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08/04/2014 | CEDH | N°001-142510

CEDH | CEDH, AFFAIRE NATIONAL UNION OF RAIL, MARITIME AND TRANSPORT WORKERS c. ROYAUME-UNI, 2014, 001-142510


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NATIONAL UNION OF RAIL, MARITIME AND TRANSPORT WORKERS c. ROYAUME-UNI

(Requête no 31045/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 avril 2014

DÉFINITIF

08/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.




En l’affaire National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George

Nicolaou,
Ledi Bianku,

Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE NATIONAL UNION OF RAIL, MARITIME AND TRANSPORT WORKERS c. ROYAUME-UNI

(Requête no 31045/10)

ARRÊT

STRASBOURG

8 avril 2014

DÉFINITIF

08/09/2014

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention.

En l’affaire National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Ineta Ziemele, présidente,
Päivi Hirvelä,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,

Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Faris Vehabović, juges,
et Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 31045/10) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un syndicat britannique, le National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (RMT – « le syndicat requérant »), a saisi la Cour le 1er juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le syndicat requérant a été représenté devant la Cour par son secrétaire général, M. B. Crow. Il a été défendu par M. N. Todd, du cabinet Thompsons Solicitors de Manchester, et conseillé par Me J. Hendy, QC, et Me M. Ford, QC, avocats à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme R. Tomlinson, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3. La Confédération européenne des syndicats et le Trades Union Congress (Congrès des syndicats britanniques) ont soumis des observations communes. Liberty a également soumis des observations. Le président avait autorisé ces trois organisations à intervenir dans la procédure écrite en tant que tierces parties (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour (« le règlement »). Le Gouvernement a répondu aux observations de Liberty.

4. Le syndicat requérant alléguait que sa capacité à protéger les intérêts de ses membres avait fait l’objet d’une restriction légale excessive, au mépris de son droit à la liberté d’association.

5. Le 27 août 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement. La chambre a également décidé de statuer en même temps sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le requérant est un syndicat ayant son siège à Londres ; il compte 80 000 membres employés dans différents secteurs de l’industrie des transports au Royaume-Uni.

7. Considérant que, dans l’ordre interne, les conflits du travail sont régis par des dispositions de loi très détaillées, le syndicat requérant dénonce l’incompatibilité avec l’article 11 de la Convention de deux restrictions particulières au droit de grève garanti par la loi, en illustrant chacune de ces restrictions par un exposé des faits distinct.

A. Notification d’un scrutin préalable à une grève : la situation dans la société EDF

8. Les faits invoqués à cet égard ont trait à la société EDF Energy Powerlink Ltd. (EDF), qui était par contrat chargée de gérer, faire fonctionner et entretenir le réseau électrique utilisé par le système de transport souterrain de Londres. Le RMT était l’un des syndicats reconnus par la société à des fins de négociation collective. Cette société employait au total 270 personnes sur trois sites différents, le plus important étant celui de Tufnell Park, avec 155 salariés. D’après le syndicat requérant, 52 de ses membres y travaillaient à l’époque des faits. La société ne pouvait savoir lesquels de ses salariés étaient membres d’un syndicat, car elle n’avait pas mis en place de système de déduction des cotisations syndicales du salaire de son personnel.

9. De juin à septembre 2009, le syndicat requérant et la société tinrent plusieurs séances de négociation sur les salaires et les conditions de travail. Mécontent de la proposition de la société, le syndicat requérant décida de lancer une action revendicative et, le 24 septembre, il donna à la société le préavis requis, l’informant de la tenue d’un scrutin sur un éventuel mouvement de grève (paragraphe 18 ci-dessous). Ce préavis désignait la catégorie de salariés appelés à voter par l’appellation « ingénieur/technicien » et précisait combien de salariés de cette catégorie travaillaient sur chaque site. La société écrivit le lendemain au syndicat requérant pour lui indiquer qu’elle ne reconnaissait pas le terme « technicien », car elle désignait ses salariés par des termes plus précis tels que monteur, assembleur, inspecteur de salle de contrôle, contrôleur de jour, contrôleur travaillant en équipe, monteur OLBI. Elle considérait donc que le préavis qui lui avait été notifié n’était pas conforme aux dispositions de loi applicables. Le syndicat requérant répondit la semaine suivante en maintenant que le terme qu’il avait utilisé était suffisant pour permettre à la société de savoir quels étaient les salariés concernés et qu’il était ainsi satisfait à l’objectif des dispositions de loi pertinentes.

10. Après un autre échange de courrier entre la société et le syndicat requérant, la première saisit la High Court d’une demande d’injonction visant à faire interdire au second d’appeler à une action revendicative sur la base de ce scrutin. Le juge Blake prononça l’injonction demandée le 23 octobre 2009.

11. Le juge refusa d’accueillir l’allégation du syndicat requérant selon laquelle les exigences légales limitaient indûment l’exercice de son droit à appeler à une action revendicative au motif que la Cour d’appel avait rejeté un argument identique dans l’affaire Metrobus Ltd v. Unite the Union ([2009] EWCA Civ 829). Il rejeta également l’argument voulant que, la procédure étant encore à un stade précoce, il serait prématuré d’y mettre un terme. Il considéra au contraire que le risque qu’intervienne une action de grève illégale était suffisamment imminent pour justifier le prononcé de l’injonction. Vu le secteur en jeu, une interruption du travail aurait des conséquences importantes et entraînerait des répercussions ailleurs. Sur la question de savoir si le syndicat requérant avait donné des indications suffisantes quant à la catégorie de personnel qui participerait au scrutin, le juge estima que tel n’était pas le cas car les membres du syndicat travaillant sur le site de Tufnell Park exerçaient différents métiers. Le syndicat requérant n’était pas dans l’obligation absolue de fournir des informations à ce sujet à la société, mais il était en revanche tenu de faire son possible pour lui fournir des renseignements suffisants. Le fait qu’il ait son propre système de classification des emplois était pertinent mais non décisif. De même, qu’un syndicat n’enregistre pas ou ne possède pas ce type d’information était un facteur qui pouvait être hautement pertinent mais pas nécessairement déterminant. Le syndicat requérant ayant admis qu’il était faisable pour un syndicat de fournir les informations nécessaires dans le cadre d’un site de travail de petite taille, il n’était donc ni excessif ni déraisonnable de lui demander d’agir ainsi. Enfin, le juge observa que si le syndicat requérant n’avait pas encore déclaré son intention d’appeler à la grève (le scrutin n’ayant pas encore eu lieu), il existait manifestement un lien entre la non-communication des informations exigées et la capacité de l’employeur à faire face à la situation soit en se préparant à une interruption de travail soit en tentant de convaincre les salariés de ne pas voter en faveur d’une action. Le juge conclut que le non-respect par le syndicat requérant des exigences légales ne constituait donc pas un simple manquement technique ou dénué de pertinence.

12. Le syndicat requérant sollicita l’autorisation de faire appel, qui lui fut refusée le 24 novembre 2009 dans le cadre d’une procédure écrite. Une nouvelle demande de sa part fut rejetée le 26 janvier 2010, date à laquelle le conflit entre le syndicat requérant et la société EDF avait déjà été réglé.

13. Après le prononcé de l’injonction interdisant la grève, le syndicat requérant se mit en devoir de rassembler les descriptions de poste précises des salariés concernés et les joignit à un nouveau préavis de scrutin de grève. Ce scrutin se solda par un vote en faveur de l’action revendicative. Celle-ci eut lieu à certaines dates en décembre 2009 et au début du mois de janvier 2010. EDF émit le 7 janvier 2010 une proposition améliorée qui fut acceptée par les membres du syndicat requérant et entra en vigueur dans le cadre d’une convention revendicative le 1er avril de la même année.

B. Action revendicative secondaire : la situation dans la société Hydrex

14. Les faits invoqués dans ce cadre concernent quelques membres du RMT qui étaient employés dans la maintenance ferroviaire par la société Fastline Limited, qui appartenait à un groupe de sociétés du nom de Jarvis plc. Une autre société de ce groupe, Jarvis Rail Limited, s’occupait d’ingénierie ferroviaire. À l’époque, Fastline et Jarvis Rail Limited (« Jarvis ») employaient environ 1 200 personnes au total, dont 569 étaient membres du RMT. En août 2007, Fastline transféra une partie de son entreprise, composée de 20 salariés, à une autre société, Hydrex Equipment (UK) Ltd (« Hydrex »). Comme l’y obligeait la loi (règlement de 2006 sur les transferts d’entreprises (protection de l’emploi) – Transfer of Undertakings (Protection of Employment) Regulations 2006), Hydrex conserva à ces salariés les mêmes conditions de travail. D’après le syndicat requérant, les salariés concernés étaient néanmoins inquiets pour leur situation, car les salariés d’Hydrex touchaient des salaires beaucoup moins élevés que les leurs. Il apparaissait par ailleurs que les syndicats avaient moins d’influence dans cette société.

15. En mars 2009, la direction d’Hydrex informa les salariés venant de Jarvis que, en raison des difficultés du marché, elle avait l’intention d’aligner leurs conditions de travail sur celles des autres salariés d’Hydrex. D’après le syndicat requérant, cela signifiait une baisse de salaire de 36 à 40 % environ. Dans les mois qui suivirent, le syndicat requérant présenta des observations à Hydrex au nom des salariés concernés mais sans parvenir à un accord. Lorsque la société indiqua qu’elle avait l’intention de mettre son plan à exécution, le syndicat requérant organisa un scrutin pour que les salariés concernés (dix-sept à ce stade) votent sur une grève éventuelle. Ceux-ci se prononcèrent pour la grève, qui eut lieu du 6 au 9 novembre 2009. Pendant la grève, les participants organisèrent des piquets de grève sur plusieurs sites où ils effectuaient normalement leur travail. Hydrex écrivit alors au syndicat requérant pour lui rappeler que la loi n’autorisait à organiser des piquets de grève que dans les locaux de l’employeur ou à proximité de ceux-ci et pour le prévenir que sa responsabilité serait engagée au cas où la société subirait un préjudice économique à raison de cette action illégale (paragraphe 19 ci-dessous).

16. Un second préavis de grève fut lancé pour la période allant du 18 au 20 novembre 2009. Cette action fut toutefois repoussée parce qu’Hydrex déclara qu’elle était prête à reprendre les discussions avec le syndicat requérant. Cela déboucha sur une proposition révisée que le syndicat requérant transmit à ses membres travaillant pour Hydrex en leur recommandant de l’accepter. Le résultat du vote fut connu le 21 décembre 2009. Neuf personnes avaient pris part au vote et toutes avaient rejeté la proposition d’Hydrex. D’après le syndicat requérant, sa position était extrêmement faible étant donné que seul un très petit nombre des salariés d’Hydrex lui étaient affiliés. De ce fait, leur grève ne pouvait avoir un effet marquant sur la société, dont les activités n’avaient en rien été gênées. Le syndicat requérant considérait qu’il aurait été à même de défendre les intérêts de ses adhérents de manière beaucoup plus efficace s’il avait pu aussi mobiliser ses membres travaillant pour Jarvis. La simple menace d’une grève de cette ampleur, et a fortiori un véritable arrêt du travail, aurait exercé une pression infiniment plus grande sur Hydrex en vue de l’amener à maintenir les conditions de travail en vigueur. Le syndicat requérant déclara que les salariés de Jarvis auraient été disposés à faire grève pour soutenir leurs collègues d’Hydrex. Au lieu de cela, les membres d’Hydrex avaient dû se défendre seuls et n’avaient pas eu pour finir d’autre solution que d’accepter de nouvelles conditions de travail, tout en protestant de leur bon droit.

17. D’après le syndicat requérant, Jarvis comme Hydrex n’existent plus ; en effet, elles auraient été déclarées en faillite respectivement en mars 2010 et en novembre 2011. Hydrex aurait été rachetée par une autre société, qui l’aurait à son tour revendue en novembre 2012.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18. S’agissant de l’affaire EDF, le juge Blake s’est appuyé sur les dispositions suivantes de la loi de synthèse de 1992 sur les syndicats et les relations du travail (Trade Union and Labour Relations (Consolidation) Act 1992 – « la loi de 1992 ») :

Article 226

« 1) Une action effectuée par un syndicat pour inciter une personne à participer ou à continuer de participer à une action revendicative

a) n’est pas protégée sauf si l’action revendicative s’appuie sur un scrutin, et

b) lorsqu’il y a lieu de respecter l’article 226A relativement à l’employeur de la personne, n’est pas protégée en ce qui concerne l’employeur sauf si le syndicat a respecté l’article 226A s’agissant de ce dernier. »

Article 226A

« 1) Le syndicat doit prendre les mesures qui sont raisonnablement nécessaires pour veiller à ce que

a) au plus tard le septième jour avant l’ouverture du scrutin, le préavis mentionné au paragraphe 2) (...)

soit reçu par toute personne qu’il est raisonnable que le syndicat tienne (au plus tard au moment où il est possible de prendre des mesures pour satisfaire au paragraphe a)) pour l’employeur des personnes qui ont le droit de prendre part au scrutin.

2) Le préavis mentionné au paragraphe 1) a) ci-dessus est un document écrit

a) déclarant que le syndicat entend organiser un scrutin,

b) précisant la date dont le syndicat pense raisonnablement qu’elle sera la date d’ouverture du scrutin, et

c) contenant

i) les listes mentionnées au paragraphe 2A) et les chiffres mentionnés au paragraphe 2B), ainsi que l’exposé de la méthode de calcul utilisée pour obtenir ces chiffres, ou

(...)

2A) Les listes se composent

a) d’une liste des catégories professionnelles auxquelles appartiennent les salariés concernés, et

b) d’une liste des sites où les salariés concernés travaillent.

2B) Les chiffres sont

a) le nombre total de salariés concernés,

b) le nombre de salariés concernés dans chacune des catégories indiquées dans la liste mentionnée au paragraphe 2A) a), et

c) le nombre de salariés concernés travaillant sur chacun des sites indiqués dans la liste mentionnée au paragraphe 2A) b).

(...)

2D) Les listes et chiffres fournis au titre du présent article, ou les informations mentionnées au paragraphe 2C) ainsi fournies, doivent être aussi précis que possible compte tenu des informations dont dispose le syndicat au moment où il s’acquitte des obligations prévues au paragraphe 1) a). »

19. S’agissant de la situation d’Hydrex, la protection légale contre la responsabilité délictuelle pour des actes commis « en prévision d’un conflit du travail ou dans le cadre d’un tel conflit » (article 219 de la loi de 1992) est limitée, en vertu de l’article 244 de ladite loi, à « un conflit entre des salariés et leur employeur ». Les actions secondaires sont expressément exclues de la protection légale offerte par l’article 224 de la loi, lequel définit ainsi cette notion :

« 2) Il y a une action secondaire dans un conflit du travail si et seulement si une personne

a) incite une autre personne à rompre un contrat de travail ou contrecarre ou incite autrui à contrecarrer son exécution, ou

b) menace de rompre un contrat de travail – le sien ou celui d’une autre personne – ou d’en contrecarrer l’exécution, ou d’inciter autrui à rompre un contrat de travail ou d’en contrecarrer l’exécution,

et que l’employeur mentionné dans le contrat de travail n’est pas l’employeur partie au conflit. »

Les dispositions sur les piquets de grève pacifiques figurent à l’article 220 de la loi, ainsi libellé :

« 1) Il est légal qu’une personne qui envisage un conflit du travail ou est engagée dans un tel conflit se rende

a) sur son lieu de travail ou près de ce lieu, ou

b) s’il s’agit d’un délégué syndical, sur le lieu de travail d’un membre du syndicat qu’il accompagne ou qu’il représente ou près de ce lieu,

dans le seul but d’obtenir ou de communiquer des informations pacifiquement ou de persuader pacifiquement une personne de travailler ou de s’arrêter de travailler.

2) Si une personne travaille ou travaille normalement

a) dans plus d’un lieu, ou

b) dans un lieu dont l’emplacement est tel qu’il n’est pas possible de s’y rendre dans l’un des buts mentionnés au paragraphe 1),

son lieu de travail au regard du présent article étant réputé être les locaux de l’employeur où il travaille ou où son travail est géré. »

20. Les deux parties se réfèrent au régime législatif antérieur, qui protégeait les actions secondaires. Le Gouvernement explique que les actions secondaires furent pour la première fois proscrites par la loi de 1927 sur les conflits syndicaux et les syndicats (Trade Disputes and Trade Unions Act 1927), loi qui fut adoptée au lendemain de la grève générale de 1926. La situation changea avec la loi de 1946 sur les conflits syndicaux et les syndicats (Trade Disputes and Trade Unions Act 1946), qui supprima cette interdiction.

21. De nouvelles réformes furent adoptées dans les années 1970. La loi de 1974 sur les syndicats et les relations du travail (Trade Union and Labour Relations Act 1974) prévoyait une protection nettement plus large pour les actions revendicatives que ce n’est le cas à l’heure actuelle. Elle disposait en son article 13 § 1 (amendé en 1976) :

« Un acte commis par une personne en prévision ou dans le cadre d’un conflit du travail ne donnera pas lieu à une action en responsabilité civile au seul motif que

a) il incite autrui à rompre un contrat ou en contrecarre l’exécution ou incite autrui à en contrecarrer l’exécution ; ou

b) il consiste à menacer de rompre un contrat (que la personne y soit partie ou non) ou d’en contrecarrer l’exécution ou incite autrui à rompre un contrat ou à en contrecarrer l’exécution. »

22. La Chambre des lords examina cette disposition en l’affaire Express Newspapers Ltd v. McShane and another ([1980] AC 672), qui portait sur une action revendicative secondaire dans l’industrie papetière menée par l’Union nationale des journalistes. La majorité de la haute juridiction considéra que le critère à appliquer pour déterminer si un acte bénéficiait de la protection de l’article 13 § 1 revêtait un caractère subjectif, c’est-à-dire qu’il suffisait que la personne pense honnêtement que l’acte en question pouvait servir la cause des personnes prenant part au conflit. Les tribunaux pouvaient vérifier la sincérité d’une telle conviction, mais la personne appelant à la grève n’avait pas besoin de prouver que l’acte était raisonnablement susceptible de parvenir à l’objectif recherché. Lord Wilberforce marqua son désaccord au sujet de la nature du critère mais souscrivit à la conclusion qu’il convenait d’annuler l’injonction qui avait été prononcée contre le syndicat.

23. Bien que le syndicat requérant soutienne que l’arrêt McShane n’a pas constitué une évolution significative de la jurisprudence en ce qu’il s’est borné à confirmer l’interprétation d’une disposition de loi rédigée en termes clairs, l’affaire fut mentionnée au cours des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi de 1980 sur l’emploi comme l’un des motifs à l’origine de l’introduction de restrictions aux actions secondaires (objet de l’article 17 de cette loi). La loi de 1980 conservait l’immunité pour les actions secondaires sous réserve de trois conditions : i) que l’action soit dirigée contre les premiers fournisseurs ou clients de l’employeur partie au conflit ou contre des employeurs associés à cet employeur et se substituant à celui-ci pendant le conflit ; ii) que le but principal de l’action soit d’empêcher ou d’entraver directement la fourniture de biens ou services entre l’employeur en cause et son fournisseur ou client au cours du conflit ; et iii) qu’elle soit susceptible d’atteindre cet objectif.

24. La règle en vigueur actuellement a été introduite pour la première fois dans la loi de 1990 sur l’emploi, puis reprise dans la loi de 1992 dans les termes exposés au paragraphe 18 ci-dessus.

25. Les parties ont fourni des statistiques sur le nombre de jours de travail perdus en action revendicative au Royaume-Uni à partir des années 1970. Le Gouvernement indique qu’au cours de cette décennie, le nombre moyen de jours perdus par année était de 12,9 millions. Ce nombre a diminué pour se situer à 7,2 millions en moyenne dans les années 1980. À partir du début des années 1990 et encore aujourd’hui, ce nombre se situe à un niveau bien plus bas, à savoir 700 000 jours perdus par an en moyenne. Le Gouvernement attribue cette baisse en partie à l’interdiction des actions secondaires. Le syndicat requérant, pour sa part, conteste cette interprétation, notant que les statistiques disponibles ne font pas de distinction entre les grèves primaires et les grèves secondaires. Il serait donc impossible de connaître l’ampleur véritable des actions secondaires menées avant 1980 et, en conséquence, d’apprécier l’impact des restrictions mises en place en 1980 et 1990. Pour le syndicat requérant, les actions secondaires étaient relativement rares, et l’immense majorité des grèves menées à cette époque étaient des actions primaires. Il s’appuie sur les chiffres officiels (figurant dans une publication du gouvernement intitulée « Employment Gazette ») indiquant que, depuis les années 1960, le Royaume-Uni est resté proche de la moyenne européenne pour ce qui est des jours perdus en action revendicative. Selon cette source, le pays se situe à un niveau moyen depuis la fin des années 1970, la seule exception étant l’année 1984, où eut lieu dans l’industrie minière une grève longue et très suivie. Le Gouvernement soutient que les statistiques comparées doivent être interprétées avec prudence en raison de la profonde transformation qui s’est produite en Europe au cours des vingt dernières années. Le fait que le Royaume-Uni soit proche de la moyenne européenne à cet égard montre selon lui que, contrairement à ce qu’indique le syndicat requérant, les règles régissant les actions revendicatives ne sont pas restrictives au point qu’il soit excessivement difficile d’organiser des grèves.

III. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT

26. Le syndicat requérant présente à l’appui de sa requête d’autres instruments internationaux ainsi que l’interprétation qui en est donnée par les organes compétents. Les éléments les plus pertinents et précis sont repris ci-dessous.

A. Les conventions de l’Organisation internationale du travail

27. Alors qu’aucune des dispositions des conventions adoptées par l’Organisation internationale du travail (OIT) ne prévoit expressément le droit de grève, tant le comité de la liberté syndicale que la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (« la commission d’experts ») ont au fil du temps élaboré un certain nombre de principes sur le droit de grève fondés sur les articles 3 et 10 de la Convention (no 87) de 1948 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (résumés dans le rapport intitulé « Donner un visage humain à la mondialisation », Bureau international du travail, 2012, § 117). Le Royaume-Uni a ratifié cette convention le 27 juin 1949.

1. Les exigences en matière de préavis

28. La commission d’experts s’est exprimée à plusieurs reprises sur les exigences en matière de préavis d’action revendicative prévues au Royaume-Uni. Le syndicat requérant cite la déclaration suivante, adoptée en 2008 :

« Dans ses commentaires antérieurs, la commission avait pris note des commentaires formulés par le Congrès des syndicats (Trades Union Congress (TUC)) selon lesquels les prescriptions en matière d’avis, nécessaires pour qu’une grève bénéficie de la protection de la loi, étaient excessivement lourdes. La commission note, selon le gouvernement, que plusieurs mesures ont déjà été prises pour simplifier les articles 226-235 de la TULRA et 104-109 de l’ordonnance de 1995 ; par ailleurs, et dans le cadre d’un plan publié en décembre 2006 pour simplifier les dispositions de la loi sur l’emploi, le gouvernement invite explicitement les syndicats à formuler des propositions visant à simplifier davantage la loi sur les syndicats. Depuis lors, le gouvernement a organisé des discussions avec le TUC pour examiner ses propositions visant à simplifier les dispositions de la loi sur les votes et les avis de grève. Ces discussions sont en cours. La commission note que, dans ses derniers commentaires, le TUC signale qu’aucun progrès n’a été enregistré sur la voie de cette réforme. La commission prie le gouvernement d’indiquer dans son prochain rapport tout progrès réalisé à cet égard. »[1]

29. Plus récemment, dans une demande directement adressée au gouvernement britannique, la commission d’experts a déclaré :

« Dans ses précédents commentaires, la commission avait pris note des commentaires formulés par le TUC selon lesquels les prescriptions en matière d’avis, nécessaires pour qu’une grève bénéficie de la protection de la loi, étaient excessivement lourdes. La commission avait prié le gouvernement de continuer à fournir des informations sur tout fait nouveau survenu à ce propos ainsi que tous rapports ou statistiques pertinents sur l’application pratique et les effets dans la pratique de ces prescriptions. La commission prend note de l’indication du gouvernement selon laquelle, dans le cas RMT v. Serco et Aslef v. London Midland [2011] EWCA 226, la cour d’appel a cassé les injonctions qu’avaient obtenues Serco et « London Midland Railway » contre les deux principaux syndicats nationaux du transport, RMT et ASLEF. Dans les deux cas, ces injonctions avaient été obtenues en invoquant les infractions commises par ces syndicats contre les procédures de notification et de scrutin obligatoire. Ce cas est le dernier d’une série qui consistait à évaluer la portée des obligations techniques des syndicats qui sont tenus de veiller à ce qu’un processus de scrutin équitable soit respecté. S’agissant de la décision qu’il a rendue dans l’affaire RMT v. Serco, la cour d’appel a apporté des précisions essentielles qui font que, à l’avenir, il sera probablement plus difficile à des employeurs d’obtenir des injonctions visant à empêcher une grève pour cause de non-respect des prescriptions en matière de notification et d’organisation d’un scrutin. Une décision de cour d’appel fait autorité sur toutes les juridictions inférieures. Par la suite, dans l’affaire Balfour Beatty v. Unite [2012] EWHC 267 [QB], la Cour d’appel a débouté Balfour Beatty en invoquant la jurisprudence Serco et la nécessité de trouver un juste équilibre entre la recherche de la légitimité démocratique et le fait d’imposer des exigences irréalistes aux syndicats et à leurs responsables. La commission note que, bien qu’il se félicite vivement de ces deux décisions, le TUC considère qu’elles ne répondent pas complètement aux problèmes qui se posent en application de la législation sur lesquels il a attiré l’attention et que la législation continue à imposer des exigences intolérables aux organisations syndicales. La commission prend note avec intérêt de ces éléments nouveaux et prie le gouvernement de faire connaître ses commentaires à propos des préoccupations dont le TUC fait état. »[2]

2. Les exigences en matière d’action revendicative secondaire

30. La commission d’experts a exprimé le point de vue suivant (« Donner un visage humain à la mondialisation », rapport précité, § 125) :

« En ce qui concerne les grèves dites « de solidarité », la commission considère qu’une interdiction générale de cette forme de grève risquerait d’être abusive – en particulier dans le contexte de la mondialisation marquée par une interdépendance croissante et par l’internationalisation de la production – et que les travailleurs devraient pouvoir exercer de telles actions pour autant que la grève initiale qu’ils soutiennent soit elle-même légale. »

31. Le comité de la liberté syndicale considère lui aussi que cette forme d’action revendicative est protégée par le droit international du travail :

« 534. Une interdiction générale des grèves de solidarité risque d’être abusive et les travailleurs devraient pouvoir avoir recours à de tels mouvements, pour autant que la grève initiale qu’ils soutiennent soit elle-même légitime. »

« 538. L’interdiction des grèves non liées à un conflit collectif auquel les travailleurs ou le syndicat seraient parties est contraire aux principes de la liberté syndicale. »

(« La liberté syndicale », Recueil de décisions et de principes du comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du BIT, Cinquième édition (révisée), Bureau international du travail, 2006, §§ 534 et 538)

32. Dans ses considérations sur le respect par le Royaume-Uni de la Convention no 87, la commission d’experts a critiqué à maintes reprises le fait que les actions secondaires y sont illégales. La première de ces critiques se trouve dans l’observation de 1989[3] relative au Royaume-Uni :

« La commission relève qu’en common law pratiquement toutes les formes de grève ou d’autres moyens de pression sont considérés comme des actions illégales sur le plan civil. Cela signifie que les travailleurs et les syndicats qui prennent part à de telles actions s’exposent à des poursuites en dommages-intérêts du fait des employeurs (ou d’autres parties) qui en subissent un préjudice et (ce qui est le plus important sur le plan pratique) qu’ils peuvent se voir interdire la commission de ces actes « illicites » au moyen d’injonctions (provisoires ou permanentes). De l’avis de la commission, le fait que des parties puissent exercer sans aucune restriction de tels recours nie aux travailleurs le droit de faire grève ou d’exercer d’autres moyens de pression afin de protéger et de promouvoir leur[s] intérêts économiques et sociaux.

Par conséquent, il est de la plus haute importance que les travailleurs et leurs syndicats puissent bénéficier d’une certaine protection contre les incidences de la responsabilité civile. Cet impératif est consacré dans la législation depuis 1906, sous la forme d’une série « d’immunités » (ou, ce qui serait plus exact, de « protections ») contre les poursuites en responsabilité quasi délictuelle, accordées aux syndicats, à leurs membres et à leurs administrateurs. Ces « immunités » sont contenues actuellement dans la loi de 1974 sur les syndicats et les relations professionnelles.

Or, la portée de ces protections a été réduite à plusieurs égards depuis 1980. La commission observe par exemple que l’article 15 de la loi de 1974 a été modifié de façon à limiter le droit de placer des piquets de grève, qui ne peut être exercé que sur le lieu d’emploi d’un travailleur ou, dans le cas d’un représentant syndical, que sur le lieu de travail des travailleurs syndiqués concernés ; par ailleurs, l’article 17 de la loi de 1980 abolit la protection à l’égard des « actions secondaires », expression désignant les actions syndicales visant un employeur qui n’est pas directement partie à un conflit de travail. En outre, la définition de l’expression « conflit de travail » à l’article 29 de la loi de 1974 a été restreinte de façon à désigner seulement les conflits entre les travailleurs et leur employeur propre, plutôt que les conflits « entre les employeurs et les travailleurs » ou « entre travailleurs », comme c’était le cas auparavant.

L’effet combiné de ces dispositions, semble-t-il, est qu’il est pratiquement impossible aux travailleurs et aux syndicats de participer légalement à quelque forme de boycott ou d’action de « solidarité » contre des parties qui ne sont pas directement concernées par un différend. La commission ne s’est jamais prononcée sur le recours au boycott en tant que modalité du droit de grève. Toutefois, elle est d’avis que, lorsqu’un boycott a directement trait aux intérêts économiques et sociaux des travailleurs concernés par le différend principal, par l’action secondaire, ou les deux, et si le différend principal et l’action secondaire ne sont pas eux-mêmes illégaux, pareil boycott devrait alors être assimilé à un exercice légitime du droit de grève. Cette assertion est manifestement compatible avec l’approche adoptée par la commission à l’égard des « grèves de solidarité ».

Il semble qu’on ait recours de plus en plus fréquemment à ce type de mouvement (c’est-à-dire les grèves de solidarité) en raison de la structure ou de la concentration des entreprises ou de la localisation des centres de travail dans les différentes régions du monde. La commission estime à ce propos qu’une interdiction générale des grèves de solidarité risquerait d’être abusive et que les travailleurs devraient pouvoir avoir recours à de tels mouvements pour autant que la grève initiale qu’ils soutiennent soit elle-même légale. »

33. Il apparaît que la commission d’experts n’a pas adopté de position définitive sur l’interdiction avant son observation de 1995 au sujet du Royaume-Uni, exprimée en ces termes :

« La commission appelle l’attention du gouvernement sur le paragraphe 168 de son « Étude d’ensemble sur la liberté syndicale et la négociation collective de 1994 » où elle relève qu’une interdiction générale des grèves de solidarité risquerait d’être abusive et que les travailleurs devraient pouvoir exercer de telles actions pour autant que la grève initiale qu’ils soutiennent soit elle-même légale. La levée de l’immunité exposerait ce type d’action directe à des recours en responsabilité civile et constituerait, par conséquent, un obstacle sérieux au droit des travailleurs d’organiser des grèves de solidarité. »

Elle a depuis confirmé ce point de vue, déclarant dans son examen de la situation le plus récent (observation de 2012, Rapport de la commission d’experts à la Conférence internationale du travail, 102e session, 2013, Rapport III (Partie 1A), pp. 168-169) :

« Protection par rapport à la responsabilité civile en cas de grève ou autres actions revendicatives (articles 223 et 224 de la loi TULRA). Dans ses commentaires antérieurs, la commission avait noté que, selon le TUC, compte tenu de la nature décentralisée du système des relations du travail, il est important pour les travailleurs de pouvoir s’engager dans une action revendicative contre les employeurs qui sont plus aptes à saper l’action syndicale au moyen de structures d’entreprise complexes, ou en recourant au transfert du travail ou à l’essaimage. La commission avait en général souligné la nécessité de protéger le droit des travailleurs d’engager une action revendicative en relation avec des questions qui les concernent, même si, dans certains cas, l’employeur direct peut ne pas être partie au différend, et de participer à des grèves de solidarité à condition que la grève initiale qu’ils soutiennent soit elle-même légale. La commission prend note de l’indication du gouvernement selon laquelle : 1) sa position reste la même que celle présentée dans le rapport pour 2006-2008, vu que les circonstances n’ont pas changé et qu’il n’a donc pas l’intention de modifier la loi dans ce domaine ; et 2) cette question fait partie d’une affaire portée devant la Cour européenne des droits de l’homme par l’Union nationale des travailleurs du transport, du transport ferroviaire et maritime (RMT), et la Cour n’a pas encore rendu de décision à ce propos. La commission rappelle la préoccupation qu’elle avait soulevée précédemment sur le fait que la mondialisation de l’économie et la délocalisation des centres de travail peuvent avoir un impact grave sur le droit des organisations de travailleurs d’organiser leurs activités de manière à défendre de façon effective les intérêts de leurs membres, dans le cas où une action revendicative légale est définie de manière trop restrictive. Compte tenu de ce qui précède, la commission prie à nouveau le gouvernement de réviser les articles 223 et 224 de la TULRA, en consultant pleinement les partenaires sociaux, et de fournir dans son prochain rapport de nouvelles informations sur l’issue de ces consultations. »[4]

B. La charte sociale européenne

34. Le droit de grève est protégé par l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne, ratifiée par le Royaume-Uni le 11 juillet 1962. L’article 6 se lit ainsi, en ses passages pertinents :

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s’engagent :

(...)

et reconnaissent

4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur. »

1. Les exigences en matière de préavis

35. Le Comité européen des droits sociaux (CEDS) s’est penché sur les règles britanniques en matière de scrutins préalables à une grève et les a jugées incompatibles avec le bon exercice du droit de grève. Dans son examen le plus récent de la question (conclusions XIX-3, 2010), il a déclaré :

« Dans ses conclusions précédentes (...), le Comité a considéré que l’obligation d’informer l’employeur de la tenue d’un scrutin relatif à une action collective (même dans les conditions simplifiées prévues par la version révisée (2004) de la loi sur les relations professionnelles [Employment Relations Act – ERA]), en plus du préavis que les syndicats doivent déposer avant d’engager une telle action, est excessive. Aucun changement n’étant intervenu en la matière, le Comité conclut à nouveau que la situation n’est pas conforme à l’article 6 § 4 de la Charte sur ce point. »

2. Les exigences en matière d’action revendicative secondaire

36. À l’instar de la commission d’experts de l’OIT, le CEDS a régulièrement critiqué la situation au Royaume-Uni. Dans son premier examen de la question (conclusions XIII-1, 1993), il a déclaré :

« D’après le rapport, le Comité a noté par ailleurs les observations du gouvernement concernant les restrictions au droit de grève imposées par la loi de 1990 sur l’emploi en ce qui concerne la Grande-Bretagne. Il a constaté notamment que, si le gouvernement soulignait l’importance de protéger le droit pour les employeurs de licencier des grévistes, il soulignait également que la législation continuait à :

i. protéger tout spécialement les piquets de grève pacifiques organisés sur les lieux mêmes du travail ;

ii. conférer une immunité légale aux piquets de grève légaux et pacifiques ;

iii. conférer une immunité légale aux conflits du travail légaux.

Le Comité a également pris acte des observations récentes de la commission d’experts de l’OIT recommandant que la législation soit modifiée pour respecter le principe de la liberté syndicale et se conformer à la Convention no 87 de l’OIT (liberté syndicale et protection du droit syndical, 1948). Compte tenu de cette information et ayant noté qu’aucune immunité n’était conférée aux travailleurs en ce qui concerne :

– une action revendicative secondaire autre que l’incitation à la grève dans le cadre de piquets de grève pacifiques,

– une action revendicative organisée pour soutenir des salariés licenciés pour avoir participé à une action non officielle,

le Comité a reconduit sa conclusion négative pour les raisons citées lors du douzième cycle de contrôle. » (conclusions XIII-I, période de référence 1990-1991)

37. Dans sa déclaration la plus récente sur la question (conclusions XIX‑3, 2010), le CEDS a déclaré :

« Dans ses conclusions précédentes (...), le Comité a constaté que l’action collective légale se limitait aux conflits entre des travailleurs et leur employeur, ce qui empêchait les syndicats de mener une action contre l’employeur de fait si celui-ci n’était pas l’employeur direct. Il a par ailleurs noté que les tribunaux britanniques excluaient aussi toute action collective visant un futur employeur ou de futures conditions d’emploi dans le cadre d’un transfert d’une partie de l’activité d’une entreprise [University College London NHS Trust v. UNISON]. Il a par conséquent considéré que les possibilités qu’ont les travailleurs de défendre leurs intérêts par une action collective légale étaient excessivement restreintes au Royaume-Uni. Aucun changement n’étant intervenu en la matière, le Comité conclut à nouveau que la situation n’est pas conforme à l’article 6 § 4 de la Charte sur ce point. »

C. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

Les dispositions pertinentes de la Charte sont les suivantes :

Article 12
Liberté de réunion et d’association

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et civique, ce qui implique le droit de toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y affilier pour la défense de ses intérêts.

(...) »

Article 28
Droit de négociation et d’actions collectives

« Les travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d’intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève. »

L’article 28 fait partie du titre IV de la Charte. Concernant le Royaume-Uni, il y a lieu de mentionner le Protocole (no 30) au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, dont l’article 1 dispose en son passage pertinent :

Article 1

« 2. En particulier, et pour dissiper tout doute, rien dans le titre IV de la Charte ne crée des droits justiciables applicables à la Pologne ou au Royaume-Uni, sauf dans la mesure où la Pologne ou le Royaume-Uni a prévu de tels droits dans sa législation nationale. »

IV. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ

38. Les parties ont fourni quelques éléments de droit comparé pour ce qui est des grèves secondaires. Elles se réfèrent toutes deux à une étude comparative sur la réglementation des actions revendicatives en Europe (« La réglementation des grèves dans l’Union des 27 et au-delà – synthèse comparative »[5], W. Warneck, Institut syndical européen pour la recherche, la formation, la santé et la sécurité (ETUI-REHS), Bruxelles 2008). Selon cette source, les actions secondaires sont protégées ou autorisées, sous réserve de diverses restrictions et conditions, dans la grande majorité des États membres de l’Union européenne, et les États qui, comme le Royaume-Uni, n’autorisent pas les actions secondaires sont l’Autriche, le Luxembourg et les Pays-Bas.

39. Dans ses observations initiales, le Gouvernement a cherché à trouver un appui pour le régime en vigueur dans son pays en se référant à la situation prévalant dans les États suivants : Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne, Italie, Norvège et Pays-Bas. Selon lui, il en ressort une large tendance en Europe à soumettre les actions secondaires à des conditions beaucoup plus restrictives que les actions primaires. En réponse, le syndicat requérant a transmis à la Cour les déclarations d’experts en droit du travail de plusieurs pays européens qui contredisent les assertions du Gouvernement. Le syndicat requérant en conclut que le Royaume-Uni est de toutes les Parties contractantes à la Convention celle qui est la plus restrictive dans ce domaine. Le Gouvernement considère pour sa part que les éléments fournis démontrent que, en dépit de la grande diversité que présentent les traditions et systèmes européens s’agissant des relations entre les partenaires sociaux, la plupart des États font une distinction entre les actions primaires et les actions secondaires et appliquent de plus grandes restrictions à ces dernières. Selon lui, le droit étendu revendiqué par le syndicat requérant n’est nullement conforté par un quelconque consensus européen réel.

40. La Cour note que le mécanisme de suivi de la Charte sociale européenne fournit des informations comparées[6]. Comme indiqué plus haut, le CEDS a critiqué à maintes reprises la situation au Royaume-Uni, qui paraît être le seul État faisant l’objet de critiques à ce sujet précis. Le CEDS s’est également exprimé ces dernières années au sujet de la légalité des actions secondaires (quelquefois dénommées actions de solidarité) dans les États suivants : Allemagne, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Malte, Norvège, Portugal, République tchèque, Roumanie, République slovaque et Suède. S’agissant des trois autres États cités dans l’étude de W. Warneck comme interdisant les actions secondaires, la Cour note que le CEDS n’a pas critiqué la situation aux Pays-Bas à ce sujet et qu’il n’a par ailleurs formulé aucune remarque sur la situation en Autriche ou au Luxembourg étant donné qu’aucun de ces deux États n’a accepté l’article 6 § 4 de la Charte sociale.

41. On trouve également d’autres données comparées dans les publications et bases de données juridiques de l’OIT. La commission d’experts, par exemple, indique que l’interdiction des grèves de solidarité a été supprimée de la Constitution turque (« Donner un visage humain à la mondialisation », rapport précité, § 125). Elle mentionne aussi, dans son examen de la mise en œuvre de la Convention no 87 par les États, le caractère légal des grèves de solidarité en Albanie, en Géorgie et en Lettonie. Le comité de la liberté syndicale évoque les grèves de solidarité en Hongrie (plainte no 2775) et note que le droit russe ne prévoit pas expressément et n’interdit au demeurant pas non plus ce type d’action (plainte no 2251).

De plus, la Cour note qu’en droit suisse, la grève est licite si elle se rapporte « aux relations de travail » (article 28 § 3 de la Constitution). D’après un commentaire sur la Constitution, une grève doit porter directement sur les relations de travail et non viser des objectifs politiques ou corporatistes étrangers à l’entreprise ou à la branche d’activité (Droit constitutionnel suisse, vol. II, Auer, Malinverni et Hottelier, p. 723).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

42. Le syndicat requérant se plaint que les deux situations exposées ci-dessus, portant l’une sur les exigences prévues par la loi en matière de notification d’un scrutin préalable à une grève et l’autre sur une action de grève secondaire, révèlent l’existence de restrictions excessives à son droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

43. Le Gouvernement combat cette thèse.

44. La Cour va examiner tour à tour les deux séries de faits présentées par le syndicat requérant et les questions distinctes que celles-ci soulèvent sous l’angle de la Convention.

A. Recevabilité

1. Notification d’un scrutin préalable à une grève

45. S’agissant du premier grief, qui n’a pas été communiqué au Gouvernement, la Cour le juge irrecevable pour les raisons qui suivent. Comme le montrent les faits concrets rapportés par le syndicat requérant dans l’exemple qu’il cite, si la grève que le syndicat entendait mener pour protéger les intérêts de ses membres a bien été retardée de deux mois, il a pu en fin de compter l’organiser. De l’aveu même du syndicat requérant, cette action a conduit EDF à améliorer sa proposition aux membres du syndicat, qu’ils ont acceptée et qui a pris effet peu après sous la forme d’une convention collective. Or on ne saurait ignorer que cette action s’est conclue par un succès. Il serait artificiel que la Cour examine la question de l’injonction dirigée contre RMT sans tenir compte des événements qui ont suivi. En bref, la Cour n’a en l’occurrence aucune raison de conclure qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de ses droits garantis par l’article 11 de la Convention au-delà du fait qu’il a dû respecter les exigences procédurales fixées par la loi, obligation dont il s’est acquitté. Si ces exigences ont fait l’objet de critiques de la part d’autres organisations internationales (paragraphes 26-37 ci-dessus), la Cour ne peut quant à elle examiner un grief dans l’abstrait mais doit s’appuyer sur des faits concrets. Elle estime que l’exemple de l’entreprise EDF montre en réalité une action revendicative menée avec succès par le syndicat requérant au nom de ses membres. Cette partie de la requête est donc manifestement mal fondée. Partant, la Cour la juge irrecevable et la rejette conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. Action revendicative secondaire

46. S’agissant du second grief invoqué dans la requête, le premier point à examiner sous l’angle de la recevabilité a trait au fait que le syndicat requérant s’est plaint de la même question auprès du comité de la liberté syndicale de l’OIT. Le syndicat requérant a saisi cet organe après avoir introduit sa requête devant la Cour ; il avait annoncé dans son formulaire de requête son intention de faire cette démarche. Par une lettre du 6 juin 2013, le syndicat requérant a informé la Cour qu’il avait « retiré de manière irrévocable » cette plainte. Le Gouvernement voit un abus du droit de recours dans le fait de maintenir deux plaintes internationales en parallèle pendant plusieurs années puis d’en retirer une afin d’obtenir un avantage tactique devant la Cour. Il ajoute que l’article 35 § 2 b) de la Convention (dont le texte figure au paragraphe 48 ci-dessous) ne doit pas être interprété comme limitant ses effets aux seuls cas où le syndicat requérant a déjà soumis la question à une autre instance internationale. Selon lui, une lecture aussi littérale irait à l’encontre du but de cette disposition, car un requérant pourrait alors introduire une requête au titre de la Convention puis, dès le lendemain, soumettre la même requête à une autre instance internationale.

47. Le syndicat requérant répond que le Gouvernement a toujours su qu’il avait déposé une plainte auprès du comité de la liberté syndicale puisque les autorités britanniques ont soumis leur réponse officielle à l’OIT en juillet 2011. Il ajoute que cette réponse faisait au demeurant référence à l’existence de la présente requête devant la Cour et relevait à juste titre que le RMT accordait manifestement la priorité à la procédure au titre de la Convention. Le RMT déclare avoir fait ce choix parce que le Royaume-Uni avait tout simplement ignoré les critiques émises par les organes pertinents de l’OIT alors que si la Cour rendait un arrêt en sa faveur, il serait tenu de l’exécuter. Le retrait de la plainte déposée auprès de l’OIT avant que le comité de la liberté syndicale ait statué implique selon lui que la crainte que des requêtes identiques soient soumises à plusieurs instances internationales a été dissipée.

48. L’article 35 § 2 b) de la Convention dispose :

« 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque

(...)

b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »

Ainsi que la Cour l’a établi dans sa jurisprudence, cette disposition ne se limite pas aux cas où un requérant a déjà saisi de la même requête une autre instance internationale. Elle a dit que ce qui importe n’est pas la date à laquelle cette démarche intervient, mais le point de savoir si une décision sur le fond a déjà été prise au moment où elle examine l’affaire (Peraldi c. France (déc.), no 2096/05, 7 avril 2009). Or cela ne s’est pas produit en l’occurrence (voir, a contrario, POA et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 59253/11, 21 mai 2013, où le syndicat requérant avait déjà soumis une plainte identique au comité de la liberté syndicale, qui avait rendu une décision au fond). Par ailleurs, la Cour ne pense pas que le syndicat requérant ait abusé du droit de recours. En effet, il ne lui a jamais caché son intention de s’adresser à une autre instance internationale (voir, a contrario, Cereceda Martin et autres c. Espagne, no 16358/90, décision de la Commission du 12 octobre 1992, Décisions et rapports 73, pp. 120, 126). Sa décision de retirer pour finir sa plainte par mesure de précaution ne saurait passer pour abusive au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. C’est pourquoi la Cour rejette l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement à cet égard.

49. Le Gouvernement soutient en outre que le grief relatif à l’action de grève secondaire doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement. Il considère que, comme l’article 11 ne garantit pas le droit de mener une action secondaire, il n’y a pas eu violation du droit du syndicat requérant à la liberté d’association ni même ingérence dans l’exercice de ce droit. Selon lui, il ressort au contraire manifestement du libellé de cet article qu’il porte sur les actions revendicatives menées par des travailleurs pour défendre leurs propres intérêts. Avec les grèves de solidarité, qui ne seraient rien de plus qu’un geste de soutien envers un autre groupe de travailleurs, le lien de causalité requis entre l’action revendicative et les intérêts directs de la personne qui y participe n’existerait pas. Il ne ressortirait pas des faits présentés que la situation des membres du RMT employés par Hydrex ait eu une influence réelle sur celle de leurs collègues affiliés au même syndicat employés par Jarvis. Si une menace identique pour les intérêts de ces derniers s’était précisée, ceux-ci auraient pu entamer une grève tout comme les membres du syndicat travaillant chez Hydrex l’avaient fait.

50. Le syndicat requérant conteste la lecture que fait le Gouvernement de l’article 11 § 1 de la Convention, la jugeant excessivement étroite.

51. La Cour estime que la seconde exception préliminaire formulée par le Gouvernement soulève une question d’interprétation de la Convention et ne peut donc être tranchée au stade de l’examen de la recevabilité. C’est pourquoi elle la joint au fond.

52. La partie de la requête relative aux actions secondaires ne se heurtant à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Fond

1. Les arguments des parties

a) Le syndicat requérant

53. Le syndicat requérant plaide que l’interdiction des actions secondaires a sérieusement limité la possibilité pour lui de protéger ses membres travaillant pour Hydrex d’une détérioration radicale de leurs conditions de travail. Il pense que, s’il avait été possible d’organiser une grève de solidarité chez Jarvis, il est fort probable qu’Hydrex aurait renoncé à proposer de moins bonnes conditions de travail alors que, avec un nombre aussi faible de membres du syndicat travaillant chez Hydrex, la grève avait eu un effet négligeable. Il ajoute que la possibilité d’organiser des piquets de grève de manière légale, très limitée, n’avait pas changé la donne, et il rappelle que la proposition révisée venant de la direction, bien que présentée sous un jour positif par les dirigeants syndicaux, avait été considérée comme totalement insatisfaisante par les personnes ayant pris part au vote et donc rejetée à l’unanimité. Le syndicat requérant précise qu’une grève menée par ses membres employés par Jarvis aurait été motivée non pas seulement par la solidarité avec leurs anciens collègues membres du syndicat mais aussi par le souci de protéger leurs propres conditions de travail. Compte tenu de leur environnement de travail très compétitif, la décision d’une société de réduire ses coûts salariaux aurait risqué de provoquer des réductions similaires dans les entreprises concurrentes. Comme le montrerait la situation chez Hydrex, il serait facile pour une entreprise de mettre fin au contrat de travailleurs puis de les réembaucher dans des conditions moins favorables. L’interdiction de toute action secondaire aurait eu pour effet d’empêcher le syndicat de mener une action au nom de l’ensemble de ses membres dans un secteur donné, au détriment de tous ces travailleurs. À partir de 1980, le rôle des conventions collectives dans l’économie britannique aurait connu un déclin important et régulier, d’où la nécessité vitale, selon lui, de permettre aux syndicats d’agir efficacement au nom de leurs membres pour protéger les plus faibles. À son avis, ce n’est qu’au cours de la période antérieure à 1980 que le droit de mener des actions de grève secondaires a été protégé de manière correcte en droit interne. Le gouvernement de l’époque n’aurait pas jugé nécessaire de restreindre ce droit. Les lois de 1980 et de 1992 auraient en revanche manifestement eu pour but d’amoindrir le rôle et l’influence des syndicats, ce qui aurait affaibli la position des travailleurs. L’argument du Gouvernement selon lequel les actions de grève auraient porté préjudice à l’économie dans les années 1970 et 1980 serait dénué de fondement et, en outre, exagéré et inexact. En dépit de l’absence de réelle preuve à l’appui, les syndicats auraient été injustement accusés pendant plus de trente ans d’être à l’origine des maux de l’économie britannique, et seraient de ce fait soumis à une législation très restrictive.

54. En réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel une action secondaire a par nature pour effet d’entraîner des salariés dans un conflit du travail auquel ils ne sont pas partie et sur lequel ils n’ont aucune prise, le syndicat requérant déclare que ces considérations ne sont pas applicables en l’espèce. Selon lui, en effet, il se serait borné à appeler le personnel de Jarvis à la grève, ce qui aurait suffi à inciter Hydrex à ne pas toucher aux conditions de travail. En tout état de cause, le syndicat requérant rejette, les considérant comme des généralisations, les arguments du Gouvernement au sujet des effets néfastes des grèves secondaires et des risques que celles-ci entraîneraient sur les droits garantis par la Convention dans le chef de tiers (gêne pour les affaires, menace pour les moyens d’existence voire, dans les cas extrêmes, pour la vie et la santé). Il existerait suffisamment de garanties ailleurs dans la loi, y compris dans le droit pénal. Il ne se justifierait donc nullement d’interdire totalement les actions secondaires. Il serait certainement possible de concevoir un régime moins restrictif répondant au principe de proportionnalité. La possibilité d’organiser des piquets de grève pacifiques ne ferait pas véritablement de différence, comme les faits le montreraient en l’occurrence : elle n’aurait pas permis d’atténuer les effets disproportionnés de l’interdiction des actions secondaires.

55. Citant plusieurs des arrêts et décisions adoptés par la Cour dans des affaires de syndicats, le syndicat requérant soutient que la grève doit désormais être considérée comme un droit à part entière constituant un aspect fondamental de la liberté d’association et devant être respecté par les États. Il déclare à titre subsidiaire que, la Cour ayant dit que la négociation collective est un aspect essentiel des droits syndicaux, il s’ensuit logiquement que le droit de grève est lui aussi essentiel car, sans la menace d’une action revendicative, une négociation collective serait privée de toute efficacité et ne serait guère plus que de la « mendicité collective ». L’interdiction des actions secondaires porterait donc atteinte à l’essence même de la liberté d’association et elle ne pourrait être admise que si la preuve était apportée qu’elle se justifie pour des motifs réellement impérieux. Il faudrait selon lui que l’État réponde à un critère strict de nécessité assorti d’une marge d’appréciation limitée, sous le contrôle très rigoureux de la Cour.

56. Le syndicat requérant prie instamment la Cour de rejeter une conception étroite de la liberté syndicale qui se limiterait à protéger les intérêts strictement personnels des travailleurs. Pareille interprétation appauvrirait la substance de l’article 11. Dans les nombreuses affaires de grève qu’elle a tranchées, la Cour n’aurait jamais accordé la moindre importance à l’enjeu du litige pour les travailleurs concernés. Il serait totalement légitime que les syndicats visent des objectifs plus larges et communs. Le syndicalisme aurait fondamentalement pour vocation de promouvoir la solidarité entre les membres d’un syndicat et parmi les travailleurs en général, ce que l’on devrait garder à l’esprit lorsqu’on interprète le texte de l’article 11 de la Convention. Les travailleurs devraient être en mesure de mener des actions pour protéger ceux qui peuvent être empêchés de le faire ou qui, seuls, n’auraient pas la force collective nécessaire pour défendre leurs intérêts professionnels. Cette conception large de la liberté d’association serait celle adoptée par les deux plus éminents organes internationaux dans le domaine des droits syndicaux, à savoir la commission d’experts de l’OIT et le CEDS. Tous deux auraient critiqué à maintes reprises l’interdiction des actions secondaires prononcée par le Royaume-Uni en la jugeant incompatible avec les normes légales internationales en vigueur, et en considérant que la seule condition acceptable pouvant être mise à pareilles actions était que le conflit primaire lui-même soit licite. Le syndicat requérant prie la Cour d’adopter la même position. Si celle-ci devait être jugée trop large, il serait possible d’envisager un critère de proximité, c’est-à-dire d’exiger une forme de lien entre les travailleurs menant l’action primaire et ceux menant une grève de solidarité avec eux. Il existerait en l’occurrence un tel lien puisque les travailleurs concernés auraient auparavant été des salariés de Jarvis et auraient continué après leur transfert à effectuer les mêmes tâches sur les mêmes sites. Une dégradation de leurs conditions de travail aurait pu avoir des conséquences négatives sur tous les travailleurs du secteur. Dans l’économie moderne, les travailleurs seraient de plus en plus éclatés par le biais du transfert d’entreprises ou de parties d’entreprises, de l’apparition de sociétés aux structures complexes, du travail pour des agences, de la privatisation, de l’externalisation de services conduisant à plus de sous-traitance, du faux travail indépendant, etc. Cela conduirait à une situation où des personnes effectuant le même travail au même endroit peuvent avoir des employeurs différents, ce qui impliquerait qu’elles ne peuvent se soutenir légalement les unes les autres en cas de conflit du travail.

57. Le Royaume-Uni ferait partie du très petit nombre de pays européens à adopter la position extrême consistant à interdire totalement les actions secondaires. L’attitude de la grande majorité des États européens, en dépit de différences entre eux dans le domaine des relations du travail en général, serait faite de tolérance. Le syndicat requérant considère que tel est le consensus européen en la matière.

b) Le Gouvernement

58. Le Gouvernement ne souscrit pas à la description que le syndicat requérant a faite de la situation dans Hydrex. Il relève que, comme le droit interne l’exigeait, le groupe d’ex-salariés de Jarvis a conservé les mêmes conditions de travail après son transfert, et ce pendant deux ans. Au bout de ce délai, ainsi que le montreraient les documents fournis par le syndicat requérant, les difficultés financières de la société l’auraient conduite à proposer aux personnes concernées de nouveaux contrats, moins avantageux. Le syndicat requérant aurait défendu leurs intérêts en présentant des arguments puis, en fin de compte, en menant une grève qui aurait débouché sur la présentation d’une proposition plus avantageuse. Cette proposition aurait été rejetée et le syndicat requérant la décrirait maintenant comme insatisfaisante alors qu’elle aurait en réalité été approuvée à l’époque par le secrétaire général du RMT, qui aurait estimé que la grève avait été un succès et engagé les membres du syndicat à voter en sa faveur.

59. Pour ce qui est des membres du RMT employés par le groupe Jarvis, le Gouvernement observe que, contrairement aux spéculations du syndicat requérant, rien ne prouve que cet employeur ait cherché à abaisser leurs conditions de travail de la même manière qu’Hydrex. Il précise au demeurant que les deux entreprises n’avaient aucun lien. Il ajoute que, si une telle tentative avait vu le jour, il aurait été loisible au syndicat requérant d’organiser une grève des salariés de Jarvis pour défendre leurs intérêts.

60. Le Gouvernement affirme que le droit de grève est bien protégé dans la législation interne. Selon lui, tant que les actions revendicatives sont organisées dans le respect des dispositions de loi applicables, le travailleur individuel est protégé contre le licenciement, et le syndicat jouit de l’immunité civile. Les juridictions internes auraient estimé que le régime légal était compatible avec l’article 11 tel qu’interprété par la Cour (affaire Metrobus citée au paragraphe 11 ci-dessus). Le Parlement aurait pris soin de veiller à ce que l’interdiction générale frappant les actions secondaires n’entrave pas l’action primaire en faisant en sorte que l’action secondaire soit légale si elle constitue aussi une action primaire dans le cadre d’un autre conflit (article 224 § 5 de la loi de 1992). De plus, les personnes participant à une action revendicative seraient autorisées à organiser un piquet de grève sur leur lieu de travail ou près de celui-ci en vue de convaincre pacifiquement d’autres personnes de cesser le travail.

61. Selon le Gouvernement, le cadre légal actuel est le résultat des très larges interruptions de travail qui ont perturbé l’économie britannique dans les années 1970 et 1980 par l’effet d’actions secondaires de grande ampleur. Avant l’adoption de la loi de 1980 sur l’emploi, les syndicats auraient eu toute latitude pour organiser des actions secondaires, ce qui aurait eu des conséquences extrêmement néfastes pour les entreprises et leur personnel ainsi que pour la société dans son ensemble. Un conflit dans un secteur de l’économie aurait pu rapidement se propager dans d’autres secteurs, et entraîner dans son sillage des tiers qui n’étaient pas parties au conflit et n’avaient pas de réel moyen de le résoudre. La permissivité de la législation en vigueur à l’époque serait apparue au grand jour avec l’affaire McShane (paragraphe 22 ci-dessus). Le gouvernement d’alors aurait considéré qu’il fallait y mettre bon ordre et les comptes rendus des débats parlementaires renfermeraient de nombreux exemples réels des dégâts et interruptions provoqués par des grèves secondaires non soumises à restriction. Dix ans plus tard, le gouvernement avait estimé que, même sous leur forme la plus limitée, les actions secondaires avaient le pouvoir de porter préjudice à l’économie, notamment en dissuadant les sociétés multinationales de développer leurs opérations au Royaume-Uni. C’est la raison pour laquelle le Parlement aurait adopté l’interdiction actuelle. Alors que le Parti travailliste, dans l’opposition à cette époque, s’y serait opposé, celui-ci n’aurait jamais cherché à revenir en arrière pendant les treize années qu’il serait resté au pouvoir. Le gouvernement de coalition actuellement en place n’aurait pas non plus l’intention de revenir sur la question. Tout cela démontrerait que l’équilibre actuellement atteint s’agissant du droit de grève bénéficie d’un soutien politique très large au Royaume-Uni.

62. Le Gouvernement admet que, à la lumière de la jurisprudence récente de la Cour, le droit de s’affilier à un syndicat garanti par l’article 11 implique normalement la capacité de faire grève. Il considère cependant que ce droit n’est nullement un droit absolu, car il peut selon lui être encadré par les conditions et restrictions prévues à l’article 11 § 2 et relevant de la marge d’appréciation de l’État. Il ne pense pas non plus qu’une action secondaire soit un aspect essentiel de la liberté d’association et il ne voit d’ailleurs rien dans la jurisprudence pertinente de la Cour qui viendrait à l’appui d’une telle thèse, aucune des affaires traitées par la Cour ne concernant à son avis les actions secondaires.

63. Au contraire, d’après sa lecture de cette jurisprudence, il doit y avoir un lien de causalité entre les intérêts des salariés et les actions que leur syndicat mène pour leur compte, qu’il s’agisse d’une négociation collective ou d’une grève. Or il ne voit rien de tel dans la situation d’Hydrex. Selon lui, l’action secondaire que les salariés de Jarvis entendaient mener pour soutenir leurs anciens collègues n’aurait été qu’une simple mesure de solidarité, car une telle action n’aurait pas eu de réel lien avec leurs propres intérêts à l’égard de Jarvis, avec lequel ils n’auraient pas été en conflit. Dès lors, la restriction frappant les actions secondaires n’aurait pas porté atteinte à un aspect essentiel de la liberté d’association et il n’y aurait donc pas eu d’ingérence dans l’exercice du droit énoncé à l’article 11 § 1.

64. D’après le Gouvernement, la façon dont les actions secondaires sont régies par la loi relève entièrement de la marge d’appréciation du Royaume-Uni. À son sens, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence que la marge d’appréciation dans ce domaine doit être large eu égard aux considérations politiques et sociales sensibles en jeu et aux différences très importantes entre les cadres nationaux régissant les relations entre partenaires sociaux en Europe. Il estime en tout état de cause que la situation devrait être examinée à la lumière de l’article 11 dans son ensemble, ce qui nécessiterait un exercice de mise en balance entre les effets de la restriction sur les droits du syndicat requérant et les conséquences potentielles d’une action secondaire sur les tiers. S’agissant du premier aspect, le Gouvernement fait observer que l’interdiction des actions secondaires n’a pas empêché les syndicats de mener une action primaire pour défendre les intérêts de leurs membres. Quant au deuxième aspect, il porterait sur les conséquences considérables et incontrôlables qu’une action secondaire pourrait avoir sur les droits et libertés d’autrui, y compris les droits garantis par la Convention et, en particulier, par l’article 1 du Protocole no 1 ainsi que, on ne pourrait l’exclure, par l’article 2. Pour le Gouvernement, lorsque l’exercice de mise en balance oppose des droits garantis par la Convention, la jurisprudence de la Cour reconnaît aux autorités nationales une large marge d’appréciation. Or, à son avis, l’équilibre trouvé par le Royaume-Uni est défendable.

65. Le Gouvernement pense qu’il faut aussi prendre en compte le caractère fortement décentralisé des relations du travail au Royaume-Uni, ce qui le distinguerait de nombreux autres pays européens. Il considère que cela a amplifié l’effet perturbateur des actions secondaires dans les années 1970, et que cela se reproduirait si la Cour devait juger la situation incompatible avec les exigences de la Convention. Il faut aussi selon lui tenir compte du fait que, là encore à la différence des autres pays d’Europe, les syndicats bénéficient déjà d’une grande liberté pour mener des actions de grève. Il n’existerait pas dans le système britannique de « clause de paix », c’est-à-dire l’engagement contraignant de ne pas mener d’action revendicative pendant la durée de validité d’une convention collective. Il n’existerait pas non plus de règle de proportionnalité destinée à limiter l’intensité ou l’ampleur d’une grève, lesquelles relèveraient entièrement du pouvoir de décision des syndicats. En réponse à l’argument du syndicat requérant au sujet du déclin des négociations collectives au cours des trente dernières années, le Gouvernement déclare être neutre à ce sujet : ce serait aux travailleurs et employeurs qu’il appartiendrait de décider s’ils souhaitent ou non se lancer dans des actions revendicatives. Le Gouvernement conteste que ce déclin découle de l’interdiction des actions secondaires ou de toute autre restriction mentionnée par le syndicat requérant. Il y aurait d’autres facteurs en jeu, comme la privatisation de nombreuses entreprises publiques dont le personnel aurait traditionnellement été fortement syndiqué, et l’évolution marquée du droit du travail, qui aurait conféré aux travailleurs de nombreux droits supplémentaires pouvant être revendiqués devant les tribunaux plutôt que par l’intervention des syndicats.

66. La restriction aurait été en vigueur depuis tellement longtemps que, d’après le Gouvernement, les dirigeants d’entreprises et les salariés s’y seraient habitués même si, du côté des syndicats, on verrait apparaître des signes d’une attitude de plus en plus hostile à la stratégie économique du Gouvernement vu les difficultés économiques actuelles. Or il estime que le redressement du pays serait mis en péril si le syndicat requérant devait obtenir gain de cause et si les autorités devaient abroger en conséquence l’interdiction des actions secondaires.

67. Le Gouvernement ajoute qu’indépendamment des règles sur les actions de grève, il reste loisible aux syndicats de faire connaître leurs revendications en exerçant le droit de réunion, peu limité. Il cite l’exemple des manifestations organisées par les électriciens dans un certain nombre de lieux publics pour informer le public d’un conflit du travail en cours.

68. Il rejette l’idée du syndicat requérant de remplacer l’interdiction totale des actions secondaires par une restriction fondée sur des concepts de proximité ou d’éloignement. Il s’agit pour lui de concepts par nature vagues, et toute règle formulée au moyen de telles notions créerait inévitablement une incertitude juridique et ne pourrait que faire naître des litiges. Le syndicat requérant chercherait en réalité à obtenir le droit d’organiser des actions de grève purement pour des motifs de solidarité entre des travailleurs d’entreprises différentes, la seule condition à respecter étant que la grève primaire soit licite. Cela reviendrait à plaider pour une absence totale de restriction aux actions secondaires, ce qui éliminerait l’exercice de mise en balance. Or on ne pourrait déduire de l’article 11 un droit aussi illimité. Le syndicat requérant soutiendrait que la situation chez Hydrex ne présente pas de risque de débordement important dans d’autres secteurs mais cet argument ne serait pas pertinent : le Parlement aurait décidé de ne pas autoriser un examen au cas par cas et aurait préféré adopter une règle claire et uniforme. Dès lors, soit l’interdiction serait conforme à la Convention soit elle ne le serait pas. Dans ce dernier cas, cela déboucherait sur un droit de mener des actions secondaires très large, avec toutes les conséquences que cette situation pourrait entraîner pour la société.

69. Le Gouvernement estime que l’analyse qui précède n’est en rien modifiée par les dispositions des autres textes internationaux mentionnés par le syndicat requérant. S’agissant de l’article 6 § 4 de la Charte sociale, il soutient que le CEDS considère le droit de grève comme faisant partie intégrante du processus de négociation collective entre les syndicats et les employeurs en cas de conflit d’intérêts entre eux. Cela correspondrait à la définition d’une action primaire, où les intérêts des travailleurs seraient directement en jeu, et non à une action secondaire. Le Gouvernement fait par ailleurs observer que le CEDS n’est pas un organe judiciaire ou quasi judiciaire, mais un simple organe indépendant qui remet chaque année ses conclusions au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Ce serait ce dernier qui aurait le pouvoir d’adresser des recommandations aux États en cas d’inobservation de la Charte sociale. Quant à l’interdiction des actions secondaires, le Comité des Ministres n’aurait jamais pris position à ce sujet. En tout état de cause, le CEDS aurait critiqué le Royaume-Uni à cet égard au motif que l’interdiction pourrait avoir pour effet d’empêcher les travailleurs de faire grève contre leur employeur véritable ou de facto lorsqu’il diffère de l’employeur direct. Ce serait également la raison pour laquelle la commission d’experts de l’OIT aurait formulé sa critique, qui ne s’appliquerait toutefois pas dans le cas d’Hydrex, celui sur lequel la Cour fonde son examen de l’affaire. Quoi qu’il en soit, cette commission ne serait pas elle non plus un organe judiciaire ou quasi judiciaire, et son interprétation des conventions de l’OIT ne ferait pas autorité. Son rôle consisterait plutôt à fournir des avis techniques et impartiaux sur l’état d’application des normes internationales du travail. En fait, la question du droit de grève ferait actuellement l’objet d’une vive controverse au sein de l’OIT, dans le cadre de laquelle le statut à donner aux interprétations émanant de la commission d’experts serait remis en cause. En outre, le Gouvernement aperçoit une divergence de vues entre la commission d’experts et le comité de la liberté syndicale, ce dernier considérant selon lui que le droit de grève ne s’applique qu’à la défense des intérêts économiques de la personne elle-même. Il tient à noter que l’organe directeur de l’OIT s’est abstenu de prendre position à ce sujet. C’est pourquoi le Gouvernement pense que le Royaume-Uni n’a pas méconnu les obligations qui lui incombent en vertu de la Convention no 87.

70. Au sujet des données comparées dont dispose la Cour, le Gouvernement relève que le Royaume-Uni n’est pas le seul pays à interdire ou à restreindre de façon importante les actions secondaires. Eu égard à la grande diversité qui caractérise les types de relations entre partenaires sociaux en Europe, une comparaison superficielle sur ce point précis ne serait pas d’un grand secours. Contrairement à ce qu’affirmerait le syndicat requérant, la diversité plaiderait en faveur d’une marge d’appréciation étendue.

c) Les tiers intervenants

i. La Confédération européenne des syndicats et le Congrès des syndicats britanniques

71. Ces deux organisations expriment l’avis que le droit de grève est absolument fondamental pour le fonctionnement des syndicats dans des sociétés libres et qu’une interdiction totale des actions secondaires est inacceptable. Elles invoquent toute une série de traités internationaux qui reconnaissent expressément le droit de grève ou qui ont été interprétés par des auteurs faisant autorité comme protégeant ce droit. Dans la jurisprudence des organes de supervision de l’OIT, le droit de grève serait largement appliqué et fortement protégé. Il pourrait y avoir des restrictions, mais il ne faudrait pas que celles-ci soient de nature à créer concrètement une limitation excessive de ce droit. Il faudrait autoriser les grèves de solidarité. Ce principe serait aussi clairement établi dans la jurisprudence du CEDS. L’interdiction totale des actions secondaires signifierait que des travailleurs pris dans un conflit ne peuvent en aucun cas appeler à soutenir les membres de leur propre syndicat ou les membres de tout autre syndicat avec lequel le leur est associé à un niveau plus élevé (fédération ou confédération, par exemple). Cela affaiblirait le but même visé par l’affiliation à un syndicat et saperait l’objectif de cet aspect de l’article 11, à savoir que les travailleurs devraient être libres de s’associer pour s’apporter un soutien mutuel en période de crise. Cette interdiction serait une innovation relativement récente intervenue plus de huit décennies après l’adoption du texte fondateur des relations du travail au Royaume-Uni, à savoir la loi de 1906 sur les conflits du travail. Le Gouvernement n’aurait pas justifié cette restriction devant la commission d’experts de l’OIT. En particulier, cette commission n’aurait pas admis l’argument du Gouvernement selon lequel l’interdiction était rendue nécessaire par le caractère décentralisé du système britannique de relations du travail. La commission aurait au contraire considéré qu’il était de ce fait encore plus important que les travailleurs puissent mener des actions contre leurs employeurs, lesquels pourraient facilement contrecarrer les actions des syndicats par le biais des structures complexes de leurs sociétés, en transférant le travail ou en pratiquant l’essaimage de sociétés. Les travailleurs britanniques se verraient interdire de mener des actions en faveur de collègues travaillant pour un autre employeur appartenant au même groupe de sociétés alors même qu’ils seraient susceptibles d’être touchés par l’issue du conflit. Les deux organisations pensent que ce n’est pas ainsi que les choses doivent se passer. Elles sont consternées de voir que le Gouvernement nie la nécessité d’amender la loi et refuse de la hisser au niveau des normes internationales minimales. Le centre de gravité parmi les États européens semblerait se situer quelque part entre l’interdiction totale des actions secondaires et l’absence de toute restriction à cet égard. L’interdiction totale en vigueur au Royaume-Uni constituerait une restriction injustifiable au droit à la liberté d’association puisqu’elle ne pourrait se justifier en toutes circonstances aux fins de protéger les droits et libertés d’autrui.

ii. Liberty

72. Liberty considère que l’interdiction des actions secondaires constitue une atteinte injustifiée aux droits des travailleurs et de leurs syndicats. Dans de nombreuses situations, les travailleurs ne seraient en fait pas en mesure d’exercer leur droit de mener des actions revendicatives garanti par l’article 11, par exemple ceux employés dans de très petites sociétés ou ceux travaillant pour des entités où les conditions de travail sont en réalité fixées par un tiers, comme un client, ou encore ceux ayant un statut précaire. Le schéma traditionnel dans lequel tous les membres du personnel ont le même employeur ne correspondrait plus à la réalité pour un nombre important et croissant de travailleurs. Le nombre d’emplois dans l’économie britannique désormais externalisés serait estimé à plus de trois millions, dont un grand nombre dans le secteur public, où la densité syndicale aurait traditionnellement été la plus élevée. Cette fragmentation du marché du travail classique aurait des répercussions sur le droit du travail en général et ferait qu’il serait de plus en plus difficile pour les syndicats de continuer à défendre les intérêts de leurs membres, eux-mêmes de plus en plus dispersés parmi des acteurs économiques différents. Dans ce contexte, l’interdiction des grèves secondaires aurait pour effet de réduire énormément la valeur de l’affiliation à un syndicat au motif que cette mesure empêcherait les syndicats de mobiliser largement pour marquer la solidarité avec leurs membres en conflit avec leur employeur direct dans le but d’en protéger les intérêts. Elle permettrait aux sociétés de saper plus facilement l’influence des syndicats en reconfigurant leur organisation. La jurisprudence interne établirait clairement l’impossibilité de lever le voile social en pareil cas, ce qui priverait les syndicats de la possibilité de mener des actions efficaces contre les personnes disposant du véritable pouvoir ou contrôle décisionnel. Avant 1980, la portée des grèves secondaires aurait été très large, comme l’aurait montré la Chambre des lords dans l’affaire N.W.L. Ltd v. Woods ([1979] 1 WLR 1294), qui aurait reconnu la légalité d’une action revendicative menée par des dockers par solidarité avec des marins étrangers très mal payés travaillant sur des navires battant pavillon étranger. Cette interdiction aurait privé certains travailleurs de leur seule source de soutien réel de la part d’un syndicat, à savoir une pression financière exercée sur les relations commerciales de l’employeur. Elle aurait également entravé la liberté d’association dans les très petites entreprises (comptant moins de vingt et un salariés) exclues de la procédure légale de reconnaissance des syndicats. Si un tel employeur devait refuser de reconnaître de lui-même un syndicat, l’interdiction des actions secondaires mettrait les membres de ce syndicat travaillant sur d’autres sites dans l’impossibilité de mener une action afin d’inciter cet employeur à accepter la représentation syndicale.

73. Liberty soutient que la Cour a toujours protégé la substance du droit d’association des travailleurs et n’a jamais accordé d’importance au point de savoir si une grève était de type primaire ou autre. Cette organisation ajoute que, même si le droit de mener des actions secondaires peut subir des restrictions conformes au paragraphe 2 de l’article 11 et être mis en balance avec d’autres droits et libertés concurrents, cela ne peut aller jusqu’à porter atteinte à l’essence même de ce droit.

74. En réponse aux observations de Liberty, le Gouvernement fait remarquer que cette organisation traite de questions vastes et de fond qui ne sont pas pertinentes en l’espèce. Tout en reconnaissant que la structure du marché du travail a évolué au cours des deux dernières décennies, le Gouvernement ne pense pas que cela ait globalement empêché les travailleurs concernés de jouir de leurs droits syndicaux. La pratique montrerait en fait que les syndicats sont capables d’agir efficacement en pareilles circonstances : les trois exemples cités par Liberty illustreraient en réalité comment l’intervention de syndicats a permis de résoudre avec succès un conflit du travail (ces trois exemples étant le personnel des sociétés de restauration d’une compagnie aérienne, les conducteurs d’autobus de Londres pendant les Jeux olympiques de 2012, et les chauffeurs de camions transportant du carburant). L’accusation selon laquelle les travailleurs sont empêchés de mener des actions contre l’entité qui fixe réellement leurs conditions de travail ne serait rien de plus qu’une hypothèse en l’absence d’exemples à l’appui. Il n’y aurait pas non plus eu de baisse du nombre de jours de travail perdus par an pour grève au cours des vingt dernières années, ce qui tendrait à réfuter le point de vue de Liberty selon lequel le droit interne restreindrait de plus en plus la liberté syndicale. À cet égard, le Royaume-Uni serait proche de la moyenne de l’Union européenne et de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Quant à l’affirmation selon laquelle le seuil de vingt et un salariés créerait une lacune facile à exploiter par les employeurs pour éviter de reconnaître un syndicat, le Gouvernement n’en voit pas la pertinence en l’espèce. En admettant que cela soit le cas, il existerait des garanties empêchant les employeurs de se soustraire à leurs obligations légales. Seules les très petites entreprises seraient exclues, ce qui s’expliquerait par des raisons de politique valables. Enfin, le Gouvernement considère que la jurisprudence de la Cour n’apporte aucun soutien explicite à la thèse selon laquelle le droit de mener des actions secondaires est un aspect essentiel de la liberté d’association ou que l’interdiction de telles actions ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de l’article 11.

2. Appréciation de la Cour

a) Applicabilité de l’article 11

75. La Cour doit avant tout déterminer si, comme le syndicat requérant l’indique, les actions secondaires relèvent du champ d’application de l’article 11 de la Convention ou si, comme le Gouvernement le soutient, ce n’est pas le cas. Il s’agit d’une question nouvelle qui ne s’est encore jamais posée directement dans les affaires dont elle a eu à connaître jusqu’à présent.

76. Le Gouvernement propose une lecture littérale du deuxième membre de phrase du paragraphe 1 de l’article 11. Bien qu’il soit possible d’interpréter ainsi le libellé de cette disposition prise isolément, la Cour rappelle que, conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, un traité doit être interprété suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Par ailleurs, elle a souvent déclaré que la Convention ne doit pas être interprétée dans le vide mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. Il y a lieu de tenir compte, conformément aux termes de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne, de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier des règles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 92, CEDH 2013, et les autres références citées). À cet égard, il ressort clairement des extraits reproduits plus haut (paragraphes 26-37 ci-dessus) que les actions secondaires sont reconnues et protégées, car considérées comme faisant partie de la liberté syndicale, par la Convention no 87 de l’OIT et par la Charte sociale européenne. Même si le Gouvernement a donné un sens étroit aux positions adoptées par les organes de contrôle mis en place dans le cadre de ces deux instruments, ces organes ont critiqué l’interdiction adoptée par le Royaume-Uni à l’égard des actions secondaires, y voyant de la part des employeurs un risque d’abus qu’ils ont illustré à l’aide d’exemples. Le Gouvernement a également mis en cause l’autorité qu’il convient de reconnaître, au regard de la Convention, aux avis interprétatifs adoptés par les comités d’experts chargés de contrôler le respect de ces normes internationales spécialisées. La Cour y viendra plus tard. Elle se bornera pour l’instant à citer le passage suivant de l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, § 85, CEDH 2008) :

« La Cour, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des États européens reflétant leurs valeurs communes. (...) »

Il ne serait pas cohérent avec cette méthode que la Cour adopte au titre de l’article 11 une interprétation de la portée de la liberté syndicale beaucoup plus étroite que celle qui prévaut en droit international. En outre, de nombreux pays d’Europe partagent cette conception large de la liberté syndicale puisqu’ils admettent depuis longtemps que les grèves secondaires sont une forme légale d’action syndicale.

77. Il se peut que, de par sa nature, une action revendicative secondaire soit un aspect accessoire, et non essentiel, de la liberté syndicale. La Cour y reviendra à la prochaine étape de son analyse. Néanmoins, force est de considérer que le fait pour un syndicat de mener contre un employeur une action revendicative secondaire, y compris une grève, dans le cadre d’un conflit opposant des membres de ce syndicat et un autre employeur doit passer pour un aspect des activités syndicales relevant de l’article 11.

78. Dès lors, la Cour conclut que le souhait du syndicat requérant d’organiser une action secondaire pour soutenir les salariés d’Hydrex doit être considéré comme la volonté de sa part d’exercer son droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 § 1 de la Convention sans être entravé par une restriction prévue en droit interne. Il s’ensuit que l’interdiction légale des actions secondaires telle qu’appliquée dans l’exemple invoqué par le syndicat requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de ses droits protégés par cette disposition. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, cette ingérence doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs buts légitimes et être « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

b) Sur le point de savoir si l’ingérence était prévue par la loi et légitime

79. Aucune des parties ne conteste que l’ingérence en question était prévue par la loi. C’est aussi l’avis de la Cour.

80. Par ailleurs, le syndicat requérant considère que l’ingérence ne visait aucun des buts légitimes cités à l’article 11 § 2. En effet, elle n’avait selon lui manifestement pas trait à la sécurité nationale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, pas plus qu’à la protection de la santé ou de la morale. Quant au dernier des buts légitimes cités, à savoir « la protection des droits et libertés d’autrui », le syndicat requérant affirme qu’il ne serait pas logique de restreindre le droit de grève à cause de son impact éventuel sur l’employeur puisque, pour lui, le but même d’une grève est d’avoir un fort impact sur l’employeur afin de l’inciter à accéder aux demandes des travailleurs. À son sens, ce serait une erreur de permettre que cet argument serve à justifier une restriction au droit de grève. C’est pourquoi il invite la Cour à revenir sur le raisonnement adopté par elle à cet égard dans l’affaire UNISON c. Royaume-Uni ((déc.), no 53574/99, CEDH 2002‑I), où elle a admis que la restriction au droit de grève concernait les « droits d’autrui », en l’occurrence l’employeur. Le syndicat requérant pense qu’il ne faut pas que les intérêts économiques de l’employeur l’emportent sur les droits de l’homme dans le chef des salariés. Si tel était le cas, cela irait pour lui à l’encontre de la position du CEDS, par exemple, qui s’oppose au principe de proportionnalité entre une action de grève et les conséquences de celle-ci sur les intérêts de l’employeur. Le syndicat requérant pense également que la décision UNISON se concilie mal avec l’arrêt antérieur Gustafsson c. Suède (25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II), où il rappelle que la Cour n’a pas examiné le grief selon lequel le boycott par le syndicat des affaires du requérant constituait une atteinte à ses droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1, et n’a pas non plus admis que l’impact sur ses affaires, bien qu’il y ait eu un préjudice économique considérable, ait fait naître pour l’État l’obligation positive de lui venir en aide. Selon lui, la Cour devrait au contraire adopter une approche stricte comme elle l’a fait dans deux affaires de sanctions dirigées contre des salariés du secteur public qui avaient participé à une grève d’un jour (Karaçay c. Turquie, no 6615/03, 27 mars 2007, et Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, 15 septembre 2009). À ses dires, dans ces deux affaires, la Cour n’avait pas été convaincue par les arguments voulant que l’ingérence eût visé des buts légitimes, bien qu’elle eût en fin de compte laissé la question ouverte au motif qu’elle avait conclu par ailleurs que l’ingérence litigieuse n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

81. Le Gouvernement plaide pour sa part que l’interdiction visait à protéger les droits et libertés d’autrui, et avant tout ceux des personnes non concernées par le conflit du travail en cause. Eu égard aux effets potentiellement très étendus et incontrôlables des actions secondaires sur les tiers, il serait manifestement légitime de protéger ces derniers, ce que le Parlement aurait cherché à faire en adoptant cette interdiction. Le Gouvernement ajoute que l’on peut aisément imaginer comment une action secondaire peut menacer la jouissance de droits protégés par la Convention tel que le droit de gagner sa vie.

82. La Cour considère que la présente espèce se distingue de la décision UNISON, précitée. Celle-ci portait sur une action de grève primaire et le syndicat requérant, un syndicat, se plaignait d’avoir été empêché de mener une action revendicative pour défendre les intérêts futurs de ses membres, dans un contexte de privatisation imminente des services hospitaliers. Au cours de la procédure interne, la Cour d’appel avait estimé que l’impact de cette grève sur le public était sans rapport avec les questions juridiques qui se posaient. La Cour a elle-même adopté ce point de vue, jugeant ainsi que la « protection des droits et libertés d’autrui » ne recouvrait en l’occurrence que les droits de l’employeur. Or l’espèce se distingue de cette affaire en ce qu’elle concerne une action secondaire. Comme le Gouvernement l’a fait valoir, une action secondaire est par nature susceptible d’avoir des ramifications beaucoup plus vastes qu’une action primaire et peut éventuellement empiéter sur les droits de personnes étrangères au conflit du travail, provoquer de grosses perturbations économiques et affecter les services rendus au public. Dès lors, la Cour est convaincue que, en interdisant les actions secondaires, le Parlement visait un but légitime, à savoir la protection des droits et libertés d’autrui, étant entendu que le terme « autrui » ne désigne pas uniquement l’employeur pris dans un conflit du travail.

c) Sur le point de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique

83. Il reste à déterminer si l’interdiction légale des actions secondaires, pour autant qu’elle a eu des répercussions sur la capacité du syndicat requérant à protéger les intérêts de ses membres travaillant pour Hydrex, peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Pour qu’elle puisse être considérée comme telle, il faut qu’il soit démontré qu’elle répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé.

84. La Cour va commencer par examiner l’argument du syndicat requérant selon lequel le droit de faire grève doit passer pour constituer un aspect essentiel de la liberté syndicale garantie par l’article 11, en sorte que le restreindre porterait selon lui atteinte à la substance même de la liberté d’association. Elle rappelle avoir déjà statué sur un certain nombre d’affaires où elle a conclu que des restrictions touchant aux actions revendicatives avaient emporté violation de l’article 11 (voir, par exemple, Karaçay, précité, Dilek et autres c. Turquie, nos 74611/01, 26876/02 et 27628/02, 17 juillet 2007, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04 et 10 autres, 17 juillet 2008, et Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, 21 avril 2009). Le syndicat requérant accorde beaucoup d’importance au dernier de ces arrêts, relevant que le droit de grève y est reconnu comme le « corollaire indissociable » du droit d’association syndicale (Enerji Yapı-Yol Sen, précité, § 24). Il y a lieu toutefois de noter que la Cour déclarait dans cet arrêt que le droit de grève était reconnu comme tel par les organes de contrôle de l’OIT et qu’elle n’entendait pas faire évoluer sa propre interprétation de l’article 11 en conférant un statut privilégié au droit de grève. De manière plus générale, les arrêts susmentionnés montrent que le droit de grève est clairement protégé par l’article 11. La Cour ne voit donc nullement en l’espèce la nécessité de rechercher si les actions revendicatives doivent désormais se voir reconnues comme un élément essentiel du droit garanti par l’article 11.

85. Les circonstances de la présente cause révèlent que le syndicat requérant a pu exercer deux des aspects de la liberté d’association qui ont été qualifiés d’essentiels, à savoir le droit pour un syndicat de chercher à convaincre l’employeur d’entendre ce qu’il a à dire au nom de ses membres et le droit de prendre part à une négociation collective. La grève menée par les membres du syndicat travaillant chez Hydrex s’inscrivait dans ce cadre et, même si elle n’a pas atteint son objectif, cette action n’a pas été vaine puisqu’elle a conduit la société à revoir sa proposition, que le syndicat a ensuite recommandée à ses membres. Bien que le Gouvernement ait critiqué le syndicat requérant pour avoir été favorable à l’époque à la proposition révisée puis avoir changé d’avis au cours de la présente procédure, la Cour reconnaît que le syndicat requérant était obligé de respecter le vote négatif de ses membres au sujet de cette proposition. Cependant, le fait que la négociation et l’action collectives, y compris la grève dirigée contre l’employeur des membres du syndicat pris dans le conflit, n’aient pas conduit au résultat souhaité par le syndicat requérant et ses membres ne signifie pas que l’exercice par eux des droits énoncés à l’article 11 ait été illusoire. Le droit de négociation collective n’a pas été interprété comme englobant un « droit » à une convention collective (voir à ce sujet l’arrêt Demir et Baykara, précité, § 158, où la Cour a fait remarquer que l’absence de toute obligation pour les autorités de conclure une convention collective ne faisait pas partie de l’objet de l’affaire). Le droit de grève n’implique pas non plus le droit d’obtenir gain de cause. Comme la Cour l’a souvent déclaré, ce qu’exige la Convention, c’est que la législation nationale permette aux syndicats, selon des modalités conformes à l’article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres (Demir et Baykara, précité, § 141, et, plus récemment, Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013). Or, en l’espèce, le syndicat requérant et ses membres parties au conflit ont été largement en mesure d’agir ainsi.

86. Dans de précédentes affaires concernant des syndicats, la Cour a déclaré qu’il fallait tenir compte du juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la collectivité. Étant donné que parvenir à un juste équilibre entre les intérêts des salariés et ceux des employeurs fait entrer en jeu des questions sensibles d’ordre social et politique, il convient d’accorder aux États contractants une marge d’appréciation quant à la manière d’assurer la liberté syndicale et la possibilité pour les syndicats de protéger les intérêts professionnels de leurs membres. Dans son examen le plus récent de la question, la Grande Chambre a considéré, eu égard au fort degré de divergence entre les systèmes nationaux dans le domaine concerné, qu’il fallait que les États bénéficient d’une ample marge d’appréciation (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 133). Le syndicat requérant s’est beaucoup appuyé sur l’arrêt Demir et Baykara, où la Cour a jugé que l’État défendeur ne devait jouir que d’une marge d’appréciation limitée (arrêt précité, § 119). Or la Cour fait observer que le passage en question figure dans une partie de l’arrêt qui traitait d’une ingérence très importante dans l’exercice de la liberté d’association et touchant au cœur même de celle-ci, puisqu’il s’agissait de la dissolution d’un syndicat. On ne peut pas en déduire que la marge d’appréciation des autorités nationales est réduite de manière décisive et définitive lorsqu’elles réglementent, par un processus démocratique normal, l’exercice de la liberté syndicale dans le cadre économique et social du pays concerné. L’étendue de la marge d’appréciation reste fonction des facteurs que la Cour a jugés pertinents dans sa jurisprudence, notamment la nature et la portée de la restriction au droit syndical en cause, le but visé par la restriction litigieuse et les droits et intérêts concurrents des autres membres de la société qui risquent de pâtir de l’exercice de ce droit s’il n’est pas limité. L’ampleur de la communauté de vues entre les États membres du Conseil de l’Europe au sujet de la question posée par l’affaire peut aussi constituer un élément pertinent, tout comme le consensus international que peuvent le cas échéant révéler les instruments internationaux applicables (Demir et Baykara, précité, § 85).

87. Si une restriction prévue par la loi touche au cœur même de l’activité syndicale, il faut accorder une marge d’appréciation moins étendue au législateur national et exiger une justification plus étoffée s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence qui en est résultée, pour protéger l’intérêt général, dans l’exercice de la liberté syndicale. À l’inverse, si c’est un aspect non pas fondamental mais secondaire ou accessoire de l’activité syndicale qui est touché, la marge d’appréciation sera plus large et l’ingérence, par nature, sera plus vraisemblablement proportionnée dans ses conséquences sur l’exercice de la liberté syndicale.

88. La Cour considère que l’ingérence qu’il y a eu en l’espèce dans l’exercice par le syndicat requérant de sa liberté syndicale n’a pas été aussi importante que le syndicat requérant veut bien le dire, ni par sa nature ni par son étendue. Comme les faits de la cause le montrent, le syndicat requérant a pu mener une grève, même si elle n’a eu qu’une ampleur limitée et des résultats limités. C’est son souhait d’étendre la grève en menaçant d’enrôler ou en enrôlant des centaines de ses membres travaillant pour Jarvis, une autre société nullement impliquée dans le conflit du travail en question, qui a été mis en échec. La Cour note que le syndicat requérant est convaincu qu’une action secondaire aurait permis de remporter la bataille. Or ce n’est que pure conjecture, y compris s’agissant du résultat du vote qui aurait pu être organisé sur la question, étant donné qu’il était clairement exclu de mener une telle action. On ne peut pas dire que l’interdiction de l’action secondaire ait porté atteinte à la substance même de la liberté d’association du syndicat requérant. C’est pourquoi la présente espèce se distingue des affaires mentionnées au paragraphe 84 ci-dessus, lesquelles concernaient toutes des restrictions à une action revendicative « primaire » ou directe menée par des salariés du secteur public. Il convient donc de reconnaître aux autorités nationales la marge d’appréciation la plus large qu’il est possible d’accorder dans le domaine de la réglementation, dans l’intérêt public, des aspects secondaires de l’activité syndicale.

89. Quant au but de l’ingérence litigieuse, les extraits des actes des débats parlementaires préalables à l’adoption de la loi de 1980 sur l’emploi montrent clairement que le législateur avait l’intention de modifier l’équilibre des relations entre les partenaires sociaux et de protéger l’intérêt de l’économie au sens large en restreignant le droit de mener des actions secondaires, alors très étendu. Une décennie plus tard, les autorités ont considéré que, même avec ces limites, les actions secondaires entraînaient un risque pour l’économie et pour les investissements étrangers dans l’activité économique du pays. Elles ont estimé que, d’un point de vue politique, limiter les actions revendicatives aux grèves primaires permettrait de parvenir à un équilibre plus acceptable pour l’économie britannique. Le Gouvernement a réaffirmé cette position au cours de la présente procédure. À l’époque, cette analyse avait été vivement contestée, au sein du Parlement, par l’opposition ; pour sa part, le syndicat requérant la rejette car il considère qu’elle est motivée par une hostilité envers les syndicats au lieu de reposer sur des preuves claires des nuisances directes susceptibles d’être causées à l’économie. Quoi qu’il en soit, l’objet de la présente affaire est indubitablement lié à la stratégie économique et sociale de l’État défendeur. À cet égard, la Cour reconnaît d’ordinaire aux autorités nationales une ample marge d’appréciation étant donné que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, celles-ci, et en particulier les parlements élus démocratiquement, se trouvent en principe mieux placés que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale et quelles mesures législatives sont les plus adaptées à la situation de leur pays pour la mise en œuvre de la politique sociale, économique ou industrielle choisie (voir, parmi beaucoup d’autres, Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 89, CEDH 2011).

90. Certes, il existe des éléments qui militent en sens inverse s’agissant des choix qui étaient ouverts au législateur britannique.

91. Premièrement, la question se pose de savoir si l’on peut dire qu’il existe un consensus parmi les États européens en matière d’action secondaire. Les données comparées fournies à la Cour montrent toute une gamme de positions à cet égard, allant d’une attitude globalement permissive dans des pays tels que la Grèce, la Finlande, la Norvège et la Suède, à une absence de reconnaissance ou une interdiction dans d’autres pays. Les autres États mentionnés plus haut (paragraphes 38-41 ci-dessus) se situent entre ces deux extrêmes. Le Gouvernement a minimisé l’importance de cette démarche comparative en mettant l’accent sur les profondes différences structurelles et culturelles qui divisent les États européens en matière de relations entre les partenaires sociaux. La Cour admet que cette diversité existe, comme elle l’a reconnu dans d’autres affaires portant sur les droits des syndicats (voir, par exemple, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 133, et Sørensen et Rasmussen c. Danemark [GC], nos 52562/99 et 52620/99, § 58, CEDH 2006‑I). Il n’en est pas moins clair que, en interdisant totalement les actions secondaires, l’État défendeur se situe à l’un des extrêmes et qu’il fait ainsi partie du petit groupe d’États européens à avoir adopté une position aussi catégorique en la matière. Cependant, la diversité de situations que révèlent les données comparées et la place qu’occupe le Royaume-Uni à cet égard ne signifient pas en elles-mêmes que les autorités nationales ont outrepassé leur marge d’appréciation légitime en réglementant comme elles l’ont fait cet aspect de l’activité syndicale.

92. Deuxièmement, la présente affaire se caractérise notamment par la richesse des éléments de droit international disponibles. Le Royaume-Uni a interdit les actions secondaires il y a plus de vingt ans et fait depuis lors régulièrement l’objet de commentaires critiques de la part de la commission d’experts de l’OIT et du CEDS. Le syndicat requérant a invoqué ces éléments à l’appui de sa thèse. Le Gouvernement considère pour sa part que ces critiques ne sont ni pertinentes vu la situation précise dénoncée en l’espèce ni de toute façon significatives. La Cour va maintenant se pencher sur la question.

93. Le Gouvernement conteste la pertinence en l’espèce des critiques émanant de ces deux organes à cause de la manière dont elles sont formulées, puisqu’elles portent sur des cas de figure très différents de celui dénoncé par le syndicat requérant (paragraphes 33 et 37 ci-dessus).

94. Il considère que les avis du CEDS ne sont pas une source de droit faisant autorité car cet organe, en dépit de l’indépendance et de l’expertise de ses membres, n’a pas selon lui un statut judiciaire ou quasi judiciaire mais a pour rôle de faire rapport au Comité des Ministres. La Cour fait observer que la compétence du CEDS est définie dans le Protocole portant amendement à la Charte sociale européenne (ou « Protocole de Turin », Série des traités européens no 142), à savoir « apprécie[r], d’un point de vue juridique, la conformité des législations, réglementations et pratiques nationales avec le contenu des obligations découlant de la Charte ». Il est vrai que ce protocole n’est pas entré en vigueur car plusieurs États parties à la Charte, dont le Royaume-Uni, ne l’ont pas ratifié. Cependant, la valeur interprétative des avis du CEDS apparaît généralement admise par les États et par le Comité des Ministres. Elle est en tout cas reconnue par la Cour, qui a tenu compte à maintes reprises des interprétations de la Charte données par le CEDS et des avis de celui-ci sur le respect par les États de diverses dispositions de ce texte (voir, par exemple, Demir et Baykara, précité, et Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, § 39, CEDH 2006‑II, affaire concernant un syndicat où la Cour a décrit le CEDS comme un organe « particulièrement qualifié » dans ce domaine).

95. Quant à l’absence de recommandation adressée par le Comité des Ministres au Royaume-Uni sur cette question, la Cour note premièrement que la fonction confiée au Comité des Ministres dans le cadre du Protocole de Turin consiste à adresser des recommandations aux États sur la base d’un choix motivé par des considérations d’ordre social, économique ou autre et que cet organe n’a pas pour rôle d’avaliser les conclusions adoptées par le CEDS. Elle ajoute deuxièmement que le Comité gouvernemental de la Charte sociale européenne a fait un premier pas sur la voie de l’adoption par le Comité des Ministres d’une recommandation sur la question des actions secondaires en adressant au Royaume-Uni un avertissement où il « appelle instamment le Gouvernement à prendre toutes les mesures qui s’imposent pour se conformer à la Charte » (Comité gouvernemental, rapport relatif aux conclusions XIX-3 (2010), T-SG (2012)1 final, p. 61, § 263).

96. En ce qui concerne la commission d’experts de l’OIT, le Gouvernement a formulé une observation analogue : cet organe selon lui n’est pas formellement compétent pour donner des interprétations des Conventions de l’OIT faisant autorité. Il attire l’attention de la Cour sur un désaccord persistant au sein de l’OIT qui porterait précisément sur le statut légal voire l’existence même d’un droit de faire grève. La commission d’experts a récemment reconnu les limites de son rôle en déclarant que « [ses] avis et recommandations (...) n’ont pas de force obligatoire dans le contexte du processus de contrôle de l’OIT ou en dehors de l’OIT, sauf lorsqu’un instrument international la leur donne expressément ou lorsque la Cour suprême d’un pays le décide sans que ceci ne lui soit imposé » (avant-propos au rapport de la commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations intitulé « La négociation collective dans la fonction publique : un chemin à suivre », Conférence internationale du travail, 102e session, 2013). Ce texte qualifie ensuite les interprétations de la commission d’experts de « soft law » et se conclut ainsi :

« 8. En ce qui concerne l’interprétation des conventions de l’OIT et le rôle dévolu à la Cour internationale de justice en la matière, la commission a précisé, dès 1990, qu’aux termes de son mandat elle n’est pas en capacité de donner une interprétation définitive des conventions, cette compétence étant confiée à la Cour internationale de justice en vertu de l’article 37 de la Constitution de l’OIT. Elle a indiqué que, néanmoins, pour remplir sa fonction qui consiste à déterminer si les prescriptions d’une convention donnée sont respectées, elle se doit d’examiner le contenu et la signification des dispositions de cette convention, d’en déterminer la portée juridique et, le cas échéant, d’exprimer ses vues à ce sujet. La commission a ainsi soutenu que, tant que ces vues ne sont pas contredites par la Cour internationale de justice, elles doivent être réputées valables et communément admises. La commission considère que l’acceptation de ces considérations était indispensable à l’existence même du principe de légalité et, partant, de la sécurité juridique nécessaire au bon fonctionnement de l’Organisation internationale du travail. »

97. La Cour ne pense pas que cette mise au point exige qu’elle reconsidère le rôle de cet organe, qui est un rôle de référence et de guide pour l’interprétation de certaines dispositions de la Convention (voir, de manière générale, Demir et Baykara, précité, §§ 65-86). Alors que le Gouvernement évoque des désaccords exprimés lors de la 101e Conférence internationale du travail (2012), il ressort du compte rendu de cette conférence que ces désaccords trouvaient leur origine dans le groupe patronal et étaient confinés à celui-ci (compte rendu provisoire de la 101e session de la Conférence internationale du travail, 19(Rev.), §§ 82-90). D’après ce compte rendu, les gouvernements qui ont pris la parole au cours des débats ont déclaré que le droit de grève était « clairement établi et largement accepté en tant que droit fondamental ». La représentante du gouvernement norvégien a ajouté que son pays approuvait entièrement la position de la commission d’experts selon laquelle le droit de grève était protégé par la Convention no 87. En tout état de cause, le gouvernement défendeur a reconnu dans le cadre de la présente procédure que le droit de s’affilier à un syndicat énoncé à l’article 11 implique normalement la capacité de faire grève (paragraphe 62 ci-dessus).

98. L’analyse précédente des avis interprétatifs émis par les organes compétents instaurés au titre des instruments internationaux les plus pertinents reflète la conclusion tirée des données comparées soumises à la Cour, à savoir qu’avec son interdiction totale des actions revendicatives secondaires, l’approche de l’État défendeur s’agissant de la réglementation en la matière se situe parmi les plus restrictives et n’est pas conforme à la tendance perceptible sur le plan international qui consiste à appeler à une approche moins restrictive. L’importance qu’une telle conclusion est susceptible de revêtir pour l’analyse de la Cour dans une affaire donnée est exposée dans l’arrêt Demir et Baykara (précité, § 85) en ces termes :

« (...) Le consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un élément pertinent lorsque la Cour interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques. »

Cette déclaration de la Grande Chambre montre que l’examen effectué par la Cour diffère de celui mené par les instances de contrôle de l’OIT et de la Charte sociale européenne. Ces organes de contrôle internationaux spécialisés ont une optique différente, comme le prouvent les termes plus généraux qu’ils emploient pour analyser l’interdiction des actions secondaires (paragraphes 33 et 37 ci-dessus). La Cour, pour sa part, a pour tâche non pas d’examiner in abstracto la législation nationale pertinente, mais de rechercher si la manière dont elle a concrètement été appliquée au syndicat requérant a enfreint l’article 11 de la Convention (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 116, CEDH 2012, et Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, §§ 85-87, CEDH 2009). Le syndicat requérant et les tiers intervenants ont exploré les effets possibles de l’interdiction dans divers cas de figure allant jusqu’à l’interdiction de toute forme d’action revendicative lorsque les travailleurs directement concernés ne sont pas en mesure d’entreprendre une action primaire, ce qui, contrairement à la situation en l’espèce, porte atteinte à la substance même de la liberté syndicale. Ils ont aussi considéré que l’interdiction pouvait permettre aux employeurs d’exploiter facilement la loi à leur avantage en recourant à différents stratagèmes juridiques tels que la délocalisation des centres de travail, le recours à la sous-traitance et l’adoption de structures d’entreprise complexes pour transférer le travail à des entités juridiques distinctes ou l’essaimage de sociétés. En bref, selon eux, les syndicats pourraient dans ce cas se trouver sérieusement entravés dans l’exercice de leurs activités normales et légitimes de protection des intérêts de leurs membres. Or la Cour constate que l’interdiction légale n’a pas déployé des effets négatifs aussi vastes dans le cas d’Hydrex. Elle précise que son examen doit se limiter aux faits qui lui sont soumis dans une affaire donnée. Dans ces conditions, elle considère que les appréciations négatives émanant des organes de surveillance pertinents de l’OIT et de la Charte sociale européenne ne sont pas d’un poids décisif s’agissant de déterminer si l’interdiction légale des actions secondaires dans des circonstances telles que celles dénoncées en l’espèce s’inscrivait dans le cadre des possibilités que l’article 11 de la Convention offrait aux autorités nationales.

99. Le pouvoir d’appréciation des autorités nationales n’est toutefois pas illimité mais va de pair avec un contrôle européen, la Cour ayant pour tâche de se prononcer en dernier ressort sur le point de savoir si une restriction particulière se concilie avec la liberté d’association garantie par l’article 11 (Vörður Ólafsson c. Islande, no 20161/06, § 76, CEDH 2010). Le Gouvernement a plaidé l’existence d’un « besoin social impérieux » de conserver l’interdiction légale des actions secondaires, et ce dans le but de protéger l’économie domestique des perturbations provoquées par de telles actions revendicatives qui, si celles-ci étaient autorisées, risqueraient d’entraver la reprise économique dans le pays. Dans le domaine de la politique économique et sociale, que l’on doit considérer comme englobant la politique d’un pays dans le domaine des relations entre les partenaires sociaux, la Cour respecte en principe la manière dont l’État conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). Par ailleurs, la Cour a reconnu que lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une « importance particulière » au rôle du décideur national (voir dans le contexte de l’article 10 de la Convention l’affaire MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, § 200, 18 janvier 2011, laquelle renvoie à l’arrêt Hatton et autres c. Royaume-Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII, où la Cour a évoqué la « légitimité démocratique directe » dont bénéficie le législateur). L’interdiction des actions secondaires est demeurée intacte pendant plus de vingt ans en dépit de deux changements de gouvernement. Cela dénote un consensus démocratique en faveur de cette mesure et une acceptation des raisons qui la motivent allant quasiment d’un bord à l’autre de l’échiquier politique au Royaume-Uni. Voilà qui amène la Cour à conclure que les autorités législatives du pays ont déterminé ce qui est d’utilité publique en matière de relations entre les partenaires sociaux, avec leur contexte politique, social et économique souvent chargé, en s’appuyant sur des motifs qui étaient à la fois pertinents et suffisants au regard de l’article 11.

100. La Cour doit aussi rechercher si la restriction litigieuse est ou non contraire au principe de proportionnalité. Le syndicat requérant plaide que oui au motif qu’elle présente un caractère absolu qui exclut toute mise en balance des droits et intérêts concurrents en jeu et interdit toute différenciation en fonction des situations. Le Gouvernement défend la décision du législateur de préférer une règle uniforme à un examen au cas par cas et soutient qu’une approche moins restrictive serait impossible à mettre en œuvre et inefficace. Pour lui, les différences que ne peuvent manquer de présenter les cas individuels similaires au cas d’espèce, potentiellement nombreux, ne sont pas de nature à remettre en cause l’équilibre global trouvé par le Parlement.

101. La Cour relève que ce n’est pas parce que la loi sur laquelle se fonde une ingérence revêt un caractère général qu’elle est en soi contraire au principe de proportionnalité. Comme elle l’a rappelé récemment, un État peut, tout en respectant la Convention, adopter des mesures législatives générales s’appliquant à des situations prédéfinies sans qu’il soit prévu de procéder à des appréciations individuelles des circonstances forcément différentes et peut-être complexes de chaque cas tombant sous le coup de cette législation (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 107, CEDH 2013, et les nombreuses références citées relatives à d’autres dispositions de la Convention et du Protocole no 1). Cela ne veut pas dire que les circonstances particulières de chaque cas individuel sont sans importance aux fins de l’analyse qu’elle effectue de la proportionnalité. De fait, elles permettent de se rendre compte des répercussions pratiques de la mesure générale et sont donc pertinentes pour l’appréciation de sa proportionnalité (ibidem, § 108). Ainsi qu’elle l’a déjà déclaré, l’ingérence dans l’exercice par le syndicat requérant de la liberté d’association dans l’exemple d’Hydrex qu’il invoque ne saurait être qualifiée de particulièrement forte.

102. Le risque afférent à un assouplissement de l’interdiction constitue une considération pertinente, qu’il appartient avant tout à l’État d’apprécier (ibidem). À cet égard, le syndicat requérant a argué qu’il aurait limité son action à une grève secondaire auprès de Jarvis et qu’il n’y aurait eu aucun risque de contagion. Or cela n’est que pure conjecture. Comme le montrent les éléments du dossier, le Parlement a été conduit à réduire la possibilité jusqu’alors très étendue de mener des actions secondaires précisément en raison de leur propension, avant 1980, à s’étendre largement et avec rapidité au-delà du conflit professionnel initial. C’est à cette situation que, selon le syndicat requérant, le Royaume-Uni devrait revenir pour respecter les exigences de l’article 11.

103. Comme la Cour le reconnaît dans sa jurisprudence, il est légitime que les autorités se fondent sur des considérations de faisabilité ainsi que sur les difficultés pratiques – qui, pour certains régimes législatifs, peuvent être de grande ampleur – auxquelles une approche au cas par cas est susceptible de donner lieu, comme les risques d’incertitude, de litiges interminables, de dépenses publiques excessives lésant le contribuable ou d’arbitraire (ibidem). À cet égard, il convient de rappeler que pendant une décennie, de 1980 à 1990, le Royaume-Uni a pu fonctionner avec une restriction sur les actions secondaires plus légère (paragraphes 23-24 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas avancé que ce régime législatif présentait les difficultés évoquées ci-dessus ou que celles-ci étaient à l’origine de l’interdiction litigieuse. Le syndicat requérant n’a pas formulé de commentaires détaillés sur la situation juridique au cours de cette période. Il a estimé que la question de sa compatibilité avec la Convention présentait un « intérêt purement théorique », tout en ajoutant que, si cet argument était pertinent, il plaiderait que cette restriction n’était pas acceptable. La Cour observe que, si l’histoire législative du Royaume-Uni montre qu’il pouvait exister des solutions autres qu’une interdiction totale, cela n’est pas déterminant pour trancher la question. En effet, la question n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives ni même de savoir si l’État peut prouver que, sans pareille interdiction, le but légitime visé n’aurait pas pu être atteint. Il s’agit bien plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (Animal Defenders International, précité, § 110) – que, pour les raisons indiquées ci-dessus, la Cour a qualifiée de large – et si, globalement, il est parvenu à un juste équilibre. Bien que le syndicat requérant ait avancé de puissants arguments tenant à la solidarité et à l’efficacité de l’action syndicale, la Cour n’est pas convaincue que les raisons politiques et factuelles sur lesquelles le Parlement britannique s’est appuyé n’étaient pas suffisantes pour considérer l’interdiction des actions secondaires litigieuse comme « nécessaire dans une société démocratique ».

104. Dans ces conditions, la Cour conclut que les circonstances spécifiques contestées en l’espèce ne révèlent pas l’existence d’une ingérence injustifiée dans l’exercice par le syndicat requérant du droit à la liberté d’association, l’intéressé ayant pu faire usage de ses aspects essentiels lorsqu’il a représenté ses membres, négocié avec l’employeur au nom de ceux de ses membres en conflit avec celui-ci et organisé une grève de ces membres sur leur lieu de travail (paragraphes 15-16 ci-dessus). Dans ce domaine de politique législative reconnu comme sensible, l’État défendeur bénéficie d’une marge d’appréciation suffisamment large pour englober l’interdiction légale en vigueur sur les actions secondaires étant donné qu’il n’y a aucun motif en l’espèce de considérer que la mise en œuvre de cette interdiction dans le cadre de la situation dans l’entreprise Hydrex a emporté une restriction disproportionnée au droit que le syndicat requérant tire de l’article 11.

105. Dès lors, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 11 de la Convention.

106. Pour finir, la Cour souligne que sa compétence se limite à la Convention. Elle n’a pas compétence pour se prononcer sur le respect par l’État défendeur des textes pertinents de l’OIT ou de la Charte sociale européenne, cette dernière renfermant des normes plus spécifiques et exigeantes en matière d’action revendicative. Par ailleurs, la conclusion rendue en l’espèce ne doit pas être interprétée comme remettant en cause l’analyse effectuée sur la base de ces normes et de leurs buts par la commission d’experts de l’OIT et par le CEDS.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement et déclare le grief tiré de l’interdiction des actions revendicatives secondaires recevable et la requête irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 8 avril 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş AracıIneta Ziemele
Greffière adjointePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Ziemele, Hirvelä et Bianku ;

– opinion concordante du juge Wojtyczek.

I.Z.
F.A.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES ZIEMELE, HIRVELÄ ET BIANKU

(Traduction)

1. Nous avons voté dans cette affaire avec la majorité et nous approuvons en outre le raisonnement exposé dans l’arrêt. Nous voudrions toutefois indiquer que l’affaire soulève une question très délicate et complexe relative à l’interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme aujourd’hui. Tout d’abord, la Convention a été conçue comme un traité sur les droits civils et politiques. Or, depuis, la division entre ce qu’il est convenu d’appeler les trois générations de droits de l’homme a, à juste titre, été abandonnée (voir la déclaration et le programme d’action de Vienne adoptés par la conférence mondiale sur les droits de l’homme en 1993). Parallèlement, les États parties à la Convention n’ont pas donné mandat à la Cour pour traiter les questions touchant à leurs politiques économiques et sociales, qui posent toujours de grandes difficultés. C’est pourquoi la Cour a en fait reconnu que les États disposent d’une large marge d’appréciation pour prendre des décisions dans les affaires portant sur les politiques économiques et sociales (voir, par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, §§ 80-82, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

2. Alors que, eu égard à l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités et à sa propre jurisprudence, notamment l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, CEDH 2008), la Cour ne peut faire autrement que conclure que les grèves secondaires relèvent de l’article 11 de la Convention, elle doit hésiter à rendre un arrêt contraignant qui obligerait à modifier un principe important de politique économique et sociale ayant de fortes répercussions sur l’économie du pays. À ce stade, il nous faut toutefois préciser que nous ne sommes pas impressionnés par l’argument consistant à dire que, du simple fait que le Parlement a adopté une mesure générale précise, la Cour ne peut en quelque sorte pas s’y opposer. En effet, la Cour doit statuer sur les circonstances d’affaires individuelles et ces circonstances peuvent découler d’une mesure générale. La Cour peut parfaitement conclure que la mesure en question est contraire à la Convention en raison de son impact sur les circonstances de l’affaire. C’est en particulier vrai lorsque pareille mesure touche les droits civils et politiques fondamentaux comme la liberté d’expression, puisque la Cour a précisément été créée pour superviser la façon dont ces droits sont protégés (voir l’opinion dissidente commune aux juges Ziemele, Sajó, Kalaydjieva, Vučinić et De Gaetano jointe à l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, CEDH 2013). C’est de ce point de vue que nous considérons que l’affaire à l’étude est différente car la marge d’appréciation y est manifestement plus large que dans les affaires de liberté d’expression. Pour nous, la solution adoptée par la Cour ne tient pas tant au caractère général de la mesure qu’à la nature du droit concerné ou d’un de ses aspects : l’appréciation de la mesure générale est fonction de la nature du droit en cause. Elle tient aussi au préjudice causé au syndicat requérant par l’application de la mesure générale. Le droit de grève n’est pas absolu. Il existe déjà un certain nombre de restrictions qui s’appliquent dans l’intérêt général. Dans l’affaire à l’étude, nous sommes encore plus loin de la question centrale étant donné que les grèves secondaires ou de solidarité ne sont pas nécessairement ou directement pertinentes pour les droits ou intérêts des personnes participant à ce type d’action.

3. Eu égard à la nature de ces grèves et à leur incidence dans le domaine de la politique économique, il est préférable de traiter la question dans le cadre du dialogue engagé avec les organes de surveillance spécialisés en matière de droits sociaux et du travail. Ce genre de processus plus souple permet à l’État défendeur de continuer à réfléchir à ses choix économiques alors qu’un arrêt de la Cour concluant à la violation mettrait un coup d’arrêt brutal à un tel processus. Il faut cependant préciser que si la substance même du droit de grève garanti au syndicat requérant était touchée, il n’y a pas de doute à avoir quant à la nature de la décision que la Cour serait amenée à rendre.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

(Traduction)

1. Je souscris entièrement à l’avis de la majorité selon lequel l’État défendeur n’a en l’espèce pas violé l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). En revanche, je désapprouve la méthodologie employée par la majorité pour interpréter la Convention. À mon avis, il aurait été plus correct de dire que l’article 11 n’est pas applicable dans cette affaire et qu’en conséquence il n’y a pas eu violation de cette disposition.

2. La majorité invoque à juste titre la Convention de Vienne sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »), qui codifie les règles coutumières d’interprétation des traités. Il importe de se rappeler que la Convention de Vienne ne s’applique qu’aux traités conclus par des États après son entrée en vigueur à l’égard de ces États (article 4). S’il est vrai que la Convention de Vienne ne s’applique pas en tant que telle à la Convention, les règles coutumières qui y sont exprimées s’appliquent bien à cette dernière.

Le point de départ pour l’interprétation en droit international est le libellé de la disposition à interpréter. En effet, un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité. L’interprétation doit aussi prendre en compte le contexte « interne » du traité, à savoir : a) la totalité du texte (y compris le préambule et les annexes), b) tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité, et c) tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité. Le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité doit être établi à la lumière de son objet et de son but. De plus, l’interprétation doit tenir compte du contexte « externe », à savoir : a) tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions, b) toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité, et c) toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties. Enfin, si nécessaire, il peut être utile de tenir compte de moyens supplémentaires d’interprétation, comme les travaux préparatoires au traité ou les circonstances dans lesquelles il a été conclu.

Le sens exact de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne, qui prévoit de tenir compte « de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », fait l’objet de désaccords entre spécialistes. Il faut noter dans ce contexte que l’un des buts de cette disposition est d’assurer une certaine cohérence au sein du droit international. Certains spécialistes voient dans cette règle le principe d’intégration systémique (voir, par exemple, M. Koskenniemi, « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », rapport du groupe d’étude de la Commission du droit international, Nations unies, A/CN.4/L.482, pp. 173-205, et C. McLachlan, « The Principle of Systemic Integration and Article 31(3)(c) of the Vienna Convention », International and Comparative Law Quarterly, 54, 2005, pp. 279-320).

La référence au droit international « externe » peut se révéler particulièrement utile dans deux situations. Premièrement, si la signification exacte d’un terme ou d’une expression n’est pas claire, recourir à d’autres règles pertinentes de droit international peut aider à en éclaircir le sens. Les autres traités pertinents peuvent aussi être utilisés comme un dictionnaire juridique international (voir C. McLachlan, précité, p. 315). En pareil cas, on peut légitimement prendre en compte les traités qui ne lient que certaines des parties au traité que l’on cherche à interpréter, sachant que les indications tirées d’autres traités ne sont de toute façon pas contraignantes pour celui qui interprète.

Deuxièmement, il est aussi nécessaire de prendre en compte les autres règles pertinentes de droit international lorsque le traité à interpréter entre en conflit avec d’autres règles de droit international. Dans ce cas, celui qui interprète doit s’efforcer de trouver une interprétation qui lui permette d’éviter, ou en tout cas de réduire au minimum, le conflit entre les règles.

Les règles qui ne sont contraignantes qu’à l’égard de certaines des parties peuvent être prises en compte mais ne sauraient passer pour décisives aux fins de l’interprétation d’une clause d’un traité. Au contraire, lorsqu’une règle de droit international est applicable à certains des États parties à la Convention, cela constitue un argument important, quoique non décisif, contre l’alignement de l’interprétation de la Convention sur cette règle.

L’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne fixe une règle d’interprétation. Il s’agit essentiellement d’un outil permettant d’éclaircir le sens de termes et expressions ambigus ou obscurs et non pas destiné à élargir la portée des obligations découlant du traité indépendamment des termes de celui-ci. Cette disposition ne peut pas être comprise comme autorisant à aligner le sens d’un traité sur le contenu d’autres règles de droit international, surtout si ces règles ne lient pas toutes les parties au traité à interpréter. En particulier, cette disposition ne doit pas justifier que l’on se réfère à des règles qui ne lient que quelques-uns des États parties à la Convention afin d’en aligner le contenu sur ces règles sans tenir dûment compte du libellé des dispositions à interpréter.

3. Il convient de souligner que la Convention fixe un standard minimal pour un certain nombre de droits qui y sont cités. À cet égard, il est intéressant de prendre note du libellé de l’article 53 de la Convention :

Sauvegarde des droits de l’homme reconnus

« Aucune des dispositions de la (...) Convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie. »

Avec cette disposition, la Convention envisage à l’évidence le cas où d’autres instruments offriraient un degré de protection plus élevé que la Convention elle-même. Pareille situation n’est en aucun cas un exemple de fragmentation, et encore moins d’incohérence, du droit international. Le fait que la Convention constitue un standard minimal pour un catalogue limité de droits réduit le risque de contradiction avec d’autres traités. Une situation où d’autres traités garantissent des droits plus larges ou offrent un plus haut niveau de protection pour les mêmes droits ne peut passer pour représenter un conflit entre traités. Cela ne change pas non plus en soi la portée des droits protégés par la Convention. Alors qu’il ne fait aucun doute que la Convention doit être interprétée en tenant compte des autres règles de droit international, la portée de la protection qu’elle offre ne s’aligne pas automatiquement sur les normes les plus élevées fixées par d’autres règles de droit international liant les Parties à la Convention.

Il faut souligner que le mandat de la Cour européenne des droits de l’homme est défini de manière restrictive par l’article 19 de la Convention. La Cour a pour rôle d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention et de ses Protocoles. La Cour est donc la gardienne d’un catalogue limité de droits protégés en vertu du standard minimal exposé dans la Convention et ses Protocoles additionnels.

Il y a lieu également de se rappeler que les droits de l’homme sont liés entre eux de plusieurs manières. Il arrive assez souvent que des droits différents entrent en conflit dans des circonstances particulières. Dans ce cas, augmenter le niveau de protection pour un droit peut conduire à abaisser le niveau de protection d’autres droits fondamentaux.

4. La majorité cite l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, CEDH 2008), où la Cour déclare notamment :

« 78. La Cour rappelle à cet égard que dans la recherche de dénominateurs communs parmi les normes de droit international, elle n’a jamais distingué entre les sources de droit selon qu’elles avaient ou non été signées et ratifiées par le gouvernement défendeur.

(...)

86. Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire que l’État défendeur ait ratifié l’ensemble des instruments applicables dans le domaine précis dont relève l’affaire concernée. Il suffit à la Cour que les instruments internationaux pertinents dénotent une évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international ou dans le droit interne de la majorité des États membres du Conseil de l’Europe et attestent, sur un aspect précis, une communauté de vue dans les sociétés modernes (voir, mutatis mutandis, Marckx, précité, § 41). »

Ces passages de l’arrêt Demir et Baykara ont provoqué des critiques de la part d’un nombre important de spécialistes du droit, qui ont mis en doute la méthodologie d’interprétation qui y est exposée. Je partage ces critiques. Contrairement à un consensus entre les Hautes Parties contractantes, une « évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international » ne constitue pas en soi un argument incitant à une interprétation extensive de la Convention. En outre, à mon avis, la question de savoir si un traité précis a été ratifié par l’État défendeur et s’il lie toutes les Hautes Parties contractantes à la Convention est de la plus haute importance pour l’interprétation de cette dernière. Le fait qu’une règle d’un traité ne soit pas contraignante à l’égard d’un État contractant au moins fournit un argument contre toute forme de réinterprétation téléologique de la Convention dans un sens conforme à cette règle. À mon sens, il n’est pas légitime de transformer les règles d’un traité qui ne lient que quelques membres du Conseil de l’Europe en un élément de la Convention, sauf si des règles d’interprétation des traités non équivoques exigent de le faire. En tout état de cause, invoquer des arguments tels que l’« évolution continue des normes et des principes appliqués dans le droit international » ou « une forte tendance internationale » tend à montrer qu’il n’existe pas d’argument convaincant de droit international sur lequel fonder l’interprétation choisie. Il s’agit d’un signe manifeste d’activisme judiciaire.

Je regrette que la majorité ait en l’espèce décidé de suivre l’approche faussée adoptée dans l’arrêt Demir et Baykara, qui consiste à aligner la Convention sur certaines règles externes de droit international applicables à certaines des Parties à la Convention sans même chercher à analyser les termes de l’article 11 de la Convention.

5. Comme indiqué précédemment, l’interprétation d’un traité commence par la définition du sens ordinaire à attribuer aux termes et expressions utilisés dans les clauses à interpréter. L’article 11 § 1 de la Convention dispose : « [t]oute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. » Ce libellé ne donne pas à penser que cette disposition englobe les actions revendicatives secondaires (ou les grèves de solidarité). Même à supposer qu’il y ait un consensus général pour considérer que la substance du droit de fonder des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts englobe le droit de grève, ce dont on peut déjà légitimement douter, il ne s’ensuit pas que les grèves de solidarité constituent un aspect de la liberté syndicale aux fins de la Convention.

6. En l’espèce, la majorité se réfère à différents types de textes juridiques internationaux (conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), Charte sociale européenne et Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne) sous le titre « droit international pertinent ».

Lorsqu’un arrêt d’une juridiction internationale se réfère au « droit international pertinent », le lecteur peut légitimement attendre qu’on lui explique pourquoi et en quoi les documents mentionnés sont pertinents pour résoudre l’affaire en cause. Je regrette que la majorité n’ait pas jugé nécessaire d’exposer clairement la pertinence des éléments de droit international mentionnés pour l’interprétation de l’article 11 de la Convention. À mon avis, cette pertinence est limitée.

Je note que la Convention sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (Convention no 87 de l’OIT) a été ratifiée par quarante-quatre États européens parties à la Convention. Trois États (Andorre, le Lichtenstein et Monaco) n’ont pas souhaité être Partie à cette convention. Bien que celle-ci ne garantisse pas expressément le droit de faire grève, les différents organes créés pour surveiller l’application des conventions de l’OIT ont toujours dit que la liberté syndicale englobe le droit de grève.

La majorité cite plusieurs documents émanant des organes mis sur pied pour surveiller l’application des conventions de l’OIT (la commission d’experts et le comité de la liberté syndicale). Il faut souligner que ces documents ne déclarent pas explicitement que l’interdiction générale des actions revendicatives secondaires emporte violation de la Convention no 87. La commission d’experts se borne à dire « qu’une interdiction générale de cette forme de grève [les grèves dites « de solidarité »] risquerait d’être abusive » (gras ajouté), signalant un problème potentiel. La nature et l’étendue des obligations de l’État en matière de grève de solidarité n’ont jamais été clairement définies.

L’un des instruments les plus importants à être invoqués par la majorité est la Charte sociale européenne, qui dispose en son article 6 :

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s’engagent :

(...)

et reconnaissent

4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur. »

La Charte sociale européenne revêt un caractère particulier car la plupart de ses engagements sont facultatifs. Chacune des Parties contractantes s’engage notamment à se déclarer liée par au moins cinq des articles suivants de la partie II de la Charte : les articles 1, 5, 6, 12, 13, 16 et 19. Elles peuvent donc décider de ne pas être liées par l’article 6 § 4. Au demeurant, dix États européens ont fait ce choix. Le standard énoncé dans cet article n’est donc pas universellement reconnu parmi les États européens. Au contraire, dix d’entre eux ne souhaitent pas protéger le droit de grève au titre de la Charte sociale européenne.

Je note par ailleurs que la majorité cite la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, dont l’article 51 définit le champ d’application de la façon suivante :

« 1. Les dispositions de la (...) Charte s’adressent aux institutions et organes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives.

2. La (...) Charte ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour la Communauté et pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies par les traités. »

La législation sur le droit de grève continue donc en principe de relever du pouvoir des États membres de l’Union européenne (UE – voir notamment l’article 153 § 5 du traité sur le fonctionnement de l’UE). Cependant, les libertés fondamentales sur lesquelles repose l’UE peuvent empiéter sur le droit de grève ou entrer en conflit avec celui-ci et donc, suivant la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), justifier des restrictions au droit de grève. De plus, en vertu de cette jurisprudence, les syndicats peuvent être tenus pour responsables de grèves qui entravent les libertés fondamentales protégées par le droit de l’UE (voir notamment l’arrêt de la CJUE du 11 décembre 2007 en l’affaire C-438/05, International Transport Workers’ Federation and Finnish Seamen’s Union v. Viking Line ABP and OÜ Viking Line Eesti, et son arrêt du 18 décembre 2007 en l’affaire C-341/05, Laval un Partneri Ltd v. Svenska Byggnadsarbetareförbundet, Svenska Byggnadsarbeta-reförbundets avdelning 1, Byggettan and Svenska Elektrikerförbundet). En tout état de cause, alors que le droit de l’UE ne doit pas violer le droit de grève pour autant qu’il est protégé par la Charte, cet instrument n’autorise pas l’UE à empêcher ses États membres d’imposer des restrictions au droit de grève.

7. En revanche, il importe de noter que le droit de grève est consacré par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, qui a été ratifié par quarante-six États parties à la Convention. L’article 8 § 1 d) de ce traité garantit « [l]e droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays ». Les termes de cette disposition soulignent l’ample marge d’appréciation laissée au législateur national pour réglementer le droit de grève.

8. L’interprétation des clauses d’un traité relatif aux droits sociaux doit prendre en compte la nature spécifique de ces droits. Les États ont conçu des mécanismes particuliers pour surveiller la mise en œuvre des droits sociaux sans avoir à confier le règlement des litiges les concernant à des juridictions internationales. Les États recourent également à des instruments facultatifs qui leur laissent le choix de leurs engagements, telle la Charte sociale européenne. Certains États ont clairement fait part de leur réticence à contracter des obligations dans le domaine des droits sociaux. Une interprétation extensive des traités existants dans le domaine des droits sociaux pourrait avoir un effet dissuasif sur ces États au moment de signer de nouveaux traités en la matière.

Le droit de grève présente encore d’autres particularités. L’interprétation de la portée de la liberté d’association au titre de la Convention no 87 n’est pas admise par tous puisque les organisations patronales ont contesté l’idée que le droit de fonder un syndicat englobe le droit de grève. Il importe de se rappeler à cet égard que le droit de grève peut empiéter sur les droits de l’homme envers des tiers et avoir un impact sur l’économie nationale. C’est pourquoi l’interprétation des dispositions de traités internationaux relatives au droit de grève doit tenir compte des divers droits en concurrence et des intérêts légitimes, privés et publics, en jeu. De même, la législation nationale mettant en œuvre le droit de grève doit ménager un juste équilibre entre les divers droits et intérêts en cause. Élargir la portée de la protection du droit de grève risque d’entraîner une réduction de la protection d’autres droits fondamentaux.

9. En l’espèce, la majorité déclare que la Cour ne doit pas adopter une interprétation de la portée de la liberté syndicale qui soit plus étroite que celle prévalant en droit international. Cet argument ne me convainc pas. Premièrement, la portée de la liberté syndicale peut varier d’un traité à un autre même si le libellé des dispositions pertinentes est similaire. Deuxièmement, comme on l’a déjà dit, la nature et la portée des obligations de l’État en matière de grèves de solidarité ne sont pas définies clairement en droit international. Troisièmement, les différentes règles conventionnelles protégeant le droit de grève ne sont acceptées par la totalité des quarante-sept Hautes Parties contractantes à la Convention.

La majorité se prévaut aussi de ce que de nombreux États européens admettent depuis longtemps que les actions revendicatives secondaires sont une forme légale d’action syndicale. Pour ma part, je relève que certains États européens adoptent le point de vue contraire. Non seulement il n’existe pas de consensus européen sur la question mais, en outre, on peut observer une forte résistance à reconnaître les grèves de solidarité. Quoi qu’il en soit, le fait qu’une majorité d’États adopte une norme de protection plus élevée pour un droit ne constitue pas un argument suffisant pour imposer cette norme à la minorité des États qui la rejette.

10. Pour conclure, je pense que l’analyse du droit international ne permet pas d’étayer le point de vue selon lequel l’article 11 de la Convention doit être interprété de manière à englober le droit de mener des grèves de solidarité. Dire le contraire expose la Cour au risque de se voir légitimement taxée d’activisme judiciaire.

* * *

[1]. En gras dans l’original.

[2]. En gras dans l’original.

[3]. À l’époque, les actions secondaires faisaient seulement l’objet de restrictions mais n’étaient pas interdites.

[4]. En gras et en italique dans l’original.

[5]. Cette étude porte sur les vingt-sept pays qui étaient membres de l’Union européenne à l’époque ainsi que sur la Croatie et l’Islande. Elle peut être consultée à l’adresse suivante : www.etui.org/Publications2/Reports/Strike-rules-in-the-EU27-and-beyond.

[6]. Voir la base de données du CEDS à l’adresse suivante :

http://hudoc.esc.coe.int/esc2008/query.asp?language=en.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-142510
Date de la décision : 08/04/2014
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Non-violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association)

Parties
Demandeurs : NATIONAL UNION OF RAIL, MARITIME AND TRANSPORT WORKERS
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Composition du Tribunal
Avocat(s) : CROW B. ; TODD N. ; HENDY J. ; FORD M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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