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15/04/2014 | CEDH | N°001-142396

CEDH | CEDH, AFFAIRE CÜLAZ ET AUTRES c. TURQUIE, 2014, 001-142396


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CÜLAZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 7524/06 et 39046/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 avril 2014

DÉFINITIF

15/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Cülaz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,

Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mars 2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE CÜLAZ ET AUTRES c. TURQUIE

(Requêtes nos 7524/06 et 39046/10)

ARRÊT

STRASBOURG

15 avril 2014

DÉFINITIF

15/07/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Cülaz et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Peer Lorenzen,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

après en avoir délibéré en chambre du conseil le 25 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 7524/06 et 39046/10) dirigées contre la République de Turquie et dont 18 ressortissants de cet État – Mevlüde Cülaz, Kazım Cülaz, Mahmut Cülaz, Haşim Cülaz, Selahattin Cülaz, Fatma Özdemir, Ayfel Özdemir, İsmail Özdemir, Halil Özdemir, Mahmut Özdemir, Zeynep Demirhan, Yusuf Demirhan, Fatma Akıl, Taybet Akıl, Sariye Akıl, Peyruze Akıl, Yasin Akıl et, uniquement, Lokman Şimşek pour la requête no 39046/10 (« les requérants ») – ont saisi la Cour, le 28 janvier 2006 et le 15 avril 2010 respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me T. Elçi, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Les requérants alléguaient une violation des articles 2, 3, 5 et 13 de la Convention.

4. Le 8 juillet 2010 et le 19 octobre 2011 respectivement, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants, dont les noms, années de naissance et lieux de résidence sont indiqués en annexe, sont des ressortissants turcs résidant à Silopi, à l’exception de Lokman Şimşek, qui réside en Belgique, à Bruxelles.

6. À l’époque des faits, les requérants habitaient le village de Görümlü ou le hameau de Derecik, près de Silopi (Şırnak).

A. L’arrestation et la disparition des proches des requérants

7. Dans la nuit du 13 au 14 juin 1993, un affrontement armé eut lieu entre des membres du PKK et les forces de l’ordre aux environs de la gendarmerie de Görümlü. Le lendemain, des opérations militaires furent menées dans les environs de Görümlü. Le village de Selçik, situé à quelques kilomètres, fut détruit par les militaires et les villageois furent contraints à l’exil. Les événements concernant la destruction du village de Selçik sont exposés dans l’affaire Ali Sencar et autres c. Turquie ((déc.), no 52082/99, 1er juin 2006).

8. Dans un rapport établi le 13 juin 1993 à 23 h 45, le commandement de la gendarmerie de Silopi relata en substance les faits comme suit :

– Près du village de Görümlü, à Kesiktepe, les gendarmes avaient été attaqués par un groupe de terroristes de cent cinquante personnes ; l’affrontement armé avait duré trois heures environ ; à l’issue de cet affrontement, six soldats avaient été tués et treize autres soldats avaient été blessés ; le groupe de terroristes avait pris la fuite.

9. Dans un rapport complémentaire établi le 18 juin 1993, le commandement de la gendarmerie de Silopi précisa qu’à la suite de l’affrontement armé du 13 juin 1993 à Görümlü, deux terroristes avaient été arrêtés.

10. Le 14 juin 1993, les proches des requérants, MM. Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et İbrahim Akıl (qui était l’imam du village), furent arrêtés sous les yeux des villageois et placés en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Görümlü. MM. Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek, d’origine chaldéenne et habitant le hameau de Derecik, et M. Abdurrahman Kayek furent également placés en garde à vue. Des croix prises chez Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek furent accrochées au cou d’İbrahim Akıl et celui-ci fut contraint de marcher ainsi dans le village, sous les injures des militaires. Les villageois furent également témoins de l’arrestation de ces deux personnes et virent les gendarmes les emmener à la gendarmerie de Görümlü.

11. Placé en garde à vue au bataillon de Görümlü, Abdurrahman Kayek fut libéré le soir de son arrestation. Il se rendit au domicile du muhtar Ahmet Tamyer ; il présentait sur tout le corps des lésions, pour lesquelles des soins lui furent prodigués. Abdurrahman Kayek déclara que les autres personnes arrêtées avec lui avaient également été torturées. Le muhtar ainsi que les proches des personnes arrêtées demandèrent aux gendarmeries de Görümlü et de Silopi quel serait le sort de leurs parents encore en garde à vue. Les gendarmes leur répondirent que ces personnes n’étaient plus en garde à vue. Par la suite, Abdurrahman Kayek partit s’installer dans le nord de l’Irak.

12. Selon ses dires, après l’arrestation de ses proches, Lokman Şimşek demanda des nouvelles sur leur sort aux gendarmeries de Görümlü, Silopi et Şırnak, en vain.

13. Le 10 juillet 1993, le gendarme H.Y. entendit Osman, le muhtar du village de Koyunören. Celui-ci déclara que, le 13 juin 1993, un affrontement armé avait eu lieu entre les membres du PKK près du village de Görümlü et qu’après l’affrontement les militaires étaient venus jusqu’au village, et qu’ils avaient fouillé les maisons. Il précisa qu’il n’avait été porté atteinte ni à la vie des personnes ni aux biens de son village.

14. Le 19 juillet 1993, à l’initiative de l’avocat Tahir Elçi, l’organisation non gouvernementale Amnesty International ouvrit une campagne portant sur les personnes placées en garde à vue et disparues à Görümlü en juin 1993. Dans le cadre de cette campagne, des lettres furent envoyées au président de la République, au ministre des Affaires étrangères, au ministre de l’Intérieur, et au commandement général de la gendarmerie pour que la vie des personnes disparues soit protégée et que les mesures nécessaires soient prises. Par ailleurs, les noms des proches des requérants sont inclus dans la liste des personnes disparues figurant dans le rapport annuel de 1994 de la Fondation pour les droits de l’homme de Turquie.

15. Les 1er, 2 et 3 août 1993, le quotidien Sabah publia une interview du général M.S., commandant de la gendarmerie de Şırnak à l’époque des faits. Celui-ci y rapportait qu’on avait retrouvé les corps d’un imam portant une croix passée autour du cou et d’hommes non circoncis. Selon le général, ces personnes avaient été tuées par une organisation d’origine arménienne.

16. Le 22 mai 1995, le procureur de la République demanda au commandement de la gendarmerie de Silopi de mener des investigations sur l’hypothèse d’un enlèvement ou d’un enrôlement de Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek par l’organisation dite PKK, et de le tenir informé tous les mois.

17. En mars 2003, les requérants informèrent de nouveau Amnesty International de la disparition de Şemdin Cülaz, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek, İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan et Halit Özdemir.

B. Les démarches effectuées séparément par certains requérants auprès des autorités nationales

18. Après l’arrestation de leurs proches, les requérants demandèrent des nouvelles de leur sort aux gendarmeries de Görümlü, Silopi et Şırnak, en vain. Quelques mois plus tard, le général d’armée M.S. réunit les muhtar de Silopi et des environs à Şırnak. Au cours de cette réunion, le général demanda une coopération des citoyens avec les autorités étatiques dans le combat contre le terrorisme dans la région. Le muhtar A.T. demanda au général quel était le sort des personnes arrêtées ; le général répondit que ces personnes étaient des terroristes.

1. Les proches de Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek

19. Mme Güle Heylan Şimşek – décédée le 10 juin 1994, et qui était l’épouse de Hamdo Şimşek et la mère de Hükmet Şimşek – s’adressa d’abord verbalement à différentes autorités étatiques au sujet de l’arrestation de son époux et de son fils par les militaires et de leur disparition depuis lors.

20. Le 30 décembre 1993, elle déposa une plainte devant le procureur de la République de Silopi. Elle y exposait que, sept mois plus tôt, son mari et son fils avaient été arrêtés par les militaires du bataillon établi à Görümlü et qu’elle n’avait plus eu de nouvelles d’eux depuis lors.

21. Le 31 décembre 1993, sur instruction du procureur de la République, elle fut entendue par la gendarmerie. Elle réitéra le contenu de sa déposition en ajoutant qu’à l’époque des faits, les militaires avaient perquisitionné son village et arrêté son mari et son fils, dont elle restait sans nouvelles depuis.

22. Le 2 février 1994, la gendarmerie de Silopi établit un procès-verbal indiquant que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek ne figuraient pas dans leurs registres des gardes à vue, et qu’il ressortait d’une demande d’informations adressée à leur sujet aux unités militaires voisines que ces personnes n’avaient pas été placées en garde à vue.

23. Un procès-verbal établi le 25 mai 1994 indiqua :

– que selon les recherches menées, il n’y avait pas de trace de Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek dans les registres de garde à vue de Görümlü ni des autres unités militaires avoisinantes ;

– que Lokman Şimşek, autre fils de Hamdo Şimşek, était – sous le nom de code « Cihat » – un adjoint du commandant de l’unité du PKK évoluant dans la montagne de Cudi depuis cinq ans ;

– que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek avaient aussi rejoint les rangs du PKK.

24. Le 23 décembre 1994, la gendarmerie de Görümlü établit un procès‑verbal indiquant que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek ne se trouvaient pas au village et qu’ils étaient décédés.

25. Le 16 mars 1995, le procureur de la République de Silopi demanda au commandement de la gendarmerie de Silopi de mener les recherches nécessaires au sujet de la disparition ou de l’enlèvement de Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek et de le tenir informé.

26. Le 3 avril 1995, le commandement de la gendarmerie de Silopi informa le procureur de la République que les personnes concernées avaient quitté le village deux ans plus tôt et qu’il n’y avait plus de nouvelles à leur sujet.

27. Le 28 septembre 1995, à la suite de la plainte du 30 décembre 1993, le procureur de la République de Silopi rendit une ordonnance de non-lieu (1995/373-349). Dans les motifs de sa décision, le procureur indiquait :

– que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek n’avaient pas été placés en garde à vue, et qu’un autre fils de Hamdo Şimşek, Lokman Şimşek, avait rejoint les rangs du PKK ;

– que la plaignante, Güle Heylan Şimşek, était décédée le 10 juin 1994 ;

– que, selon les informations données par la gendarmerie, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek avaient rejoint les rangs du PKK ;

– que le dossier de l’enquête avait été envoyé le 12 avril 1995 au procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır ;

– que, le 1er mai 1995, au constat de l’absence d’éléments indiquant que les personnes disparues auraient rejoint les rangs du PKK, le dossier de l’enquête avait été renvoyé au parquet de Silopi ;

– que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek, de confession chrétienne, n’avaient plus aucune famille au village de Görümlü puisque tous avaient quitté la Turquie en raison du terrorisme ;

– que Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek avaient pu partir à l’étranger, dans la mesure où il n’y avait aucune preuve de leur placement en garde à vue par les forces de sécurité ou de leur enlèvement par d’autres personnes.

D’après les éléments du dossier, cette ordonnance de non-lieu n’a pas été notifiée à Güle Heylan Şimşek, et n’a pas été contestée.

28. Le 14 avril 2010, en se référant à la plainte pénale déjà déposée par sa mère (1995/349), Lokman Şimşek, fils de Hamdo Şimşek et frère de Hükmet Şimşek, déposa une nouvelle plainte (1995/373) devant le procureur de la République de Silopi, en demandant que les deux plaintes soient examinées ensemble. Il y précisa que la plainte déposée par sa mère s’était conclue par une ordonnance de non-lieu rendue le 28 septembre 1995.

2. Les proches de Mehmet Salih Demirhan

29. Le 4 octobre 2000, Zeynep Demirhan, épouse de Mehmet Salih Demirhan, saisit le tribunal de grande instance de Silopi d’une action tendant au constat de la disparition de son époux (gaiplik kararı). Dans sa demande, elle exposait que son époux avait été arrêté par les militaires et qu’elle n’avait plus de nouvelles de lui depuis son arrestation, et qu’en 1993 elle avait publié une annonce dans un quotidien au sujet de cette disparition.

30. Le 13 janvier 2003, le procureur de la République de Silopi établit un procès-verbal selon lequel il n’avait pas trouvé de trace d’une éventuelle plainte déposée par les familles Şimsek et Demirhan à la suite de la disparition supposée de leurs proches.

31. Le 21 mars 2003, le procureur de la République de Silopi entendit Ali Demirhan, père de Mehmet Salih Demirhan, par l’intermédiaire d’un interprète. Celui-ci déclara ce qui suit :

– Les militaires étaient venus au domicile de son fils un matin de bonne heure et l’avaient arrêté ; il s’était adressé verbalement à plusieurs reprises au procureur de la République, mais n’avait obtenu aucune information ; il ne savait pas où était son fils ni s’il était en Irak, au camp d’Ertuş.

32. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Ali Demirhan, qui habitait le village de Görümlü. Il déclara ce qui suit :

– En juin 1993, un affrontement armé avait eu lieu entre des terroristes et le bataillon de Görümlü ; à l’issue de l’affrontement, les militaires avaient fouillé sa maison et arrêté son fils Mehmet Salih Demirhan, ainsi que d’autres personnes ; le surlendemain, il avait demandé des nouvelles à un gendarme du nom de H., de la gendarmerie de Görümlü ; il avait également fait une demande écrite au sujet de l’arrestation de son fils, demande qui était restée sans réponse ; depuis le placement en garde à vue de son fils, il n’avait plus eu de ses nouvelles.

33. Le 17 novembre 2009, Nurettin Demirhan, fils de Mehmet Salih Demirhan, demanda, en plus de l’audition de Y.Ö., celle de N.O. – dont il indiquait l’adresse –, concernant la disparition de son père.

3. Les proches de Halit Özdemir

34. Le 15 janvier 2003, la gendarmerie de Görümlü entendit Hamza Özdemir, frère de Halit Özdemir. Celui-ci déclara ce qui suit :

– Il travaillait à Istanbul entre 1989 et 1999. Ses proches qui se trouvaient au village lui avaient dit qu’à la suite d’un affrontement armé entre militaires et terroristes, des soldats avaient été tués et d’autres blessés, et que son frère Halit Özdemir avait été placé en garde à vue avec d’autres villageois. Depuis lors, il n’avait plus de nouvelles de son frère. Une plainte avait été déposée en ce sens devant le procureur de la République de Silopi. Son frère avait une arme, pour laquelle il avait un permis. Cette arme lui avait été confisquée par les militaires à l’époque des faits.

35. Dans un procès-verbal établi le 15 janvier 2003 par la gendarmerie et – supposément – le muhtar İ.B., à la demande du procureur de la République du 30 décembre 2002, il fut indiqué :

– que Şemdin Cülaz, Abdurrahman Kayık, Hükmet Şimşek, Halit Özdemir, Mehmet Salih Demirhan et İbrahim Akıl avaient aidé et assisté l’organisation terroriste PKK-KADEK ;

– qu’ils avaient quitté la région et étaient partis en Irak, au camp d’Ertuş.

36. Le 10 mars 2003, le procureur de la République entendit İ.B., le muhtar de Görümlü à l’époque des faits. Celui-ci contesta le contenu du procès-verbal établi le 15 janvier 2003. Il déclara ceci :

– À la suite des faits litigieux, les militaires en poste dans la région à l’époque des faits leur avaient dit que les personnes arrêtées avaient rejoint les rangs du PKK. Il ne savait pas où se trouvaient ces personnes.

37. Le 21 mars 2003, le procureur de la République entendit Abdulkerim Özdemir, frère de Halit Özdemir. Il déclara ceci :

– Il ne savait pas où se trouvait son frère ; il n’avait plus de nouvelles de lui depuis son arrestation à la date des faits litigieux.

38. Le 21 mars 2003, le parquet de Silopi entendit Abdulkerim Özdemir, qui déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, des terroristes avaient attaqué une base militaire à Görümlü ; le lendemain matin, les militaires étaient venus au village et avaient placé son frère en garde à vue ; il ne savait pas ce qu’il était advenu de lui et n’avait plus eu de ses nouvelles depuis lors ; quant à l’allégation selon laquelle son frère aurait rejoint les rangs du PKK et se trouverait en Irak, au camp d’Ertuş, il n’en savait rien.

39. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Abdulkerim Özdemir et Mihyedin Özdemir, sœur de Halit Özdemir, habitant à Görümlü. Ils déclarèrent tous deux ce qui suit :

– En juin 1993, un affrontement armé avait eu lieu entre des terroristes et le bataillon de Görümlü ; à l’issue de l’affrontement, les militaires avaient fouillé leur maison et arrêté leur frère Halit Özdemir ainsi que Mehmet Salih, Hükmet, Hamdin et Ibrahim, qui avaient tous été emmenés au bataillon de Görümlü ; ils avaient demandé à plusieurs reprises des informations au bataillon de Görümlü, en vain ; depuis l’arrestation de Halit Özdemir, ils n’avaient plus eu de ses nouvelles.

40. Le 15 janvier 2004, Fatma Özdemir, épouse de Halit Özdemir, déclara ce qui suit :

– Le jour de l’incident, tous les villageois avaient été réunis sur la place du village ; six personnes en tout, dont deux habitants de Derecik, avaient été arrêtées par les militaires ; puis, trois heures plus tard environ, les militaires étaient revenus chez elle pour confisquer l’arme de son époux, pour laquelle il avait pourtant un permis. Depuis, elle n’avait plus de nouvelles de son époux.

4. Les proches de Şemdin Cülaz

41. Le 15 août 2002, Mevlüde Cülaz, du village de Derecik, déposa une plainte pénale devant le procureur de la République de Silopi au sujet de son époux, Şemdin Cülaz, selon elle placé en garde à vue avec Abdurrahman Kayek le 14 juin 1993 par les militaires de Görümlü. Dans sa plainte, elle précisait ce qui suit :

– Les militaires étaient venus dans le hameau et avaient réuni les villageois ; ils avaient arrêté son époux et Abdurrahman Kayek et les avaient emmenés avec eux ; ils avaient incendié sa maison ; il y avait également de la fumée au-dessus du hameau de Selçik ; Abdurrahman Kayek avait été libéré et lui avait dit qu’il avait été placé en garde à vue avec son époux à la gendarmerie de Görümlü ; depuis l’arrestation, elle n’avait plus eu de nouvelles de son époux ; son beau-père, Mustafa Cülaz, avait fait des démarches auprès du commandement de la gendarmerie de Silopi et de celle de Şırnak sans obtenir de résultat.

42. Le 16 août 2002, le procureur de la République de Silopi entendit Mevlüde Cülaz, par l’intermédiaire d’un interprète. Elle déclara ce qui suit :

– Dans la nuit du 14 juin 1993, il y avait eu des coups de feu entre le village de Görümlü et le hameau de Derecik, où elle habitait ; tôt le lendemain matin, les militaires étaient venus dans le hameau, ils avaient réuni tous les villageois sur la place du village puis ils avaient emmené son époux et Abdurrahman Kayek ; ce dernier était revenu chez lui, mais pas son époux ; son beau-père, entre-temps décédé, s’était adressé aux autorités compétentes au sujet de l’arrestation de son fils ; elle-même poursuivait les démarches, en vain ; elle portait plainte contre ceux qui avaient placé en garde à vue puis tué son époux.

43. Le 28 août 2002, la gendarmerie de Silopi indiqua au procureur de la République :

– qu’il n’y avait pas de traces d’un incident tel que relaté par Mevlüde Cülaz ;

– et que, selon le registre des gardes à vue, Şemdin Cülaz n’avait pas été placé en garde à vue.

44. Le 7 novembre 2002, le parquet de Silopi entendit A.T., muhtar de Görümlü en 1993. Il déclara ce qui suit :

– Le 13 juin 1993, des membres d’une organisation terroriste avaient attaqué le point de contrôle des militaires situé entre Derecik et Görümlü et l’affrontement avait duré plusieurs heures ; le lendemain, les militaires avaient réuni les villageois de Derecik et des hameaux alentour ; ils avaient arrêté İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimsek, Hükmet Şimsek, Halit Özdemir et des habitants de son village, et avaient prétendu que ces personnes avaient aidé et soutenu le PKK ; ils avaient également emmené avec eux Şemdin Cülaz et Abdurrahman Kayek ainsi que d’autres personnes dont il ne connaissait pas les noms ; il n’avait pas eu de nouvelles de ces sept personnes depuis leur arrestation ; Abdurrahman Kayek et d’autres personnes dont il avait oublié les noms avaient été libérés ; Abdurrahman Kayek, qui présentait des traces de blessures sur le corps, lui avait dit qu’il avait subi des mauvais traitements ; Abdurrahman Kayek était parti en Irak, mais il ne savait pas où étaient parties les autres personnes libérées ; il avait demandé au bataillon (tabur) des nouvelles de ces personnes mais on lui avait répondu qu’elles avaient été transférées à Silopi ; à Silopi, on lui avait répondu qu’elles avaient été transférées à Şırnak ; à Şırnak, on lui avait répondu qu’elles avaient été libérées et qu’elles avaient probablement rejoint les rangs du PKK ; il n’avait pas obtenu de précisions sur la manière dont ces personnes avaient été placées en garde à vue ou libérées.

45. Le 25 novembre 2002, la gendarmerie de Görümlü indiqua au procureur de la République :

– qu’il n’y avait pas de traces d’un incident tel que relaté par Mevlüde Cülaz ;

– et qu’il n’y avait aucun registre faisant apparaître le nom de Şemdin Cülaz.

46. Le 9 janvier 2003, le parquet de Silopi entendit Mevlüde Cülaz, par l’intermédiaire d’un interprète. Elle déposa comme suit :

– Son époux et Abdurrahman Kayek avaient été placés en garde à vue ensemble ; elle avait entendu dire que d’autres personnes avaient également été placées en garde à vue.

47. Le 9 janvier 2003, le parquet de Silopi réentendit A.T., muhtar de Görümlü à l’époque des faits. Celui-ci déclara ce qui suit :

– Il avait déjà été entendu par le parquet et maintenait sa déposition ; le 23e bataillon d’infanterie était présent à Silopi ; les militaires avaient arrêté les sept personnes citées dans sa précédente déposition ; Hamdo Şimşek, qui n’avait aucune famille en Turquie, et Ali Demirhan, qui avait de la famille à Görümlü, s’étaient adressés aux autorités quelques jours après la disparition des personnes concernées ; Mevlüde Cülaz avait aussi de la famille à Derecik ; il ne savait pas pourquoi la gendarmerie avait déclaré que de tels événements n’avaient pas eu lieu ; lorsqu’il avait demandé à la gendarmerie quel était le sort de ces personnes arrêtées, on lui avait répondu qu’elles avaient été libérées et qu’elles avaient rejoint les rangs du PKK.

48. Le 13 janvier 2003, le procureur de la République de Silopi établit un procès-verbal indiquant que, contrairement à la déclaration de Mevlüde Cülaz et A.T. selon laquelle une plainte avait été déposée par eux auprès du parquet de Silopi quelques jours après l’arrestation de Hamdo Şimsek et Mehmet Salih Demirhan, aucune démarche en ce sens n’avait été enregistrée par le procureur de la République.

49. Le 6 février 2003, le procureur de la République de Silopi rendit une ordonnance de non-lieu (2002/1539). Dans ses motifs, le procureur indiquait :

– que le commandement du bataillon de Görümlü avait été mis en place en 1997 ;

– qu’il n’y avait aucun document concernant l’incident évoqué par Mevlüde Cülaz ;

– qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves, de traces ou d’indices pouvant permettre d’affirmer que Şemdin Cülaz avait disparu lors d’une garde à vue.

50. Le 6 mars 2003, Mevlüde Cülaz contesta l’ordonnance de non-lieu du 6 février 2003 (2002/1539).

51. Le 10 mars 2003, le parquet de Silopi entendit İ.B., devenu muhtar de Görümlü par la suite. Celui-ci déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, le PKK avait attaqué le bataillon se trouvant à Görümlü et sept soldats avaient été tués ; le lendemain de l’affrontement, les militaires avaient réuni les habitants de son village et des villages alentour, puis ils avaient arrêté une douzaine de personnes dont les noms étaient inscrits sur la demande d’instruction (talimat evrakında isimleri geçen) ; parmi ces douze personnes, Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et Abdurrahman Kayek n’étaient pas revenus au village ; lorsqu’il avait demandé aux autorités militaires ce qu’il était advenu de ces personnes placées en garde à vue, les militaires lui avaient répondu qu’elles avaient rejoint les rangs du PKK ; contrairement aux indications du procès-verbal établi par eux, il n’avait jamais déclaré que ces personnes avaient aidé et soutenu le PKK et qu’elles étaient parties pour le camp d’Ertuş.

52. Le 28 avril 2003, le président de la cour d’assises de Siirt infirma l’ordonnance de non-lieu du 6 février 2003 contestée par Mevlüde Cülaz. Dans sa décision, le président indiquait qu’il fallait identifier les personnes habitant le village ainsi que le personnel militaire en service à la gendarmerie de Görümlü à la date des faits, et qu’il conviendrait ensuite de recueillir les dépositions des personnes en question.

53. Dans un procès-verbal du 9 mai 2003, le procureur de la République de Silopi constata :

– que les registres des gardes à vue du poste (Karakol) de Görümlü concernant l’année 1993 avaient été brûlés ou détruits à la suite d’une attaque menée par des terroristes ;

– qu’il n’existait pas de registres antérieurs à l’année 2000 ;

– qu’à la suite de l’attaque susmentionnée, le poste avait été transféré dans les locaux de la gendarmerie.

54. Le 12 mai 2003, le parquet de Silopi entendit Abdulcelil Cülaz, frère de Şemdin Cülaz habitant le village d’Esenli. Abdulcelil Cülaz déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, il habitait le hameau de Derecik avec son frère ; très tôt le matin, des militaires venus de Görümlü avaient fouillé leur maison, puis son frère avait été placé en garde à vue avec Abdurrahman Kayek ; ce dernier avait été libéré le soir de son arrestation, mais pas son frère ; son père s’était adressé aux autorités compétentes ; les allégations selon lesquelles son frère participerait aux activités du PKK et aurait rejoint le camp d’Ertuş, dans le nord de l’Irak, étaient fausses.

55. Le 22 mai 2003, le procureur de la République de Diyarbakır se déclara incompétent et se dessaisit au profit du parquet de Silopi. Dans ses motifs, le procureur rappelait :

– que Mevlüde Cülaz avait contesté, en février 2003, l’ordonnance de non-lieu du procureur de la République du 6 février 2002 devant la cour d’assises de Siirt ; que le président de la cour d’assises de Siirt avait infirmé l’ordonnance de non-lieu attaquée ;

– qu’il était allégué dans la plainte que les présumés accusés avaient été placés en garde à vue le 14 juin 1993 par le personnel militaire stationné à Görümlü ; que depuis lors personne n’avait de leurs nouvelles ;

– que le président de la cour d’assises avait demandé l’examen des allégations de Mevlüde Cülaz, l’identification des gendarmes se trouvant à l’époque des faits à Görümlü et la prise de leurs dépositions, et l’obtention d’une copie du registre du commissariat de Görümlü ;

Le procureur notait en outre :

– qu’il ressortait d’une demande du procureur de la République de Silopi du 12 mai 2003 qu’une enquête pénale était pendante, sous le numéro 2003/788 ;

– que deux autres enquêtes pénales avaient été ouvertes pour les mêmes faits par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır.

56. Le 25 mai 2003, après l’infirmation de l’ordonnance de non-lieu, le procureur de la République de Silopi adressa au commandement général de la gendarmerie à Ankara les questions et demandes suivantes :

« – Y avait-il un commandement de la gendarmerie établi à Görümlü le 14 juin 1993 ? Dans l’affirmative, un gendarme dénommé H.Y. y était-il en fonction ?

– À la date indiquée, y a-t-il eu un affrontement armé entre les forces de sécurité et le PKK dans les environs des hameaux de Selçik et de Derecik (Görümlü) ?

– À la date indiquée ou avant cette date, en dehors du commandement de la gendarmerie de Görümlü, d’autres unités militaires étaient-elles présentes au village de Görümlü ? Dans l’affirmative, veuillez fournir des informations au sujet de ces unités militaires ainsi que la liste du personnel militaire en fonction ;

– Veuillez présenter la copie du registre des gardes à vue de la gendarmerie de Görümlü ;

– À la date des faits, les forces de sécurité avaient-elles perquisitionné les maisons se trouvant au hameau de Derecik ? Des personnes du nom de Şemdin Cülaz ou Abdurrahman Kayek, habitants de ce hameau, ou bien İbrahim Akçil, Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Halit Özdemir, ont-elles été placées en garde à vue ? »

57. Le 27 mai 2003, le procureur de la République de Silopi entendit Mevlüde Cülaz par l’intermédiaire d’un interprète. Elle réitéra ses précédentes déclarations au sujet de la disparition de son époux.

58. Le 29 mai 2003, le procureur de la République de Silopi entendit Abdullah Kayek, H.C., Y.Ta., M.Ta. et Ö.C., qui résidaient tous à Derecik à la date du 14 juin 1993. Ils déposèrent en ce sens :

– Le jour de l’incident, les militaires de la garnison de Görümlü étaient venus au village. Ils avaient appelé nommément Abdurahman Kayek et Şemdin Cülaz et avaient emmené ces deux personnes avec eux. Abdurahman Kayek était revenu au village le lendemain avec le muhtar de Görümlü, mais pas Şemdin Cülaz. Abdurahman Kayek avait déclaré que les militaires n’avaient pas libéré Şemdin Cülaz. Une semaine plus tard Abdurahman Kayek était parti en Irak, alors qu’il n’y avait plus de nouvelles de Şemdin Cülaz.

59. Le 29 mai 2003, le procureur de la République de Silopi entendit İ.K., frère d’Abdurrahman Kayek. Il déclara ceci :

– Le jour de l’incident, son frère et Şemdin Cülaz avaient été arrêtés par les militaires de la garnison de commandos de Görümlü. Son frère avait été libéré, mais pas Şemdin Cülaz. Son frère avait déclaré que d’autres personnes également avaient été arrêtées. Son frère avait été battu mais n’avait rien dit au sujet de sa garde à vue. Une semaine après l’incident, il s’était installé en Irak.

60. En réponse à la demande du procureur de la République de Silopi du 25 mai 2003, à une date non précisée, le commandement général de la gendarmerie à Ankara donna les éléments d’information suivants :

– le 14 juin 1993, il y avait bien un commandement de gendarmerie à Görümlü, et les gendarmes H.Y. et N.B. y étaient en fonction ;

– le 13 juin 1993, vers 23 h 45, un affrontement armé avait eu lieu entre un bataillon basé près de Görümlü et des membres du PKK dans les environs de Görümlü, Selçik et Derecik ; au cours de l’affrontement, six militaires avaient été tués et treize autres blessés ;

– une enquête pénale avait été déclenchée par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır (dossier 1993/3241) contre les responsables de cet affrontement ;

– à la date des faits, il y avait deux bataillons basés à Görümlü (2/1ci Komd.Tuğ et 1/61nci mknz.Tuğ) ;

– aucun registre du commandement de gendarmerie de Görümlü n’avait été retrouvé ;

– les informations et documents présentés par le commandement de la gendarmerie du chef-lieu ne faisaient pas ressortir si les maisons de Derecik avaient été perquisitionnées ou si les personnes citées par le procureur de la République avaient été placées en garde à vue.

61. Le 2 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Kazım Cülaz, fils de Şemdin Cülaz, qui déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, il habitait Derecik ; un affrontement armé avait eu lieu à Görümlü ; le lendemain, les militaires avaient réuni les villageois, dont lui, sur la place du village ; des maisons avaient été fouillées et les pièces d’identité des villageois avaient été contrôlées ; son père et Abdurrahman Kayek avaient été emmenés par les militaires ; son grand-père, décédé en 1996, avait fait des démarches auprès des gendarmeries de Görümlü et de Şırnak, en vain ; le soir de son arrestation, seul Abdurrahman Kayek avait été remis en liberté ; par crainte de représailles, il n’avait fait aucune démarche auprès des autorités compétentes ; Abdurrahman Kayek, İ.K., Ö.K., M.Ta., Y.Ta., A.K., K.K., H.C., Mahmut Cülaz, Selahattin Cülaz, Reşit Cülaz, Celadin Cülaz, Şemdin Cülaz, O.K., A.K., M.A., S.Ç., Ö.C., S.B. et A.K. étaient présents au village au moment des faits.

62. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit S.B., qui habitait Derecik le 14 juin 1993. Il déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, il se trouvait à Silopi pour affaires ; il avait entendu des villageois dire qu’un affrontement armé avait eu lieu la nuit précédente du côté de Görümlü, que les militaires étaient venus dans le village où vivaient Abdurrahman Kayek, İ.K., H.K., Ö.K., M.Ta., A.Ta., Y.Ta., A.K., K.K., H.C., Mahmut Cülaz, Kasım Cülaz, Selahattin Cülaz, Reşit Cülaz, Celadin Cülaz, Şemdin Cülaz, O.K., M.A., S.Ç., Ö.C., et qu’ils avaient placé en garde à vue Şemdin Cülaz et Abdurrahman Kayek ; ce dernier avait été remis en liberté le soir de son arrestation puis avait quitté le village avec sa famille.

63. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Reşit Cülaz, frère de Şemdin Cülaz, qui habitait Derecik le 14 juin 1993. Il déclara ce qui suit :

– Un affrontement armé avait eu lieu dans la nuit du côté de Görümlü ; le lendemain matin, les militaires étaient venus dans le village où vivaient Abdurrahman Kayek, İ.K., H.K., Ö.K., M.Ta., A.Ta., Y.Ta., A.K., K.K., H.C., Mahmut Cülaz, Kasım Cülaz, Selahattin Cülaz, Reşit Cülaz, Celadin Cülaz, Şemdin Cülaz, O.K., M.A., S.Ç., Ö.C.; les militaires avaient vérifié l’identité des villageois et avaient arrêté Şemdin Cülaz et Abdurrahman Kayek ; le soir, seul Abdurrahman Kayek avait été remis en liberté ; celui-ci avait ensuite quitté le village avec sa famille.

64. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Mahmut Cülaz, fils de Şemdin Cülaz, qui habitait Derecik le 14 juin 1993. Il déclara ce qui suit :

– Un affrontement armé avait eu lieu dans la nuit du côté de Görümlü ; au matin, les militaires étaient venus dans le village, avaient réuni les villageois et vérifié leur identité ; ils avaient arrêté son père, Şemdin Cülaz, et Abdurrahman Kayek ; seul ce dernier avait été remis en liberté le soir de son arrestation et avait ensuite quitté le village avec sa famille.

65. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Selahattin Cülaz, frère de Şemdin Cülaz, qui habitait Derecik le 14 juin 1993. Il déclara avoir été témoin de l’arrestation de Şemdin Cülaz et d’Abdurrahman Kayek, et déposa à l’identique de Mahmut Cülaz.

66. Le 16 juin 2003, le parquet de Silopi entendit Osman Kayek, frère d’Abdurrahman Kayek. Il déclara ceci :

– Le jour de l’incident, son frère et Şemdin Cülaz avaient été arrêtés par des militaires de la garnison de commandos basés à Görümlü. Son frère avait été libéré mais pas Şemdin Cülaz. Son frère avait déclaré que d’autres personnes également avaient été arrêtées. Une semaine après l’incident, son frère s’était installé avec sa famille en Irak.

67. Le 25 juin 2003, le procureur de la République de Silopi demanda au commandement du 23e bataillon d’infanterie de Silopi de lui indiquer :

– si un affrontement armé avait eu lieu le 14 juin 1993 entre les forces de l’ordre et le PKK ;

– si une quelconque opération militaire s’était déroulée et si des personnes du nom de Şemdin Cülaz, Abdurrahman Kayek, İ.A., Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Halit Özdemir avaient été placées en garde à vue ;

– si, à la date indiquée, des unités militaires autres que la gendarmerie de Görümlü étaient présentes au village de Görümlü.

Dans l’affirmative, il demandait que lui soient fournies les informations au sujet de ces unités militaires ainsi que la liste du personnel militaire en fonction.

C. Les démarches effectuées en commun par l’ensemble des requérants auprès des autorités nationales

68. Le 26 juin 2003, Mevlüde Cülaz, Selahattin Cülaz, Mahmut Cülaz, Kazım Cülaz, Yusuf Demirhan, Zeynep Demirhan, Yasin Akıl et Taybet Akıl déposèrent une nouvelle plainte devant le procureur de la République de Silopi au sujet de la disparition de leurs proches. Dans leur plainte, ils rappelaient que, le 14 juin 1993, leurs proches avaient été arrêtés et emmenés à la gendarmerie de Görümlü, et qu’ils étaient sans nouvelles d’eux depuis lors. Les proches de Şemdin Cülaz demandaient également un élargissement de l’enquête pénale, à la lumière des déclarations écrites remises à l’avocat Tahir Elçi ainsi que de l’interview du général M.S. publiée dans le quotidien Sabah les 1er, 2 et 3 août 1993. À cet égard, ils précisaient que, dans l’article paru le 3 août 1993, le général avait déclaré : – qu’un imam avait été retrouvé mort lors d’un affrontement ; – qu’il portait une croix autour du cou ; – et qu’il était catholique ou arménien. Le général n’ayant pas donné le nom du village où l’affrontement avait eu lieu, ils demandaient que celui-ci, qui à l’époque des faits commandait la gendarmerie de Şırnak, soit entendu. Ils joignaient entre autres à leur demande l’article du quotidien Sabah, le rapport de la Fondation des droits de l’homme de Turquie et la déclaration écrite remise par A.T., muhtar, à l’avocat Tahir Elçi.

69. Le 16 juillet 2003, le militaire O.A. fut entendu par le parquet de Kocaeli. Il déclara ceci :

– Il était arrivé à Görümlü le 15 septembre 1993, il avait entendu l’incident survenu le 14 juin 1993. Il n’avait pas vu de registre de garde à vue concernant la période concernée.

70. Le 9 août 2003, le procureur de la République de Silopi versa au dossier de l’enquête une copie du rapport annuel 1994 de la Fondation des droits de l’homme de Turquie, en particulier la page 207 précisant que Şemdin Cülaz, habitant du village de Görümlü, avait disparu le 14 juin 1993.

71. Le 13 août 2003, le parquet de Bolu entendit le militaire H.Y., qui déclara ceci :

– Le 14 juin 1993 il commandait un détachement d’infanterie à cinq cents mètres du village de Görümlü. Il avait son lit dans un préfabriqué qui servait de bureau et de chambre à coucher tandis que les quatre soldats sous ses ordres étaient hébergés dans une tente. À cette époque il y avait eu un affrontement entre les militaires et des membres du PKK dans les environs de Selçik et de Derecik. La garnison d’infanterie de Görümlü avait été attaquée et certains militaires avaient été tués. Il ne connaissait pas le nom du personnel militaire en poste à la date des faits litigieux. Comme il n’y avait pas de poste de gendarmerie, il n’y avait pas non plus de registre des gardes à vue. Les personnes placées en garde à vue étaient emmenées au commandement de la gendarmerie de Silopi. Il ne savait rien au sujet des personnes disparues et ignorait notamment si elles avaient été placées en garde à vue.

72. Dans un procès-verbal daté du 27 juillet 2004, la gendarmerie de Silopi indiqua que le commandement de la gendarmerie ne disposait d’un registre des gardes à vue que depuis le 19 mars 2001, de sorte qu’il n’y avait aucune trace des personnes prétendument placées en garde à vue le 14 juin 1993.

73. Le 12 janvier 2005, le militaire N.O. fut entendu. Il déclara ce qui suit :

– Le jour de l’incident, il était affecté à Görümlü en tant que membre du bataillon des forces aériennes de Kayseri. Un bataillon d’infanterie venu d’Istanbul se trouvait également là-bas. À cette époque il venait de subir une intervention chirurgicale et il n’était pas sur place. Le commandant O.T., qui assurait le commandement par intérim à cette époque, l’avait informé de l’incident.

74. Le 16 novembre 2005, le parquet de Pendik (Istanbul) entendit N.B., gendarme en service entre 1992 et 1994 à Silopi. Il déclara qu’il était en fonction à Silopi mais qu’il ne se souvenait pas de l’incident en question.

75. Le 22 mars 2006, N.B. fut entendu par le procureur de la République de Pendik (Istanbul). Il déclara ceci :

– Il avait été en service à Görümlü en juin ou juillet 1993 ; à son arrivée, la gendarmerie se trouvait dans un bâtiment préfabriqué, rattaché au bataillon militaire. Il ne savait rien au sujet de l’incident survenu en juin 1993.

76. Le 22 mars 2006, sur instruction du parquet de Silopi, le parquet de Pendik (Istanbul) réentendit N.B. Celui-ci déposa comme suit :

– Il avait été en fonction au poste de gendarmerie de Görümlü pendant vingt jours environ ; il n’y avait pas à proprement parler de poste de gendarmerie à cette époque, les locaux de la gendarmerie se trouvaient au sein de la garnison d’infanterie. Il n’y avait pas de cellule ni de registre pour les gardes à vue. Le commandant du poste de gendarmerie s’appelait H. Il ne connaissait pas les personnes prétendument placées en garde à vue et il ne savait pas ce qu’il était advenu à leur sujet.

77. Le 5 juin 2006, le procureur de la République de Silopi demanda au journal Sabah une copie du reportage fait avec M.S. les 1er, 2 et 3 août 1993.

78. Le 27 mars 2007, le parquet entendit de nouveau A.T., muhtar du village de Görümlü. Réitérant ses précédentes déclarations, il déposa comme suit :

– À la suite d’un affrontement qui avait eu lieu entre les militaires et des membres de l’organisation, près du village de Görümlü, les militaires l’avaient appelé. Les militaires avaient arrêté İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Halit Özdemir et les avaient emmenés au bataillon se trouvant près du village. İbrahim Akıl avait également été battu sur la place du village. Il avait appris par la suite que Şemdin Cülaz et Abdurrahman Kayek avaient également été emmenés au bataillon. Le soir même de leur arrestation, Abdurrahman Kayek avait été libéré. Ce dernier avait passé la nuit chez lui et il avait déclaré avoir été torturé sévèrement. Abdurrahman Kayek lui avait dit que les six autres personnes arrêtées avaient également été torturées au bataillon situé à Görümlü. Abdurrahman Kayek avait été libéré par H.Y., le commandant du poste de Görümlü. Par la suite Abdurrahman Kayek s’était installé au nord de l’Irak. Les proches des autres personnes arrêtées n’ayant pas eu de nouvelles d’elles, il s’était adressé à leur demande au commandant Oktay du bataillon. Celui-ci lui avait déclaré que les personnes arrêtées avaient été emmenées à la gendarmerie de Silopi. Le lendemain, Mustafa Cülaz, Muhittin Özdemir et lui-même s’étaient rendus à la gendarmerie de Silopi mais on leur avait répondu que ces personnes n’avaient pas été emmenées à Silopi. Puis, à leur retour à Görümlü, le commandant O. leur avait dit que ces personnes avaient été emmenées à Şırnak. Il s’était alors également rendu à Şırnak, en vain. Lors de l’arrestation de ces personnes, il y avait un lieutenant du nom de Tansel, qu’il avait accompagné dans les maisons du village pour réunir les habitants.

79. Le 2 avril 2007, le procureur de la République de Silopi demanda au commandement des forces armées à Ankara les coordonnées d’O.T. et de l’officier du nom de T. pour les auditionner au sujet des faits du 14 juin 1993.

80. Le 21 mai 2007, le militaire H.S.V. fut entendu. Il déclara qu’il n’avait pas de souvenir de l’incident survenu à l’époque des faits et que la plainte y relative avait pour but de porter atteinte à l’honneur des forces militaires.

81. Le 31 mai 2007, le procureur de la République d’Eğirdir, lieu de résidence d’O.T., renvoya au parquet de Silopi sa demande d’audition au motif qu’il n’était pas indiqué à quel titre et au sujet de quel incident l’intéressé devait être entendu.

82. Le 2 août 2007, O.T. fut entendu par le procureur de la République d’Eğirdir. Il déclara ce qui suit :

– Entre 1992 et 1995, il avait été en service dans le sud-est de la Turquie ; il était resté quatre mois environ dans les environs du village de Görümlü. Il n’avait pas été témoin de l’arrestation des personnes mentionnées dans la plainte de Mevlüde Cülaz et d’Ahmet Tamyer ni de l’incendie des villages. Pendant la période où il était en service, aucun village n’avait été incendié.

83. Le 30 août 2007, le procureur de la République de Silopi rendit une ordonnance de non-lieu (2003/788, 2007/1087). Les motifs de l’ordonnance étaient les suivants :

– Les manquements relevés par le président de la cour d’assises de Siirt avaient été examinés. En particulier, les commandants des unités militaires de la région avaient été entendus : ils avaient déclaré que l’incident allégué n’avait pas eu lieu, et que les plaignants avaient agi dans le but de porter atteinte à l’honneur des forces militaires.

– Le dossier de l’enquête ne contenait pas d’éléments de preuve concrets et convaincants permettant de confirmer les allégations des plaignants. En particulier, les déclarations des plaignants et des témoins étaient contradictoires, étant donné que vingt-huit des villageois interrogés [paragraphe 128 ci-dessous] n’avaient pas confirmé l’arrestation de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Abdurrahman Kayek, que seules six personnes l’avaient confirmée, et qu’il n’y avait pas de registre de garde à vue attestant les arrestations alléguées.

84. Le 4 septembre 2007, Mevlüde Cülaz, Selahattin Cülaz, Mahmut Cülaz, Kazım Cülaz, Yusuf Demirhan, Zeynep Demirhan, Yasin Akıl et Taybet Akıl contestèrent l’ordonnance de non-lieu devant le président de la cour d’assises de Siirt. Ils faisaient valoir en particulier que les éléments de preuve émanant du général M.S., commandant de la garnison de Sirnak à l’époque des faits, n’avaient pas été pris en considération.

85. Le 27 septembre 2007, le président de la cour d’assises de Siirt confirma l’ordonnance de non-lieu du 30 août 2007 (2007/880 et 2007/880). Cette décision fut notifiée aux requérants le 1er octobre 2007.

D. La découverte de nouveaux éléments de preuve

86. Le 24 août 2009, Mevlüde Cülaz, Selahattin Cülaz, Mahmut Cülaz, Kazım Cülaz, Yusuf Demirhan, Zeynep Demirhan, Yasin Akıl et Taybet Akıl demandèrent au parquet de Silopi l’ouverture d’une enquête complémentaire à la suite de la découverte de nouveaux éléments de preuve. Au nombre de ces nouveaux éléments figurait en particulier, expliquaient‑ils, la déposition d’un « témoin anonyme » entendu lors du troisième volet de l’enquête menée au sujet de l’opération dite Ergenekon (Ergenekon 3. iddianame) et lors de la procédure y relative alors pendante devant la 13e cour d’assises d’Istanbul : ce témoin aurait déclaré qu’en 1993-1994, après une embuscade au cours de laquelle deux militaires avaient été tués à Görümlü, le commandant du bataillon, M.Z.Ö., avait fait arrêter puis tuer six villageois, qui avaient ensuite été enterrés dans le jardin du bataillon de Görümlü.

Les requérants demandaient l’audition de ce témoin, désigné par le pseudonyme « İlkadım », de M.Z.Ö. et du personnel militaire en fonction à l’époque des faits, ainsi qu’une fouille dans le jardin en question pour identifier les éventuels corps qui y auraient été enterrés. À l’appui de leur demande, ils joignaient une copie du quotidien Vatan du 21 août 2009.

87. Le 26 août 2009, Mevlüde Cülaz, Selahattin Cülaz, Mahmut Cülaz, Kazım Cülaz, Yusuf Demirhan, Zeynep Demirhan, Yasin Akıl et Taybet Akıl transmirent au procureur de la République de Silopi copie d’une déclaration manuscrite d’Abdurrahman Kayek. Les informations apportées par ce dernier étaient les suivantes :

– Avant la date des faits, il avait déjà été placé en garde à vue pour aide et appartenance au PKK. Il avait été arrêté avec d’autres personnes, et ils avaient tous été emmenés au bataillon de Görümlü. Il avait vu les autres personnes arrêtées à l’intérieur du bataillon en compagnie des militaires. En outre, certaines des autres personnes arrêtées avaient été libérées en même temps que lui ; il s’agissait d’Ö.K., Mühittin et Abdulkerim Özdemir, Mehmet Özdemir ; ils avaient tous été torturés. Après avoir été remis en liberté, il s’était rendu chez A.T., le muhtar du village.

88. Les 12 et 19 octobre 2009, se fondant sur un article publié dans le quotidien Taraf – selon lequel un soldat ayant effectué son service militaire en 1993 à la gendarmerie de Görümlü avait déclaré qu’il avait tiré des balles dans les jambes des six personnes placées en garde à vue, puis les avait traînées avec un véhicule, et qu’elles avaient ensuite été enterrées dans le jardin du bataillon –, Mevlüde Cülaz, Selahattin Cülaz, Mahmut Cülaz, Kazım Cülaz, Yusuf Demirhan, Zeynep Demirhan, Yasin Akıl et Taybet Akıl demandèrent l’audition des personnes suivantes : M.Z.Ö., le général M.S., H.B.V., M.A.Y., İ.K., les sous-officiers M. et D. et l’officier S. (tous en service à Görümlü à l’époque des faits), ainsi que le journaliste auteur de l’article, M.B. Ils réclamèrent également une fouille du jardin, aux fins de recherche des corps de leurs proches.

89. Le 30 mars 2010, le commissariat de police de Kadıköy (Istanbul) auditionna le témoin Y.Ö. Il déclara ce qui suit :

– Il était le témoin qui avait parlé au journaliste du quotidien Taraf ; il confirmait son témoignage paru dans le quotidien Taraf les 12 et 19 octobre 2009 au sujet du décès des six villageois de Görümlü. À l’époque des faits, il effectuait son service militaire. M.S., commandant de la brigade de Şırnak, avait donné l’ordre [de leur tirer dans les jambes] pour faire croire que ces personnes avaient été tuées au cours d’un affrontement et étaient des terroristes. H.B.V. avait donné l’ordre aux militaires de torturer ces villageois. Des officiers dénommés İ.K., M. et S. avaient tiré des balles dans les jambes des six personnes placées en garde à vue. Au cours de l’enterrement de ces personnes, un militaire du nom de Yunus, originaire d’Erzurum, s’était blessé en marchant sur une mine antipersonnel. Un militaire dénommé Ş., originaire de Trabzon, avec un certain S., de Samsun, avaient torturé ces villageois. Ces personnes avaient été enterrées dans une zone où les militaires avaient creusé des puits, comme il l’avait indiqué sur le croquis publié dans l’article cité. Elles avaient d’abord été jetées dans les puits et, le soir venu, elles avaient été enterrées dans la région de Kesiktepe, à un kilomètre du bataillon, près des rochers, en face de la zone des radars. Il avait entendu M.S. donner l’ordre de dire que ces personnes avaient été tuées au combat et de les présenter comme étant des terroristes. H.B.V. avait donné l’ordre aux appelés de torturer ces six villageois. Ces villageois avaient été attachés derrière un véhicule Land Rover et traînés sur le béton. Toujours sur ordre de H.B.V., M.A.Y. avait ordonné de tirer sur les pieds des villageois : İ.K., deux sous-officiers dénommés M. et D. ainsi que l’officier S. s’étaient exécutés. Il avait ensuite été dit aux appelés qu’ils pouvaient disposer des villageois. Les appelés les avaient alors attachés derrière le véhicule et ils les avaient ainsi traînés durant une heure à l’intérieur du bataillon. Y., un militaire, était parti enterrer les villageois ; à son retour il avait marché sur une mine antipersonnel ; il avait alors été transporté par hélicoptère à Şırnak pour y être soigné. Halit Özdemir, qui portait le même nom de famille que lui-même, lui avait demandé de l’eau pour boire.

90. Le 30 mars 2010, le commissariat de police de Kadıköy (Istanbul) auditionna le journaliste M.B. Il déclara que l’une de ses sources avait décidé de ne pas dévoiler son identité et que son autre source avait déjà déposé. Se fondant sur la loi sur la presse, il refusa de donner le nom de l’autre source.

91. À une date non précisée, le procureur de République de Silopi réentendit Y.Ö. Ce dernier déposa comme suit :

– Il confirmait sa déposition du 30 mars 2010. Il avait fait son service militaire dans le bataillon d’infanterie de Tekirdağ, puis lui et son bataillon avaient été transférés le 12 avril 1993 à Görümlü. Il était resté là-bas jusqu’à la fin de son service militaire, le 17 novembre 1993. À cette date la brigade de l’air de Kayseri était également basée à Görümlü. Il n’y avait pas de poste de gendarmerie ni de bâtiments militaires à Görümlü : les officiers vivaient dans des abris préfabriqués et les soldats vivaient dans des tentes, le réfectoire lui-même était constitué d’une tente. Pour la sécurité des militaires, des tranchées avaient été creusées et les soldats y montaient la garde. Parmi les cadres figuraient notamment H.B.V., le commandant du bataillon d’infanterie de Tekirdağ, le commandant İ.K., de la troisième compagnie, ainsi que le commandant M.A.Y. Le général M.S. commandait la brigade de Şırnak. Le 14 mai 1993, un affrontement avait eu lieu à Kesiktepe (Görümlü) : des militaires avaient été tués et plus d’une dizaine avaient été blessés. À Kesiktepe des mines antipersonnel avaient été installées par les militaires. Après l’affrontement, le général M.S. était venu leur rendre visite et il avait donné un papier à H.B.V. en donnant l’ordre d’arrêter les villageois dont les noms s’y trouvaient inscrits. İ.K. s’était rendu à Görümlü, qui se trouvait à un kilomètre environ, pour arrêter sept personnes. Puis le général M.S. avait donné l’ordre aux militaires de tuer ces personnes. Le soldat R.B., qui vivait à Ankara, avait également été témoin de cette scène. L’un des villageois arrêtés portait le même nom de famille que lui, Özdemir. L’un des villageois portait autour du cou une croix ; H.B.V. avait fait enlever cette croix pour la mettre autour du cou de l’imam. H.B.V. lui avait demandé pourquoi ils avaient aidé ceux qui avaient attaqué le bataillon. L’imam avait répondu qu’il ne les aidait pas. Puis, sur ordre de H.B.V., M.A.Y. et İ.K. avaient frappé ces personnes. Plus tard, H.B.V. avait ordonné que l’une des personnes arrêtées soit libérée. Par la suite, les six personnes restantes avaient été emmenées sur la place d’armes du bataillon et, sur ordre de H.B.V., İ.K., M.A.Y. ainsi que d’autres militaires avaient tiré des balles dans les jambes des six personnes. Ces personnes avaient été traînées au moyen d’un véhicule puis les militaires avaient tiré sur eux. Ensuite, les militaires avaient emmené les corps de ces personnes vers les fosses qui se trouvaient à côté du garage situé derrière le bataillon. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé ensuite.

92. Toujours à une date non précisée, le procureur de République de Silopi réentendit A.T., muhtar. Celui-ci confirma ses précédentes déclarations ainsi que celle qu’il avait remise à l’avocat Tahir Elçi le 5 mars 2003.

93. Le 12 avril 2010, Y.Ö. déposa devant le procureur de la République de Solhan une plainte pour avoir reçu des menaces de mort proférées par des tiers depuis son témoignage dans le quotidien Taraf. Il indiquait notamment que quatre personnes lui avaient coupé la route en lui demandant de retirer sa déposition du 30 mars 2010 et de revenir sur son témoignage fait au quotidien Taraf.

94. Le 20 mai 2010, à la demande du procureur général de la République de Silopi, le président de la cour d’assises de Siirt (2010/296) infirma l’ordonnance de non-lieu du 30 août 2007 rendue par le procureur de la République de Silopi, au motif de la découverte de nouveaux éléments de preuve.

95. Le 4 août 2010, N.O. fut entendu par le commissariat de police de Gaziosmanpaşa. Il déclara ce qui suit :

– À l’époque des faits, il faisait son service militaire à Görümlü. Il se souvenait qu’à Kesiktepe, il y avait eu un affrontement et que des soldats avaient été tués. Il savait que six ou sept villageois avaient été arrêtés et qu’ils avaient été torturés par des militaires et des officiers. Il ne savait rien sur leur sort ultérieur.

96. Le 15 février 2011, sur instruction du procureur de la République de Silopi du 19 janvier 2011, R.B., militaire du rang à l’époque des faits, fut entendu par la police. Il déclara ce qui suit :

– À la date des faits, il faisait son service militaire à Görümlü dans la garnison d’infanterie de Tekirdağ ; il se souvenait uniquement du nom du commandant de compagnie Ö.I. À leur arrivée à Görümlü, le bataillon était situé dans deux bâtiments de plain-pied où résidaient les lieutenants. Une brigade de Kayseri se trouvait également positionnée au même endroit. Un affrontement avait eu lieu avec les terroristes, six militaires avaient été tués ; le jour suivant, ses camarades lui avaient dit que six ou sept personnes de Görümlü avaient été emmenées au bataillon et avaient été fusillées ; il avait vu les corps de ces personnes au milieu du bataillon ; le soir, un véhicule non militaire sans immatriculation était venu emmener les corps de ces personnes dans un endroit dont il ne savait rien.

97. Le 4 avril 2011, l’avocat des requérants transmit au procureur de la République de Silopi une copie de la déclaration manuscrite d’Abdurrahman Kayek, tout en rappelant que celui-ci avait déjà été entendu à plusieurs reprises. L’avocat donna également l’adresse d’Abdurrahman Kayek en Irak pour qu’il puisse être réentendu.

98. Le 10 août 2011, N.O.E. fut entendu par le commissariat de police de Narlıdere (Izmir). Il déclara ce qui suit :

– Il avait déjà été entendu concernant l’incident litigieux. À l’époque des faits, il n’était pas en service à Görümlü ; O.T. exerçait le commandement par intérim en son absence. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé le jour de l’incident. Il connaissait les militaires M.S. et H.B.V.

99. Le 17 octobre 2011, à la demande du procureur de la République de Silopi, le commandant de la gendarmerie de Silopi envoya au procureur une copie du croquis sommaire du bâtiment et du jardin de la gendarmerie tels qu’à la date des faits.

100. À une date non précisée, le procureur de la République de Silopi demanda au commandement de la gendarmerie de Silopi un plan du lieu de cantonnement du bataillon situé près du village de Görümlü.

101. Le 16 janvier 2012, à la demande du procureur général de la République de Silopi, le tribunal d’instance pénal ordonna la restriction (« kısıtlama kararı ») de l’accès au dossier de l’enquête en cours et de la communication des copies des pièces y contenues, afin de protéger l’identité des personnes qui devaient indiquer l’endroit où était enterré le corps des proches des requérants. Cette décision avait pour effet d’interdire à l’avocat des requérants tout accès au dossier.

102. Un procès-verbal établi par le procureur de la République de Silopi le 17 janvier 2012 en la présence, entre autres, de l’avocat des requérants, d’Abdülcelil Cülaz, Nurettin Demirhan, Kazım Cülaz, Hacı Akıl, İsmail Özdemir et du témoin Y.Ö., relata l’audition de ce dernier comme suit :

– Le témoin avait déclaré que l’endroit où étaient enterrés les corps commençait à la fin de la piste d’atterrissage pour hélicoptère et s’étendait sur une distance de 25 mètres environ en direction de Görümlü ; selon lui, à cet endroit se trouvait à l’époque des faits un chêne, et les corps avaient été enterrés à six mètres environ de cet arbre ; un mois avant la présente audition, des logements avaient été construits sur la piste d’atterrissage, et l’arbre avait été coupé ; il ne se sentait pas capable d’indiquer le lieu précis où se trouvait l’arbre, dans la mesure où il n’y avait plus d’arbre ; un autre soldat, du nom de N., avait également été témoin de la scène, et avait également vu le journaliste du quotidien Taraf.

103. Dans un procès-verbal établi le 19 janvier 2012 après les travaux d’excavation, en la présence, entre autres, de l’avocat des requérants ainsi que d’Abdülcelil Cülaz, Nurettin Demirhan, Kazım Cülaz, Hacı Akıl, İsmail Özdemir et du témoin Y.Ö., le procureur de la République de Silopi indiqua que les travaux de recherche effectués sur les lieux indiqués par le témoin (une zone de 12 x 4 mètres avait été creusée, sur une profondeur de trois mètres) n’avaient permis de trouver que trois os ; il n’avait pas été fait de fouille dans une autre zone que celle indiquée par le témoin.

104. Le 20 janvier 2012, sur opposition formée par l’avocat des requérants, le tribunal d’instance pénal annula la décision de restriction de l’accès au dossier du 16 janvier 2012.

105. Le 23 janvier 2012, le procureur de la République de Silopi envoya à l’institut médicolégal d’Istanbul les trois os retrouvés pour des analyses, afin de déterminer s’ils appartenaient à des êtres humains ou non.

106. Le rapport médical du 26 mars 2012 de l’institut médicolégal d’Istanbul établit que ces trois morceaux d’os appartenaient à des animaux.

107. Le 5 avril 2012, Mihyedin Özdemir, habitant de Görümlü et frère de Halit Özdemir, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déclara ce qui suit :

– Le jour de l’incident, des militaires étaient venus dans le village, accompagnés du muhtar A.T. et de Mehmet Özdemir, et avaient perquisitionné les maisons ; le commandant avait une liste dans la main : son nom, et celui de ses frères Ramazan, Halit et Abdulkerim avaient été lus. Le commandant avait incendié leur maison et ils avaient été emmenés sur la place du village ; les maisons d’İbrahim Akıl et de Mehmet Salih Demirhan avaient également été incendiées. Neuf personnes dont lui-même avaient été arrêtées, les autres étant Mehmet Salih Demirhan, İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek, Ramazan Özdemir, Halit Özdemir, Abdulkerim Özdemir et son cousin Telli Özdemir. Mete Seyar était venu au bataillon. Ils avaient tous été emmenés à côté de l’arbre se trouvant près de la piste d’atterrissage de l’hélicoptère. Ramzan Özdemir et Telli Özdemir avaient été battus par quatre personnes en tenue civile. Il ne savait pas ce qu’il était advenu d’İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek, et Ramazan Özdemir, son frère. Quelques minutes plus tard, il avait entendu des coups de feu provenant de la direction dans laquelle ils avaient été emmenés. L’un des militaires lui avait dit que toutes ces personnes avaient été tuées. Le militaire H. les avait emmenés, lui-même, Ramazan, Telli et Abdulkerim, au poste de gendarmerie. Là-bas se trouvaient également Abdurrahman Kayek et Ö.K., du village de Koyunören. Ils avaient tous été libérés le soir même. Les personnes tuées avaient été emmenées du côté du garage. En 1994, il était devenu garde de village. Dans le cadre de sa formation de garde de village, il se rendait au bataillon de la gendarmerie ; derrière le garage, un endroit avait été ceint de fil de fer et il y avait une inscription – « cimetière » – près d’un chêne. Il pensait qu’İ., le lieutenant-colonel du bataillon, connaissait ce cimetière. M.Z.Ö. était un des commandants de la compagnie à Görümlü.

108. Le 6 avril 2012, N.D., un habitant de Görümlü, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il ne savait pas l’endroit où les personnes disparues avaient été enterrées.

109. Le 9 avril 2012, Abdulkerim Özdemir, frère de Halit Özdemir, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déposa comme suit :

– Il confirmait la déposition de son frère M.Ö. du 5 avril 2012. Il n’avait pas vu de cimetière dans le bataillon de gendarmerie après être devenu garde de village en 1994, dans la mesure où il ne se rendait pas souvent dans l’enceinte du bataillon. Il ne savait pas non plus si les personnes disparues avaient rejoint les rangs de l’organisation terroriste.

110. Le 9 avril 2012, Telli Özdemir, cousin de Halit Özdemir, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déclara ce qui suit :

– Il avait été arrêté par les gendarmes avec Mihyedin Özdemir, Ramazan Özdemir, Abdulkerim Özdemir, Halit Özdemir, İbrahim Akıl (l’imam du village), Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Mehmet Salih Demirhan. Il se souvient d’avoir été emmené près d’un arbre. Les militaires les avaient interrogés au sujet de l’affrontement qui avait eu lieu la veille. Mete Sayar leur avait dit que les commandants allaient s’occuper d’eux. İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek n’avaient pas été libérés. Il ne connaissait pas Abdurrahman Kayek et Şemdin Cülaz. À son retour dans son village, il avait retrouvé sa maison incendiée.

111. Toujours le 9 avril 2012, Ramazan Özdemir fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déposa comme suit :

– Il confirmait la déposition de Telli Özdemir. En outre, le sous-lieutenant H. les avait emmenés à la gendarmerie ; alors qu’il était en train d’être battu par les militaires, il avait entendu des tirs de feu.

112. Le 9 avril 2012, M.E., devenu garde de village en 1994, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déposa en ce sens :

– Il confirmait qu’à l’époque des faits des personnes avaient été arrêtées, sans être en mesure de donner plus de détails. Par la suite, Abdulkerim Özdemir et Mihyedin Özdemir lui avaient indiqué un endroit situé dans le bataillon et supposé être un cimetière.

113. Toujours le 9 avril 2012, G.E., devenu garde de village en 1994, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déposa ainsi :

– Il n’avait pas été témoin de ce qu’il s’était passé à l’époque des faits ; il se souvenait de M.Z.Ö. parmi les militaires en service à Görümlü.

114. Le 9 avril 2012, Ö.K., habitant du village de Koyun Ören, fut entendu par le procureur de la République de Silopi. Il déclara ceci :

– En 1989, son fils M.K. et six autres personnes avaient été enlevés par le PKK. En 1993, il avait été emmené à la gendarmerie de Görümlü, où on l’avait interrogé au sujet de son fils, puis il avait été libéré.

115. Dans un procès-verbal établi le 13 avril 2012 en la présence, entre autres, de l’avocat des requérants ainsi que d’Abdülcelil Cülaz, Nurettin Demirhan, Kazım Cülaz, le procureur de la République de Silopi indiqua que, sur la base des indications données par les témoins M.Ö. et M.E. sur l’endroit où les corps avaient été enterrés, les mesures de délimitation nécessaires avaient été prises pour les travaux d’excavation.

116. À une date non précisée, le « témoin anonyme » désigné par le nom de code « İlkadım » fut entendu par le procureur général d’Istanbul dans le cadre de l’affaire « Ergenekon ». Ce témoin déclara ce qui suit concernant la disparition des proches des requérants :

– À la suite d’un affrontement armé ayant eu lieu à la date des faits et causé la mort de plusieurs soldats, M.Z.Ö., l’un des commandants du bataillon à Görümlü, était allé au village et avait arrêté six personnes ; l’une de ces personnes avait pour nom de famille Özdemir ; depuis lors, il n’y avait plus de nouvelles de ces personnes ; l’un des soldats ayant fait son service militaire à Görümlü avait déclaré au garde de village A.E. que ces personnes avaient été tuées et avaient été enterrées au sein du bataillon près du bâtiment servant de garage. Ces faits lui avaient été relatés par les gardes de village de Görümlü.

117. Le 28 mai 2012, le procureur de la République de Silopi se déclara incompétent au profit du procureur de la République de Diyarbakır. Les motifs de sa décision relataient les faits et l’état de la procédure comme suit :

– Le 13 juin 1993 aux alentours du village de Görümlü avait eu lieu un affrontement entre les forces armées et l’organisation terroriste dite PKK ; six militaires avaient été tués au cours de cet affrontement ; selon les dépositions des plaignants, le lendemain de cet affrontement, des membres du commandement du bataillon situé à Görümlü avaient placé en garde à vue Şemdin Cülaz, İbrahim Akıl, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, Hamdo Şimşek, Hükmet Şimşek et Abdurrahman Kayek ; lors de leur garde à vue, ces personnes avaient été torturées ; par la suite Abdurrahman Kayek avait été remis en liberté ; il avait été allégué que les autres personnes placées en garde à vue avaient été tuées.

– Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et Abdurrahman Kayek ayant pu de façon vraisemblable rejoindre les rangs de l’organisation terroriste, l’enquête menée par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır avait été envoyée au procureur de la République de Silopi.

– Ce dernier avait rendu une décision de non-lieu, au motif qu’en dehors des allégations de certains villageois il n’y avait pas d’éléments permettant de conclure que Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Hamdo Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, İbrahim Akıl et Abdurrahman Kayek avaient été placés en garde à vue puis torturés ou que, en dehors d’Abdurrahman Kayek, ils auraient ensuite été tués.

– Par la suite, un militaire du rang ayant servi au bataillon de Görümlü avait déclaré que M.S., le commandant de la brigade de Şırnak, s’était rendu au bataillon de Görümlü et avait donné l’ordre au chef de bataillon H.B.V. de tuer les personnes placées en garde à vue, et que six des villageois arrêtés auraient alors été tués.

– Le président de la cour d’assises de Siirt avait infirmé l’ordonnance de non-lieu.

– Au cours de l’enquête menée par le procureur de la République, il avait été établi que les registres de gardes à vue n’existaient pas en 1993, ces registres ayant été instaurés à partir de l’an 2000 ; Yusuf Özdemir avait déclaré que R.B. avait été témoin de l’incident litigieux ; auditionné, ce dernier avait déclaré que six ou sept villageois avaient été emmenés au bataillon et qu’ils avaient été tués, tout en précisant qu’il n’avait pas lui-même été témoin oculaire de ces faits ; selon la déclaration de N.O., les villageois avaient été torturés, mais il ne les avait pas vus être tués ; le commandant du bataillon, N.O., ne savait pas ce qu’il s’était passé car, à l’époque des faits, il était en congé ; H.B.V. avait déclaré qu’un tel incident n’avait pas eu lieu et qu’il s’agissait de porter atteinte à l’honneur de l’armée ; O.T. avait déclaré que les dires des requérants étaient erronés ; M.Ö., Ramazan Özdemir, Telli Özdemir, M.E., R.K. avaient déclaré qu’à l’époque des faits Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Hamdo Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, İbrahim Akıl et Abdurrahman Kayek ainsi que Mihyedin Özdemir, Ramazan Özdemir, Telli Özdemir avaient été arrêtés et avaient été emmenés au bataillon de Görümlü ; Abdurrahman Kayek et Ö.K. se trouvaient également au bataillon ; M.Ö., Ramazan Özdemir, Telli Özdemir, Abdurrahman Kayek et Ö.K. avaient été mis en liberté et les autres personnes arrêtées avaient été tuées à l’intérieur du bataillon ; Ö.K. avait déclaré n’avoir vu aucune de ces personnes au bataillon.

– Sur la base des déclarations de Y.Ö., M.Ö., M.E. et R.K., des fouilles par excavation avaient été effectuées et des ossements appartenant à des animaux avaient été retrouvés.

– Au vu des déclarations du témoin « anonyme » ayant pour nom de code « İlkadım » selon lesquelles les villageois de Görümlü avaient été tués, une enquête séparée avait été ordonnée et était en cours auprès du procureur général de Diyarbakır ; l’enquête menée par ce dernier et celle du procureur de la République de Silopi étaient liées.

E. L’action pénale engagée contre les proches des requérants disparus

118. Le 12 avril 1995, concernant les chefs d’accusation de séparatisme et de participation à l’organisation dite PKK dirigés contre Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek, le procureur de la République de Silopi se déclara incompétent au profit du procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır.

119. Le 1er mai 1995, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır se déclara incompétent concernant l’allégation selon laquelle Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek avaient rejoint les rangs du PKK et renvoya le dossier de l’affaire au parquet de Silopi. Dans sa décision, le procureur indiquait que le dossier de l’affaire ne contenait pas d’éléments susceptibles de prouver que les personnes disparues avaient rejoint les rangs du PKK.

120. Le 6 février 2002, le procureur de la République de Silopi rendit une ordonnance d’incompétence ratione materiae, au motif qu’il ressortait des informations du 15 janvier 2002 données par la gendarmerie de Silopi ainsi que des autres données de l’enquête pénale que les accusés, qui vivaient à Silopi, avaient aidé l’organisation terroriste PKK-KADEK puis s’étaient installés au camp d’Ertuş, situé dans le nord de l’Irak. Il renvoya le dossier de l’enquête pénale ouverte contre Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et Abdurrahman Kayek pour aide et appartenance au PKK-KADEK au procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır.

121. En juin 2003, le procureur de la République de Silopi joignit l’action pénale engagée contre Şemdin Cülaz, Hükmet Şimşek, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et Abdurrahman Kayek pour aide et appartenance au PKK avec celle ouverte précedemment.

122. Le dossier ne contient aucune information sur l’issue de cette action.

F. L’action pénale engagée contre les militaires

123. Le 5 juin 2013, le procureur de la République de Diyarbakır se déclara incompétent au profit du procureur de la République de Şırnak concernant l’action publique intentée contre İ.K., M.A.Y., H.B.V., M.S., S.T. et T.E. du chef de meurtre sur les personnes de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek.

124. Par un acte d’accusation dont la date n’est pas précisée, le procureur de la République de Şırnak intenta une action pénale contre İ.K., M.A.Y., H.B.V., M.S., S.T. et T.E. du chef de meurtre sur les personnes de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek, en mentionnant comme plaignants Nurettin Demirhan, Kazım Cülaz, İsmail Özdemir et Hacı Akıl, en leur qualité de proches des disparus Mehmet Salih Demirhan, Şemdin Cülaz, Halit Özdemir et İbrahim Akıl.

125. Le 25 juin 2013, la cour d’assises de Şırnak tint une audience préparatoire. Elle fixa l’audience suivante au 5 novembre 2013.

126. Le 31 octobre 2013, pour des raisons de sécurité publique et de bonne administration de la justice, la Cour de cassation dessaisit la cour d’assises de Şırnak au profit de la cour d’assises d’Ankara.

127. La procédure est toujours pendante devant la cour d’assises d’Ankara.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

128. La Cour se réfère à l’aperçu du droit interne figurant notamment dans les arrêts Kurt c. Turquie (25 mai 1998, §§ 56-62, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III), Tekin c. Turquie (9 juin 1998, §§ 25-29, Recueil 1998‑IV), Çakıcı c. Turquie ([GC], no 23657/94, §§ 56-67, CEDH 1999‑IV, Ertak c. Turquie (no 20764/92, §§ 94-106, CEDH 2000‑V), Sabuktekin c. Turquie (no 27243/95, §§ 61-68, CEDH 2002‑II), et Fatma Kaçar c. Turquie (no 35838/97, § 57, 15 juillet 2005).

129. Le 30 novembre 2002, l’état d’urgence, qui était en vigueur dans les départements du sud-est de la Turquie, a été définitivement levé. En conséquence, le décret-loi no 430 a cessé d’être appliqué à cette date.

130. Selon l’article 172 § 2 du code de procédure pénale (« le CPP » – loi no 5271 du 4 décembre 2004), une fois qu’une décision de non-lieu a été rendue, une nouvelle action publique ne peut être engagée pour les mêmes faits qu’en cas de découverte d’éléments de preuve nouveaux.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

131. Eu égard à leur similitude quant aux faits et aux questions juridiques qu’elles posent, la Cour décide, en application de l’article 42 § 1 de son règlement, de joindre les requêtes afin de les examiner conjointement dans un seul arrêt.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A. Les exceptions préliminaires concernant la requête no 7524/06

1. Exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes

a) Les arguments du Gouvernement

132. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les requérants n’ont pas saisi les juridictions nationales dans un délai raisonnable après la survenance des faits dénoncés.

En l’espèce, concernant les proches de Mevlüde Cülaz, l’enquête a été déclenchée par le procureur de la République sur saisine de cette dernière le 15 août 2002. Plus tard, l’enquête a été élargie à la suite de la plainte de Mevlüde Cülaz déposée le 26 juin 2003.

Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas agi avec diligence pour utiliser les voies de recours internes disponibles, et que l’écoulement du délai de dix ans environ est ainsi dû à la propre négligence de la requérante.

Autrement dit, le Gouvernement considère que si la requérante avait déposé une plainte devant le procureur de la République juste après les faits dénoncés, les autorités internes compétentes auraient trouvé plus facilement des éléments de preuve concrets en temps utile, ce qui aurait accru l’efficacité de l’enquête.

133. Le Gouvernement est d’avis qu’il convient de répondre à deux questions : la première serait de savoir pourquoi les requérants n’ont pas saisi les autorités compétentes juste après la survenance des faits dénoncés ; la seconde, celle de savoir comment les autorités internes peuvent-elles mener une enquête efficace au sujet d’un incident survenu dix ans plus tôt.

Prenant en considération la date de la survenance des faits, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas saisi les autorités internes dans un délai raisonnable et estime qu’ils n’apportent pas d’explication à leurs atermoiements.

134. Au sujet des nouveaux documents présentés par les requérants dans leurs observations du 1er janvier 2012, le Gouvernement appelle la Cour, dans sa correspondance en date du 5 mars 2012, à faire application de sa jurisprudence relative à l’article 35 § 1 de la Convention, en vertu duquel la Cour ne peut examiner une requête qu’après épuisement de toutes les voies de recours internes et dans un délai de six mois après la date de la décision interne définitive.

Le Gouvernement fait valoir à cet égard que Mevlüde Cülaz est restée inactive du 14 mai 1993 au 15 août 2002. C’est à cette dernière date seulement, soit une dizaine d’années après l’incident allégué, qu’elle a déposé une plainte en demandant qu’une enquête soit menée au sujet de la disparition de son époux. Malgré l’ancienneté des faits, les autorités internes ont mené une enquête pour éclaircir les circonstances entourant la prétendue disparition de son époux. Alors que l’enquête était toujours en cours, Mevlüde Cülaz et sept autres plaignants ont déposé le 26 juin 2003 une plainte au sujet des disparitions supposées du 14 juin 1993. Puis deux ans et demi plus tard, soit le 28 janvier 2006, les requérants ont introduit une requête devant la Cour.

135. Le Gouvernement estime que, en l’absence de tout cas de force majeure, on ne saurait considérer comme normal le fait que Mevlüde Cülaz soit restée inactive pendant une période d’environ dix ans simplement à cause de l’émotion et du choc liés à la disparition de ses proches. Les requérants ne donnent aucune explication sur le fait qu’ils sont restés inactifs durant des années. Il estime que la gravité des faits allégués par les requérants est, précisément, de nature à jeter un doute sur leur bonne foi, dans la mesure où ils n’ont saisi la Cour que treize ans après la survenance des faits allégués et après avoir déposé une plainte pénale devant les autorités internes compétentes seulement le 15 août 2002 et le 26 juin 2003. Eu égard aux investigations en cours devant les autorités internes compétentes, le Gouvernement soutient que les requérants ne sont pas fondés à contester le manque d’effectivité de l’enquête pénale. Se référant au règlement de la Cour, il estime que les requérants n’ont pas dûment tenu la Cour informée de tous les développements survenus ; il y voit de leur part une méconnaissance supplémentaire de l’article 35 § 1 de la Convention.

b) Les arguments des requérants

136. Les requérants contestent l’exception du Gouvernement. Ils soutiennent qu’ils ne sont pas restés inactifs : ils se sont adressés aux autorités internes compétentes se trouvant à Silopi et à Şırnak, juste après l’incident litigieux, par l’intermédiaire du muhtar A.T.

c) L’appréciation de la Cour

137. La Cour constate que le procureur de la République compétent a bien été saisi au sujet de la disparition des proches des requérants, et qu’une action pénale a été engagée contre six militaires pour homicide sur la personne des disparus.

La Cour estime que les arguments du Gouvernement quant à l’effectivité de la voie pénale à la disposition des requérants et à leur supposé retard excessif à faire usage de celle-ci ne peuvent être appréciés qu’à la lumière, précisément, de l’argumentation des requérants relative à l’insuffisance de l’enquête menée par les autorités nationales ou à l’ineffectivité des voies de recours internes.

Aussi, la Cour estime que cette partie de l’exception du Gouvernement soulève des questions étroitement liées à celles posées par le grief que les requérants tirent de l’article 2 de la Convention.

Partant, elle décide de la joindre au fond.

2. L’exception tirée du non-respect du délai de six mois

138. Observant que les requérants ont introduit leurs requêtes devant la Cour le 20 janvier 2006 alors que les faits dénoncés se seraient déroulés le 15 mai 1993, le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect du délai de six mois, à un double titre.

Premièrement, le Gouvernement relève que les requérants allèguent avoir été privés d’un recours effectif au sujet de la disparition de leurs proches. À supposer que tel ait été le cas, les requérants auraient dû introduire leurs requêtes dans un délai de six mois après la date à laquelle les faits se sont déroulés.

139. Deuxièmement, il fait valoir que ce n’est que dix ans environ après la date des faits que Mevlüde Cülaz a déposé une plainte, le 15 août 2002, suivie d’une plainte complémentaire le 5 mars 2003 déposée par elle avec les autres requérants. Le Gouvernement explique qu’à chaque fois les autorités nationales compétentes ont commencé une enquête. Il n’y a pas eu d’inactivité ni de perte de temps de la part des autorités internes. En se référant aux observations et aux documents qu’il a envoyés à la Cour, le Gouvernement expose que les autorités internes ont fait de grands efforts pour essayer de trouver la trace des personnes disparues. Introduites plus de treize ans après la date des faits dénoncés, les présentes requêtes lui paraissent donc tardives.

140. Les requérants contestent les exceptions du Gouvernement.

a) Concernant la première branche de l’exception

141. La Cour constate que les requérants ne se plaignent pas de l’absence d’enquête ab initio mais de l’insuffisance de l’enquête menée par les autorités nationales, qui dure depuis de nombreuses années.

Elle observe que, en l’espèce, l’exception du Gouvernement relative au respect du délai de six mois soulève des questions étroitement liées à la substance de leur grief sur le terrain de l’article 2 de la Convention quant à l’effectivité de l’enquête pénale (Nihayet Arıcı et autres c. Turquie, nos 24604/04 et 16855/05, § 135, 23 octobre 2012).

Partant, elle décide de la joindre au fond.

b) Concernant la seconde branche de l’exception

i. Principes généraux pertinents

142. Dans les affaires de disparitions, la Cour rappelle que la présomption de décès n’est pas automatique et qu’elle n’est posée qu’après un examen des circonstances de l’affaire, la date à laquelle la personne a été vue pour la dernière fois étant à cet égard un élément pertinent (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 143, CEDH 2009, et Vagapova et Zoubiraïev c. Russie, no 21080/05, §§ 85-86, 26 février 2009). Le laps de temps écoulé depuis l’enlèvement en cause n’autorise pas en soi à décider que la personne disparue doit être présumée décédée. Encore faut-il prendre en compte la situation dans laquelle l’enlèvement a eu lieu et l’appartenance de la victime à une des parties à un conflit armé (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 82-83, CEDH 2000‑VI, et Osmanoğlu c. Turquie, no 48804/99, §§ 55-58, 24 janvier 2008, et les références qui y sont mentionnées, ainsi que Açış c. Turquie, no 7050/05, § 35, 1er février 2011).

143. Concernant en particulier l’application de la règle des six mois dans les affaires de disparitions, la Cour se réfère aux principes fondamentaux qui se dégagent de l’affaire Varnava et autres, précitée, §§ 162-166. Bien que la Cour ait souligné que les principes, posés dans les affaires Bulut et Yavuz c. Turquie ((déc.), no 73065/01, 28 mai 2002), et Bayram et Yıldırım c. Turquie ((déc.), no 38587/97, CEDH 2002-III), ont été appliqués mutatis mutandis dans des affaires concernant des disparitions, elle a considéré que le délai de six mois ne s’appliquait pas en tant que tel aux situations continues (Agrotexim Hellas S.A. et autres c. Grèce, no 14807/89, décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 12 février 1992, DR 72, p. 148, Cone c. Roumanie, no 35935/02, § 22, 24 juin 2008, et Varnava et autres, précité, §§ 158-159).

144. Dans l’affaire Varnava et autres, précitée, § 166, la Cour a jugé que, après plus de dix ans, les requérants doivent généralement démontrer de façon convaincante que des progrès concrets étaient accomplis pour justifier leur retard à saisir la Cour (Er et autres c. Turquie, no 23016/04, §§ 58-60, 31 juillet 2012 et Tekçi et autres c. Turquie, no 13660/05, §§ 72‑76, 10 décembre 2013).

145. Dans les affaires de disparitions, tout comme il est impératif que les autorités internes compétentes ouvrent une enquête et prennent des mesures dès que la personne a disparu dans des circonstances mettant sa vie en péril, il est indispensable que les proches de la personne disparue qui entendent se plaindre à Strasbourg d’un manque d’effectivité de l’enquête ou de l’absence d’une enquête ne tardent pas indûment à saisir la Cour de leur grief. Au fil du temps, la mémoire des témoins décline, ceux-ci risquent de décéder ou d’être introuvables, certains éléments de preuve se détériorent ou disparaissent et les chances de mener une enquête effective s’amenuisent progressivement, de sorte que l’examen et le prononcé d’un arrêt par la Cour risquent de se trouver privés de sens et d’effectivité. Par conséquent, en matière de disparitions, les requérants ne sauraient attendre indéfiniment pour saisir la Cour. Ils doivent faire preuve de diligence et d’initiative et introduire leurs griefs sans délai excessif (Varnava et autres, précité, § 161).

146. Des requêtes peuvent être rejetées par la Cour pour tardiveté dans des affaires de disparitions lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou alors qu’ils auraient dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir. Lorsque des initiatives sont prises relativement à une disparition, les proches peuvent raisonnablement s’attendre à obtenir des éléments nouveaux de nature à résoudre des questions de fait ou de droit cruciales. Dans ces conditions, tant qu’il existe un contact véritable entre les familles et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel délai excessif ne se pose généralement pas. En revanche, après un laps de temps considérable, lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les proches doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective. Le point de savoir quand ce stade est atteint tient forcément aux circonstances de l’affaire (Varnava et autres, précité, § 165).

ii. Application de ces principes

147. En l’espèce, la Cour constate que les requérants, à savoir les proches de Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir, İbrahim Akıl et Şemdin Cülaz, soutiennent que ces derniers ont disparu après avoir été arrêtés par les militaires le 14 juin 1993 et qu’ils ont introduit leurs requêtes le 28 janvier 2006, soit douze ans, sept mois et 18 jours après la disparition de leurs proches.

148. La Cour observe que, aussitôt après les faits, les requérants se sont adressés à différentes autorités judiciaires ou militaires nationales au sujet de l’arrestation et de la disparition de leurs proches.

Cela étant, elle note que, même si à partir de la fin de l’année 1995 l’enquête pénale est apparemment restée bloquée – et cela bien qu’un élément de preuve fût apparu dans le quotidien Sabah en août 1993 –, l’enquête pénale a été activée de manière significative à partir du début des années 2000.

En particulier, le procureur de la République de Silopi a mené de nouveaux actes d’investigation à la suite de la plainte déposée par Mevlüde Cülaz le 15 août 2002. À partir de cette date, le procureur de la République a entendu des témoins majeurs ou réentendu d’autres témoins ou bien les proches des disparus au sujet des événements du 14 juin 1993. Diverses mesures d’instruction furent prises par le procureur de la République.

Par ailleurs, le 26 juin 2003, les requérants ont déposé une nouvelle plainte auprès du procureur de la République de Silopi en demandant l’élargissement de l’enquête à la lumière des nouveaux éléments de preuve. La Cour estime qu’avant et après cette date, de nombreux actes juridiques de nature à relancer l’enquête ont été pris par le procureur de la République. Ont ainsi été entendus des témoins majeurs affirmant que les proches des requérants avaient été arrêtés avec d’autres villageois et étaient ainsi passés sous le contrôle des militaires et que, contrairement aux autres villageois arrêtés, ils n’avaient pas été libérés. Ces témoignages jetaient un doute sur la tenue des registres de garde à vue effectuée par les militaires en poste voire laissaient présumer l’inexistence de tels registres à la date des faits litigieux.

149. Par conséquent, au plus tard à cette dernière date, soit dix ans après la disparition des proches des requérants, il existait des faits nouveaux permettant de relancer l’enquête pénale y afférente (paragraphe 144 ci‑dessus).

En tout état de cause, la Cour note que les constats établis par le procureur de la République de Silopi dans sa décision du 30 août 2007 étaient de nature à déterminer les conditions dans lesquelles les proches des requérants avaient pu disparaître.

Elle observe cependant que le procureur, tout en prenant acte du fait que six témoins avaient confirmé l’arrestation des proches des requérants par les militaires, a préféré en tirer des conclusions diamétralement opposées en rendant une ordonnance de non-lieu.

Aussi, à la lumière des éléments soumis à son appréciation, la Cour estime que les requérants ont démontré l’existence de faits et de circonstances spécifiques de nature à justifier l’écoulement d’un délai relativement long après les faits avant de porter leurs griefs devant elle, en l’occurrence la découverte d’informations concernant la disparition de leurs proches (Er et autres, précité, §§ 59-60). Il s’est avéré que ces divers nouveaux éléments étaient de nature à relancer l’enquête (Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, § 69, 27 novembre 2007). Ainsi, il ressort des éléments du dossier que des progrès concrets avaient été accomplis dans l’enquête, situation de nature à justifier une saisine de la Cour postérieure de plus de dix ans aux disparitions en question (voir, a contrario, Yetişen c. Turquie (déc.), no 21099/06, § 80, 10 juillet 2012).

150. À la lumière de ces considérations et des circonstances particulières de l’espèce, la Cour conclut que les requérants ont introduit leur requête dans le délai de six mois, conformément à l’article 35 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que, pour les requérants concernés, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

3. Conclusion

151. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Les exceptions préliminaires concernant la requête no 39046/10 introduite par Lokman Şimşek

1. Les arguments des parties

152. Le Gouvernement explique que la plainte pénale déposée par la mère du requérant, Güle Heylan Şimşek, décédée le 10 juin 1994, s’est conclue par une ordonnance de non-lieu, le 28 septembre 1995. N’ayant pas été contestée par le requérant, qui n’avait pas non plus participé à l’enquête pénale déclenchée à la suite de la plainte de sa mère, cette ordonnance est devenue définitive.

Le Gouvernement reproche en premier lieu au requérant, qui était pourtant adulte à cette époque, d’être resté inactif jusqu’au 14 avril 2010. C’est à cette dernière date seulement, et en se référant à la plainte déposée par sa mère, que le requérant a déposé une plainte devant le procureur de la République de Silopi.

Observant que le requérant n’a introduit sa requête devant la Cour que le 15 avril 2010, soit environ dix-sept ans après la décision interne définitive, le Gouvernement estime que la requête est irrecevable en raison de la méconnaissance du délai de six mois.

153. En second lieu, le Gouvernement fait valoir que le requérant n’a pas soulevé devant les juridictions nationales compétentes ses allégations concernant la disparition de ses proches, même en substance, avant de les porter devant la Cour.

Or, selon le formulaire de requête qu’il a présenté, le requérant savait ou aurait dû savoir qu’une enquête était menée par les autorités internes au sujet de la disparition de ses proches. Malgré cela, le requérant a attendu dix-sept ans environ après l’incident litigieux avant de saisir la Cour, et ne donne par ailleurs aucune explication à ce retard.

Concernant les démarches effectuées par le requérant, le Gouvernement observe qu’il n’a déposé lui-même une plainte au sujet de ses proches que le 14 avril 2010, devant le procureur de la République de Silopi. Selon lui, il ne pouvait donc décemment saisir la Cour le 15 avril 2010, à peine vingt‑quatre heures après le dépôt de sa plainte.

154. Enfin, le Gouvernement explique qu’actuellement une enquête effective est en cours devant le procureur de la République de Silopi : les témoins Y.Ö., N.O., R.B., N.O.E. et les militaires H.B.V. et O.T., en service à l’époque des faits, ont été auditionnés ; des fouilles ont été effectuées en vue d’identifier les corps des personnes disparues et trois morceaux d’os ont été retrouvés ; et ces os ont été envoyés à l’institut médicolégal pour déterminer s’ils appartiennent à des êtres humains.

Se référant au principe de subsidiarité du mécanisme juridictionnel de la Convention, le Gouvernement soutient que les autorités internes sont mieux placées que la Cour pour examiner les allégations du requérant.

155. Le requérant combat les exceptions du Gouvernement. Il soutient que l’ordonnance de non-lieu rendu le 28 septembre 1995 n’a pas été notifiée à sa mère, qui était décédée entre-temps, ni à lui-même. Par ailleurs, il soutient qu’il n’est pas resté inactif et qu’il a, avec les autres requérants, déposé une plainte pénale devant le procureur de la République le 15 août 2002. De plus, il fait valoir qu’à l’époque des faits et jusqu’au 30 novembre 2002, la région du sud-est de la Turquie était soumise à l’état d’urgence. Enfin, il expose que le procureur de la République s’est trop facilement orienté vers le non-lieu, sans mener une enquête approfondie.

156. Le requérant expose que le procureur de la République a, certes, entendu les habitants du village de Selçik – dont les maisons avaient été incendiées par les militaires à la même période que celle à laquelle ses proches ont été arrêtés –, mais il s’étonne que le procureur n’ait, en revanche, pas procédé à semblables auditions avec les habitants de Görümlü ou de Derecik.

Lui-même et les autres requérants ont par ailleurs transmis au procureur de la République de Silopi de nouveaux éléments de preuve de nature à permettre de relancer l’enquête, par exemple les informations publiées dans les journaux nationaux (voir ci-dessus la partie relative aux faits) ou bien la déposition du soldat Y.Ö. ou celles des autres soldats.

Enfin, le requérant soutient qu’il était également plaignant dans la procédure pénale engagée contre les six militaires bien que l’acte d’accusation n’indique pas son nom.

2. L’appréciation de la Cour

157. À la lumière des principes généraux pertinents applicables dans les affaires de disparitions figurant aux paragraphes 142 à 146 ci-dessous ainsi que des documents versés au dossier et des observations des parties, la Cour constate d’abord qu’après l’incident litigieux, le 30 décembre 1993, la mère du requérant, Güle Heylan Şimşek, a déposé une plainte devant le procureur de la République de Silopi au sujet de la disparition de ses proches Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek. Le procureur a rendu le 28 septembre 1995 une ordonnance de non-lieu alors que Güle Heylan Şimşek était décédée entre temps, à savoir le 10 juin 1994. Il ne ressort pas des éléments versés au dossier ni des observations des parties si cette ordonnance a été notifiée à l’adresse de Güle Heylan Şimşek ou bien à l’un de ses héritiers, conformément au droit interne relatif aux notifications des décisions de justice. En tout état de cause, il convient de relever que le requérant qui était majeur, à l’époque des faits, ne s’est pas associé à la plainte déposée par sa mère. Il ne s’est pas non plus intéressé à l’enquête menée par le procureur de la République qui avait rendu une ordonnance de non-lieu. Sur ce point, la Cour relève que, dans sa plainte déposée le 14 avril 2010 devant le procureur de la République de Silopi, le requérant s’était néanmoins référé à celle déposée par sa mère le 30 décembre 1993. Il avait demandé que sa plainte et celle déposée par sa mère soient examinées ensemble.

158. La Cour relève ensuite que le requérant ne s’est pas non plus associé aux plaintes pénales déposées le 26 juin 2003 et le 24 août 2009, par les proches des autres personnes disparues, à la suite de la découverte de nouveaux éléments de preuve pouvant approfondir les investigations menée par le procureur de la République compétent pour identifier les membres des forces de l’ordre prétendument responsables de l’arrestation puis de la disparition des proches du requérant et de ceux des autres personnes. Par ailleurs, la Cour note qu’il n’apparaît pas des éléments du dossier si le requérant s’est joint aux travaux d’excavation menés par le procureur de la République de Silopi. En outre, la Cour constate qu’il ressort de l’acte d’accusation, inculpant les militaires du chef de meurtre, notamment, sur les personnes des proches du requérant, que celui-ci ne figure pas parmi les « plaignants » dans cette procédure contrairement aux autres proches des personnes disparues, conformément au code de procédure pénale en vigueur. À cet égard, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du requérant selon lequel il s’agirait là d’une omission du procureur de la République d’autant qu’il ne présente aucun commencement de preuve à l’appui de ses dires, telle une copie de sa prétendue demande en ce sens adressée aux autorités nationales compétentes par exemple.

159. Dans ce contexte, la Cour relève que le requérant a déposé le 14 avril 2010, en son nom propre, une plainte au sujet de la disparition de ses proches, survenue le 14 juin 1993. Le lendemain, il a introduit sa requête devant la Cour de Strasbourg. Le requérant est ainsi resté inactif pendant seize ans trois mois et dix-huit jours après la date de l’ordonnance de non‑lieu rendue par le procureur de la République de Silopi concernant la disparition de ses proches, ou bien seize ans dix mois et cinq jours après la date à laquelle ses proches avaient disparu (voir, à contrario, Er et autres, précité, § 59).

160. Partant, à la lumière de ces considérations et tenant compte des éléments en sa possession, la Cour conclut que cette requête est tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 5 ET 13 DE LA CONVENTION

161. Les requérants allèguent que leurs proches ont disparu alors qu’ils étaient détenus par des militaires. Ils invoquent les articles 2, 5, et 13 de la Convention. Eu égard à la manière dont les requérants présentent leurs griefs, la Cour estime qu’il y a lieu de les examiner uniquement sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Nihayet Arıcı et autres, précité, § 141), ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

162. Le Gouvernement conteste les arguments des requérants.

A. Arguments des parties

163. Le Gouvernement explique que, à la suite de la plainte déposée le 30 décembre 1993 par Güle Heylan Şimşek, le procureur de la République de Silopi a mené une enquête au sujet de la disparition de son mari et de son fils. Le 10 août 1994, le procureur de la République a délivré un mandat d’amener à la gendarmerie de Silopi pour l’auditionner mais, entre-temps, l’intéressée était décédée. Le 28 septembre 1995, le procureur de la République a rendu une décision de non-lieu, par une ordonnance qui n’a pas été contestée.

164. Le Gouvernement soutient que, contrairement aux allégations des requérants – qu’il estime non étayées –, leurs proches n’ont pas été arrêtés par les forces de l’ordre. Il expose qu’il ressort des documents émanant des autorités que les proches des requérants ont rejoint les rangs du PKK.

165. Concernant le volet procédural de l’article 2 de la Convention, le Gouvernement est d’avis que toutes les investigations nécessaires ont été menées juste après que les requérants eurent déposé leurs plaintes le 15 août 2002 et le 26 juin 2003, et cela pour des faits survenus en mai 1993. Il précise que l’enquête pénale menée au sujet de la disparition des proches des requérants est toujours pendante devant le procureur de la République de Silopi. Les villageois de Görümlü présents à la date des faits litigieux ont été identifiés et entendus. Les frères d’Abdurrahman Kayek ont été entendus. Le procureur de la République de Silopi a demandé à la cour d’assises d’Istanbul de lui envoyer une copie du procès-verbal de l’audition du témoin dit « İlkadım » entendu dans le cadre de l’affaire « Ergenekon ». H.B.V., en fonction à Görümlü à l’époque des faits, a été entendu. Le procureur de la République de Silopi ne s’est pas rendu sur les lieux où se trouvait le poste de gendarmerie de Silopi.

Le Gouvernement conclut qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 2 de la Convention.

166. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement et maintiennent leurs allégations.

B. Quant à la disparition du proche des requérants

1. Appréciation des preuves par la Cour et établissement des faits

167. En l’espèce, la Cour est invitée à dire si les faits des deux espèces révèlent une atteinte au droit à la vie des proches des requérants et un manquement à l’obligation de l’État défendeur, également au titre de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête adéquate et effective sur ces faits.

168. La Cour constate d’abord que les requérants et le Gouvernement s’opposent sur les circonstances qui ont conduit à la disparition des proches des requérants. En particulier, le Gouvernement soutient que les requérants n’étayent pas leurs allégations selon lesquelles leurs proches auraient disparu alors qu’ils étaient sous le contrôle des forces de l’ordre.

169. La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents écrits versés au dossier de l’affaire ainsi que des observations présentées par les parties et, au besoin, des éléments qu’elle se sera procurés d’office (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 173, série A no 324, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, § 94, Recueil 1998‑VI, et Ekrem c. Turquie, no 75632/01, § 51, 12 juin 2007). À cette fin, la Cour se rallie au principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (voir, mutatis mutandis, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, §§ 160-161, série A no 25). Une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (voir, parmi beaucoup d’autres, Wolf-Sorg c. Turquie, no 6458/03, § 63, 8 juin 2010).

170. Par ailleurs, la Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme). Elle renvoie à sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse dans ce cas sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000‑VII, Çakıcı, précité, § 85, et Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 97, 16 décembre 2008). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 274, 18 juin 2002, et El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 152, CEDH 2012). Il en va de même dans le cas de disparition d’une personne soumise au contrôle des autorités nationales, pendant sa garde à vue ; toute disparition survenue pendant cette même période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir, parmi beaucoup d’autres, Tanış et autres c. Turquie, no 65899/01, § 160, CEDH 2005‑VIII, et Er et autres, précité, § 66).

171. En l’espèce, la Cour relève qu’il ressort de la décision d’incompétence du procureur de la République de Silopi du 28 mai 2012 (paragraphe 117 ci-dessus), résumant l’enquête menée au sujet des allégations des requérants, qu’au cours de la nuit du 13 au 14 juin 1993 un affrontement armé avait eu lieu entre les forces de l’ordre et les membres du PKK ; le 14 juin 1993, les proches des requérants et d’autres villageois de Görümlü et de Derecik avaient été arrêtés par des militaires de la garnison de Görümlü ; les villageois arrêtés avaient ensuite été libérés, à l’exception des proches des requérants.

La Cour note que cette version des faits a été confirmée par plusieurs autres villageois qui avaient été arrêtés avec les disparus et par au moins un militaire, à savoir Y.Ö. Ce dernier témoin, un soldat qui faisait son service militaire à l’époque des faits, a confirmé que les proches des requérants étaient bien sous le contrôle des militaires et a affirmé qu’ils avaient été tués et enterrés par eux dans le jardin de leur lieu de garnison provisoire à Görümlü.

Par ailleurs, à ce stade de l’examen de l’affaire, la Cour note qu’une action pénale du chef de meurtre sur les personnes de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek – les proches des requérants – a été intentée contre six militaires auteurs présumés de cette infraction devant la cour d’assises d’Ankara (paragraphes 123 et 127 ci-dessus), laquelle action est toujours pendante.

2. Quant à la disparition et au décès présumé des proches des requérants

172. La Cour relève que les proches des requérants ont été vus pour la dernière fois le 14 juin 1993, il y a donc plus de vingt ans, et qu’il n’y a depuis lors aucune information à leur sujet.

Or, il ressort clairement des dépositions des villageois, des requérants et, notamment, du soldat Y.Ö. entendu le 30 mars 2010 que les proches des requérants venaient alors d’être arrêtés par des militaires. Il est établi que leurs noms n’ont pas été inscrits sur le registre des personnes placées en garde à vue, puisqu’il n’existait aucun registre semblable à l’époque des faits à Görümlü. La Cour estime donc pouvoir admettre que les proches des requérants ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger et qu’ils doivent dès lors être présumés morts (Tanış et autres, précité, § 182 – affaire dans laquelle une présomption de décès a été retenue au sujet de deux membres du HADEP (Parti de la démocratie du peuple –, Lyanova et Aliyeva c. Russie, nos 12713/02 et 28440/03, §§ 94-95, 2 octobre 2008, Vagapova et Zoubiraïev, précité, §§ 85‑86 – affaire dans laquelle un jeune homme disparu depuis plus de quatre ans dans des circonstances mettant sa vie en danger a été présumé décédé) disparus depuis plus de quatre ans après leur placement en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie dans des circonstances mettant leur vie en danger –, Er et autres, précité, § 79, et Turluyeva c. Russie, no 63638/09, §§ 86-87, 20 juin 2013).

173. La Cour rappelle que, dans l’affaire Akkum et autres c. Turquie (no 21894/93, § 211, CEDH 2005‑II (extraits)), elle a déjà dit qu’il était légitime de dresser un parallèle entre la situation de détenus, dont l’état de santé relève de la responsabilité de l’État, et celle de personnes trouvées blessées ou mortes dans une zone placée sous le contrôle des seules autorités de l’État. En effet, dans ces deux situations, les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités.

La Cour constate que ni les autorités nationales compétentes ni le Gouvernement n’ont fourni d’explication sur ce qui s’est passé après l’arrestation non reconnue des proches des requérants (Timurtaş, précité, § 86, et Çiçek c. Turquie, no 25704/94, § 147, 27 février 2001). En tout état de cause, l’argument avancé par le procureur de la République de Silopi dans sa décision de non-lieu du 28 septembre 1995, selon lequel les personnes disparues auraient rejoint les rangs du PKK, a été réfuté par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır (paragraphes 27 et 119 ci-dessus).

Par ailleurs, les autorités nationales n’ont pas invoqué de motif de nature à justifier un quelconque recours de leurs agents à la force meurtrière (voir, mutatis mutandis, Nihayet Arıcı et autres, précité, § 156).

174. Il s’ensuit que la responsabilité de l’État défendeur est engagée quant aux circonstances de la disparition et du décès de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel.

C. Quant à l’allégation d’insuffisance de l’enquête

1. Principes généraux pertinents

175. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, § 161, Timurtaş, précité, § 87, Çiçek, précité, § 148, et Er et autres, précité, § 80). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres, précité, §§ 161-163, Çakıcı, précité, § 86, et Brecknell c. Royaume-Uni, no 32457/04, §§ 65-72, 27 novembre 2007).

176. Les autorités doivent donc avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires et les expertises médicolégales. Les conclusions de l’enquête doivent se fonder sur une analyse approfondie, objective et impartiale de l’ensemble des éléments pertinents et doivent appliquer un critère comparable à celui de la « nécessité absolue » énoncé à l’article 2 § 2 de la Convention. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme requise d’effectivité (Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, §§ 96‑97, 4 mai 2001, Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, §§ 139 et 144, CEDH 2002‑IV, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 113, CEDH 2005‑VII).

177. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001‑III, Bişkin c. Turquie, no 45403/99, § 69, 10 janvier 2006, et Wolf-Sorg, précité, §§ 73-76).

178. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, §§ 89-91, Recueil 1998‑I, et Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79‑81, Recueil 1998‑IV, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV, et Fatma Kaçar c. Turquie, no 35838/97, § 74, 15 juillet 2005).

179. La Cour rappelle par ailleurs que l’Etat a l’obligation de conduire une « enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort, d’identifier les éventuels responsables de celle-ci et d’aboutir à leur punition (Oğur, précité, § 88, et Er et autres, précité, § 81). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (voir, par exemple, Nihayet Arıcı et autres, précité, § 163). Les exigences procédurales des articles 2 et 3 de la Convention s’étendent au-delà du stade de l’instruction préliminaire lorsque, comme en l’espèce, celle-ci a entraîné l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales : c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase du jugement, qui doit satisfaire aux impératifs posés par ces dispositions (Paçacı et autres, précité, § 78).

180. En outre, la Cour réaffirme que les instances judiciaires internes ne doivent en aucun cas se montrer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie et/ou à l’intégrité physique ou morale des personnes. Cela est indispensable pour maintenir la confiance du public et assurer son adhésion à l’État de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (Hugh Jordan c. Royaume‑Uni, no 24746/94, § 108, CEDH 2001‑III (extraits) et Tuna c. Turquie, no 22339/03, § 71, 19 janvier 2010).

181. La Cour doit se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 32, série A no 336). Lorsque celles-ci ont donné lieu à des poursuites pénales devant les juridictions internes, il ne faut pas perdre de vue que la responsabilité pénale se distingue de la responsabilité de l’État au titre de la Convention. La compétence de la Cour se limite à la détermination de la seconde. La responsabilité au regard de la Convention découle des dispositions de celle-ci, qui doivent être interprétées à la lumière de l’objet et du but de la Convention et eu égard à toute règle ou tout principe de droit international pertinents. Il ne faut pas confondre responsabilité d’un État à raison des actes de ses organes, agents ou employés, et questions de droit interne concernant la responsabilité pénale individuelle, dont l’appréciation relève des juridictions internes. Il n’entre pas dans les attributions de la Cour de rendre des verdicts de culpabilité ou d’innocence au sens du droit pénal (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 182, 24 mars 2011 et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 71, 12 mars 2013).

2. Application de ces principes aux présentes affaires

182. En l’espèce, d’après les éléments du dossier soumis à son appréciation par les parties, la Cour relève qu’il convient de distinguer trois périodes dans l’enquête menée par le procureur de la République de Silopi au sujet des allégations des requérants.

La Cour va donc maintenant examiner successivement chacune de ces périodes pour déterminer si l’État défendeur a manqué à ses obligations procédurales au titre de l’article 2 de la Convention, en l’occurrence celle de mener une enquête adéquate et effective sur les faits objet des présentes requêtes.

a) La première période de l’enquête pénale

183. Concernant la période qui va de la date de l’arrestation des proches des requérants jusqu’à fin 2002, la Cour relève qu’après la disparition de leurs proches, les requérants se sont adressés verbalement aux autorités militaires, en se rendant directement dans les locaux de la gendarmerie ou des autorités militaires se trouvant près de leur village ou de leur région (paragraphes 12, 18 et 19 ci-dessus), ou en déposant une plainte pénale devant le procureur de la République de Silopi.

En outre, Güle Heylan Şimşek a déposé une plainte devant le procureur de la République de Silopi (paragraphe 20 ci-dessus). Cette plainte s’est conclue par une décision de non-lieu le 28 septembre 1995, au motif que les proches de cette dernière auraient rejoint les rangs du PKK.

Or, ce constat fait par le procureur a été réfuté le 1er mai 1995 par le procureur de la République de Diyarbakır (paragraphe 119 ci-dessus). Ensuite, le procureur chargé de recueillir les éléments à charge et à décharge n’a pas estimé utile, par exemple, de recueillir les dépositions des autres villageois qui avaient été arrêtés par les militaires. Le procureur n’a pas non plus recueilli la déposition des proches des autres personnes arrêtées ni des autres villageois qui avaient assisté à leur arrestation par les militaires.

De plus, la Cour relève qu’en août 1993, soit durant la période au cours de laquelle le procureur était censé mener son enquête, un quotidien national avait publié un reportage donnant la parole au général M.S., en poste dans la région pertinente à l’époque des faits (paragraphe 15 ci-dessus) ; ce dernier avait livré des éléments en relation avec la disparition des proches des requérants. Or, le procureur chargé de l’enquête n’a pas jugé utile d’exploiter cet élément de preuve ; ce reportage ne sera pris en considération comme élément de preuve par le procureur de la République de Silopi qu’en 2006 (paragraphe 77 ci-dessus) alors qu’il aurait déjà dû en avoir connaissance en 2003.

b) La deuxième période de l’enquête pénale

184. S’agissant de la deuxième période de l’enquête, elle a commencé le 26 juin 2003, date à laquelle tous les requérants ont déposé une plainte devant le procureur de la République de Silopi (paragraphe 68 ci-dessus) et s’est terminée le 27 septembre 2007, date à laquelle le président de la cour d’assises de Siirt a confirmé l’ordonnance de non-lieu du procureur (paragraphe 85 ci-dessus).

Saisi de cette nouvelle plainte des requérants, le procureur a motivé sa décision de non-lieu par le fait que seulement six des personnes auditionnées avaient confirmé l’arrestation des proches des requérants, tandis que vingt-huit des autres villageois interrogés ne l’avaient pas confirmée (paragraphe 83 ci-dessus).

De plus, le procureur a tiré une conclusion à décharge sans avoir auditionné le général M.S.

En outre, alors que la suite de l’enquête montrera que les militaires ne tenaient aucun registre des gardes à vue à l’époque des faits (paragraphes 71 et 72 ci-dessus), le procureur n’en tira aucune conséquence pertinente. Or, la Cour a déjà jugé dans plusieurs affaires se rapportant à la même époque qu’un tel manquement était de nature à dissimuler l’arrestation et la détention des personnes placées en garde à vue dans le sud-est de la Turquie (Timurtaş, précité, § 84, et Er et autres, précité, § 77, ainsi que les autres références qui y sont citées).

185. La Cour relève ensuite que, parallèlement au procureur de la République de Silopi, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır a également été saisi au sujet de la disparition des proches des requérants.

Ce dernier s’étant déclaré incompétent à plusieurs reprises au profit de son homologue de Silopi, il est à noter que le 22 mai 2003 sa déclaration d’incompétence mentionnait l’existence de trois enquêtes pénales pour les mêmes faits (paragraphe 55 ci-dessus). Or, la Cour note que toutes ces procédures n’ont jamais été jointes, alors qu’un traitement commun aurait certainement pu permettre aux autorités de mutualiser tous les éléments de preuve réunis dans le cadre de chacune des enquêtes.

Par ailleurs, la demande du président de la cour d’assises de Siirt d’identifier les gendarmes se trouvant à l’époque des faits à Görümlü n’a reçu bonne suite qu’après le 20 mai 2010, c’est-à-dire seulement après la découverte de nouveaux éléments de preuve (paragraphe 94 ci-dessus).

La Cour estime que la saisine de différentes autorités judiciaires internes au sujet des mêmes faits et le renvoi du dossier de l’enquête entre ces différentes autorités a eu pour résultat de nuire à la diligence nécessaire pour mener des investigations et pour en tirer des conséquences quant aux circonstances dans lesquelles les décès sont survenus.

c. La troisième période de l’enquête pénale

186. La dernière période de l’enquête va d’août 2009 à aujourd’hui.

La Cour constate qu’à partir de 2009 les requérants ont déposé des demandes d’investigations complémentaires ou bien transmis au procureur de la République des informations fondamentales au sujet de témoins oculaires ayant assisté soit à l’arrestation soit au décès de leurs proches. Ces informations et l’audition des témoins entendus par le procureur de la République ont permis d’identifier les responsables présumés du décès des proches des requérants.

La Cour relève que ces témoins clés auraient pu être identifiés et auditionnés plus tôt, notamment dans le cadre de la deuxième enquête menée par le procureur de la République de Silopi entre 2003 et en 2007 (paragraphe 83 ci-dessus). En tout état de cause, cet aspect fondamental de l’enquête consistant à auditionner les militaires en service à la date des faits n’a pas été pris en considération (paragraphes 84 et 85 ci-dessus).

La Cour note aussi que les auditions du soldat Y.Ö. et du témoin anonyme ont permis d’identifier les militaires soupçonnés d’être responsables du décès des proches des requérants.

Par ailleurs, la Cour a noté également que des travaux d’excavation ont été effectués sur l’ancien site du poste de gendarmerie de Görümlü. Il est vrai que d’après les éléments versés au dossier, ni les corps des proches des requérants ni même des ossements leur appartenant n’ont pas été trouvés à la suite de possible modifications apportées au site de l’époque des faits et des nouvelles constructions réalisées depuis lors (paragraphes 102 et 103 ci‑dessus).

187. Cela étant posé, la Cour note qu’en juin 2013, soit vingt ans après la survenance des faits, une action pénale a été engagée contre six militaires pour homicide volontaire sur la personne de Şemdin Cülaz, Mehmet Salih Demirhan, Halit Özdemir et İbrahim Akıl, Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek. Cette action, engagée d’abord devant la cour d’assises de Şırnak, est pendante depuis octobre 2013 devant la cour d’assises d’Ankara (paragraphe 127 ci-dessus).

d) Conclusion

188. La Cour note donc que vingt ans après les faits litigieux une action pénale a été engagée contre six militaires, responsables présumés du décès des proches des requérants, devant la cour d’assises d’Ankara. À la lumière des procès-verbaux d’audience versés au dossier, elle relève que la procédure de jugement vient juste de commencer. À cet égard, elle rappelle que l’écoulement du temps érode inévitablement la quantité et la qualité des preuves disponibles, et que l’apparence d’un manque de diligence jette un doute sur la bonne foi des investigations menées et fait perdurer l’épreuve que traversent les proches (Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, § 86, CEDH 2002‑II, et Nencheva et autres c. Bulgarie, no 48609/06, § 130, 18 juin 2013).

189. Contrairement à ce qui était le cas dans d’autres affaires concernant la Turquie, où la procédure de jugement s’était terminée devant les juridictions nationales avant sa saisine (voir, entre autres, Tanlı c. Turquie, no 26129/95, CEDH 2001‑III (extraits), Tuna c. Turquie, no 22339/03, 19 janvier 2010, Paçacı et autres c. Turquie, no 3064/07, 8 novembre 2011 et Aydan, précité), la Cour note qu’en l’espèce la procédure de jugement engagée devant la cour d’assises nationale en est encore au stade préparatoire.

Consciente du caractère subsidiaire de son rôle, la Cour doit se montrer prudente avant d’assumer celui d’une juridiction de première instance appelée à connaître des faits, lorsque les circonstances d’une affaire donnée ne lui commandent pas (Tanlı c. Turquie, no 26129/95, § 110, CEDH 2001‑III (extraits)).

Toutefois, la Cour note que dans les présentes requêtes il s’agit de personnes qui ont disparu alors qu’elles étaient sous le contrôle des forces de l’ordre.

À ce stade où la procédure de jugement devant la cour d’assises ne fait que commencer, la Cour ne saurait avoir pour tâche d’imposer par avance sa propre vision des faits aux autorités judiciaires nationales. Toutefois, dans le présent cas d’espèce, il est à observer que la Cour est compétente pour déterminer non pas la responsabilité pénale des auteurs supposés du meurtre des proches des requérants mais la responsabilité internationale de l’État défendeur au titre de la Convention, à laquelle il est partie contractante (mutatis mutandis, Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 63, 20 décembre 2007, Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 182, CEDH 2011 (extraits) et Aydan, précité, § 116).

190. Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que des retards dans l’audition des membres des forces de l’ordre impliqués dans les faits litigieux ne créent pas seulement une apparence de collusion entre les autorités judiciaires et lesdites forces, mais peuvent également conduire les proches du défunt – ainsi que le public en général – à croire que les membres desdites forces opèrent dans le vide au point de n’avoir à assumer aucune responsabilité pour leurs actes devant les autorités judiciaires (Aydan, précité, § 112 ainsi que la jurisprudence qui y est citée). Ces considérations valent également dans le cas d’espèce dans la mesure où, à la lumière des documents versés au dossier, les membres des forces armées impliqués dans les faits litigieux n’ont toujours pas été entendus.

191. Aussi, la Cour est d’avis que les investigations menées par le procureur de la République sur les circonstances dans lesquelles les proches des requérants ont été tués n’ont pas été rapides et adéquates (Tuna, précité, § 77, et Paçacı et autres, précité, § 84). Quant à celles effectuées pendant la phase préparatoire – actuellement en cours – du procès pénal devant la cour d’assises, elles ne font que commencer.

192. La Cour conclut que l’État défendeur a failli à ses obligations procédurales, découlant de l’article 2 de la Convention, en matière de protection du droit à la vie des proches des requérants.

Il s’ensuit qu’il y a lieu de rejeter la première branche de l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois pour la requête no 7524/06.

193. À la lumière des manquements relevés ci-dessus, la Cour conclut que les autorités nationales n’ont donc pas mené une enquête approfondie et effective sur les circonstances entourant le décès des proches des requérants. Dès lors, il y a lieu de rejeter la deuxième branche de l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours interne pour la requête no 7524/06.

194. La Cour conclut qu’il y a eu manquement aux obligations procédurales qui incombent à l’État défendeur au titre de l’article 2 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

195. Les requérants soutiennent que leurs proches ont subi des mauvais traitements lors de leur arrestation et lors de leur garde à vue. À cet égard, ils dénoncent une violation de l’article 3 de la Convention ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

196. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Selon lui, les proches des requérants n’ont pas subi de mauvais traitements.

197. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.

198. Eu égard au constat relatif à l’article 2 de la Convention (paragraphes §§ 186 et 206 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition (voir, entre autres, Nikolova et Velitchkova, précité, § 78, et Wolf-Sorg, précité, § 87).

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

199. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

200. Au titre du préjudice moral, les requérants réclament 200 000 euros (EUR) pour chacun des décès de Şemdin Cülaz, Halit Özdemir, Mehmet Salih Demirhan et İbrahim Akıl.

201. Au titre du préjudice matériel, ils réclament pour chacun des décès la somme de 50 000 EUR, qui correspondrait à la perte du soutien financier de leur proche.

202. Le Gouvernement conteste ces prétentions au motif que les requérants n’étayent par leurs allégations. Il estime qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable.

203. La Cour rappelle qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage matériel allégué par les requérants et la violation de la Convention et que la réparation allouée peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de soutien financier (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, §§ 16-20, série A no 285‑C, Çakıcı, précité, § 127, Salman, précité, § 137, et Er et autres, précité, § 118).

En l’espèce, la Cour a conclu que l’État défendeur était responsable (paragraphes 98 et 113 ci-dessus), au regard de l’article 2 de la Convention, du décès des proches des requérants. Cela étant, elle relève que les requérants n’étayent pas la preuve de la réalité de l’aide financière que leurs proches auraient pu leur apporter, et que le montant avancé par eux à ce titre est hypothétique et sans fondement réel (Havva Dudu Albayrak et autres c. Turquie, no 24470/09, § 56, 21 juin 2011). Partant, la Cour rejette la demande formulée par les requérants pour dommage matériel.

204. En revanche, au titre du préjudice moral, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 60 000 EUR conjointement à l’épouse et aux enfants de Şemdin Cülaz, à savoir Mevlüde Cülaz, son épouse, et Kazım Cülaz, Mahmut Cülaz et Haşim Cülaz, ses enfants, ainsi que la somme de 5 000 EUR à Selahattin Cülaz, frère de Şemdin Cülaz (voir, entre autres, Er et autres, précité, § 123) ;

Au même titre, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer la somme de 65 000 EUR conjointement aux proches de chacun des disparus, à savoir :

– pour le décès de Halit Özdemir, à Fatma Özdemir, son épouse, et Ayfel Özdemir, İsmail Özdemir, Halil Özdemir et Mahmut Özdemir, ses enfants ;

– pour le décès de Mehmet Salih Demirhan, à Zeynep Demirhan, son épouse, et Yusuf Demirhan, son fils ;

– pour le décès d’İbrahim Akıl, à Fatma Akıl, son épouse, et Taybet Akıl, Sariye Akıl, Peyruze Akıl, et Yasin Akıl, ses enfants.

B. Frais et dépens

205. Les requérants demandent au total 6200 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Établies selon un taux de 100 EUR par heure de travail, conformément au tarif du barreau de Diyarbakır, leurs demandes se présentent comme suit :

– 200 EUR, correspondant à deux heures de travail, pour la préparation de la plainte de Mevlüde Cülaz rédigée en août 2002 ;

– 1 200 EUR, correspondant à douze heures de travail, pour l’audition des témoins ;

– 200 EUR, correspondant à deux heures de travail, pour contester l’ordonnance de non-lieu du procureur de la République du 6 mars 2003 (paragraphe 50 ci-dessus) ;

– 600 EUR, correspondant à six heures de travail, pour déposer une nouvelle plainte (paragraphe 68 ci-dessus) ;

– 600 EUR, correspondant à six heures de travail, pour la préparation et l’envoi de la requête devant la Cour de Strasbourg ;

– 200 EUR, correspondant à deux heures de travail, pour contester l’ordonnance de non-lieu du 30 août 2007 (paragraphe 84 ci-dessus) ;

– 300 EUR, correspondant à trois heures de travail, pour la présentation de nouveaux éléments de preuve au procureur de la République, et pour d’autres actes divers (voir, par exemple, paragraphe 86 ci-dessus) ;

– 800 EUR, correspondant à huit heures de travail, pour la présentation de différents documents au procureur de la République et à la Cour de Strasbourg (voir, par exemple, paragraphes 87 et 88 ci-dessus) ;

– 600 EUR, correspondant à six heures de travail, pour la préparation des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire ;

– 1 000 EUR pour les frais de transport pour les déplacements de leur avocat à Silopi, sans justificatifs à l’appui de cette prétention ;

– 500 EUR pour les frais administratifs (téléphone, poste) et de traduction, sans justificatifs à l’appui de cette prétention.

206. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il attire en particulier l’attention de la Cour sur le fait que certains des postes de dépenses allégués ne sont appuyés par aucun justificatif.

C. Appréciation de la Cour

207. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999‑II, et Aydan, précité, § 144). En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux requérants.

D. Intérêts moratoires

208. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête no 39046/10 irrecevable ;

3. Joint au fond, à l’unanimité, la première branche de l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois et celle relative au non-épuisement des voies de recours internes pour la requête no 7524/06 et les rejette ;

4. Déclare, à l’unanimité, la requête no 7524/06 recevable ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet matériel ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention dans son volet procédural ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 3 de la Convention ;

8. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement : 60 000 EUR (soixante mille euros) conjointement à Mevlüde Cülaz, Kazım Cülaz, Mahmut Cülaz et Haşim Cülaz, épouse et enfants de Şemdin Cülaz respectivement, et 5 000 EUR à Selahattin Cülaz, son frère, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques, au taux applicable à la date du règlement :

i) 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros) conjointement à Fatma Özdemir, Ayfel Özdemir, İsmail Özdemir, Halil Özdemir et Mahmut Özdemir, respectivement épouse et enfants de Halit Özdemir, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), conjointement à Zeynep Demirhan et Yusuf Demirhan, respectivement épouse et fils de Mehmet Salih Demirhan, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii) 65 000 EUR (soixante-cinq mille euros), conjointement à Fatma Akıl, Taybet Akıl, Sariye Akıl, Peyruze Akıl, et Yasin Akıl, respectivement épouse et enfants d’İbrahim Akıl, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iv) 5 000 EUR (cinq mille euros) conjointement à tous les requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par eux, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Sajó et Lemmens.

G.R.A.
S.H.N.

Annexe : noms et qualité des requérants

1. Requête no7524/06

a) Proches du disparu Şemdin Cülaz

Mevlüde Cülaz, épouse, née en 1950,

Kazım Cülaz, fils, né en 1975,

Mahmut Cülaz, fils, né en 1973,

Haşim Cülaz, fils, né en 1983,

Selahattin Cülaz, frère, né en 1964.

b) Proches du disparu Halit Özdemir

Fatma Özdemir, épouse, née en 1965,

Ayfel Özdemir, fille, née en 1986,

İsmail Özdemir, fils, né en 1988,

Halil Özdemir, fils, né en 1990,

Mahmut Özdemir, fils, né en 1992.

c) Proches du disparu Mehmet Salih Demirhan

Zeynep Demirhan, épouse, née en 1957,

Yusuf Demirhan, fils, né en 1984.

d) Proches du disparu İbrahim Akıl

Fatma Akıl, épouse, née en 1968,

Taybet Akıl, fille, née en 1985,

Sariye Akıl, fille, née en 1986,

Peyruze Akıl, fille, née en 1982,

Yasin Akıl, fils.

2. Requête no39046/10

Proche des disparus Hamdo Şimşek et Hükmet Şimşek

Lokman Şimşek, fils du premier et frère du second, né le 2 mars 1969.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DES JUGES SAJÓ ET LEMMENS

Nous avons voté, comme la majorité, en faveur d’un constat de violation de l’article 2 de la Convention. Toutefois, notre position diverge de celle de nos collègues en ce qui concerne l’application de l’article 41 de la Convention à l’égard des requérants membres de la famille de M. Şemdin Cülaz, l’une des personnes ayant disparu.

La majorité a déclaré que l’État défendeur devait verser à l’épouse et aux enfants de M. Cülaz 60 000 EUR conjointement, et 5 000 EUR au frère de celui-ci. La famille de M. Cülaz recevra donc 65 000 EUR au total.

Cette somme est la même que celle qui a été octroyée aux autres familles.

Toutefois, à la différence des autres familles, qui se composent toutes d’un foyer (épouses et enfants), la famille Cülaz se compose d’un foyer (l’épouse et les enfants de M. Cülaz) et du frère de M. Cülaz. À notre avis, le foyer de M. Cülaz devrait recevoir la même somme que les autres foyers, c’est-à-dire 65 000 EUR. Nous ne voyons pas pourquoi il devrait être « pénalisé » à cause de la présence d’une autre victime de la même famille.


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-142396
Date de la décision : 15/04/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Vie) (Volet matériel);Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : CÜLAZ ET AUTRES
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : ELCI T.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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