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17/04/2014 | CEDH | N°001-142428

CEDH | CEDH, AFFAIRE KAVOURIS ET AUTRES c. GRÈCE, 2014, 001-142428


PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KAVOURIS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 73237/12)

Cette version a été rectifiée le 26 mai 2014

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2014

DÉFINITIF

17/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Kavouris et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée

de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković...

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE KAVOURIS ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 73237/12)

Cette version a été rectifiée le 26 mai 2014

conformément à l’article 81 du règlement de la Cour

ARRÊT

STRASBOURG

17 avril 2014

DÉFINITIF

17/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Kavouris et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

Isabelle Berro-Lefèvre, présidente,
Elisabeth Steiner,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Erik Møse,
Ksenija Turković,
Dmitry Dedov, juges,
et de Søren Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 73237/12) dirigée contre la République hellénique et dont sept ressortissants de cet État, ainsi qu’un ressortissant bulgare et un ressortissant roumain, dont les noms figurent en annexe, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes K. Tsitselikis et A. Spathis, avocats à Thessalonique. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par les délégués de son agent, M. D. Kalogiros, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État, et Mme M. Skorila, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

3. Les requérants allèguent une violation de l’article 3 de la Convention, en raison de leurs conditions de détention à la sous-direction des transferts (υποδιεύθυνση μεταγωγών) de Thessalonique (Diavata), ainsi que de l’article 13 de la Convention.

4. Le 30 janvier 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants furent poursuivis pour différentes infractions au code pénal. Tous furent détenus à la sous-direction des transferts de Thessalonique pendant les périodes suivantes : M. Kavouris du 7 mai au 30 juillet 2012 (2 mois et 23 jours), M. Papadopoulos du 4 avril au 26 juin 2012 (2 mois et 22 jours), M. Kambas du 8 mars au 25 mai 2012 (2 mois et 17 jours), M. Frantzeskakis du 13 février au 14 mai 2012 (3 mois), M. Mouzakidis du 3 avril au 25 mai 2012 (1 mois et 22 jours), M. Tsolakidis du 27 avril au 11 juillet 2012 (2 mois et 14 jours), M. Manolopoulos du 13 juin au 23 juillet 2012 (1 mois et 10 jours), M. Stanoev du 27 avril au 3 août 2012 (3 mois et 6 jours), et M. Baiaram du 27 avril au 27 juillet 2012 (3 mois).

6. À différentes dates, les requérants déposèrent, en vertu de l’article 572 du code de procédure pénale (le CPP), des requêtes auprès du procureur près le tribunal correctionnel de Thessalonique dans lesquelles ils se plaignaient de leurs conditions de détention ; ils ne reçurent aucune réponse.

A. La version des requérants

7. Les requérants indiquent avoir été placés dans une cellule de 40 m² qui, selon eux, accueillait quinze détenus et disposait seulement de neuf lits. Ils soutiennent qu’ils ont dû dormir à même le sol pendant au moins la moitié de la durée de leur détention. Ils ajoutent que cette cellule n’était ni suffisamment éclairée – les vitres des fenêtres étant d’après eux peintes en jaune – ni ventilée, qu’elle était infestée de cafards et de puces, qu’il n’y avait pas de chauffage et que l’eau chaude ne suffisait pas pour tous les détenus. Ils soutiennent qu’il n’y avait aucune possibilité pour eux de marcher ou de faire de l’exercice, que les couvertures mises à disposition n’étaient jamais nettoyées et qu’il était impossible de laver les vêtements ou le linge de lit. Ils indiquent de plus que la somme de 5,87 euros (EUR) allouée par jour et par détenu pour la nourriture ne suffisait pas à satisfaire leurs besoins alimentaires.

B. La version du Gouvernement

8. Le Gouvernement indique que les cellules de la sous-direction des transferts de Thessalonique sont situées au rez-de-chaussée d’un bâtiment de deux étages, que l’espace est aménagé en six cellules identiques ayant chacune une superficie de 59 m², douche et toilettes incluses, et que chaque cellule contient neuf lits. Il précise que le nombre de détenus dans chaque cellule évolue continuellement au cours de la journée en fonction des transferts programmés et de ceux imprévus, que le bâtiment est équipé d’un système de chauffage central et qu’il y a de l’eau chaude pendant toute l’année. Il ajoute que les literies, à savoir les couvertures, sont lavées régulièrement et notamment au mois de mai dans les machines à laver de la prison de Thessalonique avant d’être stockées à la sous-direction des transferts en vue de la prochaine saison hivernale. Il indique également que des téléviseurs sont installés dans le couloir central, devant les cellules, de sorte que les détenus puissent en bénéficier visuellement, et que, en outre, il est possible de détenir dans les cellules des postes de radio et des journaux.

9. En ce qui concerne l’alimentation, le Gouvernement précise qu’une somme de 5,87 EUR est prévue par jour et par détenu, et que la sous-direction des transferts de Thessalonique fournit quotidiennement aux détenus des repas préparés par une société de restauration sélectionnée à la suite d’un appel d’offres.

10. Le Gouvernement précise également que le médecin qui est de permanence au centre médical de Thessalonique est disponible pour donner les premiers secours aux détenus malades et que, s’il ne peut pas traiter un cas, le détenu concerné est envoyé à l’hôpital de garde de la ville.

II. LE DROIT INTERNE ET LA PRATIQUE NATIONALE ET INTERNATIONALE

A. Le code pénitentiaire

11. Les articles pertinents en l’espèce du code pénitentiaire disposent :

Article 1

« 1. Les règles qui suivent régissent les conditions et les circonstances de l’exécution des peines et des mesures de sûreté (...) conformément à la Constitution, aux conventions internationales, aux lois et aux actes réglementaires édictés en vertu de celles-ci.

2. Sont considérées comme [des] détenus les personnes qui purgent des peines privatives de liberté, celles auxquelles s’appliquent les articles 69 [détention de criminels irresponsables] et 71 [admission des alcooliques et toxicomanes dans un établissement thérapeutique] du code pénal, ainsi que les détenus provisoires et ceux qui sont détenus en application des articles 16 [catégories spécifiques de détenus] et 17 [autres catégories de détenus] du présent code.

(...)

4. Les « établissements de détention » sont ceux qui sont définis au Troisième Chapitre du présent code. »

Article 15

« 1. Les personnes placées dans les établissements de détention, soit en application d’un mandat d’arrêt ou d’un mandat de placement en détention provisoire, soit en application d’une décision de la chambre d’accusation, séjournent dans des secteurs séparés, destinés aux femmes ou aux hommes, ou dans des espaces particuliers, séparés des autres détenus (...)

2. Les conditions de détention des personnes mises en examen dans la prison s’approchent dans la mesure du possible [des conditions] de la vie en liberté. [Ces personnes] ne sont [pas] soumises à des restrictions de leur liberté autres que celles qui sont nécessaires pour le bon déroulement de l’instruction (...) »

Article 19

« 1 Les établissements de détention se distinguent en : a) généraux, b) spéciaux et c) thérapeutiques.

2. Les établissements de détention généraux se distinguent en établissements de type A, de type B et de type C. Dans les établissements de type A sont placés les prévenus, ceux qui sont détenus pour des dettes et ceux qui ont été condamnés à une peine d’emprisonnement. Dans les établissements de type B sont placés tous les autres détenus, sous réserve de l’alinéa suivant. Dans les établissements de type C (...) sont placés les détenus qui purgent une peine de réclusion à perpétuité ou de dix ans minimum et [qui] sont considérés comme particulièrement dangereux pour la coexistence normale dans les établissements d’un autre type (...)

3. Les établissements spéciaux sont les prisons agricoles, la "Centrale du matériel pénitentiaire", les établissements pour les jeunes et les établissements semi-ouverts (...) »

B. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil

12. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil se lit comme suit :

Article 105

« L’État est tenu de réparer les dommages causés par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si les actes ou omissions [en question] ont eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. L’organe fautif est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

13. Par deux arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010, le Conseil d’État admit qu’une personne détenue pour cause de dette envers un tiers et placée, en violation de l’article 1050 § 2 du code de procédure civile, dans la même cellule que des personnes condamnées pour des infractions pénales avait subi un dommage moral et avait à ce titre, en application de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et de l’article 57 du code civil, droit à une indemnité. Il indiqua que la déclaration de la nullité de la détention de l’intéressé et sa mise en liberté ne constituaient pas une cause de disparition du dommage moral subi par celui-ci pendant sa détention. Il précisa en outre que le manque de lieux de détention appropriés à la détention des personnes condamnées pour dettes envers des tiers ne pouvait justifier une exonération partielle ou totale de la responsabilité de l’État. Il jugea également que, aux fins de déterminer le montant de l’indemnité à octroyer à l’intéressé, il fallait tenir compte des conditions de détention de ce dernier. Il ajouta cependant que, l’appréciation desdites conditions ne pouvait conduire à exclure tout préjudice moral, étant donné que celui-ci naissait de la seule illégalité de la privation de liberté de l’intéressé, et ce indépendamment de l’appréciation en question. Dans les deux arrêts susmentionnés, la haute juridiction considéra ainsi que les intéressés avaient été, du fait de leur détention avec des personnes condamnées pour des infractions pénales, exposés à des invectives, insultes, atteintes à leur intégrité physique et autres violences, ces divers agissements visant surtout les personnes non considérées comme auteurs d’infractions pénales dans de tels lieux de détention.

14. Par deux arrêts nos 463/2006 et 1601/2009, la cour administrative d’appel d’Athènes jugea que les demandeurs dans ces affaires avaient subi un dommage moral en raison d’une atteinte à leur droit à leur personnalité (article 57 du code civil). Elle considéra que les demandeurs, bien que condamnés pour des dettes de nature commerciale, avaient été détenus dans le même espace que des personnes qui avaient été condamnées pour des infractions pénales, en méconnaissance de l’article 1050 du code de procédure civile, et elle leur accorda une indemnité.

15. Par un jugement no 16823/2011, le tribunal administratif d’Athènes examina l’action d’un demandeur, fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et l’article 27 du code pénitentiaire, par laquelle celui-ci réclamait une indemnité en raison d’une erreur médicale qui aurait été commise par les médecins du dispensaire de la prison de Korydallos. Le tribunal rejeta l’action au fond au motif que les preuves apportées par le demandeur n’avaient pas permis d’établir d’erreur médicale.

16. Par un jugement no 14073/2012, le tribunal administratif d’Athènes se prononça également sur une action fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et par laquelle le demandeur sollicitait une indemnité pour détention illégale au commissariat de police de Paleo Faliro. Le demandeur se plaignait d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention et dénonçait aussi ses conditions de détention (l’intéressé aurait été détenu au sous-sol du commissariat, dans une cellule ne disposant ni d’un lit ni de toilettes, sans lumière naturelle et sans aération, et sans avoir ni la possibilité de sortir ni de faire de l’exercice physique). Le tribunal administratif conclut à une violation de l’article 5 de la Constitution et de l’article 5 de la Convention, mais non de l’article 3 de cette dernière : il considéra que le requérant ne prouvait pas la véracité de ses allégations, et il releva que le commissariat de police de Paleo Faliro n’était mentionné ni dans la déclaration publique du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitement inhumains ou dégradants du 15 mars 2011, ni dans le rapport du 5 juillet 2011 établi par la Commission nationale des droit de l’homme et relatif aux conditions de détention en Grèce. Le tribunal observa en outre que ces documents, dont le requérant n’avait pas fourni de traduction officielle, ne pouvaient pas servir pour tirer des conclusions sur le plan judiciaire.

17. Par ailleurs, bien que n’ayant pas été rendu dans le cadre d’une action fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, le jugement no 682/2012 du tribunal correctionnel d’Igoumenitsa admit que les quinze accusés qui s’étaient évadés d’un centre de rétention avaient violé l’article 173 du code pénal (évasion de détenus). Toutefois, le tribunal acquitta les intéressés, considérant que leurs conditions de détention enfreignaient les articles 3, 8 et 13 de la Convention, ainsi que l’article 2 § 1 de la Constitution (respect et protection de la valeur de la personne), et que ceux-ci avaient agi pour se protéger dans une situation d’urgence.

C. Le code de procédure pénale

18. L’article 284 du CPP prévoit :

« 1. Celui qui fait l’objet d’un mandat de détention provisoire est conduit à la prison réservée aux prévenus et est présenté au directeur de celle-ci (...). »

D. Le décret présidentiel no 141/1991 relatif aux compétences des organes du ministère de l’Ordre public

19. L’article 66 § 6 du décret présidentiel no 141/1991 est ainsi libellé :

« Il n’est pas permis de détenir des prévenus et des condamnés dans les commissariats de police, excepté pendant le temps absolument nécessaire à leur transfert en prison ou lorsque leur transfert immédiat vers une prison n’est pas possible. »

E. La pratique nationale et internationale

20. La Cour se réfère à ce sujet notamment aux paragraphes 19-22 de l’arrêt Aslanis c. Grèce (no 36401/10, 17 octobre 2013).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

21. Les requérants allèguent que leurs conditions de détention étaient contraires à l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, faute pour les requérants d’avoir introduit une action fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, cette disposition permettant d’après lui de soulever tout grief relatif à des conditions de détention. Il ajoute que tout plaignant peut demander au tribunal, d’une part, de constater la violation de l’article 3 de la Convention et des dispositions pertinentes du droit interne, et, d’autre part, de lui accorder une indemnité tant pour le préjudice matériel que moral qu’il peut avoir subi. Se référant aux arrêts nos 2893/2008 et 1215/2010 du Conseil d’État et aux arrêts et jugements nos 463/2006, 1601/2009, 16823/2011, 14073/2012 et 682/2012 des juridictions du fond, il estime que la volonté des autorités judiciaires d’examiner les plaintes relatives aux actes illégaux de l’État résultant de conditions de détention est établie.

23. Le Gouvernement souligne que la présente requête a été introduite devant la Cour le 15 novembre 2012, soit après que la détention des requérants au centre des transferts de Thessalonique eût pris fin, ce qui – d’après lui – ne permettrait pas de modifier les conditions de détention dénoncées. Il indique, en revanche, que le délai de prescription d’un recours indemnitaire sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil est de cinq ans et que les requérants disposeraient donc encore d’environ cinq ans pour faire usage de cette action.

24. Se prévalant de certains arrêts de la Cour, les requérants soutiennent que l’action prévue à l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’est pas un recours susceptible de remédier à la violation de l’article 3 de la Convention. Quant aux décisions des juridictions grecques mentionnées par le Gouvernement et aux actions qui en étaient à l’origine, ils considèrent qu’elles ne constituent pas un cadre qui pourrait fournir un remède effectif et rapide à des allégations de violation de l’article 3 de la Convention similaires à celles de la présente espèce, à savoir des allégations portant sur les conditions de détention dans les commissariats de police – ce problème revêtant, d’après les intéressés, un caractère structurel.

25. La Cour rappelle que, s’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, l’article 35 § 1 de la Convention prévoit une répartition de la charge de la preuve. Le gouvernement défendeur doit ainsi convaincre la Cour que le recours dont il invoque l’existence était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV, et Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006-II).

26. À ce titre, la Cour a déjà considéré dans l’arrêt Ananyev et autres c. Russie (nos 42525/07 et 60800/08, § 98, 10 janvier 2012) que, pour qu’un système de protection des droits des détenus garantis par l’article 3 de la Convention soit effectif, les recours préventifs et les recours indemnitaires doivent coexister de façon complémentaire. L’importance particulière de cette disposition impose que les États établissent, au-delà d’un simple recours indemnitaire, un mécanisme effectif permettant de mettre rapidement un terme à tout traitement contraire à l’article 3 de la Convention. À défaut d’un tel mécanisme, la perspective d’une possible indemnisation risquerait de légitimer des souffrances incompatibles avec cet article et d’affaiblir sérieusement l’obligation des États de mettre leurs normes en accord avec les exigences de la Convention (ibidem, § 98).

27. La Cour considère cependant que, s’agissant de l’épuisement des voies de recours internes, la situation peut être différente entre, d’une part, une personne qui a été détenue dans des conditions qu’elle estime contraires à l’article 3 de la Convention et qui saisit la Cour après sa mise en liberté et, d’autre part, un individu qui la saisit alors qu’il est toujours détenu dans les conditions dénoncées par lui.

28. En l’espèce, la Cour observe que la détention des requérants, qui étaient tous placés à la sous-direction des transferts de Thessalonique, a pris fin avant que ceux-ci n’introduisent leur requête. En saisissant la Cour le 15 novembre 2012, les intéressés ne visaient de toute évidence pas à empêcher la continuation de leur détention dans des conditions, comme ils l’allèguent, inhumaines ou dégradantes, mais à obtenir un constat postérieur de violation de l’article 3 de la Convention par la Cour et, le cas échéant, une indemnité pour le dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

29. La Cour rappelle aussi que, dans son arrêt A.F. c. Grèce (no 53709/11, §§ 55-60, 13 juin 2013), elle a estimé qu’il convenait d’examiner si les dispositions d’un texte législatif ou réglementaire susceptibles d’être invoquées aux fins d’une action en application de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil étaient rédigées en termes suffisamment précis et garantissaient des droits « justiciables ». En l’espèce, elle constate que tel est le cas de plusieurs dispositions du code pénitentiaire qui correspondent aux droits dont les requérants allèguent la violation.

30. Toutefois, la Cour note que le code pénitentiaire ne s’applique pas en matière de détention dans les commissariats de police, comme cela ressort des articles 1 et 19 dudit code, et que, du reste, le Gouvernement l’admet expressément dans ses observations dans la présente affaire. Quant aux décisions de justice mentionnées par le Gouvernement, elle relève que presque aucune d’entre elles ne soulevait des griefs analogues à ceux des requérants en l’espèce : la seule décision qui s’en rapprochait, à savoir le jugement no 14073/2012 du tribunal administratif d’Athènes, n’a pas permis de trancher la question étant donné que les motifs fondant ce jugement laissent plusieurs doutes quant à l’effectivité de l’invocation de la Convention dans ce contexte.

31. La Cour rejette donc l’exception de non-épuisement du Gouvernement.

Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

32. Le Gouvernement souligne que certaines allégations des requérants constituent des déclarations abstraites, comme l’affirmation que les toxicomanes et les personnes détenues pour cause de dette ne sont pas séparés des autres personnes et celle relative à l’absence de psychologues et de psychiatres. Il soutient que les cellules occupées par les requérants avaient accueilli, pendant les périodes en cause, un nombre total de détenus compris entre sept et dix-neuf, précisant que ce dernier nombre avait été atteint exceptionnellement.

33. Le Gouvernement souligne par ailleurs que, chaque fois qu’un des requérants avait demandé à être soumis à un examen médical, la réaction du personnel de la sous-direction des transferts de Thessalonique avait été immédiate : selon lui, M. Kavouris avait été transféré au centre de santé de Nea Ionia le 19 juillet 2012, M. Papadopoulos à l’hôpital Aghios Dimitrios le 9 juin 2012, M. Kambas au service ophtalmologique de l’hôpital Papanikolaou les 21 juin et 10 juillet 2012, et M. Stanoev à l’hôpital Papageorgiou le 20 juillet 2012.

34. Les requérants soutiennent qu’ils n’avaient pas la possibilité de marcher à l’extérieur de la cellule, ainsi que d’avoir de repas d’une qualité nutritionnelle suffisante. Ils indiquent aussi qu’ils vivaient dans un espace de moins de 3 m² et que la literie, les toilettes et la douche se trouvaient dans un état de saleté extrême. Ils rappellent que la Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans plusieurs autres affaires grecques qui, d’après eux, soulevaient le même problème.

35. La Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de l’espèce, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, parmi d’autres, Van der Ven c. Pays-Bas, no 50901/99, § 47, CEDH 2003‑II). La Cour a ainsi jugé qu’un traitement était « dégradant » en ce qu’il était de nature à inspirer à ses victimes des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à les humilier et à les avilir (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 92, CEDH 2000‑XI).

36. La Cour rappelle également que les mesures privatives de liberté s’accompagnent inévitablement de souffrance et d’humiliation. S’il s’agit là d’un état de fait inéluctable qui, en tant que tel et à lui seul n’emporte pas violation de l’article 3 de la Convention, cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła, précité, §§ 92-94, et Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 119, CEDH 2006‑IX).

37. La Cour note qu’elle a déjà eu à connaître, à plusieurs reprises, d’affaires relatives aux conditions d’emprisonnement dans des locaux de police de personnes mises en détention provisoire ou détenues en vue de leur expulsion, et qu’elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention dans ces affaires (Siasios et autres c. Grèce, no 30303/07, 4 juin 2009, Vafiadis c. Grèce, no 24981/07, 2 juillet 2009, Shuvaev c. Grèce, no 8249/07, 29 octobre 2009, Tabesh c. Grèce, no 8256/07, 26 novembre 2009, Efremidi c. Grèce, no 33225/08, 21 juin 2011, et Aslanis c. Grèce, no 36401/10, 17 octobre 2013). Mises à part les déficiences particulières quant à la détention des intéressés dans chacune des affaires précitées, ayant notamment trait au surpeuplement, au manque d’espace extérieur pour se promener, à l’insalubrité et à la qualité de la restauration, la Cour a fondé son constat de violation de l’article 3 de la Convention sur la nature même des commissariats de police, lesquels sont des lieux destinés à accueillir des personnes pour une courte durée. Ainsi, des durées de détention provisoire au sein des commissariats de police, comprises entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la Convention (Siasios et autres, § 32, Vafiadis, §§ 35-36, Shuvaev, § 39, Tabesh, § 43, Efremidi, § 41, et Aslanis § 39, précités).

38. La Cour relève qu’en l’espèce les requérants ont été détenus pendant des périodes comprises entre un et trois mois environ (paragraphe 5 ci-dessus) dans les locaux de la sous-direction des transferts de Thessalonique, soit dans des locaux qui, de par leur nature même, ne sont pas adaptés aux besoins d’une incarcération prolongée (Kaja c. Grèce, no 32927/03, § 49, 27 juillet 2006, et Efremidi, ibidem).

39. Par ailleurs, la Cour note que tous les requérants étaient des prévenus, et que l’article 284 du CPP dispose que celui qui fait l’objet d’un mandat de détention provisoire est conduit aux prisons réservées aux prévenus. Elle relève également que l’article 66 § 6 du décret présidentiel no 141/1991 dispose que la détention dans les commissariats de prévenus et de condamnés est permise uniquement pour le temps strictement nécessaire à leur transfert vers les établissements pénitentiaires ou lorsque leur transfert immédiat n’est pas possible.

40. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour considère que le Gouvernement n’a exposé aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente, dans la présente affaire, de celle à laquelle elle est parvenue dans les affaires précitées. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 3 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

41. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas avoir disposé dans l’ordre juridique interne d’un recours effectif leur permettant de se plaindre de leurs conditions de détention.

42. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable. En outre, compte tenu de sa conclusion relative à l’exception de non-épuisement de voies de recours internes (voir paragraphes 29 et 30 ci-dessus), la Cour estime que celles mentionnées en l’espèce par le Gouvernement ne répondaient pas aux exigences de l’article 13 de la Convention. Il y a donc eu violation de cette disposition.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

44. Les requérants réclament chacun 5 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi.

45. Le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante.

46. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants la somme réclamée au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

47. Les requérants demandent conjointement 1 500 EUR pour les frais et dépens exposés devant la Cour.

48. Le Gouvernement souligne que la facture présentée par l’avocat des requérants a été émise seulement au nom du premier plaignant, qui est par conséquent, aux yeux du Gouvernement, le seul à pouvoir prétendre à une indemnisation à ce titre. Il estime par ailleurs qu’une somme de 300 EUR serait raisonnable pour une affaire de ce type.

49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR pour la procédure engagée devant elle et l’accorde aux requérants.

C. Intérêts moratoires

50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à chacun des requérants pour dommage moral,

ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Søren NielsenIsabelle Berro-Lefèvre
GreffierPrésidente

ANNEXE

1. Ioannis KAVOURIS, ressortissant grec né le 12 mars 1984
2. Georgios PAPADOPOULOS, ressortissant grec né le 23 avril 1982
3. Athanasios KAMBAS, ressortissant grec né le 23 décembre 1948
4. Mihail FRANTZESKAKIS, ressortissant grec né le 31 janvier 1970[1]
5. Petros MOUZAKIDIS, ressortissant grec né le 6 mars 1978
6. Dimitrios TSOLAKIDIS, ressortissant grec né le 21 janvier 1976
7. Antonios MANOLOPOULOS, ressortissant grec né le 28 mars 1964[2]
8. Ivaylo STANOEV, ressortissant bulgare né le 7 janvier 1977
9. Ion BAIARAM, ressortissant roumain né le 30 mai 1989

* * *

[1] Rectifié le 26 mai 2014: le nom était Antonios FRANTZESKAKIS.

[2] Rectifié le 26 mai 2014: le nom était Konstantinos MANOLOPOULOS.


Synthèse
Formation : Cour (premiÈre section)
Numéro d'arrêt : 001-142428
Date de la décision : 17/04/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant;Traitement inhumain) (Volet matériel);Violation de l'article 13 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif)

Parties
Demandeurs : KAVOURIS ET AUTRES
Défendeurs : GRÈCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TSITSELIKIS K. ; SPATHIS A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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