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27/05/2014 | CEDH | N°001-144134

CEDH | CEDH, AFFAIRE DE LA FLOR CABRERA c. ESPAGNE, 2014, 001-144134


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DE LA FLOR CABRERA c. ESPAGNE

(Requête no 10764/09)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mai 2014

DÉFINITIF

27/08/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire De La Flor Cabrera c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kr

istina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE DE LA FLOR CABRERA c. ESPAGNE

(Requête no 10764/09)

ARRÊT

STRASBOURG

27 mai 2014

DÉFINITIF

27/08/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire De La Flor Cabrera c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10764/09) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. José Luis de La Flor Cabrera (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 décembre 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été autorisé à défendre lui-même sa cause devant la Cour (article 36 § 2 in fine du règlement). Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, M. F. Irurzun Montoro et F. de A. Sanz Gandasegui, avocats de l’État.

3. Le requérant se plaint d’une atteinte à ses droits à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et à sa propre image, du fait que les enregistrements vidéo ont été effectués sans son consentement et utilisés dans le procès.

4. Le 22 novembre 2011, la Cour a communiqué le grief tiré de l’article 8 au Gouvernement et a déclarée le restant de la requête irrecevable.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Procédure sur le fond

5. Le 19 septembre 1997, le requérant, résidant à Séville, fut renversé par une voiture alors qu’il se promenait à vélo. Après l’accident, il engagea une action civile en dommages et intérêts à l’encontre du conducteur et de la compagnie d’assurances M. en raison des séquelles prétendument subies, à savoir une névrose post-traumatique qui entraînait pour lui, selon ses dires, une peur intense de conduire des véhicules.

6. Lors du procès devant le juge de première instance no 4 de Séville, la compagnie d’assurances M. fournit comme éléments de preuve des vidéos de scènes de la vie quotidienne du requérant dans des espaces publics, censées démentir l’existence de la peur invoquée. En particulier, les images montraient le requérant conduisant une moto. Les vidéos avaient été enregistrées par un cabinet de détectives privés engagés par l’assureur, à l’insu du requérant.

7. Par un jugement du 15 mars 1999, le juge de première instance no 4 de Séville, faisant partiellement droit aux prétentions du requérant, condamna les défendeurs à lui payer une indemnité, mais d’un montant inférieur à celui qu’il réclamait.

8. Tant les défendeurs que le requérant firent appel. Par un arrêt du 19 février 2001, l’Audiencia Provincial de Séville considéra que les prétentions du requérant étaient abusives dans la mesure où ses affirmations n’étaient appuyées par aucun élément de preuve. Elle se prononça en outre en faveur de la validité du rapport des détectives privés. En effet, les circonstances dans lesquelles avaient été prises les images ne constituaient pas une interférence dans le comportement du requérant ni un conditionnement de celui-ci.

9. Contre cet arrêt le requérant se pourvut en cassation. Par une décision du 27 juillet 2004, le Tribunal suprême déclara le pourvoi irrecevable.

10. Il ne ressort pas du dossier que le requérant ait formé un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel.

B. Procédure relative au droit à l’image du requérant

11. Parallèlement à la procédure sur le fond, le requérant entama une action civile en dommages et intérêts contre la compagnie d’assurances pour violation de son droit à la vie privée et à l’image (article 18 de la Constitution). Il exigeait non seulement une indemnisation, mais aussi que la compagnie lui remette tous les enregistrements originaux et les copies des vidéos visées. De son côté, la partie défenderesse allégua que l’enregistrement de ces vidéos était justifié au regard du but poursuivi, en l’occurrence la contestation de certaines allégations du requérant lors de la première procédure, et cela d’autant plus que l’enregistrement avait eu lieu dans des espaces publics et ne concernait que des activités de la vie quotidienne du requérant.

12. Par un jugement du 28 mai 2001, le juge de première instance no 22 de Séville rejeta les prétentions du requérant. Il releva à titre liminaire que le code de procédure civile espagnol admettait l’utilisation comme moyen de preuve des enregistrements de la voix, du son et de l’image, ainsi que des rapports effectués par des détectives privés. En outre, le juge rappela que le Tribunal suprême avait admis l’utilisation de moyens de preuve similaires dans le cadre de procédures liées au droit du travail. Tenant compte de cette jurisprudence, le juge considéra que la preuve contestée en l’espèce poursuivait un but légitime, la captation de l’image du requérant ayant été effectuée exclusivement dans des espaces publics et pendant qu’il accomplissait des activités du quotidien. En particulier, le juge releva que les images montraient le requérant conduisant lui-même une moto dans ses déplacements, seul ou accompagné par des tiers. Le juge observa également qu’aucune image n’avait été prise dans un espace privé ni ne pouvait être considérée comme intime. Enfin, le juge nota que les images captées ne présentaient pas le requérant dans un état qui aurait pu être considéré comme indigne et que les vidéos avaient été utilisées seulement à l’occasion de la procédure civile et n’avaient jamais été diffusées publiquement.

13. Le requérant fit appel auprès de l’Audiencia Provincial de Séville. Il soutenait que la procédure devant le juge de première instance devait être annulée, en raison de la méconnaissance de certaines règles procédurales ainsi que de son droit à pouvoir se défendre. Par ailleurs, le requérant se plaignait que la motivation du jugement était insuffisante et portait atteinte à son droit à l’image.

Par un arrêt du 16 janvier 2002, l’Audiencia Provincial rejeta l’appel. S’agissant de la violation alléguée du droit à l’image, elle estima que l’enregistrement de l’image du requérant était justifié dans le cas d’espèce, tant au regard du but poursuivi par la compagnie d’assurances, qui devait être considéré comme légitime, qu’au regard des personnes qui avaient effectué l’enregistrement, à savoir des détectives professionnels. L’Audiencia Provincial releva en outre que les images étaient uniquement destinées à être utilisées comme moyen de preuve et n’avaient pas vocation à être rendues publiques. Enfin, l’Audiencia Provincial rejeta le grief tiré du prétendu manque de motivation du jugement a quo.

14. Le requérant se pourvut en cassation auprès du Tribunal suprême, lequel déclara le pourvoi irrecevable par une décision du 4 avril 2006.

15. Le requérant forma un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Par une décision notifiée le 20 juin 2008, la haute juridiction déclara le recours irrecevable au motif qu’il était dépourvu de contenu constitutionnel méritant une décision sur le fond de la part du Tribunal.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

16. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont les suivantes :

Article 18 § 1

« Le droit [de chacun] à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et à l’image est garanti. »

Article 24 § 1

« 1. Toute personne a droit à obtenir la protection effective des juges et tribunaux dans l’exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans que la défense puisse être limitée en aucun cas ».

17. La loi organique no 1/1982 du 5 mai 1982 sur la protection civile du droit à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et à l’image trouve à s’appliquer en l’espèce :

Article 7

« Seront considérées comme intromissions illégitimes (...)

2. L’utilisation d’appareils d’écoute, de dispositifs optiques ou de tout autre moyen pour prendre connaissance de la vie intime des personnes ou de manifestations ou lettres privées non adressées à celui qui utilise ces moyens, ainsi que l’enregistrement ou la reproduction [de celles-ci] ».

18. Le code de procédure civile (loi no 1/2000 du 7 janvier 2000) prévoit :

Article 265

« 1. [Dans le cadre d’un procès] il conviendra de joindre à toute demande ou contestation [d’une demande] :

(...)

5. Les rapports élaborés par des professionnels légalement habilités des enquêtes privées sur des faits considérés comme pertinents pour appuyer les prétentions. Dans le cas où ces faits ne seraient pas reconnus comme véridiques, il conviendra d’administrer la preuve par témoins ».

19. La loi no 23/1992 du 30 juillet 1992 sur la sécurité privée dispose dans ses parties pertinentes :

Article 1 § 3

« Les activités et services de sécurité privée sont assurés dans le strict respect de la Constitution et sont soumis aux dispositions de la présente loi et des autres textes en vigueur. Le personnel de sécurité privée respecte dans l’exercice de ses fonctions les principes d’intégrité et de dignité (...) en faisant une utilisation pertinente et proportionnée des facultés qui lui sont attribuées et des moyens dont il dispose ».

Article 10

« Préalablement à l’exercice de ses fonctions respectives, le personnel de sécurité privée devra obtenir l’autorisation du ministère de l’Intérieur (...) ».

Article 19 § 1

« Les détectives privés sont chargés, à la demande de personnes physiques ou morales :

a) de recueillir et de fournir des informations et des preuves sur des comportements ou faits privés ;

b) de mener des enquêtes sur des infractions poursuivies sur plainte, à la demande des personnes qualifiées pour agir dans le cadre d’une procédure pénale ;

(...)

20. Le règlement sur la sécurité privée approuvé par le décret royal no 2364/1994, pris pour l’application de la loi no 23/1992, précise ainsi le contenu, entre autres, de l’article 19 § 1 de ladite loi :

Article 101

1. Les détectives privés se chargeront, à la demande de personnes physiques ou morales :

a) d’obtenir et fournir des informations et preuves sur des comportements ou faits privés ;

(...)

2. « Au sens de cet article on entendra par comportements ou faits privés ceux affectant le domaine économique, professionnel, commercial ou financier et, en général, la vie personnelle, familiale ou sociale, à l’exception de celle qui se déroule dans les domiciles ou dans des lieux réservés ».

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

21. Le requérant allègue que les enregistrements vidéos effectués sans son consentement et ultérieurement utilisés dans le procès sont contraires à ses droits à l’honneur, à l’intimité personnelle et familiale et à l’image, garantis par l’article 8 de la Convention. Il demande à pouvoir récupérer les originaux des cassettes en question. L’article invoqué est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

22. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le Gouvernement

23. Le Gouvernement fait en premier lieu observer que l’ingérence litigieuse a eu lieu dans le cadre d’une relation entre particuliers et n’a pas été provoquée par une action de l’autorité publique.

24. Pour autant que le requérant invoque comme tel le « droit à l’image », le Gouvernement rappelle qu’il s’agit d’un droit ayant une portée autonome vis-à-vis des droits à l’honneur et à l’intimité, sans préjudice du lien étroit qu’il peut avoir avec ce dernier droit. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un droit illimité, car il peut entrer en conflit avec d’autres droits ou garanties constitutionnels, ainsi qu’avec d’autres intérêts individuels ou publics.

25. Pour ce qui est de l’activité des détectives privés, le Gouvernement expose qu’elle fait l’objet d’une réglementation très stricte en droit interne et est soumise à des contrôles réguliers. Dans ce sens, il rappelle que, conformément à l’article 265 § 1 du code de procédure civile, les rapports élaborés par ces professionnels peuvent avoir une valeur probatoire dans le cadre d’un procès.

26. Selon lui, la nécessité du rapport litigieux en l’espèce se justifie dans la mesure où ce rapport entendait démentir les allégations qui étaient censées fonder les prétentions économiques du requérant. En effet, celui-ci affirmait que les séquelles de son accident l’empêchaient de conduire des véhicules à moteur.

27. Le rapport litigieux ne portait que sur une activité du requérant exercée sur la voie publique, à savoir sa capacité à conduire des véhicules à moteur, sans qu’aucun aspect touchant à sa sphère privée ne soit abordé. Pour la mise en balance des intérêts en conflit, le Gouvernement indique qu’il convient également de prendre en compte l’intérêt public consistant à permettre à un tribunal de disposer de tous les éléments nécessaires pour se prononcer en totale connaissance de cause.

28. En ce qui concerne enfin la demande du requérant tendant à ce qu’il lui soit permis de récupérer les originaux des photos et cassettes vidéos, le Gouvernement note que, dans la mesure où ils ont été considérés comme élément de preuve dans le cadre d’un procès civil, le requérant aurait dû s’adresser directement aux tribunaux et non pas à la compagnie d’assurances.

b) Le requérant

29. De son côté, le requérant n’a pas fourni d’observations en réponse, se limitant à renvoyer au contenu de son formulaire de requête.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

30. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui recouvre l’intégrité physique et morale de la personne et peut donc englober de multiples aspects de l’identité d’un individu, tels le nom ou des éléments se rapportant au droit à l’image (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 95-96, CEDH 2012). Cette notion comprend les informations personnelles dont un individu peut légitimement attendre qu’elles ne soient pas publiées sans son consentement (Flinkkilä et autres c. Finlande, no 25576/04, § 75, 6 avril 2010, Saaristo et autres c. Finlande, no 184/06, § 61, 12 octobre 2010). La publication d’une photo interfère dès lors avec la vie privée d’une personne, même si cette personne est une personne publique (Schüssel c. Autriche (déc.), no 42409/98, 21 février 2002). À plus forte raison, la Cour est d’avis que l’enregistrement d’images vidéo constitue également une ingérence dans la vie privée d’un individu.

31. Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion d’indiquer que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, du fait qu’elle dégage son originalité et lui permet de se différencier de ses congénères. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des composantes essentielles de son épanouissement personnel et présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image. Si pareille maîtrise implique dans la plupart des cas la possibilité pour l’individu de refuser la diffusion de son image, elle comprend en même temps le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui. En effet, l’image étant l’une des caractéristiques attachées à la personnalité de chacun, sa protection effective présuppose, en principe, le consentement de l’individu dès sa captation et non pas seulement au moment de son éventuelle diffusion au public. Dans le cas contraire, un attribut essentiel de la personnalité pourrait être détenu par autrui sans que l’intéressé ait la maîtrise sur son éventuel usage ultérieur (voir, mutatis mutandis, Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 40, 15 janvier 2009).

32. La Cour réaffirme en outre que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013). Elles peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux. Cela vaut également pour la protection du droit à l’image contre des abus de la part de tiers (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 57, CEDH 2004‑VI).

33. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports interindividuels relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives. Il existe en effet plusieurs manières différentes d’assurer le respect de la vie privée. La nature de l’obligation de l’État dépendra de l’aspect de la vie privée qui se trouve en cause (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 24, série A no 91 et Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 46, CEDH 2003-III).

34. Dans ce sens, dans des affaires relatives à la divulgation de données à caractère personnel, la Cour a reconnu qu’il convenait d’accorder aux autorités nationales compétentes une certaine latitude pour établir un juste équilibre entre les intérêts publics et privés qui se trouvent en concurrence. Cependant, cette marge d’appréciation va de pair avec un contrôle européen (Funke c. France, arrêt du 25 février 1993, série A no 256-A, § 55) et son ampleur est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu et la gravité de l’ingérence (Z c. Finlande, arrêt du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 348, § 99).

b) Application de ces principes en l’espèce

35. La Cour note que la présente affaire ne porte pas sur la diffusion d’images relatives à la vie quotidienne du requérant, mais exclusivement sur la prise et l’utilisation ultérieure de telles images en tant que moyen de preuve dans le cadre d’un procès civil (voir a contrario, Sciacca c. Italie (no 50774/99, CEDH 2005‑I). De même, les images litigieuses n’avaient pas vocation à être publiées (voir a contrario, Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, § 9, CEDH 2003‑I), leur prise n’ayant pas été effectuée d’une manière systématique ou permanente (voir, a contrario, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 43-44, CEDH 2000‑V).

36. La Cour doit par conséquent examiner la question de savoir si, en l’absence de diffusion des images litigieuses, il y a ou non eu atteinte au droit à la protection de la vie privée du requérant (voir mutatis mutandis Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 38, 15 janvier 2009). Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions invoquées de la Convention (Petrenco c. Moldova, no 20928/05, § 54, 30 mars 2010, Polanco Torres et Movilla Polanco c. Espagne, no 34147/06, § 41, 21 septembre 2010, et Petrov c. Bulgarie (déc.), no 27103/04, 2 novembre 2010).

37. En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant se trouvait sur la voie publique lorsque les scènes furent enregistrées, et qu’il n’y a eu aucune interférence dans son comportement.

38. La Cour ne voit pas de raisons valables de s’écarter de l’approche des tribunaux nationaux. En effet, elle constate que les images litigieuses ont été prises alors que le requérant se livrait à une activité susceptible d’être enregistrée, en l’occurrence la conduite d’une moto pour des déplacements sur la voie publique. De plus, les images furent utilisées exclusivement en tant que moyen de preuve devant un juge. Il n’y avait donc aucun risque d’exploitation ultérieure.

39. La Cour relève par ailleurs que les images du requérant ont été filmées par une agence de détectives privés qui respectait l’ensemble des exigences légales prévues en droit interne pour ce type d’activités : l’agence en question était dûment agréée par l’État et inscrite comme telle dans un registre administratif, et la prise d’images en vue de leur utilisation dans le cadre d’un procès était prévue par l’article 265 du code de procédure civile.

40. Quant au but poursuivi par l’utilisation de la cassette vidéo, la Cour juge raisonnable de considérer que les images enregistrées avaient vocation à contribuer de façon légitime au débat judiciaire, afin de permettre à l’assureur de mettre à la disposition du juge l’ensemble des éléments pertinents. En effet, les images litigieuses contredisaient les affirmations du requérant selon lesquelles il était devenu incapable, à la suite de son accident, de conduire des véhicules à moteur. Dans la mesure où sa demande d’indemnisation était fondée sur cette incapacité, il était nécessaire, de l’avis de la Cour, que tout élément prouvant le contraire pût être soumis au juge. Il y allait de l’intérêt public de garantir à tout justiciable un procès équitable.

41. En ce qui concerne plus particulièrement la non-restitution des cassettes, la Cour constate que, comme le relève le Gouvernement, celles-ci ont été incorporées au dossier judiciaire comme éléments de preuve au procès civil (paragraphe 6 ci-dessus) et rappelle que l’utilisation de ces éléments, dont faisaient partie les enregistrements, resta limitée aux fins du procès et ne donna nullement lieu à leur diffusion publique (voir a contrario, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, § 57, CEDH 2001‑IX).

42. Par conséquent, l’ingérence dans le droit du requérant à sa vie privée n’a pas été disproportionnée à la lumière des exigences de l’article 8 de la Convention. En conséquence, il n’y a pas eu de violation de cette disposition de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-144134
Date de la décision : 27/05/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 8 - Droit au respect de la vie privée et familiale (Article 8-1 - Respect de la vie privée)

Parties
Demandeurs : DE LA FLOR CABRERA
Défendeurs : ESPAGNE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DE LA FLOR CABRERA J.L.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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