ministre de la Justice) visant à l’annulation de la nomination du requérant au poste de président de la Cour suprême était liée pour l’essentiel à la capacité de l’intéressé à exercer ses fonctions, c’est-à-dire à l’appréciation de ses compétences professionnelles et qualités personnelles dans le contexte de ses activités et attitudes concernant l’administration par l’État de la Cour suprême. Pour la Cour, la mesure incriminée relevait en soi de la sphère de l’exercice d’une charge publique liée à l’administration par l’État de la justice, droit non garanti par la Convention. Les pièces dont disposait la Cour n’indiquaient pas que la proposition de relever le requérant de ses fonctions eût été induite de manière exclusive ou prépondérante par les points de vue qu’il avait exprimés sur un projet d’amendement à la Constitution. La Cour conclut qu’il n’y avait pas eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. De même, dans l’arrêt Harabin, elle estima que c’était le comportement professionnel du requérant dans le cadre de l’administration de la justice qui était au cœur de l’affaire. La procédure disciplinaire en cause avait concerné l’exécution par l’intéressé de ses tâches de président de la Cour suprême et relevait donc de la sphère de son emploi au sein de la fonction publique. L’infraction disciplinaire dont le requérant avait été accusé et déclaré coupable ne portait sur aucune déclaration ou opinion exprimée par lui dans le cadre d’un débat public ou dans les médias. La Cour conclut là encore que la mesure litigieuse ne s’analysait pas en une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression (Harabin, arrêt précité, §§ 150-153).

91. Pour la Cour, la question qui se trouve au cœur de la présente affaire est de savoir s’il a été mis fin au mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême uniquement en raison de la réorganisation du pouvoir judiciaire en Hongrie, comme le soutient le Gouvernement, ou en conséquence des opinions exprimées publiquement par le requérant sur des réformes législatives qui touchaient l’ordre judiciaire, ainsi que l’affirme l’intéressé.

92. La Cour relève d’emblée qu’en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, le requérant a exprimé son avis sur différentes réformes législatives qui touchaient l’ordre judiciaire, entre le 12 février et le 3 novembre 2011 (paragraphes 11-16 ci-dessus). Il a fait connaître ses opinions par le biais de son porte-parole, de lettres ou communiqués publics – notamment en association avec d’autres membres de l’ordre judiciaire –, en contestant certaines lois devant la Cour constitutionnelle ou en s’adressant directement au Parlement lors d’un discours (3 novembre 2011). Le 19 novembre 2011, un projet de loi proposant de modifier la Constitution de 1949 a été soumis au Parlement par un membre du parti au pouvoir. Il était proposé dans cet amendement que le Parlement procédât à l’élection du président de la nouvelle Kúria le 31 décembre 2011 au plus tard. Le 20 novembre 2011, deux dirigeants des partis politiques composant la majorité parlementaire soumirent au Parlement un projet de loi sur les dispositions transitoires de la Loi fondamentale. L’article 11 § 2 de ce projet prévoyait que le mandat du président de la Cour suprême du requérant serait résilié dès l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale. Cette mesure figurait également dans une proposition tendant à l’amendement du projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux (no T/4743), présenté par un autre membre du parti au pouvoir le 23 novembre 2011. Les 28 novembre et 30 décembre 2011, toutes ces propositions furent adoptées et promulguées. En conséquence, le mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême fut résilié le 1er janvier 2012, date à laquelle la Loi fondamentale entra en vigueur et la nouvelle Kúria succéda à la Cour suprême.

93. La Cour note également qu’à la date du 9 novembre 2011 le projet de loi sur l’organisation et l’administration des tribunaux fut modifié et un nouveau critère concernant l’éligibilité au poste de président de la Kúria fut introduit. Ledit critère portait sur le nombre d’années d’expérience en qualité de magistrat en Hongrie (au moins cinq ans), les années accomplies en tant que juge d’une juridiction internationale ne comptant pas. Le fait que le requérant ne remplissait pas cette nouvelle condition le rendit inéligible au poste de président de la nouvelle Kúria.

94. La Cour observe que les propositions relatives à la résiliation du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême ainsi qu’au nouveau critère d’éligibilité au poste de président de la Kúria ont toutes été soumises au Parlement après que le requérant avait publiquement exprimé son avis sur les réformes législatives en question, et ont été adoptées dans un laps de temps extrêmement bref. En fait, lors de deux interviews données les 14 avril et 19 octobre 2011 – c’est-à-dire avant la présentation de ces propositions au Parlement –, deux membres de la majorité parlementaire, dont le secrétaire d’État chargé de la Justice, avaient déclaré que le président de la Cour suprême serait maintenu en poste en tant que président de la Kúria. La Cour relève par ailleurs qu’à la date du 6 juillet 2011 le gouvernement hongrois avait assuré la Commission de Venise que la rédaction des dispositions transitoires de la Loi fondamentale ne servirait pas à mettre indûment fin au mandat de personnes élues sous le régime juridique précédent.

95. La Cour n’est pas convaincue par les arguments du Gouvernement selon lesquels la mesure litigieuse était une conséquence nécessaire des changements fondamentaux apportés aux fonctions de l’autorité judiciaire hongroise suprême et de son président. Le fait que les fonctions du président du Conseil national de la justice aient été disjointes de celles du président de la nouvelle Kúria ne permet pas en soi de conclure que les fonctions pour lesquelles le requérant avait été élu ont cessé d’exister lors de l’entrée en vigueur de la Loi fondamentale, comme le soutient le Gouvernement. En outre, ni la capacité du requérant à exercer les fonctions de président de la juridiction suprême hongroise ni son comportement professionnel n’étaient en cause devant les autorités nationales (voir, a contrario, Harabin, arrêt précité, § 151, et Harabin, décision précitée).

96. Pour la Cour, les circonstances évoquées ci-dessus et la chronologie des faits dans leur globalité corroborent la version livrée par le requérant, à savoir que la cessation anticipée de son mandat de président de la Cour suprême n’est pas résultée d’une restructuration justifiée de l’autorité judiciaire hongroise suprême mais a été opérée en raison des opinions et critiques qu’il avait exprimées publiquement et à titre professionnel sur les réformes législatives en question.

97. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que la cessation anticipée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême a été une réaction à ses critiques et à ses opinions exprimées publiquement au sujet des réformes judiciaires, et que cette mesure constitue dès lors une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression, droit garanti par l’article 10 de la Convention. La Cour recherchera donc si cette mesure était justifiée au regard du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention.

98. La Cour note que le requérant conteste l’idée que l’ingérence dans l’exercice de sa liberté d’expression était « prévue par la loi » ou poursuivait un but légitime. À supposer qu’une telle ingérence eût été « prévue par la loi » et eût poursuivi des buts légitimes, et que dès lors les exigences de l’article 10 § 2 de la Convention fussent remplies à cet égard, la Cour estime qu’elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique », et ce pour les raisons indiquées ci-après.

99. La Cour accorde une importance particulière au poste qu’occupait le requérant, aux déclarations et opinions qu’il a formulées publiquement, au contexte dans lequel il l’a fait et à la réaction que cela a suscité. En sa qualité professionnelle de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, le requérant a exprimé son avis sur quatre réformes législatives qui touchaient l’ordre judiciaire. Celles-ci portaient sur des questions relatives au fonctionnement et au remaniement du système judiciaire, à l’indépendance et à l’inamovibilité des juges ainsi qu’à l’âge de la retraite des juges. La Cour rappelle que les questions concernant le fonctionnement du système de justice sont des questions d’intérêt général, et que le débat sur celles-ci bénéficie de la protection de l’article 10 (Koudechkina, précité, § 86). Même si une question objet d’un débat a des implications politiques, cet élément à lui seul ne peut constituer pour un juge un motif de s’abstenir de livrer des commentaires sur le sujet (Wille, précité, § 67).

100. La Cour observe que le requérant avait non seulement le droit mais aussi l’obligation, en tant que président du Conseil national de la justice, d’exprimer son avis sur les réformes législatives touchant l’ordre judiciaire, après avoir recueilli et synthétisé les opinions de différentes juridictions. Par ailleurs, l’intéressé a usé de ses prérogatives pour contester certaines des lois en question devant la Cour constitutionnelle, ainsi que de la possibilité d’exprimer son avis directement devant le Parlement lors du débat parlementaire concerné. Rien ne permet de conclure que les idées exprimées par lui ont dépassé la simple critique formulée d’un point de vue strictement professionnel, ou qu’elles contenaient des attaques ou insultes personnelles gratuites.

101. Se penchant sur la proportionnalité de l’ingérence, la Cour note que le mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême a été résilié trois ans et demi avant le terme de la période légale applicable à l’époque de son élection. En outre, bien que l’intéressé soit resté en poste comme juge au sein de la nouvelle Kúria, la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême a eu des conséquences pécuniaires, à savoir la perte – pour le restant de son mandat de président – du salaire et d’autres avantages attachés à ce poste. La Cour rappelle que la crainte d’une sanction a un « effet inhibiteur » sur l’exercice de la liberté d’expression et risque en particulier de dissuader les magistrats de formuler des critiques sur des institutions ou politiques publiques, par peur de perdre leur charge judiciaire (voir, mutatis mutandis, Wille, précité, § 50, et Koudechkina, précité, §§ 98‑100). Cet effet, qui va à l’encontre des intérêts de l’ensemble de la société, fait lui aussi partie des éléments à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité – et donc la justification – de la sanction infligée au requérant.

102. La Cour réaffirme que l’équité de la procédure et les garanties procédurales offertes (voir, mutatis mutandis, Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 95, CEDH 2005‑II, et Koudechkina, précité, § 83) sont des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, garantie par l’article 10. L’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut elle aussi aboutir à la violation de l’article 10 (Saygılı et Seyman c. Turquie, no 51041/99, §§ 24-25, 27 juin 2006, et Lombardi Vallauri c. Italie, no 39128/05, §§ 45-56, 20 octobre 2009). En l’espèce, eu égard aux considérations qui l’ont amenée à conclure à la violation de l’article 6 de la Convention, la Cour estime que la mesure litigieuse n’a pas fait l’objet d’un contrôle juridictionnel effectif par les tribunaux nationaux.

103. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était pas nécessaire dans une société démocratique. En conséquence, elle conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

104. Le requérant se plaint par ailleurs que la cessation prématurée de ses fonctions l’ait privé de manière injustifiable du droit au respect de ses biens, à savoir : a) les prestations ouvertes sans condition auxquelles il aurait pu prétendre pendant son mandat, et b) les avantages d’après-mandat dus au président sortant de la Cour suprême. Il indique que les avantages d’après-mandat ont été abrogés par des mesures législatives individualisées et rétroactives. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1. Dans ses observations, il déclare que si la Cour ne lui alloue pas la pleine indemnisation de ces préjudices indissociablement liés à la violation de l’article 10, il maintiendra sa position relative à la nécessité d’un contrôle distinct sous l’angle de cette disposition. L’article 1 du Protocole no 1 est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

105. La Cour rappelle qu’un revenu futur ne peut être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine (Erkan c. Turquie (déc.), no 29840/03, 24 mars 2005, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 49, CEDH 2007‑I). La Convention ne confère pas de droit à continuer à percevoir un salaire d’un montant spécifique (Vilho Eskelinen et autres [GC], précité, § 94). Du fait de sa révocation du poste de président de la Cour suprême, le requérant n’a pu en effet continuer à percevoir le salaire attaché à ce poste. De plus, la nouvelle loi adoptée en 2011 l’a empêché de bénéficier des avantages spéciaux de retraite dus à un ancien président de la Cour suprême. Cependant, ce revenu n’avait pas en fait été gagné. L’on ne peut pas non plus arguer qu’il faisait l’objet d’une créance certaine (Volkov c. Ukraine (déc.), no 21722/11, 18 octobre 2011 ; voir, a contrario, N.K.M. c. Hongrie, précité).

106. Il s’ensuit que ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

107. Sous l’angle de l’article 13 combiné avec l’article 10 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, le requérant allègue avoir été privé d’un recours interne effectif qui lui eût permis de se plaindre de la cessation prématurée de ses fonctions.

108. Le Gouvernement soutient que l’article 13 n’est pas applicable à l’espèce dès lors que le requérant ne peut à son avis être considéré comme ayant un grief défendable au regard de l’article 10.

109. La Cour rappelle que l’article 13 exige seulement qu’existe un recours en droit interne à l’égard des griefs que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 52, série A no 131).

110. Pour autant que le grief tiré de l’article 13 concerne l’existence d’un recours interne qui eût permis au requérant de formuler ses griefs fondés sur l’article 1 du Protocole no 1, la Cour observe qu’elle a déjà déclarés ceux-ci irrecevables (paragraphe 106 ci-dessus). En conséquence, le requérant n’avait pas de « grief défendable » relativement à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 et, dès lors, l’article 13 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer.

111. Il s’ensuit que cette partie du grief tiré de l’article 13 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.

112. Pour autant que le grief tiré de l’article 13 concerne l’existence d’un recours interne qui eût permis de formuler le grief fondé sur l’article 10, la Cour le considère recevable. Elle observe néanmoins que l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, dont les garanties se trouvent absorbées par les exigences plus élevées de l’article 6 (voir, par exemple, Efendiyeva c. Azerbaïdjan, no 31556/03, § 59, 25 octobre 2007). Compte tenu de ses conclusions sur le terrain de l’article 6 de la Convention, elle estime que le présent grief ne soulève aucune question distincte (Oleksandr Volkov c. Ukraine, précité, § 189).

113. En conséquence, la Cour dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 10 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION

114. Enfin, le requérant estime avoir été traité différemment d’autres titulaires de charges placés dans des situations analogues (d’autres chefs de juridiction ou le président de la Cour constitutionnelle), du fait qu’il avait exprimé des opinions politiquement controversées. À ses yeux, les mesures dirigées contre lui représentent donc une différence de traitement injustifiée fondée sur d’ « autres opinions ». Il invoque l’article 14 de la Convention, combiné avec les articles 6 et 10 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.

115. Le Gouvernement soutient que puisque l’article 6 n’est pas applicable en l’espèce, l’article 14 ne l’est pas non plus. Concernant le grief du requérant tiré de l’article 14 combiné avec l’article 10, il estime que ce grief est essentiellement le même que celui tiré de l’article 10, et doit donc également être déclaré manifestement mal fondé. Il considère toutefois que la fonction du requérant en tant que président de la Cour suprême était différente de celle d’autres juges et d’autres titulaires de charges publiques élus par le Parlement.

116. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention ou de ses Protocoles : il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour la « jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins de ces clauses (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 91, CEDH 2001‑VIII).

117. La Cour a déjà constaté que les faits du litige ne relèvent pas du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1. Elle en conclut qu’ils ne mettent pas en jeu la protection de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Il s’ensuit que le grief du requérant est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et de ses Protocoles au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.

118. En ce qui concerne les griefs du requérant tirés de l’article 14 combiné avec les articles 6 et 10, la Cour considère qu’ils sont intrinsèquement liés aux griefs formulés sous l’angle des articles 6 et 10 de la Convention et qu’ils doivent donc être déclarés recevables. Cependant, eu égard à ses conclusions figurant aux paragraphes 79 et 103 ci-dessus, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de les examiner séparément.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

119. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

120. Le requérant affirme qu’en raison de la cessation prématurée de son mandat de président de la Cour suprême et de l’entrée en vigueur de la loi rétroactive concernant la rémunération de son poste, il a perdu son salaire de président, d’autres avantages attachés à ce poste ainsi que les avantages d’après-mandat (allocation de fin de mandat et complément de pension à vie) auxquels il aurait eu droit en tant qu’ancien président de la Cour suprême. Il a fourni le calcul détaillé de ses prétentions pour dommage matériel, qui s’élèvent à 742 520 euros (EUR). Il ajoute que la cessation prématurée de son mandat a mis à mal sa renommée et sa carrière professionnelles et qu’il en a éprouvé une énorme frustration. Au titre de la satisfaction équitable pour le préjudice moral subi, il demande une somme de 20 000 EUR.

121. Concernant les frais et dépens exposés devant la Cour, il réclame 153 532 EUR. Cette somme correspondrait aux honoraires de ses représentants, qui auraient travaillé 669,5 heures sur le dossier, aux frais liés à d’autres tâches juridiques (recherche, traduction) ayant nécessité 406,9 heures, et à d’autres frais (pour lesquels des détails ont été fournis).

122. Le Gouvernement conteste la demande formulée par le requérant au titre du dommage matériel et soutient qu’à travers celle-ci l’intéressé a réintroduit son grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1. Il considère que ses prétentions pour perte de revenus futurs et pour d’autres préjudices à caractère patrimonial sont dénuées de fondement et de pertinence. Concernant les frais et dépens, il estime que les sommes engagées par le requérant pour demander l’indemnisation de la perte de revenus futurs et de la violation alléguée de son droit de propriété ne peuvent passer pour avoir été nécessairement exposées ou pour être raisonnables.

123. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. En conséquence, elle la réserve et fixera la procédure ultérieure compte tenu de la possibilité que le Gouvernement et le requérant parviennent à un accord (article 75 §§ 1 et 4 du règlement de la Cour).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre au fond la question de sa compétence ratione materiae pour examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

2. Déclare que les griefs concernant l’article 6 § 1, l’article 10, l’article 13 combiné avec l’article 10, et l’article 14 combiné avec les articles 6 § 1 et 10 sont recevables, et que la requête est irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’elle est compétente ratione materiae pour examiner le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il y a eu violation de cette disposition ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 13 combiné avec l’article 10 de la Convention ;

6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 14 combiné avec les articles 6 § 1 et 10 de la Convention ;

7. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état et en conséquence,

a) la réserve ;

b) invite le Gouvernement et le requérant à lui adresser par écrit, dans le délai de trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 27 mai 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Abel CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Spano.

G.RA.
A.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO

1. Cette affaire révèle une violation manifeste de l’article 10 de la Convention. Je souscris donc sans réserve à l’avis de mes collègues. Si j’écris cette opinion séparée, c’est pour évoquer une question qui n’est pas examinée dans l’arrêt de la Cour (paragraphe 98) : le point de savoir si l’ingérence dans l’exercice par le requérant de ses droits découlant de l’article 10 poursuivait un « but légitime », comme le requiert le paragraphe 2 de cette disposition.

2. La Cour conclut à juste titre que « la cessation anticipée du mandat du requérant en tant que président de la Cour suprême a été une réaction à ses critiques et à ses opinions exprimées publiquement au sujet des réformes judiciaires, et que cette mesure constitue dès lors une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression » (paragraphe 97 de l’arrêt).

3. Lorsque l’on recherche si une telle mesure poursuivait un but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, il convient de rappeler que le droit à la liberté d’expression a pour objet fondamental la sauvegarde du processus démocratique, la prééminence du droit étant l’un des « principes fondamentaux [d’une] société [démocratique] » (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 55, série A no 28). En outre, la Cour a déjà jugé, dans une affaire qui concernait la liberté d’expression de fonctionnaires, que les problèmes relatifs à la « séparation des pouvoirs » pouvaient englober des « questions très importantes, relevant du débat politique dans une société démocratique, dont l’opinion publique a un intérêt légitime à être informée » (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 88, CEDH 2008).

4. En l’espèce, le titulaire de la plus haute charge judiciaire d’une branche constitutionnellement distincte et indépendante du gouvernement a été privé prématurément de son poste, du seul fait qu’il s’était exprimé, s’acquittant par là même d’une obligation légale de défendre les intérêts du pouvoir judiciaire dans ses relations avec les autres branches. La mesure adoptée par le législateur pour destituer le requérant consiste en une loi singulière de type constitutionnel qui visait clairement le requérant et lui seul. Dès lors, il est évident que la cessation prématurée du mandat du requérant, en raison de ses opinions exprimées publiquement sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire, ne poursuivait pas et ne pouvait pas poursuivre de but légitime au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

* * *

[1]. En vertu de l’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), la Commission, en tant que gardienne des traités, peut poursuivre en justice un État membre qui manque aux obligations qui lui incombent en vertu du droit de l’Union.

[2] Les lois organiques sont adoptées ou modifiées à la majorité des deux tiers.

[3] Le quatrième amendement à la Loi fondamentale du 25 mars 2013 a transféré le texte de l’article 11 des dispositions transitoires au paragraphe 14 des dispositions finales de la Loi fondamentale.


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